Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 25

Date : le 6 août 2021

Numéro du dossier : T2363/2219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Noella Jorge

la plaignante

‑ et ‑

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

‑ et ‑

Société canadienne des postes

l’intimée

Décision

 

 

Membre : Kathryn A. Raymond, c.r.

 


Table des matières

I. Aperçu 1

II. Contexte 1

III. Décision de procédure concernant les requêtes 4

IV. Question no 1 : Modification de la plainte 8

A. La plainte initiale par rapport aux modifications proposées 8

B. Position de Mme Jorge 11

(i) Aperçu 11

(ii) L’argument juridique de Mme Jorge 11

C. Position de Postes Canada concernant les modifications proposées 12

(i) Aperçu et organisation plus poussée des questions 12

(ii) Arguments juridiques de Postes Canada au sujet de la troisième catégorie 14

D. Réponse de Mme Jorge 17

E. Commentaire sur le contexte procédural aux étapes de la Commission et du Tribunal 19

F. Analyse 23

(i) Pouvoir, objet et discrétion 23

(ii) Lien 26

(iii) Préjudice 29

(iv) Retard 34

(v) Contournement du processus de la Commission 34

(vi) Sommaire des constatations 35

V. Question en litige no 2 : Portée de la plainte 36

A. Introduction 36

B. Formulation des questions en litige 36

C. Formulation de la décision de la Commission 37

D. Position de Postes Canada 40

E. Position de Mme Jorge 43

F. Position de la Commission 44

G. Réplique de Postes Canada 47

H. Analyse 49

(i) Les commissaires ont‑ils rendu une décision claire? 49

(ii) Comment faut‑il résoudre toute ambiguïté? 50

a) Aperçu 50

b) Le contenu de la décision des commissaires 51

i. Référence au rapport d’enquête 51

ii. Expression « fondé à » 54

c) Le cadre législatif 56

i. Le régime législatif 56

ii. Questions interdépendantes 58

iii. Caractère préliminaire de toute décision de la Commission 59

(iii) Prise en compte de l’historique de la plainte 60

(iv) Expressio unius est exclusio alterius 65

(v) Remarques finales 66

VI. Question no 3 : Certaines allégations contenues dans l’exposé des précisions de Mme Jorge devraient-elles être radiées? 67

VII. Ordonnances accordées 71

 

 


I. Aperçu

[1] Mme Noella Jorge souhaite modifier la plainte pour discrimination qu’elle a déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la « Loi »). À l’opposé, la Société canadienne des postes (« Postes Canada ») demande au Tribunal de limiter la portée de la plainte de Mme Jorge et d’en exclure ou radier certaines allégations afin qu’elles ne soient pas prises en compte à l’audience. Pour les motifs qui suivent, Mme Jorge est autorisée à modifier sa plainte selon les directives données ci‑dessous. La demande de Postes Canada visant à limiter la portée de la plainte est rejetée. L’instruction de certaines autres demandes connexes de Postes Canada est ajournée, compte tenu du fait que celles-ci seront traitées plus efficacement à l’audience.

II. Contexte

[2] La plaignante, Mme Jorge, a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), en juillet 2013, une plainte pour discrimination contre son ancien employeur, l’intimée Postes Canada. Au moment du dépôt de sa plainte initiale, Mme Jorge agissait pour son propre compte.

[3] Dans la plainte telle qu’elle a été déposée (la « plainte initiale »), Mme Jorge alléguait que Postes Canada avait exercé de la discrimination à son égard en raison de sa situation familiale et de sa déficience. Elle soutenait en outre que les actes discriminatoires en question s’étaient produits dans le contexte de son emploi, qu’ils comprenaient du harcèlement, des messages haineux et une disparité salariale, et qu’ils se rapportaient au refus de fournir des biens, des services, des installations ou des mesures d’adaptation. La plainte initiale mentionnait également que Postes Canada avait exercé des représailles contre Mme Jorge pour avoir déposé une plainte ou, d’après faits de l’espèce, parce qu’elle avait indiqué à son employeur son intention de déposer une plainte auprès de la Commission.

[4] Le personnel de la Commission a enquêté sur la plainte initiale, puis a formulé des recommandations. Les commissaires chargés du dossier (les « commissaires ») ont examiné les résultats et les recommandations de l’enquête, avant de renvoyer la plainte au Tribunal en février 2019.

[5] Le 4 octobre 2019, Mme Jorge a déposé un exposé des précisions auprès du Tribunal. Les Règles de procédure du Tribunal (les « Règles »), plus précisément l’alinéa 6(1)a), exigent que l’exposé des précisions d’une partie comprenne les faits pertinents que celle-ci entend prouver à l’audience. Mme Jorge a pu compter sur une aide juridique au moment de déposer son exposé des précisions, car une avocate avait commencé à la représenter en mars 2017. L’avocate de Mme Jorge soutient que l’exposé des précisions qu’elle a déposé fournit les détails exigés par les Règles.

[6] Postes Canada s’est opposée à l’exposé des précisions soumis au Tribunal au nom de Mme Jorge, en faisant valoir qu’une partie du contenu de ce document échappait à la portée de la plainte initiale. L’avocate de Mme Jorge a par conséquent déposé la présente requête en modification de la plainte initiale de Mme Jorge afin de régler toute question à cet égard avant l’audience.

[7] Dans sa requête, Mme Jorge sollicite une ordonnance :

  • 1) visant à modifier la plainte pour y inclure d’autres faits et allégations contre Postes Canada qui ont été énoncés dans son exposé des précisions;

  • 2) demandant au Tribunal de tenir compte de toutes les questions soulevées dans son exposé des précisions aux fins de statuer sur la plainte.

[8] Les modifications proposées sont jointes à la requête de Mme Jorge en tant qu’annexe B. Aux dires de Mme Jorge, elles consistent surtout en l’ajout de détails sur les allégations formulées dans la plainte initiale. Le nouveau texte comprend aussi des dates corrigées.

[9] Le texte proposé vient également ajouter la mention d’un comportement de représailles qui aurait continué après le dépôt de la plainte, en juillet 2013, et jusqu’au moment où Mme Jorge a prétendument été forcée de quitter son emploi à la fin de 2013. Comme il est indiqué ci‑dessus, la plainte initiale telle qu’elle a été déposée faisait état de représailles. De toute évidence, les faits à l’origine de l’allégation de représailles figurant dans la plainte initiale se seraient produits avant le dépôt de la plainte.

[10] La Commission ne prend pas position à l’égard la requête en modification de Mme Jorge.

[11] De son côté, non seulement Postes Canada s’oppose-t-elle à la requête en modification de Mme Jorge, mais elle a aussi déposé sa propre requête reconventionnelle. Dans cette requête reconventionnelle, Postes Canada demande au Tribunal de rendre quatre ordonnances, à savoir :

[12] Mme Jorge soutient que le Tribunal ne devrait trancher aucune des questions soulevées par Postes Canada avant que ne soit tenue une audience en bonne et due forme sur le bien‑fondé de la plainte. Malgré cette position, Mme Jorge a tout de même présenté des observations sur le fond de la requête reconventionnelle de Postes Canada, au cas où le Tribunal déciderait du bien‑fondé de la requête reconventionnelle avant l’audience.

[13] Quant à la Commission, elle s’oppose à la proposition de limiter la portée de la plainte en fonction de sa propre décision de renvoi. Par ailleurs, elle ne prend pas position au sujet de la demande de Postes Canada visant à faire radier les allégations de représailles qui figurent dans la plainte initiale, et qui se rapporteraient à des faits survenus avant que Mme Jorge ne dépose sa plainte auprès de la Commission. La Commission soutient que le Tribunal a compétence pour déterminer si Postes Canada a causé des préjudices psychologiques à Mme Jorge, mais aussi pour accorder à celle-ci une indemnité au titre du salaire et des prestations de retraite perdus en raison de tels préjudices. Enfin, la Commission ne prend pas position au sujet de l’ordonnance demandée par Postes Canada en vue de faire radier certaines allégations de l’exposé des précisions de Mme Jorge au motif qu’elles concernent des faits antérieurs à la date de début de la discrimination mentionnée dans la plainte initiale.

III. Décision de procédure concernant les requêtes

[14] Le Tribunal a tenu compte de la position de Mme Jorge selon laquelle la requête reconventionnelle de Postes Canada ne devait pas être tranchée à cette étape-ci de l’instance, c’est-à-dire avant la tenue d’une audience complète sur le bien-fondé de la plainte. En fait, en vertu de l’alinéa 50(3)e) de la Loi et des articles 1 et 3 des Règles, le Tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire important en matière de procédure. Le Tribunal a ainsi exercé son pouvoir discrétionnaire et déterminé que la procédure ci-après constituait le moyen le plus juste et le plus efficace de régler les questions préliminaires soulevées en l’espèce.

[15] La requête en modification de Mme Jorge sera tranchée immédiatement. La requête reconventionnelle de Postes Canada visant à limiter la portée de la plainte le sera également. Son contenu recoupe celui de la requête de Mme Jorge visant à modifier la plainte initiale.

[16] Le Tribunal décidera également si certaines allégations contenues dans l’exposé des précisions de Mme Jorge doivent être radiées parce qu’elles concernent des faits antérieurs à la date de début de la discrimination mentionnée dans la plainte initiale. Cette question coïncide avec le souhait de Mme Jorge de modifier sa plainte, mais aussi avec la demande de Postes Canada visant à limiter la portée de la plainte aux éléments qui, selon elle, ont été déterminés par la Commission. À cet égard, le texte que Postes Canada souhaite voir radier de l’exposé des précisions de Mme Jorge correspond au contenu que Mme Jorge souhaite ajouter à sa plainte modifiée.

[17] Le fait que le Tribunal statue sur ces questions à titre préliminaire permet aux parties de connaître les arguments qu’ils doivent réfuter, et de se préparer à l’audience. Fait tout aussi important, le Tribunal ne voit aucun obstacle d’ordre pratique à trancher ces questions maintenant. La résolution des questions choisies aux fins d’une décision anticipée exige que le Tribunal applique le droit à la preuve dont il dispose déjà. De plus, la plupart des faits ne sont pas contestés.

[18] En ce qui concerne la requête en modification, nous disposons, comme éléments de preuve à l’appui, de la plainte initiale, du rapport d’enquête de la Commission et d’un dossier de réplique déposé par Mme Jorge à l’étape de la Commission. Cette réplique faisait suite à la réponse de Postes Canada à la plainte adressée à la Commission. Le dossier de réplique renferme aussi d’autres communications que Mme Jorge a fait parvenir à la Commission.

[19] En ce qui concerne l’objection de Postes Canada à l’égard de la portée de la plainte, deux documents clés ont été déposés en preuve. Le premier est la lettre, datée du 25 février 2019, envoyée par la Commission au Tribunal pour lui demander d’instruire la plainte. Ce document, qui constitue le fondement du pouvoir d’agir du Tribunal en l’espèce, fait partie du dossier de l’instance du Tribunal. Le deuxième document, daté du 1er août 2018, fait état de la décision des commissaires de renvoyer l’affaire au Tribunal. Cette décision a été transmise aux parties par lettre de la Commission datée du 17 août 2018. Elle n’a pas été fournie au Tribunal. Ce document fait partie du compte rendu des décisions rendues par la Commission à l’étape préalable à l’enquête sur la présente affaire. Postes Canada a maintenant transmis cette décision au Tribunal à l’appui de sa requête reconventionnelle. Le Tribunal dispose donc désormais des éléments de preuve que les parties devaient lui présenter pour lui permettre de déterminer la portée de la plainte.

[20] Le Tribunal en arrive à une conclusion différente en ce qui a trait à la requête reconventionnelle de Postes Canada visant à exclure de la plainte initiale les allégations concernant des représailles qui remonteraient à avant le dépôt de la plainte auprès de la Commission. Cet élément de la requête reconventionnelle de Postes Canada équivaut à une demande d’ordonnance visant à radier certaines parties de la plainte initiale de Mme Jorge avant que l’affaire ne soit instruite, mais aussi à radier le contenu connexe dans son exposé des précisions. Postes Canada cherche à faire radier ces allégations au motif que des représailles pour avoir déposé une plainte pour discrimination ne peuvent être constatées qu’après pareil dépôt. Son argument est fondé sur le libellé de l’article 14.1 de la Loi, qui dispose que constitue un acte discriminatoire « le fait, pour la personne visée par une plainte déposée [], d’exercer […] des représailles […] ».

[21] En réponse, Mme Jorge soutient notamment que, dans le cas des allégations concernant des faits survenus avant le dépôt de sa plainte initiale, on peut parler de discrimination plutôt que de représailles. Elle ajoute que l’exercice de caractérisation de l’objet des allégations devrait être réalisé à l’audience, une fois que l’on aura eu accès aux éléments de preuve présentés et que l’on bénéficiera du contexte factuel complet.

[22] De l’avis du Tribunal, des portions d’une plainte existante ne devraient être radiées préalablement à la tenue d’une audience sur le bien-fondé que dans les cas les plus clairs. Or il ne s’agit pas, en l’espèce, de l’un de ces cas. La caractérisation appropriée de certains faits allégués est controversée. Que ces faits soient finalement prouvés et, s’ils sont prouvés, qu’il s’agisse de représailles ou d’incidents de discrimination, ou ni l’un ni l’autre, l’objection et la réponse de Mme Jorge ne devraient pas être tranchées sur une base théorique, sans que le Tribunal dispose à la fois de la preuve et de l’argumentation. À la conclusion de l’audience, le Tribunal aura eu le bénéfice d’entendre les témoignages, et les parties auront l’occasion de finaliser leurs observations en fonction d’un dossier de preuve complet. Postes Canada pourrait soulever la question à nouveau à ce moment‑là.

[23] Je m’intéresserai maintenant au moment où Postes Canada a demandé une ordonnance rejetant la réclamation de Mme Jorge pour perte de salaire et de prestations de retraite découlant de préjudices psychologiques qui auraient été causés par Postes Canada. J’examinerai aussi sa demande visant à faire radier les allégations correspondantes de l’exposé des précisions de Mme Jorge. Comme il a été expliqué, Postes Canada demande au Tribunal de statuer qu’il n’a pas compétence pour décider si elle a causé des préjudices psychologiques à Mme Jorge. Postes Canada soutient que, compte tenu de cette prétendue absence de compétence, le Tribunal n’a pas non plus le pouvoir d’accorder une indemnité au titre du salaire et des prestations de retraite perdus en raison de ces préjudices. Selon Postes Canada, la compétence à cet égard relève exclusivement de la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail de l’Ontario (la « CSPAAT »). Plus précisément, Postes Canada avance que la réclamation de Mme Jorge pour perte de salaire et de prestations de retraite est irrecevable, puisque selon la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, L.R.C. 1985, ch. G‑5, la CSPAAT a compétence exclusive pour déterminer si Mme Jorge a subi un accident de travail indemnisable.

[24] Cette question n’aura pas à être tranchée, à moins que Mme Jorge ne produise suffisamment d’éléments de preuve à l’audience pour établir une preuve prima facie de discrimination et qu’elle démontre, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle souffre de préjudices psychologiques causés par Postes Canada. Pour ce qui est de savoir s’il est interdit au Tribunal d’accorder une indemnité pour le salaire et les prestations de retraite perdus en raison des présumés préjudices psychologiques subis par Mme Jorge, cette « question‑sœur » n’aura à être tranchée que si les autres faits sont établis. Cela dit, toute conclusion en ce qui les concerne devrait être rendue lorsque les parties et le Tribunal auront eu le bénéfice d’entendre les témoignages et que le Tribunal aura fait les constats pertinents.

[25] La question qui se pose maintenant est celle de savoir si Mme Jorge peut inclure, dans sa plainte et son exposé des précisions, des allégations au sujet des répercussions psychologiques qu’elle aurait subies. En guise de description de l’effet présumé de la discrimination sur elle, Mme Jorge fait référence dans sa plainte initiale au « stress » et à la nécessité de prendre des congés en conséquence. Ce type d’allégations se retrouve dans de nombreuses plaintes relatives aux droits de la personne déposées auprès du Tribunal, et il est potentiellement pertinent pour la question de la réparation. Il serait fort injuste de ne pas permettre que ces allégations soient formulées à cette étape-ci de la procédure. Au contraire, toutes les parties auront l’occasion de débattre entièrement de la question à l’audience.

[26] Pour ces motifs, la présente décision sur requête portera sur les questions en litige suivantes :

IV. Question no 1 : Modification de la plainte

A. La plainte initiale par rapport aux modifications proposées

[27] Le formulaire de plainte fourni par la Commission aux plaignants limite le récit des événements à trois pages, et il se divise en sections comprenant un espace pour la description de la discrimination alléguée, et un autre espace pour décrire les effets préjudiciables prétendument causés par la discrimination. Comme il a été mentionné, Mme Jorge agissait pour son propre compte au moment où elle a déposé la plainte. À plusieurs endroits dans le formulaire de plainte, elle a indiqué que d’autres détails pouvaient être fournis. Par exemple, à la page 5, elle a écrit : [traduction] « Pour que je m’en tienne à trois pages — et ce serait long —, si vous avez besoin de plus de renseignements à ce sujet, veuillez communiquer avec moi, et je pourrai vous en fournir bien davantage. J’ai des copies de tous mes talons de chèque de paie; et le bourbier qu’ils ont créé est extrêmement difficile à expliquer par écrit. » Mme Jorge a inscrit une mention semblable dans la section du formulaire où elle devait décrire si le traitement discriminatoire allégué avait eu des conséquences négatives pour elle, et, dans l’affirmative, quels étaient ces effets. Elle a également fait état d’autres pratiques discriminatoires dans cette section et a répété manquer d’espace pour écrire.

[28] Dans le formulaire de plainte, il est demandé aux plaignants de préciser à quelle date la discrimination présumée a commencé, et à quelle date elle a pris fin. Mme Jorge a écrit dans l’espace prévu à cet effet que la discrimination avait commencé en mai 2012, et qu’elle se poursuivait. Parallèlement, dans la description figurant dans la plainte initiale, il est indiqué qu’au début de février 2012, Mme Jorge est devenue atteinte d’une déficience, et que son employeur a commencé à la harceler à son retour au travail en avril 2012 (à la page 5 du formulaire de plainte). Puisque la plainte initiale mentionnait à la fois le mois d’avril et le mois de mai comme date de début de la discrimination alléguée, il y avait apparemment contradiction dans les faits. L’une des modifications proposées comprend d’ailleurs une déclaration selon laquelle Mme Jorge est retournée au travail le 27 avril 2012.

[29] Aux fins de la présente requête, je tiendrai pour acquis que la date de début de la discrimination alléguée se situe au début de mai, soit après le retour au travail de Mme Jorge le 27 avril 2012. Le plus souvent, les plaintes reçues par le Tribunal font état d’une discrimination qui se serait produite au retour d’un congé de maladie. Par conséquent, la troisième question en litige en l’espèce — celle qui concerne les allégations relatives à des faits peut-être antérieurs à la date de début de la discrimination — a été tranchée en partant du principe que la date de début de la discrimination se situe vers le début de mai 2012.

[30] La plainte initiale est jointe, en tant qu’annexe A, à l’affidavit produit par Mme Jorge à l’appui de sa requête. On en trouve le résumé à la page 69, au paragraphe 2 des observations écrites de son avocate concernant la requête. Même s’il s’agit d’un résumé, la description de la plainte rédigée par l’avocate de Mme Jorge reprend fidèlement le contenu essentiel de la plainte initiale comme suit :

[traduction]

  • 1) Mme Jorge souffre d’une déficience qui a influé sur sa capacité d’accomplir ses tâches à Postes Canada de la façon dont elles étaient exécutées auparavant.

  • 2) Après son retour au travail, sa déficience n’a pas fait l’objet de mesures d’adaptation adéquates.

