Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

De 2010 à 2014, Goran Petrovic a travaillé comme conducteur de camion pour TST Overland. Le travail de M. Petrovic consistait à conduire un camion sur de courtes distances ainsi qu’à charger et à décharger de lourdes marchandises. M. Petrovic est originaire de Bosnie. Il ne s’exprimait pas facilement en anglais à l’époque où il travaillait pour TST.

En 2012, M. Petrovic s’est blessé au dos pendant le chargement et le déchargement d’un camion. En raison de sa blessure, il a dû être opéré et prendre un congé de maladie. Environ 11 mois plus tard, il a remis à TST un rapport médical indiquant qu’il pouvait reprendre le travail sous réserve de certaines contraintes. TST a informé M. Petrovic qu’elle ne pouvait pas lui offrir un travail sûr et adapté à ces contraintes médicales.

M. Petrovic a remis un autre rapport médical à TST en 2014. TST a de nouveau jugé les contraintes médicales trop restrictives et draconiennes.

Deux mois plus tard, TST a demandé à M. Petrovic de lui présenter un curriculum vitae à jour. Elle lui a aussi demandé une liste des postes qu’il se croyait en mesure d’occuper chez TST. Dans une lettre, M. Petrovic a répondu qu’il lui était impossible d’accepter du travail. TST a congédié M. Petrovic parce qu’il était incapable de travailler et que son état de santé n’avait pas évolué depuis 18 mois.

La principale question en litige concernait l’aptitude de TST à répondre aux besoins de M. Petrovic. Le Tribunal a conclu que TST n’aurait pu répondre aux besoins de M. Petrovic sans subir de contrainte excessive.

Le Tribunal a conclu que M. Petrovic était incapable, physiquement, d’exécuter les fonctions d’un conducteur de camion. M. Petrovic était aussi incapable, physiquement, d’utiliser de la machinerie lourde ou de travailler comme garde. Le Tribunal a conclu que M. Petrovic n’était pas qualifié pour du travail de bureau. Il n’avait pas les compétences requises pour du travail de bureau et son anglais n’était pas adéquat. Si TST lui avait offert un tel travail, elle aurait été forcée de muter un de ses employés de bureau actuels.

La relation de M. Petrovic avec son syndicat a compliqué l’affaire. Le Tribunal a conclu que la participation du syndicat n’avait pas nui à M. Petrovic.

M. Petrovic a également allégué l’existence d’une discrimination fondée sur la race et sur l’origine nationale ou ethnique. Ces allégations ont été rejetées faute de preuve et d’arguments.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 26

Date : le 16 août 2021

Numéro du dossier : T2262/1718

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Goran Petrovic

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

TST Overland Express

l'intimée

Décision

Membre : Alex G. Pannu

 



I. APERÇU

[1] Le plaignant, Goran Petrovic, est né en Bosnie-Herzégovine. Il a immigré au Canada il y a près de trente ans. De 2010 à 2014, il a travaillé comme conducteur de camion semi‑remorque commercial pour l’intimée, TST Overland, une société de camionnage sous réglementation fédérale offrant des services de transport transfrontalier dans l’ensemble du Canada et une partie des États-Unis. Le travail de M. Petrovic consistait à conduire un camion sur de courtes distances pour le ramassage et la livraison de marchandises. Il devait charger et décharger le camion, et les charges en question étaient parfois très lourdes. L’emploi était syndiqué, et M. Petrovic appartenait à la section locale 114 d’Unifor.

[2] La question qui se pose en l’espèce est de savoir s’il était discriminatoire que l’intimée rejette la demande du plaignant de reprendre le travail avec certaines restrictions dues à un accident de travail, et qu’en définitive, elle refuse de continuer de l’employer. Le plaignant prétend que son employeur n’a pas fait suffisamment d’efforts pour tenter de répondre à ses besoins. L’intimée oppose qu’elle n’aurait pas pu composer avec le plaignant sans subir de contrainte excessive. Elle ajoute que la plainte constitue une tentative pour débattre à nouveau de questions déjà soulevées et tranchées dans le cadre d’un grief et que d’y faire droit reviendrait à permettre un recours abusif.

[3] À l’audience, les deux parties étaient représentées par avocat. L’audience, qui s’est déroulée sur plusieurs jours, a eu lieu à Vancouver, en Colombie-Britannique. La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), qui a fait enquête sur la plainte et renvoyé le dossier au Tribunal pour instruction, n’a pas pris part à l’audience.

[4] Le plaignant a témoigné à l’audience; il a aussi appelé comme témoin M. Ranko Reskovic, un ami intime qui l’a très souvent aidé à rédiger les lettres qu’il a adressées à l’intimée. Le plaignant a également fait appel à Mme Fiona Fleming, auteure d’un rapport au sujet d’une précédente évaluation des capacités fonctionnelles de M. Petrovic. L’intimée a assigné à témoigner M. Robert Gander, auteur du rapport d’expertise sur l’évaluation des capacités fonctionnelles, et M. Gord McGrath, président de la section locale 114 d’Unifor. Elle a également fait témoigner la responsable de son service des ressources humaines, Mme Kim Glenn.

[5] Les dépositions des témoins et la preuve documentaire sont intégrées à mon analyse des questions en litige et de la jurisprudence applicable.

 

II. DÉCISION

[6] La plainte est rejetée. Le plaignant a démontré que le rejet de sa demande de mesures d’adaptation par l’intimée et le refus de celle-ci de continuer de l’employer constituaient une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience. Toutefois, l’intimée a établi qu’elle n’aurait pas pu composer avec le plaignant sans subir de contrainte excessive.

[7] Puisque j’ai conclu que l’intimée s’est acquittée du fardeau de prouver que ses actes dits discriminatoires étaient justifiés, il n’est pas nécessaire de déterminer si la plainte devrait être rejetée au motif qu’elle fait double emploi avec la procédure distincte de grief.

III. CONTEXTE FACTUEL

[8] Dans la présente affaire, les premières allégations remontent à 2010, mais j’aimerais donner quelques précisions pertinentes quant au contexte dans lequel s’inscrit la plainte.

Aperçu des faits

[9] Goran Petrovic est originaire de la Bosnie, qu’il a quittée pour la Serbie en 1992 en raison de la guerre civile. En 1996, il a immigré au Canada. Il a d’abord vécu dans la ville de Québec, puis s’est établi à Vancouver. L’anglais n’est pas sa langue maternelle. À son arrivée au pays, il a entrepris l’étude de la langue anglaise et a réussi trois des cinq niveaux d’apprentissage du Cours de langue pour les immigrants au Canada. À l’époque des faits à l’origine de sa plainte, il ne pouvait s’exprimer facilement en anglais, ni à l’oral ni à l’écrit. M. Petrovic a témoigné à l’audience avec l’aide d’un interprète.

[10] Après avoir occupé plusieurs emplois à Vancouver, M. Petrovic a obtenu un permis de conduire de classe 1. Puis, de 2005 à 2010, il a travaillé comme conducteur de camion. En 2009, il s’est blessé au dos, mais il n’a pas signalé l’incident à l’organisme WorkSafe BC.

[11] M. Petrovic a commencé à travailler pour TST Express en mars 2010 en tant que conducteur de camion sur courte distance. Au départ, ses quarts de travail commençaient en après‑midi pour se terminer en soirée; il effectuait, dans la région, des livraisons aux magasins d’un client de l’intimée, Home Depot. Il n’avait pas à soulever de charges. Au bout d’un an environ, il a accepté un nouveau quart de travail qui commençait le matin et consistait à ramasser des marchandises et à les livrer dans trois villes des environs. Ce travail l’obligeait à charger et décharger des palettes de marchandises au moyen d’un transpalette manuel. Les charges pouvaient peser jusqu’à 2000 livres.

[12] En août 2010, alors qu’il travaillait pour TST, M. Petrovic s’est blessé en soulevant la passerelle d’un quai de chargement. Il s’est mis à éprouver, dans la partie inférieure de la région lombaire, de vives douleurs qui irradiaient dans les deux jambes et la partie antérieure de sa cuisse droite. Il n’a pu travailler pendant deux jours. Là encore, il a omis de présenter une réclamation à WorkSafe BC. Puis, lors d’un incident ultérieur survenu en août 2011, M. Petrovic s’est blessé au travail pendant le chargement et le déchargement de son camion, ce qui lui a occasionné des douleurs au bas du dos irradiant jusque dans les jambes. Cette fois, il a signalé l’incident à TST et à WorkSafe BC. En mai 2012, M. Petrovic a subi une nouvelle blessure au dos en chargeant et en déchargeant son camion. Il a une fois de plus signalé l’incident à TST et à WorkSafe BC.

[13] Au cours des mois qui ont suivi, les douleurs dorsales de M. Petrovic se sont aggravées; il souffrait par intermittence de douleurs exacerbées qui lui ont valu une consultation avec un neurochirurgien. À l’issue de cette consultation, il a choisi l’intervention chirurgicale. Il a été opéré au dos en juillet 2012.

