Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 30

Date : le 25 août 2021

Numéro du dossier : T2248/0318

Entre :

Ryan Letnes

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l'intimée

- et -

Fédération de la police nationale

la partie interessée

Décision sur requête

Membre : Marie Langlois



I. Requête de la Fédération de la police nationale pour agir en qualité de partie intéressée

[1] Le 6 avril 2021, la Fédération de la police nationale (la FPN) dépose au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) une requête par laquelle elle souhaite être reconnue comme partie intéressée à l’égard de l’instruction du dossier de monsieur Ryan Letnes (le plaignant) contre la Gendarmerie royale du Canada (l’intimée), dossier T2248/0318.

[2] L’intimée s’objecte. La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et le plaignant sont en accord avec la requête de la FPN.

II. Questions en litige

[3] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La FPN doit-elle être reconnue comme partie intervenante?
  2. Dans l’affirmative, quelle est l’étendue de sa participation à l’instruction?

III. Analyse

A. La FPN doit-elle être reconnue comme partie intervenante?

[4] Le Tribunal estime que la FPN doit être reconnue comme partie intervenante à l’audience, pour les motifs suivants.

[5] La Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. ch. H-6) (la Loi) prévoit que le membre instructeur peut instruire la plainte après avoir envoyé un avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé (art. 50 (1)). Le Tribunal dispose donc du pouvoir discrétionnaire d’accorder le statut de partie intéressée.

[6] Les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personnes (2021), DORS/2021-137 (les nouvelles Règles de pratique), qui sont en vigueur depuis le 11 juillet 2021, prévoient à l’article 27 qu’une requête en intervention doit être faite. La requête doit préciser l’assistance que le requérant désire apporter à l’instruction en plus de prévoir l’étendue de sa participation à l’instruction. Les anciennes Règles de procédure du Tribunal (03-05-04) qui s’appliquent encore de façon transitoire en l’instance prévoyaient aussi que la requête devait préciser l’étendue de la participation requise (art.8), mais ces règles demeuraient muettes sur l’obligation de préciser l’assistance que le requérant pouvait apporter au Tribunal.

[7] Le Tribunal estime que l’ajout aux nouvelles règles, eu égard à l’assistance que pourrait apporter le requérant lors de l’instruction, codifie le droit existant en mettant l’emphase sur l’éclairage particulier qu’une partie peut apporter au Tribunal dans sa décision à rendre.

[8] En effet, la jurisprudence du Tribunal énonce les conditions nécessaires à l’attribution de la qualité de partie intervenante.

[9] Dans l’affaire Walden et autres. c. Procureur général du Canada (représentant le Conseil du Trésor du Canada et Ressources humaines et Développement des compétences Canada), 2011 CHRT 19 (Walden), le Tribunal accorde le statut de partie intéressée à l’Institut professionnel de la fonction publique (IPFP), syndicat représentant des employés de la fonction publique fédérale, dans un litige les opposant au Conseil du Trésor du Canada. Dans cette affaire, comme en l’instance, les plaignants, qui sont membres du syndicat, ne sont pas représentés par l’IPFP devant le Tribunal.

[10] L’IPFP soutient que la jurisprudence a accordé le statut de partie intéressée dans des situations où l’un des trois critères suivants est rencontré, à savoir :

  1. l’expertise de l’éventuelle partie intéressée aiderait le Tribunal;
  2. sa participation ajouterait à la position juridique des parties;
  3. l’instance pourrait avoir des répercussions sur les intérêts de la partie requérante.

[11] Dans cette affaire, le Tribunal retient les critères proposés par I’IPFP et constate que l’IPFP rencontre les trois critères, accordant ainsi le statut de partie intéressée à l’IPFP. Le Tribunal ne se prononce pas sur l’obligation de rencontrer chacun des trois critères du test.

[12] En l’instance, l’intimée plaide que le statut de partie intéressée ne peut être accordé que si les trois critères sont rencontrés, en conformité avec les enseignements de la décision Walden. Le présent Tribunal ne retient pas la vision rigide du test tel que plaidé par l’intimée puisque, tel que vu ci-haut, ce n’est pas ce qui ressort de la décision Walden.

[13] De plus, la jurisprudence récente laisse voir que l’analyse doit se faire non pas de façon stricte et automatique, mais plutôt au cas par cas ainsi que de façon souple et globale.

