Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Mme Karen Hugie travaillait comme répartitrice à T-Lane Transportation and Logistics. En 2016, elle a été victime de deux incidents cardiaques graves. Après le premier incident, Mme Hugie est retournée au travail. Même si elle était malade, elle a été capable d’exécuter son travail normalement. Par contre, après le deuxième incident cardiaque, elle a subi une opération et a pris un congé de maladie. Avant qu’elle parte, T-Lane a engagé une autre répartitrice. Mme Hugie a formé sa remplaçante.
Mme Hugie est revenue de son congé de maladie le 12 juin 2017. Ce jour-là, sa remplaçante était assise à son bureau et faisait son travail. Mme Hugie a entendu des rumeurs d’autres employés selon lesquelles son patron allait la congédier. Elle est allée voir son patron, qui l’a congédiée. Mme Hugie a appris plus tard que d’autres employés savaient qu’elle serait congédiée dès qu’elle reviendrait de son congé de maladie.
Mme Hugie affirme que son patron l’a congédiée parce qu’elle a une maladie du cœur et qu’elle est plus âgée que sa remplaçante. Comme sa maladie du cœur est une forme de déficience, elle fait valoir que T-Lane n’a pas le droit de faire de la discrimination fondée sur sa déficience ou son âge.
T-Lane affirme que Mme Hugie a été congédiée parce que l’entreprise n’avait plus les moyens de lui payer son salaire élevé. T-Lane éprouvait apparemment des difficultés financières et devait réduire ses dépenses. Mme Hugie était payée plus cher que sa remplaçante. T-Lane affirme que la déficience ou l’âge de Mme Hugie n’avaient rien à voir avec son congédiement.
Le Tribunal a conclu que Mme Hugie avait été victime, de la part de T-Lane, de discrimination fondée sur sa déficience, mais pas son âge. Bien que Mme Hugie ait été congédiée en partie à cause des difficultés financières de T-Lane, il y avait un lien entre son congédiement et sa maladie du cœur.
Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal a tenu compte du fait que Mme Hugie avait été congédiée juste après son retour de congé de maladie. T-Lane avait donc prévu le congédiement avant même que Mme Hugie revienne au travail. Le Tribunal a conclu qu’elle n’avait pas été congédiée parce qu’elle était une mauvaise employée. Mme Hugie travaillait bien et n’avait pas fait l’objet de plaintes à propos de son travail. T-Lane n’avait donc aucune raison de congédier Mme Hugie, sauf pour la déficience de Mme Hugie et ses propres difficultés financières.
À titre d’indemnisation, le Tribunal a ordonné à T-Lane de verser à Mme Hugie le salaire qu’elle aurait gagné si elle n’avait pas été congédiée. Le Tribunal a aussi ordonné à T-Lane de payer 12 000 $ à Mme Hugie pour lui avoir fait subir un préjudice moral et 12 000 $ additionnels pour l’avoir congédiée de manière intentionnelle et négligente.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 27

Date : le 19 août 2021

Numéro du dossier : T2405/6419

 

Entre :

Karen Hugie

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

T-Lane Transportation and Logistics

l'intimée

Décision

Membre : Gabriel Gaudreault

 


Table des matières

I. Contexte de la plainte 1

II. Questions en litige 1

III. Fondements juridiques en matière de discrimination 2

IV. Analyse 4

A. Remarque préliminaire – témoignage de Mme Knowles 4

B. Les parties impliquées – Mme Hugie et T-Lane 6

(i) Motifs de distinction illicite 8

a) La déficience 9

b) L’âge 10

(ii) Effets préjudiciables et lien avec les motifs de distinction illicite 11

a) Le cadre juridique de la plainte 11

b) Les faits 12

c) Les incidents cardiaques 15

d) Le congédiement de la plaignante le 12 juin 2017 20

e) L’environnement de travail chez T-Lane 23

f) Le congédiement au titre de l’alinéa 7 (a) de la LCDP 27

C. Défense de l’intimée et exonération de la présomption prévues à la LCDP (alinéa 15(1)(a) et paragraphe 65(2) de la LCDP) 35

D. Réparations 37

(i) Indemnités pour les pertes de salaires et autres dépenses (alinéa 53(2)(c) de la LCDP) 37

a) Pertes de salaire pour la période du 12 juin 2017 au début mars 2018 37

b) Pertes de salaires pour la différence salariale 42

c) Surtaxation 45

d) Ordonnance pour un actuaire 46

(ii) Dépenses entrainées par l’acte (alinéas 53(2)(c) ou (d) de la LCDP) 47

a) Coûts pour le déplacement en vue de l’audience 47

b) Coûts du déménagement en Alberta 48

c) Remboursements médicaux 49

d) Dépens 50

(iii) Préjudice moral (paragraphe 52(2)(e) de la LCDP) 51

(iv) Indemnité spéciale (paragraphe 53(3) de la LCDP) 53

a) Mme Knowles et le manquement allégué à son serment 57

b) La situation entourant Mme Germain à l’audience 58

(v) Intérêts 59

V. Ordonnances 61

 


I. Contexte de la plainte

[1] La présente décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») dispose de la plainte de Mme Karen Hugie (la « plaignante ») déposée contre T-Lane Transportation and Logistics (l’« intimée » ou « T-Lane »), au titre de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP »).

[2] Mme Hugie allègue avoir subi traitement défavorable en étant congédiée par son ex-employeur, T-Lane, en raison de sa déficience ou de son âge (paragraphe 3(1) de la LCDP).

[3] T-Lane argue principalement que le congédiement de Mme Hugie n’a rien à voir avec sa déficience ni son âge et que la raison de sa fin d’emploi est purement financière. Ainsi, il y aurait absence d’un lien, d’une connexion, entre l’acte discriminatoire reproché et le motif de distinction illicite.

[4] La plainte de Mme Hugie a été déposée à la Commission canadienne des droits de la personne en octobre 2017 et la plainte a été transmise au Tribunal en juillet 2019. Les audiences ont eu lieu par vidéoconférence, sur sept jours, soit du 31 août au 4 septembre 2020, le 23 septembre 2020 et les arguments finaux ont été entendus le 20 octobre 2020.

[5] Pour les motifs énoncés plus loin dans la présente décision, le Tribunal conclut que la plainte de Mme Hugie est fondée, en partie (paragraphe 53(2) de la LCDP).

II. Questions en litige

[6] Les questions en litige dans la plainte sont claires :

Est-ce que la plaignante a été congédiée par T-Lane en raison de sa déficience ou de son âge au titre de l’article 7 de la LCDP?

[7] Si la réponse est à l’affirmative :

Est-ce que T-Lane a été en mesure de présenter une défense prévue à la LCDP c’est-à-dire, a-t-elle été en mesure de justifier le congédiement au titre de l’article 15 de la LCDP?

Est-ce que T-Lane a été en mesure de renverser la présomption prévue au paragraphe 65(1) de la LCDP, si applicable?

[8] Si la réponse est à la négative :

Quelles sont les réparations à accorder à la plaignante au titre de la LCDP?

III. Fondements juridiques en matière de discrimination

[9] Le Tribunal le rappelle constamment : la LCDP vise à garantir à tout individu la jouissance du droit à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de ses besoins, dans la mesure compatible avec ses devoirs et obligations au sein de la société, indépendamment de quelconques considérations fondées sur des motifs de distinction illicite (article 2 de la LCDP).

[10] La jurisprudence en matière de discrimination est constante en ce que la partie plaignante est celle qui a le premier fardeau de preuve à rencontrer, et ce, selon la prépondérance des probabilités (communément appelé la preuve prima facie de discrimination).

[11] À cette fin, elle doit présenter une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, qui porte « sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), au paragraphe 28 [Simpsons-Sears]).

[12] Plus spécifiquement, Mme Hugie doit établir, dans un premier temps, les trois éléments suivants :

1) Qu’elle a un ou des motifs de distinction illicite prévus au paragraphe 3(1) de la LCDP (dans le cas actuel, la déficience ou l’âge);

2) Qu’elle a subi un effet préjudiciable de la part de T-Lane au titre de l’article 7 de la LCDP (qui concerne le domaine de l’emploi);

3) Que le motif de distinction illicite a été un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable, c’est-à-dire qu’il existence un lien entre le motif de distinction illicite et l’effet préjudiciable.

(Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33 [Moore] et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 789, au paragraphe 63 [Bombardier] ; Simpsons‑Sears, au paragraphe 28).

[13] La jurisprudence reconnaît également qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’intention de discriminer, tout comme il n’est pas nécessaire de prouver que le motif de distinction illicite a été l’unique facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Bombardier, aux paragraphes 40 et 44; Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, (1991) 1990 CanLII 12538 (CAF), au paragraphe 7 [Holden]).

[14] Le Tribunal a réitéré à de multiples reprises que la discrimination n’est généralement pas exercée de manière ouverte ni avec intention. Ainsi, il doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de la plainte à l’audience afin de déterminer s’il existe de « subtiles odeurs de discrimination » (Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)).

[15] De plus, des inférences peuvent être tirées par le Tribunal à partir d’une preuve circonstancielle lorsque la preuve présentée au soutien des allégations rend une telle inférence plus probable que les autres inférences ou hypothèses possibles. Toutefois, la preuve circonstancielle doit tout de même demeurer tangiblement liée à la décision ou la conduite qui est reprochée à la partie intimée (Bombardier, au paragraphe 88).

[16] Lorsque le Tribunal décide si une partie plaignante a rencontré, dans un premier temps, son fardeau de preuve, il doit analyser la preuve présentée dans son ensemble, ce qui inclut aussi celle soumise par la partie intimée.

[17] Entre autres, le Tribunal pourrait déterminer que la partie plaignante n’a pas rencontré son fardeau si la preuve présentée n’est pas suffisante ni complète selon la prépondérance des probabilités ou que la partie intimée a été en mesure de présenter une preuve réfutant ses allégations (Brunskill c. Société canadienne des postes, 2019 TCDP 22, aux paragraphes 64 et 65 [Brunskill]; Nielsen c. Nee Tahi Buhn Indian Band, 2019 TCDP 50, au paragraphe 47 [Nielsen] ; Tracy Polhill c. la Première Nation Keeseekoowenin, 2019 TCDP 42, au paragraphe 58 [Polhill] ; , Willcott c. Freeway Transportation Inc., 2019 TCDP 29, au paragraphe 12 [Willcott]).

[18] À l’inverse, si la partie plaignante est en mesure de rencontrer son fardeau de preuve, il appartient alors à la partie intimée de présenter une défense notamment prévue à l’article 15 de la LCDP, en démontrant que sa conduite était justifiée. La partie intimée pourrait également présenter une preuve permettant de limiter sa responsabilité, lorsqu’applicable, au titre du paragraphe 65(2) de la LCDP.

[19] C’est en gardant ces fondements juridiques à l’esprit que le Tribunal analysera la preuve présentée par les parties à l’audience.

IV. Analyse

A. Remarque préliminaire – témoignage de Mme Knowles

[20] L’audience a procédé par visioconférence, comme l’a autorisé le Tribunal dans sa décision Hugie c. T-Lane Transportation and Logistics, 2020 TCDP 25 [Hugie]. De manière générale, l’audience s’est bien déroulée, les parties ayant manifesté au Tribunal les difficultés qu’elles ont rencontrées. Quelques problèmes techniques ont été résolus et les parties ont très bien collaboré. Le Tribunal avait mis en place des directives claires et précises afin de les guider dans la procédure virtuelle du Tribunal, entre autres le dépôt des pièces, des arguments écrits et de la jurisprudence. Le Tribunal reconnaît les efforts que les parties et leurs avocates ont investis afin d’assurer un bon déroulement de l’audience.

[21] Le Tribunal s’est également assuré que les règles applicables aux témoins soient claires et explicites. Elles ont été abordées à différentes reprises avec les parties. Le Tribunal s’est aussi assuré que les témoins qui comparaissaient devant lui pour rendre témoignage respectaient les règles en la matière.

[22] Comme le Tribunal l’a déjà affirmé, tenir une audience par visioconférence est « […] une alternative tout à fait appropriée à une audience en personne, qui est juste, équitable et qui sauvegarde les principes de justice naturelle et d’équité procédurale » (Hugie, précité, au paragraphe 21). Il ne s’agit pas d’une solution parfaite, mais dans certaines circonstances, notamment la crise sanitaire mondiale causée par la COVID-19, il s’agit parfois de l’une des meilleures solutions qui demeurent disponibles pour le Tribunal et les parties afin de procéder à l’audience. Cela étant dit, il existe aussi des désavantages à son utilisation et elle peut apporter son lot de surprises.

[23] Dans le cas qui nous concerne, T-Lane a appelé l’une de ses employées, Mme Rhonda Knowles, à témoigner. Au retour d’une pause, durant le témoignage de Mme Knowles, l’avocate de la plaignante a soulevé une situation particulière qui s’est produite. Alors que le Tribunal avait suspendu l’audience pour quelques minutes pour une pause, Mme Knowles s’est éloignée du champ de la caméra de son ordinateur, sans fermer son microphone. Aux dires de l’avocate de la plaignante, de sa stagiaire et de Mme Hugie elle-même, elles ont entendu une voix de femme discuter de son témoignage avec deux autres hommes. Au retour de la pause, l’avocate a soulevé cette irrégularité au Tribunal.

[24] Après un voir-dire avec les parties durant lequel les parties et le Tribunal se sont entendus sur la manière de procéder quant à cette situation délicate et extraordinaire, Mme Knowles a expliqué qu’elle n’avait parlé à personne d’autre de son témoignage. Aucune autre mesure n’a été demandée au Tribunal par les parties à ce moment, et ce, malgré son intervention prompte afin de gérer la situation.

[25] Toutefois, dans ses arguments finaux, la plaignante a formulé des observations voulant que le Tribunal doive prendre cette situation en considération afin d’évaluer le poids et la véracité du témoignage de Mme Knowles et aussi considérer son inhabilité à maintenir son serment.

[26] Le Tribunal considère qu’il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin que le propose la plaignante. D’une part, la quasi-entièreté du témoignage de Mme Knowles a été rendue avant que cet incident ne se présente. Et il faut préciser que l’incident n’a pas été capté sur enregistrement puisqu’il s’agissait d’une pause et ni le Tribunal ni l’intimée n’ont constaté ce qui aurait pu se dérouler. Mme Knowles a aussi nié, alors que le Tribunal lui a expressément posé la question, et ce, sous serment, avoir discuté de son témoignage avec d’autres individus.

[27] D’autre part, et de manière plus importante, le témoignage de Mme Knowles, bien que pertinent sur certains points, n’était certainement pas déterminant dans le dossier de Mme Hugie. Le Tribunal est très bien en mesure, comme il le sera question dans la suite de cette décision, de tirer ses conclusions sans que le témoignage de Mme Knowles soit fondamentalement concluant dans les circonstances (pour des commentaires similaires, voir Polhill, aux paragraphes 30 à 39).

[28] Au surplus, certains passages de son témoignage ont été corroborés par d’autres témoignages ou de la preuve documentaire, ce qui permet au Tribunal de conclure que son témoignage n’est pas irrémédiablement entaché par ce qui aurait pu se produire. Il faut également noter que Mme Hugie base certains de ses arguments finaux sur le témoignage de Mme Knowles lui-même. Force est donc de constater que le rejet entier de son témoignage poserait certainement un problème.

[29] Tout cela étant dit, le Tribunal attribuera, lorsque nécessaire, le poids approprié au témoignage de Mme Knowles, et ce, au regard des autres éléments de preuve présentés à l’audience et il n’exclura pas son témoignage dans son entièreté.

B. Les parties impliquées – Mme Hugie et T-Lane

[30] Le Tribunal estime utile de donner un aperçu des parties à la plainte, permettant ainsi de mettre en contexte ses principaux acteurs.

[31] Mme Hugie est une femme de 62 ans, au moment de l’audience du Tribunal et est née dans la région de Vancouver, Colombie-Britannique.

[32] Mme Hugie a commencé à travailler à un jeune âge, après une enfance difficile. C’est par la suite qu’elle a décidé de poursuivre son éducation dans une école professionnelle, où elle a complété son GED (general educational development). Elle a également obtenu un certificat en sténographie.

[33] Plusieurs années plus tard, Mme Hugie, alors mariée, a habité à Lethbridge, en Alberta. Elle est demeurée mère au foyer jusqu’à son divorce d’avec son mari, en 1990. Comprenant la nécessité de retourner sur le marché du travail, elle s’est tournée vers les nouvelles technologies et l’informatisation, en essor à l’époque, et a suivi un programme de formation au collège de Lethbridge pour mettre ses connaissances à niveau dans ce domaine.