  • 3) En raison de ses affections invalidantes et de la façon dont Postes Canada y a réagi, Mme Jorge a été harcelée par de nombreux employés de Postes Canada.

  • 4) Mme Jorge a été séparée des autres employés et on lui a dit de trouver un nouvel emploi.

  • 5) Lorsqu’un employé a écrit à un superviseur une lettre où il critiquait Mme Jorge, l’affaire a été « réglée », sans aucune consultation de Mme Jorge.

  • 6) Mme Jorge a subi un traitement défavorable, tant en ce qui concerne son droit à des vacances payées que pour ce qui est d’une vérification ciblée de son rendement.

  • 7) Les actions et les omissions de Postes Canada liées aux affections invalidantes de Mme Jorge et à ses congés de maladie ont entraîné pour celle-ci des problèmes de rémunération.

  • 8) Postes Canada a pris des mesures de représailles contre Mme Jorge à la suite de ses demandes de mesures d’adaptation, de même qu’une fois que le personnel a appris qu’elle avait communiqué avec la Commission. Ces représailles consistaient notamment en un refus de tenir compte de la situation familiale de Mme Jorge en l’empêchant de conduire ses enfants à l’école le matin, ainsi qu’en des entrevues disciplinaires et des suspensions injustifiées.

  • 9) Mme Jorge avait pris plusieurs périodes de congé en raison des répercussions de ces incidents sur sa santé mentale.

[31] Mme Jorge soutient que les modifications visées par la présente requête, qui actuellement figurent dans l’exposé des précisions en tant qu’allégations, sont toutes liées, sur le plan des faits et du droit, à la plainte initiale. Comme l’a résumé l’avocate de Mme Jorge aux paragraphes 8 et 9 des pages 72 et 73 de ses observations écrites, les modifications proposées à la plainte consistent en les ajouts suivants :

[traduction]

  • 1) des renseignements généraux sur les antécédents professionnels, le salaire et les avantages sociaux de Mme Jorge auprès de Postes Canada et sa situation familiale;

  • 2) les événements qui ont amené Mme Jorge à prendre un congé en février 2012 en raison de son déficience;

  • 3) des détails concernant la déficience, le diagnostic et le traitement de Mme Jorge et leurs conséquences sur sa capacité à rester au travail;

  • 4) d’autres détails relatifs au défaut de Postes Canada d’offrir à Mme Jorge des mesures d’adaptation pour sa déficience;

  • 5) des détails supplémentaires sur les sanctions disciplinaires prises par Postes Canada à l’encontre de Mme Jorge en représailles à ses demandes de mesures d’adaptation, à son défaut de terminer son itinéraire à temps et à sa communication avec la Commission pour déposer la plainte;

  • 6) des détails supplémentaires sur le harcèlement exercé en représailles par les collègues de travail de Mme Jorge et sur le défaut de Postes Canada de prendre des mesures adéquates contre le harcèlement de Mme Jorge par ses collègues;

  • 7) d’autres exemples de cas où Postes Canada a créé des problèmes en ce qui a trait à la rémunération de Mme Jorge;

  • 8) des détails additionnels concernant les répercussions des actions et omissions de Postes Canada sur la santé mentale de Mme Jorge.

[32] Dans son résumé des modifications demandées, l’avocate de Mme Jorge a également fait mention de nouveaux faits qui seraient survenus après le dépôt de la plainte en juillet 2013, notamment :

[traduction]

  • 1) le défaut constant de Postes Canada de prendre des mesures d’adaptation relativement à la déficience de Mme Jorge;

  • 2) les représailles exercées contre Mme Jorge par Postes Canada pour avoir demandé des mesures d’adaptation et avoir déposé la plainte, représailles ayant pris la forme d’une révocation des accommodements pour la situation de famille qui lui étaient auparavant consentis et de mesures disciplinaires progressives ayant culminé en une menace de suspension pour une durée indéfinie;

  • 3) la détérioration de l’état de santé de Mme Jorge, qui a dû prendre en novembre 2013 un congé de maladie au terme duquel elle n’est pas retournée au travail;

  • 4) les détails des prestations d’invalidité reçues par Mme Jorge jusqu’en novembre 2015 et de son congédiement, sans dédommagement, en décembre 2017, en lieu et place d’un préavis ou d’une indemnité de départ, en raison du fait qu’elle demeurait totalement inapte au travail;

  • 5) la manière dont, en raison de sa perte de revenu, Mme Jorge a subi de graves difficultés financières qui l’ont obligée à puiser dans son fonds de pension et à vendre sa maison.

[33] L’avocate de Mme Jorge a indiqué que les modifications proposées corrigeaient également plusieurs erreurs typographiques dans les dates mentionnées dans la plainte.

B. Position de Mme Jorge

(i) Aperçu

[34] Mme Jorge soutient que le Tribunal dispose, en vertu des paragraphes 48.9(1) et 48.9(2) ainsi que des articles 49 et 50 de la Loi, d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour rendre des décisions procédurales dans le cadre de l’instruction d’une plainte. Elle invoque en outre le pouvoir du Tribunal de disposer d’une requête en modification d’une plainte « de la façon qu’il estime indiquée », aux termes de l’alinéa 3(2)d) des Règles. Mme Jorge avance que le contenu supplémentaire qu’elle entend inclure dans la plainte, et qui reflète celui de son exposé des précisions, ne causerait pas d’injustice ni de préjudice à Postes Canada.

(ii) L’argument juridique de Mme Jorge

[35] L’avocate de Mme Jorge s’appuie sur ce qu’elle décrit comme une question de droit bien établie, à savoir qu’une plainte ne constitue pas un acte de procédure, et ne fait pas non plus office d’acte de procédure dans une affaire civile portée devant les tribunaux. (Les actes de procédure dans les affaires civiles sont normalement censés comporter tous les détails au moment où ils sont déposés). Elle soutient qu’après le dépôt d’une plainte, de nouveaux détails peuvent survenir, et surviennent effectivement, au cours d’une enquête de la Commission. Elle ajoute que, dans la mesure où le fond de la plainte est respecté, un plaignant peut clarifier et préciser ses allégations initiales : Polhill c. Première Nation Keeseekoowenin, 2017 TCDP 34, au par. 13 [Polhill] et Casler c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, au par. 9 [Casler].

[36] L’avocate de Mme Jorge soutient que, selon le critère bien établi, pour décider s’il y a lieu d’autoriser la modification d’une plainte, le Tribunal doit :

  • 1) déterminer si les modifications sont apportées aux fins de déterminer les véritables questions en litige entre les parties;

  • 2) chercher à savoir si le fait d’autoriser les modifications entraînera une injustice irréparable entre les parties. Une telle injustice doit constituer un préjudice réel et important;

  • 3) déterminer si les modifications serviront les intérêts de la justice;

  • 4) tenir compte du fait que les modifications proposées ne peuvent revenir à introduire fondamentalement une nouvelle plainte. Il doit y avoir un lien, un nexus ou un lien en droit, entre les modifications demandées et la plainte initiale.

[37] L’avocate s’appuie à cet égard sur l’arrêt Parent c. Forces canadiennes, 2005 TCDP 37, au par. 9 [Parent TCDP].

[38] En ce qui concerne les modifications faisant état de représailles de la part de Postes Canada, l’avocate de Mme Jorge fait valoir l’existence d’un certain nombre de décisions du Tribunal dans lesquelles il a été conclu que les plaignants ne devraient pas être tenus de présenter des allégations de représailles dans le cadre d’une procédure distincte de la plainte, car cela serait « difficile au plan pratique, inefficace et injuste ». Elle cite ainsi l’arrêt Simon c. Première Nation Abegweit, 2018 TCDP 31 comme exemple d’une telle décision.

C. Position de Postes Canada concernant les modifications proposées

(i) Aperçu et organisation plus poussée des questions

[39] Pour faire valoir que Mme Jorge essaie d’introduire une nouvelle plainte, l’avocat de Postes Canada affirme qu’elle tente d’ajouter 31 nouvelles allégations à la plainte initiale. Pour appuyer ses arguments, Postes Canada a réparti les modifications proposées en trois catégories.

[40] La première catégorie compte 13 modifications proposées qui, selon Postes Canada, semblent fournir le contexte entourant la plainte. Postes Canada indique qu’elle ne s’oppose pas à ces ajouts à la plainte, pourvu qu’ils ne servent qu’aux fins du contexte.

[41] Mme Jorge convient que la plupart des modifications en question situent la plainte en contexte. Toutefois, elle désapprouve l’imposition d’une restriction imprécise qui consisterait à utiliser ces modifications seulement comme « contexte ».

[42] De l’avis du Tribunal, ces 13 modifications contiennent à la fois des éléments de contexte et des allégations. Comme les parties ne se sont pas entendues sur la façon de les traiter, elles sont visées par la présente décision sur requête.

[43] S’agissant de la deuxième catégorie, l’avocat de Postes Canada s’oppose à l’ajout à la plainte de trois allégations selon lesquelles la conduite de Postes Canada aurait causé à Mme Jorge des préjudices psychologiques qui auraient à leur tour entraîné des pertes de salaire et de prestations de retraite. Comme il a été expliqué ci‑dessus, Postes Canada demande dans sa requête reconventionnelle que les allégations correspondantes dans l’exposé des précisions de Mme Jorge soient radiées préalablement à l’audience.

[44] Comme il est indiqué ci‑dessus, cette question sera examinée, au besoin, à l’audience. Toutefois, le contenu concerné vise à ajouter trois allégations à la plainte et, par conséquent, il consiste en des modifications proposées à la plainte. La question de savoir si ces allégations peuvent être intégrées à la plainte sera également tranchée dans la présente décision sur requête.

[45] Postes Canada n’a pas fourni d’autres observations sur l’à-propos d’inclure dans la plainte les trois modifications concernant les préjudices psychologiques allégués.

[46] En ce qui a trait à la troisième catégorie, Postes Canada s’oppose à un groupe de 15 modifications proposées à la plainte et à leur inclusion dans l’exposé des précisions de Mme Jorge, pour les motifs suivants :

  • 1) il y a eu un retard indu de la part de Mme Jorge, et un préjudice sera causé à Postes Canada si les modifications sont autorisées;

  • 2) les allégations supplémentaires excèdent le cadre du renvoi de la plainte au Tribunal par la Commission;

  • 3) subsidiairement, l’ajout de certaines de ces allégations équivaudrait à une nouvelle plainte;

  • 4) subsidiairement encore, Mme Jorge ne devrait pas être autorisée à ajouter des allégations de représailles qui auraient été exercées avant le dépôt de la plainte.

[47] Comme on peut le constater, il y a un chevauchement important entre les objections de Postes Canada à l’égard des modifications proposées et le contenu de sa requête reconventionnelle.

(ii) Arguments juridiques de Postes Canada au sujet de la troisième catégorie

[48] En ce qui concerne la question du retard, l’avocat de Postes Canada souligne que les modifications sont demandées bien après les faits entourant la plainte. L’avocat soutient que Mme Jorge n’a pas ajouté d’allégations à sa plainte au cours de la période de trois ans qui s’est écoulée entre le moment où la plainte a été déposée auprès de la Commission et celui où elle a été renvoyée par la Commission pour instruction. Il ajoute que Mme Jorge n’a pas non plus demandé à modifier sa plainte au cours de l’enquête elle‑même, qui a duré environ un an et demi, bien qu’elle ait été interrogée par l’enquêteur de la Commission.

[49] Mme Jorge a retenu les services d’une avocate en mars 2017, soit avant la délivrance du rapport d’enquête de la Commission le 8 mai 2018. L’avocat de Postes Canada fait remarquer que Mme Jorge a déposé une réponse au rapport d’enquête avec l’aide d’une avocate et qu’elle n’a pas alors parlé de la nécessité d’ajouter des allégations à la plainte.

[50] L’avocat de Postes Canada fait remarquer qu’à partir du moment où la plainte a été renvoyée au Tribunal pour enquête le 17 août 2018, il aura fallu plus de 13 mois à Mme Jorge pour porter à l’attention de celui-ci les allégations qui font maintenant l’objet des modifications proposées, ce qu’elle a fait en présentant son exposé des précisions incluant ce nouveau contenu. L’avocat fait valoir que ce retard, à lui seul justifie, un rejet de la demande de modifications.

[51] Postes Canada s’appuie à cet effet sur la décision rendue dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313, au paragraphe 40 [Parent CF], dans laquelle la Cour fédérale a clairement indiqué qu’un « amendement ne doit pas être accordé s’il cause un préjudice à l’intimé ». À cet égard, Postes Canada fait valoir que le retard de six à sept ans mis à présenter ces nouvelles allégations a nui à sa capacité d’assurer sa défense à l’audience, car elle n’a pas eu la possibilité de conserver les éléments de preuve nécessaires à cette fin. Postes Canada affirme que toutes les allégations que Mme Jorge souhaite ajouter à sa plainte portent sur des conversations ou une conduite qui ont eu lieu en 2012 ou en 2013. À ses dires, la mémoire des témoins s’est estompée, et les documents pertinents n’ont pas été conservés. Postes Canada soutient qu’il est [traduction] « très peu probable que les auteurs présumés d’actes répréhensibles et les témoins puissent se rappeler les détails et les circonstances entourant des conversations et une conduite qui remontent à un si grand nombre d’années » (mémoire de l’intimée, au par. 20). Elle souligne que cette information est essentielle à sa capacité de se défendre contre la plainte. Postes Canada plaide qu’en raison du retard et du préjudice qui en découle, Mme Jorge ne devrait pas être en mesure d’ajouter des allégations à sa plainte, non plus qu’à l’audience, le Tribunal ne devrait tenir compte des mêmes allégations contenues dans son exposé des précisions.

[52] Subsidiairement, Postes Canada avance que les allégations de la troisième catégorie ne relèvent pas des deux questions que la Commission a renvoyées au Tribunal pour instruction. Comme je l’ai mentionné précédemment, cet argument sera abordé dans le cadre de l’examen de la requête reconventionnelle de Postes Canada.

[53] Par ailleurs, Postes Canada prétend que certaines des nouvelles allégations constituent une nouvelle plainte et que, par conséquent, elles ne devraient pas être admises. À cet égard, elle renvoie à deux décisions clés, Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1 (Gaucher) et Tabor c. Première nation Millbrook, 2013 TCDP 9 (Tabor). Dans la décision Gaucher, au paragraphe 11, le Tribunal a tranché que « [d]ans la mesure où le fond de la plainte initiale est respecté, je ne vois pas pourquoi la plaignante et la Commission ne devraient pas être autorisées à clarifier et à expliquer les allégations initiales avant la tenue d’une audience à l’égard de l’affaire ». Et dans la décision Tabor, au paragraphe 5, le Tribunal a déclaré qu’une « modification ne peut pas servir à introduire fondamentalement une nouvelle plainte, étant donné que cela contournerait le processus de renvoi prévu par la Loi ». Selon Postes Canada, Mme Jorge ne fait pas que clarifier sa plainte; elle essaie de déposer une nouvelle plainte, et elle décrit le nouveau contenu comme une modification pour pouvoir parvenir à ses fins.

[54] Postes Canada ajoute que tout ce que Mme Jorge essaie d’ajouter à sa plainte (au‑delà du contexte supplémentaire) est un nouveau cas de discrimination, de harcèlement ou de représailles. Selon elle, le seul « lien » avec la plainte initiale est l’incapacité, ce qui ne suffit pas à établir un tel « lien », un terme qui a d’ailleurs été interprété dans la jurisprudence pertinente comme exigeant quelque chose de plus.

[55] Postes Canada soutient également que Mme Jorge tente de contourner le processus de la Loi qui exige que les plaintes présentées à la Commission fassent l’objet d’une enquête.

[56] Postes Canada a ainsi fourni trois exemples d’allégations figurant dans les modifications proposées qu’elle estime être de nouvelles plaintes :

  • 1) Mme Jorge souhaite ajouter d’autres cas où elle aurait été réaffectée à différents secteurs dans son lieu de travail par Postes Canada, prétendument pour des motifs discriminatoires ou de représailles;

  • 2) Mme Jorge veut ajouter à ses allégations le fait qu’on lui aurait demandé de terminer son itinéraire de factrice sans égard aux restrictions liées à sa déficience;

  • 3) Mme Jorge entend ajouter de nouvelles allégations de harcèlement de la part de ses collègues.

[57] De plus, Postes Canada avance que 10 des 15 allégations appartenant à la troisième catégorie concernent des allégations de représailles relatives à des faits survenus avant que Mme Jorge ne dépose sa plainte. Postes Canada renvoie à sa requête reconventionnelle, dans laquelle elle s’oppose à toute allégation concernant des représailles qui auraient été exercées avant le dépôt de la plainte. J’ai déjà décidé de ne pas trancher la question avant l’audience. Cependant, les 10 allégations concernées sont prises en compte dans la présente décision sur requête, parce qu’elles font partie des modifications proposées dans la requête.

D. Réponse de Mme Jorge

[58] L’avocate de Mme Jorge nie que le contenu des modifications proposées ait été fourni pour la première fois dans l’exposé des précisions de Mme Jorge. L’avocate affirme que la majeure partie de ce contenu a été mentionné dans la plainte initiale. Elle ajoute que c’est dans une réplique déposée par Mme Jorge en réaction à une réponse de Postes Canada, au stade de l’étude de la plainte par la Commission, que l’on trouvait du nouveau contenu. Comme il a été indiqué, une copie de cette réplique à la réponse de Postes Canada à la plainte (au stade de la Commission) a été déposée avec la réponse de Mme Jorge au soutien de sa requête en modification.

[59] En ce qui concerne l’allégation de préjudice de Postes Canada liée à sa soi-disant incapacité de préserver des éléments de preuve, au fait qu’elle n’a pas conservé les documents et à l’estompement des souvenirs des témoins, l’avocate de Mme Jorge souligne que l’allégation de préjudice n’est étayée par aucune preuve.

[60] L’avocate soutient que, dans l’affaire Parent CF, sur laquelle Postes Canada s’appuie, le Tribunal n’avait pas accepté que le passage du temps, même sur une période prolongée, puisse signifier que des modifications apportées à la plainte causeraient un préjudice important (au paragraphe 11). De plus, elle fait référence à l’affaire Casler, au paragraphe 37, dans laquelle il y avait eu un retard de 10 ans pour présenter des allégations sur des faits ayant eu lieu 16 ans plus tôt. Dans cette affaire, un témoin était décédé, et on ignorait où se trouvait un autre témoin. L’intimée, dans l’affaire Casler, avait soutenu que des éléments de preuve et des documents pourraient avoir été perdus. L’avocate de Mme Jorge fait remarquer que le Tribunal avait néanmoins autorisé les modifications, car l’intimée n’avait pas fourni de preuve de préjudice réel et important.

[61] L’avocate de Mme Jorge soutient en outre, en se fondant sur la décision Parent TCDP, qu’il n’est pas pertinent de savoir si la Commission a enquêté sur chacune des allégations contenues dans les modifications à la plainte, parce que Postes Canada aura l’occasion de faire valoir des arguments sur le sujet devant le Tribunal à l’audience.

[62] Mme Jorge conteste l’idée que les modifications demandées forment une nouvelle plainte. Son avocate soutient que, de toute façon, les modifications peuvent aller au‑delà de l’approche limitée consistant à [traduction] « clarifier » et à [traduction] « expliquer » une plainte, comme l’a fait valoir Postes Canada. L’avocate affirme que des modifications peuvent introduire de nouvelles allégations de discrimination, de harcèlement et de représailles dans une plainte. Elle cite la décision Tabor, aux paragraphes 10 et 15, comme exemple d’une affaire où le Tribunal avait autorisé des modifications qui intégraient des allégations de représailles supplémentaires à la plainte.

