Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights tribunal

Référence : 2021 TCDP 24

Date : le 4 août 2021

Numéro du dossier : T2566/12320

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Marcus Williams

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Banque de Nouvelle-Écosse

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

 

 



I. CONTEXTE

[1] La présente décision porte sur une requête présentée par l’intimée, qui a demandé au Tribunal de suspendre l’instruction de la plainte en attendant que la Cour fédérale statue sur sa demande de contrôle judiciaire.

[2] Le ou vers le 9 avril 2018, le plaignant a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») une plainte pour atteinte aux droits de la personne (la « plainte »), dans laquelle il prétend avoir subi des actes discriminatoires de la part de l’intimée dans le contexte de son emploi, actes fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, l’âge et le sexe, au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP » la « Loi »). Le plaignant a été à l’emploi de l’intimée du 9 février 2015 jusqu’à son congédiement, le 26 octobre 2017.

[3] Le ou vers le 6 novembre 2017, soit avant le dépôt de sa plainte, le plaignant avait aussi déposé une plainte pour congédiement injuste au titre de l’article 240 du Code canadien du travail (le « Code »), qui a été rejetée par un arbitre dans une décision datée du 7 août 2018.

[4] La plainte a été examinée par un enquêteur de la Commission (le « premier enquêteur »). Le 13 mars 2019, le premier enquêteur a déposé un rapport dans lequel il a recommandé à la Commission de refuser d’examiner la plainte au motif que celle-ci était frivole.

[5] Le 12 juin 2019, la Commission a décidé d’examiner la plainte, malgré la recommandation du premier enquêteur.

[6] L’intimée a déposé une première demande de contrôle judiciaire en vue de faire annuler la décision de la Commission d’examiner la plainte. Elle a fait valoir que la Commission avait tiré des conclusions déraisonnables quant à la question de savoir si la plainte de M. Williams était frivole ou vexatoire et qu’elle n’avait pas tenu compte des arguments de la Banque selon lesquels certains aspects de la plainte étaient hors délai.

[7] Cette demande de contrôle judiciaire a été rejetée par la Cour fédérale le 7 décembre 2020 en raison de son caractère prématuré (Banque de Nouvelle-Écosse c. Marcus Williams, 2020 CF 1127).

[8] L’affaire a été examinée par un deuxième enquêteur de la Commission, qui a déposé un deuxième rapport d’enquête le 11 septembre 2020. Le deuxième enquêteur a recommandé que la majorité des allégations soient rejetées pour cause de retard.

[9] Le 17 novembre 2020, la Commission a demandé au président du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») d’instruire l’ensemble des allégations contenues dans la plainte, au motif que celles-ci semblaient témoigner de pratiques discriminatoires systématiques et continues.

[10] Le 16 décembre 2020, l’intimée a déposé une deuxième demande de contrôle judiciaire, cette fois à l’encontre de la décision de renvoi de la Commission, parce que, selon elle, la décision était [traduction] « déraisonnable pour cause de retard et en raison de sa frivolité et de son caractère vexatoire ».

[11] Dans une lettre datée du 4 mai 2021, l’intimée a demandé au Tribunal de suspendre l’instruction de la plainte en attendant qu’une décision soit rendue sur la deuxième demande de contrôle judiciaire, soit celle se rapportant à la décision de renvoi de la Commission. Le plaignant et la Commission se sont opposés à la demande de suspension, et la Commission a proposé un compromis.

[12] Le Tribunal a invité les parties à discuter entre elles de la possibilité de trouver un terrain d’entente. Le 13 mai 2021, l’intimée a informé le Tribunal que la question demeurait non résolue et, le 27 mai 2021, le Tribunal a ordonné aux parties de déposer des observations écrites sur cette question.

[13] Le 8 juillet 2021, après avoir reçu les observations de toutes les parties relativement à la demande de suspension, le Tribunal a été informé par l’intimée que la deuxième demande de contrôle judiciaire serait instruite le 13 septembre 2021 et que l’audience ne devrait durer qu’une journée. Bien que la date d’audience ait été fixée, le plaignant et la Commission ont continué de s’opposer à la demande de suspension.