[34] Mme Hugie a ensuite travaillé pour une première compagnie dans le domaine du transport, à Lethbridge. Elle a précisé que peu de femmes travaillaient dans ce domaine, surtout dans les années 90, et encore moins aux opérations. Le secteur était dominé par les hommes, les femmes étant plutôt cantonnées, entre autres choses, dans des rôles administratifs, à la compatibilité et à la paie.

[35] Mme Hugie a réussi après quelques mois dans cet emploi à accéder au rôle de répartitrice, rôle qu’elle occupera pendant près d’une dizaine d’années. Elle a ensuite été promue gestionnaire des opérations, poste rare dans l’industrie du transport à cette époque.

[36] Après plusieurs années à travailler pour cette compagnie, Mme Hugie s’est lancée dans la rédaction d’un manuel sur les opérations et la répartition dans le domaine du transport. Forte de son expérience, elle estimait alors que de meilleures pratiques et façons de faire pouvaient être mises en place afin d’améliorer les opérations dans ce domaine qu’elle a décrit comme étant dysfonctionnel.

[37] Au cours des années qui ont suivi et jusqu’en 2015, Mme Hugie a travaillé pour différentes compagnies de transport, d’abord à Saskatoon, puis à Winnipeg et enfin à Abbotsford, en Colombie-Britannique. Elle a œuvré à la restructuration des opérations de ces compagnies et a joué un rôle clé notamment dans le transfert complexe, de Winnipeg à Toronto, des opérations d’une importante compagnie de transport et dans la fusion des opérations de différentes entités acquises par cette même compagnie.

[38] C’est en 2015 que la plaignante et T-Lane sont entrés en relation. La preuve présentée n’établit pas clairement si c’était une connaissance mutuelle qui les a présentés l’un à l’autre, ou si Mme Hugie a répondu à une annonce d’emploi. Il est dans tous les cas permis de conclure que Mme Hugie et T-Lane sont entrés en contact en 2015, peu importe le mode, et leur relation professionnelle a donc pris naissance durant cette période.

[39] T-Lane, quant à elle, est une compagnie de transport familiale dont le siège est situé à Mission, en Colombie-Britannique. L’entreprise est dirigée par M. Timothy R. Germain (« M. Germain »), qui en est propriétaire avec sa femme.

[40] Au moment de l’audience, la compagnie était active dans le domaine du transport de marchandises en Amérique du Nord et à l’international depuis plus de 21 ans. T-Lane détenait et exploitait, au moment des événements, cinq différents terminaux à travers le Canada, ayant leurs propres employés.

[41] La preuve révèle que T-Lane était, en 2015, une entreprise rentable qui avait une bonne croissance et qui avait fait plusieurs acquisitions dans le domaine du transport afin d’étendre ses activités. Pour l’intimée, engager Mme Hugie s’inscrivait dans cette période prospère; T-Lane voulait restructurer ses opérations.

[42] L’intimée a donc créé, pour Mme Hugie, un poste spécifique soit celui de consultante aux opérations. Mme Hugie a débuté ses fonctions le 5 février 2015. Ultimement, T-Lane mettra fin à l’emploi de Mme Hugie le 12 juin 2017, le jour où la plaignante est revenue au travail suivant un congé médical d’environ 15 semaines.

[43] Le Tribunal comprend que M. Germain n’a pas toujours été le gestionnaire des opérations journalières de la compagnie durant la période où Mme Hugie y était une employée. En 2016 et au début de 2017, c’est M. Dave Holeman qui s’occupait des opérations journalières de l’entreprise. Il a quitté T-Lane en janvier 2017 et c’est à ce moment que M. Germain a repris la barre de la gestion journalière de l’entreprise.

(i) Motifs de distinction illicite

[44] Les deux motifs de distinction illicite invoqués par Mme Hugie dans sa plainte devant le Tribunal sont la déficience et l’âge (paragraphe 3(1) de la LCDP).

a) La déficience

[45] Le Tribunal n’a pas l’intention de s’attarder longuement sur ces motifs de distinction illicite puisqu’ils ne sont pas contestés par l’intimée. Bien au contraire, l’intimée reconnaît, dans sa plaidoirie finale, que l’âge et la déficience sont des motifs de distinction illicites qui s’appliquent à Mme Hugie. Surtout, l’intimée reconnaît que Mme Hugie est atteinte de conditions médicales qui se qualifient comme « déficience » au sens de la LCDP.

[46] Mme Hugie a présenté au Tribunal une preuve convaincante de sa condition médicale particulière. Entre autres choses, Mme Hugie souffre de cardiopathie ischémique, d’hypertension ainsi que d’hypercholestérolémie. Le témoignage de Mme Hugie quant à sa condition médicale et son état de santé a été précis, détaillé et probant. Elle a été en mesure de décrire notamment ses diagnostics, les divers incidents qui sont survenus et qui sont relatifs à sa santé, l’état de son cœur, ses symptômes, ses limitations fonctionnelles, le type de chirurgie qu’elle a subi, sa convalescence et les médicaments qu’elle prenait.

[47] Le Tribunal ajoute que son témoignage appuyait l’importante preuve documentaire médicale déposée à l’audience et qui détaillait aussi son état de santé incluant ses suivis avec son personnel de la santé. La preuve démontre également que Mme Hugie a été victime de deux sérieux incidents cardiaques au cours de sa vie.

[48] Elle a été en mesure de démontrer au Tribunal les limitations que lui imposent sa condition médicale et l’état de son cœur. Elle a décrit vivre, avant son opération, des douleurs thoraciques liées à de l’angine de poitrine, et ressentir généralement un manque d’endurance et de vigueur. Elle devait faire attention au stress, à sa nutrition et devait se lever plusieurs fois par jour et marcher, se dégourdir, afin de lui permettre de traverser ses longues journées de travail. Elle devait aussi inhaler de la nitro quelques fois par jour afin de traiter ses symptômes.

[49] Ainsi, le Tribunal rappelle que l’article 25 de la LCDP définit le terme « déficience » de la manière suivante :

déficience Déficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue.

[50] Cette définition est écrite en termes relativement généraux. En conséquence, la jurisprudence devient utile en ce qu’elle éclaire et guide le Tribunal dans l’interprétation du concept de « déficience » ou de « handicap » aux fins de la LCDP.

[51] À ce propos, le Tribunal écrivait dans Brunskill au paragraphe 72, rappelant Temple c. Horizon International Distributors, 2017 TCDP 30, aux paragraphes 38 à 40, que :

[…] le motif de la « déficience » a fait l’objet d’interprétation notamment dans la décision Audet c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2005 TCDP 25, au para. 39 [Audet]. Dans Audet, l’interprétation de la « déficience » qu’a faite la Cour fédérale d’appel dans Desormeaux c. La Corporation de la Ville d’Ottawa, 2005 CAF 31, au paragraphe 15, est reprise. La Cour l’a défini[e] comme étant « […] tout handicap physique ou mental qui occasionne une limitation fonctionnelle ou qui est associé à la perception d’un handicap ».

[52] Le même raisonnement a été repris dans Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18, aux paragraphes 181 à 183 [Duverger] et dans André c. Matimekush-Lac John Nation Innu, 2021 TCDP 8 (CanLII) [André], aux paragraphes 39 à 41.

[53] Il n’en faut pas plus pour convaincre le Tribunal que selon la prépondérance des probabilités, la preuve appuie la conclusion que Mme Hugie était atteinte d’une déficience physique (paragraphe 3(1) de la LCDP) au moment des faits allégués dans sa plainte. Sa déficience physique lui a également occasionné, comme mentionné précédemment, des limitations fonctionnelles importantes dans sa vie incluant son travail.

b) L’âge

[54] Quant au motif de distinction illicite de l’« âge », il n’y a que peu à dire à ce sujet. Ce motif est, à première vue, applicable dans les circonstances de cette affaire (paragraphe 3(1) de la LCDP).

[55] Cela étant dit, et pour les motifs qui seront détaillés ultérieurement dans la présente décision, la plaignante n’a pas été en mesure de convaincre le Tribunal, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un lien entre le motif de l’« âge » et son congédiement par T-Lane.

(ii) Effets préjudiciables et lien avec les motifs de distinction illicite

a) Le cadre juridique de la plainte

[56] Le Tribunal a révisé attentivement la plainte, les exposés des précisions, la preuve présentée à l’audience ainsi que les arguments finaux de chaque partie.

[57] Dans ses arguments finaux, la plaignante allègue avoir été victime de discrimination en cours d’emploi de la part de T-Lane au titre de l’article 7 de la LCDP. Cela est confirmé plus loin dans ses arguments finaux écrits notamment au paragraphe 121 dans lequel elle mentionne, avec justesse, que le fardeau de démontrer la discrimination à première vue lui incombe (Moore, précité). Elle ajoute qu’une fois la discrimination à première vue prouvée, le fardeau incombe désormais à l’intimée de démontrer que le congédiement n’était pas fondé sur sa déficience.

[58] Toujours dans ses arguments finaux, la plaignante écrit, au paragraphe 123, devoir prouver trois éléments :

  • a) qu’elle a une déficience;

  • b) que l’intimée l’a congédiée;

  • c) que la déficience était un facteur dans son congédiement.

[59] Dans la même ligne de raisonnement, elle allègue, aux paragraphes 137 à 139 de ses arguments finaux, avoir été victime d’un traitement défavorable lorsqu’elle a été congédiée par T-Lane et elle élabore, dans les paragraphes suivants, sur le lien existant entre son congédiement et sa déficience.

[60] L’intimée, quant à elle, confirme dans ses arguments finaux que c’est effectivement l’alinéa 7(a) de la LCDP qui est le cœur de la plainte de Mme Hugie et concentre son analyse sur les allégations entourant le congédiement survenu le 12 juin 2017.

[61] Le Tribunal en convient et c’est alors spécifiquement l’alinéa 7(a) de la LCDP qui s’applique dans les circonstances. À cet effet, il y est prévu qu’il est interdit, par des moyens directs ou indirects, de refuser de continuer d’employer un individu en raison d’un motif de distinction illicite.

[62] C’est en gardant à l’esprit ces précisions que le Tribunal analysera s’il existe un lien ou une connexité entre le motif de distinction illicite allégué par Mme Hugie et son congédiement par T-Lane.

b) Les faits

[63] À l’audience, les parties ont déposé une preuve extensive dont plusieurs éléments de preuve documentaires et ont appelé à témoigner pas moins de huit témoins. Le Tribunal considère que plusieurs éléments de preuve présentés par les parties ne sont pas pertinents ou ne sont pas déterminants ni concluants dans les circonstances.

[64] Le Tribunal ne s’attardera pas à ces éléments et concentrera uniquement son analyse sur ce qu’il juge nécessaire, essentiel et pertinent afin de trancher les questions en litige et de disposer de la plainte (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159 (CanLII), au paragraphe 40; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 3 (CanLII) au paragraphe 54 ; Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2021 TCDP 2 (CanLII), au paragraphe 32).

[65] Dans son témoignage, M. Germain a expliqué qu’en 2015, l’entreprise avait fait des acquisitions et était intéressée par les compétences spécifiques de Mme Hugie dans la restructuration des opérations dans le domaine du transport.

[66] Le Tribunal comprend que la fonction de Mme Hugie était notoire, considérant son rôle et ses responsabilités. Cela dit, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si ce rôle était « sénior » ou non au sein de la compagnie. En pratique, le Tribunal juge que cette question n’est pas déterminante dans les circonstances. Il suffit de dire que son rôle était assez important, vu ses responsabilités et son salaire, soit 102 000 $ par année.

[67] La preuve ne relève pas de difficultés particulières au début de l’emploi de Mme Hugie chez T-Lane. Elle a commencé à travailler le 5 février 2015 et les échanges de courriels entre elle et la compagnie étaient positifs.

[68] Il appert que tant Mme Hugie que T-Lane étaient désireux d’amorcer leur relation professionnelle. Au début de son emploi chez T-Lane, Mme Hugie a reçu une journée d’orientation lors de laquelle un bureau lui a été attitré. Elle a également passé en revue avec Mme Ronda Knowles différentes composantes de T-Lane, entre autres le système utilisé par la compagnie et les politiques de l’entreprise.

[69] La preuve démontre que le travail de Mme Hugie s’est rapidement transformé. Elle a expliqué que bien qu’elle ait été engagée à titre de consultante aux opérations, elle s’est retrouvée à prendre en charge certaines responsabilités du service de la répartition dès ses premières semaines d’emploi.

[70] À ce propos, elle a précisé qu’elle se rapportait à M. Dave Holeman, qui était à cette époque le chef des opérations de T-Lane [en anglais – COO – chief of operations]. Sinon, elle se rapportait directement au propriétaire de T-Lane, M. Germain.

[71] Le plan initialement établi avec M. Holeman prévoyait qu’elle voyage dans différents bureaux de T-Lane, au Nouveau-Brunswick et en Alberta, entre autres, afin d’y réviser leurs opérations. Suivant cette révision, Mme Hugie aurait été en mesure de commencer la restructuration des opérations de la compagnie.

[72] La preuve démontre que le directeur des opérations [pour la traudction – operations manager], M. Jeff White, a approché Mme Hugie afin de lui demander de prendre en charge des responsabilités dans le service de la répartition, en raison du départ d’une employée, ce à quoi elle a acquiescé. Néanmoins, Mme Hugie s’est rapidement aperçue que les responsabilités qui lui avaient été attribuées étaient importantes et constituaient, en pratique, un poste à temps complet.

[73] Mme Hugie a informé M. White et M. Holeman de la situation et du fait que, puisque la charge de travail était élevée, il lui était impossible de voyager dans les autres bureaux de T-Lane comme planifié afin de réviser leurs opérations. Mme Hugie a ainsi continué son travail de répartitrice. Les soirs, lorsqu’elle était chez elle, elle travaillait sur son autre mandat soit celui de la restructuration des opérations dans le cadre de sa fonction de consultante aux opérations.

[74] Ultérieurement, la plaignante a été approchée à nouveau par ses superviseurs, M. White et M. Holeman, afin de prendre en charge un autre poste, celui de répartitrice locale et régionale, ce qu’elle a fait. Encore une fois, Mme Hugie a précisé qu’il s’agissait aussi là d’un travail à temps complet. T-Lane a tenté de trouver un employé afin de remplir ce rôle, employé que Mme Hugie a formé. Malheureusement, l’employé a quitté l’emploi avant la fin de sa formation.

[75] Mme Hugie a expliqué qu’entre temps, un autre employé responsable de la répartition longue distance a été congédié par T-Lane. Il lui a donc été demandé d’assumer ce rôle, ce qu’elle a fait. Mme Hugie a aussi formé une autre personne pour le poste de répartitrice locale et régionale, mais cette personne a dû s’absenter du bureau pendant une certaine période. Mme Hugie s’est donc retrouvée à avoir, à sa charge, les deux fonctions pendant un moment.

[76] Lorsque l’employée est revenue au travail, elle a repris sa position de répartitrice locale et régionale, Mme Hugie pouvant alors se concentrer sur sa position de répartitrice longue distance. Toutefois, le répartiteur des véhicules lourds a, lui aussi, été congédié par T-Lane. Mme Hugie a témoigné que c’est alors que son poste de répartitrice longue distance et le poste de répartiteur de véhicules lourds ont été fusionnés. Mme Hugie est celle qui s’est retrouvée à occuper ce nouveau poste unifié. Mme Hugie a expliqué au Tribunal qu’elle avait alors à sa charge une importante flotte de camions, charge qu’elle a conservée jusqu’à son départ en congé de maladie en mars 2017.

[77] L’intimée a tenté, à l’audience, de justifier la mutation du rôle de Mme Hugie en tant que consultante aux opérations en rôle de répartitrice. À ce sujet, le Tribunal a entendu lors du contre-interrogatoire de M. Germain certaines explications. Il a entre autres tenté d’expliquer qu’il peut arriver que des employés changent de fonction notamment si l’employé n’apprécie pas son travail.

[78] En ce qui a trait à Mme Hugie et à son changement de rôle comme répartitrice, la preuve révèle que M. Germain n’était pas, au moment de la mutation, son superviseur direct; c’est plutôt à M. Holeman et à M. White qu’elle se rapportait. Alors que M. Germain a tenté d’expliquer cette mutation de la fonction de consultant aux opérations en celle de répartitrice, la preuve révèle qu’il en savait peu, dans les faits, sur la situation de Mme Hugie. Au surplus, la preuve révèle que M. Germain n’a repris le contrôle des activités de son entreprise qu’en janvier 2017, alors que la situation financière de l’entreprise se détériorait. C’est à ce moment qu’il s’est rendu compte que Mme Hugie était répartitrice, et ce, aux mêmes conditions de travail que celles de consultante aux opérations. Ainsi, le Tribunal estime que le témoignage de M. Germain n’était pas très utile sur ce point, ni déterminant dans les circonstances.

