Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

M. Christoforou a travaillé comme conducteur de bétonnière chez John Grant Haulage Ltd. pendant 33 ans. En 2010, M. Christoforou a avisé son employeur qu’il ne rentrerait pas travailler pour cause de maladie. On lui a dit qu’il serait congédié s’il ne se présentait pas au travail. Il n’est pas rentré travailler, et l’entreprise l’a suspendu. Par la suite, M. Christoforou a envoyé un billet médical indiquant qu’il ne pouvait pas travailler plus de 40 heures par semaine parce qu’il souffrait de stress et de fatigue. L’entreprise l’a congédié.

En 2020, le Tribunal a conclu que l’entreprise avait fait preuve de discrimination envers M. Christoforou en raison de sa déficience. L’entreprise n’a pas démontré qu’elle ne pouvait pas offrir de mesures d’adaptation à M. Christoforou.

La décision énonce les mesures de réparation pour M. Christoforou. Celui-ci a eu droit à une indemnisation pour le salaire perdu pendant sa suspension et a pu également récupérer le salaire perdu pendant la période de huit mois ayant suivi son congédiement.

La période d’indemnisation a été calculée en fonction d’une période de rétablissement raisonnable pour M. Christoforou après son congédiement et a tenu compte de la date à partir de laquelle M. Christoforou aurait dû commencer à chercher un emploi dans un autre secteur que celui du béton. Au-delà de cette date, M. Christoforou n’en a pas fait assez pour réduire ses pertes.

Le Tribunal a également conclu que M. Christoforou ne pouvait pas récupérer son emploi. M. Christoforou avait plus de 65 ans au moment de l’audience. La preuve a démontré qu’il n’avait pas l’intention de travailler après l’âge de 65 ans, même après son congédiement.

M. Christoforou a reçu une indemnisation pour le préjudice moral qu’il a subi. Il a également reçu une somme d’argent pour les actes inconsidérés de l’entreprise. Celle-ci a dû également mettre à jour ses politiques.

L’affaire avait d’abord été instruite en 2016. Le membre initial du Tribunal n’avait pas rendu de décision. L’affaire avait été réassignée. Les frais d’intérêts de l’entreprise n’ont pas augmenté en raison du retard.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 15

Date : le 16 avril 2021

Numéro de dossier : T2097/1315

Entre :

Michael Christoforou

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

John Grant Haulage Ltd.

l'intimée

Décision

Membre : Jennifer Khurana

 



I. APERÇU

[1] La présente décision énonce les réparations qui découlent de la décision où j’ai conclu à l’existence de discrimination, soit 2020 TCDP 33 (la « décision sur la responsabilité »). Dans la décision sur la responsabilité, j’ai déterminé que l’intimée, John Grant Haulage Ltd., avait fait preuve de discrimination envers le plaignant, Michael Christoforou, en refusant de réduire ses heures de travail comme il le demandait, puis en le congédiant. L’intimée n’a pas établi qu’il lui aurait été impossible de répondre aux besoins de M. Christoforou sans subir une contrainte excessive.

[2] La plainte en l’espèce a été instruite par une autre membre du Tribunal, Dena Bryan, qui n’a pas rendu de décision (voir la décision sur la responsabilité, aux par. 7-12). Le dossier m’a été réassigné par le président du Tribunal après que les parties ont accepté qu’un nouveau membre instructeur se prononce en se fondant sur le dossier, y compris les transcriptions et les enregistrements de l’audience.

[3] Je n’avais pas encore rendu d’ordonnance sur les réparations parce que j’avais besoin de poser des questions aux parties au sujet du dossier factuel présenté à l’audience. Il me fallait également obtenir leurs observations sur les principes juridiques que j’étais tenue d’appliquer au moment de décider des réparations à accorder, surtout en ce qui a trait à l’indemnité pour perte de salaire. Les parties n’avaient encore jamais présenté d’arguments quant à la manière d’appliquer ces principes au dossier factuel ni cité de précédents applicables. La membre instructrice initiale avait également omis de poser ces questions aux parties à l’audience ou de porter à leur attention la jurisprudence pertinente.