[14] Entre mai 2012 et avril 2013, M. Petrovic est resté en congé de maladie; il a touché des prestations d’invalidité à court terme versées par l’assureur de l’intimée.

[15] De juin à novembre 2012, M. Petrovic a tenté en vain d’obtenir des prestations de WorkSafe BC. Bien qu’ayant conclu que M. Petrovic avait subi des blessures, WorkSafe BC a jugé qu’il ne les avait pas subies dans le cadre de son emploi chez TST.

[16] En avril 2013, le plaignant s’est rendu dans les locaux de TST pour y rencontrer son gestionnaire, M. Jim Stanworth, dans le but de discuter de son retour au travail. Il a présenté un billet signé par son médecin de famille que l’intimée a jugé insatisfaisant. Le médecin de M. Petrovic a alors rempli le formulaire d’aptitude au travail normalement exigé par l’intimée. Il y a indiqué que le plaignant pouvait reprendre progressivement son travail de conducteur de camion sous réserve de certaines restrictions : conduite sur de courtes distances et interdiction de soulever des charges lourdes, d’effectuer des mouvements de poussée et de traction ou de transporter des objets.

[17] Le 6 mai 2013, M. Stanworth a écrit à M. Petrovic pour l’informer qu’à l’issue de l’examen des renseignements médicaux fournis par son médecin, l’intimée avait conclu qu’il était toujours incapable de reprendre son travail de conducteur à temps plein pour des raisons d’ordre médical. Il poursuivait sa lettre en déclarant que TST n’était pas en mesure de répondre à ses besoins actuels par des mesures sûres et adaptées à ses contraintes médicales.

[18] Après avoir rempli une demande de prestations d’invalidité, M. Petrovic a pris un congé non payé de son emploi chez TST. Il a alors touché des prestations d’assurance‑emploi pendant quelques mois, puis des paiements d’aide au revenu versés par le gouvernement provincial. L’aide au revenu a ensuite été remplacée par des prestations provinciales d’invalidité lorsque M. Petrovic a été désigné comme [traduction] « personne ayant une déficience ».

[19] Le 9 mai 2014, à la demande de l’intimée, M. Petrovic a présenté un nouveau formulaire d’aptitude au travail rempli par son médecin. D’après ce formulaire, M. Petrovic pouvait reprendre le travail, à condition de limiter son temps de conduite à deux heures par jour et de respecter une interdiction absolue de soulever des charges.

[20] Le 12 mai 2014, Unifor a présenté un grief à la deuxième étape de la procédure pour le compte de M. Petrovic. Comme fondement du grief, le syndicat alléguait la violation, par TST, de certains articles de la convention collective, parce qu’elle avait omis de prendre des mesures tenant compte des contraintes d’ordre médical du plaignant.

[21] Le 6 juin 2014, M. Danny Kowarchuk, de TST, a écrit à Todd Romanow, représentant national d’Unifor, pour accuser réception de la lettre du syndicat concernant le grief et l’informer que TST avait été incapable de trouver des moyens de répondre convenablement aux besoins de M. Petrovic, car les contraintes précisées par son médecin étaient trop restrictives et draconiennes pour pouvoir s’y adapter.

[22] Dans cette lettre du 6 juin 2014, TST offrait à M. Petrovic une indemnité de départ de 3 500 $ [traduction] « pour la rupture de la relation d’emploi ». M. Petrovic a refusé l’offre.

[23] Le 14 juin 2014, M. Petrovic a déposé contre Unifor une plainte pour manquement au devoir de juste représentation auprès du Conseil canadien des relations industrielles (le « CCRI »), arguant que le syndicat n’avait pas agi de bonne foi dans sa démarche pour lui obtenir des mesures d’adaptation auprès de l’intimée. Le CCRI a rejeté la plainte.

[24] Le 18 août 2014, TST a de nouveau écrit au syndicat pour l’informer qu’elle était dans l’impossibilité de prendre des mesures adaptées à la déficience physique de M. Petrovic, en raison des contraintes d’ordre médical auxquelles il était assujetti et selon l’information dont elle-même disposait.

[25] Se disant disposée à suivre l’évolution de la situation, TST faisait part de son intention d’examiner d’autres ouvertures, notamment la possibilité d’offrir à M. Petrovic un poste à ses bureaux de Burnaby lorsque ce dernier lui aurait fait parvenir son curriculum vitae.

[26] Le 29 août 2014, M. Romanow a écrit à M. Petrovic, après le rejet par ce dernier de l’indemnité de départ offerte par l’intimée, pour l’informer qu’Unifor poursuivait la procédure de grief et pour lui demander de fournir un curriculum vitae à jour, les plus récentes restrictions prescrites par son médecin et la liste des emplois qu’il se croyait en mesure d’occuper chez TST. Le plaignant n’a produit aucun des renseignements demandés avant l’échéance prévue du 11 septembre 2014.

[27] Le 3 septembre 2014, M. Petrovic a écrit à TST. Dans sa lettre, il accusait l’intimée et Unifor d’avoir manqué à leur obligation fiduciaire envers lui et il ajoutait : [traduction] « Je suis dans l’impossibilité d’accepter du travail en raison de ma blessure; sinon, j’aurais un emploi depuis longtemps. »

[28] Le 11 septembre 2014, M. Petrovic a reçu une lettre de TST dans laquelle celle-ci mettait fin à la relation d’emploi parce que l’état de santé du plaignant n’avait pas évolué depuis 18 mois et que son incapacité d’exécuter quelque type de travail que ce soit persistait. L’intimée a versé à M. Petrovic une indemnité de départ de 3 500 $, moins les retenues obligatoires. TST affirmait ne pas être en mesure de répondre aux besoins de M. Petrovic du fait de ses importantes contraintes d’ordre médical.

[29] Le 3 décembre 2014, M. Petrovic a déposé une plainte contre TST à la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »).

IV. QUESTIONS EN LITIGE

[30] Les questions que je suis appelé à trancher et que je me propose d’analyser à tour de rôle ci-dessous sont les suivantes :

  1. Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une discrimination prima facie au sens de l’article 7 de la Loi, du fait que l’intimée a refusé d’accéder à sa demande de retour au travail et refusé de l’employer?

  2. Le cas échéant, l’intimée a-t-elle démontré de manière valable que ses actes dits discriminatoires étaient justifiés?

  3. Si l’intimée ne peut justifier ses actes, quelles réparations convient-il d’accorder en conséquence de la discrimination?

V. MOTIFS ET ANALYSE

A. Cadre juridique

[31] M. Petrovic allègue que TST a fait preuve à son endroit de discrimination en contexte d’emploi fondée sur la déficience, au sens de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP» ou la « Loi »). Suivant l’article 7, le fait de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu ou de le défavoriser en cours d’emploi constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. Ces motifs de distinction illicite sont énoncés au paragraphe 3(1) de la Loi.

[32] En contexte d’emploi, la preuve de l’acte discriminatoire comporte deux volets.

[33] Dans un premier temps, le plaignant doit présenter une preuve qui porte sur les allégations formulées et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier une décision en sa faveur, en l’absence de justification de la part de l’intimée (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, au par. 28 [Simpsons-Sears]).

[34] L’utilisation de l’expression « discrimination prima facie » ne doit pas être assimilée à un allègement de l’obligation du demandeur de convaincre le Tribunal selon la norme de la prépondérance des probabilités, laquelle continue toujours de lui incomber (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc., 2015 CSC 39, au par. 65 [Bombardier]).

[35] Pour établir l’existence d’une discrimination prima facie, le plaignant doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable : 1) qu’il possède une caractéristique que la LCDP protège contre la discrimination; 2) qu’il a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi; 3) que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de cet effet préjudiciable (Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au par. 33).

[36] La caractéristique protégée n’a pas à être l’unique facteur ayant motivé le traitement défavorable et il n’est pas non plus nécessaire d’établir l’existence d’un lien de causalité (voir par exemple Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 [SSEFPNC], au par. 25).

[37] Dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 56, la Cour suprême du Canada a apporté les précisions suivantes :

[…] bien que […] l’on exige [de lui], non pas la preuve d’un « lien causal », mais plutôt d’un simple « lien » ou « facteur », il n’en demeure pas moins que le demandeur doit démontrer, par prépondérance des probabilités, l’existence des trois éléments constitutifs de la discrimination. Pour cette raison, l’existence du « lien » ou du « facteur » doit être établie par preuve prépondérante.

[38] C’est donc dire, selon les précisions données par la Cour suprême, que l’intimée peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux. En l’absence de justification établie par l’intimée, la présentation d’une preuve prépondérante à l’égard de ces trois éléments sera suffisante pour permettre au Tribunal de conclure à la violation de la LCDP. Par ailleurs, si l’intimée parvient à justifier sa décision, il n’y aura pas lieu de conclure à l’existence de discrimination, et ce, même si le plaignant réussit à établir sa preuve. (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 64.)