[79] Par ailleurs, le Tribunal juge que la preuve démontre que Mme Hugie n’a pas choisi de devenir répartitrice; ce sont ses superviseurs qui lui ont demandé de prendre en charge des responsabilités dans le service de la répartition. Plusieurs témoins, entre autres David Fehr, Maureen Breu et Mme Knowles, ont également confirmé avoir compris que Mme Hugie était tout simplement répartitrice chez T-Lane.

[80] La preuve révèle également que le travail de Mme Hugie semblait être apprécié et qu’elle n’avait pas de problèmes de rendement. Bien que l’intimée ait soulevé cet aspect initialement dans son exposé des précisions, cette position n’a pas été appuyée par une preuve convaincante à l’audience. Au contraire, la preuve présentée appuie plutôt le fait que Mme Hugie faisait généralement un bon travail. Cela a été confirmé lors du témoignage de M. Germain, mais aussi dans la preuve documentaire déposée, notamment un courriel sur le rendement de la plaignante envoyé par son supérieur, M. Holeman, à Mme Knowles quelques mois après le début de son emploi.

c) Les incidents cardiaques

[81] En juillet 2016, un événement tragique a changé la vie de Mme Hugie. Plus précisément, le 20 juillet 2016, la plaignante est rentrée à la maison tardivement après une longue et difficile journée de travail. Lorsqu’elle est sortie afin d’arroser son jardin, son bras gauche est devenu engourdi. Elle n’avait plus de force dans sa main et a ressenti une douleur importante à la poitrine. Mme Hugie n’a pas été en mesure de terminer l’arrosage de son jardin.

[82] Par la suite, la même sensation s’est produite dans son bras droit : engourdissement, perte de force, douleur à la poitrine. Mme Hugie s’est déplacée dans la maison et elle a marché un peu afin de faire passer ses malaises, qui se sont finalement dissipés. Elle s’est mise au lit, a essayé de dormir, sans succès. Elle ressentait un inconfort et a réussi finalement à s’endormir sur son divan. Vers 1 h du matin, les douleurs à la poitrine sont réapparues, mais avec plus d'intensité. Encore une fois, la plaignante a tenté de marcher un peu dans la maison afin de faire passer ses douleurs, mais cette fois, les douleurs, les malaises, ne se sont pas dissipés. Mme Hugie a pensé qu’il s’agissait peut-être d’une crise cardiaque et a donc appelé les services d’urgence, qui l’ont transportée à l’hôpital.

[83] Après une batterie de tests, il a été déterminé que Mme Hugie n’avait pas fait une crise cardiaque, mais bien une crise d’angine aiguë. Mme Hugie a expliqué au Tribunal sa condition médicale en détail, entre autres ses diagnostics de cardiopathie ischémique, d’hypertension ainsi que d’hypercholestérolémie. Il n’est pas nécessaire pour le Tribunal de reprendre ces éléments plus en détail. Il suffit de comprendre que sa condition médicale nécessitait une intervention chirurgicale importante à son cœur, un quadruple pontage. La plaignante ne s’est pas présentée au travail le jour suivant son incident cardiaque, puisqu’elle était à l’hôpital. Mais elle a expliqué y être retournée le plus rapidement possible.

[84] Entre juillet 2016 et son départ en congé de maladie en mars 2017, Mme Hugie a expliqué au Tribunal avoir dû s’absenter du travail à quelques reprises pour des examens médicaux et des suivis médicaux. Lorsque la question lui a été posée quant à savoir combien de jours elle avait dû s’absenter, elle a répondu plus ou moins cinq jours. De plus, elle a expliqué que lorsqu’elle est retournée au travail, elle avait pour restrictions de ne pas faire d’efforts physiques et d’éviter le stress, autant que faire ce peu, afin d’éviter l’exacerbation de sa condition médicale.

[85] Suivant une rencontre entre Mme Hugie et son chirurgien qui a eu lieu lors d’un de ses rendez-vous médicaux, Mme Hugie a témoigné avoir eu une discussion avec M. Germain et M. White, son superviseur, quant à son état de santé. Ils lui ont demandé comment son rendez-vous s’était déroulé et elle leur a expliqué l’intervention chirurgicale qu’elle subirait en raison de sa condition médicale.

[86] La preuve révèle aussi que Mme Hugie a discuté à différentes reprises avec son superviseur, M. White, de l’état de son cœur et de son intervention chirurgicale. Elle a décrit avoir eu une bonne relation avec M. White et elle a témoigné qu’il l’appuyait et faisait preuve de bienveillance envers elle. Il est dommage que M. White n’ait pas été appelé à témoigner devant le Tribunal puisqu’il aurait pu apporter un éclairage plus détaillé sur les discussions qu’il a eues avec la plaignante.

[87] La preuve de Mme Hugie voulant qu’elle ait transmis de l’information à son employeur sur sa condition médicale, qu’elle ait été transparente avec lui quant à son état de santé, n’a pas été contredite. L’intimée n’a pas présenté une preuve réfutant ces faits et qui permettrait au Tribunal d’être convaincu autrement. Le témoignage de Mme Hugie est probant, fiable et sa crédibilité est inattaquable.

[88] Néanmoins, la preuve révèle qu’aucun billet médical n’a été offert par la plaignante à son employeur énonçant les restrictions clairement établies par son chirurgien ou un autre membre du personnel de santé la traitant. La preuve ne démontre pas non plus qu’elle ait demandé précisément à T-Lane des mesures d’adaptation. Mais la preuve démontre que Mme Hugie a tout de même discuté de son état de santé, de sa condition médicale, de son intervention chirurgicale ainsi que de certaines de ses restrictions avec M. Germain et M. White, qui incluaient entre autres éviter le stress, faire attention à sa nutrition et éviter l’activité physique.

[89] Cela étant précisé, après son incident cardiaque de juillet 2016, Mme Hugie a continué de travailler dans son rôle de répartitrice, comme elle le faisait avant l’incident. Elle a dû cependant composer avec certaines difficultés liées à sa santé, notamment son angine et ses douleurs, l’utilisation d’un vaporisateur de nitro, se lever pour marcher lorsque nécessaire et surveiller son alimentation. Elle devait également composer avec un manque d’endurance, qu’elle a décrit comme étant [traduction] « un manque d’essence dans son réservoir ».

[90] Toutefois, le Tribunal comprend de la preuve que le premier incident cardiaque de Mme Hugie n’a pas créé de difficultés pendant les mois qui l’ont suivi. La preuve démontre que Mme Hugie a continué à faire son travail comme elle le faisait avant juillet 2016. Le Tribunal n’a pas reçu de preuve sur d’autres obstacles insurmontables qu’aurait pu subir Mme Hugie dans l’environnement de travail.

[91] Cependant, Mme Hugie a témoigné qu’en février 2017, soit quelques mois suivant son premier incident cardiaque et quelques semaines avant son intervention chirurgicale prévue en mars 2017, elle a été victime d’un second incident cardiaque sur son lieu de travail. Elle a dû être transportée à l’hôpital par son superviseur, M. White, afin de recevoir des soins.

[92] Il faut préciser que la preuve est contradictoire quant à cet incident et plus précisément, quant au moment où il s’est produit. Mme Hugie a été catégorique qu’il est survenu en février 2017 et que c’est M. White qui l’a conduite à l’hôpital. Toutefois, la preuve documentaire démontre que M. White ne travaillait plus pour T-Lane à partir du 13 janvier 2017. Les raisons de son départ sont inconnues, mais la date de son départ a été consignée dans la preuve documentaire déposée par l’intimée.

[93] De plus, la preuve établit que M. White, qui était le directeur des opérations, a été remplacé par M. Cheverie et que ce dernier est entré en fonction le 3 janvier 2017. Par la suite, Mme Hugie a demandé par courriel daté du 1er février 2017 deux congés à M. Cheverie en raison de rendez-vous médicaux préopératoires prévus les 6 février et le 8 février 2017. Ce courriel du 1er février 2017 à M. Cheverie confirme ainsi que c’était lui le superviseur de Mme Hugie en février 2017 et que c’est à lui qu’elle demandait désormais ses congés.

[94] En conséquence, le Tribunal doute que Mme. Hugie ait eu son incident cardiaque en février 2017 et que M. White l’ait conduite à l’hôpital à ce moment-là, puisqu’il ne travaillait alors plus pour T-Lane. Il y a un problème de fiabilité dans le témoignage de la plaignante; la séquence des événements et la preuve ne concordent pas.

[95] Néanmoins, le Tribunal n’a aucune raison de remettre en question le témoignage de la plaignante quant au fait qu’elle ait effectivement eu un incident cardiaque au bureau et que M. White l’ait conduite à l’hôpital. D’autres témoins ont confirmé au Tribunal se souvenir de cet incident, entre autres M. Germain et Mme Knowles. Tous deux ont confirmé lors de leur témoignage se rappeler cet incident, bien que Mme Knowles n’ait pas été en mesure de fournir beaucoup de détails.

[96] Il appert de la preuve documentaire de Mme Hugie et plus particulièrement des formulaires d’évaluation du triage de l’hôpital Abbotsford, que Mme Hugie a été admise à l’urgence le 9 décembre 2016 pour des faits similaires, voire identiques, à ce qu’elle a décrit à l’audience. Plus précisément, il est écrit dans le formulaire d’évaluation du triage que ce jour-là, Mme Hugie a ressenti de l’angine qui ne partait pas, et ce, depuis 11 h le matin alors qu’elle était au travail. Elle a pris deux doses de vaporisateur de nitro, mais ses symptômes n’en ont pas été apaisés. Elle a décrit ressentir une douleur dans son cou jusqu’à la base de sa mâchoire inférieure. Elle s’est déplacée à l’urgence comme il lui avait été recommandé de le faire si elle ressentait de l’angine et que son état ne s’améliorait pas. Il est important de noter que son admission à l’urgence a eu lieu à 14 h 04 de l’après-midi. Donc, Mme Hugie s’est déplacée à l’urgence au milieu de sa journée de travail.

[97] Le Tribunal peut en conséquence conclure qu’il est plus probable que l’incident soit survenu en décembre 2016 et non en février 2017. Cela dit, le témoignage de Mme Hugie demeure convaincant quant à tous les autres aspects de cet important incident, qui sont également gravés dans la mémoire d’autres témoins.

[98] Cela étant précisé, quelques jours avant le congé de maladie de la plaignante, T-Lane a décidé d’engager Mme Angie Gourlie dans le rôle de répartitrice. Mme Hugie avait été désignée pour la former à ce poste en plus d’effectuer son travail quotidien. La preuve révèle que Mme Gourlie a débuté son emploi chez T-Lane le 20 février 2017. Mme Hugie a témoigné qu’elle n’a pu offrir à Mme Gourlie que deux jours de formation avant son départ en congé de maladie. Selon elle, l’intimée l’a engagée afin de la remplacer pendant son absence débutant en mars 2017, ce que T-Lane nie. Le Tribunal reviendra sur cet élément ultérieurement dans cette décision.

[99] Le départ de Mme Hugie en congé de maladie était planifié avec T-Lane. Son supérieur, M. Cheverie, était au courant de la situation et de son absence. Mme Hugie a eu l’approbation non seulement de son employeur, mais aussi de sa compagnie d’assurance pour son congé maladie d’une durée approximative de quinze semaines.

[100] Selon la preuve documentaire et médicale soumise par Mme Hugie, l’opération s’est déroulée le 8 mars 2017. Durant sa convalescence, elle a été périodiquement suivie par son personnel de la santé. Au début de juin 2017, il a été déterminé que Mme Hugie serait en mesure de retourner travailler le 12 juin 2017, comme recommandé par son médecin, le docteur Jacques West.

d) Le congédiement de la plaignante le 12 juin 2017

[101] Le congédiement de Mme Hugie est survenu le même jour que son retour au travail soit le 12 juin 2017. Il a eu lieu lors d’une rencontre entre elle et M. Germain. Les parties ont chacun leur point de vue quant à la fin de la relation d’emploi entre T-Lane et Mme Hugie, et surtout, sur ce qui s’est produit lors de cette rencontre. Le Tribunal y reviendra.

[102] La preuve révèle que le 12 juin 2017, Mme Hugie s’est présentée au bureau de T-Lane pour reprendre son travail vers 8 h. À son arrivée, des collègues de bureau l’ont saluée et ont pris de ses nouvelles.

[103] Elle a aussi remarqué que Mme Gourlie était toujours employée de T-Lane et qu’elle était assise à son bureau. Elle a aussi expliqué au Tribunal avoir entendu Mme Gourlie demander à voix haute : [traduction] « qui s’occupera de la répartition maintenant? ».

[104] Cela dit, la plaignante a pris place à un bureau vacant et a tenté de se connecter au système informatique, mais ses accès ne fonctionnaient plus. Mme Knowles s’est assurée de rétablir ses accès au système informatique et a expliqué au Tribunal que lorsqu’un employé s’absente du travail pour une certaine période, il est habituel de retirer les accès.

[105] Mme Hugie a expliqué qu’elle n’avait pas de travail qui l’attendait, aucun téléphone et ne pouvait parler avec les camionneurs. Elle a occupé son temps en se connectant au système de répartition, en mettant à jour des informations et en corrigeant des erreurs.

[106] Vers 14 h 30, M. Germain est venu à sa rencontre, a pris de ses nouvelles rapidement et l’a informée qu’il devait la rencontrer dans son bureau lorsqu’elle serait prête. Ce n’est qu’à la fin de la journée que la plaignante s’est présentée au bureau de M. Germain, une fois son travail terminé. Elle a expliqué qu’en se dirigeant vers le bureau de M. Germain, elle a lancé à ses collègues de travail, à voix haute, qu’elle était [traduction] « heureuse de les avoir rencontrés ».

[107] En effet, Mme Hugie a expliqué qu’elle appréhendait cette rencontre avec M. Germain, qu’elle était inquiète, car elle anticipait déjà son congédiement. Mme Hugie a expliqué au Tribunal qu’elle tenait l’information concernant son congédiement d’une ancienne collègue de travail, Mme Breu, qui a aussi été congédiée par T-Lane. Cette dernière lui avait confié qu’elle avait entendu que M. Germain envisageait de la congédier à son retour de son congé de maladie.

[108] La preuve révèle qu’il s’agissait là d’une rumeur, puisque Mme Hugie n’a jamais reçu cette information de M. Germain. En fait, la preuve révèle que M. Fehr a reçu l’information que Mme Hugie allait possiblement se faire congédier directement de M. Germain. Il a ensuite partagé l’information avec Mme Breu qui en a informé Mme Hugie.

[109] M. Fehr a clairement affirmé à l’audience, lorsque la question lui a été posée, que M. Germain ne lui avait donné aucun motif de congédiement. Il ne connaissait pas les raisons sous-jacentes de ce possible congédiement. Il a simplement reçu l’information de M. Germain qu’il allait congédier la plaignante. M. Fehr a ensuite communiqué l’information à Mme Breu.

[110] La preuve est contradictoire quant au moment où Mme Breu aurait partagé la rumeur avec Mme Hugie. Au bout du compte, le moment où Mme Hugie a appris la nouvelle, que ce soit peu avant son départ ou pendant son congé de maladie, n’est pas déterminant dans les circonstances pour conclure à l’existence de discrimination.

[111] Mme Hugie a témoigné avoir été au courant, durant sa convalescence, qu’elle allait peut-être être congédiée à son retour au travail. Elle était alors inquiète de son avenir et appréhendait son retour au travail. Le fait de savoir qu’elle allait possiblement perdre son emploi lui a causé un grand stress et d’importantes inquiétudes durant son congé de maladie.

[112] La preuve est aussi prépondérante quant au fait que M. Germain avait préalablement envisagé le congédiement de Mme Hugie et qu’il avait partagé cette information avec M. Fehr. Bien qu’il s’agît d’une possibilité seulement, le congédiement avait effectivement été considéré. Le Tribunal y reviendra plus tard dans sa décision.

[113] C’est dans ce contexte que M. Germain a informé la plaignante qu’il désirait la rencontrer le jour de son retour au travail. En fin de journée, Mme Hugie s’est présentée dans le bureau de M. Germain. Une courte discussion entre eux s’est ensuivie.

[114] Mme Hugie a présenté la version suivante de cette rencontre. À l’audience, elle a témoigné que M. Germain était assis dans son bureau. Elle s’est adressée à lui en lui mentionnant qu’elle savait pourquoi il voulait la rencontrer. M. Germain a hoché de la tête et lui a dit qu’il trouvait la situation difficile parce qu’il l’appréciait. Il a poursuivi en lui mentionnant qu’il avait pris de mauvaises décisions d’affaires et qu’il avait engagé une employée rémunérée à moindre salaire pour faire son travail. Il lui a dit qu’il ne pouvait plus se permettre de payer son salaire. Mme Hugie lui a demandé s’il mettait fin à son emploi, ce à quoi il a répondu par l’affirmative. Elle lui a dit que la fin de son emploi allait être dévastatrice pour elle et qu’elle avait déjà subi un stress financier important en raison de son congé de maladie. La conversation n’a duré que très peu de temps, et Mme Hugie est sortie du bureau.