II. RÉSUMÉ DE LA POSITION DES PARTIES

[14] Dans leurs observations, les parties utilisent les termes « mise en suspens », « ajournement » et « suspension ». J’aimerais souligner que ces termes ne sont pas interchangeables : chacun renvoie à une notion distincte. Dans la présente décision sur requête, j’utiliserai les termes « suspension » et « suspension de l’instruction », car à mon avis ce sont ceux qui décrivent le mieux la demande de l’intimée.

A. POSITION DE L’INTIMÉE

[15] L’intimée s’appuie sur la décision sur requête Duverger c. 2553-4330 Québec inc. (Aéropro), 2018 TCDP 5 [Duverger], pour faire valoir que le critère pour accorder un ajournement de l’instance du Tribunal en attendant l’issue d’un contrôle judiciaire est le « critère de l’intérêt de la justice », critère que la Cour fédérale applique dans les requêtes en ajournement de ses propres instances.

[16] Elle soutient que le critère de l’intérêt de la justice justifie la suspension de l’instruction du Tribunal dans la présente affaire en attendant qu’une décision soit rendue sur la deuxième demande de contrôle judiciaire, pour les motifs suivants :

  1. L’ajournement entraînera un retard minime dans l’instruction de la plainte

    L’intimée a d’abord laissé entendre que l’affaire serait probablement instruite par la Cour fédérale à l’été ou à l’automne 2021, que l’audience durerait une journée et qu’une décision serait rendue par la suite. Comme il a été mentionné précédemment, une date d’audience a depuis été fixée, soit le 13 septembre 2021.
  2. La deuxième demande de contrôle judiciaire soulève des questions sérieuses qui doivent être jugées par la Cour fédérale

    En voici quelques-unes :
    1. l’absence de lien entre la situation d’emploi du plaignant et un motif de distinction illicite prévu par la Loi;
    2. le défaut de tenir compte du fait que, exception faite du congédiement du plaignant, toutes les allégations formulées dans la plainte sont hors délai;
    3. l’absence d’explication quant à la raison pour laquelle la partie de la plainte qui n’est pas hors délai, soit celle relative au congédiement, devrait être instruite par la Commission alors qu’un arbitre en matière de congédiement injuste nommé en vertu du Code a conclu que le plaignant n’avait pas été congédié injustement.
  1. L’intimée subira un préjudice irréparable si l’ajournement est refusé

    L’intimée soutient que les dépenses irrécouvrables (étant donné que le Tribunal n’adjuge pas les dépens), la participation à une audience inutile et la préparation d’éléments de preuve non pertinents (les deux pourraient être évités si la demande de contrôle judiciaire était accueillie, même en partie) et le risque que des conclusions contradictoires soient tirées (la Cour fédérale se penchera sur la question de savoir si le Tribunal est valablement saisi de l’affaire et s’il devrait l’instruire) constituent un préjudice irréparable – au sens du critère de l’intérêt de la justice – qui justifie la suspension de l’instruction.
  2. La « prépondérance des inconvénients » favorise l’ajournement

    L’intimée fait valoir que le stress et l’anxiété que le plaignant pourrait éprouver si l’instruction de la plainte était retardée de quelques mois devraient, au pire, équivaloir au stress et à l’anxiété que l’intimée éprouverait si aucun ajournement n’était accordé. En fait, elle soutient que le plaignant bénéficierait probablement de l’éclairage apporté par la Cour fédérale. Au pire, si la deuxième demande de contrôle judiciaire est rejetée, la présente affaire reprendra son cours dans quelques mois. En revanche, le temps et l’énergie que l’intimée devra investir si le Tribunal refuse d’accorder la suspension sont plus importants que le temps et l’énergie que le plaignant devra investir si le Tribunal accorde la suspension.
  3. L’intérêt du public favorise l’efficacité et la prise de décisions cohérentes

L’intimée soutient que, bien que le public ait tout intérêt à ce que les plaintes pour atteinte aux droits de la personne soient traitées de façon expéditive, le retard résultant de la suspension de l’instruction dans la présente affaire a un effet neutre, tout au plus, étant donné que la Cour fédérale statuera probablement sur la deuxième demande de contrôle judiciaire d’ici quelques mois. En outre, le Tribunal ne doit pas négliger l’intérêt que présente pour le public la prise de décisions cohérentes, c’est-à-dire qui ne se contredisent pas.