(i) Question no 1 : Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une discrimination prima facie au sens de l’article 7 de la Loi, du fait que l’intimée a refusé d’accéder à sa demande de retour au travail et refusé de l’employer?

a) Le plaignant a-t-il droit à la protection contre la discrimination du fait qu’il possède une caractéristique protégée?

[39] Oui. Nul ne conteste le fait que M. Petrovic était atteint d’une déficience physique, puisqu’il a subi une grave blessure au dos alors qu’il travaillait.

[40] Aux termes de la Loi, la « déficience » peut être « physique ou mentale, […] présente ou passée » (art. 25 de la Loi). La Loi ne comporte aucune liste de ce qui peut constituer une « déficience ». La déficience n’a pas à être permanente, et ce ne sont pas seulement les déficiences mentales les plus graves qui donnent droit à la protection prévue dans la Loi (Mellon c. Canada (Développement des Ressources humaines), 2006 TCDP 3, au par. 88). La Loi interdit la discrimination au travail fondée sur la perception ou l’impression d’une déficience et exige l’adoption de mesures d’adaptation par l’employeur, à moins que cela n’entraîne pour lui une contrainte excessive (Dupuis c. Canada (Procureur général), 2010 CF 511, au par. 25).

[41] Il est admis que l’intimée a reconnu que le plaignant avait des problèmes de santé liés à une déficience réelle ou perçue et qu’elle ne l’a pas autorisé à reprendre le travail parce qu’elle craignait que cette déficience nuise à sa capacité d’accomplir son travail sans danger.

[42] Initialement, M. Petrovic avait aussi allégué l’existence de discrimination fondée sur la race et sur l’origine nationale ou ethnique. Toutefois, à l’audience, seule l’allégation de discrimination fondée sur sa déficience a été invoquée. La déficience est donc le seul motif de distinction illicite que j’ai examiné. Je rejette les autres motifs du fait de l’absence totale de preuve et d’arguments.

b) Le plaignant a-t-il subi un effet préjudiciable relativement à l’emploi concerné?

[43] Oui, le plaignant a subi un effet préjudiciable lié à son emploi.

[44] Après le congé de maladie de M. Petrovic, TST a déclaré qu’elle ne pouvait prendre de mesures d’adaptation pour favoriser son retour au travail en raison des restrictions médicales auxquelles il était soumis. L’intimée a ensuite mis fin à l’emploi du plaignant.

[45] Dans l’espoir de reprendre le travail, le plaignant a rencontré son gestionnaire en avril 2013. Il lui a présenté un billet, puis un formulaire d’aptitude au travail, remplis par son médecin. Sur la base de ce formulaire, l’intimée a estimé par la voix de M. Stanworth que, sur le plan médical, M. Petrovic était incapable de reprendre son emploi de conducteur de camion à temps plein.

[46] Pendant l’année qui a suivi, l’intimée n’a pas revu sa position, en dépit du fait que M. Petrovic lui a présenté un nouveau formulaire d’aptitude au travail mentionnant des prescriptions médicales similaires, et malgré la procédure de grief engagée en son nom par Unifor. Unifor a également commencé à discuter avec l’intimée de la conclusion d’une entente à l’amiable avec M. Petrovic dans l’éventualité où elle déciderait de ne pas prendre de mesures pour permettre son retour au travail.

[47] En septembre 2014, ayant conclu que l’état de santé de M. Petrovic n’avait pas suffisamment évolué et n’ayant reçu aucune information quant aux autres compétences qu’il détenait et qui auraient pu permettre à TST de lui offrir du travail dans ses bureaux, l’intimée a mis fin à l’emploi du plaignant.

c) La déficience du plaignant a-t-elle été un facteur dans le refus de l’autoriser à reprendre le travail et/ou dans la décision de mettre fin à son emploi?

[48] Oui. Il existait un lien entre la déficience de M. Petrovic et les raisons pour lesquelles sa demande de mesures d’adaptation a été rejetée. Cette déficience a-t-elle été un facteur de la cessation d’emploi?

[49] Dans son témoignage, Mme Kim Glenn, chef du service des ressources humaines de l’intimée, a déclaré que les contraintes d’ordre médical auxquelles était soumis le plaignant l’empêchaient de reprendre son travail de conducteur de camion. En effet, l’intimée n’offrait pas de postes à temps partiel aux conducteurs de camion. Parmi les contraintes qui lui étaient imposées, le plaignant ne pouvait se servir de machines, de sorte que l’acquisition par TST d’un transpalette électrique pour l’usage du plaignant était exclue.

[50] TST ne croyait pas non plus que M. Petrovic pouvait accomplir des tâches administratives dans ses bureaux, que ce soit ceux de Burnaby ou d’autres ailleurs, car il parlait difficilement l’anglais et n’avait pas les compétences nécessaires pour travailler dans un bureau, comme répondre au téléphone ou utiliser un ordinateur. L’intimée a affirmé avoir étudié la possibilité de lui confier un poste à la guérite de l’établissement de Burnaby, mais elle avait conclu que M. Petrovic ne serait pas en mesure de s’acquitter de ces fonctions.

[51] La déficience du plaignant a été un facteur dans la décision de l’intimée de ne pas lui offrir de mesures d’adaptation qui auraient permis son retour au travail.

[52] En témoignage, Mme Glenn a déclaré qu’à son avis, selon les renseignements fournis par le médecin, l’état de santé de M. Petrovic n’avait connu aucune amélioration en près de deux ans. De l’avis de l’intimée, M. Petrovic était incapable de reprendre ses fonctions de conducteur de camion ou d’exercer un autre emploi pour TST. Puisqu’elle ne pouvait lui offrir de mesures d’adaptation, l’intimée a décidé de mettre fin à la relation d’emploi. La déficience du plaignant a été un facteur dans la décision de l’intimée de mettre fin à son emploi.

[53] Le plaignant a donc établi l’existence d’une discrimination prima facie. Examinons maintenant la justification de l’intimée.

(ii) Question no 2 : Si le plaignant a établi une preuve prima facie, l’intimée a-t-elle démontré de manière valable que ses actes dits discriminatoires étaient justifiés? Plus particulièrement, a-t-elle établi que la capacité de travailler sans aucune restriction médicale constitue une exigence professionnelle justifiée?

[54] Le critère à appliquer pour déterminer qu’une exigence professionnelle justifiée a été établie est celui qu’a formulé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 [Meiorin], aux par. 54 et 71-72). Suivant ce critère, l’employeur qui invoque le moyen de défense fondé sur la contrainte excessive doit faire la preuve des éléments suivants selon la prépondérance des probabilités :

  1. il a adopté la norme contestée (en l’espèce, ses exigences minimales sur le plan des capacités physiques) dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

  2. il a adopté cette norme en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

  3. la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail, en ce sens qu’il est impossible de composer avec une personne ayant les mêmes caractéristiques que le plaignant sans subir une contrainte excessive sur le plan de la santé, de la sécurité ou des coûts.

[55] L’intimée doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable que la norme ou la politique appliquée constitue une exigence professionnelle justifiée; si elle ne réussit pas à justifier les actes discriminatoires, il faut conclure à l’existence de discrimination.

[56] L’intimée est tenue de prouver qu’elle a pris les mesures qu’il était raisonnable de prendre pour répondre aux besoins de l’employé sans subir de contrainte excessive. Le fardeau de la preuve doit incomber à l’employeur, puisque c’est lui qui dispose de l’information nécessaire pour démontrer l’existence d’une contrainte excessive. L’employé est rarement, sinon jamais, en mesure d’en démontrer l’absence (Simpson-Sears, précité, au par. 28).

[57] Si l’intimée réfute l’allégation de discrimination, elle doit fournir une explication raisonnable, qui ne peut constituer un prétexte – ou une excuse – pour dissimuler l’acte discriminatoire (Moffat c. Davey Cartage Co (1973) Ltd., 2015 TCDP 5, au par. 38).

a) L’employeur a-t-il adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause?

[58] Oui. L’intimée a prévu cette exigence pour que ses conducteurs de camion puissent exercer leurs fonctions de manière sûre et efficace, sans contraintes. Personne ne conteste l’importance accordée à la sécurité dans le domaine du transport routier. La norme visait un objectif général valable de sécurité, lequel est rationnellement lié aux tâches du conducteur de camion.

[59] La preuve produite à l’audience a démontré que TST appartenait à un groupe beaucoup plus important d’environ 80 entreprises multinationales de camionnage qui appliquent un ensemble de politiques analogues, notamment en ce qui touche la sécurité. La norme en question faisait partie de celles que ces entreprises de camionnage étaient couramment tenues de respecter.

b) L’intimée a-t-elle adopté la norme en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail?