[115] Quant à M. Germain, ses souvenirs de cette rencontre du 12 juin 2017 sont plus généraux, moins détaillés. En interrogatoire en chef, il a témoigné que Mme Hugie était entrée dans son bureau et que c’est elle qui avait débuté la discussion. Selon lui, elle lui a mentionné qu’elle savait pourquoi il l’avait appelée à le rencontrer dans son bureau, qu’elle savait qu’il allait la mettre à pied. M. Germain a dit avoir répondu par l’affirmative. Il a expliqué que la rencontre n’avait duré que 90 secondes et que tout s’était passé rapidement.

[116] Les parties ont tenté de présenter une preuve sur l’identité de la personne qui a contrôlé la rencontre ou qui aurait parlé en premier. Elles ont aussi tenté d’attaquer la crédibilité de l’un ou l’autre des témoins. En toute franchise, cette démarche n’est pas utile pour le Tribunal aux fins de sa décision. De plus, les éléments contestés par l’une ou l’autre des parties ne sont pas déterminants dans les circonstances.

[117] Pour le Tribunal, bien que les parties n’aient pas la même conception de ce qui s’est produit lors de cette rencontre, il appert que la trame générale demeure essentiellement la même dans les deux versions. Avec le temps, c’est-à-dire entre la rencontre du 12 juin 2017, les entretiens avec la Commission en janvier 2018 et les audiences du Tribunal en août et septembre 2020, il est possible que les souvenirs des témoins soient moins précis.

[118] Selon la prépondérance des probabilités, le Tribunal retient que Mme Hugie s’est présentée au bureau de M. Germain le 12 juin 2017, à la demande de ce dernier. Mme Hugie anticipait sa mise à pied en raison des informations qui lui avaient été communiquées par Mme Breu. Lors de cette discussion avec M. Germain, elle lui a exprimé qu’elle connaissait la raison de la rencontre et qu’elle allait être mise à pied. M. Germain a acquiescé. Mme Hugie a, dans les faits, été congédiée par M. Germain à ce moment précis.

e) L’environnement de travail chez T-Lane

[119] La preuve prépondérante soumise par Mme Hugie révèle aussi que M. Germain a partagé de l’information avec elle sur ses mauvaises décisions d’affaires et qu’il avait engagé une personne pouvant effectuer le travail de répartition à un salaire moindre. M. Germain n’a pas témoigné précisément à ce sujet. Rien ne permet au Tribunal de remettre en question le témoignage de la plaignante, qui n’a pas été contredit par l’intimée.

[120] Au surplus, il ressort clairement de la preuve que lors de cette discussion entre Mme Hugie et M. Germain, aucune mention de la déficience ou de l’âge de Mme Hugie n’a été faite. L’âge ou la santé de Mme Gourlie n’a pas non plus été abordé.

[121] M. Germain a expliqué en interrogatoire principal qu’il n’avait pas de plan particulier pour cette rencontre avec la plaignante. Il voulait explorer avec elle son avenir dans l’entreprise et comment le concrétiser. Il avait pensé à maintenir la plaignante à son poste de répartitrice, voire l’assigner à un autre rôle, aux ventes, par exemple. M. Germain a expliqué qu’il était ouvert à explorer différentes options.

[122] Pourtant, le Tribunal comprend que ces options n’ont pas été abordées avec Mme Hugie. M. Germain l’a tout simplement mise à pied à la première occasion. À la question de savoir pourquoi il n’a pas corrigé la plaignante lorsqu’elle a exprimé sa crainte d’être congédiée alors qu’il n’avait pas préalablement envisagé de le faire, M. Germain a répondu que c’était en raison de son style de gestion.

[123] À ce propos, il a expliqué qu’il avait des rencontres sur la gestion des affaires avec d’autres entrepreneurs mensuellement. Durant ces rencontres, des conférenciers venaient discuter de différents sujets. M. Germain y a appris et retenu une leçon importante : lorsqu’un employé a le désir de quitter l’entreprise ou qu’il a une crainte d’être congédié, qu’il la quitte, tout simplement. Il a expliqué que selon lui, un employé qui ne se voit pas travailler dans l’entreprise se déconnecte de ce qu’il doit accomplir. Il faut donc que le message soit clair de la part du gestionnaire : si vous ne voulez pas être ici, partez.

[124] Ayant adopté ce style de gestion, M. Germain a expliqué dans son témoignage avoir compris de cette rencontre du 12 juin 2017 que Mme Hugie ne désirait plus travailler pour T-Lane. Comme elle avait révélé sa crainte d’être congédiée, il a tout simplement acquiescé qu’elle était, en effet, congédiée. Le Tribunal ne retient pas cet argument puisqu’il n’est pas convaincant. Le Tribunal y reviendra plus tard dans son analyse.

[125] Le style de gestion de M. Germain a aussi été repris par différents témoins lors de leur témoignage, notamment Mme Hugie et de Mme Breu, qui ont expliqué que M. Germain avait un style de gestion plutôt intimidant et irrespectueux qui faisait ample usage de la réprimande.

[126] La preuve révèle aussi que M. Germain tenait des réunions de discussion ouverte durant lesquelles il disait à ses employés que s’ils n’avaient pas le désir de travailler dans l’entreprise, ils pouvaient alors la quitter. Il leur faisait bien comprendre que T-Lane était son entreprise, qu’il pouvait faire ce qu’il voulait et que si quelqu’un n’aimait pas ça, cette personne pouvait bien « aller se faire voir », pour ne pas reprendre les mots vulgaires qu’il employait. M. Germain a expliqué que ses réunions ouvertes sont aussi le fruit de ses rencontres mensuelles sur la gestion des affaires. Il a effectivement confirmé que le mot « F*** » faisait partie de son vocabulaire courant.

[127] Certains témoins, comme M. Fehr et Stephanie Beck ont aussi confirmé que les années 2016 et 2017 chez T-Lane n’étaient pas les années les plus agréables. T-Lane vivait des déficits et se retrouvait en difficultés financières. Certains témoins ont expliqué au Tribunal que tous les employés étaient tendus et qu’ils avaient peur de perdre leur emploi. Il y avait également un roulement de personnel important au sein de l’entreprise. Mme Janet Shaw, qui était employée jusqu’en octobre 2016, a aussi confirmé qu’après 2015, et jusqu’à son départ de l’entreprise, la situation était plus difficile, différente des années précédentes. Elle a expliqué au Tribunal que les employés ne savaient pas la direction dans laquelle se dirigeait l’entreprise et que M. Germain ne traitait pas ses employés comme il le faisait auparavant. Elle aussi a décrit M, Germain comme étant difficile, voire parfois intimidant.

[128] M. Fehr a aussi témoigné que l’environnement de travail chez T-Lane était toxique et que les employés marchaient sur des œufs, ils avaient peur de ce que M. Germain pouvait faire ou décider. Il a poursuivi en expliquant au Tribunal avoir déjà entendu M. Germain dire à l’un de ses collègues de travail dans le bureau du service de la sécurité qu’il pourrait engager deux Indiens à cinq dollars l’heure pour le remplacer. M. Fehr a caractérisé les employés de T-Lane comme des serviteurs et M. Germain, comme un intimidateur.

[129] Quant à M. Germain, il a été franc avec le Tribunal. Il s’est décrit comme un gestionnaire passionné, mais dur lorsqu’il désire que quelque chose soit accompli. Il a aussi confirmé que durant cette période (2016 et 2017), la compagnie se trouvait en difficultés financières et que l’entreprise n’était pas gérée comme il l’avait envisagé.

[130] À ce sujet, il a témoigné avoir dû se départir de propriétés et de biens de l’entreprise afin d’injecter de l’argent dans la trésorerie de T-Lane. La preuve révèle même qu’il a investi de l’argent personnel dans son entreprise, soit un total d’environ deux millions de dollars en 2016 et 2017, ce qui a été confirmé par M. Haydu, du service de la comptabilité. Les difficultés financières de l’entreprise ont aussi poussé la banque de T-Lane à rappeler leur prêt et à surveiller la situation financière de l’entreprise de près. M. Germain a avoué que durant cette période, il était stressé.

[131] Il a également témoigné que par le passé, la compagnie offrait des sommes à des œuvres de charité, organisait des activités pour ses employés comme un tournoi de golf ou un party de Noël. Mais tout cela a été coupé durant cette période financière difficile.

[132] M. Germain a ajouté que les difficultés financières de son entreprise l’ont poussé à considérer le congédiement de tous ses employés, afin de réduire les dépenses. Cette déclaration confirme les craintes manifestées par certains témoins, entre autres M. Fehr, Mme Knowles et M. Haydu, relatives au fait que les employés durant cette période étaient inquiets de perdre leur emploi; certains employés ont effectivement été mis à pied.

[133] La plaignante a tenté, durant l’audience, de réfuter la preuve de l’intimée quant à ses difficultés financières, en arguant entre autres que la compagnie n’était pas en diminution d’effectif, non plus qu’elle fût en décroissance ou en crise. La plaignante n’a pas convaincu le Tribunal à ce sujet. En effet, l’intimée a très clairement établi qu’elle était en difficulté financière et la preuve est convaincante et prépondérante à ce sujet. Tant la preuve documentaire que les états financiers de l’entreprise entre 2015 et 2018 ainsi que les témoignages appuient le fait que T-Lane était effectivement en difficultés financières en 2016 et 2017.

[134] Peu importe comment la plaignante ou l’intimée veut caractériser cet état de fait, que cela soit restructuration ou réduction des effectifs, compression du personnel ou budgétaire, cela n’est pas déterminant dans les circonstances. Le Tribunal a reçu une preuve prépondérante que de manière générale, en 2016 et 2017, T-Lane était en difficultés financières et a déployé des mesures pour se sortir de cette crise. Le Tribunal rappelle qu’il n’a pas pour rôle de juger des décisions d’affaires d’une entreprise, des mesures qui ont été prises dans un contexte particulier et qu’il peut parfois être facile de critiquer avec le recul (Moffat c. Davey Cartage Co. (1973) Ltd., 2015 TCDP 5 (CanLII) [Moffat];, au paragraphe 45).

[135] Bien que l’intimée ait été en mesure de démontrer que ses difficultés financières étaient l’un des facteurs dans le congédiement de Mme Hugie, le Tribunal est également convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la déficience a aussi été un facteur dans ce congédiement.

f) Le congédiement au titre de l’alinéa 7 (a) de la LCDP

[136] Le Tribunal abordera dans un premier temps l’argument de la plaignante voulant que T-Lane l’a congédiée en raison de son âge. Sur ce point, Mme Hugie allègue que T-Lane l’a remplacée par une employée plus jeune, donc plus en santé, et qui est aussi moins rémunérée qu’elle en raison de son âge.

[137] En effet, Mme Hugie argue que Mme Gourlie, l’employée qui l’a remplacée à son poste lorsqu’elle est partie en congé de maladie, était plus jeune et en meilleure santé. Elle ajoute que n’eût été sa déficience et son congé de maladie, elle n’aurait pas été remplacée par cette employée plus jeune, plus en santé et moins rémunérée. Partant, elle n’aurait pas été congédiée par T-Lane.

[138] Les arguments présentés par la plaignante qui sont liés au motif de l’âge ne sont pas convaincants. Bien que la preuve appuie le fait que Mme Gourlie était plus jeune, rien dans la preuve ne permet de conclure qu’elle était nécessairement en meilleure santé que Mme Hugie. Aucune preuve sur la santé de Mme Gourlie n’a été présentée à l’audience ni le lien qu’il existerait avec son jeune âge. Le Tribunal ne connait tout simplement pas la situation de santé de cette employée, considérant l’absence de preuve à cet égard.

[139] De plus, la plaignante a témoigné que lors de la rencontre du 12 juin 2017 avec M. Germain, il lui avait mentionné qu’il avait pris de mauvaises décisions d’affaires et qu’il avait engagé une employée qui pouvait faire son travail pour un salaire moindre. Le Tribunal n’est pas convaincu qu’au regard de la preuve présentée, l’âge de la plaignante y était pour quelque chose.

[140] Rien dans la preuve ne permet non plus de conclure qu’en raison du jeune âge de Mme Gourlie, elle était nécessairement moins bien payée que Mme Hugie. Au contraire, la preuve révèle que Mme Gourlie gagnait un salaire relativement élevé, soit 85 500 $ annuellement, et qu’elle avait apporté un volume d’affaires important à T-Lane lors de son embauche. Sans équivoque, le salaire de 102 000 $ de Mme Hugie est plus élevé que celui de Mme Gourlie. Néanmoins, ce salaire devait rémunérer la fonction de consultante aux opérations pour laquelle elle avait été embauchée. Nécessairement et comme il l’a été démontré, ce poste plus important au sein de l’entreprise commandait un salaire plus élevé.

[141] La plaignante n’a donc pas été en mesure de convaincre le Tribunal, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un lien entre l’âge et le congédiement. Cet aspect de la plainte est rejeté.

[142] Cela étant précisé, le Tribunal est plutôt d’avis que le cœur des allégations de la plaignante réside dans le lien entre sa déficience et son congédiement. Et sur ce point, le Tribunal est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la déficience de Mme Hugie a été l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable, c’est-à-dire son congédiement par T-Lane (Moore, précité).

[143] Le Tribunal rappelle que la discrimination est souvent subtile et n’est généralement pas commise ouvertement. Plusieurs éléments permettent au Tribunal de conclure qu’il existe de subtiles odeurs de discrimination dans le congédiement de Mme Hugie par T-Lane (Basi, précité). Le Tribunal traitera spécifiquement de ces éléments qui, pris dans leur ensemble, permettent d’inférer et de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la déficience de Mme Hugie ait été un facteur dans son congédiement par T-Lane (Bombardier, au paragraphe 88).

[144] Dans un premier temps, le Tribunal considère que l’arrivée de Mme Gourlie, le 20 février 2017, soit quelques jours avant le départ de Mme Hugie en congé de maladie, n’est pas aussi hasardeuse qu’a tenté de le démontrer l’intimée. Le moment de son embauche est important.

[145] Bien que l’intimée ait mis en preuve qu’elle est toujours à la recherche de répartiteurs dans le service de la répartition et que si une personne présente son curriculum vitae et que son profil est intéressant, elle saisit alors cette occasion, le Tribunal n’est pas pour autant convaincu que l’embauche de Mme Gourlie soit une pure coïncidence.

[146] En effet, la preuve révèle que Mme Gourlie était une connaissance de M. Cheverie. M. Cheverie était le superviseur de Mme Hugie, et c’est lui qui a remplacé M. White. Il était nécessairement au courant du départ de la plaignante puisqu’il a autorisé son congé de maladie et a planifié, avec Mme Hugie, l’absence de celle-ci.

[147] Plusieurs témoins, incluant M. Germain, ont aussi confirmé que le service de la répartition est un environnement stressant, qui fonctionne sous pression. Le roulement de personnel y est constant et T-Lane est toujours à la recherche de répartiteurs. Néanmoins, le départ de Mme Hugie était planifié et prévu pour une durée relativement longue, soit 15 semaines. M. Germain a aussi confirmé que Mme Hugie faisait un bon travail et rien dans la preuve ne permet de conclure le contraire.

[148] Il est ainsi difficile pour le Tribunal de croire que T-Lane n’avait pas besoin de renforts au service de la répartition, en raison du départ de la plaignante. La plaignante et l’intimée se sont acharnées à tenter de démontrer que Mme Gourlie aurait, ou n’aurait pas, remplacé Mme Hugie à son poste de répartitrice. Le Tribunal retient que de manière générale, le service perdait une employée clé.

[149] Le Tribunal retient aussi, tant du témoignage de Mme Hugie que de celui de M. Germain, que le service de la répartition est justement un « service » : si les employés semblent être attitrés à un type donné de répartition (par exemple, les camions lourds ou les longues distances), en l’absence d’un employé, les autres prennent la relève pour l’exécution de ses tâches. Mme Hugie l’a confirmé dans son témoignage, citant l’exemple de M. Lechner dont, lorsqu’il était parti en vacances, elle avait pris en charge les responsabilités et celui de M. O’Brien, qui avait été envoyé au bureau d’Atchinson pour couvrir l’absence d’un autre employé.

[150] Dans la même veine, il faut aussi rappeler que Mme Hugie a changé de responsabilités à quelques reprises à ses débuts chez T-Lane, en étant parfois répartitrice des camions lourds, parfois des camions longue distance, parfois répartitrice locale et régionale. Le Tribunal retient alors qu’il existe une forme d’interchangeabilité entre les positions lorsque cela est nécessaire.