  1. Les gains d’efficacité associés à la suspension de l’instruction dans la présente affaire rendent le processus plus expéditif : « un ajournement de courte durée permettrait peut-être d’obtenir un gain à long terme, ainsi qu’un meilleur résultat final ».

    L’intimée fait remarquer que, bien que la common law favorise la célérité dans toutes les instances relatives aux droits de la personne, cela ne signifie pas uniquement que le Tribunal doit tenir une audience rapidement. En effet, il faut aussi tenir compte de l’efficacité. Elle soutient que [traduction] « le fait de mettre la présente affaire en suspens jusqu’à ce que la Cour fédérale rende sa décision apportera des éclaircissements juridiques qui permettront probablement de régler la plainte plus efficacement que si l’ajournement était refusé. La Cour fédérale déterminera ce que le Tribunal doit décider en définitive, s’il y a lieu ». L’intimée soutient en outre que [traduction] « l’audience portant sur la [deuxième demande de contrôle judiciaire] pourrait permettre de régler l’affaire devant le Tribunal ou, du moins, de réduire les questions en litige et leur portée de manière significative, y compris la portée de l’instruction et de la production ».

[17] Pour les motifs qui précèdent, l’intimée demande au Tribunal de suspendre l’instruction de la plainte jusqu’à ce que la Cour fédérale statue sur la deuxième demande de contrôle judiciaire. Subsidiairement, elle demande au Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire, de suspendre les délais et de reconvoquer les parties à une conférence téléphonique préparatoire dans six mois.

B. POSITION DU PLAIGNANT

[18] Le plaignant fait valoir que la demande de suspension de l’instruction présentée par l’intimée constitue un abus de procédure et une tentative de prorogation de l’audience du Tribunal, qu’elle n’est pas étayée par des éléments de preuve démontrant que les inconvénients l’emportent sur l’intérêt public et qu’elle ne satisfait pas au critère de l’intérêt de la justice.

[19] Bien que le plaignant présente un certain nombre d’arguments sur la pertinence et le caractère opportun d’un contrôle judiciaire et qu’il souligne le fait que l’intimée semble avoir refusé la médiation à divers moments, la question du retard, c’est-à-dire les efforts répétés de l’intimée pour retarder l’instruction de la plainte, est au cœur de ses arguments.

[20] De plus, selon le plaignant, le retard découlant de la deuxième demande de contrôle judiciaire ne peut être considéré comme temporaire, car c’est le plaignant qui subirait un préjudice irréparable si la demande de suspension de l’instruction était accordée. Pour la même raison, la prépondérance des inconvénients ne peut favoriser l’intimée.

[21] Enfin, le plaignant soutient que l’intimée ne subirait aucun préjudice si le Tribunal devait instruire l’affaire sans interruption. Il fait valoir que, puisque l’intimée n’a pas respecté le principe de l’équité administrative entre les parties dans la présente instance et qu’elle n’a pas démontré qu’elle serait lésée en matière d’équité procédurale ou de justice naturelle, la demande de suspension de l’instruction devrait être rejetée.

C. POSITION DE LA COMMISSION

[22] La Commission s’appuie elle aussi sur la décision Duverger pour s’opposer à la demande de l’intimée au motif que celle-ci n’a pas démontré que de suspendre l’instruction de la plainte serait dans l’intérêt de la justice.

[23] La Commission répond ainsi aux arguments de l’intimée :

  1. L’argument du préjudice irréparable
  • i. L’intimée formule ses allégations en tenant pour acquis que sa demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

  • ii. Les coûts et les inconvénients d’un litige n’entraînent pas automatiquement un préjudice irréparable.

  1. L’argument de la « prépondérance des inconvénients »
  • i. Toutes les parties au litige subissent des inconvénients liés au stress, à l’anxiété, aux coûts, au temps et à l’énergie.