[14] En effet, dans l’affaire Attaran c. Citoyenneté et immigration Canada, 2018 TCDP 6 (Attaran), le Tribunal énonce que l’approche doit être globale et fondée sur l’analyse cas par cas. Il cite avec approbation l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 11 (NAN). Dans cette affaire, le Tribunal énonce que le statut de partie intéressée peut être accordé si l’instance a des répercussions sur la requérante et si celle-ci peut aider le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi. Cette aide doit pouvoir apporter un éclairage différent aux thèses défendues par les autres parties et contribuer à la prise de décision par le Tribunal. Le Tribunal accorde ainsi le statut de partie intéressée à la Nishnawbe Aski Nation (NAN). Le présent Tribunal constate que la décision ne réfère pas distinctement à l’expertise institutionnelle du requérant NAN en tant que critère spécifique à considérer.

[15] Il en est de même dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2019 CHRT 11 (CPA) où le Tribunal accorde le statut de partie intéressée au Congrès des peuples autochtones (CPA). Le Tribunal ne fait pas une analyse spécifique de l’expertise de l’intervenant requérant CPA, mais utilise l’approche globale énoncée dans l’affaire Attaran.

[16] Dans Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) 2020 TCDP 31 (Nation Innu), le Tribunal accorde le statut de partie intéressée à la Nation Innu considérant notamment que l’issue de la décision à venir pourrait affecter un grand nombre de membres de la Nation Innu.

[17] Dans la toute récente décision rendue oralement le 20 juillet 2021 dans le dossier Saldanha c. Statistique Canada, le Tribunal refuse la requête d’une personne réclamant le statut de partie intéressée notant entre autres l’absence d’assistance que pourrait apporter la requérante au Tribunal.

[18] Ainsi, sans s’écarter des principes énoncés dans l’affaire Walden, le Tribunal semble privilégier une approche plus souple et globale. De plus, l’ensemble de la jurisprudence énonce que le requérant demeure la partie sur laquelle repose le fardeau de preuve.

[19] Par ailleurs, il est à noter que les principes émanant de la jurisprudence du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO), codifiés aux articles 11.14 et 11.15 des Règles de procédure du TDPO prévoient la procédure pour accorder le statut de personne intervenante à un syndicat (agent négociateur) dont le plaignant à la procédure est membre. De plus, la jurisprudence établit, sauf circonstances exceptionnelles, qu’un syndicat obtient automatiquement le statut de partie intervenante dans une procédure ayant trait aux droits de la personne en milieu de travail où un de ses membres est plaignant (voir notamment Boyce v. Toronto Community Housing Corporation, 2009 HRTO 131; et George v. University of Ontario Institute of Technology, 2017 HRTO 608).

[20] En outre, le présent Tribunal rappelle sa responsabilité de procéder sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique (art, 48.9 (1) de la Loi).

[21] À la lumière de ces principes, le présent Tribunal estime que la FPN, en tant qu’agent négociateur d’environ 20000 membres de la GRC dont le plaignant, peut par son expertise ou sa perspective porter assistance au Tribunal lors de l’instruction de l’affaire. Elle fait état qu’elle a, dans le passé, représenté directement ou indirectement des membres de la GRC dans des situations de plaintes ou de griefs portant sur les droits de la personne. Elle connaît les processus et les politiques de la GRC sur l’invalidité, le système de profils médicaux, la gestion des postes et des promotions et les politiques visant à contrer le harcèlement dont certains aspects sont négociés aux tables de négociation où elle siège. Non seulement elle a une connaissance de l’application des politiques et procédures actuelles, mais elle peut être partenaire dans leur développement futur par la voie de la négociation collective ou le fait qu’elle siège sur certains comités dont celui sur le harcèlement ou autrement. Sa contribution devrait permettre une compréhension globale plus approfondie des enjeux de nature systémique.

[22] De plus, selon sa requête, elle ne partage pas la vision du plaignant en regard de certains remèdes systémiques demandés. Selon toute vraisemblance, elle fera valoir d’autres points de vue légaux. L’issue de l’instance pourrait certainement l’affecter de même que les autres membres de la FPN.

[23] Ainsi, le Tribunal estime que la FPN pourrait apporter un éclairage différent de celui du plaignant et pourrait aider à la prise de décision.

[24] Par conséquent, le Tribunal accorde au FPN le statut de partie intervenante. Il faut donc répondre par l’affirmative à la question A).