[4] M. Christoforou réclame plusieurs indemnités financières pour les pertes subies en raison de la discrimination, dont près de 11 années de salaire. Il demande par ailleurs sa réintégration dans son ancien poste, des dommages-intérêts pour préjudice moral ainsi que des dommages-intérêts spéciaux. En tant que réparation d’intérêt public, il souhaite en outre que l’intimée révise sa politique contre la discrimination.

[5] Je présente ci-dessous mes conclusions détaillées à l’égard de chacune de ces catégories de réparation.

II. CONTEXTE

[6] Avant d’exposer mes motifs sur les réparations, je n’ai d’autre choix que de décrire en détail la conduite adoptée par les avocats depuis la décision sur la responsabilité et, en particulier, leurs réponses à mes demandes d’éclaircissements sur les questions de réparation, éclaircissements dont j’avais besoin pour rendre ma décision.

[7] Lorsque le dossier m’a été confié, j’ai donné aux parties la possibilité de relire les transcriptions et de présenter des observations supplémentaires ou de m’indiquer les aspects de leur preuve qu’elles estimaient les plus importants. Elles ont choisi de ne pas le faire, mais elles ont proposé de répondre à mes questions advenant que je ne sois pas en mesure de parvenir à une décision en m’appuyant uniquement sur le dossier de l’audience.

[8] Je n’ai pas eu besoin de solliciter à nouveau les parties avant de publier mes motifs sur la question de la responsabilité. Comme je l’ai expliqué dans la décision sur la responsabilité, toutefois, il me fallait obtenir des précisions avant de rendre mon ordonnance sur les réparations (décision sur la responsabilité, aux par. 137-139). J’ai demandé aux parties d’envisager de régler la question des réparations par elles-mêmes ou avec l’aide du Tribunal dans le cadre d’une médiation, ce qu’elles ont refusé. J’ai donc organisé une conférence téléphonique préparatoire pour établir les prochaines étapes.

Positions initiales des parties sur la possibilité de compléter le dossier de la preuve ou de déposer des observations supplémentaires

[9] Comme près de quatre années s’étaient écoulées depuis l’audience, j’ai demandé aux parties si elles souhaitaient compléter le dossier de la preuve, actualiser leurs positions sur les demandes de réparations ou présenter des observations supplémentaires. Aucune n’a voulu le faire.

[10] M. Christoforou a confirmé qu’il maintenait sa demande de réintégration et qu’il déposerait des observations écrites concernant la date de fin de la période d’indemnisation qu’il conviendrait de fixer pour sa réclamation pour perte de salaire, compte tenu des retards causés par le défaut de Mme Bryan de rendre sa décision.

[11] J’ai avisé les parties que je préparerais une liste de questions auxquelles elles devraient répondre relativement au dossier de la preuve. J’estimais avoir besoin de les entendre à ce sujet afin de pouvoir me prononcer sur la question des réparations et afin de m’acquitter de mon obligation de rendre des motifs intelligibles qui seraient justifiés au regard de la preuve et du droit.

Demande de l’intimée en vue d’interroger le plaignant et suggestion de ce dernier quant à l’établissement de dates pour le dépôt des requêtes

[12] Avant que j’envoie mes questions aux parties, l’intimée a demandé à interroger M. Christoforou sous serment afin d’obtenir tous les détails concernant l’état de son permis de conducteur de véhicules commerciaux. L’intimée a précisé qu’elle avait obtenu de [traduction] « nouveaux éléments de preuve » indiquant que M. Christoforou ne détenait plus de permis AZ, un document qui, selon elle, est obligatoire pour qu’il puisse conduire un semi-remorque commercial. L’intimée a fait valoir que M. Christoforou avait perdu son permis AZ à quelque moment entre le 2 novembre 2016 et le 30 octobre 2020. À son avis, ce nouvel élément de preuve était extrêmement pertinent au regard des questions des mesures d’atténuation, de la crédibilité et des dommages-intérêts, et il lui serait fort préjudiciable que ce nouvel élément ne soit pas déposé.