[63] L’avocate de Mme Jorge soutient que les autres décisions invoquées par sa cliente sont des exemples d’autorisation de nouveau contenu. En ce qui concerne l’affaire Polhill, elle avance qu’aux paragraphes 10 et 24 à 37 de sa décision, le Tribunal avait autorisé des modifications qui permettaient l’introduction de faits nouveaux, à l’exception d’allégations concernant la conduite de la GRC. Et dans la décision Casler, aux paragraphes 27 à 46, la plaignante avait été autorisée à ajouter de nouveaux faits dans sa plainte parce que les parties, les motifs de discrimination et les pratiques discriminatoires alléguées étaient les mêmes.

[64] Mme Jorge s’appuie également sur la décision AA c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 33, aux paragraphes 53 à 77, où le Tribunal avait consenti à l’ajout d’une nouvelle allégation selon laquelle le plaignant avait subi de la discrimination relativement à sa santé mentale. Le Tribunal avait conclu que les modifications avaient un lien avec la plainte telle qu’elle avait été déposée à l’origine. L’avocate attire l’attention sur le paragraphe 65, où le Tribunal avait conclu que les omissions répétées d’accorder des mesures d’adaptation étaient une « partie intrinsèque de l’exposé de tous les faits », et qu’il fallait les admettre.

[65] Mme Jorge soutient :

  • 1) que l’un des faits allégués concernant sa réaffectation dans un autre secteur du lieu de travail s’est produit après le dépôt de la plainte initiale et, par conséquent, n’aurait pas pu être inclus dans celle-ci;

  • 2) que deux autres faits allégués entretiennent un lien à la fois général et particulier avec la plainte initiale, parce que celle-ci mentionne, de manière générale, des incidents allégués de harcèlement en milieu de travail, mais fait mention, ailleurs, de la réaffectation de Mme Jorge en particulier;

  • 3) que trois allégations concernant le fait qu’elle devait terminer son itinéraire de factrice malgré ses limitations fonctionnelles avaient un lien avec la plainte initiale, car il y est mentionné qu’on l’avait informée que l’aide qu’elle recevrait serait limitée et temporaire; la plainte mentionne également d’autres problèmes liés au défaut de Postes Canada de lui offrir des mesures d’adaptation;

  • 4) que les autres modifications concernant le harcèlement et l’intimidation de la part de collègues de travail étaient directement liées à la plainte puisque, dans celle-ci, Mme Jorge déclare avoir été traitée comme si elle avait une [traduction] « maladie contagieuse » et avoir été victime d’un certain nombre d’incidents de harcèlement.

[66] L’avocate de Mme Jorge a joint, à titre d’annexe B à la requête présentée en l’espèce, un tableau qui énumère les modifications que Mme Jorge demande et qui précise leur lien allégué avec la plainte initiale, ou encore avec la réplique déposée à l’étape de la Commission, selon le cas.

E. Commentaire sur le contexte procédural aux étapes de la Commission et du Tribunal

[67] Avant de procéder à une analyse des questions en litige, il importe de bien établir le cadre de la présente requête en situant en contexte le formulaire de plainte et en soulignant les différences procédurales qui existent entre l’étape de la Commission et celle du Tribunal.

[68] Le formulaire de plainte fournit un aperçu de la plainte. L’espace alloué au récit des faits y est limité. Les plaignants peuvent ne pas s’attendre à ce que le formulaire de plainte soit traité comme l’exposé exhaustif d’une longue série d’incidents de discrimination perçue, compte tenu des contraintes d’espace. Selon la quantité des renseignements concernés, les faits ou les allégations peuvent être résumés. De plus, ces formulaires sont souvent remplis par des personnes qui se représentent elles‑mêmes et n’ont peut‑être pas d’expertise juridique.

[69] L’utilisation d’un formulaire de plainte est essentielle. Le formulaire de plainte n’est pas un acte de procédure; c’est là une question de droit bien établie. Cependant, selon ce que la jurisprudence semble indiquer, certains intimés tendent à continuer de le caractériser comme tel. En effet, certains intimés s’opposent à des requêtes visant à modifier une plainte en réclamant une interprétation stricte du libellé du formulaire de plainte. Or le formulaire de plainte n’est pas le genre de document qui doit être interprété de façon stricte et étroite.

[70] Lorsque des intimés s’opposent à des plaignants qui cherchent à clarifier et à développer le contenu de leur plainte au moyen de modifications, il peut surgir des préoccupations sur le plan de l’équité procédurale. Les intimés disposent, du moins en théorie, d’une période prolongée et d’une plus grande marge de manœuvre que les plaignants pour modifier leur position. Un intimé peut ainsi formuler une position au cours de l’enquête. Cependant, la première fois où les intimés exprimeront une position qui les liera au cours du processus du Tribunal sera au moment où ils déposeront un exposé des précisions. Autrement dit, les intimés ne sont pas obligés de déposer quoi que ce soit qui puisse ressembler à un acte de procédure à l’étape de la Commission. Pourtant, certains d’entre eux s’attendent à ce que les plaignants, lorsqu’ils déposent leur plainte auprès de la Commission, déclarent absolument tout ce qui est pertinent par rapport à leur plainte, et ce, d’une manière qui les engage.

[71] Les plaintes sont déposées avant même que commence toute enquête de la Commission susceptible mener à la découverte de faits supplémentaires potentiellement pertinents à l’égard de la discrimination. Dans les affaires dont le Tribunal est saisi, il n’est pas rare que des plaignants individuels croient avoir été victimes de discrimination en raison de ce qu’ils savent et perçoivent, mais il se peut qu’ils ne disposent pas de tous les faits au moment où ils déposent leur plainte. Par exemple, dans les cas de discrimination en matière d’emploi, les employés ne sont habituellement pas en mesure d’accéder à toute l’information pertinente sur ce qui leur est arrivé au travail, vu les différences entre la direction et le personnel sur le plan de l’accès à l’information et compte tenu du droit des autres employés à la protection de leurs renseignements personnels.

[72] Qui plus est, les formulaires de plainte sont souvent rédigés des années avant qu’un intimé ne soit tenu de déposer un exposé des précisions. Les intimés ont le bénéfice de tout ce qu’ils ont appris entre‑temps. Ce n’est pas le cas pour les plaignants lorsqu’ils remplissent le formulaire de plainte.

[73] La question de l’équité dans le contexte d’une modification proposée est pertinente pour les deux parties. Les intimés qui s’opposent à une modification ou qui envisagent de présenter une requête visant à limiter la portée d’une plainte devraient être prêts à expliquer en quoi le fait d’exiger des détails précis au moment de la plainte initiale ne causerait pas un préjudice injuste au plaignant.

[74] De plus, certains intimés adoptent des positions juridiques étroites à l’égard des décisions procédurales de la Commission concernant des modifications. Du point de vue du Tribunal, lorsque la Commission renvoie des plaintes aux fins d’instruction, le formulaire de plainte est souvent transmis au Tribunal sans modification à la suite de l’enquête de la Commission, ou encore de manière à refléter les résultats de cette enquête. Les renseignements nouveaux ou supplémentaires recueillis par la Commission durant l’enquête peuvent ou non être considérés par elle comme suffisamment importants pour justifier qu’elle modifie la plainte de sa propre initiative.

[75] La Commission prend des décisions au sujet de ses propres procédures, notamment en ce qui concerne les modifications. En vertu du paragraphe 49(1) de la Loi, la Commission peut renvoyer une plainte au Tribunal à tout moment après son dépôt. La Commission n’a qu’à être convaincue, « compte tenu des circonstances relatives à [la plainte], que l’instruction est justifiée ». Il se peut aussi que la Commission renvoie une plainte au Tribunal sans modification, car elle pense que celle-ci fera l’objet d’une instruction approfondie par le Tribunal dans le cadre d’un processus décisionnel complet.

[76] Il est loisible à une partie de présenter une demande de contrôle judiciaire si un problème se pose en ce qui a trait à la modification d’une plainte à l’étape de la Commission ou en ce qui touche la portée de la plainte telle que renvoyée par la Commission, comme je l’expliquerai plus loin.

[77] À l’étape du Tribunal, les exposés des précisions, eux, ressemblent beaucoup plus aux actes de procédure officiels déposés devant les tribunaux. Le paragraphe 6(1) des Règles prévoit que chaque partie est tenue de déposer un exposé des précisions qui énonce : les faits pertinents qu’elle cherche à établir; sa position sur les questions de droit que soulève sa cause; les divers documents potentiellement pertinents, les noms des divers témoins et un résumé de leur témoignage prévu. Les parties divulguent ainsi tous les documents qui pourraient être pertinents. Elles fournissent aussi des renseignements sur les témoins et déposent des exposés des précisions, précisément aux fins de donner des précisions aux autres parties, et pour développer et compléter la plainte telle qu’inscrite sur le formulaire de plainte. Toutefois, il est attendu des parties qu’elles respectent le critère de la pertinence par rapport à la plainte.

[78] On peut trouver une similitude entre l’exposé des précisions et les actes de procédure dans les actions civiles au paragraphe 9(3) des Règles, selon lequel les parties ne peuvent présenter des éléments de preuve relatifs à des questions qui ne sont pas mentionnées dans leur exposé des précisions, à moins d’obtenir l’autorisation du Tribunal. De même, elles pourraient n’être en mesure ni de faire témoigner un témoin pour lequel elles n’ont pas fourni de résumé du témoignage prévu, ni de présenter en preuve un document qu’elles n’ont pas préalablement divulgué dans leur exposé des précisions, à moins d’une autorisation du Tribunal.

[79] Le paragraphe 6(5) des Règles exige également qu’il y ait une divulgation continue à l’étape du Tribunal et qu’une divulgation supplémentaire soit faite si une partie prend connaissance du fait que sa divulgation est incomplète. L’obligation de divulguer à l’étape de l’audience repose sur l’exigence de la pertinence potentielle quant aux questions en litige, et n’est pas déterminée par les intérêts de la partie qui divulgue, comme ce peut être le cas plus tôt au cours de l’instance.

[80] C’est le Tribunal, et non la Commission, qui a l’obligation de veiller à ce qu’il y ait divulgation complète avant l’instruction de l’affaire. Le critère juridique de la pertinence potentielle à l’étape de la divulgation préalable à l’audience est très large. Ce critère, ainsi que l’obligation de divulgation continue des parties, peut avoir une incidence sur le contenu d’un exposé des précisions et sur celui de la plainte initiale.

[81] Comme la divulgation n’est parachevée qu’à l’étape préalable à l’audience, l’on peut s’attendre à ce qu’une plainte soit peaufinée après qu’elle a été transmise au Tribunal. Parfois, le plaignant demande à modifier sa plainte avant la divulgation, et parfois après. D’autres fois encore, les parties procéderont simplement à l’audience en se fondant sur les exposés des précisions et sur la divulgation effectuée, sans qu’il y ait modification de la plainte. Il arrive aussi que des plaignants tentent de présenter des plaintes essentiellement nouvelles sous le couvert de modifications.

[82] J’offre ici cette mise en contexte de l’utilisation des formulaires de plainte et de la procédure en matière de droits de la personne afin de souligner clairement que le formulaire de plainte est hautement pertinent par rapport à toute requête en modification. Cela dit, les règles en matière de modifications s’appliquent ici dans le contexte d’une procédure administrative visant à faire progresser les droits de la personne de façon efficace et efficiente, et sans trop de formalisme. Dans ces circonstances, lorsqu’il rend des décisions au sujet de modifications, le Tribunal demeure sensible aux questions de préjudice.

[83] Même les actes de procédure formels déposés devant un tribunal sont modifiés dans l’intérêt de la justice lorsque cela n’entraîne pas de préjudice pour l’autre partie. En limitant déraisonnablement l’audition d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne au libellé strict du formulaire de plainte, par opposition à une interprétation libérale de son contenu, on imposerait au Tribunal une norme plus rigoureuse que celle appliquée aux actes de procédure par les autres tribunaux lorsqu’il s’agit d’accorder des modifications. Voilà qui n’est pas conforme à l’objectif de simplification des procédures administratives.

F. Analyse

(i) Pouvoir, objet et discrétion

[84] Le pouvoir du Tribunal de modifier les plaintes a été établi dans un certain nombre de décisions, tout comme le principe selon lequel, en général, le Tribunal devrait autoriser les modifications aux plaintes pour permettre que soient tranchées les véritables questions litigieuses entre les parties. Ces décisions comprennent l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776, où la plainte avait été modifiée à l’étape de la Commission, mais où la Commission (par inadvertance) avait renvoyé au Tribunal la plainte originale au lieu de la plainte modifiée:

iii. Compétence à modifier

[30] La jurisprudence dit clairement que le Tribunal a la compétence de modifier les plaintes de discrimination. Le juge Sopinka, dans l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, 1992 CanLII 81 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 970, aux pages 978 et 996, au nom de la Cour suprême du Canada, a reconnu que la Commission des droits de la personne pouvait modifier une plainte non conforme pour la rendre conforme à la nature de l’audience devant le Tribunal. Cela peut se faire à n’importe quel moment pendant l’audience.

[31] Cette jurisprudence est reprise dans les décisions de la Cour fédérale quant aux modifications de plaidoirie selon la règle 75 des Règles de la Cour fédérale, 1998. Je fais référence à l’arrêt Rolls Royce plc c. Fitzwilliam (2000), 2000 CanLII 16748 (FC), 10 C.P.R. (4e) 1 (C.F. 1re inst.), dans lequel le juge Blanchard a établi, en tant que règle générale, que les modifications proposées soient autorisées lorsque la partie adverse ne subit aucun préjudice :

10 Bien que la Cour exerce à cet égard un pouvoir discrétionnaire, elle devrait, en règle générale, autoriser les modifications lorsque la partie adverse n’en subit aucun préjudice. Le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Canderel Ltd. c. Canada, 1993 CanLII 2990 (CAF), [1994] 1 C.F. 3 (C.A.F.) à la page 9] :

... la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice.

[32] De plus, les parties ont reconnu, à l’audience, que la Commission pouvait, à n’importe quel moment, renvoyer les plaintes modifiées au Tribunal pour décision. Si la Commission peut déposer les plaintes modifiées à n’importe quel moment, il est logique, pour la Commission, de demander l’autorisation de modifier les plaintes originales qui ont été déposées par erreur. Cela est particulièrement évident puisque les plaintes modifiées constituaient le sujet des rapports d’enquête de la Commission et avaient remplacé les plaintes originales en mars 1994.

[85] On trouve dans la décision Société du musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396), 2006 CF 704 un autre exemple du pouvoir du Tribunal d’accorder des modifications, et un autre encore dans la décision Parent CF, dans laquelle la Cour a reconnu comme suit, au paragraphe 30, l’existence d’une telle règle générale :

[30] Le Tribunal jouit d’une discrétion considérable relativement à l’instruction des plaintes en vertu des paragraphes 48.9(1) et (2) et des articles 49 et 50 de la Loi. En ce qui a trait à l’exercice de cette discrétion pour traiter d’une demande d’amendement, dans l’arrêt Canderel Ltée c. Canada (C.A.), [1994] 1 C.F. 3, 1993 CanLII 2990 (C.A.F.), le juge Robert Décary a rappelé que : « […] la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice ».

[86] En résumé, le Tribunal a le pouvoir de modifier les plaintes, et le but des modifications est de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties. La « règle générale » mentionnée dans l’arrêt Parent CF, selon laquelle les modifications devraient être autorisées, est soumise à deux restrictions : 1) les modifications demandées ne doivent pas causer d’injustice irréparable ni de préjudice aux autres parties; et 2) la Loi exige un certain examen préalable de la part de la Commission, à laquelle revient la décision de transmettre ou non les plaintes pour instruction; dans ce contexte, les modifications ne doivent pas être autorisées si elles permettent à une partie de contourner la Loi en créant devant le Tribunal de nouvelles plaintes n’ayant pas été examinées par la Commission.

[87] Une telle approche est conforme non seulement à l’intérêt de la justice, mais à l’objet de la Loi, à savoir : « compléter la législation canadienne en donnant effet […] au principe suivant : le droit de tous les individus […] à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins », et ce, indépendamment de toute considération discriminatoire (article 2). Étant donné que l’objet de la Loi est de compléter le droit en matière de droits de la personne, il serait contraire à cet objet de ne pas traiter d’incidents de discrimination pertinents par rapport à une plainte, à moins de circonstances exceptionnelles où l’intérêt de la justice serait desservi par l’autorisation d’une modification, ou à moins qu’une exigence législative ne s’y oppose.

[88] De plus, la Loi confère au Tribunal le pouvoir de trancher toute question nécessaire pour décider de la plainte. Une telle habilitation vise à permettre au membre instructeur de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties. Voici ce que prévoit le paragraphe 50(2) :

50(2) [Le membre instructeur] tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi []

 

L’expression « tranche les questions […] dans les affaires dont il est saisi » est conforme au principe voulant que le Tribunal se doive de trancher les véritables questions litigieuses entre les parties.

[89] Le Tribunal dispose également d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour établir lui‑même sa procédure. L’alinéa 50(3)e) de la Loi prévoit en effet que le membre du Tribunal peut « trancher toute question de procédure ou de preuve » soulevée au cours de l’audience. Le fait qu’il ait le pouvoir de « trancher », sans que la Loi limite ce pouvoir par quelque restriction expresse, confère au Tribunal le pouvoir discrétionnaire d’examiner les questions comme il l’estime approprié, tout en prenant en compte, évidemment, l’équité procédurale. De plus, les Règles du Tribunal permettent à celui‑ci de se prononcer sur une requête « de la façon qu’il estime indiquée » (à l’al. 3(2)d) des Règles) de manière à résoudre avant l’audience les différends relatifs à la procédure .

[90] En bref, le Tribunal jouit du pouvoir discrétionnaire nécessaire pour rendre des décisions de nature procédurale, par exemple en autorisant la modification d’une plainte dans le but de traiter de façon efficace et efficiente les allégations de discrimination s’y rapportant, afin de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties.

(ii) Lien

[91] En général, les modifications aux plaintes sont permises lorsqu’il existe un lien suffisant entre le contenu des modifications demandées et la plainte initiale. La difficulté consiste à définir les limites qui devraient être imposées à l’exercice d’interprétation de ce que signifie un « lien » avec une plainte.

[92] À mon avis, la notion de « lien » avec une plainte tient uniquement à la question de la pertinence. On peut concevoir la pertinence comme une échelle variable applicable aux décisions concernant les modifications proposées. Une caractérisation proportionnelle des modifications proposées à la plainte initiale est la clé pour déterminer la position qu’elles occupent sur cette échelle.

[93] Le fait que le nouveau contenu proposé mette en cause les mêmes parties peut être essentiel pour établir la pertinence.

[94] Il existe d’autres caractéristiques de la pertinence relative. Le nouveau contenu proposé gagnera en pertinence s’il se rapporte au même motif de discrimination, ou à ce qu’on appelle une caractéristique protégée par la Loi (p. ex., race, sexe), ou encore aux mêmes actes discriminatoires (p. ex., différence de traitement en matière d’emploi; refus de services).

[95] Toutefois, en fonction de l’ensemble des circonstances, telle de ces caractéristiques pourra permettre ou non d’établir une pertinence suffisante. Par exemple, il se pourrait qu’une modification proposée fasse état d’une discrimination fondée sur la même caractéristique protégée que celle précisée dans la plainte, mais que les nouveaux faits proposés n’aient aucun lien avec ceux indiqués dans la plainte initiale. Le Tribunal devra alors déterminer si, en pareil cas, une caractéristique protégée commune aux deux contenus présente un lien suffisant avec la plainte initiale.

[96] Par ailleurs, lorsque la même caractéristique protégée est en jeu, des faits supplémentaires pourraient être conformes et même nécessaires à l’intégrité de l’exposé factuel de la plainte, c.àd. quils font « partie du même récit ». Des faits supplémentaires de ce genre consistent en l’ajout d’exemples d’incidents et d’actes discriminatoires présumés qui sont semblables à ceux cités dans la plainte existante portant sur la même caractéristique protégée.