[151] Ainsi, le Tribunal conçoit très bien que des renforts aient pu être nécessaires par suite du départ de Mme Hugie et que Mme Gourlie a été engagée afin de bonifier le service de la répartition. Cette démarche est tout à fait cohérente avec le témoignage de Mme Hugie et le commentaire fait par Mme Gourlie, à voix haute [traduction] « qui s’occupera de la répartition maintenant? », lors du retour au travail de Mme Hugie, le 12 juin 2017. La preuve qui en a été faite est prépondérante et n’a pas été réfutée par l’intimée. Le Tribunal peut donc inférer que Mme Gourlie, qui a compris que Mme Hugie était de retour de son congé de maladie et allait reprendre son poste de répartitrice, se questionnait elle aussi sur l’incidence de ce retour sur son propre travail.

[152] Ainsi, la preuve appuie l’idée que le départ de Mme Hugie était anticipé et que T-Lane a effectivement engagé Mme Gourlie pour pallier son absence. C’est dans ce contexte que doit être comprise cette embauche.

[153] Par ailleurs, le Tribunal doit également considérer, dans la trame générale du congédiement de Mme Hugie, la rumeur voulant que M. Germain allait possiblement congédier la plaignante. M. Germain a témoigné qu’il avait envisagé de congédier tous ses employés durant la crise financière que traversait T-Lane. Ainsi pourrait s’expliquer en partie la rumeur qui courrait sur le congédiement de la plaignante. Ce qui est clair, c’est que la rumeur s’est avérée et s’est, dans les faits, bel et bien concrétisée. La preuve révèle que M. Germain a partagé l’information avec M. Fehr, qui l’a dit à Mme Breu qui, elle, l’a répété à Mme Hugie.

[154] Le Tribunal peut donc inférer, selon la preuve présentée à l’audience, que le congédiement de la plaignante était anticipé par l’intimée. Le Tribunal croit qu’il ne s’agissait pas simplement que d’une option, une possibilité comme a tenté de le présenter T-Lane. Bien que M. Germain ait expliqué avoir envisagé d’autres options pour la plaignante, comme la maintenir au même poste ou la transférer aux ventes, il est difficile pour le Tribunal d’en être convaincu.

[155] Un autre élément a attiré l’attention du Tribunal. Il s’agit des commentaires faits par Mme Knowles à Mme Hugie lors de la fête de départ de M. Lechner. Mme Hugie a témoigné qu’après son congédiement en juin 2017, elle a revu son ancienne équipe de travail lors d’une fête organisée en août 2017 pour le départ de son ancien collègue du service de la répartition, M. Lechner. Cette affirmation concorde effectivement avec le départ de M. Lechner survenu le 25 août 2017, selon la preuve documentaire déposée par l’intimée.

[156] Mme Hugie a témoigné que Mme Knowles était présente à cet événement. Le sujet du congédiement de Mme Hugie a été abordé au cours de la soirée : Mme Knowles était assise sur le divan dans le salon et tandis que certains autres convives étaient dans la salle à manger, elle s’est exprimée. Elle s’est excusée à la plaignante pour le traitement que celle-ci avait subi et la manière terrible dont son congédiement s’était déroulé. Mme Knowles a poursuivi et a confié à Mme Hugie que le plan initial de M. Germain était de la congédier dès son arrivée au bureau, le jour de son retour, mais qu’il ne s’était pas présenté au travail ce matin-là.

[157] La discussion s’est poursuivie et M. Lechner ainsi qu’un autre collègue, M. Brown, ont confirmé qu’ils étaient au courant, avant son départ en congé de maladie, que M. Germain allait la congédier. Ils savaient tous deux que Mme Hugie ne reviendrait pas au travail après sa chirurgie.

[158] Plus tard dans la soirée, Mme Hugie et Mme Knowles se sont assises ensemble et cette dernière lui a confié qu’elle était fâchée de la manière dont M. Germain avait géré son congédiement. Mme Hugie lui a alors dit qu’elle appréciait ses excuses, mais que cela ne changeait pas les faits. Elle lui a aussi mentionné que la situation était difficile et qu’elle allait avoir du mal à se trouver un autre emploi. Mme Knowles lui a répondu qu’elle n’avait pas l’obligation de parler de son état de santé à ses futurs employeurs et qu’elle ne devrait pas le faire.

[159] Cet événement est important, puisqu’il vient directement contredire la preuve qu’a tenté d’échafauder T-Lane quant au congédiement de Mme Hugie. Le Tribunal n’a aucune raison de remettre en question le témoignage de Mme Hugie à cet égard, que l’intimée n’a pas été en mesure de réfuter, d’aucune manière.

[160] La preuve présentée par la plaignante permet au Tribunal de conclure que son congédiement était effectivement anticipé par l’intimée. Et les commentaires faits par Mme Knowles sur l’état de santé de Mme Hugie et le fait qu’il valait mieux qu’elle garde ces informations pour elle et ne pas les divulguer à ses futurs employeurs laissent le Tribunal encore plus perplexe quant aux motifs sous-jacents au congédiement.

[161] Mme Knowles n’a pas pris la décision de congédier la plaignante, mais elle est une employée de longue date de T-Lane (depuis 2006) et elle y travaillait toujours au moment de l’audience devant le Tribunal, en 2020. Ses commentaires doivent être pris dans ce contexte, à savoir qu’elle connaissait l’environnement de travail depuis longtemps et qu’elle connaissait également M. Germain et son type de gestion. Ces commentaires ne doivent pas être pris à la légère; pourquoi en aurait-elle fait mention si cela ne lui avait jamais traversé l’esprit? Cet élément, considéré dans l’ensemble des circonstances et en combinaison avec les autres éléments, vient renforcer la conviction du Tribunal qu’il existe de subtiles odeurs de discrimination dans le congédiement de Mme Hugie (Basi, précité).

[162] Un autre élément renforçant la conclusion, par le Tribunal, de l’existence de discrimination, est le moment choisi par l’intimée pour congédier la plaignante, c’est-à-dire le 12 juin 2017, le jour même où celle-ci est revenue de son congé de maladie.

[163] Le Tribunal conçoit bien que le moment du congédiement, pris isolément, n’est pas nécessairement un élément permettant de conclure, à tout coup, à l’existence de discrimination. Néanmoins, selon les circonstances et les autres éléments de preuve, le Tribunal pourrait tirer du moment du congédiement d’une partie plaignante certaines inférences, qui, selon la prépondérance des probabilités, militeraient en faveur de l’existence d’un acte discriminatoire.

[164] À cet égard, la plaignante a attiré l’attention du Tribunal sur notamment sur les décisions suivantes du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique (« TDPCB ») : Parry v. VanWest College, 2005 BCHRT 310 et Morris v. BC Rail, 2003 BCHRT 14. Si ces décisions sont intéressantes et reprennent, dans les grandes lignes, les conclusions du Tribunal quant au choix du moment du congédiement et aux inférences qui pourraient en être tirées, elles émanent du TDPCB et à ce titre, sont non contraignantes pour notre Tribunal.

[165] L’intimée, quant à elle, a cité la décision du Tribunal dans Moffat, précité. Dans cette décision, la partie intimée avait congédié le plaignant le jour de son retour de congé maladie. Le plaignant avait eu un accident sur la route et avait dû s’absenter du travail. Durant son absence, alors qu’un autre employé avait pris en charge les responsabilités du plaignant, l’intimée s’était aperçue de plusieurs irrégularités dans le travail de celui-ci et des problèmes de rendement avaient été relevés. En plus, l’intimée vivait une crise financière et le plaignant était un employé avec un salaire élevé. Le plaignant avait été congédié au retour de son congé de maladie. Le membre instructeur a conclu que la partie intimée avait réfuté la preuve du plaignant et s’est vu convaincu que le congédiement de celui-ci n’était pas lié à sa déficience. D’autres éléments, dont la crise financière, les problèmes de rendement, le salaire élevé du plaignant, ont contribué à cette conclusion.

[166] Bien que la décision Moffat de notre Tribunal soit intéressante et comporte plusieurs similitudes avec le dossier de Mme Hugie, certains éléments importants permettent de les distinguer. Dans Moffat, l’intimée avait découvert des irrégularités dans le travail du plaignant, pendant son absence. Elle avait également fait la preuve de problèmes de rendement, ainsi que du fait qu’elle traversait une période financière difficile. Tous ces éléments ont permis au membre instructeur d’accepter la réfutation de la preuve faite par l’intimée.

[167] Dans le cas qui nous concerne et tout comme dans Moffat, l’intimée a effectivement été en mesure de démontrer qu’elle traversait une période financière difficile et que Mme Hugie gagnait un salaire élevé. Cependant, contrairement à la situation dans Moffat, l’intimée n’a pas été en mesure de démontrer des irrégularités dans le travail de Mme Hugie ni qu’elle avait des problèmes de rendement. Ces différences sont importantes.

[168] Le Tribunal réitère qu’il n’a pas à être convaincu que la déficience de Mme Hugie était le seul et l’unique facteur dans son congédiement par T-Lane : il suffit qu’elle ait été l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Bombardier, aux paragraphes 40 et 44; Holden, au paragraphe 7). Selon la preuve prépondérante présentée à l’audience, bien que le Tribunal accepte que les difficultés financières de T-Lane ont été l’un des facteurs dans le congédiement de Mme Hugie, sa déficience a elle aussi constitué un facteur dans son congédiement.

[169] La rencontre du 12 juin 2017 entre M. Germain et Mme Hugie a été très courte, non pas parce que Mme Hugie est celle qui a dirigé la rencontre comme l’a prétendu M. Germain ou que c’est elle qui a démissionné ou qu’elle a même provoqué son propre congédiement : la rencontre a été courte parce que T-Lane avait déjà pris sa décision et avait anticipé son congédiement. Non seulement est-ce confirmé par la rumeur qui circulait, mais aussi par les propos tenus par Mme Knowles lors de la fête de départ de M. Lechner. M. Lechner lui-même et M. Brown l’ont également confirmé, tous deux sachant clairement que Mme Hugie ne reviendrait pas au bureau après son congé de maladie.

[170] Il est difficile pour le Tribunal de concevoir que M. Germain, s’il avait réellement eu le désir de garder Mme Hugie et qu’il avait prévu d’autres options pour elle, ne lui en ait pas parlé lors de cette rencontre. Le Tribunal se demande aussi comment M. Germain a pu congédier Mme Hugie, une employée d’expérience du service de la répartition, alors que la preuve établit clairement qu’il est difficile de trouver des employés pour ce service et que le roulement du personnel y est important. Pourquoi ne pas lui avoir offert une réduction de salaire? Pourquoi ne pas effectivement lui avoir proposé une autre fonction dans l’entreprise? La preuve ne corrobore pas les dires de M. Germain et le Tribunal n’est absolument pas convaincu par les éléments de preuve présentés par l’intimée et plus particulièrement, le témoignage de M. Germain sur ces points. Le Tribunal conclut qu’aucune telle option n’a été proposée parce que Mme Hugie allait, de toute manière, être congédiée à son retour de congé de maladie.

[171] Il faut ajouter que le retour au travail de Mme Hugie n’a pas été planifié, selon la preuve présentée à l’audience. En effet, Mme Hugie, partie seulement quelques semaines, avait clairement planifié avec son employeur son opération et son congé de maladie, mais elle est revenue au travail sans aucune préparation, sans aucun accueil. Alors qu’elle était une répartitrice importante au sein de l’entreprise, son bureau n’était pas libre, ses accès informatiques avaient été coupés et aucune tâche ne lui avait été attribuée. Elle a dû attendre la journée entière avant de rencontrer M. Germain. Tous ces éléments appuient la détermination du Tribunal que dans les faits, Mme Hugie n’allait pas revenir travailler chez T-Lane.

[172] Ce congédiement doit aussi se prendre dans un contexte global, dans cette atmosphère présente dans l’environnement de travail de l’entreprise. La preuve révèle que T-Lane ne s’est pas particulièrement intéressée à la condition médicale de Mme Hugie entre juillet 2016 et mars 2017. C’est Mme Hugie qui a décidé de partager l’information avec son employeur, entre autres avec M. White et M. Germain. Pourtant, malgré cette divulgation d’information sur son état de santé, T-Lane n’a pas été intéressée à en savoir davantage.

[173] Au surplus, le Tribunal note au passage que la preuve révèle que l’environnement de travail chez T-Lane, en 2016 et 2017, était effectivement malsain et toxique. La tenue des réunions à discussion ouverte, les paroles dures et vulgaires de M. Germain, son style de gestion intimidant, tous ces éléments n’encourageaient certainement pas les employés de l’entreprise à se confier à leur employeur.

[174] Le Tribunal peut très bien concevoir que les employés avaient la crainte de perdre leur emploi. M. Germain avait créé, durant ces années, un environnement de travail dans lequel les employés pouvaient certainement être nerveux de partager leur situation personnelle, leurs problèmes et leurs inquiétudes à leur employeur au risque d’être perçus comme problématiques et d’ainsi mettre leur emploi en danger.

[175] C’est cette culture de la peur que M. Germain avait créée. Le Tribunal peut inférer, selon la preuve présentée à l’audience et selon la prépondérance des probabilités, qu’une personne dans une situation de grande vulnérabilité, par exemple, une personne avec une déficience comme Mme Hugie, craignait encore davantage de perdre son emploi dans ce contexte. C’est aussi dans cet esprit que le congédiement de Mme Hugie survient.

[176] Ainsi, pour tous les motifs précédents, le Tribunal conclut que Mme Hugie a été victime de discrimination en étant congédiée par T-Lane et que sa déficience a été l’un des facteurs dans son congédiement, au titre de l’alinéa 7(a) de la LCDP.

C. Défense de l’intimée et exonération de la présomption prévues à la LCDP (alinéa 15(1)(a) et paragraphe 65(2) de la LCDP)

[177] Le Tribunal a entendu la preuve de l’intimée à l’audience, a attentivement lu son exposé des précisions et a révisé ses arguments finaux.

[178] Le Tribunal constate que T-Lane n’a pas invoqué de défense au titre de l’alinéa 15(1) (a) et 15(2) de la LCDP, en tentant de démontrer que :

les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées.

[179] Ainsi, l’intimée n’a pas tenté de démontrer que le congédiement de Mme Hugie était justifié en raison d’une contrainte excessive et elle a la prérogative de concentrer sa preuve sur d’autres éléments, si tel est son choix.

[180] À cet effet, l’intimée a focalisé sa preuve sur le fait qu’il n’existe aucun lien entre la déficience de Mme Hugie et l’acte discriminatoire allégué et que la seule raison de son congédiement était en fait financière.

[181] Sur ce point, le Tribunal a jugé précédemment qu’il existe bien un lien entre la déficience de Mme Hugie et le congédiement. Par ailleurs, le Tribunal a aussi accepté en preuve que la situation financière de l’intimée était un autre facteur dans le congédiement, mais non pas le seul facteur. Néanmoins, il est de jurisprudence constante que le motif de distinction illicite n’a pas, par ailleurs, à être l’unique facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Bombardier, aux paragraphes 44 à 52; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (CanLII), au paragraphe 25; Holden, précité, au paragraphe 7).

[182] Les autres arguments de la partie intimée se rattachent plutôt à la notion d’accommodement raisonnable. L’intimée a allégué qu’elle n’avait pas connaissance des limitations de Mme Hugie, que celle-ci n’avait présenté aucune demande d’accommodement pour tenir compte de sa déficience et qu’elle n’avait soumis aucun document médical ou billet de son médecin à cet égard. Ces éléments ne sont pas utiles dans les circonstances puisque l’acte discriminatoire au titre de l’alinéa 7(a) de la LCDP reproché à l’intimée est le congédiement. Après le congédiement, aucun accommodement n’était plus possible : Mme Hugie avait déjà quitté l’entreprise.

[183] Au vu de ce qui précède, le Tribunal conclut que T-Lane n’a pas été en mesure de justifier le congédiement au titre de l’article 15 de la LCDP.

[184] Enfin, l’intimée n’a pas non plus soumis d’argument relativement à la présomption de la responsabilité et à la possible exonération prévue à l’article 65 de la LCDP.

D. Réparations

(i) Indemnités pour les pertes de salaires et autres dépenses (alinéa 53(2)(c) de la LCDP)

a) Pertes de salaire pour la période du 12 juin 2017 au début mars 2018

[185] La plaignante a demandé d’être dédommagée pour les pertes de salaire, les avantages et ses contributions à sa pension depuis la date de son congédiement incluant le manque à gagner entre son ancien salaire chez T-Lane et son nouveau salaire chez son actuel employeur, Goodtogo Moving, et ce, du 12 mars 2018 au 31 août 2020. Elle a aussi demandé les salaires qu’elle aurait gagnés, n’eût été son congédiement, alors qu’elle aurait continué à travailler pour l’intimée. Enfin, elle demande une somme additionnelle permettant de couvrir la surtaxation qu’elle subira en recevant une indemnité forfaitaire, unique, à la suite du jugement du Tribunal. Il faut préciser que la plaignante ne demande pas, dans ses réparations, sa réintégration au sein de la compagnie.