  • ii. Les retards ont des répercussions considérables sur les plaignants, car les questions soulevées dans une plainte pour atteinte aux droits de la personne sont délicates et ont trait à la dignité humaine.

  1. L’argument de l’intérêt public
  • i. Le processus du Tribunal ne serait pas plus efficace si la demande de contrôle judiciaire était rejetée.

  • ii. Il est dans l’intérêt public de procéder sans retard inutile compte tenu de la période prolongée pendant laquelle le plaignant a attendu que sa plainte soit instruite.

[24] Pour les motifs exposés ci-dessus, la Commission demande au Tribunal de rejeter la requête présentée par l’intimée en vue de suspendre l’instruction de la plainte et de fixer de nouvelles dates pour le dépôt des exposés des précisions des parties et la divulgation.

D. RÉPONSE DE L’INTIMÉE

[25] Dans sa réponse aux observations du plaignant et de la Commission, l’intimée réitère ses observations antérieures.

[26] L’intimée fait remarquer que le plaignant et la Commission ont tous deux cité la décision Duverger dans leur réponse à sa demande et que ses arguments en réponse sont donc axés sur cette décision.

[27] Les arguments en réponse de l’intimée, regroupés en trois rubriques, peuvent être résumés ainsi :

  1. Application et non-interprétation de la Loi
  • i. Dans l’affaire Duverger, l’employeur demandait à la Cour fédérale de réexaminer l’interprétation de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, et la Cour a décidé que le Tribunal était le mieux placé pour trancher les questions de droit et de fait dans les affaires dont il était saisi, y compris en ce qui concerne la portée de la loi.

  • ii. Dans la présente affaire, la Cour fédérale examinera si la LCDP s’applique et si le Tribunal a compétence. Si l’affaire devait aller de l’avant, le Tribunal et la Cour risquent de tirer des conclusions contradictoires sur la question de la compétence du Tribunal.

  1. Efficacité
  • i. Dans l’affaire Duverger, la Cour fédérale n’a pas été appelée à circonscrire les questions en litige et à aider les parties si l’affaire allait de l’avant devant le Tribunal, mais plutôt à répondre à une question distincte (sur l’interprétation de l’expression « en matière d’emploi »).

  • ii. Dans la présente affaire, la décision de la Cour fédérale pourrait mettre fin à l’instance ou restreindre considérablement les questions en litige. Cette restriction des questions est dans l’intérêt de toutes les parties.

  • iii. Il faut tenir compte de la célérité de l’instruction, et non du délai pour se rendre à l’audience.

  • iv. La deuxième demande de contrôle judiciaire ne vise pas à causer plus de retard. La première demande de contrôle judiciaire a été jugée prématurée, sans préjudice au droit de l’intimée de soulever les mêmes arguments dans un contrôle judiciaire subséquent. L’intimée a simplement tenté d’agir de façon expéditive.

  • v. Il est également dans l’intérêt du public de procéder de façon efficace avec un minimum de retard. Le court délai demandé permettra d’être plus efficace et d’obtenir un meilleur résultat.

  1. Absence de préjudice
  • i. Dans l’affaire Duverger, il a été plaidé et décidé que le plaignant subirait probablement un préjudice lié à la préservation de la preuve, y compris en ce qui a trait à la mémoire et aux souvenirs des témoins.

  • ii. Dans la présente affaire, aucune partie n’a fait valoir qu’elle subirait un préjudice lié à la préservation de la preuve ou autre, en raison de la suspension de l’instruction. Le fait qu’aucun préjudice précis n’a été invoqué milite en faveur de l’octroi d’une suspension.

  • iii. Les parties peuvent tenir le Tribunal au courant de l’état d’avancement du contrôle judiciaire et peuvent demander la tenue d’une conférence téléphonique préparatoire après la publication de la décision de la Cour fédérale afin de se prononcer sur l’état de la plainte.

[28] Pour les motifs qui précèdent, l’intimée réitère sa demande de suspension de l’instruction de la plainte, la jugeant en accord avec le critère de l’intérêt de la justice.