[97] Pour établir la pertinence, la présence de la même caractéristique protégée n’est pas toujours nécessaire. Des faits supplémentaires qui s’insèrent dans le même récit que celui de la plainte initiale peuvent faire ressortir des motifs de discrimination supplémentaires fondés sur d’autres caractéristiques protégées. À titre d’exemple, dans le cas d’une plainte pour discrimination fondée sur la situation familiale qui serait liée aux soins prodigués à une personne âgée, on pourrait vouloir ajouter la caractéristique protégée du sexe si un employeur émettait des hypothèses au sujet du genre par rapport aux soins aux aînés. Dans cet exemple, on pourrait faire valoir que la caractéristique protégée du sexe se rapporte au même récit, et considérer qu’il s’agit d’une caractéristique liée à la situation familiale. Je n’ai pas l’intention de décrire plus avant ce cas de figure, ni de me prononcer sur lui ni d’essayer de circonscrire la catégorie qui le sous-tend, car la situation ne s’applique pas en l’espèce.

[98] D’autres infractions présumées à la Loi peuvent avoir un lien avec la plainte initiale. Des représailles en réponse au dépôt d’une plainte, par exemple, constitueraient une infraction additionnelle; en effet, les représailles sont définies à l’article 14.1 de la Loi en tant qu’acte discriminatoire distinct. Ces représailles seraient normalement liées à la plainte initiale. Prenons d’autres exemples. Dans le contexte de l’emploi, il se pourrait que le Tribunal soit saisi d’une demande visant à ce que des lignes de conduite discriminatoires au sens de l’article 10 soient ajoutées à une plainte. Ou, par exemple, un plaignant ou la Commission pourrait alléguer une discrimination systémique et demander à ce que des mesures de redressement systémiques soient ordonnées en vertu de l’alinéa 53(2)a), même si la plainte initiale concerne une seule personne. Les lignes de conduite discriminatoires et la discrimination systémique sont d’autres exemples de pratiques prohibées additionnelles qui peuvent entretenir un lien avec une plainte existante et donner lieu à une demande de modifications. Encore une fois, je ne me prononcerai pas sur tous ces scénarios évoqués; mon intention était de souligner les différentes façons dont un lien présumé peut se faire jour.

[99] La pertinence relative la plus évidente est celle observée lorsque le nouveau contenu proposé s’applique aux mêmes motifs de discrimination, et correspond aux mêmes actes discriminatoires ou types de pratiques que ceux déjà mentionnés dans la plainte. À mon avis, la nature de cette pertinence relative fait progresser ce facteur sur l’échelle variable et le rapproche d’une pertinence incontestable.

[100] En l’espèce, les parties sont les mêmes. Les motifs de discrimination qui sous‑tendent les modifications proposées sont identiques, et les faits supplémentaires s’insèrent dans le récit de la plainte. Il s’agit de faits allégués qui se situent dans le prolongement de ceux déjà mentionnés; c’est-à-dire, dexemples supplémentaires du même type d’actes discriminatoires que ceux précisés dans la plainte, comme le harcèlement ou le traitement défavorable réservé à Mme Jorge en cours d’emploi pour ce qui est de l’omission alléguée de prendre des mesures d’adaptation à son égard. Dans l’affaire qui nous occupe, des représailles ont été alléguées dans la plainte initiale. Certaines des modifications demandées ont trait à des allégations de représailles qui auraient été exercées après le dépôt de la plainte. À l’évidence, elles ont un lien avec la plainte initiale, puisque celle-ci fait état de représailles. Il s’agit là, encore une fois, d’un « prolongement ».

[101] Les modifications demandées ne correspondent pas à des allégations entièrement nouvelles, comme le prétend Postes Canada. Elles ne coïncident peut‑être pas toutes à la perfection avec la plainte initiale, mais elles apportent d’autres exemples et sont étroitement liées à la plainte initiale.

[102] Même à supposer que quelques‑uns des faits allégués dans les modifications proposées soient de « nouveaux » exemples de faits supplémentaires, ils restent conformes à l’exposé factuel de la plainte. Ils font partie du même récit et ne créent pas de divergence majeure entre les allégations.

[103] En l’espèce, les allégations supplémentaires contenues dans les modifications, soit complètent l’historique des faits, soit s’appuient sur cet historique. Le Tribunal est convaincu non seulement que les modifications proposées ont un lien suffisant avec la plainte initiale, mais que ce lien est solide.

[104] Dans ces circonstances, pour que la procédure soit équitable, il est en fait nécessaire d’autoriser Mme Jorge à modifier sa plainte pour permettre l’examen des actes discriminatoires se rapportant à celle-ci.

(iii) Préjudice

[105] Avant d’en arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte du préjudice allégué par Postes Canada. Postes Canada prétend que le retard de Mme Jorge a nui à sa capacité d’assurer sa défense à l’audience parce qu’elle n’était pas en mesure de conserver les éléments de preuve nécessaires à cette fin.

[106] Postes Canada souligne que les allégations que Mme Jorge souhaite ajouter à sa plainte portent sur des conversations ou une conduite ayant eu lieu en 2012 ou 2013. Elle affirme en outre que la mémoire des témoins s’est estompée, et qu’il est [traduction] « très peu probable que les auteurs présumés d’actes répréhensibles et les témoins puissent se rappeler les détails et les circonstances entourant des conversations et une conduite qui remontent à un si grand nombre d’années ». Dans ses observations, Postes Canada prétend également que les documents concernés n’ont pas été conservés.

[107] Postes Canada est d’avis que l’absence ou la perte de renseignements provenant de témoins ou issus de documents nuit à sa capacité de se défendre. Toutefois, elle n’a fourni aucune preuve d’un préjudice réel, que ce soit au moyen d’un affidavit ou autrement. Aucun renseignement précis n’a été fourni au sujet du préjudice qui serait causé en raison de la mémoire perdue d’un témoin. Postes Canada n’explique pas à quels documents elle fait référence lorsqu’elle mentionne des documents qui n’ont pas été conservés.

[108] Il faut s’attendre à ce que les témoins aient des souvenirs estompés. Lorsque l’audience aura lieu, il y aura probablement près de 10 ans que certains des événements se seront produits. C’est malheureux. Toutefois, du point de vue de la perte de mémoire potentielle des témoins, Postes Canada n’a pas démontré quelle différence il y aurait entre les allégations dont elle reconnaît avoir été précisément informée dès le départ et celles qu’elle conteste maintenant.

[109] À mon avis, Postes Canada se trouve dans une position semblable à celle de l’intimée dans l’affaire Casler, aux paragraphes 37 et 38 :

[37] Selon le CN, un préjudice inhérent est causé par le retard de près de 10 ans mis pour présenter la demande de modification de la plainte suite au licenciement de Mme Casler. En outre, les allégations remontant à la période antérieure au 25 août 2000 sont liées à des événements survenus il y a plus de 16 ans. Le CN soutient que les documents et éléments de preuve éventuels liés à ces allégations sont ou peuvent avoir été perdus. À cet égard, le CN fait remarquer que son employé chargé de gérer les mesures d’accommodement en faveur de Mme Casler et le retour au travail de celle‑ci après septembre 2004 est maintenant décédé. De plus, une infirmière en santé du travail du CN, qui avait également des responsabilités principales relatives au retour au travail de Mme Casler et aux mesures d’accommodement en sa faveur, ne travaille plus au CN et demeure injoignable.

 

[38] Comme le précise la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe c ColombieBritannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 101 : « ... le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire. » Pour justifier le rejet de la plainte ou d’un aspect de celle‑ci comme le demande le CN, il doit être démontré qu’un préjudice important a été subi en raison d’un délai inacceptable.

[110] Bien qu’il y ait eu un retard de près de 10 ans à présenter la demande de modification de la plainte, l’intimée, dans l’affaire Casler, n’a pas prouvé que ce retard lui avait effectivement causé un préjudice. Le Tribunal a souligné ce qui suit au paragraphe 39 : « En ce qui a trait à la non‑disponibilité des témoins et des documents connexes, l’argument selon lequel un préjudice a été causé est spéculatif à ce stade. Le CN n’a pas précisé la nature du préjudice qu’il a subi […] ». De fait, il doit y avoir une preuve de préjudice important.

[111] Le Tribunal n’est pas disposé à tirer une conclusion de préjudice fondée sur des hypothèses ou des suppositions; c’est pourtant bien ce qu’il est prié de faire lorsque la partie qui invoque le préjudice ne fournit aucune preuve à l’appui. Même une hypothèse raisonnable à première vue pourrait s’avérer ne pas l’être. Par exemple, dans le cas d’un témoin potentiel qui serait décédé, son témoignage pourrait ne pas être essentiel dans le cadre de l’audience ou encore être disponible par d’autres moyens. En l’espèce, Postes Canada n’a fourni aucune preuve de préjudice. Par conséquent, le Tribunal ne tirera aucune conclusion de préjudice, faute de preuve pour le permettre.

[112] J’ajouterai que les circonstances de la présente affaire ne permettent pas de conclure que le retard a porté préjudice à Postes Canada. Il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles le Tribunal exige des éléments de preuve en l’espèce afin d’être convaincu du risque d’un préjudice réel et important. Quoi qu’il en soit, l’obligation du Tribunal de statuer sur les véritables questions litigieuses entre les parties ne saurait être écartée à la légère ni présomptivement.

[113] La constatation selon laquelle les modifications sont étroitement liées à la plainte initiale telle qu’elle a été déposée, mais aussi à la réplique antérieure déposée auprès de la Commission, appuie la conclusion voulant que ces modifications ne portent pas préjudice à Postes Canada. En l’absence d’autres éléments qui le prouveraient, il ne s’agit pas de « nouvelles » allégations qui, dans les présentes circonstances, sont susceptibles à première vue de causer un préjudice à l’intimé.

[114] D’autres aspects de ces circonstances viennent encore affaiblir l’argument de Postes Canada quant au fait qu’elle subira un préjudice si les modifications sont autorisées. Postes Canada avait été préavisée de la plainte initiale. Il n’est pas contesté que Mme Jorge l’avait informée de son intention de déposer une plainte auprès de la Commission. Postes Canada aurait pu prendre des mesures à ce moment‑là pour conserver tout renseignement ayant trait à Mme Jorge, notamment en préservant les dossiers des ressources humaines pertinents, en réalisant des entrevues avec le personnel, les gestionnaires ou superviseurs concernés et l’équipe avec laquelle elle travaillait. Elle aurait aussi pu diffuser un avis de mesures de préservation de la preuve. Mais il n’y a aucune preuve qui indiquerait que cela s’est produit, ni pourquoi de telles mesures ont été omises, de manière à établir l’existence d’une raison valable, pour Postes Canada, de s’estimer lésée par les modifications proposées. Seules des observations sur la présumée perte de mémoire des témoins ont été portées à la connaissance du Tribunal. En somme, Postes Canada n’a pas expliqué ce qu’elle aurait fait différemment si elle avait reçu les allégations supplémentaires et les détails factuels de l’exposé des précisions de Mme Jorge en même temps que la plainte initiale.

[115] Notons également qu’après le dépôt de la plainte en juillet 2013, Postes Canada devrait avoir reçu une copie de la plainte de la part de la Commission. La copie de la plainte faisait office d’avis à Postes Canada. De plus, cette même plainte initiale indique que Mme Jorge avait déposé un grief dans son lieu de travail. Elle avait été aidée par son syndicat, et son grief était renvoyé à l’arbitrage. Sa plainte en matière de droits de la personne n’a donc pas immédiatement fait l’objet d’une enquête par la Commission.

[116] Postes Canada a ainsi été informée de l’objet de la plainte, et il y avait là pour elle d’autres occasions de prendre des mesures raisonnables afin d’enquêter sur les incidents en milieu de travail et de conserver les preuves.

[117] Il est aussi pertinent de rappeler que, selon le texte de la plainte initiale, la discrimination exercée par Postes Canada se poursuivait. Par cette mention, Postes Canada était mise au courant que d’autres détails pouvaient s’ajouter ou que Mme Jorge croyait que la discrimination se poursuivrait après le dépôt de la plainte. Autrement dit, Postes Canada a été informée, dès lors que la plainte a été déposée auprès de la Commission, que les faits et les allégations concernant la plainte ne s’arrêtaient pas à ceux contenus dans celle-ci au moment de son dépôt. Mme Jorge a d’ailleurs indiqué par écrit que d’autres faits et allégations suivraient et devaient être attendus. Encore une fois, Postes Canada aurait pu préserver tous les documents pertinents qui se rapportaient à Mme Jorge et identifier les personnes avec lesquelles elle interagissait dans son secteur de travail. Elle aurait pu recueillir toutes les déclarations qu’elle souhaitait sur des questions comme celle de savoir si Mme Jorge avait été harcelée par des collègues ou avait fait l’objet de mesures d’adaptation ou de représailles.

[118] Postes Canada aurait également dû savoir que Mme Jorge n’avait pas bénéficié de conseils juridiques au moment où elle avait rempli le formulaire de plainte. Mme Jorge y a effectivement écrit qu’elle n’était pas représentée. En outre, en plus de déclarer expressément, dans deux parties importantes du formulaire de plainte, qu’elle avait des détails supplémentaires et qu’elle les fournirait, Mme Jorge semble avoir eu de la difficulté, en tant que personne sans formation juridique, à savoir quels renseignements inclure. Cette impression se dégage d’une lecture de la plainte initiale. Entre autres, à la question du formulaire où on lui demandait de dire quelles conséquences négatives elle avait subies par suite du traitement discriminatoire présumé, elle s’est trompée en mentionnant d’autres actes discriminatoires plutôt que de parler des conséquences d’un tel traitement. Tout cela a dû indiquer à Postes Canada — qui est représentée par un avocat — que la plainte n’était pas rédigée avec précision, qu’elle était incomplète et qu’il ne fallait pas présumer que la plainte initiale était un acte de procédure.

[119] Rien ne permet de croire que Postes Canada ait pu avoir demandé des précisions ou la communication d’autres éléments de preuve concernant les allégations supplémentaires de Mme Jorge. Postes Canada n’a pas laissé entendre qu’elle avait mené sa propre enquête sur ce qui était allégué dans le formulaire de plainte. Si elle l’avait fait, elle aurait sans doute demandé à Mme Jorge de fournir le reste des détails relatifs à ses allégations. Rien n’indique non plus que Postes Canada s’est opposée au contenu de la réplique déposée par Mme Jorge auprès de la Commission pour réagir à la réponse de Postes Canada à la plainte.

[120] Le Tribunal n’est pas convaincu que, comme l’a fait valoir Postes Canada dans son argumentation, les modifications demandées constituent de nouvelles allégations de telle sorte qu’un éventuel préjudice causé par les modifications soit un facteur à prendre en considération. Toutes les circonstances susmentionnées réduisent la probabilité que Postes Canada subisse un préjudice en raison des modifications aujourd’hui demandées.

(iv) Retard

[121] Postes Canada avance que Mme Jorge a tardé entre six à sept ans avant de présenter ces nouvelles allégations. Au paragraphe 20 de ses observations, Postes Canada affirme que ce retard est attribuable uniquement à Mme Jorge. Elle soutient que, pour cette seule raison, les modifications ne devraient pas être autorisées par le Tribunal. Avec égards, le Tribunal voit cette question différemment.

[122] Postes Canada n’a pas présenté d’élément de preuve pour appuyer sa prétention selon laquelle le retard était attribuable uniquement à Mme Jorge. Selon la preuve, Mme Jorge a fourni la majeure partie du contenu des modifications maintenant demandées à la Commission lorsque celle-ci menait son enquête. Rien n’indique que Mme Jorge ait tardé à solliciter auprès du Tribunal une ordonnance pour modifier sa plainte à partir du moment où Postes Canada s’est opposée à son exposé des précisions. Il ne semble pas y avoir de retard exclusivement attribuable à Mme Jorge, compte tenu des autres conclusions qui précèdent. En l’espèce, l’existence d’un retard, quelle qu’en soit la cause, ne s’accompagne en aucun cas d’un préjudice important. Et un tel retard n’est pas en soi un facteur susceptible de justifier un refus de trancher les véritables questions litigieuses entre les parties.

(v) Contournement du processus de la Commission

[123] Enfin, je passe à la thèse de Postes Canada selon laquelle Mme Jorge tenterait de contourner le processus d’examen préalable de la Commission en présentant au Tribunal des modifications qui n’ont pas fait l’objet d’une enquête de cette dernière. Que le contenu de la réplique de Mme Jorge à la réponse présentée par Postes Canada à la Commission ait fait l’objet d’une enquête ou non, Mme Jorge a bel et bien communiqué l’information à la Commission. C’est la Commission, et non Mme Jorge, qui a décidé dans quelle mesure cette information ferait l’objet d’une enquête.

[124] Le dossier ne contient aucun fondement factuel permettant de conclure que Mme Jorge aurait tenté de contrecarrer le rôle d’examen de la Commission, même involontairement. Il convient également de noter que ni Postes Canada, ni la Commission n’étaient d’avis, à l’époque, que l’information fournie par Mme Jorge à la Commission débordait le cadre de la plainte initiale. La Commission a examiné les renseignements additionnels recueillis au cours de l’enquête sans exiger de modification à la plainte initiale.

(vi) Sommaire des constatations

[125] Le Tribunal conclut que les modifications demandées entretiennent un lien étroit avec la plainte initiale. Postes Canada n’a pas prouvé qu’elle subirait un préjudice directement causé par les modifications proposées si elles étaient acceptées. Postes Canada n’a pas non plus établi que le retard est attribuable à Mme Jorge. Faute de preuve d’un préjudice important, il n’y aucune raison de refuser les modifications demandées.

[126] D’après la preuve présentée relativement à la requête, étant donné que Mme Jorge a déposé une réplique à la réponse de Postes Canada à la plainte, la Commission a eu l’occasion de remplir pleinement son rôle d’examen. Mme Jorge ne devrait pas se voir refuser une audience concernant des exemples de ce qu’elle estime être de la discrimination ou des représailles, ni pour le motif qu’elle n’a pas énuméré chacun des incidents dans le formulaire de plainte, ni parce que, en tant que non‑juriste, elle a déclaré dans sa plainte ne pas avoir reçu de mesures d’adaptation, sans préciser entièrement de quelle manière elle en avait été privée. Le même chose vaut pour ses déclarations selon lesquelles elle avait été harcelée et avait subi des représailles, sans fournir de détails sur tous les incidents concernés. Postes Canada était libre de demander des détails à l’étape de la Commission de manière à mieux cerner les éléments de preuve pertinents à conserver.

[127] Le Tribunal est d’avis que la plupart des modifications à la plainte demandées représentent des détails que Mme Jorge a inclus à bon droit dans son exposé des précisions. À strictement parler, étant donné que les détails supplémentaires dans l’exposé des précisions entrent dans le cadre de la plainte, celle-ci ne nécessite aucune modification, et Mme Jorge n’a pas besoin d’une ordonnance du Tribunal portant qu’il examinera son exposé des précisions.

[128] Le Tribunal souhaite souligner sans équivoque que sa décision concernant les modifications demandées par Mme Jorge a été rendue à la suite d’un examen approfondi de la requête reconventionnelle de Postes Canada visant à limiter la portée de la plainte, une question qui sera examinée plus loin dans les présents motifs.

[129] La requête de Mme Jorge visant à modifier sa plainte est accueillie. Elle peut ainsi modifier sa plainte initiale conformément à l’annexe B de sa requête. Le Tribunal tiendra compte de toutes les questions soulevées dans l’exposé des précisions de la plaignante dans le cadre de l’instruction de sa plainte à l’audience. Je précise que la décision d’autoriser les modifications ne change rien au fardeau qui incombe à Mme Jorge d’établir à l’audience une preuve prima facie relativement à toutes ses allégations.