[60] Oui. Aux dires de Mme Kim Glenn, qui a témoigné pour le compte de l’intimée, pour l’industrie du camionnage, qui est assujettie à la réglementation fédérale et provinciale et à celle des administrations américaines et locales, la sécurité est primordiale. TST considérait que la sécurité était un élément essentiel du poste de conducteur de camion de ramassage et de livraison, en raison des risques auxquels ces conducteurs et la population en général pouvaient être exposés.

[61] Les conducteurs de ces camions ramassent et livrent de la marchandise localement. Ils sont tenus d’inspecter leur camion avant et après un trajet. Ils aident couramment au chargement et au déchargement de leur cargaison. Le conducteur doit remplir des tâches physiques qui exigent de se hisser dans les cabines et les remorques des camions, d’actionner les manivelles des béquilles de remorque, de s’assurer du bon état des sellettes d’attelage, d’arrimer la marchandise sur des remorques à plateau, de faire le tour du camion pour l’inspecter et de vérifier l’état des châssis.

[62] Je n’ai rien entendu qui permette de penser que l’intimée n’a pas adopté la norme en toute bonne foi. Je crois que cette norme était nécessaire à la réalisation d’un but légitime lié au travail, à savoir la conduite sûre et efficace des camions.

c) La norme était-elle raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif, en ce sens qu’il était impossible de composer avec le plaignant sans qu’il en résulte une contrainte excessive?

[63] L’intimée fait valoir qu’aucune mesure ne permettait de répondre aux besoins de M. Petrovic, car ses limitations physiques étaient telles qu’il était incapable d’effectuer son travail de conducteur de camion ou quelque tâche physique offerte par l’entreprise. Par ailleurs, elle ne l’estimait pas capable d’occuper un poste de supervision ou d’effectuer le travail d’un commis de bureau du fait de sa connaissance limitée de l’anglais.

[64] L’intimée soutient que la norme en cause, qui exigeait que le plaignant soit apte à conduire, était justifiée. Selon elle, les mesures destinées à répondre aux besoins du plaignant liés à sa déficience auraient imposé une contrainte excessive à l’entreprise en matière de coûts, de santé et de sécurité (al.15(1)a) et par. 15(2) de la Loi).

[65] Le plaignant conteste les arguments de l’intimée fondés sur la contrainte excessive. Il soutient que l’intimée a ignoré l’avis de son médecin et qu’elle n’a rien fait pour tenter de répondre à ses besoins.

Qu’a fait l’intimée pour tenter de satisfaire à la demande de retour au travail du plaignant?

[66] En témoignage, M. Petrovic a signalé que c’était l’intimée qui, alors que lui-même se trouvait toujours en congé de maladie, s’était enquise de la date de son retour au travail. Il a déclaré qu’à l’occasion d’une rencontre avec M. Stanworth, son gestionnaire chez TST, il avait présenté un formulaire d’aptitude au travail que son médecin avait rempli en date du 29 avril 2013.

[67] Dans ce formulaire, il était indiqué que M. Petrovic avait subi une blessure lombaire, qu’il était apte à reprendre le travail, mais avec certaines contraintes. Ces contraintes ne visaient pas la conduite, mais il devait limiter le temps passé en position assise. Un certain nombre de restrictions figuraient dans la liste vis-à-vis de la mention « 1 », sans qu’il soit précisé s’il s’agissait d’heures ou de minutes – bien qu’il semble logique de conclure qu’il s’agissait d’heures. Sa capacité de soulever des charges était décrite comme étant inexistante ou devant se limiter aux charges les plus légères. Le formulaire ne mentionnait pas qu’une consultation de suivi était nécessaire.

[68] M. Stanworth a donné une réponse à M. Petrovic dans une lettre rédigée le 6 mai 2016 au nom de l’intimée. Au vu du formulaire d’aptitude au travail, l’intimée concluait dans la lettre que M. Petrovic était [traduction] « incapable, pour des raisons médicales, de reprendre [son] poste de conducteur à temps plein ». Elle ajoutait : [traduction] « Il nous est actuellement impossible d’offrir des mesures sûres et adaptées aux précautions que vous devez prendre sur le plan médical ». La lettre se terminait sur ces mots : [traduction] « Veuillez nous tenir au courant de toute amélioration de votre état. »

[69] À ce moment précis de 2013, aucun différend n’opposait les parties quant à la question de savoir si M. Petrovic pourrait recommencer à travailler pour l’intimée comme conducteur de camion à temps plein du fait de son état de santé.

[70] Je remarque également qu’à l’époque, le syndicat ne semble pas avoir été avisé du processus d’adaptation ni être intervenu dans celui-ci. Je tiens à signaler ce fait, parce que le plaignant a cherché à affaiblir l’argument de l’intimée, qui prétend avoir communiqué comme il se doit avec M. Petrovic concernant la question des mesures d’adaptation non pas directement avec lui, mais par l’entremise du syndicat.

[71] Or, il n’est pas certain que la convention collective prévoyait la participation du syndicat à cette première phase, et le plaignant n’a produit aucune preuve à cet effet. Je traiterai plus amplement de cette question plus loin dans mon analyse.

[72] Le plaignant a allégué que l’intimée n’avait pas appliqué son propre programme de retour au travail en ce qui le concernait. Il mentionne, à titre d’exemple, que le personnel des ressources humaines de TST n’a pas fourni de description de travail à M. Petrovic ni de lettre expliquant le processus relatif à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation. Or, à mon sens, il s’agit là d’erreurs de nature procédurale, et non d’erreurs de fond.

[73] Le processus d’adaptation a stagné jusqu’en mai 2014. Selon M. Petrovic, un gestionnaire nouvellement embauché par TST lui a demandé de produire un nouveau formulaire d’aptitude à l’emploi, ce qu’il a fait le 9 mai. Ce rapport imposait à M. Petrovic une limite quotidienne de deux (2) heures de conduite et deux (2) heures de travail. Il lui était interdit de soulever quoi que ce soit et d’utiliser de la machinerie lourde. Ces contraintes signifiaient qu’il ne pouvait pas conduire un camion.

[74] M. Petrovic a déclaré que M. Danny Kowarchuk, un des vice-présidents régionaux de TST, avait sollicité une rencontre avec lui. Il a ajouté qu’à cette rencontre, qui avait eu lieu en mai 2014, M. Kowarchuk lui avait offert son poste précédent de conducteur de camion ainsi qu’un trajet dans la ville de son choix dans les limites du Grand Vancouver. M. Kowarchuk aurait exigé un billet de son médecin indiquant qu’il était en mesure d’effectuer le travail.

[75] Le 12 mai, Unifor a présenté un grief pour le compte de M. Petrovic en vue de contraindre TST à chercher d’autres façons de composer avec ses besoins.

[76] Le 6 juin 2014, M. Kowarchuk a adressé une lettre à Unifor dans laquelle il répondait ceci : [traduction] « [L]’entreprise a réalisé un examen interne exhaustif et se voit incapable de trouver des mesures adaptées aux contraintes d’ordre médical indiquées par le médecin de M. Petrovic. Malheureusement, ces contraintes sont trop restrictives et sévères et nous ne pouvons rien lui offrir qui respecte ses limites. » L’intimée offrait de verser une indemnité de départ de 3 500 $ pour ce qu’elle estimait être une [traduction] « relation d’emploi rompue ».

[77] Lorsqu’Unifor lui a présenté l’offre de l’intimée, M. Petrovic l’a rejetée. Le syndicat a donc continué à insister pour que l’intimée prenne des mesures d’adaptation.

[78] Le 24 août 2014, l’intimée a écrit une fois de plus au syndicat pour expliquer qu’au vu des prescriptions de son médecin, M. Petrovic était [traduction] « incapable de s’acquitter des principales fonctions liées à son emploi normal et figurant dans sa description de travail ». L’intimée poursuivait sa lettre en déclarant qu’elle étudierait la possibilité de lui offrir un des quelques postes à pourvoir de ses bureaux de Burnaby, mais qu’elle n’avait pas encore reçu de [traduction] « curriculum vitae à jour faisant état de compétences et d’études autres que celles afférentes à son poste antérieur ».

[79] Le 3 septembre 2014, M. Petrovic a écrit, dans une lettre adressée directement à TST : [traduction] « Je suis dans l’impossibilité d’accepter du travail en raison de ma blessure; sinon, j’aurais un emploi depuis longtemps […] ».

[80] L’intimée a mis fin à l’emploi de M. Petrovic le 11 septembre 2014, en invoquant la rupture de la relation d’emploi découlant des limitations physiques de celui-ci.

[81] Dans son témoignage, Mme Kim Glenn, directrice des ressources humaines de l’intimée, a donné plus de détails sur ce qu’avait accompli cette dernière dans le cadre du processus d’adaptation.