III. QUESTION EN LITIGE

[29] Le Tribunal devrait-il exercer son pouvoir discrétionnaire de suspendre l’instruction de la plainte en attendant qu’une décision soit rendue sur la deuxième demande de contrôle judiciaire?

IV. CADRE JURIDIQUE

Compétence – Remarque préliminaire

[30] La compétence du Tribunal pour instruire la demande de l’intimée n’est pas en cause, car les parties conviennent que le Tribunal est maître de sa propre procédure et qu’il peut suspendre l’instruction de la plainte (paragraphe 1(6) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les « Règles »).

[31] Dans l’exercice de sa compétence, le Tribunal a l’obligation générale d’agir sans formalisme et de façon expéditive, conformément aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale et au régime de la LCDP (paragraphes 48.9(1) de la LCDP et 1(1) des Règles).

[32] Il est également entendu que le Tribunal n’a pas compétence pour réviser la décision de renvoi de la Commission. Les mandats de la Commission et du Tribunal sont différents. La Commission décide s’il y a lieu de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction et détermine la portée du renvoi. Une fois le renvoi effectué, le Tribunal tranche la plainte sur le fond (voir Banda c. Service correctionnel du Canada, 2021 TCDP 19, aux paragraphes 20 à 22).

[33] Toutefois, le Tribunal, dans le cadre de son instruction de la plainte, peut être appelé à évaluer des éléments de preuve qui ont été examinés par la Commission lors de son enquête et à trancher les questions qui en découlent, compte tenu de la portée de l’affaire dont il a été saisi.

Suspension de l’instruction – Critère applicable

[34] La suspension de l’instruction ne devrait être accordée que dans des circonstances exceptionnelles (Bailie et al. c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2012 TCDP 6, au paragraphe 22; Hughes c. Transports Canada, 2020 TCDP 21, au paragraphe 20 [Hughes], citant L’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et Acoby c. Service correctionnel du Canada, 2019 TCDP 30, au paragraphe 14).

[35] La décision sur requête rendue par le Tribunal dans l’affaire Duverger est la décision la plus complète faisant autorité sur la question de savoir si le Tribunal devrait suspendre son instruction en attendant l’issue d’un contrôle judiciaire. De fait, toutes les parties à la présente affaire se sont appuyées sur cette décision.

[36] Dans la décision Duverger, le Tribunal a rejeté une requête en suspension de l’instruction en attendant l’issue d’un contrôle judiciaire. Pour ce faire, il a adopté le critère de l’intérêt de la justice utilisé dans le contexte des demandes d’ajournement et l’a élargi :

[58] À mon avis, l’intérêt de la justice permet un examen plus large des considérations relatives à une demande en suspension incluant les principes de justice naturelle, d’équité procédurale et de célérité qui sont notamment prévus au paragraphe 48.9(1) de la Loi. De plus, comme énoncé par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 26 de l’arrêt Clayton, le Tribunal pourrait aussi prendre en considération certains facteurs élaborés dans l’arrêt RJR‑MacDonald (existence d’une question sérieuse de fait ou de droit à juger, préjudice irréparable, prépondérance des inconvénients).

[59] Or, il va sans dire que l’intérêt de la justice inclut les intérêts de toutes les parties. Elle inclut aussi les intérêts du public. Rappelons que les plaintes déposées devant le Tribunal concernent des individus qui estiment que leurs droits de la personne ont été violés. Ces allégations sont sérieuses et exigent d’agir avec célérité. Chaque fois que des allégations de discrimination enfreignant la LCDP sont invoquées, l’intérêt du public est forcément impliqué (voir Federation of Women Teachers’ Associations of Ontario v. Ontario (Human Rights Commission) (Ont. Div. Ct.), 1988 CanLII 4794 (ON SC)). Sans contredit, les intérêts du public commandent, entre autres, que les plaintes en matière de discrimination soient traitées de manière expéditive (voir Bell Canada v. Communication, Energy and Paperworkers Union of Canada (1997), 127 FTR 44, 1997 CanLII 4851 (FC), [Bell Canada], voir également le paragraphe 48.9(1) LCDP).