[130] À l’étape de l’audience, l’intimée pourra soulever les questions qu’il a formulées dans sa réponse à la présente requête, et qui ont été différées à cette fin, comme il est expressément mentionné dans la présente décision sur requête.

V. Question en litige no 2 : Portée de la plainte

A. Introduction

[131] Comme je l’ai expliqué dès le départ, la requête reconventionnelle de Postes Canada visant à limiter la portée de la plainte est rejetée. En conséquence, la demande d’ordonnance de Postes Canada visant à radier le contenu de l’exposé des précisions de Mme Jorge qui correspond à ce qui est ensuite devenu les modifications de la plainte initiale sollicitées par la plaignante, est rejetée. Les motifs de cette décision sont décrits ci‑dessous.

B. Formulation des questions en litige

[132] Postes Canada soutient qu’après l’enquête, les commissaires ont jugé que le Tribunal serait fondé à instruire seulement deux questions soulevées dans la plainte. La question qui se trouve au cœur de la requête reconventionnelle de Postes Canada consiste à déterminer si telle était bien leur décision.

[133] Dans l’affirmative, on aurait trouvé là un motif valable pour limiter la portée de la plainte aux deux questions. Cela aurait signifié que l’exposé des précisions, tel qu’il a été déposé, renfermait du contenu non pertinent qui aurait nécessité une autre décision sur requête. Du reste, la requête de Mme Jorge visant à modifier sa plainte pour qu’elle corresponde aux détails de son exposé des précisions aurait été instruite en fonction du renvoi se limitant à deux questions. Dans ce contexte, la question de savoir si les commissaires n’avaient renvoyé que deux questions au Tribunal pour instruction était donc cruciale pour les deux requêtes.

[134] Au sujet de cette question centrale, Postes Canada présente deux arguments. Premièrement, elle soutient que le libellé de la décision des commissaires qui a été communiquée aux parties indique clairement que seules deux questions ont été renvoyées au Tribunal. Subsidiairement, elle soutient que, si le Tribunal juge cette communication ambiguë, il devrait tenir compte de l’historique de la plainte. Postes Canada soutient que toute ambiguïté dans la lettre de renvoi de la Commission devrait être dissipée à l’aide du contexte fourni par l’historique de la plainte. Postes Canada soutient que le contexte de la présente affaire amènera le Tribunal à conclure que les commissaires avaient l’intention de renvoyer seulement deux questions pour fins d’instruction.

C. Formulation de la décision de la Commission

[135] Le document qui, selon Postes Canada, constitue la [traduction] « décision » des commissaires de ne renvoyer que deux questions a été transmis aux parties, et non au Tribunal. Le Tribunal, quant à lui, a reçu de la Commission une « décision » libellée différemment qui lui renvoyait l’ensemble de la plainte pour instruction. Déterminer quel document constituait la décision de la Commission pouvait s’avérer pertinent aux fins de la présente requête, dans la mesure où Postes Canada voyait les deux communications comme des décisions conflictuelles. Celle‑ci a fait valoir qu’il y avait là motif à tenir compte de l’historique de la plainte. Ainsi, une autre question soulevée par la requête reconventionnelle consistait à savoir quelle communication correspondait à la décision des commissaires sur le renvoi de la plainte au Tribunal.

[136] Aucun des faits de l’historique suivant n’est contesté.

[137] Comme il a été expliqué plus haut, lorsque la Loi fait référence à la « Commission » qui rend une décision, elle renvoie concrètement aux personnes nommées pour siéger à la Commission, et qu’on appelle parfois les « commissaires ». Les commissaires sont désignés sous cette appellation dans la présente décision sur requête afin de les distinguer du personnel ou des employés de la Commission. Ce sont les commissaires qui rendent la « décision » définitive de la Commission quant au renvoi d’une plainte au Tribunal pour instruction. Le fait qu’une décision définitive sera rendue par la Commission est mentionné dans chaque rapport d’enquête. Le personnel de la Commission rédige toutefois de la correspondance au nom des commissaires, et c’est ce qu’il a fait en l’espèce.

[138] Comme il a été expliqué, les commissaires ont rendu le 1er août 2018 une décision concernant les prochaines étapes procédurales de la plainte. Cette décision, intitulée [traduction] « Décision de la Commission », a été déposée sous l’onglet C de la requête reconventionnelle de Postes Canada. Ce document du 1er août 2018 n’indique pas qu’il s’agit d’une décision des commissaires, même si c’est le cas. Cela s’explique par le fait que ce sont les commissaires, et non le personnel de la Commission, qui décident s’il y a lieu de renvoyer les plaintes aux fins d’instruction. En l’occurrence, les commissaires (au nom de la Commission) ont décidé que la plainte devait être envoyée en conciliation. Si la plainte n’était pas réglée au stade de la conciliation, elle devait être renvoyée au Tribunal pour instruction.

[139] La décision du 1er août 2018 a été transmise aux parties dans une lettre de la Commission datée du 17 août 2018 et déposée sous l’onglet D de la requête reconventionnelle. Cette lettre était signée par le directeur du Service du registraire. Comme il a été précisé plus haut, la lettre et la décision annexée n’ont pas été transmises au Tribunal.

[140] L’affaire ne s’est pas réglée au stade la conciliation. Le 25 février 2019, la Commission, en l’occurrence le directeur du Service du registraire, a écrit au Tribunal pour l’informer de ce qui semblait être, à première vue, une décision récente des commissaires sans motifs joints à celle-ci. La Commission y déclarait ce qui suit :

[traduction]

 

Je vous écris pour vous informer que la Commission canadienne des droits de la personne a examiné la plainte (20130423) de Noella Jorge contre la Société canadienne des postes.

 

La Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de prier d’instruire la plainte, car elle est convaincue, compte tenu des circonstances, qu’un examen est justifié.

[141] Une copie de la plainte initiale était jointe à la lettre au Tribunal. Rien, dans cette lettre du 25 février 2019, n’indiquait au Tribunal que celle-ci pouvait être autre chose que la communication, par la Commission, de la décision prise par les commissaires en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi et demandant que la plainte en annexe soit instruite. Au moment de la réception de cette lettre, le Tribunal n’avait aucune connaissance de l’autre lettre de la Commission datée du 17 août 2018 ni de la décision du 1er août 2018 des commissaires.

[142] De même, à ce moment‑là, les parties n’étaient pas au courant de la lettre envoyée au Tribunal par la Commission en date du 25 février. Aucune copie n’avait été transmise aux parties.

[143] Aux fins de sa décision sur la requête reconventionnelle de Postes Canada, le Tribunal a décidé de retenir la décision des commissaires du 1er août 2018 transmise aux parties comme étant « la » décision de la Commission renvoyant la plainte. Comme il est expliqué ci‑dessous, les parties ont présenté des observations sur la question de savoir si c’était la « décision » de la Commission qui avait été transmise aux parties ou la « décision » de la Commission transmise au Tribunal qui était déterminante, ou qui était la principale à prendre en compte aux fins de la présente requête. Elles ont chacune fourni une jurisprudence qui a abouti à des conclusions différentes à cet égard.

[144] J’ai conclu qu’il n’est pas nécessaire de tenter de résoudre les conflits dans la jurisprudence pour trancher la présente requête, et j’ai choisi de me concentrer sur la décision des commissaires datée du 1er août 2018 et transmise aux parties en tenant compte des arguments de Postes Canada, y compris la question de l’ambiguïté, dans mes motifs cidessous. Car il s’agit là de la source du conflit allégué avec la lettre reçue par le Tribunal. De plus, le paragraphe 44(4) de la Loi exige que la Commission avise le plaignant et les intimés des mesures qu’elle prend en vertu de l’alinéa 44(3)a). Je conclus que c’est la décision du 1er août 2018 qui constitue « la décision de la Commission », et non la lettre adressée au Tribunal, parce que la première a été envoyée aux parties. La lettre aux parties du 17 août 2018 donnait avis de la décision à celles-ci et comprenait la décision du 1er août 2018. Je qualifierai la lettre au Tribunal d’avis de la décision des commissaires, soit une mesure administrative prise par le registraire.

[145] Postes Canada semble considérer la lettre du 17 août 2018 comme un élément de la décision des commissaires, et elle y attache une importance correspondante. Aux fins de la présente requête, le Tribunal a accordé du poids à ce document dans la mesure où il commente la décision des commissaires. Toutefois, il s’agit d’une lettre provenant du personnel de la Commission. Rien n’indique qu’elle ait été examinée par les commissaires avant d’être envoyée. Il ne semble pas qu’il faille lui accorder beaucoup de poids. En tout état de cause, le poids accordé à ce document n’est pas déterminant.

D. Position de Postes Canada

[146] Postes Canada s’appuie sur le fait que, dans la décision du 1er août 2018, les commissaires écrivaient avoir [traduction] « examiné attentivement le formulaire de plainte, le rapport d’enquête et les observations présentées par la plaignante après la divulgation ». L’argument de Postes Canada est axé sur le fait que la Commission a fait référence au rapport d’enquête. Les commissaires n’ont ensuite abordé que deux questions dans leurs brefs motifs de renvoi. C’est dans ce contexte que Postes Canada soutient que le libellé de la décision indique clairement que seules deux questions sont renvoyées au Tribunal.

[147] Postes Canada affirme que les questions en litige qui ont été énoncées dans la décision du 1er août 2018 et, par conséquent, les questions à instruire, sont les suivantes :

  • 1) si l’intimée a pleinement tenu compte de la sensibilité au froid de la plaignante, notamment en cherchant à obtenir des renseignements supplémentaires là où la preuve médicale initiale manquait apparemment de clarté, et en prenant des mesures d’adaptation en ce qui concerne son horaire de travail et ses itinéraires,

  • 2) si les mesures d’adaptation antérieures relatives à la modification des heures de travail pour des raisons familiales ont pu être déraisonnablement changées sans que la plaignante ait eu l’occasion de faire valoir son besoin continu de mesures d’adaptation à cet égard.

[148] Postes Canada invoque également la partie suivante de la lettre du 17 août 2018 qui décrivait ainsi la décision des commissaires du 1er août 2018 aux parties :

[traduction]

 

Avant de rendre la décision, la Commission a examiné le rapport qui vous avait été communiqué précédemment, ainsi que toute observation déposée en réponse au rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en vertu de l’article 47 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de nommer un conciliateur pour tenter de régler la plainte et, en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi, de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne de nommer un membre pour instruire la plainte, pour les motifs exposés dans le document ci‑joint. [Caractères gras ajoutés par Postes Canada.]

[149] Postes Canada affirme que les [traduction] « motifs exposés dans le document ci‑joint » sont les deux questions énoncées expressément dans la décision des commissaires du 1er août 2018 et reproduites ci-dessus. Postes Canada soutient qu’il est très clair que seulement deux questions ont été renvoyées au Tribunal.

[150] Autrement dit, étant donné que la décision du 1er août 2018 de la Commission indiquait ceci : [traduction] « […] le Tribunal serait fondé à examiner si l’intimée a pleinement tenu compte de la sensibilité au froid de la plaignante […] [et] si les mesures d’adaptation antérieures relatives à la modification des heures de travail pour des raisons familiales ont pu être déraisonnablement changées […] », Postes Canada plaide que les commissaires ont décidé que le Tribunal était fondé à instruire uniquement ces deux allégations formulées dans la plainte. Postes Canada soutient qu’il est [traduction] « illogique » de conclure que les commissaires ont renvoyé l’ensemble de la plainte au Tribunal après avoir conclu que seulement deux questions étaient potentiellement fondées.

[151] De l’avis de Postes Canada, examiner la plainte dans son ensemble reviendrait à ne pas tenir compte de la décision des commissaires transmise aux parties. Elle affirme que tenir compte de l’ensemble de la plainte équivaudrait à une négation du rôle d’examen préalable de la Commission et rendrait vaine la décision de celle-ci datée du 1er août 2018.

[152] Postes Canada s’appuie sur un principe de droit, exprimé en latin, pour résumer son argument : « expressio unius est exclusio alterius ». Cette expression latine est une règle utilisée dans l’interprétation des lois. Elle est utilisée pour faire valoir que, si un élément est expressément mentionné dans une loi, cette mention en soi exclut tous les autres éléments possibles. Postes Canada applique ce principe à l’espèce en faisant valoir que, puisque la décision des commissaires mentionne expressément deux des allégations contenues dans la plainte, il faut présumer que la Commission avait l’intention d’exclure les autres allégations de la plainte qui auraient pu être incluses.

[153] Subsidiairement, Postes Canada plaide que, s’il estime que la décision de la Commission de renvoyer seulement deux allégations n’est pas évidente, le Tribunal devrait examiner la preuve concernant l’historique de la plainte pour résoudre toute ambiguïté. Postes Canada soutient que plusieurs décisions ont déjà établi que la portée de la plainte n’est pas déterminée seulement par la lettre de renvoi de la Commission au Tribunal. C’est l’historique de la plainte, plutôt, qui fournit le contexte pertinent dont le Tribunal doit tenir compte pour déterminer la portée d’une plainte : Murray c. Canada (Commission des droits de la personne), 2014 CF 139, aux par. 54 à 68 [Murray]; Association canadienne des maîtres de poste et adjoints c. Société canadienne des postes, 2018 TCDP 3, aux par. 46, 48, 50 et 58 (Association canadienne des maîtres de poste); et Oleson c. Première Nation de Wagmatcook, 2019 TCDP 35, au par. 37 [Oleson].

[154] Postes Canada a également évoqué une incohérence qui serait présente dans la lettre que la Commission a envoyée au Tribunal le 25 février 2019, à savoir que la plainte était entièrement renvoyée au Tribunal. Postes Canada fait valoir que cette lettre est la même que celle envoyée au Tribunal dans les affaires Murray, Association canadienne des maîtres de poste et Oleson. (Les lettres dans les affaires Murray et Association canadienne des maîtres de poste ont été signées par le commissaire par intérim, tandis que dans l’affaire Oleson, la lettre a été signée par le directeur du Service du registraire.) Dans chacun de ces cas, la lettre de la Commission au Tribunal renvoyait la plainte au complet pour instruction. Néanmoins, Postes Canada fait remarquer que, dans les trois cas, la question n’avait pas été tranchée en fonction de la « décision » que le Tribunal avait reçue, mais plutôt en fonction de la preuve contextuelle rattachée à l’historique de la plainte. Elle ajoute que la même approche devrait être adoptée en l’espèce.

[155] À cet égard, Postes Canada affirme que le Tribunal devrait considérer que les conclusions du rapport d’enquête font partie de l’historique de la plainte. Les commissaires, selon elle, ont assurément estimé que les conclusions du rapport d’enquête étaient fondées, puisqu’ils n’ont renvoyé que deux allégations pour instruction. En guise de contexte supplémentaire, il n’était pas signalé, dans le rapport d’enquête, que les allégations de Mme Jorge justifiaient un examen, et ce pour diverses raisons. Postes Canada s’appuie sur ces raisons.

E. Position de Mme Jorge

[156] Mme Jorge est d’avis que les commissaires ont renvoyé au Tribunal la plainte dans son intégralité. Elle soutient que Postes Canada déforme la décision des commissaires du 1er août 2018. Les commissaires, selon elle, n’ont pas adopté les conclusions du rapport d’enquête dans leur décision ni exprimé l’intention de renvoyer seulement une partie de la plainte au Tribunal. En fait, ils ont simplement exprimé l’avis que deux des allégations n’étaient pas dénuées de fondement. Mme Jorge affirme qu’ils n’ont tiré aucune conclusion favorable ni défavorable à l’égard des autres allégations figurant dans le rapport d’enquête. Mme Jorge conteste l’idée que les commissaires aient pu avoir dit que [traduction] « seulement » deux questions justifiaient une instruction. À ses dires, les commissaires ont fourni de brefs motifs pour expliquer leur renvoi de la plainte aux fins d’instruction.

[157] Mme Jorge conteste également l’argument de Postes Canada selon lequel le principe expressio unius est exclusio alterius (ou : « la mention de l'un implique l'exclusion de l'autre ») s’applique à la décision des commissaires. Elle affirme que si cet argument est accepté, cela mènerait à un résultat absurde, car les commissaires seraient tenus d’énoncer toutes les allégations qu’ils souhaitent renvoyer au Tribunal dans leurs motifs. Or les commissaires n’ont pas l’habitude de le faire.

[158] Mme Jorge convient avec Postes Canada que le Tribunal peut aller au‑delà de la lettre de renvoi qu’il reçoit de la Commission pour déterminer les questions qui lui ont été renvoyées pour audience et décision. Cependant, Postes Canada, selon elle, décrit mal la façon dont il faut s’y prendre.

[159] Mme Jorge soutient que si les commissaires souhaitent que le Tribunal examine autre chose que la plainte dans son ensemble, ils doivent explicitement énoncer cette intention : Casler, au par. 24, et Kanagasabapathy c. Air Canada, 2013 TCDP 7, aux par. 30 à 32 [Kanagasabapathy].

[160] Mme Jorge fait valoir que les précédents sur lesquels Postes Canada s’appuie, à savoir les décisions Murray, Association canadienne des maîtres de poste et Oleson, suivent une approche différente de celle adoptée dans les affaires qu’elle cite relativement à l’examen de l’historique des plaintes, et qu’ils se distinguent de la présente affaire. Elle soutient qu’il n’y a pas lieu d’appliquer à l’égard de l’espèce la jurisprudence citée par Postes Canada. Les faits de la présente affaire, dit-elle, correspondent davantage à ceux de la décision Kanagasabapathy, où le Tribunal avait indiqué clairement qu’il devait se concentrer sur la lettre reçue de la Commission pour déterminer la portée d’une affaire à instruire, et non sur la lettre aux parties.

[161] Un aspect important de la position de Mme Jorge est sa contestation de l’idée que le rapport d’enquête doive faire partie des outils utilisés pour évaluer la portée de la plainte. Elle avance que ce document ne devrait être examiné par le Tribunal que s’il est adopté par les commissaires. Elle ajoute que le rapport d’enquête n’a pas été adopté par les commissaires en l’espèce.

[162] Aux dires de Mme Jorge, la seule façon pour Postes Canada de faire annuler ou modifier la décision des commissaires datée du 1er août 2018 qui renvoyait la plainte était de solliciter le contrôle judiciaire de la décision par la Cour fédérale, ce que Postes Canada n’a pas fait, bien qu’elle ait été avisée de cette option. La lettre du 17 août 2018 informait les parties qu’elles pouvaient présenter à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision annexée. Mme Jorge soutient que Postes Canada tente aujourd’hui d’obtenir le même résultat au moyen de sa requête au Tribunal visant à limiter la portée de la plainte, et que cela est inacceptable.

F. Position de la Commission

[163] La Commission est d’avis que les commissaires ont renvoyé l’ensemble de la plainte au Tribunal. Elle affirme que les commissaires n’ont pas limité l’examen aux deux questions mentionnées dans sa décision du 1er août 2018.

[164] La Commission a ajouté un élément contextuel supplémentaire à l’historique procédural de la plainte. Elle a fait savoir qu’elle avait déjà rendu au sujet de la plainte une décision non encore mentionnée dans les présents motifs. Les articles 40 et 41 de la Loi autorisent à la Commission à ne pas traiter une plainte si le plaignant dispose d’un autre recours juridique pour assurer la protection de ses droits de la personne. Comme mentionné précédemment, Mme Jorge avait accès à un processus de règlement des griefs dans son lieu de travail. Cependant, en fin de compte, Mme Jorge a été incapable de résoudre les problèmes touchant ses droits à l’aide de ce processus de grief. La Commission a donc décidé de traiter sa plainte, puis elle a rendu une décision au titre de l’article 41 de la Loi. La Commission souligne que Postes Canada n’a pas non plus cherché à obtenir le contrôle judiciaire de la décision, prise en vertu de l’article 41, de mener une enquête sur la plainte malgré la procédure de règlement des griefs.