[82] Mme Glenn a ainsi expliqué que le programme de retour au travail de l’intimée prévoyait, dans les cas indiqués, la modification des tâches sur une courte durée (de 4 à 6 semaines), processus dont l’objectif était la réintégration de l’employé dans le poste qu’il occupait avant sa blessure. Elle a déclaré que la situation de M. Petrovic n’avait pas déclenché l’application du programme parce que les conditions imposées par son médecin étaient trop restrictives pour lui permettre de reprendre son travail de conducteur de camion.

[83] Mme Glenn a décrit les activités de l’intimée dans l’Ouest canadien. Elle a mentionné qu’à l’établissement où travaillait M. Petrovic, on comptait une vingtaine de conducteurs de camion et de débardeurs syndiqués, trois surveillants de quais de chargement et trois employés de bureau. L’établissement d’Edmonton avait la même structure organisationnelle et un nombre analogue d’employés. L’établissement de Calgary, le principal emplacement, comptait quelques gestionnaires de plus; quant à celui de Winnipeg, il était plus petit que l’établissement de Burnaby.

[84] Mme Glenn a expliqué que l’entreprise n’employait pas de conducteurs de camion ou de débardeurs à temps partiel. Elle a ajouté que M. Petrovic n’avait pas les compétences nécessaires pour occuper un poste de surveillant de quai, compte tenu de son inexpérience et de sa connaissance limitée de l’anglais. De même, en se basant sur le curriculum vitae qu’il avait soumis au départ, l’intimée estimait qu’il ne possédait pas les compétences techniques, notamment quant à l’utilisation d’ordinateurs, et ne maîtrisait pas suffisamment l’anglais pour pouvoir travailler dans les bureaux. Le personnel administratif devait avoir une expérience de l’utilisation de Microsoft Office, de la compatibilité de base et du service à la clientèle.

[85] Selon Mme Glenn, l’intimée avait demandé à M. Petrovic et au syndicat de la tenir au courant de l’évolution de son état de santé et de lui présenter un curriculum vitae à jour pour qu’elle puisse vérifier s’il possédait des compétences particulières, s’il en avait acquis de nouvelles ou s’il avait amélioré ses compétences linguistiques.

[86] Mme Glenn a ajouté avoir envisagé de confier à M. Petrovic un poste de garde à la guérite, mais après s’être rendue en personne sur les lieux, elle avait conclu que le poste nécessitait de grimper trop souvent pour accéder à la guérite et de rester en position debout trop longtemps pour ce que lui permettaient ses contraintes médicales. Elle a expliqué que la guérite était par ailleurs gérée par une entreprise de sécurité, et non par TST, et que le titulaire du poste devait maîtriser l’anglais, suivre une formation et obtenir une habilitation de sécurité. Elle a donc informé le syndicat de ses conclusions.

[87] Mme Glenn a également déclaré avoir songé à un poste de conducteur pour Amazon, mais elle a constaté que M. Petrovic aurait pu devoir soulever des colis pouvant peser jusqu’à 75 livres. Elle a estimé que le poste ne convenait pas à M. Petrovic, parce qu’il lui aurait fallu devenir propriétaire-exploitant d’un camion de livraison et renoncer à son ancienneté, car le poste relevait d’une unité de négociation différente. Elle a transmis ses conclusions concernant cette solution au syndicat.

[88] Mme Glenn a affirmé que, même après le licenciement de M. Petrovic, l’entreprise a continué de chercher des mesures adaptées à ses besoins. M. Petrovic a présenté un autre formulaire d’aptitude au travail à l’intimée le 27 mars 2015. Elle a remarqué qu’il indiquait toujours des contraintes d’ordre médical, dont une limite de quatre heures de travail par jour.

[89] Le 10 décembre 2015, TST a répondu à la demande de M. Petrovic visant l’achat d’un transpalette électrique. L’intimée n’en possédait aucune et n’entendait pas en acquérir une. Mme Glenn a fait personnellement l’essai d’un transpalette électrique : elle a trouvé que son utilisation exigeait un effort physique et qu’il fallait la considérer comme de la machinerie lourde, ce que M. Petrovic n’était pas autorisé à manœuvrer en raison de ses contraintes d’ordre médical. Cette mesure n’a donc pas été offerte au plaignant.

[90] Le plaignant dit avoir proposé quatre mesures d’adaptation précises : la fourniture d’un transpalette électrique et la possibilité d’utiliser un chariot élévateur, de conduire des remorques vides et d’effectuer du transport d’origine à destination. L’intimée affirme que chacune de ces suggestions a été examinée par Unifor ou elle-même et qu’elles ont été jugées inadéquates.

[91] Elle soutient que l’entreprise compte très peu de postes, en marge des postes syndiqués de conducteur et de débardeur à TST, et que ces postes sont de nature administrative et exigent une maîtrise de l’anglais. De plus, la prise de mesures d’adaptation pour ces postes aurait nécessité soit de muter un autre employé, soit de créer pour le plaignant des tâches ne présentant pas d’utilité, chose à laquelle elle n’est aucunement tenue.

Le rôle du plaignant dans le processus d’adaptation

[92] Le rôle joué par M. Petrovic dans le processus d’adaptation a été influencé par sa profonde méfiance envers l’intimée et son syndicat. Cette situation a contribué à rendre difficile la communication entre les parties.

[93] M. Petrovic a déclaré dans son témoignage qu’il s’attendait à reprendre le travail graduellement du fait de son état de santé. Son témoignage ne m’a pas permis de conclure avec certitude qu’il avait communiqué ce souhait lorsqu’il avait rencontré M. Stanworth en avril 2013.

[94] Après avoir reçu la lettre du 6 mai 2013 que lui avait adressée M. Stanworth pour l’informer que l’intimée ne pouvait pas le réintégrer dans son poste antérieur et qu’elle n’avait pu trouver de mesures d’adaptation convenables, le plaignant n’a pas réagi en demandant un retour graduel au travail ou quelque autre forme d’adaptation. Il n’a pas non plus demandé à son syndicat de l’aider à obtenir de telles mesures. Bien que l’intimée lui ait demandé de l’informer de toute amélioration de son état de santé, M. Petrovic n’a rien fait jusqu’à ce que TST lui demande de produire un autre formulaire d’aptitude au travail, en mai 2014. Peut-être est-ce parce que son état de santé ne s’était pas amélioré que M. Petrovic n’a donné aucune réponse.

[95] Lorsque M. Petrovic a rencontré M. Kowarchuk en mai 2014 et que celui-ci lui a offert le poste qu’il occupait précédemment, il ne l’a pas informé du fait qu’il ne pouvait accepter de travail à temps plein et qu’il avait besoin de mesures d’adaptation, d’après ce qu’il a affirmé en témoignage.

[96] Alors qu’Unifor avait présenté un grief en son nom en mai 2014 pour demander la prise de mesures d’adaptation par l’intimée, M. Petrovic a affirmé ne pas en avoir été informé.

[97] Unifor, qui était désormais engagée dans le dossier, a discuté des mesures qu’il était possible de prendre pour répondre aux besoins de M. Petrovic. L’intimée est restée sur sa position : n’ayant pu trouver de mesures d’adaptation, elle proposait un règlement à l’amiable comprenant une indemnité de départ de 3 500 $. Le syndicat a relayé l’offre à M. Petrovic, qui l’a refusée.

[98] M. Petrovic n’a pas répondu à la demande du syndicat, qui souhaitait le rencontrer et lui demandait de lui fournir un curriculum vitae à jour, un rapport de son état de santé actuel et la liste des postes qu’il se croyait en mesure d’occuper chez TST. Ces renseignements avaient été demandés par l’intimée. M. Petrovic a déclaré en témoignage qu’il n’avait pas fourni ces renseignements parce que [traduction] « rien n’avait changé » relativement à son curriculum vitae et à son état de santé.

[99] Le 3 septembre 2014, M. Petrovic a écrit directement à l’intimée pour l’informer qu’il était [traduction] « dans l’impossibilité d’accepter du travail en raison de sa blessure […] ». M. Petrovic a déclaré en témoignage qu’il avait bien pris connaissance de la lettre et l’avait signée, mais que son ami Ranko Reskovic, qui l’avait rédigée pour lui, avait fait une erreur. Les mots [traduction] « à temps plein » avaient été oubliés. Ce qu’il avait voulu dire, c’est qu’il ne pouvait reprendre son précédent emploi à temps plein.

[100] Après le licenciement du plaignant par l’intimée, Unifor a poursuivi en son nom la défense de son grief et l’a prié de se présenter à des rencontres et de donner suite à sa précédente demande de renseignements.

[101] M. Petrovic a produit un formulaire d’aptitude au travail en mars 2015, mais ce n’est qu’en novembre 2015 que toutes les précisions demandées par l’intimée dans le formulaire ont été fournies à celle-ci. M. Petrovic n’a présenté un curriculum vitae à jour qu’en mai 2015. D’après ce document, aucune nouvelle compétence en travail de bureau ou linguistique n’avait été acquise.