[186] L’intimée s’oppose à une telle demande et argue subsidiairement que si le Tribunal décidait d’octroyer des indemnités pour pertes de salaires, ces sommes devraient être réduites en raison du manquement de la plaignante à son obligation de mitiger ses dommages.

[187] Tout comme l’a justement affirmé l’intimée, le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire d’accorder des indemnités pour la totalité ou une fraction des pertes de salaires entrainées par l’acte discriminatoire, comme le prévoit l’alinéa 53(2)(c) de la LCDP.

[188] Il faut noter que la LCDP a aussi pour fins d’accorder à la victime de discrimination une réparation intégrale, c’est-à-dire de la replacer dans la position où elle aurait été, n’eût été la discrimination (Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, au paragraphe 299, et confirmé par 2011 CSC 57 [Alliance] ; Canada (Procureur général) c. McAlpine (1989), 1989 CanLII 9099 (CAF), au paragraphe 13;Chopra c. Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, 2004 TCDP 27 (CanLII), au paragraphe 6), tout en répondant à certains principes directeurs en matière d’adjudication des pertes de salaires, entre autres l’atténuation des dommages (Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 40 [Chopra]).

[189] Dans la décision de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Chopra, cette dernière nous enseigne qu’il doit nécessairement exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et les pertes entrainées par l’acte (voir également Canada (Procureur général) c. Morgan, 1991 CanLII 8221 (CAF), aux paragraphes 4 et 16).

[190] Le Tribunal doit évaluer si, dans l’adjudication des pertes de salaires, la discrimination a cessé d’agir sur la capacité de la victime de discrimination d’occuper un emploi rémunérateur. Et le juge ayant le pouvoir de surveillance doit comprendre, à partir de la décision du juge des faits, les motifs le menant à retenir une date donnée dans l’adjudication de ces pertes de salaires (Tahmourpour c. Canada, 2010 CAF 192, au paragraphe 47 [Tahmourpour]).

[191] Selon les circonstances dans cette plainte et la preuve présentée à l’audience, il existe incontestablement un lien de causalité entre la perte de salaires réclamée par Mme Hugie et son congédiement discriminatoire. Cependant, le Tribunal constate selon la preuve que l’acte discriminatoire n’a pas entaché la capacité de la plaignante de se trouver un autre emploi à partir de mars 2018 (Tahmourpour, au paragraphe 47).

[192] Bien que le Tribunal soit sensible aux représentations de la plaignante, il n’accordera pas la totalité de ce qu’elle réclame ; l’intimée a été en mesure de convaincre le Tribunal que les dommages ne doivent pas se poursuivre jusqu’à la date du jugement. Toutefois, le Tribunal ne retient pas la date de novembre 2017, comme il l’a été plaidé par l’intimée, et ce, pour les motifs qui suivent.

[193] Lorsque la plaignante a été congédiée, la preuve révèle qu’elle s’est effectivement engagée dans un processus de recherche d’emploi dans la région de la vallée du Fraser, en Colombie-Britannique. Ce processus a été plus ou moins intensif selon les mois suivant son congédiement.

[194] Effectivement, le Tribunal est d’accord avec l’intimée que cette recherche d’emploi a été sommaire à certains moments et bien que la plaignante ait décrit sa recherche d’emploi comme étant raisonnable, le Tribunal ne souscrit pas à cet argument.

[195] Mme Hugie a témoigné s’être inscrite sur deux sites d’emplois, LinkedIn et Indeed. Elle a également débuté ses recherches d’emploi à partir du 16 juin 2017, soit 4 jours après son congédiement. La preuve révèle qu’entre le 16 juin 2017 et le 28 juillet 2017, Mme Hugie a fait 9 tentatives afin de se trouver un emploi, dans différentes compagnies de transport. Le Tribunal reconnaît certainement ces efforts, qui étaient raisonnables dans les circonstances.

[196] À la suite de ces tentatives, la preuve révèle que Mme Hugie a définitivement ralenti ses recherches pendant quelques semaines en août, septembre et jusqu’à la mi-octobre 2017.

[197] Cela tombe sous le sens puisqu’elle a témoigné qu’à partir de la fin de juillet 2017, elle a ultimement pris la décision de mettre sa maison à vendre et de retourner à Lethbridge afin de recevoir le support de sa famille, de se remettre sur pied, se rétablir correctement et se trouver un nouvel emploi.

[198] La preuve appuie aussi cette décision de sa part puisqu’elle révèle qu’à partir du 30 août 2017, ses recherches d’emploi se concentrent exclusivement à Lethbridge. Elle a expliqué au Tribunal y avoir déménagé à la fin du mois d’octobre 2017 lorsque sa maison a effectivement été vendue.

[199] Ainsi, la preuve révèle qu’entre le 30 août 2017 et le 24 février 2018, moment où elle a été engagée par son actuel employeur, Goodtogo Moving, Mme Hugie a fait une douzaine de démarches afin de se trouver un emploi.

[200] Cela étant dit, le Tribunal constate aussi certaines périodes de relâchements dans ses recherches et qui concordent effectivement avec sa décision de quitter la Colombie-Britannique à la fin du mois de juillet 2017. Mme Hugie a été claire à cet effet en contre-interrogatoire : sa décision de quitter la région s’est prise à la fin de juillet 2017. Le Tribunal comprend alors qu’il n’y avait alors plus de raisons pour elle de se chercher un emploi dans la vallée du Fraser, considérant sa décision de partir à Lethbridge.

[201] La preuve révèle qu’entre le 29 juillet 2017 et le 29 août 2017, Mme Hugie n’a entrepris aucune démarche afin de se dénicher emploi ni en Colombie-Britannique ni en Alberta.

[202] Le 30 août 2017, elle reprend ses recherches et fait une demande d'emploi à Lethbridge. Maintenant, la preuve démontre qu’entre le 1er septembre et le 18 octobre 2017, un mois et demi s’écoule, et ce, sans que la plaignante ne sollicite un emploi. À partir du 19 octobre 2017, ses recherches d’emploi redémarrent.

[203] Toutefois, entre le 27 octobre et le 3 décembre 2017, encore une fois, la preuve révèle que les recherches d’emploi de Mme Hugie sont au neutre. Elles reprennent plus intensivement presque un mois plus tard soit à partir du 4 décembre 2017, et ce, jusqu’au 24 février 2018.

[204] Ultimement, Mme Hugie a été embauchée chez Goodtogo Moving, son employeur au moment de l’audience.

[205] Le Tribunal a été convaincu par l’intimée que la vallée du Fraser est une plaque tournante en matière de transport dans la province de la Colombie-Britannique. L’intimée a passé un certain moment à contre-interroger la plaignante sur ses démarches auprès de plusieurs compagnies de transport dans la vallée du Fraser. L’intimée a tenté de vérifier si effectivement, Mme Hugie avait concrètement fait des efforts raisonnables afin de se trouver un emploi.

[206] À cet effet, bien que le Tribunal apprécie les efforts de la plaignante et que ces efforts ont été soutenus pendant quelques semaines suivants sont congédiements, les relâchements qui transparaissent dans la preuve laissent le Tribunal perplexe.

[207] La plaignante a plaidé avoir fait des efforts raisonnables afin d’atténuer ses dommages, de les mitiger. Pourtant, la preuve est prépondérante qu’entre la fin de juillet et août 2017, puis entre septembre et mi-octobre 2017, et enfin pendant tout le mois de novembre 2017, ses recherches sont totalement au neutre. En conséquence, la plaignante n’a pas démontré qu’elle a entrepris des démarches sérieuses afin de se dénicher un emploi. En résumé, sur une période de 8 mois et demi post-congédiement, il appert que trois mois et demi se sont écoulés sans aucune preuve de recherches d’emploi. En conséquence, le Tribunal conclut qu’il ne s’agit pas là de démarches dites raisonnables comme le prétend Mme Hugie.

[208] De plus, rien dans la preuve ne permet également au Tribunal de conclure que Mme Hugie n’était pas en mesure d’entreprendre ses démarches. Au contraire, la preuve est évidente que dès le 16 juin 2017, elle était déjà en processus de recherches d’emploi. Le Tribunal peut donc inférer qu’elle était tout à fait apte à se trouver un emploi.

[209] Cela étant dit, le Tribunal n’est cependant pas en accord avec l’intimée qui affirme que la plaignante ne devrait recevoir aucune indemnisation pour ses pertes de salaires. Mme Hugie a effectivement le droit d’être dédommagée afin de la rétablir dans la situation dans laquelle elle aurait été, n’eût été la discrimination vécue (Alliance, au paragraphe 299).

[210] L’intimée a demandé, subsidiairement, que si une indemnité pour perte de salaires devait être accordée, la période devrait alors s’arrêter en novembre 2017. L’intimée a plaidé que cette période concorde avec le déménagement de Mme Hugie à Lethbridge.

[211] Le Tribunal n’est pas en mesure de saisir le raisonnement de l’intimée et d’établir en quoi le déménagement de Mme Hugie à Lethbridge à la fin d’octobre 2017 devrait affecter directement l’indemnité pour les pertes de salaires. Mme Hugie a été congédiée de manière discriminatoire par T-Lane, a subi une perte de salaires et T-Lane doit être tenu responsable de cette perte, et ce, indépendamment du fait que la plaignante habite en Colombie-Britannique ou en Alberta. Le Tribunal doit regarder le lien de causalité entre le dommage demandé et l’acte discriminatoire lui-même, tout en gardant à l’esprit certains principes directeurs dans l’adjudication de dommages comme le principe d’atténuation ou de mitigation.

[212] Ce qui est clair pour le Tribunal, c’est que la plaignante ne peut être dédommagée pour l’entièreté de la période s’échelonnant du 12 juin 2017, date de son congédiement, jusqu’au début mars 2018, lorsqu’elle a été engagée par son actuel employeur. Le Tribunal est convaincu qu’elle n’a pas suffisamment atténué ses dommages et il est d’avis que l’intimée ne devrait pas être tenue responsable de ces relâchements.

[213] En conséquence, le Tribunal doit retrancher de cette période (12 juin 2017 au début mars 2018) les mois d’inactivités de la part de Mme Hugie.

[214] Plus précisément, entre le 12 juin 2017 et mars 2018, huit mois et demi se sont écoulés. De cette période de 8 mois et demi et en raison des inactivités de la plaignante, le Tribunal retranche un mois (entre juillet et août 2017), plus un mois et demi (entre septembre et la mi-octobre 2017) et enfin un autre mois (novembre 2017), afin de tenir compte de l’omission de la plaignante d’atténuer ses dommages.

[215] En conclusion, la plaignante a le droit à un dédommagement pour ses pertes de salaires pour une période de 5 mois, dans la période du 12 juin 2017 au début mars 2018. Le Tribunal ordonne que Mme Hugie soit dédommagée pour ses pertes de salaires qui découlent de son congédiement discriminatoire de la part de T-Lane, au titre de l’alinéa 53(2) (c) de la LCDP pour cette durée.

[216] Mme Hugie doit recevoir une somme forfaitaire représentant son salaire et tous ses avantages, incluant ses bénéfices, pensions, cotisations, et autres, comme si elle avait toujours été à l’emploi de T-Lane et n’avait jamais été congédiée. De cette indemnité doivent être retranchés également les sommes qu’elle a déjà reçus à son départ incluant les sommes reçues à titre de préavis ainsi que son indemnité de départ versées par T-Lane.

b) Pertes de salaires pour la différence salariale

[217] Dans sa plaidoirie, la plaignante réclame un dédommagement pour la différence entre son salaire chez Goodtogo Moving et le salaire qu’elle gagnait chez T-Lane, et ce, jusqu’à la date du jugement. Elle appuie entre autres son raisonnement sur le fait qu’elle n’aurait jamais dû être congédiée de manière discriminatoire et qu’elle a quitté son ancien employeur, Vedder Transport Ltd pour T-Lane en raison que son emploi serait sur le long terme. Autrement dit, elle a transféré chez l’intimée en ayant dans l’esprit qu’il s’agissait là de son dernier changement de carrière et qu’elle allait prendre sa retraite dans une dizaine d’années, soit à l’âge de 68 ans.

[218] L’intimée, quant à elle, s’oppose à cette demande et s’appuie sur divers arguments. Notamment, elle plaide que la plaignante aurait quitté l’entreprise de toute manière en raison de l’environnement de travail qu’elle a caractérisé comme étant abusif et intimidateur. Elle ajoute que la plaignante aurait quitté l’entreprise puisqu’elle ne faisait pas le travail qu’elle désirait faire (consultante aux opérations versus répartitrice) et qu’elle désirait se rapprocher de sa famille et de ses proches. Enfin, l’intimée affirme qu’en raison du changement de culture chez T-Lane qui s’était amorcé au cours de l’année 2017, Mme Hugie aurait, de toute manière, probablement été congédiée à la fin de cette année-là en ce qu’elle ne correspondait plus à ce que recherchait l’entreprise.

[219] Le Tribunal ne s’attardera pas longuement sur ces arguments de l’intimée puisque plusieurs sont spéculatifs, hypothétiques, et ne sont pas appuyés par une preuve convaincante à cet effet.

[220] Il est étonnant que T-Lane maintienne l’argument que Mme Hugie aurait quitté l’entreprise en raison du changement de culture alors qu’il s’appuie majoritairement sur la preuve du témoignage de Mme Beck. Pourtant, la preuve établit bien que Mme Beck ne connaisse pas personnellement Mme Hugie, qu’elle n’a pas réellement travaillé avec elle, qu’elle n’était pas dans les ressources humaines au moment où Mme Hugie travaillait toujours chez T-Lane. Il faut constater que son témoignage relève plutôt des impressions et des suppositions, et qui semble relativement teinté de ce qu’elle comprend de la situation, sans se fonder sur des faits concrets. Il ne s’agit pas d’un argument très convaincant et certainement pas déterminant dans les circonstances de la part de T-Lane.

[221] Quant au fait que Mme Hugie voulait se rapprocher de sa famille et de ses proches, la preuve révèle effectivement qu’elle s’est effectivement rapprochée de sa famille à la suite de son congédiement. Mais il est spéculatif de dire que Mme Hugie aurait de toute manière quitté son emploi afin de rejoindre ses proches alors que cela n’a pas été démontré en preuve.

[222] Quant au fait que la plaignante ne faisait pas le travail qui la passionnait, les mêmes commentaires s’imposent. En effet, la preuve appuie le fait que Mme Hugie n’avait pas été initialement engagée comme répartitrice, mais bien comme consultante aux opérations et ayant pour mandat de restructurer les opérations de la compagnie. Néanmoins, rien dans la preuve ne permet d’établir que la plaignante avait l’intention de quitter T-Lane pour ce motif.

[223] L’argument de l’intimée voulant que la plaignante n’ait pas continué son travail au sein de la compagnie au-delà de 2017 en raison de la culture intimidante qui régnait chez elle est tout autant spéculatif. La preuve établit bien que l’environnement de travail chez T-Lane était toxique. Mme Hugie caractérisait et considérait cet environnement de travail comme étant intimidant. Néanmoins, rien dans la preuve ne permet d’établir que Mme Hugie envisageât de quitter l’entreprise pour ces raisons. Elle a continué à faire son travail malgré les tensions au sein de T-Lane et rien ne permet de démontrer qu’elle aurait, d’une quelconque manière, quitté son emploi pour cette raison.

[224] Cela dit, le Tribunal est tout à fait conscient que le salaire qu’elle reçoit chez Goodtogo Moving est loin de celui qu’elle recevait chez T-Lane. Néanmoins, il faut se rappeler que le salaire de Mme Hugie avait été établi en fonction de sa position importante au sein de l’entreprise soit celle de consultant aux opérations; ce salaire n’avait pas été négocié quant à son travail de répartitrice.

[225] À cet effet, l’intimée a été en mesure de démontrer qu’une personne travaillant dans le service de la répartition ne gagne généralement pas 102 000 $ par année. La marge salariale fluctue énormément dans ce type de position. Par exemple, en 2017, le Tribunal a constaté que certains répartiteurs chez T-Lane pouvaient gagner aussi peu que 35 000 $ par année et jusqu’à 96 000 $ pour d’autres. Bien sûr, la preuve révèle que d’autres employés gagnaient des salaires bien supérieurs à celui de la plaignante entre autres M. Cheverie (120 000 $) ou M. White (120 000 $), mais ceux-ci étaient des gestionnaires et avaient alors des responsabilités accrues.