(Duverger, aux paragraphes 58 et 59)

 

[Souligné dans l’original.]

[37] Pour répondre à la question visant à déterminer si l’intérêt de la justice milite en faveur de la suspension de l’instance, le tribunal doit tenir compte du régime législatif, qui prévoit la mise en équilibre des principes de justice naturelle et de célérité énoncés au paragraphe 48.9(1) de la LCDP.

[38] De plus, le Tribunal a récemment déclaré ce qui suit :

L’approche de « l’intérêt de la justice » [...] repose sur une « évaluation […] raisonnable et souple des facteurs applicables aux demandes d’arrêt des procédures, notamment les principes de justice naturelle et d’équité procédurale, la notion de préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients entre les parties et l’intérêt du public à ce que les plaintes en matière de droits de la personne soient instruites rapidement ». Les facteurs et les intérêts que le Tribunal doit prendre en considération peuvent varier en fonction des circonstances de chaque affaire.

 

(Hugues, au paragraphe 21.)

 

[Renvoi omis.]

V. DÉCISION

[39] Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé, compte tenu de mon analyse des divers facteurs pertinents dans le contexte de la requête et sur le fondement des faits et du droit applicable mentionnés ci-dessus, que, tout compte fait, l’intérêt de la justice est mieux servi si je rejette la demande de l’intimée visant à suspendre l’instruction de la plainte en attendant l’issue de la deuxième demande de contrôle judiciaire.

VI. ANALYSE

[40] Je conviens que l’approche ou le critère de l’« intérêt de la justice », dont il est question aux paragraphes 36 à 38 ci-dessus, est l’approche qu’il convient d’adopter pour trancher la requête de l’intimée. Cette approche consiste à évaluer, de façon raisonnable et souple, les facteurs mentionnés ci-dessus qui sont pertinents dans le contexte de la demande de l’intimée de suspendre l’instruction en attendant l’issue de la deuxième demande de contrôle judiciaire.

[41] Je ne crois pas que la demande de l’intimée constitue un abus de procédure ou qu’elle vise à retarder l’affaire. Il est certainement loisible à l’intimée de contester devant les tribunaux la décision de renvoyer la plainte au Tribunal et de demander la suspension de l’instruction dont je suis saisi. De plus, bon nombre des arguments présentés par toutes les parties dans leurs observations, y compris les faits et le droit invoqués, sont valables. Par conséquent, je dois évaluer les facteurs pertinents au regard des observations des parties, en ayant recours à l’approche ou au critère de l’intérêt de la justice, pour décider si, tout compte fait, il est dans l’intérêt de la justice d’accueillir la demande de l’intimée.

[42] Il incombe à l’intimée d’établir que sa demande de suspension est, tout compte fait, dans l’intérêt de la justice et qu’elle devrait être accueillie. Les observations qu’elle a présentées à l’appui de sa demande, qui reposent sur son point de vue quant aux facteurs mentionnés ci-dessus qui sont pertinents dans le contexte de la présente affaire, sont résumées aux paragraphes 16 et 27 ci‑dessus. Dans les paragraphes qui suivent jusqu’à la fin de la présente partie de la décision, j’évaluerai les facteurs présentés dans les observations.

[43] Le fait que la Cour fédérale a fixé récemment une date d’audience pour la deuxième demande de contrôle judiciaire, comme mentionné au point a. du paragraphe 16 ci-dessus, n’établit pas de manière définitive, à mon avis, que la demande de suspension de l’intimée entraînera un « retard minime » de l’instance. De nombreuses incertitudes subsistent, et le retard possible pourrait ne pas être aussi minime que l’a laissé entendre l’intimée. L’audience fixée par la Cour fédérale pourrait être ajournée. Le succès de la demande est imprévisible et hypothétique, tout comme la date de publication d’une décision par la Cour fédérale après l’instruction de la demande. De plus, comme il est possible d’interjeter appel des décisions de la Cour fédérale, la décision finale concernant la demande pourrait être encore retardée pendant une période indéterminée.