[13] M. Christoforou s’est opposé à cette demande en plaidant que l’intimée tentait de rouvrir le dossier. Il a joint une copie de son permis de conduire de classe G et a confirmé que son permis AZ complet était valide en date du 5 novembre 2020, en ajoutant qu’il était médicalement apte à conduire. Son avocat a par ailleurs mentionné que, si l’intimée souhaitait rouvrir l’affaire, elle devait procéder par voie de requête en bonne et due forme.

[14] L’intimée a maintenu sa demande de poser des questions à M. Christoforou au sujet de la période pendant laquelle son permis AZ était invalide. Elle s’est interrogée sur la capacité du Tribunal de rendre une décision sur les dommages-intérêts sans avoir les éléments de preuve à jour du plaignant relativement aux efforts déployés pour atténuer ses dommages et à son permis. En dernier lieu, l’intimée a fait valoir que les copies du permis du plaignant constituaient un [traduction] « nouvel élément de preuve » qui n’avait pas été dûment présenté au Tribunal, et qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’interroger M. Christoforou à ce propos.

[15] J’ai établi un échéancier pour le dépôt d’une requête, vu que les parties ne s’entendaient pas sur la nécessité de reprendre l’audience pour rappeler des témoins ou présenter de nouveaux éléments de preuve. J’ai souligné que, si les parties consentaient à reprendre l’audience pour régler la partie de la plainte relative aux réparations, le Tribunal pourrait inscrire une courte audience au rôle sur-le-champ.

Réponse du plaignant à mes questions et choix des dates de dépôt des requêtes

[16] L’avocat du plaignant, qui avait d’abord insisté pour que l’intimée dépose une requête si elle souhaitait rouvrir le dossier et interroger M. Christoforou, a soutenu que le fait de permettre à l’intimée de déposer une requête était [traduction] « troublant et contraire à la procédure ». Il a également déclaré que mon intention de poser des questions sur le dossier de la preuve ne correspondait pas à ce que le président Thomas m’avait [traduction] « enjoint de faire ». Selon lui, si l’intimée était autorisée à déposer une requête et peut-être à demander des réponses au plaignant, il s’ensuivrait [traduction] « d’autres préjudices psychologiques et financiers pour M. Christoforou ». Il a invoqué le devoir du Tribunal d’instruire des plaintes pour atteintes aux droits de la personne de manière équitable et dans les meilleurs délais (décision sur la responsabilité, au par. 17).

[17] Le plaignant a proposé que le Tribunal organise une autre conférence téléphonique préparatoire en vue de discuter des questions liées aux réparations, de la date de fin de la période d’indemnisation pour perte de salaire et de la requête de l’intimée. L’intimée a suggéré que le Tribunal rende une décision provisoire dans laquelle il préciserait la durée de la période où les dommages‑intérêts et les intérêts potentiels devraient courir, après la conclusion de l’audience en janvier 2017, ce qui rendrait alors inutile sa requête visant à réinterroger le plaignant. L’intimée était d’avis que, si la période d’atténuation des dommages était limitée à six mois suivant la conclusion de l’audience, elle n’aurait pas besoin de déposer sa requête. Dans le cas contraire, elle aurait besoin d’un délai plus long pour présenter cette requête.

Demande formulée par les parties afin que le Tribunal envoie ses questions par écrit

[18] Compte tenu des communications reçues des parties, j’ai convoqué une conférence téléphonique préparatoire destinée à leur expliquer ce dont j’avais besoin pour trancher la partie de la plainte relative aux réparations, particulièrement en ce qui a trait à l’indemnité pour perte de salaire. En ce qui concerne cette indemnité, les parties ont proposé une date de fin de la période d’indemnisation qui n’était pas liée au dossier de la preuve, mais je leur ai expliqué que la jurisprudence pertinente ne m’autorisait pas à choisir une date arbitraire, par exemple la date de la fin de l’audience ou toute autre date qui refléterait ce qui aurait été un délai raisonnable pour que la membre initialement saisie de l’affaire rende sa décision. Le Tribunal, quand il envisage une date de fin d’une période d’indemnisation pour perte de salaire, a plutôt l’obligation de déterminer le moment où, après la fin d’une période de rétablissement, la discrimination subie par le plaignant cesse d’agir sur sa capacité de gagner sa vie.