B. Quelle est l’étendue de sa participation à l’instruction?

[25] Afin d’éviter de prolonger les débats et dans le respect des règles de justice naturelle, le Tribunal estime devoir accorder une participation restreinte à la FPN.

[26] L’intimée soutient dans ses arguments subsidiaires que la FPN ne devrait être autorisée qu’à fournir une argumentation écrite d’un maximum de 30 pages, et ce, uniquement en regard des remèdes demandés.

[27] Compte tenu de l’éclairage supplémentaire que la FPN pourrait apporter non seulement sur les remèdes demandés, mais également sur le processus et les politiques effectivement appliquées, le Tribunal estime qu’il ne serait pas approprié de limiter sa participation aux seuls arguments sur les remèdes.

[28] Le Tribunal conclut cependant que la participation de la FPN doit être restreinte de la façon suivante :

  1. Elle ne pourra pas faire entendre ses propres témoins à moins d’une autorisation spécifique de la part du Tribunal;
  2. Elle ne pourra pas participer aux conférences de gestion d’audience, à moins d’une convocation spécifique de la part du Tribunal;
  3. Elle ne pourra pas demander de remise ou de modification des dates d’audience déterminées par le Tribunal avec la collaboration des autres parties;
  4. Elle pourra recevoir toute la documentation déposée à l’audience, y incluant les rapports d’experts le cas échéant;
  5. Elle pourra contre interroger les témoins sur les sujets suivants :
    • L’interaction entre le système de profils médicaux de la GRC et l’obligation d’accommodement raisonnable;
    • Les allégations de culture générale de discrimination contre les membres de la GRC en invalidité incluant les congédiements administratifs pour raisons médicales;
    • Les remèdes systémiques demandés par le plaignant;
    • La participation de la FPN au processus de changement des politiques et procédures en lien avec les enjeux soulevés par le plaignant à savoir le processus de promotion, le système de profils médicaux, la culture de discrimination et le processus interne pour contrer le harcèlement.
  6. Elle pourra recevoir les argumentations écrites des parties, le cas échéant;
  7. Elle pourra formuler son argumentation par écrit dans un document d’un maximum de 30 pages;
  8. Elle pourra déposer un livre de jurisprudence.

IV. DÉCISION

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

ACCUEILLE la requête de la Fédération de la police nationale (FPN);

ACCORDE le statut de partie intervenante à la FPN;

RESTREINT la participation de la FPN comme suit :

  1. Elle ne pourra pas faire entendre ses propres témoins à moins d’une autorisation spécifique de la part du Tribunal;
  2. Elle ne pourra pas participer aux conférences de gestion d’audience, à moins d’une convocation spécifique de la part du Tribunal;
  3. Elle ne pourra pas demander de remise ou de modification des dates d’audience déterminées par le Tribunal avec la collaboration des autres parties;
  4. Elle pourra recevoir toute la documentation déposée à l’audience, y incluant les rapports d’experts le cas échéant;
  5. Elle pourra contre interroger les témoins sur les sujets suivants :
    • L’interaction entre le système de profils médicaux de la GRC et l’obligation d’accommodement raisonnable;
    • Les allégations de culture générale de discrimination contre les membres de la GRC en invalidité incluant les congédiements administratifs pour raisons médicales;
    • Les remèdes systémiques demandés par le plaignant;
    • La participation de la FPN au processus de changement des politiques et procédures en lien avec les enjeux soulevés par le plaignant à savoir le processus de promotion, le système de profils médicaux, la culture de discrimination et le processus interne pour contrer le harcèlement
  1. Elle pourra recevoir les argumentations écrites des parties, le cas échéant;
  2. Elle pourra formuler son argumentation par écrit dans un document d’un maximum de 30 pages;
  3. Elle pourra déposer un livre de jurisprudence.

Signée par

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 25 août 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2248/0318

Intitulé de la cause : Ryan Letnes c. Gendarmerie Royale du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 25 août 2021

Date et lieu de l’audience : Le 12 juillet 2021

Par visioconférence Zoom

Comparutions :

Ryan Letnes, le plaignant

Christine Singh, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Graham Stark, pour l'intimée

Malini Vijaykumar, pour la partie intéressée

 

Représentations écrites par :

Ryan Letnes, le plaignant

Christine Singh, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Ely-Anna Hidalgo-Simpson, pour l'intimée

Malini Vijaykumar, pour la partie intéressée

 

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