Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 17

Date : le 26 avril 2021

Numéros des dossiers : T1726/8111 et T1769/12411

Entre :

Chris Hughes

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : David L. Thomas

 



I. Contexte

[1] La présente décision sur requête porte sur une plainte déposée par M. Chris Hughes (le « plaignant ») contre un ancien employeur éventuel, l’Agence des services frontaliers du Canada. La plainte initiale a été déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 19 janvier 2005. M. Hughes a également déposé une deuxième plainte auprès de la Commission le 9 juillet 2008. Les plaintes ont été renvoyées au Tribunal qui, le 27 juin 2012, a accueilli la demande de M. Hughes visant à obtenir une instruction conjointe des deux plaintes. L’affaire a d’abord été confiée au membre Craig. Après la résolution d’un certain nombre de questions préliminaires, le membre Ulyatt a pris le relais au stade de l’audience, qui a débuté le 23 juin 2015 et s’est terminée le 26 février 2018, soit un total de 29 jours d’audience. Le 29 mai 2019, le membre Ulyatt a rendu en l’espèce une décision sur la responsabilité (voir 2019 TCDP 23). Avec le consentement des parties, l’instruction a été [traduction] « scindée » à l’audience pour que le Tribunal puisse rendre une décision sur la responsabilité avant de prendre connaissance des observations sur les réparations à accorder si la plainte s’avérait fondée. M. Hughes demande maintenant que le membre Ulyatt soit remplacé par un autre membre qui instruira les observations et rendra une décision sur les réparations.

II. Compétence

[2] Le président du Tribunal canadien des droits de la personne (le « TCDP ») n’a pas de compétence inhérente pour statuer sur des affaires qui ne lui sont pas confiées. Selon le paragraphe 49(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la « LCDP »), le président doit désigner un membre du Tribunal pour instruire chaque plainte. Une fois que cette désignation a été faite, le président n’a plus de responsabilité à l’égard de l’affaire (à moins qu’il ne se soit désigné lui‑même). La désignation met fin à toute compétence du président à l’égard de l’affaire et permet de préserver le principe selon lequel le membre qui préside l’audience tranche la plainte dont il est saisi en toute indépendance.

[3] La situation est quelque peu inhabituelle, en ce sens que c’est à moi, en ma qualité de président du TCDP, que M. Hughes adresse sa requête pour que je rende une décision sur une affaire dont je ne suis pas saisi. Le dossier a été confié au membre Ulyatt, qui est donc saisi de l’affaire.

[4] La requête présentée par M. Hughes vise essentiellement à contester ma décision, rendue en vertu du paragraphe 48.2(2) de la LCDP, de permettre au membre Ulyatt de continuer à présider l’audience relative à la plainte de M. Hughes après que son mandat a pris fin, le 12 décembre 2020. Me fondant sur le paragraphe 48.2(2) de la LCDP, j’ai expressément autorisé le membre Ulyatt, avant l’expiration de son mandat, à continuer de s’occuper de plusieurs affaires dont il était saisi, y compris la présente plainte.

[5] M. Hughes affirme que c’est à tort que j’ai exercé le pouvoir que me confère le paragraphe 48.2(2) de la LCDP. Je me pencherai sur cette allégation dans la partie suivante de la présente décision sur requête. Toutefois, je dois d’abord trancher la question de savoir si je suis valablement saisi de la requête et si j’ai compétence pour rendre une décision sur une affaire dont je ne suis pas saisi.

[6] L’intimée n’a pas pris position au sujet de la requête présentée par M. Hughes.

[7] Il existe peu de jurisprudence pour aider le Tribunal à trancher cette question. La décision d’un ancien président du Tribunal, rendue en vertu du paragraphe 48.2(2) de la LCDP, a été contestée dans Montreuil c. Les Forces canadiennes, 2009 CF 22 [Montreuil], lorsque le président a refusé d’autoriser le membre instructeur à continuer de présider l’instruction après l’expiration de son mandat. Dans cette affaire, une demande a été présentée en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision du président Sinclair. La Cour fédérale a répondu à la demande en ordonnant au président d’annuler sa décision.

[8] Par suite du précédent établi dans Montreuil, il aurait été loisible à M. Hughes de contester ma décision fondée sur le paragraphe 48.2(2) en présentant une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Toutefois, la requête de M. Hughes vise également à obtenir que le président réassigne le dossier à un autre membre dont le mandat n’est pas encore échu. C’est peut‑être la raison pour laquelle il m’a adressé sa requête plutôt que de demander un contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale.