Les explications de l’intimée concernant les efforts déployés pour composer avec le plaignant

[102] L’intimée soutient que les contraintes d’ordre médical auxquelles était soumis M. Petrovic étaient trop restrictives pour qu’il puisse reprendre son précédent travail de conducteur de camion à temps plein. Les seuls autres postes que TST pouvait lui offrir étaient ceux, peu nombreux, de surveillant de quai de chargement ou ceux d’employé de bureau, à Burnaby ou dans un autre établissement de l’Ouest canadien. L’intimée estimait que M. Petrovic n’avait pas les compétences requises pour ces emplois et elle ne pouvait pas lui offrir de mesures d’adaptation.

[103] L’intimée s’était appuyée à cet égard sur les renseignements médicaux donnés par le médecin de M. Petrovic, de même que sur ceux provenant du syndicat le représentant et ceux que M. Petrovic lui-même avait fournis.

[104] Mme Glenn a signalé qu’à l’époque où elle avait reçu son premier formulaire d’aptitude au travail, en mai 2013, M. Petrovic était déjà en congé d’invalidité de longue durée depuis un an. Au total, son absence du travail a duré deux ans et cinq mois. Selon son interprétation du contenu du formulaire d’aptitude au travail, les contraintes imposées à M. Petrovic par son médecin étaient trop restrictives pour lui permettre de reprendre le poste qu’il occupait avant sa blessure. Elle a ajouté que le formulaire ne mentionnait pas de date de retour au travail. En outre, le fait qu’aucune consultation médicale de suivi n’avait été prévue signifiait, selon elle, qu’il s’agissait de séquelles durables.

[105] Sur le second formulaire d’aptitude au travail, daté du 9 mai 2014, Mme Glenn a remarqué que les contraintes auxquelles était soumis le plaignant étaient encore plus restrictives. Il lui était désormais interdit de travailler plus de deux heures par jour. Selon elle, s’il était incapable de conduire, d’utiliser de la machinerie lourde ou de pousser, tirer ou soulever des objets sans contraintes, aucun poste relevant de cette unité de négociation ne pouvait lui être offert, et l’emploi à la guérite ne faisait pas non plus partie des solutions possibles. Or, puisqu’il n’y avait pas non plus de poste dans les bureaux de Burnaby, il n’y avait aucun moyen de répondre aux besoins de M. Petrovic. La situation aurait été la même dans les autres établissements de l’intimée dans l’Ouest canadien et, du reste, ni M. Petrovic ni son syndicat n’avaient fait comprendre qu’il était disposé à être muté dans une autre ville.

[106] Mme Glenn a déclaré qu’elle avait travaillé avec le syndicat sur la question de l’adoption de mesures adaptées aux besoins de M. Petrovic et que, contrairement à ce que ce dernier avait laissé entendre, à savoir que TST et le syndicat étaient [traduction] « de mèche », les rapports entre eux étaient difficiles. Elle s’attendait à ce que le syndicat informe M. Petrovic des progrès dans la recherche de mesures d’adaptation appropriées.

[107] Lorsque Mme Glenn a lu la lettre du 3 septembre 2014 dans laquelle M. Petrovic écrivait être [traduction] « incapable de travailler », elle a considéré qu’il s’agissait d’une déclaration sans équivoque du fait qu’il ne pouvait reprendre son ancien poste pour des raisons médicales. Puisqu’aucun autre poste n’était envisageable, l’intimée ne pouvait lui offrir de mesures d’adaptation sans subir de contrainte excessive.

La position du plaignant

[108] Le plaignant soutient que l’intimée n’a pas pris de mesures d’adaptation pour permettre son retour au travail. Dans son témoignage, il a dit qu’il avait cru que TST prévoirait un retour graduel pour tenir compte de ses contraintes d’ordre médical.

[109] Il affirme qu’au lieu de cela, l’intimée lui aurait dit, en 2013, que le seul poste disponible était son précédent emploi. Un an plus tard, elle s’était contentée une fois de plus de lui offrir un poste de conducteur de camion à temps plein.

[110] Selon le plaignant, l’intimée n’a pas examiné d’autres solutions possibles, par exemple lui offrir de conduire des camions sans chargement jusqu’à Seattle, lui fournir un transpalette électrique ou lui confier le retour des camions vides.

[111] M. Petrovic affirme avoir été tenu à l’écart des discussions relatives aux mesures d’adaptation, l’intimée n’ayant traité qu’avec le syndicat, dont il croit qu’il a mal géré son dossier et contre lequel il a déposé une plainte auprès du Conseil canadien des relations industrielles. Il ajoute que l’intimée a omis de s’adresser à lui pour valider de nombreux points importants, notamment pour savoir s’il avait cessé de demander des mesures d’adaptation.

[112] M. Petrovic affirme que l’intimée ne disposait pas, en ce qui concerne son état de santé et ses compétences professionnelles, des renseignements à jour qui auraient pu lui permettre de prendre des mesures d’adaptation avant de procéder à son licenciement. Mais en dépit des demandes formulées en ce sens par Unifor et TST, il n’a pas fourni ces renseignements à jour.

[113] Le plaignant invoque l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud [1992] 2 RCS 970, dans lequel la Cour suprême a déclaré que l’utilisation de l’adjectif « excessive » suppose qu’une certaine contrainte est acceptable. Selon lui, l’intimée n’est pas parvenue à établir qu’elle ne pouvait pas répondre à ses besoins d’adaptation sans subir de contrainte excessive.

Conclusions concernant la question de la contrainte excessive

[114] J’estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la thèse de l’intimée selon laquelle il lui était impossible de répondre aux besoins du plaignant sans subir de contrainte excessive.

[115] Les parties ne contestent pas le fait qu’en raison de son état de santé, M. Petrovic était incapable de reprendre son emploi précédent de conducteur de camion de ramassage et de livraison en mai 2013. M. Petrovic a déclaré qu’il s’attendait à effectuer un retour progressif. TST a expliqué que, sur la base des renseignements médicaux fournis par le médecin de M. Petrovic dans le formulaire d’aptitude au travail, il lui était impossible de réintégrer le plaignant dans son emploi précédent. Aucune mesure d’adaptation ne pouvait permettre un retour à l’emploi précédent.

[116] Une expertise réalisée par un professionnel indépendant est venue confirmer cette conclusion. En 2014, un organisme, dont le gouvernement avait retenu les services pour aider les travailleurs à réintégrer le marché du travail, a confié ce mandat à un ergothérapeute, M. Robert Gander. M. Gander a examiné M. Petrovic, lui a fait subir un certain nombre de tests puis a produit un rapport d’évaluation pour l’organisme.

[117] L’intimée ignorait tout du rapport Gander, aussi bien pendant qu’elle cherchait des mesures d’adaptation qu’au moment de mettre fin à l’emploi du plaignant. Le plaignant a reçu un exemplaire du rapport, mais il n’en a pas remis de copie à son syndicat ni à l’intimée. L’intimée a obtenu le rapport Gander dans le cadre de la procédure de divulgation de la preuve; elle a déposé ce rapport en preuve en plus d’assigner M. Gander comme témoin.

[118] Bien que l’intimée ne puisse s’appuyer sur le rapport Gander pour étayer sa propre évaluation médicale de M. Petrovic, je suis autorisé à m’en servir pour corroborer les hypothèses sur lesquelles elle a fondé cette évaluation. Voici quelques points saillants de ce rapport :

[traduction]

a. M. Petrovic présente un profil fonctionnel inquiétant. Dans l’ensemble, il est peu probable à ce stade-ci qu’il soit en mesure de répondre de manière fiable aux exigences d’un emploi à temps plein soumis à la concurrence. Il peut, dans une certaine mesure, travailler à temps partiel, quoique dans les limites de ses capacités et restrictions.

  1. Pour l’instant, M. Petrovic est incapable de répondre aux exigences normales ou attendues d’un emploi de conducteur de camion (zone courte ou grand routier). Sa capacité de rester en position assise (position assise modifiée) n’est pas « fonctionnelle » pour ce qui est d’assurer la conduite sûre et efficace d’un véhicule motorisé sur une longue période. Sa capacité de soulever et porter des charges ne répond pas non plus aux exigences normales de ce type de travail, et il en va de même pour sa capacité à bien positionner sa colonne vertébrale.

  2. Au nombre des autres facteurs qui font obstacle à la capacité de M. Petrovic de reprendre un emploi rémunéré, mentionnons ses compétences linguistiques limitées en anglais (il possède de bonnes aptitudes à la conversation, mais une capacité limitée d’engager des discussions qui recourent à des termes très « techniques ») et son parcours professionnel qui, selon ses dires, a entièrement consisté à accomplir des tâches « exigeantes physiquement ».