[44] Cependant, comme il est mentionné au paragraphe 33 ci-dessus, indépendamment de la décision de renvoi de la Commission, le Tribunal a compétence pour entendre et examiner les éléments de preuve qui ont été pris en compte par la Commission dans les rapports d’enquête et par le Conseil canadien des relations industrielles dans son examen de la plainte fondée sur le Code. Bien que, comme il a déjà été mentionné, le Tribunal n’ait pas compétence pour annuler la décision de renvoi de la plainte, l’évaluation de la preuve faite par le Tribunal pour se prononcer sur la responsabilité, lors de l’instruction de la plainte sur le fond en vertu de la LCDP, peut correspondre à l’évaluation faite par les enquêteurs de la Commission et par le Conseil. De plus, si l’instance n’est pas suspendue, le Tribunal pourrait évaluer ces éléments de preuve et rendre sa décision avant que la deuxième demande de contrôle judiciaire soit définitivement tranchée par les tribunaux, qui font habituellement preuve d’une grande déférence à l’égard d’organismes comme le Tribunal, lorsqu’ils prennent des décisions touchant leur domaine d’expertise.

[45] Si elles le souhaitent, les parties et le Tribunal pourraient travailler en collaboration pour accélérer la conclusion de l’instruction de la plainte par le Tribunal. Par conséquent, dans l’ordonnance ci-dessous, j’inclus des dispositions visant à accélérer le déroulement de l’affaire dont je suis saisi, y compris le règlement rapide des questions préalables à l’audience, afin qu’une audience puisse avoir lieu rapidement et qu’une décision équitable sur les allégations d’atteinte aux droits de la personne formulées par le plaignant contre l’intimée soit rendue sans tarder par le Tribunal, qui est investi de ce pouvoir décisionnel en vertu de la LCDP.

[46] Cela dit, il est reconnu que si les tribunaux accueillaient la demande de contrôle judiciaire avant qu’une audience soit tenue devant le Tribunal, la durée de l’audience pourrait être réduite ou il pourrait devenir inutile de tenir cette audience. Cependant, tout compte fait, en ce qui a trait à l’évaluation du facteur « retard » dans la présente affaire, l’intérêt de la justice est mieux servi, selon moi, si le processus d’instruction est accéléré plutôt que retardé jusqu’à ce que la Cour statue définitivement sur la demande.

[47] Pour l’intimée, les sujets traités au point b. du paragraphe 16 ci-dessus sont des « questions sérieuses qui doivent être jugées » par la Cour fédérale. Toutefois, pour les motifs exposés au paragraphe 44 ci-dessus, le Tribunal pourrait, lui aussi, trancher ces questions et possède d’ailleurs une expertise à cet égard. Cependant, tout compte fait, en ce qui a trait à l’évaluation de ce facteur, l’intérêt de la justice est mieux servi, selon moi, si le processus d’instruction du Tribunal est accéléré, de façon à trancher ces questions plus rapidement, plutôt que de le retarder jusqu’à ce que la Cour statue définitivement sur la demande.

[48] Selon leurs observations, toutes les parties subiront un préjudice si le règlement de la plainte est retardé. C’est d’ailleurs pourquoi la LCDP et la jurisprudence favorisent la rapidité et l’équité dans les instances, et ce, dans l’intérêt de la justice. Or, même si on peut utiliser la perte possible d’argent et de temps pour évaluer le facteur lié au préjudice irréparable, mentionné au point c. du paragraphe 16 ci-dessus, il est difficile de voir comment la perte de richesse et de ressources de l’intimée pourrait être supérieure à la perte que subirait le plaignant en raison de procédures possiblement inutiles.

[49] Il est tout aussi difficile de voir comment, dans l’évaluation du facteur de la prépondérance des inconvénients, mentionné au point d. du paragraphe 16 ci-dessus, les inconvénients liés au stress et à l’anxiété subis par l’intimée, en tant que société, seraient plus importants que les inconvénients liés au stress et à l’anxiété subis par le plaignant, en tant que particulier. Par conséquent, tout compte fait, en ce qui concerne l’évaluation du facteur lié au préjudice irréparable ou aux inconvénients potentiels subis par les parties au litige, l’intérêt de la justice est mieux servi, selon moi, si le processus d’instruction du Tribunal est accéléré – de façon à ce que le préjudice potentiel lié à la perte de temps et d’argent et les inconvénients liés au stress et à l’anxiété pour toutes les parties soient évités ou atténués – plutôt que retardé jusqu’à ce que les tribunaux statuent définitivement sur la demande concernant la décision de renvoi.