[226] Le Tribunal n’est alors pas convaincu, comme le demande la plaignante, qu’il serait raisonnable d’extrapoler les pertes salariales de Mme Hugie jusqu’à la date de ce jugement, en tenant pour acquis qu’elle aurait toujours gagné 102 000 $ par année en tant que répartitrice chez T-Lane.

[227] Au surplus, le Tribunal conclut aussi que le congédiement de Mme Hugie n’a absolument pas affecté sa capacité à se retrouver un autre emploi (Tahmourpour, au paragraphe 47). Et la preuve est claire qu’elle s’est effectivement trouvé un emploi chez Goodtogo Moving, avec un salaire et des avantages décents.

[228] Enfin, le Tribunal est aussi en accord avec l’intimée que le contrat de travail de Mme Hugie est non équivoque en ce que son poste était effectivement à durée indéterminée. Bien que Mme Hugie ait expliqué au Tribunal qu’elle avait la ferme intention de terminer sa carrière chez T-Lane, jusqu’à sa retraite à 68 ans, cela ne peut contredire son contrat de travail qui prévoit que la relation d’emploi peut être résiliée à tout moment, sous réserve des indemnités qui y sont prévues.

[229] Bien que le Tribunal reconnaisse que Mme Hugie ait eu un désir, une intention ferme que son emploi chez T-Lane soit son dernier arrêt avant sa retraite, il n’en demeure pas moins que son contrat de travail ne lui garantissait pas une immunité au sein de l’entreprise. Il serait déraisonnable pour le Tribunal de conclure que son emploi était totalement garanti alors que le contrat de travail prévoit autrement.

[230] Pour ces motifs, le Tribunal n’étendra pas l’indemnité de pertes de salaires au-delà de son embauche chez Goodtogo Moving en mars 2018.

c) Surtaxation

[231] La plaignante demande une indemnisation supplémentaire afin de couvrir la surtaxation qu’elle subira en recevant une somme forfaitaire. À cet effet, la plaignante plaide la décision Stevenson c. Canada (Service canadien du renseignement de sécurité), 2001 CanLII 8497 (TCDP) aux paragraphes 100 et 119 [Stevenson].

[232] Le Tribunal a consulté la décision Stevenson. Bien respectueusement, il appert que le membre instructeur n’a pas été explicite dans son analyse permettant d’établir les fondements juridiques appuyant une telle ordonnance.

[233] Dans sa plaidoirie, la plaignante a essentiellement repris les ordonnances émanant de la décision Stevenson, et ce, sans présenter au Tribunal une preuve convaincante à cet effet. Elle n’a pas non plus justifié sa demande et la preuve est définitivement lacunaire quant à cette réclamation.

[234] Enfin, puisque le Tribunal a jugé que la plaignante a uniquement droit à une indemnité pour pertes de salaires pour une période de 5 mois et qu’il n’a pas conclu qu’elle avait droit à une indemnité de salaires allant de son congédiement à la date de ce jugement, une indemnité additionnelle pour surtaxation devient nécessairement discutable et non nécessaire dans les circonstances.

[235] Le Tribunal rejette donc cette demande.

[236] Un dernier commentaire s’impose. Comme le Tribunal l’a souligné dans Willcott, au paragraphe 265, Mme Hugie doit être entièrement indemnité pour ses pertes de salaires en 2017 et début 2018. Cela dit, la preuve révèle que Mme Hugie a reçu des prestations d’assurance-emploi.

[237] Le Tribunal n’est pas compétent afin d’appliquer la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. (1996), ch. 23 [LAE]. Par contre, il suffit de dire que les parties auront nécessairement des obligations à cet effet et suivant les dédommagements ordonnés par le Tribunal (voir par exemple les articles 45 et 46 de la LAE).

d) Ordonnance pour un actuaire

[238] Enfin, la plaignante a demandé au Tribunal d’ordonner qu’un actuaire calcule ses pertes de salaires. À cet effet, la plaignante plaide la décision du Tribunal dans Stevenson.

[239] Le présent dossier se distingue de Stevenson, en ce que dans ce dossier, la Commission et la partie intimée étaient ceux qui avaient avisé le Tribunal, durant l’audience, que le calcul des pertes de salaires se ferait à l’aide d’un actuaire choisi par les partis. Nous pouvons comprendre qu’il s’agit d’un des motifs permettant au membre instructeur d’accepter cette option.

[240] Dans le cas actuel, aucune représentation n’a été faite à cet effet. Les parties n’ont pas offert au Tribunal un consentement commun, un plan, prévoyant cette option. Il serait très imprudent pour le Tribunal d’ordonner aux parties d’engager un expert en actuariat, ou tout autre expert, afin d’effectuer ce calcul alors qu’aucune base n’a été établie devant le Tribunal à cet effet.

[241] Comme le Tribunal ordonne un dédommagement uniquement que pour une période de 5 mois, sans accorder à la plaignante les pertes de salaires jusqu’à la date de ce jugement, il ne semble pas nécessaire qu’un actuaire soit attitré à cette tâche.

[242] Maintenant, si les parties veulent effectuer leur calcul à l’aide d’un quelconque expert, cela leur appartient et elles peuvent très bien en convenir entre elles. Cela étant dit, cela ne fera pas partie des ordonnances du Tribunal.

[243] Le Tribunal rejette donc cette demande.

(ii) Dépenses entrainées par l’acte (alinéas 53(2)(c) ou (d) de la LCDP)

a) Coûts pour le déplacement en vue de l’audience

[244] La plaignante demande au Tribunal de la dédommager pour son déplacement au bureau de son avocate afin d’assister à l’audience au titre de l’alinéa 53(2) (c) de la LCDP.

[245] Lorsque le Tribunal a demandé à l’avocate de Mme Hugie, durant les plaidoiries finales, de lui indiquer l’endroit où il pourrait trouver le montant d’une telle réclamation et la preuve présentée à l’audience à son appui, l’avocate n’a eu d’autre choix que de constater qu’en fait, aucune preuve n’a été présentée à ce sujet.

[246] En effet, à aucun moment durant l’audience la plaignante n’a soumis, ni par le biais d’un témoignage ni par le biais d’une preuve documentaire, les coûts pour un tel déplacement au bureau de son avocate afin d’assister à l’audience du Tribunal.

[247] C’est à la partie demanderesse de prouver, selon la prépondérance des probabilités (Duverger, au paragraphe 255), qu’il existe un lien de causalité entre les pertes subies et l’acte discriminatoire subi (Chopra, au paragraphe 32).

[248] Ainsi, il n’est pas nécessaire pour le Tribunal d’aborder plus en profondeur une telle réclamation comme la plaignante n’a présenté aucune preuve permettant de soutenir, selon la prépondérance des probabilités, une telle réclamation.

[249] Le Tribunal rejette cette demande.

b) Coûts du déménagement en Alberta

[250] La plaignante demande au Tribunal d’être dédommagée pour les coûts encourus pour son déménagement à Lethbridge (Alberta) au titre de l’alinéa 53(2)(c) de la LCDP. Elle réclame la somme de 4 225,59 $.

[251] L’intimée s’oppose à une telle demande en ce qu’il n’existe pas de lien de causalité entre l’acte discriminatoire et les dépenses encourues pour le déménagement de la plaignante (Chopra, précité). Selon elle, la preuve présentée à l’audience ne démontre pas que Mme Hugie a déménagé anciennement de Lethbridge à Kelowna (Colombie-Britannique) afin de travailler pour T-Lane. La preuve révèle plutôt que la plaignante a déménagé à Kelowna et a ensuite débuté à travailler pour son ancien employeur, Vedder Transport Ltd.

[252] De plus, elle estime que la preuve n’appuie pas le fait que Mme Hugie aurait aussi déménagé à Lethbridge afin de mitiger ses dommages, mais plutôt puisqu’elle voulait se rapprocher de son fils et de se rapprocher de son réseau de support. Enfin, elle ajoute que la preuve soumise par la plaignante afin d’appuyer sa réclamation est lacunaire en ce qu’elle n’a soumis qu’un simple reçu illisible de la compagnie MoverOne Van Lines et que c’est elle qui a écrit le montant de 4 225,59 $ sur la pièce déposée en preuve.

[253] Je suis d’accord avec l’intimée que la preuve ne supporte pas une telle réclamation par la plaignante.

[254] Le Tribunal n’a pas été convaincu par la plaignante que d’une part, son déménagement de Lethbridge à Kelowna l’a été afin de travailler pour T-Lane. Au contraire, la preuve démontre que Mme Hugie s’était établie à nouveau en Colombie-Britannique avant de travailler pour son ancien employeur, Vedder Transport Ltd. À cet effet, elle a expliqué au Tribunal ses circonstances familiales et des raisons pour lesquelles elle a décidé d’éventuellement retourner sur le marché du travail. Elle a, par la suite, accepté un poste de consultant aux opérations chez T-Lane, qui n’a aucun lien avec son déménagement en Colombie-Britannique.

[255] De plus, rien dans la preuve ne permet d’établir que Mme Hugie a nécessairement dû déménager à Lethbridge en raison de son congédiement. La preuve soutient plutôt que Mme Hugie a décidé, de son propre chef, de déménager à Lethbridge afin de rejoindre ses proches, amis et sa famille. Pourtant, la plaignante avait entrepris des démarches afin de se dénicher un emploi dans la vallée du Fraser, mais a rapidement abandonné ses recherches vers la fin du mois de juillet 2017. C’est à ce moment qu’elle a pris la décision de quitter la région pour des motifs qui sont extrinsèques à son congédiement.

[256] Ainsi, la plaignante n’a pas convaincu le Tribunal qu’il existe un lien de causalité entre le dommage réclamé et son congédiement par T-Lane (Chopra, au paragraphe 32).

[257] Le Tribunal rejette cette demande.

c) Remboursements médicaux

[258] La plaignante, dans son exposé des précisions, réclame une somme de 981,00 $ pour des dépenses médicales qu’elle a engagées en raison de son congédiement.

[259] L’intimée s’oppose à une telle demande en arguant que la plaignante n’a pas été en mesure de démontrer un lien de causalité entre le dommage réclamé et l’acte discriminatoire.

[260] Il demeure étonnant que les arguments finaux de la plaignante passent totalement sous silence une telle réclamation alors qu’elle a fait des représentations spécifiques à ce sujet dans son exposé des précisions. Et le Tribunal n’a pas l’intention de s’attarder longuement sur cette réclamation vu l’absence de preuve totale à cet effet dans la preuve.

[261] Comme il l’a été rappelé précédemment, il appartient à la partie plaignante de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que sa réclamation est bien fondée (Duverger, au paragraphe 255). La plaignante n’a pas rencontré ce fardeau en ne présentant aucune preuve testimoniale ou documentaire appuyant sa demande.

[262] En conséquence, le Tribunal rejette cette demande.

d) Dépens

[263] La plaignante a demandé au Tribunal d’être dédommagée pour les dépens engagés dans sa plainte contre T-Lane au titre de l’alinéa 53(2)(c) de la LCDP. Les dépens pour la partie plaignante semblent se décliner de différentes façons, notamment en raison les coûts légaux pour intenter une telle procédure, le manquement allégué de Mme Knowles quant à son serment de ne pas discuter de son témoignage avec d’autres individus ainsi que certains manquements allégués de la partie intimée à fournir des documents potentiellement pertinents au litige.

[264] Au soutien de sa demande, la plaignante a soumis la décision Stevenson dans laquelle le Tribunal a octroyé au plaignant un dédommagement pour les dépenses réelles engagées en raison de la plainte, pour une somme de 2000 $. Le Tribunal a inclus, dans ce dédommagement, les dépens.

[265] L’intimée a, quant à elle et à juste titre, cité la décision Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 (CanLII) [Mowat]. Dans Mowat, la Cour suprême du Canada dispose spécifiquement de la question à savoir si la LCDP, et plus particulièrement ses alinéas 53(2) (c) et (d), permet au Tribunal d’adjuger des dépens.

[266] Il n’est pas nécessaire de reprendre l’analyse faite dans Mowat qui est toujours, à ce jour, le droit applicable devant le Tribunal. Il suffit de dire qu’au paragraphe 64 de cette décision, la Cour suprême est non-équivoque en ce que la LCDP, suivant l’interprétation de son texte, son objet et son contexte, n’octroie aucun pouvoir au Tribunal d’adjuger des dépens.

[267] Il faut aussi ajouter que la décision Stevenson, invoquée par la plaignante, date de 2001. Cette décision est forte antérieure à la décision Mowat qui, elle, date de 2011. Et cette décision a été suivie par le Tribunal à plusieurs reprises dans les années subséquentes, notamment dans Duverger, au paragraphe 263, datée d’avril 2019.

[268] Bien qu’invitée par le Tribunal à lui indiquer, dans son cahier de jurisprudence, des décisions ou un courant jurisprudentiel qui lui permettraient de se distancer de la décision Mowat de la Cour suprême du Canada, la plaignante n’a soumis aucune autre décision ni jurisprudence, outre Stevenson, ni aucun argument juridique additionnel permettant au Tribunal de s’écarter de la décision Mowat.

[269] Ce faisant, peu importe les motifs qui sont invoqués par Mme Hugie afin d’appuyer sa réclamation pour des dépens, le Tribunal n’a aucune juridiction pour les ordonner.

[270] En conséquence, le Tribunal rejette la demande de la plaignante.

(iii) Préjudice moral (paragraphe 52(2)(e) de la LCDP)

[271] Le Tribunal a écrit, à de multiples reprises, que les dommages moraux ont pour objectif de compenser la victime, tant que faire se peut, pour les souffrances et douleurs subies en raison de la discrimination vécue (Nielsen, précité, au paragraphe 142 ; André, précité, au paragraphe 174).

[272] Cela étant dit, la plaignante demande au Tribunal d’être dédommagée pour le préjudice moral qu’elle a subi, pour la somme maximale de 20 000 $ prévue à la LCDP.

[273] L’intimée, quant à elle, estime que la plaignante n’a pas démontré avoir subi de préjudice moral en raison du congédiement. Subsidiairement, elle ajoute que si le Tribunal décide d’octroyer une réparation pour le préjudice moral subi, une somme de 1000 $ devrait être octroyée.

[274] Le Tribunal a historiquement exercé sa discrétion dans l’adjudication des dommages prévus à la LCDP en conservant les montants maximaux prévus aux plaintes qui sont les plus flagrantes, frappantes, voire les pires (Premakumar c. Air Canada, D. T. 03/02, 4 avril 2002 [Premakumar]; Duverger, précité, au paragraphe 272; André, précité, au paragraphe 173).

[275] Bien que le Tribunal soit en accord avec l’intimée que la plainte de Mme Hugie ne justifie pas des dommages moraux pour la somme maximale prévue de 20 000 $ comme elle le demande, il n’est pas non plus en accord avec elle qu’une somme de 1000 $ est raisonnable dans les circonstances.

[276] À cet effet, Mme Hugie a témoigné des impacts de son congédiement et de la manière dont elle s’est sentie pendant son congé de maladie, sachant qu’elle allait fort probablement être congédiée à son retour au travail, et ce, en raison de sa déficience.

[277] Elle a également expliqué comment le congédiement par T-Lane l’a affecté, le caractérisant comme l’un des événements les plus difficiles de sa vie. Elle a fourni à ces sujets un témoignage poignant, remplie de sincérité et d’émotions. Mme Hugie a eu de la difficulté à retenir ses larmes, ses émotions, durant son témoignage, devant prendre parfois quelques pauses afin de se ressaisir. Le Tribunal constate que le congédiement l’affecte toujours.

[278] Le Tribunal n’a aucune raison de remettre en question la crédibilité de la plaignante à ce sujet. Ce congédiement, ce n’est pas un événement anodin dans la vie de Mme Hugie.

[279] Suivant son opération et durant sa convalescence, Mme Hugie a dû vivre avec la crainte qu’elle allait perdre son travail en raison de sa déficience. La preuve révèle qu’elle avait été informée que quelque chose se tramait au sein de l’entreprise à son sujet.

[280] Le Tribunal comprend également de son témoignage qu’elle craignait être un fardeau pour l’entreprise, connaissant le domaine et le style de gestion assumé chez T-Lane. À cet effet, lorsque M. Germain a demandé durant les réunions de discussions ouvertes si certains employés avaient peur de perdre leur emploi, Mme Hugie a témoigné qu’elle avait levé sa main. Néanmoins, elle ne s’est jamais présentée au bureau de M. Germain afin de discuter de la situation telle que suggérée puisqu’elle avait déjà des craintes de perdre son emploi. Il apparaît certain que Mme Hugie avait, en effet, des motifs raisonnables de croire que son ouverture allait être mal reçue si elle se confiait à lui. Elle savait déjà que sa situation était particulière, et possiblement problématique, dans cet environnement de travail.