[9] M. Hughes n’a pas abordé la question de la compétence dans ses observations, et je n’ai reçu aucune observation de la part de l’intimée. Il me reste donc à examiner plus attentivement la LCDP.

[10] Le paragraphe 48.9(1) de la LCDP accorde au Tribunal la latitude nécessaire pour instruire les plaintes sans formalisme et avec un plus grand pouvoir discrétionnaire que celui conféré aux tribunaux. En d’autres termes, le Tribunal est « maître de sa propre procédure ». Le Tribunal a également pour mandat, aux termes du paragraphe 48.9(1), d’instruire les plaintes de façon expéditive, dans le respect des principes de justice naturelle. Je suis très conscient du fait que M. Hughes est engagé depuis longtemps dans un litige devant le TCDP. Son dossier a déjà été porté devant la Cour fédérale à plusieurs reprises.

[11] Dans ce contexte, et avec le consentement du membre Ulyatt, je suis disposé à accepter une compétence limitée en l’espèce pour pouvoir statuer sur les questions qui me sont présentées par M. Hughes et qui se rapportent aux décisions que j’ai prises en ma qualité de président du Tribunal. Je ne perds pas de vue non plus que la Cour fédérale pourrait conclure, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, qu’en agissant ainsi, j’ai outrepassé les limites de ma compétence. Toutefois, en l’absence d’objections de la part des parties, il me semble que c’est la façon la plus prudente et la plus expéditive de faire avancer la plainte.

III. Questions en litige

[12] Il y a deux questions à trancher en l’espèce :

  1. Lorsqu’une audience est scindée de manière à permettre au Tribunal d’instruire d’abord la preuve et les observations portant sur la responsabilité et, ensuite et séparément, la preuve et les observations concernant les réparations, y a‑t‑il création d’une « nouvelle » instruction?
  2. Le président du Tribunal commet‑il une erreur en autorisant un membre dont le mandat est échu à continuer l’instruction d’une plainte en ce qui a trait aux réparations, même si des observations n’avaient pas encore été présentées au moment de l’expiration du mandat?

A. Question en litige no 1 – Lorsqu’une audience est scindée de manière à permettre au Tribunal d’instruire d’abord la preuve et les observations portant sur la responsabilité et, ensuite et séparément, la preuve et les observations concernant les réparations, y a‑t‑il création d’une « nouvelle » instruction?

[13] Le plaignant soutient qu’à l’origine, le mot anglais « bifurcation » (scission) est formé des mots « deux » et « fourches », ce qui veut dire que le dossier est divisé en deux parties. Ainsi, il affirme qu’il y a deux instructions dans son dossier, l’une concernant la responsabilité et l’autre les réparations.

[14] Selon le English Oxford Dictionary, le verbe bifurcate signifie [traduction] « scinder en deux branches ou fourches ». L’adjectif bifurcate signifie [traduction] « fourchu, scindé », comme dans [traduction] « un arbre bifurqué ».

[15] Pour des raisons administratives, le TCDP crée un nouveau numéro de dossier pour chaque plainte que lui renvoie la Commission. Ce numéro de dossier est associé à la plainte pendant toute son existence au TCDP, que celle-ci soit réglée par médiation ou qu’elle fasse l’objet d’une audience complète, menant à une décision sur le fond. Le TCDP n’a jamais eu pour pratique de créer un nouveau numéro de dossier lorsqu’une audience est « scindée » pour permettre que la preuve et les observations sur les réparations soient instruites ultérieurement.

[16] Dans une décision bien connue actuellement devant le Tribunal, Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada, la décision sur le fond a été rendue en 2016 (2016 TCDP 2). Dans cette affaire, les parties avaient consenti à la scission de l’audience pour que la preuve et les observations sur les réparations soient instruites après qu’une décision sur la responsabilité ait été rendue. Ce procédé était sans doute logique pour les parties, compte tenu du volume élevé de documents et d’éléments de preuve produits au cours de la partie de l’audience consacrée à la question de la responsabilité. Depuis que la décision sur la responsabilité a été rendue en 2016, il y a eu dans cette affaire bon nombre de décisions sur requête, de requêtes et de journées d’audience sur les réparations. À aucun moment le Tribunal n’a créé de nouveau numéro de dossier pour cette partie de l’instruction ni ne l’a considérée comme une affaire distincte. Elle fait toujours partie d’une seule et même instruction confiée aux mêmes membres instructeurs.