[165] La Commission explique que le but d’une enquête menée par son personnel sur une plainte est de fournir aux commissaires les renseignements nécessaires pour qu’ils puissent décider s’il y a lieu de renvoyer la plainte au Tribunal. L’agent des droits de la personne chargé de mener l’enquête adresse une recommandation aux commissaires. Les renseignements découlant de l’enquête et la recommandation de l’agent quant à savoir si la plainte devrait être renvoyée au Tribunal sont consignés dans le rapport d’enquête. Ensuite, les parties ont la possibilité de répondre au rapport d’enquête avant que la décision des commissaires ne soit rendue. En l’espèce, la Commission signale que Mme Jorge est la seule partie à avoir répondu au rapport d’enquête.

[166] La Commission souligne que même s’il était recommandé, dans le rapport d’enquête rédigé par le personnel de la Commission, de ne pas mener d’enquête sur la plainte, les commissaires ont décidé de nommer un conciliateur pour voir si l’affaire pouvait être réglée. En vertu du paragraphe 44(3) de la Loi, les commissaires ont aussi déterminé qu’en l’absence d’un tel règlement, une instruction par le Tribunal était justifiée. La Commission en conclut que les commissaires ont refusé de faire leur la recommandation, formulée dans le rapport d’enquête, de rejeter la plainte. Elle soutient qu’à moins que les commissaires ne déclarent expressément le contraire, la plainte dans son intégralité fait l’objet du renvoi au Tribunal.

[167] Comme il a été indiqué, la Commission a avisé les parties dans sa lettre du 17 août 2018 que, si elles n’étaient pas d’accord avec la décision, elles pouvaient s’adresser à la Cour fédérale pour en solliciter le contrôle. Dès lors que l’affaire n’a pas été réglée par voie de conciliation, la Commission a écrit au Tribunal le 25 février 2019 pour lui demander d’instruire la plainte. La Commission affirme que, puisque Postes Canada n’a pas demandé de contrôle judiciaire de la décision des commissaires de renvoyer la plainte au Tribunal, cette décision est maintenue, et le Tribunal doit maintenant procéder à l’instruction.

[168] Selon ce qu’affirme la Commission, [traduction] « si la portée de la plainte devant le Tribunal doit être limitée, elle ne devrait l’être que dans des circonstances où agir de la sorte est manifestement équitable et conforme à la justice naturelle » (observations de la Commission, au par. 23). La Commission cite à cet égard la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, confirmée par l’arrêt 2013 CAF 75, pour appuyer la proposition selon laquelle le Tribunal devrait exercer de façon prudente son pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte avant la tenue d’une audience, et y recourir « seulement dans les cas les plus clairs » (au par. 140). La Commission soutient qu’il ne s’agit pas en l’espèce de l’un de ces cas.

[169] La Commission avance en outre qu’une fois qu’une affaire est renvoyée au Tribunal par la Commission, celui-ci est tenu, suivant l’article 50 de la Loi, d’instruire la plainte : Oleson, au par. 29, citant la décision Commission canadienne des droits de la personne c. Lemire et autres, 2012 CF 1162, aussi publiée sous l’intitulé Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162 [Warman], au par. 55. La Commission plaide que le Tribunal doit statuer sur la plainte, et non « examiner de manière incidente le processus décisionnel de la Commission » : Oleson, au par. 34, citant la décision Warman, au par. 56 (observations de la Commission, au par. 32).

[170] La Commission concède que l’historique de la plainte peut fournir un contexte en cas d’ambiguïté relative à la portée de la plainte. Toutefois, elle soutient également qu’il est erroné, pour Postes Canada, de s’en remettre dans une grande mesure au rapport d’enquête qui recommandait le rejet de la plainte, parce qu’un rapport d’enquête ne fait que formuler une recommandation.

[171] Au paragraphe 40 de ses observations, la Commission a résumé ainsi sa position :

[traduction]

 

Lorsque la Commission a l’intention de limiter la portée de la plainte renvoyée, elle doit employer un libellé clair à cet effet dans le renvoi lui‑même. En l’absence de telles instructions clairement exprimées, la plainte est renvoyée dans son intégralité, sans restriction ni limites. Comme l’a conclu le Tribunal dans la décision Connors, « la Commission [] a déféré la plainte sans autre précision. Le Tribunal en conclut qu’il est saisi de la plainte dans sa totalité. »

 

[172] La Commission cite les décisions Côté c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2003 TCDP 32, aux par. 12 à 14 [Côté]; Spurrell c. Forces armées canadiennes, 1990 CanLII 188 (TCDP), aux par. 7 à 11 [Spurrell]; Gover c. Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 14, aux par. 38, 39, 42, 47 et 48 [Gover] et Connors c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 6 [Connors] pour appuyer cette position.

[173] En bref, la Commission soutient que le fait que les commissaires aient décrit deux des allégations de Mme Jorge dans leur décision du 1er août 2018 est loin d’équivaloir à une exclusion expresse de ses autres allégations. La Commission affirme que rien dans la décision des commissaires ne laisse croire à une intention de limiter la portée de la plainte. À l’instar de Mme Jorge, la Commission fait valoir que les circonstances des affaires sur lesquelles Postes Canada s’appuie sont distinctes des circonstances en l’espèce.

G. Réplique de Postes Canada

[174] Postes Canada soutient que Mme Jorge a tort de laisser entendre que les commissaires n’ont pas rendu de décision définitive au sujet des allégations contenues dans la plainte. Elle affirme, au paragraphe 1 de sa réplique à la plaignante, que dans la décision qu’ils ont fait parvenir aux parties, les commissaires :

[traduction]

 

[] ont déclaré expressément qu’il était fondé d’instruire uniquement deux questions. La logique et le bon sens dictent qu’en énonçant distinctement dans sa décision les deux questions en litige, la CCDP n’a pas retenu le reste des allégations, et elle a rendu une décision définitive sur leur bien‑fondé.

[175] Postes Canada donne à entendre que Mme Jorge a tort d’accorder autant de poids à la lettre de renvoi au Tribunal. Elle souligne que, dans Murray, la Cour fédérale avait conclu que la lettre de renvoi au Tribunal n’était pas le seul facteur à prendre en considération pour déterminer la portée d’une plainte renvoyée. Postes Canada prend acte du fait que la décision Kanagasabapathy du Tribunal mentionnée par Mme Jorge met l’accent sur la lettre de renvoi au Tribunal plutôt que sur le contexte offert par l’historique de la plainte. Toutefois, selon elle, la décision Kanagasabapathy ne devrait pas être suivie, parce qu’elle a été rendue en 2013 et qu’elle entre en conflit avec la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Murray, aux paragraphes 54 à 68, rendue par la suite en 2014.

[176] Aux dires de Postes Canada, le conflit entre les affaires Kanagasabapathy et Murray a été correctement résolu dans une décision subséquente du Tribunal, soit la décision Association canadienne des maîtres de poste. Dans cette affaire, le Tribunal avait conclu qu’il était lié par la décision de la Cour fédérale dans Murray. Pour ce motif, il avait statué que la lettre de renvoi n’était pas déterminante et qu’il pouvait prendre en considération l’historique de la plainte.

[177] Postes Canada soutient que le contexte de l’historique de la plainte, jugé pertinent dans la décision Murray, comprend le rapport d’enquête. Elle souligne que dans les affaires Murray et Oleson, le rapport d’enquête avait été pris en compte pour déterminer la portée de l’instruction confiée au Tribunal.

[178] En réponse à l’argument de Mme Jorge selon lequel le principe expressio unius est exclusio alterus entraînerait des résultats absurdes s’il était appliqué aux décisions des commissaires, Postes Canada souligne qu’il s’agit d’un principe juridique établi de longue date.

[179] En réplique aux arguments de la Commission, Postes Canada soutient que cette dernière a tort sur le plan juridique lorsqu’elle prétend que le pouvoir de rejeter une plainte relative aux droits de la personne avant une audience sur le fond ne devrait être exercé que dans les cas les plus clairs. Elle affirme que la Commission utilise ici la norme applicable à une requête en radiation ou à une requête en rejet d’une plainte, mais pas à une requête visant à limiter la portée d’une plainte renvoyée. Postes Canada poursuit en affirmant que le Tribunal devrait plutôt adopter l’approche suivie dans les décisions Murray, Association canadienne des maîtres de poste et Oleson, selon lesquelles la portée d’une plainte doit être limitée si le Tribunal conclut que telle était l’intention de la Commission.

[180] Postes Canada ajoute qu’aucune des décisions invoquées par la Commission (Côté, Spurrell, Gover et Connors) n’a établi que les commissaires doivent recourir à des instructions claires s’ils ont l’intention de limiter la portée d’une plainte qu’ils renvoient au Tribunal. Postes Canada laisse aussi entendre que les faits dans les affaires citées par la Commission se distinguent de ceux de l’espèce. Dans ces trois affaires, les commissaires n’avaient pas envoyé de décision détaillée aux parties au sujet du renvoi, comme ce fut le cas dans les affaires Murray, Association canadienne des maîtres de poste et Oleson.

[181] Postes Canada nie que sa requête puisse constituer une tentative déguisée d’obtenir un contrôle judiciaire de la décision des commissaires. Elle affirme qu’elle essaie plutôt de clarifier ou de confirmer la portée de la plainte renvoyée.

H. Analyse

(i) Les commissaires ont‑ils rendu une décision claire?

[182] La requête visant à limiter la portée de la plainte se fonde sur le libellé de la lettre du 17 août 2018 de la Commission et sur la décision du 1er août 2018 qui y est annexée. La première question à trancher consiste à déterminer si la décision de la Commission transmise aux parties renvoie clairement et uniquement deux allégations de la plainte au Tribunal pour fins d’instruction.

[183] Il n’est précisé nulle part, dans les lettres en question, que les commissaires renvoyaient [traduction] « seulement » deux allégations en vue d’une instruction. Il est clairement indiqué dans la décision que [traduction] « la plainte » sera renvoyée au Tribunal si elle n’est pas réglée. En fait, la décision des commissaires est présentée à maintes reprises comme un choix de renvoyer la plainte au Tribunal dans la décision du 1er août 2018. Les commissaires ont d’abord envoyé « la plainte » en conciliation. Ils ont écrit que si « la plainte » n’était pas réglée à la suite de la conciliation, elle serait renvoyée au Tribunal pour instruction. Les mêmes propos sont repris dans la lettre du 17 août 2018 qui accompagnait la décision du 1er août 2018. On ne trouve ni dans la lettre d’accompagnement, ni dans la décision, de déclaration selon laquelle [traduction] « seulement deux allégations » sont renvoyées au Tribunal pour instruction.

[184] En fait, « la plainte » n’a pas été réglée au stade de la conciliation. Rien dans la décision des commissaires ne laisse entendre que quoi que ce soit d’autre que l’ensemble de la plainte a été envoyé en conciliation. Dans la lettre du 25 février 2019 que le registraire de la Commission a envoyée au Tribunal, on peut lire ce qui suit : [traduction] « La Commission a décidé de demander [] que la plainte soit instruite ». Voilà qui montre que le registraire a compris que les commissaires avaient décidé de renvoyer « la plainte ».

[185] Je n’accepte pas l’argument de Postes Canada quant à une décision claire de ne renvoyer que deux allégations de la plainte aux fins d’instruction. Je ne suis pas non plus convaincue par son argument subsidiaire selon lequel il y aurait dans la décision des commissaires une ambiguïté qui se trouverait à être résolue par la conclusion que seulement deux allégations de la plainte ont été renvoyées aux fins d’une instruction. L’aspect déterminant de la décision, ou la conséquence qu’a cette décision sur la présente procédure, est le renvoi de la plainte au Tribunal dans son intégralité. Il s’agit d’une décision claire des commissaires. Elle ne comporte aucune ambiguïté.

[186] Par conséquent, il n’y a pas de conflit entre la décision transmise aux parties et celle transmise au Tribunal. Au contraire, les commissaires ont clairement décidé de renvoyer la plainte dans son intégralité aux fins d’une instruction si elle n’était pas réglée.

(ii) Comment faut‑il résoudre toute ambiguïté?

a) Aperçu

[187] J’ai décidé qu’il n’y avait pas d’ambiguïté au sujet de ce qui a été renvoyé pour instruction, mais au cas où je me tromperais, je répondrai tout de même aux arguments de Postes Canada concernant la prétendue ambiguïté et l’interprétation qu’il convient d’adopter. Postes Canada fait essentiellement valoir que la déclaration des commissaires dans leur décision quant à une instruction qui serait fondée crée de l’ambiguïté, et que cette ambiguïté annule ce qui, pour le Tribunal, semble être l’indication claire d’un renvoi de la plainte au Tribunal. De même, si le Tribunal conclut que la décision des commissaires de renvoyer seulement deux des allégations n’est pas clairement indiquée, cette ambiguïté doit être dissipée en interprétant l’historique de la plainte. Postes Canada ajoute que cet historique de la plainte se trouve dans le rapport d’enquête et dans les conclusions qu’il contient, à savoir qu’aucune des allégations dans la plainte n’était fondée. Postes Canada plaide que les commissaires ont implicitement approuvé le rapport d’enquête.

[188] J’ai analysé avec soin cet argument. Je ne suis pas convaincue qu’il soit raisonnable d’interpréter les lettres pertinentes comme prouvant une intention de renvoyer pour instruction seulement deux allégations de la plainte. Il est fort probable que ce ne soit pas ce que les commissaires voulaient.

[189] Avec égards, Postes Canada interprète la décision des commissaires datée du 1er août 2018 et transmise aux parties d’une manière qui fait abstraction du contexte établi par le contenu complet des lettres du 1er août et du 17 août 2018 de la Commission, et qui ne reconnaît pas correctement le contexte législatif plus vaste qui s’applique à la décision de renvoyer ou non une plainte sous le régime de la Loi. Je traiterai d’abord du contexte établi par le contenu de la décision des commissaires transmise aux parties.

b) Le contenu de la décision des commissaires

[190] Comme Postes Canada le fait remarquer, dans leur décision du 1er août 2018, les commissaires ont écrit qu’ils avaient [traduction] « examiné attentivement le formulaire de plainte, le rapport d’enquête et les observations présentées par la plaignante après la divulgation ». Je m’attendrais à ce que les commissaires incluent habituellement quelque mention à cet effet pour confirmer que, dans leur rôle de commissaires, ils ont, comme l’équité procédurale l’exige, lu et examiné tous les arguments. De plus, la question de savoir si les commissaires devraient examiner l’historique de la plainte ne se pose pas, car cet historique sera examiné à l’étape du Tribunal. Les commissaires doivent tenir compte de l’historique de la plainte aux différentes étapes du processus de la Commission, car ce sont eux qui rendent la décision définitive pour la Commission.

[191] Selon ce qu’il ressort implicitement des arguments de Postes Canada, celle-ci présume que, si les commissaires ont fait référence à leur examen du rapport d’enquête, c’est que ce rapport a joué un rôle majeur dans leur décision. Ce fut sans aucun doute le cas, parce qu’il s’agit d’un document important. Mais Postes Canada laisse aussi entendre qu’en l’absence de motifs indiquant le contraire, cette mention du rapport d’enquête signifie que les commissaires ont adopté le rapport. Par déduction nécessaire, Postes Canada adopte apparemment une approche selon laquelle les commissaires sont tenus d’appliquer les conclusions du rapport d’enquête à l’égard de chaque question; autrement dit, il faudrait considérer qu’ils souscrivent à a conclusion du rapport denquête sur une question, sauf mention expresse du contraire. Cette démarche repose sur le silence des commissaires quant aux points qu’ils auraient pu inclure dans leur raisonnement. Elle n’est pas convaincante. En effet, rien n’indique que le rapport d’enquête ait été jugé prioritaire, ni que ses conclusions aient été adoptées. Les commissaires ont également examiné d’autres documents importants, mais leur décision ne dit rien non plus au sujet de leur évaluation de tous les autres éléments pris en compte. La déclaration des commissaires citée plus haut énonce tout bonnement ce qu’ils ont examiné.

[192] Comme il est expliqué ci‑dessus, les rapports d’enquête contiennent les renseignements recueillis en cours d’enquête par un agent des droits de la personne, ainsi que la recommandation de cet agent. Des plaintes sont régulièrement renvoyées au Tribunal, même si le rapport d’enquête recommandait le contraire. D’autres plaintes sont aussi renvoyées uniquement en partie au Tribunal. En l’espèce, il se peut que les commissaires aient été fortement convaincus par le rapport d’enquête. Mais ils ont tout aussi bien pu écarter le rapport d’enquête, l’avoir mal interprété et avoir accordé beaucoup de poids à la plainte de Mme Jorge ou aux observations qu’elle a présentées après la divulgation. La précédente remarque des commissaires au sujet de l’examen attentif des documents, notamment le rapport d’enquête, n’a pas pour effet d’introduire implicitement le mot [traduction] « seulement » dans leur décision en ce qui a trait à la portée du renvoi.

[193] S’il faut prêter une intention ou une signification supplémentaire à cette mention d’un examen attentif, elle visait sans doute très probablement à rassurer Mme Jorge quant au fait que les commissaires avaient tenu compte de ses éléments de preuve et de ses observations. L’agent des droits de la personne chargé d’enquêter sur sa plainte avait conclu qu’il n’y avait pas lieu de la renvoyer pour instruction. Mme Jorge avait répondu à cette conclusion. Elle estimait que la Commission (en fait, à cette étape, l’agent des droits de la personne) avait refusé à tort de tenir compte d’éléments de preuve importants avant de décider de recommander que la plainte ne soit pas transmise au Tribunal. Un témoin que Mme Jorge avait demandé à faire interroger au cours de l’enquête ne l’avait pas été. Mme Jorge s’est opposée et a soutenu que l’enquête comportait des lacunes importantes.

[194] Dans la décision, immédiatement après leur déclaration concernant ce qu’ils avaient examiné, les commissaires formulent des remarques au sujet des préoccupations de Mme Jorge. Les commissaires semblent plus susceptibles d’avoir eu l’intention de répondre à son objection à ce qu’elle avait perçu comme un manque de rigueur dans la conduite de l’enquête que d’avoir eu l’intention de limiter la portée de l’examen du Tribunal. Les commissaires y confirment qu’ils ont examiné tous les éléments contextuels pertinents, y compris le formulaire de plainte, le rapport d’enquête, les observations de la plaignante après la divulgation, et les notes de Mme Jorge sur ses discussions avec le témoin en question ainsi que ses autres documents. Voici le paragraphe concerné dans son entier :

[traduction]

 

La Commission a examiné attentivement le formulaire de plainte, le rapport d’enquête et les observations présentées par la plaignante après la divulgation. La Commission note que la plaignante a exprimé une préoccupation quant à la rigueur de l’enquête et à la décision de l’enquêteur de ne pas interroger tous les témoins désignés par la plaignante, en particulier son représentant syndical, Greg Knickle. La plaignante formule des allégations graves, mais non fondées, contre l’autre représentant syndical qui avait été interrogé par l’enquêteur, et elle exhorte la Commission à conclure que l’enquête n’était pas suffisamment approfondie. Nous sommes d’avis que, puisque l’enquêteur s’est fié aux notes prises par la plaignante au cours de la réunion à laquelle M. Knickle a participé, et qu’il a aussi examiné d’autres documents du syndicat fournis par la plaignante, il n’était pas nécessaire d’interroger M. Knickle pour se faire une idée complète du contexte en milieu de travail. Il n’est pas non plus nécessaire d’interroger chaque témoin proposé par une partie pour acquérir une juste image du contexte d’une plainte, et nous ne sommes pas convaincus par les observations de la plaignante à cet égard.