[50] De façon générale, l’intimée a raison de dire que [traduction] « l’intérêt du public favorise l’efficacité et la prise de décisions cohérentes », comme il est mentionné au point e. du paragraphe 16 ci-dessus, et [traduction] « [qu’]un ajournement de courte durée permettrait peut-être d’obtenir un gain à long terme, ainsi qu’un meilleur résultat final », comme il est mentionné au point f. du paragraphe 16 ci‑dessus. Toutefois, pour les motifs exposés ci-dessus, sa prétention – selon laquelle une décision sera rendue par la Cour fédérale (ou une instance supérieure en cas d’appel) [traduction] « d’ici quelques mois », ce qui permettrait d’éviter que des [traduction] « conclusions contradictoires » soient tirées et fournirait des éclaircissements juridiques – est hypothétique. Je ne suis pas convaincu, en l’espèce, que d’accueillir la demande de l’intimée visant à suspendre l’instruction du Tribunal en attendant l’issue de sa contestation judiciaire sur la décision de renvoi de la Commission aurait pour effet d’éviter que des décisions contradictoires soient tirées, de fournir des éclaircissements juridiques ou d’accélérer l’administration de la justice. Cependant, tout compte fait, en ce qui a trait à l’évaluation des facteurs liés à l’efficacité et à la prise de décisions cohérentes, l’intérêt de la justice est mieux servi, selon moi, si l’instruction du Tribunal est accélérée, plutôt que retardée jusqu’à ce que les tribunaux statuent définitivement sur la deuxième demande de contrôle judiciaire.

[51] Les facteurs soulevés par l’intimée dans sa réponse et mentionnés aux points a. et b. du paragraphe 27 ci-dessus sont essentiellement les mêmes que ceux soulevés dans ses observations, sauf qu’ils répondent aux observations des autres parties et visent à établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Duverger, dans laquelle le tribunal a refusé d’accorder une suspension. Ces facteurs comprennent les questions sérieuses qui doivent être jugées par la Cour fédérale et la possibilité d’une plus grande efficacité si la Cour fédérale fournit des éclaircissements. Comme ces deux facteurs ont déjà été abordés dans la présente partie de la décision, il n’y a rien à ajouter à ce sujet.

[52] Le facteur soulevé par l’intimée dans sa réponse, et mentionné au point c. du paragraphe 27 ci-dessus, vise à établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Duverger, en ce qui concerne le fait qu’aucune partie à la présente affaire n’a fait valoir qu’elle subirait un préjudice lié à la préservation de la preuve, si la demande de suspension de l’instruction était accordée. Avec respect, ce facteur ne me convainc pas d’accueillir la demande de suspension, compte tenu de tout ce qui a été mentionné précédemment dans mon évaluation des autres facteurs pertinents.

VII. ORDONNANCE

[53] Pour les motifs qui précèdent, je rejette la requête présentée par l’intimée en vue de faire suspendre l’instruction de la plainte déposée en vertu de la LCDP en attendant que la Cour fédérale statue sur la deuxième demande de contrôle judiciaire. De plus, j’enjoins aux parties de se rendre disponibles pour une conférence téléphonique préparatoire dans les deux semaines suivant la publication de la présente décision, afin qu’un échéancier soit établi rapidement pour les questions préalables à l’audience et que le Tribunal puisse instruire la plainte fondée sur la LCDP de la façon la plus expéditive possible, dans l’intérêt de la justice.

 

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 4 août 2021


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2566/12320

Intitulé de la cause : Marcus Williams c. Banque de Nouvelle‑Écosse

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 4 août 2021

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Marcus Williams , pour le plaignant

Heather Unger et Giacomo Vigna, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Paul Macchione, pour l'intimée

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.