[119] J’accorde peu de poids au témoignage de Mme Fiona Fleming, elle aussi ergothérapeute, que le plaignant a appelée comme témoin pour analyser le rapport Gander. Mme Fleming n’a pas examiné M. Petrovic et, lorsqu’elle avance que celui-ci aurait pu effectuer des tâches administratives, elle ne tient pas suffisamment compte, à mon sens, de ses compétences sur les plans linguistique et administratif ni du nombre limité de postes de commis de bureau à pourvoir.

[120] Le rapport Gander ne fait que confirmer ce que toutes les parties savaient déjà en 2013 : il était impossible de répondre aux besoins du plaignant de manière à ce qu’il réintègre ses fonctions antérieures de conducteur de camion. Même en 2015, lorsqu’il s’est cherché un autre emploi, M. Petrovic voulait obtenir un poste où la conduite était limitée à environ deux heures par jour.

[121] Malgré les importantes blessures qu’il a subies entre 2010 et 2014, M. Petrovic réussit à travailler à temps plein comme conducteur de grand routier depuis 2015. Cela dit, je n’entends pas admettre d’éléments de preuve postérieurs à la date de la cessation d’emploi en raison de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Cie minière Québec Cartier c. Québec (arbitre des griefs), [1995] 2 R.C.S. 1095, où la Cour avait statué qu’un arbitre doit déterminer si l’entreprise avait une cause juste et suffisante pour congédier l’employé en se fondant sur la preuve qui existait à l’époque du congédiement, et non sur la preuve d’événements subséquents. Dans cette affaire, il s’agissait de la capacité de l’employé de s’affranchir de son alcoolisme.

[122] Ma conclusion concernant l’inadmissibilité de la preuve d’événements subséquents est confortée par la décision Gordy v. Painter’s Lodge (No. 2), 2004 BCHRT 225. Dans cette affaire, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique avait conclu qu’il y avait eu discrimination illicite. En appel, cette décision avait été renvoyée au Tribunal pour qu’il procède à un nouvel examen de la question de l’existence d’une exigence professionnelle justifiée.

[123] Dans la décision qu’elle avait rendue à l’issue de ce réexamen, la membre du Tribunal avait déclaré que l’employeur était tenu d’agir raisonnablement lorsqu’il s’agissait de décider si un employé était physiquement apte à reprendre le travail. Il était autorisé à se fonder sur la dernière évaluation du médecin traitant, [traduction] « surtout si ce médecin conna[issait] bien les tâches liées au poste de l’employé et son environnement de travail ».

[124] La membre du Tribunal s’était aussi penchée sur la question de savoir si l’employeur pouvait s’appuyer sur la preuve d’événements subséquents ou sur des éléments de preuve obtenus ultérieurement pour justifier son incapacité de prendre des mesures pour composer avec le plaignant. Elle a conclu qu’on ne pouvait recourir à de tels éléments de preuve attestant l’incapacité de travailler en toute sécurité afin de confirmer le caractère raisonnable de la décision passée d’un employeur de ne pas répondre aux besoins d’adaptation du plaignant.

[125] Ayant examiné l’information disponible à l’époque du licenciement de M. Petrovic, j’estime que ses contraintes médicales étaient trop importantes pour que l’intimée puisse répondre à ses besoins sans subir de contrainte excessive.

[126] Bien que l’arrêt Meiorin constitue le point de départ de l’analyse visant à déterminer si une norme discriminatoire à première vue est une exigence professionnelle justifiée, il existe une certaine controverse quant à savoir si les contraintes pouvant être retenues doivent nécessairement être de l’ordre de celles expressément mentionnées au paragraphe 15(2) de la LCDP, c’est-à-dire relever de la sécurité, de la santé et des coûts.

[127] Compte tenu de la complexité croissante qui caractérise le monde du travail d’aujourd’hui, je crois que le temps est venu de mettre de côté la décision Vilven c. Air Canada, 2009 CF 367, dans laquelle la Cour fédérale déclarait que le Tribunal devait limiter son analyse aux considérations de santé, de coûts et de sécurité. Par conséquent, je choisis plutôt de suivre les décisions rendues dans deux affaires plus récentes : Adamson c. Air Canada, 2014 CF 83 et Brunskill c. Société canadienne des postes, 2019 TCDP 22.

[128] Dans la décision Adamson, la Cour fédérale a statué, après avoir examiné le critère de l’arrêt Meiorin, que les considérations de santé, de sécurité et de coûts énumérées au paragraphe 15(2) n’étaient pas exhaustives. Le juge Annis y rapporte les propos de la Cour suprême du Canada qui, dans l’arrêt Centre universitaire de santé McGill c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, a déclaré qu’il fallait faire preuve de souplesse et de bon sens dans l’application des facteurs entrant dans l’analyse des contraintes excessives.

[129] Dans la décision Brunskill, le membre Gaudreault s’est fondé sur l’arrêt McGill et la décision Croteau c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2014 TCDP 16 pour affirmer que l’obligation de prendre des mesures d’adaptation n’est ni absolue ni illimitée.

[130] En appliquant les décisions Adamson et Brunskill, il ne faut pas oublier les facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de décider si un employeur satisfait au critère permettant de déterminer si une mesure d’adaptation raisonnable entraîne une contrainte excessive, soit celui énoncé dans l’arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 R.C.S. 489. Dans cet arrêt, la Cour suprême a mentionné des facteurs tels que le coût financier, l’atteinte à la convention collective, le moral des autres employés et l’interchangeabilité des effectifs et des installations.

[131] Enfin, si l'on applique le critère de l’adaptation raisonnable n’entraînant pas de contrainte excessive, que la Cour suprême du Canada a formulé dans l’arrêt Hydro-Québec c. SCFP-FTQ, 2008 CSC 43, le fait que M. Petrovic se soit révélé incapable de reprendre le travail qu’il effectuait pour l’intimée en raison de ses contraintes médicales et qu’il n’ait pas eu les compétences requises par les autres postes disponibles fait écho aux propos du plus haut tribunal du pays : « L’obligation [d’adaptation] qui incombe à l’employeur cesse là où les obligations fondamentales rattachées à la relation de travail ne peuvent plus être remplies par l’employé dans un avenir prévisible. » Le critère en la matière n’est pas l’impossibilité, pour un employeur, de composer avec l’employé.

[132] Il s’agit en l’espèce d’une situation malheureuse dont la responsabilité ne peut être imputée aux parties. M. Petrovic n’était pas en mesure de réintégrer un poste dont l’une des composantes considérées comme fondamentales par son employeur est la sécurité; en outre, aucune preuve n’indiquait qu’il pourrait reprendre le travail à brève échéance.

[133] Le fait d’offrir au plaignant un poste de conducteur de camion dans un autre établissement n’aurait pas abouti à un résultat différent. M. Petrovic était tout simplement incapable, physiquement, d’exécuter les fonctions d’un conducteur de camion à l’époque. Cette conclusion reposait sur les formulaires d’aptitude au travail contenant l’information fournie par le médecin de M. Petrovic.

[134] Les autres postes disponibles que l’intimée a envisagés ne correspondaient tout simplement pas aux compétences du plaignant. Même si l’on pouvait qualifier de « fonctionnelles » les aptitudes de M. Petrovic en anglais, elles ne répondaient pas aux exigences des postes de commis de bureau, dont les titulaires devaient être en mesure de gérer les bordereaux d’expédition, de retracer des marchandises perdues, de s’occuper des marchandises endommagées, de donner suite aux réclamations des clients au sujet de marchandises perdues ou endommagées (au téléphone ou par courriel) et de traiter les questions internes de ressources humaines : la paye, les relevés d’heures travaillées, les demandes de congés de maladie et de congés annuels, les formulaires d’aptitude au travail et les tâches administratives liées à des questions syndicales comme les modifications apportées aux salaires et aux quarts de travail.

[135] Par ailleurs, M. Petrovic ne possédait pas même les compétences administratives minimales pour travailler comme commis de bureau, car cela aurait nécessité qu’il puisse taper au moins 35 à 40 mots la minute, sache utiliser la suite bureautique Microsoft Office et ait une connaissance de la comptabilité de base applicable à l’administration de la paye.

[136] Étant donné que très peu de postes de commis de bureau étaient à pourvoir, offrir cette option à M. Petrovic aurait forcé l’employeur soit à muter un de ses employés actuels, soit à créer pour lui un poste pour lequel il n’était pas qualifié. L’intimée n’est pas tenue de former l’employé en lui offrant des leçons d’anglais ou des cours d’informatique pour lui permettre d’améliorer ses aptitudes. (Voir la décision Brunskill c. Société canadienne des postes, 2019 TCDP 22, au par. 68).

[137] Même si M. Petrovic s’était vu confier des tâches administratives, son médecin lui avait prescrit de ne pas passer plus de deux heures par jour en position assise. Cette contrainte excluait le poste à la guérite que Mme Glenn avait envisagé pour lui.