[195] De par sa proximité et sa nature, cet autre élément de contenu fournit un contexte très pertinent. Je ne suis pas d’accord pour dire que la référence des commissaires au rapport d’enquête équivaut à une adoption implicite des conclusions de ce rapport.

[196] Dans le paragraphe suivant de leur décision, après avoir expliqué qu’il n’était pas nécessaire d’interroger chaque témoin, les commissaires ont écrit ce qui suit : [traduction] « Cela dit, la Commission estime que le Tribunal serait fondé à examiner si l’intimée [] », puis mentionnent les deux questions citées plus tôt dans les présents motifs.

[197] Le fait que les commissaires aient fait des remarques sur deux allégations qui leur avaient semblé manifestement fondées ne permet pas d’insérer, par induction, le mot [traduction] « seulement » dans la décision des commissaires.

[198] Le Tribunal s’est demandé si les commissaires avaient eu l’intention de faire ressortir l’expression [traduction] « serait fondé à » par opposition à autre chose dans la décision qui indiquerait que la majorité de la plainte n’était pas fondée. Mais on ne trouve pas de contenu en ce sens. À supposer que l’on ait voulu mettre l’accent sur l’expression [traduction] « serait fondé à », le lecteur consulterait naturellement le paragraphe précédent pour trouver à quoi cette mise en évidence se rapporte.

[199] Les commissaires venaient d’écrire que la plaignante avait fait [traduction] « des allégations graves, mais non fondées, contre l’autre représentant syndical qui avait été interrogé par l’enquêteur, et [qu’]elle exhort[ait] la Commission à conclure que l’enquête n’était pas suffisamment approfondie». Ils ont conclu qu’il n’était pas nécessaire d’interroger l’autre représentant syndical comme Mme Jorge le souhaitait [traduction] « pour acquérir une juste image du contexte [de la] plainte », et ont ajouté : « nous ne sommes pas convaincus par les observations de la plaignante à cet égard ». En somme, les commissaires ont d’abord précisé que Mme Jorge avait fait des allégations graves et non fondées contre un témoin et qu’ils n’étaient pas convaincus par ses allégations selon lesquelles l’enquête était injuste. À mon avis, lorsque les commissaires ont écrit, immédiatement après : [traduction] « Cela dit, le Tribunal serait fondé à [...] », ils cherchaient à faire contrepoids à leurs critiques à l’endroit de Mme Jorge — qui, selon eux, aurait formulé des plaintes de nature procédurale et des allégations non fondées contre un témoin — en donnant l’assurance qu’il existait deux questions relatives à la plainte qui, à leur avis, étaient fondées Il est peu probable que ces déclarations aient recelé d’autres intentions.

[200] En utilisant l’expression [traduction] « fondé à » selon son sens ordinaire, les commissaires voulaient dire que ces deux questions nécessitaient assurément un examen de la part du Tribunal. Ils avaient peut‑être l’intention de mettre l’accent sur cette conviction. Pour autant, cela ne signifie pas qu’ils voulaient laisser entendre que les autres questions ne nécessitaient aucun examen. Avec égards, ce n’est pas ce que les commissaires ont écrit. Il ne s’agit pas là d’une interprétation raisonnable de leurs déclarations, qui, prises en contexte, n’établissent pas de limite explicite ou implicite aux questions renvoyées au Tribunal pour instruction.

[201] Les deux allégations qui sont expressément mentionnées dans la décision ont trait à la question des mesures d’adaptation relatives à la déficience et à la situation de famille. Ces questions soulevées dans la plainte sont les plus fondamentales. Ce qui s’est probablement produit est que les commissaires étaient convaincus que ces deux questions étaient fondées et que, par conséquent, la plainte avait franchi l’étape de l’examen préalable de la Commission et serait envoyée en conciliation, puis transmise au Tribunal, au besoin.

[202] La conclusion la plus logique à tirer de leur décision est que, dès lors que la plainte avait franchi l’étape de l’examen préalable, les commissaires ne se sont pas prononcés sur l’éventuel bien‑fondé de toutes les autres questions soulevées par les deux parties. Ils n’ont pas adopté ni rejeté les autres conclusions du rapport d’enquête ou, s’ils l’ont fait, ils ont choisi de ne pas exposer leur analyse à cet égard dans leur décision, mais plutôt de renvoyer la plainte, en l’indiquant expressément. Par exemple, les commissaires n’ont pas tiré de conclusions dans leurs motifs au sujet des objections soulevées par Postes Canada pendant l’enquête. Certaines étaient les mêmes que les questions soulevées par Postes Canada dans la présente requête, par exemple celle de savoir s’il est possible d’alléguer des représailles relativement à des faits survenus avant qu’une plainte ne soit réellement déposée auprès de la Commission. Il semble que les commissaires aient tout simplement décidé de renvoyer la plainte dans son intégralité plutôt que de procéder à un élagage des autres questions plus secondaires.

[203] On ne peut présumer que l’absence de traitement d’une question particulière dans la décision de renvoi d’une plainte signifie que les passages pertinents du rapport d’enquête rejetant cette même question deviennent alors la décision des commissaires.

c) Le cadre législatif

[204] Voilà qui m’amène à mon deuxième commentaire, qui vise également à favoriser une meilleure compréhension des procédures en vertu de la Loi et à expliquer comment le cadre législatif s’applique aux questions liées à la portée d’une plainte.

[205] Pour les raisons évoquées ici, ou pour d’autres raisons, les commissaires peuvent choisir de ne pas rendre plus de décisions dans le cadre de leurs fonctions que ne l’exigent la Loi (voir les articles 40, 41, 44 et 49) ou les circonstances. L’alinéa (3)a) de l’article 44 de la Loi prévoit que la Commission :

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié,

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e) […].

[206] Cette disposition est suivie d’un libellé qui rend compte de la conclusion contraire que la Commission pourrait tirer, en vertu de l’alinéa 44(3)b), et qui prévoit que la Commission « rejette » la plainte si elle est convaincue « (i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié, (ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e) ».

[207] Le pouvoir des commissaires de rejeter une plainte est limité par les motifs prévus aux alinéas 41c) à e), qui comprennent les plaintes pour lesquelles la Commission n’a pas compétence, les plaintes frivoles, vexatoires ou entachées de mauvaise foi ou celles qui sont prescrites. Comme il a été indiqué, la Commission peut également refuser de renvoyer l’affaire aux termes du sous‑alinéa 44(3)b)(i) si les commissaires concluent qu’un examen n’est pas justifié. Rien dans la décision du 1er août 2018 des commissaires ne prévoit que la plainte ou une partie de celle‑ci devrait être rejetée pour l’une de ces raisons.

[208] Mais l’aspect qui est le plus important, ici, est que la Commission procède à un examen préalable les plaintes pour déterminer si une instruction est justifiée. Je ne veux pas laisser entendre que c’est bien ce qui se produit, mais en théorie, les commissaires pourraient déterminer s’il est plus probable que le contraire qu’un aspect important d’une plainte justifie une instruction et, le cas échéant, renvoyer la plainte pour ce motif, en remplissant ainsi leur fonction d’examen préalable. Les commissaires pourraient aussi envisager de prendre isolément une partie d’une plainte, mais ils ne l’ont pas fait en l’espèce.

[209] Cette manière de procéder est conforme à l’exigence de la Loi selon laquelle la Commission doit examiner les plaintes, mais ne pas se prononcer sur leur bien‑fondé, afin de laisser au Tribunal le soin de trancher de façon définitive les questions en litige au terme d’une audience où tous les éléments de preuve ou arguments pertinents auront pu être pleinement entendus. C’est là le processus tout à fait approprié qui est exigé par la Loi et par la justice naturelle.

[210] Le renvoi des plaintes pour fins d’audience déclenche les rôles distincts qui reviennent à la Commission et au Tribunal. Il y a une différence importante entre l’examen préalable des plaintes (qui exige la conclusion qu’une plainte n’est pas suffisamment fondée pour justifier un examen plus approfondi ou que la plainte devrait être rejetée pour d’autres raisons permises par la Loi) et le fait de rendre une décision définitive sur chaque allégation, comme le Tribunal est tenu de le faire. Étant donné que le rôle de la Commission consiste à rejeter après examen les plaintes non fondées, plutôt que de trancher l’ensemble des questions, il est logique de déduire que la plainte est renvoyée dans son intégralité, à moins que cette déduction ne soit expressément contredite par les commissaires dans leur décision.

[211] Par conséquent, à mon avis, le processus établi par la Loi appuie la présomption selon laquelle une plainte est renvoyée dans son intégralité, à moins d’une exception exprimée clairement et explicitement par les commissaires dans leur décision. En l’espèce, dans la décision exprimée dans leur lettre du 25 février 2019 au Tribunal, non seulement les commissaires ont-ils déclaré qu’ils procédaient au renvoi de « la plainte » pour instruction si elle ne se réglait pas par voie de conciliation, mais ils ont aussi expressément demandé au Tribunal d’instruire « la plainte » conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi.

[212] La présomption selon laquelle une plainte est renvoyée dans son ensemble est appuyée par des motifs plus nuancés, mais tout aussi importants, prévus par le régime législatif. La plupart des plaintes portent sur un certain nombre de questions de fait ou d’actes discriminatoires présumés qui doivent être réglés dans le cadre des questions juridiques pertinentes en matière de plaintes relatives aux droits de la personne. Souvent, les différents aspects d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne sont interreliés. Dans une certaine mesure, l’interdépendance de ces divers aspects fait en sorte qu’il serait malavisé de prendre la décision définitive de ne pas aller de l’avant avec l’instruction de questions considérées isolément par la Commission. À cet effet, l’article 3.1 de la Loi laisse entendre qu’il n’est pas approprié d’examiner isolément des motifs de discrimination particuliers :

3.1 Il est entendu que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs.

[213] La discrimination peut être subtile, et se superposer. Les motifs de discrimination peuvent être combinés, plutôt que d’exiger une analyse distincte, et se recoupent : Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, aux par. 30 à 49). Des recoupements semblables ont été relevés dans la décision Radek c. Henderson Development (Canada) Ltd and Securiguard Services Ltd. (No. 3), 2005 BCHRT 302, au par. 464 : [traduction] « La corrélation qui existe entre plusieurs motifs combinés ou interreliés de discrimination est parfois désignée le "recoupement" ». Ces recoupements présents dans les plaintes relatives aux droits de la personne militent contre le fait préjuger des questions avant la présentation d’un dossier de preuve complet.

[214] Il existe d’autres raisons pour lesquelles les commissaires pourraient vouloir adopter une approche modérée dans leur décision de renvoyer une plainte et leurs motifs écrits une fois qu’ils sont convaincus que le renvoi d’une plainte est approprié. Les parties peuvent formuler les questions différemment à l’audience et à l’étape de la Commission. Prenons l’exemple de l’argument avancé par Mme Jorge en réponse à l’objection de Postes Canada à sa requête, selon lequel certaines de ses allégations de représailles (celles qui se rapportent à la période préalable au dépôt de sa plainte) devraient être caractérisées et traitées comme des exemples de discrimination, et non de représailles, comme l’indique la plainte initiale. Par ailleurs, le Tribunal peut formuler ou organiser les questions différemment. Il n’a pas l’obligation d’accepter la façon dont les parties formulent les questions. Ni la Commission, ni aucune autre partie ne peuvent tenir pour acquis que l’étape de l’enquête cristallise les questions de façon définitive. C’est au cours de l’audience que cela se produit. Il est donc logique que la Commission fasse preuve de prudence en se limitant à ce dont elle doit véritablement décider. Bien entendu, ce principe est assujetti à celui de la suffisance de ses motifs, une question sur laquelle le Tribunal ne peut se prononcer.

[215] Soit dit en passant, lorsque la Commission décide de rejeter une plainte avant une enquête, la Loi exige expressément, au paragraphe 42(1), que l’avis de la décision comprenne les motifs de celle-ci, une exigence qui ne s’applique pas dans le cas où la Commission rend une décision à la suite d’une enquête. Ce fait pourrait peut‑être situer en contexte la nature relativement brève des décisions de renvoi des plaintes pour instruction rendues par la Commission, mais le Tribunal ne peut parler au nom de celle-ci sur un tel sujet qui relève de son pouvoir discrétionnaire à elle.

(iii) Prise en compte de l’historique de la plainte

[216] En l’espèce, je suis arrivée à la conclusion, d’une part, qu’il n’y a pas de conflit entre la lettre de la Commission au Tribunal datée du 25 février 2019 et la décision des commissaires datée du 1er août 2018 qui a été envoyée aux parties, et d’autre part, qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans la décision des commissaires. J’aborderai néanmoins l’argument plus général de Postes Canada selon lequel le Tribunal devrait examiner l’historique de la plainte pour en dégager le contexte afin de dissiper le conflit et l’ambiguïté allégués. Toutes les parties ont convenu que le Tribunal pouvait examiner l’historique de la plainte dans certaines circonstances appropriées. Toutefois, ils ne s’entendaient pas sur ces circonstances et sur la façon de procéder.

[217] Comme je l’ai déjà expliqué, lorsque Postes Canada fait référence à l’historique de la plainte, elle se reporte en fait au rapport d’enquête. Certaines des observations de Postes Canada à cet égard ont déjà été traitées. Par exemple, j’ai expliqué que le rapport d’enquête ne constituait pas une décision, mais seulement une recommandation. Il ne fait donc pas partie du compte rendu des décisions à l’étape de la Commission. Il n’y a pas de preuve ni de fondement qui permettrait de conclure en l’espèce que le rapport devrait être traité en partie comme une décision de facto. Le rapport d’enquête ne fait pas partie de la décision de la Commission, parce qu’il n’a pas été adopté par les commissaires.

[218] Ce qui reste à régler, c’est la question de la jurisprudence sur laquelle Postes Canada s’est fondée, à savoir la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Murray et les décisions du Tribunal dans les affaires Association canadienne des maîtres de poste et Oleson. Postes Canada fait valoir, au paragraphe 29 de ses observations, que le Tribunal peut [traduction] « examiner le contexte plus large de l’historique de la plainte », et lui demande par conséquent d’examiner le rapport d’enquête. Toutefois, le Tribunal estime que les affaires en question se distinguent de la présente.

[219] Dans l’affaire Murray, non seulement l’historique de la plainte était très pertinent, mais il était déterminant pour savoir quelles questions avaient été renvoyées au Tribunal pour instruction. Le juge Hanson, de la Cour fédérale, avait déjà décidé, à une étape antérieure de la procédure — c.-à-d. dans le cadre d’un contrôle judiciaire — des paramètres à appliquer à l’instruction de la plainte. La Commission ne pouvait renvoyer plus de questions que celles qu’elle était autorisée à examiner par la Cour fédérale, et le Tribunal n'avait pas la possibilité d'ignorer la décision de la Cour fédérale au sujet des questions que la Commission était autorisée à examiner. Car une décision de la Cour fédérale lie la Commission et le Tribunal. Les questions limitées sur lesquelles la Cour fédérale avait ordonné à la Commission d’enquêter étaient celles qui étaient les plus susceptibles d’être renvoyées au Tribunal.

[220] Le Tribunal reconnaît que la Cour fédérale a indiqué, aux paragraphes 54 et 67 de sa décision, qu’il était approprié de tenir compte de l’historique de la plainte. Toutefois, cette déclaration doit être replacée dans son contexte. Par « les événements entourant » la plainte, la Cour fédérale entendait le contexte de la décision exécutoire qu’elle avait déjà rendue au sujet de la portée de la plainte. Ce n’est pas du tout la même chose que de décider d’examiner des documents antérieurs (comme l’historique de la plainte) produits à l’étape de l’enquête par le personnel de la Commission pour aider les commissaires à rendre leur décision. Et ces décisions doivent être prises en considération, si elles sont pertinentes. Les conclusions préliminaires de l’enquête ne sont pas pertinentes passé le stade de la décision de la Commission, à moins qu’elles ne soient reprises dans cette même décision.

[221] Dans la décision Association canadienne des maîtres de poste, la Commission avait décidé de renvoyer une plainte au Tribunal sans avoir mené d’enquête, et après avoir tenu compte de ce qu’on appelle un rapport fondé sur les articles 41 et 49. Ce rapport fondé sur les articles 41 et 49 est en fait une recommandation; en effet, la Commission a le pouvoir de renvoyer des plaintes au Tribunal sans enquête en vertu des articles 41 et 49 de la Loi. Comme dans les circonstances en l’espèce, la décision de la Commission de renvoyer l’affaire pour instruction avait été transmise aux parties. Une lettre de renvoi faisant état de la décision de la Commission avait également été envoyée au Tribunal. Contrairement à la présente affaire, la décision que la Commission avait fait parvenir aux parties limitait expressément ce qui était renvoyé pour instruction « uniquement [aux] allégations antérieures au 30 mars 1997 ». Or en l’espèce, la lettre de renvoi adressée au Tribunal ne prévoit pas pareille limite.

[222] Au paragraphe 23 de ses observations, Postes Canada fait valoir que le Tribunal, dans l’affaire Association canadienne des maîtres de poste, s’en était remis à la décision Murray pour ce qui était d’examiner l’historique de la plainte, lequel comprenait le rapport fondé sur les articles 41 et 49 (recommandation), la lettre de renvoi aux parties et le compte rendu de décision de la Commission au titre des articles 41 et 49. Postes Canada soutient que l’examen du rapport fondé sur les articles 41 et 49 que le Tribunal avait effectué dans l’affaire Association canadienne des maîtres de poste démontre comment le Tribunal devrait s’appuyer sur le rapport d’enquête dans la présente affaire également pour déterminer la portée de la plainte.

[223] Contrairement à la situation en l’espèce, le Tribunal, dans l’affaire Association canadienne des maîtres de poste, avait conclu que la décision de la Commission adoptait, en le reprenant, le rapport fondé sur les articles 41 et 49. La décision adoptait ce rapport dans son intégralité. Le rapport a donc été intégré à la décision de la Commission, et il est devenu sa décision. Il était tout à fait approprié que le Tribunal examine le contenu repris dans la décision de la Commission, conformément à la décision Murray.

[224] Le Tribunal n’est pas d’accord pour dire que la décision Association canadienne des maîtres de poste appuie la thèse qu’il est approprié, pour le Tribunal, de tenir compte d’une recommandation transmise à la Commission qui n’a pas été adoptée par celle-ci pour examiner l’historique de la plainte, ou pour fonder une décision concernant la portée de la plainte.

[225] Le Tribunal reconnaît que la décision Association canadienne des maîtres de poste indiquait, au paragraphe 48, que la décision Murray « précise clairement que le Tribunal peut se pencher sur l’historique de la plainte » pour déterminer la portée d’une plainte. À première vue, le Tribunal dans cette affaire semble avoir tenu compte d’autres éléments en plus de la décision de la Commission en guise d’historique procédural de l’affaire. Au paragraphe 48, le Tribunal a déclaré qu’il « ne peut pas passer sous silence l’historique procédural et les étapes franchies, tant devant la Commission qu’entre les parties […] ». Pour les motifs exposés ci‑dessus, le Tribunal ne souscrit pas à la thèse voulant que la décision Murray justifie la possibilité d’examiner la totalité des documents se rapportant à l’historique de la plainte, si c’est bien ce que visait la déclaration du Tribunal dans l’affaire Association canadienne des maîtres de poste. Le Tribunal n’approuve pas l’adoption d’une approche dite de « porte ouverte » pour l’examen d’antécédents d’une plainte qui ne sont pas visés par le rapport de décision officiel de la Commission.