[17] Le sens ordinaire de l’adjectif bifurcate ne renvoie pas à la création d’une entité distincte. Par exemple, si un arbre est bifurqué, cela signifie qu’il a poussé dans deux directions en créant une fourche, en fait. Cependant, un seul arbre demeure. Il s’agit d’une analogie pertinente quant au processus d’audience qui nous occupe. La scission d’une audience signifie qu’elle est divisée en deux parties, mais cette action ne crée pas d’entité distincte en soi. Il s’agit toujours de la même instruction qui se déroule en deux volets distincts.

[18] Par conséquent, je rejette l’argument du plaignant selon lequel [traduction] « l’instruction sur la responsabilité est terminée » et une nouvelle instruction doit maintenant commencer sur les réparations. L’audience sur les réparations n’est rien d’autre qu’une continuation de la même instruction dans le cadre de laquelle il a obtenu en partie gain de cause concernant la responsabilité.

B. Question en litige no 2 – Le président du Tribunal commet‑il une erreur en autorisant un membre dont le mandat est échu à continuer l’instruction d’une plainte en ce qui a trait aux réparations, même si des observations n’avaient pas encore été présentées au moment de l’expiration du mandat?

[19] Le plaignant soutient que le membre Ulyatt n’a plus compétence pour instruire la preuve et les observations sur les réparations dans le dossier de sa plainte. Bien que le membre Ulyatt ait rendu sa décision sur la responsabilité en 2019, le plaignant et l’intimée ont tous les deux présenté une demande de contrôle judiciaire de sa décision à la Cour fédérale. Dans l’intervalle, les parties ont tenté une médiation pour résoudre les questions en suspens en mai 2020 et ont demandé qu’en attendant l’issue de la médiation, ces demandes soient suspendues. La tentative de médiation n’a finalement pas abouti, et la Cour fédérale a entendu les parties dans le cadre de leurs demandes de contrôle judiciaire en janvier 2021. Dans le même temps, le mandat du membre Ulyatt au TCDP est arrivé à échéance.

[20] La LCDP prévoit la situation où la fin du mandat d’un membre ne coïncide pas avec la conclusion de l’affaire dont il est saisi. S’il était strictement interdit à un membre de terminer une affaire qu’il a déjà commencé à instruire, les parties pourraient subir des préjudices extrêmement importants, surtout si le membre en question a déjà instruit les éléments de preuve et les témoignages. Il est logique de permettre à un membre dont le mandat est échu de terminer son travail et de rendre une décision dans la plainte qu’il a instruite.

[21] Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer dans l’arrêt Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, au paragraphe 52 :

La nécessité d’une certaine souplesse est évidente pour ce qui est de permettre aux membres du Tribunal de continuer leur travail après l’expiration de leur mandat [] Pour cette raison, il ne serait pas pratique de proposer que les membres se retirent tout simplement comme membres instructeurs à l’expiration de leur mandat et qu’aucune personne en autorité n’ait le pouvoir de prolonger leur mandat. [] [L]e président du Tribunal semble la plus susceptible d’être à la fois bien placée pour juger de l’urgence de prolonger un mandat et assez indépendante de la Commission.

[22] Selon un principe général de droit, la personne qui a instruit la preuve est la personne qui rend la décision. Le fait de substituer cette dernière à un décideur qui n’a pas procédé à l’instruction de la preuve serait inéquitable pour les parties et constituerait peut‑être un manquement aux principes de justice naturelle.

[23] La présente affaire est devant le Tribunal depuis maintenant dix ans, dont les huit dernières années devant le membre Ulyatt. Ce dernier connaît bien les faits et les éléments de preuve et est indéniablement le membre le mieux placé pour poursuivre l’audience à l’étape portant sur les réparations.

[24] Le président du Tribunal ne devrait nommer un nouveau membre en remplacement d’un autre dans une affaire que dans les rares cas où des motifs impérieux l’exigent. Agir autrement créerait un dangereux précédent pour le TCDP et risquerait d’encourager les parties à demander la désignation d’un nouveau membre si elles pensent que l’issue de l’instruction pourrait leur être défavorable.

IV. Conclusion

[25] Il n’y a pas de raisons impérieuses qui justifient que le président remplace le membre Ulyatt pour la partie de l’audience relative aux réparations. Le membre Ulyatt a été dûment autorisé à instruire et à conclure la présente affaire conformément à la Loi. Par conséquent, la requête est rejetée.

Signée par

David L. Thomas

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 26 avril 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1726/8111 et T1769/2411

Intitulé de la cause : Chris Hughes c. Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 26 avril 2021

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Chris Hughes , pour le plaignant

Graham Stark , pour l'intimé e

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