[138] Toutes les autres mesures d’adaptation proposées à l’audience – qu’il s’agisse d’utiliser un transpalette électrique, de conduire un chariot élévateur ou des remorques vides ou encore, d’effectuer du transport d’origine à destination – supposaient d’utiliser de la machinerie lourde. Or, en raison des restrictions imposées par son médecin, il lui était interdit d’utiliser ce genre de machinerie et, dans le meilleur des cas, il aurait été incapable de le faire plus d’une heure par jour. Du fait de son incapacité d’effectuer des mouvements de poussée et de traction, de s’accroupir, de grimper ou de soulever des charges, il ne pouvait assumer sans danger aucun des postes offerts.

[139] L’intimée n’a pas suivi certaines des procédures prévues dans son propre programme de retour au travail. Toutefois, l’omission de ces procédures n’a pas eu d’incidence réelle sur ses tentatives de répondre aux besoins du plaignant. Il s’agit là d’erreurs de nature procédurale, et non d’erreurs de fond.

[140] Le droit est très clair : la Loi ne prévoit pas d’obligation procédurale distincte d’adaptation qui pourrait justifier des mesures de réparation. En revanche, l’employeur doit tout de même prouver qu’il était plus probable qu’improbable que la prise de mesures d’adaptation tenant compte de la déficience du plaignant lui aurait fait subir une contrainte excessive. (Voir la décision Canada (Procureur général) c. Cruden, 2013 CF 520 [Cruden], confirmée par l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne c. Procureur général du Canada et Bronwyn Cruden, 2014 CAF 131.)

[141] Il ne faut pas en conclure que la procédure utilisée par un employeur lorsqu’il examine la possibilité de prendre des mesures d’adaptation n’a jamais d’importance. En fait, dans la pratique, si un employeur n’a effectué aucune analyse sur la prise de mesures d’adaptation possibles ou n’a pas cherché à accorder de telles mesures lors de la présentation d’une demande en ce sens par un employé, il lui sera probablement très difficile de convaincre un tribunal, éléments de preuve à l’appui, qu’il n’aurait pas pu fournir de mesures d’adaptation à l’employé sans subir une contrainte excessive. Mais tel n’est pas le cas de l’employeur en l’espèce.

[142] Le plaignant allègue aussi que, dans le cadre du processus d’adaptation, l’intimée avait traité avec le syndicat sans l’inviter à la discussion, ce qui a abouti à ce qu’on a qualifié de monologue, alors qu’il aurait dû s’agir d’un dialogue. Le plaignant prétend que l’intimée ne lui a jamais demandé de renseignements médicaux à jour et qu’elle ignorait quelles étaient ses compétences parce qu’elle ne s’adressait jamais à lui. M. Petrovic a également allégué que le syndicat ne l’avait pas tenu au courant des discussions sur les mesures d’adaptation et que, de façon générale, il avait bâclé son dossier au même titre qu’un appel précédent devant la commission des accidents du travail.

[143] M. Gord McGrath a été assigné à témoigner par l’intimée. En témoignage, il a expliqué comment lui-même, en tant que président de la section locale, et ensuite Todd Romanow, du bureau national d’Unifor, avaient tenté pendant plus de deux ans d’obtenir des mesures répondant aux besoins de M. Petrovic lors des discussions avec l’intimée.

[144] Ses déclarations concernant le dépôt d’un grief pour le compte du plaignant dans le but d’obtenir des mesures d’adaptation entraient en complète contradiction avec l’affirmation de M. Petrovic selon laquelle il ignorait tout du grief.

[145] M. McGrath a déclaré qu’il avait évoqué la possibilité que le dossier soit réglé par le versement d’une somme de 5 000 $ à M. Petrovic lorsqu’il est devenu évident aux yeux du syndicat qu’aucune mesure d’adaptation n’était possible.

[146] M. McGrath a expliqué qu’il avait trouvé frustrant de traiter avec M. Petrovic. Dans une lettre qu’il a fait parvenir à Unifor le 23 octobre 2015, M. Petrovic déclarait ceci : [traduction] « [L]e syndicat n’a pas cessé de donner la preuve qu’il travaille pour l’entreprise et pour défendre ses intérêts, et non pour moi et pour défendre mes intérêts comme il est censé et prétend le faire. »

[147] M. Romanow a rédigé la réponse d’Unifor à M. Petrovic en ces termes : [traduction] « Je n’entends pas répondre à chacune de vos accusations, mais soyons clairs : vous vous êtes opposé à nous dès le départ, vous n’avez pas communiqué avec nous, ni participé au processus d’adaptation comme nous vous l’avions demandé, vous avez retenu des renseignements et à un certain moment, vous avez produit une confirmation écrite de votre invalidité permanente disant que vous ne pourriez plus travailler, contrairement à vos dernières affirmations. »

[148] Le principe voulant qu’un syndicat soit l’unique agent de négociation des employés régis par une convention collective est bien établi dans l’arrêt McGavin Toastmaster Limited c. Ainscough, [1976] 1 R.C.S. 718. L’intimée était autorisée à s’en remettre au syndicat pour représenter le plaignant et à s’attendre à ce que ce dernier communique avec l’employé. Elle n’était pas tenue de confirmer directement auprès de M. Petrovic chaque aspect de ses discussions avec Unifor concernant les mesures d’adaptation.

[149] Le Conseil canadien des relations industrielles a rejeté les allégations formulées par M. Petrovic contre Unifor. Bien que je ne sois pas lié par la décision du CCRI, je peux m’y fier pour confirmer qu’il n’y a aucune preuve que la participation du syndicat a nui aux chances du plaignant d’obtenir des mesures d’adaptation de l’intimée.

[150] Certains des commentaires formulés par le syndicat au sujet de ses échanges avec M. Petrovic permettent de penser que la manière de communiquer du plaignant et la méfiance qu’il éprouvait fréquemment à l’égard de l’intimée et du syndicat ont perturbé le processus d’adaptation.

[151] Le plaignant a affirmé en témoignage que l’intimée ne lui avait jamais demandé de renseignements médicaux à jour, mais, de fait, dans la première lettre qu’il a reçue pendant le processus d’adaptation, M. Stanworth lui demandait de le tenir au courant de l’évolution de son état de santé. Or, si l'on fait exception des deuxième et troisième formulaires d’aptitude au travail (le troisième ayant suivi son licenciement), il n’a jamais présenté de bilan médical à jour. Il n’a pas non plus remis le rapport Gander au syndicat ou à l’intimée.

[152] Aux dires du syndicat et de l’intimée, M. Petrovic mettait beaucoup de temps à répondre aux demandes de renseignements. La preuve ne montre aucun signe de motivation; on y décèle plutôt une tendance de la part de M. Petrovic à coopérer sans enthousiasme au processus d’adaptation. Il a dit explicitement dans sa correspondance avec le syndicat qu’il considérait que ce dernier et l’intimée travaillaient à l’encontre de ses intérêts.

[153] Son bon ami, M. Reskovic, lui a peut-être été d’un grand secours pour rédiger ses lettres, mais, en témoignage et dans les ébauches de ces lettres, il a semblé que lui aussi avait contribué au sentiment de méfiance que M. Petrovic nourrissait à l’égard du syndicat et de l’intimée.

[154] Les effets cumulatifs de cette apparente indifférence, en particulier dans sa lettre du 3 septembre 2014 où il affirmait être [traduction] « dans l’impossibilité d’accepter du travail en raison de [sa] blessure », ont amené l’intimée à prendre au mot M. Petrovic et à comprendre qu’il ne pourrait plus travailler.

[155] En témoignage, MM. Petrovic et Reskovic ont tous deux reconnu que c’était une erreur que de ne pas préciser que cette impossibilité visait le travail à temps plein. Avec le recul, il est facile de faire une telle affirmation et, bien que je ne doute pas de leur sincérité, j’estime qu’il est également raisonnable de présumer qu’au moment où elle a lu la lettre, l’intimée a cru sur parole M. Petrovic. Il était raisonnable que l’intimée conclue qu’en raison de la gravité de ses blessures, M. Petrovic ne pouvait plus travailler, et qu’en plus de l’absence de mesures d’adaptation possibles, il ne comptait pas revenir travailler pour TST.

VI. ORDONNANCE

[156] La plainte n’est pas fondée, et le plaignant n’a pas droit à des réparations.

Signée par

Alex G. Pannu

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 16 août 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2262/1718

Intitulé de la cause : Goran Petrovic c. TST Overland Express

Date de la décision du tribunal : Le 16 août 2021

Date et lieu de l’audience : Les 10, 11, 12, 24, 25 et 28 février 2020

Vancouver (Colombie-Britannique) et par téléconférence

Comparutions :

Sherry Shir, pour le plaignant

Aucune comparution pour la Commission canadienne des droits de la personne

James D. Kondopulos et Sylvia Nicholles, pour l'intimée

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