[226] Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir s’il convient d’examiner, en tant qu’élément de l’historique de la plainte, une entente officielle entre les parties versée au dossier, par exemple des protocoles d’entente exécutoires, comme cela a également été le cas dans l’affaire Association canadienne des maîtres de poste. Dans cette affaire, le Tribunal n’avait pas expliqué pourquoi les protocoles d’entente devraient être pris en considération en plus de la décision de la Commission, non plus qu’il n’avait précisé quels autres renseignements pertinents ils renfermaient. Je refuse d’approuver l’examen de documents autres que les décisions officielles de la Commission sans comprendre pour quelle raison on retournerait aux documents antérieurs à la décision finale de la Commission concernant l’objet de la plainte. Quoi qu’il en soit, il se peut que le Tribunal n’ait pas examiné séparément ces protocoles. Au paragraphe 48 de la décision, il a également déclaré que « […] l’historique procédural et les étapes franchies, tant devant la Commission qu’entre les parties, notamment les protocoles d’entente, [étaient expliqués par] la Commission dans son rapport fondé sur les articles 41 et 49 », rapport qui avait été intégré à la décision de la Commission et qui le constituait.

[227] Bref, l’examen de documents qui ne correspondent pas à des décisions exécutoires pourrait avoir des effets néfastes, comme le fait pour le Tribunal de mal interpréter ou de modifier les motifs de décision de la Commission, ou encore de rendre des décisions qu’il n’a pas le pouvoir de rendre au sujet des décisions et des processus suivis par la Commission. Le Tribunal estime que la Cour fédérale, dans l’arrêt Murray, a statué que l’historique des décisions rendues au sujet d’une plainte doit être pris en considération par le Tribunal s’il est pertinent.

[228] L’affaire Oleson se distingue également. En ce qui concerne les faits dans cette affaire, la Commission avait expressément déclaré, dans sa décision de renvoi de la plainte qui avait été transmise aux parties, que la preuve n’appuyait pas les allégations de discrimination énoncées dans la plainte à l’égard de certaines caractéristiques protégées. Mais la lettre de renvoi adressée au Tribunal ne contenait pas pareille restriction. La Commission et l’intimée ont plaidé, avec succès, que la lettre de la Commission demandant au président d’instituer une enquête ne pouvait être examinée indépendamment de la décision que la Commission avait envoyée aux parties. Le Tribunal souscrit à cette proposition. Encore une fois, les décisions rendues au sujet d’une plainte devraient être examinées par le Tribunal à l’étape de l’instruction si elles sont pertinentes.

[229] Ni la décision Murray, ni la décision Oleson n’appuient la proposition selon laquelle un rapport d’enquête doit, dans tous les cas, être pris en compte pour déterminer la portée des questions renvoyées au Tribunal. Dans l’affaire Murray, la Commission avait expressément appuyé les recommandations du rapport d’enquête dans la décision qu’elle avait transmise aux parties. Au paragraphe 65 de son jugement, la Cour fédérale avait souligné qu’en informant les parties de sa décision, la Commission « réitérait les recommandations de M. Steacy ». M. Staecy était l’enquêteur. Ses recommandations avaient été reproduites dans la décision des commissaires et avaient donc été explicitement adoptées par eux. Il existait un conflit entre la décision de la Commission et la lettre de la Commission au Tribunal demandant l’instruction de la plainte. Cette dernière lettre ne faisait aucune mention d’une limite s’appliquant à la plainte. Pour résoudre ce conflit, la Cour fédérale n’avait pas tenu compte du rapport d’enquête. Elle avait retenu la décision de la Commission qui avait été envoyée aux parties et qui adoptait le rapport d’enquête en reproduisant les recommandations de l’enquêteur.

[230] Dans la décision Oleson, la Commission avait déclaré dans sa décision transmise aux parties qu’elle acceptait les conclusions du rapport d’enquête. Entre autres, la décision adoptait expressément un extrait du rapport d’enquête énonçant une conclusion précise selon laquelle certaines allégations n’étaient pas appuyées par la preuve et, par conséquent, il n’y avait aucun fondement pour donner suite à ces allégations. Dans la décision Oleson, le Tribunal avait en fait indiqué, au paragraphe 41, qu’il n’avait pas examiné le rapport d’enquête en tant que document distinct pour définir la portée de la plainte : la Commission avait exprimé clairement qu’elle avait fait des conclusions du rapport d’enquête sa décision. Ainsi, le contenu original du rapport d’enquête avait été pris en compte en tant qu’élément de l’historique de la plainte aux fins de la définition de la portée de la plainte soumise au Tribunal.

[231] En l’espèce, les conclusions du rapport d’enquête ne sont pas devenues la décision des commissaires. Pour ces motifs, et pour ceux énoncés précédemment, le Tribunal refuse d’examiner le rapport d’enquête et de rendre une décision limitant la portée de la plainte en fonction de celui‑ci. Si Postes Canada souhaitait que la décision des commissaires soit examinée en fonction du rapport d’enquête, il serait revenu à la Cour fédérale d’examiner le dossier officiel de l’instance devant la Commission et de contrôler la décision des commissaires à cet égard.

(iv) Expressio unius est exclusio alterius

[232] Avant de laisser de côté la question de l’ambiguïté alléguée et de l’interprétation qui en était demandée, le Tribunal se penchera sur le principe expressio unius est exclusio alterius (« la mention de l'un implique l'exclusion de l'autre ») invoqué par Postes Canada. Postes Canada soutient que, puisque la décision des commissaires ne mentionne pas expressément les autres allégations soulevées dans la plainte, ces autres allégations devraient être automatiquement exclues de la portée du renvoi. Pour que ce principe soit applicable, ne serait-ce qu’à titre de théorie ou d’outil pour interpréter une décision quasi judiciaire, Postes Canada devrait établir l’existence d’une ambiguïté que ce principe pourrait permettre de dissiper. Le Tribunal a déjà tranché qu’il n’y avait pas d’ambiguïté à l’égard de laquelle ce principe pourrait s’appliquer, vu l’absence de fondement permettant de conclure que les commissaires ont pu avoir eu l’intention de ne renvoyer que deux des allégations contenues dans la plainte.

[233] De toute façon, je ne suis pas convaincue que ce principe ait un rôle à jouer en l’espèce. Ce principe d’interprétation s’applique aux lois. Les lois sont des règles qui s’appliquent dans de nombreuses situations factuelles différentes. Il peut être logique que les législateurs établissent une liste définitive. Les principes d’interprétation des lois s’appliquent aux textes réglementaires parce que les règles réglementaires n’expliquent pas leur raisonnement ni nécessairement le méfait qu’elles visent à corriger. En revanche, il s’agit ici d’une décision rédigée en langage courant par un organisme public censé expliquer son raisonnement dans une affaire en particulier. Il s’agit d’un document qui rend compte de l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à un décideur de rendre une décision. Je ne suis pas convaincue qu’il soit approprié d’utiliser ce principe d’interprétation législative pour interpréter les motifs d’une telle décision rendue par un organisme public dans une affaire précise.

(v) Remarques finales

[234] La position de Postes Canada est également intenable parce que, si elle est acceptée, elle continuera d’attribuer une autorité aux conclusions de l’enquêteur. L’agent a tiré ses propres conclusions dans le rapport d’enquête. Ces conclusions n’ont pas d’influence sur le processus du Tribunal. C’est le Tribunal qui, à la suite d’un nouveau processus distinct, rend les conclusions finales sur les faits qui se sont produits.

[235] Les arguments de Postes Canada ont également des répercussions sur le plan de l’équité procédurale. Par souci d’équité envers le plaignant, un intimé peut pas davantage s’appuyer sur le rapport d’enquête pour se protéger contre toute responsabilité qu’un plaignant ne peut s’appuyer sur un rapport d’enquête pour prouver sa thèse contre l’intimé.

[236] En exhortant le Tribunal à examiner les documents qui ont mené à la décision des commissaires, Postes Canada semble en fait demander au Tribunal de procéder à un contrôle judiciaire de la décision des commissaires, au lieu de lui demander d’appliquer cette même décision de manière à délimiter la portée de la plainte. Elle prie le Tribunal de passer en revue les renseignements recueillis au stade de l’enquête, c’est‑à‑dire le dossier de la procédure d’enquête, ainsi que l’opinion de l’enquêteur, et d’analyser la décision des commissaires en fonction de ceux-ci. Le Tribunal ne peut agir de la sorte sans procéder à une forme de contrôle judiciaire.

[237] Postes Canada a été avisée qu’elle pouvait demander le contrôle judiciaire de la décision des commissaires. Les exemples de contrôle judiciaire de leurs décisions abondent. Si les commissaires rendent une décision qui contredit d’autres renseignements au dossier de manière inexpliquée, cela soulève des questions quant au caractère raisonnable et à la justification des motifs de décision des commissaires : voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; tel qu’il est appliqué, par exemple, dans l’arrêt Ennis c. Canada (Procureur général), 2020 CF 43, para 18; et l’arrêt Halifax Employers Association c. Farmer, 2021 CF 145 [Halifax Employers Association]. Aux paragraphes 37 et 38 de l’arrêt Halifax Employers Association, la Cour fédérale a fait droit à la plainte d’une intimée selon laquelle les motifs expliquant pourquoi les commissaires avaient rejeté le rapport d’enquête étaient insuffisants. C’est exactement le genre de question que les tribunaux examinent en contrôle judiciaire, et il s’agissait là de l’instance appropriée.

[238] Outre la possibilité d’un contrôle judiciaire, les parties peuvent demander des éclaircissements aux commissaires sans pour autant enfreindre le principe functus officio (ou : « principe du dessaisissement de l’affaire ») si la décision est vraiment ambiguë : voir Sara Blake, Administrative Law in Canada, 6e éd (LexisNexis Canada), art. 4.53, citant Nova Scotia Government and General Employees Union c. Capital District Health Authority, 2006 NSCA 85; Severud c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 CF 318 (CAF).

[239] Le Tribunal comprend que Postes Canada puisse ne pas approuver la décision des commissaires de renvoyer la plainte, ou ne pas être d’accord pour dire que les commissaires ont décidé de renvoyer la plainte au Tribunal dans son intégralité. Toutefois, il n’appartient pas au Tribunal de procéder à un examen du caractère raisonnable ou de la justification des motifs de décision des commissaires.

VI. Question no 3 : Certaines allégations contenues dans l’exposé des précisions de Mme Jorge devraient-elles être radiées?

[240] La dernière question est celle de savoir si certaines allégations contenues dans l’exposé des précisions de Mme Jorge devraient être radiées pour le motif qu’elles concernent des faits antérieurs à la date de début de la discrimination indiquée dans la plainte initiale. Comme il a été expliqué, le contenu que Postes Canada souhaite voir radier de l’exposé des précisions de Mme Jorge pour ce motif correspond au contenu que Mme Jorge souhaite ajouter à sa plainte modifiée. Voilà pourquoi j’en viens à ma décision sur cette question.

[241] À cet égard, les paragraphes 7, 8, 12, 13, 16 et 17 de l’exposé des précisions sont en cause. En voici le libellé :

[traduction]

 

7. Le 16 février 2012, Mme Jorge a rencontré R. Carey, son superviseur, et J. Wastell, le président du syndicat, pour discuter de ses tâches modifiées. Au cours de cette réunion, il a été décidé que Mme Jorge ne pouvait pas travailler sans l’aide d’un autre facteur en zone rurale et en banlieue.

 

8. Du 17 au 27 février 2012, Mme Jorge a eu de la difficulté à effectuer ses livraisons. Elle a fait part du problème à R. Carey, qui lui a conseillé d’effectuer ses arrêts du mieux qu’elle le pouvait.

 

12. Entre le 28 février 2012 et le 26 avril 2012, en raison de la gravité de son état de santé, Mme Jorge a dû s’absenter du travail.

 

13. En raison de ses congés, le système de paie de l’intimée a créé plusieurs erreurs dans la paie de Mme Jorge. Ni Mme Jorge ni son syndicat n’ont été en mesure de résoudre les erreurs. Mme Jorge a reçu des prestations de la CSPAAT, ce qui a également entraîné des problèmes avec sa paie qui sont restés irrésolus.

 

16. Mme Jorge a reçu des gants en vente libre qui étaient trop gros et qui l’ont empêchée de s’acquitter des fonctions essentielles de son poste.

 

17. De plus, Mme Jorge n’a pas reçu l’aide d’un autre facteur en zone rurale et en banlieue pour accomplir ses tâches modifiées.

[242] Postes Canada ne s’oppose pas à ce que le contenu de ces paragraphes soit utilisé pour fournir des renseignements contextuels. Mme Jorge s’oppose pour sa part à toute limite imposée à l’utilisation qu’elle pourrait faire du contenu de son exposé des précisions. À mon avis, si un paragraphe n’est vraiment pertinent qu’à titre de contexte, il ne devrait pas être supprimé. La première question qui se pose est donc de savoir si l’un ou l’autre de ces paragraphes ne fait qu’établir le contexte de la discrimination alléguée.

[243] Le paragraphe 7 mentionne qu’il y a eu, le 16 février 2012, une discussion sur les tâches modifiées de Mme Jorge au cours de laquelle on a convenu que Mme Jorge ne pourrait pas travailler sans l’aide d’un collègue. D’après le contenu d’autres passages, plus loin dans de l’exposé des précisions, il semble que le défaut allégué de Postes Canada d’offrir des mesures d’adaptation à Mme Jorge comprenne un manque d’aide de la part de collègues. Par conséquent, la question de savoir si, le 28 février 2012, il y a eu une décision selon laquelle l’aide d’un collègue était requise est un fait important. Si ce fait est prouvé, il tend à démontrer que Postes Canada a participé dans une certaine mesure à un processus d’adaptation, du moins au début. Le paragraphe 7 ne contient aucun exemple de défaut présumé d’offrir des mesures d’adaptation ni aucune allégation à cet effet. Par conséquent, ce paragraphe ne fait que fournir du contexte pertinent par rapport à l’allégation selon laquelle il y a eu manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation. Il ne devrait pas être supprimé.

[244] Le paragraphe 12 indique ce qui semble être les dates auxquelles Mme Jorge s’est retrouvée pour la première fois incapable de travailler en raison de son incapacité alléguée, ou encore les dates de sa première période d’absence de longue durée. Comme je l’ai expliqué, il semble que Mme Jorge soit revenue au travail le 27 avril 2012. Et la « date de début » de la discrimination inscrite sur le formulaire de plainte est mai 2012. Les dates des absences sont des faits importants. Ce ne sont pas des allégations. En l’espèce, il s’agit de faits contextuels importants. Par conséquent, le paragraphe 12 ne devrait pas être supprimé.

[245] Les paragraphes 13, 16 et 17 contiennent des allégations selon lesquelles Postes Canada n’aurait pas corrigé diverses erreurs de paie, aurait omis de fournir à Mme Jorge les gants appropriés qui, selon ce qu’elle affirme, auraient été requis en raison de sa déficience, et n’aurait pas pris de dispositions pour lui offrir l’aide d’un collègue. Les paragraphes 13, 16 et 17 ne mentionnent aucune date. Quoi qu’il en soit, Postes Canada soutient que les précédentes allégations concernent des faits datant d’avant mai 2012 et qu’elles devraient donc être radiées.

[246] Rien dans ces paragraphes n’indique que les événements en question se soient produits avant mai 2012. Postes Canada n’a pas non plus établi que tel était le cas. Elle n’a pas indiqué ce qui lui permet d’affirmer que ces événements sont survenus avant mai 2012.

[247] Selon les renseignements exposés, Mme Jorge s’est absentée du travail pendant une période prolongée, soit du 28 février 2012 au 27 avril 2012. Étant donné que le congé de maladie de Mme Jorge était toujours en cours peu avant mai 2012, il semble très improbable que le genre d’incidents décrits dans ces paragraphes se soit produit à son retour le 27 avril 2012, ou après cette date, mais avant le 1er mai 2012. Si tel était le cas, il incombait à Postes Canada de le démontrer, ce qu’elle n’a pas fait. De plus, l’exposé des précisions de Mme Jorge fait référence à des allégations de la nature de celles énoncées dans ces paragraphes à plus d’une reprise. Il semble s’agir de problèmes qui se seraient poursuivis pendant une longue période après la date de début de la discrimination alléguée. Les paragraphes 13, 16 et 17 ne devraient pas être supprimés.

[248] Il reste le paragraphe 8. Les événements mentionnés dans ce paragraphe se sont produits entre les 17 et 27 février 2012. Ce paragraphe porte donc sur des incidents qui se seraient produits avant la date de début de la discrimination indiquée sur le formulaire de plainte, soit mai 2012.

[249] Aucune explication supplémentaire au sujet du paragraphe 8 n’a été fournie avec la requête ni en réponse à celle-ci. Comme il a été mentionné, Mme Jorge n’était pas d’accord pour que cet ensemble de paragraphes, y compris le paragraphe 8, ne serve qu’à des fins de contexte. Je suppose donc qu’elle pourrait vouloir présenter certains des incidents décrits dans ce paragraphe comme des actes discriminatoires.

[250] Le paragraphe précise que, lorsque Mme Jorge avait avisé son superviseur en février 2012 qu’elle avait de la difficulté à effectuer ses livraisons, il lui avait conseillé d’[traduction] « d’effectuer ses arrêts du mieux qu’elle le pouvait ». Le paragraphe pourrait laisser entendre que Mme Jorge croyait le superviseur tenu de faire quelque chose de plus. Par ailleurs, si les mesures d’adaptation appropriées nécessitaient du temps avant d’être mises en œuvre, Postes Canada pourrait faire valoir que le superviseur avait offert un moyen d’adaptation provisoire à Mme Jorge en lui donnant la permission d’auto‑réglementer ses activités au travail jusqu’à ce que d’autres mesures d’adaptation puissent être instaurées. Quoi qu’il en soit, le paragraphe 8 comprend du contenu qui pourrait être pertinent pour trancher la question de la responsabilité. Je conclus que le paragraphe 8 n’inclut pas seulement du contenu qui pourrait être de nature contextuelle.

[251] L’allégation potentielle au paragraphe 8, si elle est avérée, se rapporte à des faits survenus avant la date de début indiquée sur le formulaire de plainte. Par conséquent, ce paragraphe ne peut être conservé qu’à titre de contexte. Le Tribunal n’examinera aucune allégation de discrimination exercée contre Mme Jorge entre les 17 et 27 février 2012 aux fins de déterminer la responsabilité ou d’évaluer la réparation à accorder. De même, le Tribunal n’examinera pas les arguments que Postes Canada pourrait vouloir présenter à cette même fin en se fondant sur le paragraphe 8. Ce paragraphe constitue un contexte pertinent par rapport au commencement du processus d’adaptation pendant la période ayant précédé le début du congé de maladie de Mme Jorge. Le paragraphe 8 peut être maintenu dans l’exposé des précisions de Mme Jorge pour cette raison.

VII. Ordonnances accordées

[252] Mme Jorge est autorisée à modifier sa plainte selon les directives du Tribunal, c’est‑à‑dire conformément à l’annexe B de sa requête. La demande de Postes Canada visant à limiter la portée de la plainte est rejetée. L’instruction des autres demandes connexes de Postes Canada mentionnées ci‑dessus est ajournée, compte tenu du fait qu’elles seront traitées plus efficacement à l’audience. Postes Canada pourra soulever ces questions à l’audience, si elle le souhaite. Aucun des paragraphes 7, 8, 12, 13, 16 et 17 de l’exposé des précisions de Mme Jorge ne doit être supprimé. Toutefois, le paragraphe 8 doit servir seulement en tant que contexte à la plainte.

[253] Il est ordonné à Mme Jorge de modifier sa plainte conformément à l’annexe B de sa requête d’ici le 30 août 2021.

Signé par

 

Kathryn A. Raymond, c.r.

 

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

6 août 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

N° du dossier : T2363/2219

Intitulé de la cause : Noella Jorge c Société canadienne des postes

Date de la décision sur requête : 6 août 2021

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Observations écrites par :

Heather J. MacDougall , pour la plaignante

Julie Hudson, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Shaffin Datoo , pour l’intimée

 

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