[281] C’est aussi dans ce contexte que la déficience de Mme Hugie et toute son expérience avec T-Lane et qui se fonde sur sa déficience doivent être considérées par le Tribunal. Le poids, le fardeau, qu’a dû supporter Mme Hugie dans cet environnement, qui teinte ultimement le congédiement, font aussi partie de l’atteinte à sa dignité (Beattie et Bangloy c. Affaires autochtones et du Nord du Canada, 2019 TCDP 45 (CanLII) [Beattie], au paragraphe 206; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 (CanLII), au paragraphe 223).

[282] Considérant la preuve présentée, le Tribunal estime qu’une somme de 12 000 $ est raisonnable dans les circonstances.

[283] Il ne s’agit pas, comme le soutien l’intimée, effectivement d’un cas le plus flagrant, frappant, voire le pire tel que décrit dans Premakumar. Cependant, l’atteinte à la dignité de Mme Hugie doit être compensée raisonnablement.

[284] Le Tribunal a aussi considéré dans ces dommages que bien que Mme Hugie a caractérisé cet incident comme étant l’un des pires qu’elle ait vécu dans sa vie, elle semble avoir été en mesure de reprendre le contrôle de sa vie. Le Tribunal a constaté une certaine résilience chez elle ; elle a été en mesure de refaire sa vie, se rapprocher des personnes importantes pour elle et de se retrouver un autre emploi qu’elle semble apprécier, malgré qu’il ne s’agisse pas de son emploi chez T-Lane avec les importants avantages qu’il comportait.

[285] Pour tous ces motifs, une somme de 12 000 $ pour préjudice moral est raisonnable dans les circonstances au titre de l’article 53(2)(e) de la LCDP.

(iv) Indemnité spéciale (paragraphe 53(3) de la LCDP)

[286] Quant à l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la LCDP, Mme Hugie réclame la somme maximale prévue, soit 20 000 $, pour actes inconsidérés ou délibérés de la part de l’intimée.

[287] L’intimée s’oppose à une telle demande arguant principalement que le congédiement de Mme Hugie n’était aucunement lié à sa déficience ou son âge et qu’il n’y a pas de preuve permettant de conclure à l’existence d’un acte inconsidéré ou intentionnel.

[288] Le Tribunal écrivait, dans Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29 (CanLII), au paragraphe 192 [Cassidy] :

[l] a LCDP et dautres lois antidiscriminatoires sur les droits de la personne visent à « rétablir un plaignant dans sa situation antérieure », à mettre cette personne dans une position dans laquelle elle aurait été si elle navait pas été victime de discrimination. La LCDP est une loi réparatrice. Elle vise à compenser, non pas à punir un intimé. Cela dit, les facteurs aggravants (par opposition aux facteurs punitifs) et atténuants sont pertinents le moment venu daccorder une indemnité. La réparation doit être raisonnable et avoir un lien de causalité avec lacte discriminatoire dont a constaté l’existence.

[289] Afin d’octroyer un dédommagement prévu au paragraphe 53(3) de la LCDP, le Tribunal doit simplement déterminer que l’acte était délibéré ou inconsidéré.

[290] À cet effet, le Tribunal réitérait, quelques années plus tard, dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2015 TCDP 14 (CanLII), au paragraphe 21 [Société de soutien à l’enfance 2015] que :

[l] a Cour fédérale a considéré que ce paragraphe est une « […] disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires » (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113 (CanLII), au paragraphe 155, décision confirmée par 2014 CAF 110 (CanLII) [Johnstone CF]). Une conclusion d’agissement délibéré exige que « […] l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels » (Johnstone CF, au paragraphe 155). L’acte inconsidéré est « […] celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante » (Johnstone CF, au paragraphe 155.)

[291] Il faut ajouter que lorsque le Tribunal traite de l’adjudication d’une indemnité spéciale, il analyse les actes de la partie intimée et non ses effets sur la victime (Beattie, précité, au paragraphe 210).

[292] Le Tribunal considère, au regard de la preuve et selon la prépondérance des probabilités, que le congédiement de Mme Hugie a été intentionnel et, à tout le moins, inconsidéré, tel qu’il l’est entendu au paragraphe 53(3) de la LCDP. Plusieurs éléments permettent d’en arriver à ces conclusions.

[293] D’une part, il apparaît clair dans la preuve que le congédiement de Mme Hugie était prémédité. M Fehr a effectivement confirmé que M. Germain lui avait confié que Mme Hugie allait fort probablement être congédiée à son retour de congé maladie.

[294] Au-delà de ces éléments, le Tribunal n’a pas retenu l’argument de M. Germain voulant qu’il n’eût pas anticipé le congédiement de la plaignante. Cela est aussi confirmé par M. Lechner et M. O’Brian lors de cette soirée en août 2017, alors qu’ils ont été clairs avec Mme Hugie que tous deux savaient qu’elle ne revenait pas au sein de l’entreprise.

[295] Et finalement, la révélation de Mme Knowles lors de cette même soirée à Mme Hugie vient, encore une fois, confirmer que son congédiement était prémédité. Dans les faits, lorsque Mme Hugie s’est présentée au bureau le matin du 12 juin 2017, elle aurait dû être congédiée sur le champ par M. Germain. De plus, l’anticipation de son congédiement s’explique aussi par ses accès coupés au système informatique et son bureau qui était toujours occupé par Mme Gourlie.

[296] Il faut ajouter que Mme Knowles a informé Mme Hugie qu’à l’avenir, elle devrait garder pour elle toute référence à ses problèmes de santé et qu’elle était désolée de la manière dont les choses s’étaient déroulées.

[297] Seulement avec ses éléments, l’intention de T-Lane de congédier la plaignante est claire pour le Tribunal.

[298] Il y a plus. La preuve appuie aussi la conclusion que les gestes de T-Lane étaient aussi inconsidérés. Tout le contexte entourant le congédiement de Mme Hugie permet d’appuyer cette conclusion. 

[299] L’environnement toxique créé par M. Germain entre autres lors de ses réunions de discussion ouvertes est préoccupant pour le Tribunal. Ce genre d’environnement empêche sans équivoque les employés à se confier à leur employeur.

[300] Lors de l’audience, le témoignage de M. Germain est trompeur. M. Germain laisse cette impression qu’il est ouvert à discuter avec ses employés si ceux-ci craignent de se faire congédier. Néanmoins, dans les faits, cela ne fait que favoriser un environnement de travail malsain, de craintes, de peur. Plusieurs témoins ont confirmé cette conclusion, tant Mme Hugie que M. Fehr et Mme Breu, ayant témoigné de la toxicité de cet environnement de travail. Ainsi, le Tribunal peut bien comprendre pourquoi Mme Hugie, qui a levé la main durant l’une de ces réunions, ne s’est pas présentée au bureau de M. Germain afin de discuter de sa condition médicale.

[301] Cela étant précisé, l’intimée a mis en preuve que la plaignante ne s’est jamais vue refuser un congé afin de se présenter à un rendez-vous médical. Cela dit, la preuve révèle que Mme Hugie n’a demandé que très peu de congés pour ce motif. Ce faisant, cet élément de preuve n’est alors pas convaincant pour le Tribunal.

[302] D’autre part, aucune autre démarche n’a été entreprise par T-Lane permettant de démontrer qu’elle s’est intéressée à la situation médicale de Mme Hugie et de ses besoins. C’est dans ce contexte que le congédiement doit être évalué : une employée vulnérable, aux prises avec des problèmes de santé majeurs, qui doit partir bien malgré elle subir une opération et qui, ultimement, se fait congédier par son employeur dès son retour au travail.

[303] Il faut aussi préciser que le moment choisi par M. Germain afin de congédier Mme Hugie est un autre élément permettant de conclure à un geste inconsidéré. Alors que la plaignante devrait se remettre de son opération, se soigner durant sa convalescence, elle sait que son congédiement est imminent. Dès qu’elle revient au bureau, T-Lane lui a coupé ses accès aux systèmes informatiques, son bureau est occupé par une autre employée et elle doit attendre toute la journée avant de finalement rencontrer M. Germain. Tout cela, pour se faire congédier en raison, notamment, de sa déficience. Dans la manière dont le congédiement s’est déroulé, le Tribunal conclut à l’existence de subtiles odeurs de discrimination (Basi, précité).

[304] Pour toutes ces raisons, le Tribunal conclut que l’acte discriminatoire était non seulement intentionnel, mais aussi inconsidéré comme le prévoit le paragraphe 53(3) de la LCDP.

[305] Maintenant, comme il l’a été rappelé antérieurement, l’indemnité spéciale a notamment pour fins de dissuader, de décourager ceux qui voudraient se livrer, de façon délibérée ou inconsidérée, à des actes discriminatoires (Société de soutien à l’enfance 2015, au paragraphe 21; Johnstone CF, précité).

[306] Dans le cas de T-Lane, les attitudes de la compagnie et surtout de M. Germain justifient un dédommagement considérable, et ce, afin d’atteindre l’objectif de dissuasion tel que décrit dans Société de soutien à l’enfance 2015 et Johnstone CF, précités. Dans les circonstances, le Tribunal doit envoyer un message clair aux employeurs canadiens qui sont soumis aux obligations de la LCDP; le type d’acte discriminatoire intentionnel et inconsidéré comme celui qu’a commis T-Lane doit être évité et découragé.

[307] Pour ces motifs, le Tribunal conclut qu’une somme de 12 000 $ est raisonnable et justifiée dans les circonstances.

a) Mme Knowles et le manquement allégué à son serment

[308] Le Tribunal n’a pas l’intention de s’attarder longuement à cet argument de la partie plaignante et il convient de dire que cet argument est surprenant.

[309] Il suffit de dire que la plaignante a demandé au Tribunal de considérer, dans l’octroi d’une indemnité spéciale, le manquement allégué de Mme Knowles quant à son serment. Le Tribunal a abordé cette situation antérieurement dans la présente décision et de reprendra pas les détails de cet incident.

[310] Le Tribunal rappelle qu’il doit exister un lien de causalité entre le dommage recherché et l’acte discriminatoire lui-même (Beattie, au paragraphe 200). Le paragraphe 53(3) est sans ambiguïté à cet effet :

Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

[Emphase non présente dans l’original]

[311] « […] s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré » est sans équivoque : si le Tribunal détermine que l’acte discriminatoire commis par la partie intimée est délibéré ou inconsidéré, il peut alors octroyer une indemnité spéciale.

[312] Dans le cas de Mme Knowles et de son manquement allégué, il n’existe aucun lien entre cet incident et l’acte discriminatoire, c’est-à-dire le congédiement (Cassidy, au paragraphe 192).

[313] Pour ces motifs, le Tribunal ne considère pas cet argument de la plaignante dans l’adjudication d’une indemnité spéciale.

b) La situation entourant Mme Germain à l’audience

[314] Mme Trotti, avocate de la plaignante, a plaidé lors de ses arguments finaux que durant le témoignage de Mme Hugie, Mme Germain, co-avocate de l’intimée, aurait eu des expressions faciales s’apparentant à de la moquerie.

[315] Selon elle, considérant que Mme Germain est une membre de la famille de M. Germain, propriétaire de T-Lane, il s’agit ainsi du prolongement des agissements intentionnels et inconsidérés de l’entreprise à l’égard de sa cliente.

[316] Encore une fois, le Tribunal ne s’éternisera pas sur cet argument.

[317] Dans un premier temps, il est dommage que Mme Trotti n’ait pas soulevé les inquiétudes de sa cliente en temps opportun. Bien que le Tribunal soit sensible aux émotions qu’a pu vivre Mme Hugie, cette intervention s’est faite à la toute fin de la procédure ne permettant pas au Tribunal d’intervenir promptement, au besoin.

[318] Mme Trotti s’est abstenue d’intervenir et a pris tant la partie intimée que le Tribunal par surprise lors de sa plaidoirie finale.

[319] La plaignante a demandé que cet élément soit considéré dans l’adjudication de l’indemnité spéciale, ce que le Tribunal ne fera pas. Comme indiqué précédemment, le paragraphe 53(3) de la LCDP prévoit que c’est l’acte discriminatoire lui-même qui doit être intentionnel ou inconsidéré. Ainsi, cet incident allégué impliquant les potentiels agissements de Mme Germain n’a aucun lien avec l’acte discriminatoire, soit le congédiement de la plaignante par T-Lane.

[320] Pour ces motifs, le Tribunal ne considère pas cet argument de la plaignante dans l’adjudication d’une indemnité spéciale.

(v) Intérêts

[321] La plaignante réclame les intérêts sur les dommages qui devraient lui être accordés par le Tribunal au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP.

[322] Comme le Tribunal l’a écrit dans Willcott, aux paragraphes 277 à 282 :

[277] Les intérêts avant jugement ne sont pas une catégorie distincte des dommages-intérêts qu’une partie plaignante peut réclamer. Les intérêts font partie de l’ensemble de la réclamation. Ce faisant, il n’est pas nécessaire de les réclamer expressément puisqu’ils découlent naturellement de la perte originale.

[278] Les intérêts constituent un élément du processus d’indemnisation. L’objectif de l’adjudication des dommages vise à remettre la personne lésée dans la situation où elle aurait été, s’il n’y avait pas eu question du préjudice subi (voir Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. [Apotex], [2001] 1 CF 495, aux par. 120 et 121).

[279] De plus, les intérêts :

[…] sur l’indemnité ont comme objectifs, entre autres, d’empêcher la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire de tirer profit des délais qui sont engendrés par le processus quasi judiciaire et surtout, de compenser équitablement la victime de l’acte discriminatoire pour le préjudice qu’elle a subi et par le fait même, du retard à être indemnisée.

(Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18, au par. 318. La même idée est exprimée dans Apotex, précité, au par. 122).

[280] Le membre instructeur jouit d’une discrétion afin d’accorder des intérêts sur les dommages et les sommes accordées (voir Brunskill, précité, au par. 168). Le paragraphe 53(4) LCDP se lie comme suite :

Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[Je mets l’emphase]

[281] Le Tribunal s’est aussi doté de règles en matière de calcul des intérêts sur les dommages. À cet effet, la règle 9(12) des Règles de procédure (03-05-04) prévoit que :

9(12) À moins d’ordonnance contraire de la part du membre instructeur, tous les intérêts accordés conformément au paragraphe 53(4) de la Loi canadienne sur les droits de la personne doivent

a) être calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle);

b) courir de la date où l’acte discriminatoire s’est produit jusqu’à la date du versement de l’indemnité.

[282] La conjonction du paragraphe 53(4) LCDP et de la règle 9(12) des Règles de procédure informent clairement les parties que lorsqu’elles procèdent devant le Tribunal, le membre instructeur a la discrétion pour ordonner des intérêts sur les indemnités. Elles sont également au courant de la manière dont il pourra calculer les intérêts et à compter de quelle date les intérêts courront, c’est-à-dire à la date où l’acte discriminatoire s’est produit, et ce, jusqu’à la date du versement de l’indemnité.

[323] En conséquence, comme demandé par la plaignante, le Tribunal conclut effectivement que des intérêts sur les indemnités doivent être octroyés, et ce, au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP.

[324] Comme le prévoit la règle 9(12) des Règles de procédure (03-05-04), les intérêts courent de la date où l’acte discriminatoire s’est produit jusqu’à la date du versement de l’indemnité. Dans le cas de Mme Hugie, l’acte discriminatoire est son congédiement, qui est survenu le 12 juin 2017. Ainsi, cette date est le point de départ dans le calcul de ces intérêts, et ce, jusqu’au versement de l’indemnité par T-Lane.

[325] Les intérêts doivent être calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle).

V. Ordonnances

[326] Pour les motifs précédents, le Tribunal conclut que la plainte de Mme Hugie est partiellement fondée.

[327] En conséquence, le Tribunal ordonne que T-Lane indemnise la plaignante des sommes suivantes :

· Une indemnité pour pertes de salaires équivalents à 5 mois de salaires tels que décrits au paragraphe 216 de cette décision (alinéa 53(2)c) LCDP);

· Une indemnité pour préjudice moral d’un montant de 12 000$ (alinéa 53(2)e) LCDP);

· Une indemnité spéciale d’un montant de 12 000$ (paragraphe 53(3) LCDP).

[328] Tous les intérêts sont calculés à taux simple sur une base annuelle en se basant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle) du 12 juin 2017 au versement des indemnités ordonnées dans la présente décision.

[329] Le Tribunal ne retient pas juridiction dans ce dossier.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 19 août 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2405/6419

Intitulé de la cause : Karen Hugie c. T-Lane Transportation and Logistics

Date de la décision du tribunal : Le 19 août 2021

Date et lieu de l’audience : 31 août au 4 septembre, 23 septembre et 20 octobre 2020

Par vidéoconférence

Comparutions :

Jennifer Trotti et Aanchal Mogla, pour la plaignante

Jessie Legaree et Jelaina Germain, pour l'intimée

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