[19] J’ai fourni aux parties une liste non exhaustive de la jurisprudence pertinente afin de les aider à comprendre les règles de droit sur cet aspect ainsi que la nature de la tâche qui me revient en matière de réparations (Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 [Chopra], au par. 37; Tahmourpour c. Canada 2010 CAF 192 [Tahmourpour], au par. 47, et Hughes c. Canada, 2019 CF 1026 [Hughes], aux par. 41-42, 47, 72 et 80, arrêt publié après l’audience). Comme je l’ai mentionné plus haut, aucune des deux parties ne s’est appuyée sur ces décisions à l’audience, et la membre instructrice initiale n’a pas non plus attiré leur attention sur ces affaires ni sur les principes bien établis qui y sont énoncés. J’ai donc enjoint aux parties de prendre connaissance de ces décisions avant la tenue de la conférence téléphonique préparatoire afin qu’ils puissent y participer en toute connaissance de cause.

[20] Durant la conférence téléphonique préparatoire, l’avocat de l’intimée a reconnu qu’il n’avait pas pris connaissance des précédents en détail, mais qu’il avait parcouru certains paragraphes pendant l’appel téléphonique. M. Christoforou a confirmé sa position, à savoir qu’il ne devrait y avoir aucune date de fin, puisque la perte de salaire devait courir jusqu’à la date de sa réintégration. Il a laissé entendre aussi qu’il y avait peu d’éléments dans le dossier de la preuve susceptibles d’aider le Tribunal à établir la date de fin et le montant de l’indemnité pour perte de salaire.

[21] J’ai souligné que les parties pouvaient s’entendre sur une date de fin de la période d’indemnisation pour perte de salaire, et que le Tribunal se prononcerait ensuite sur les autres réparations. Je les ai également informées que le Tribunal pouvait mettre au rôle une brève audience dès que possible, et que je poserais des questions précises aux parties sur le dossier et le droit applicable.

[22] Les parties m’ont plutôt demandé de leur envoyer mes questions par écrit.

[23] Je leur ai donc transmis mes questions accompagnées d’instructions détaillées, en leur rappelant qu’elles étaient tenues de passer le dossier en revue et de se reporter à des éléments de preuve précis pour étayer leurs réponses. Je leur ai notamment demandé de me faire part de leurs observations sur le lien de causalité entre les pratiques discriminatoires de l’intimée et les pertes réclamées par M. Christoforou, ainsi que de Ieurs arguments sur l’opportunité d’établir une date limite à toute indemnisation ordonnée et, le cas échéant, de me préciser la date en question. J’ai souligné que les deux parties devaient au minimum répondre à mes questions, mais qu’il était loisible à chacune de me présenter d’autres arguments qu’elle jugerait pertinents pour appuyer sa position concernant les réparations demandées par M. Christoforou.

Objections préliminaires de l’intimée et allégations de partialité

[24] L’intimée, dans sa réponse, s’est opposée au fait que les parties soient tenues de répondre à ces questions et de présenter des observations quatre ans après la conclusion de l’audience présidée par Dena Bryan.

[25] L’intimée a affirmé qu’il était [traduction] « inéquitable sur le plan de la procédure » et [traduction] « contraire à la justice naturelle » de laisser au plaignant la possibilité de présenter des observations si cela devait lui permettre de combler des lacunes dans le dossier de la preuve. Aux dires de l’intimée, si le Tribunal n’était pas en mesure de se prononcer sur les dommages‑intérêts en raison de lacunes dans le dossier, alors il ne devait pas en accorder au plaignant. En dernier lieu, l’intimée a allégué que [traduction] « le fait de permettre au plaignant de présenter des observations supplémentaires à ce stade-ci, quatre années plus tard, soulevait encore une fois la question d’une crainte raisonnable de partialité » [caractères gras et italiques ajoutés].

[26] L’intimée n’avait pas soulevé la question de la partialité depuis que le dossier m’avait été confié. Elle avait auparavant invoqué une crainte raisonnable de partialité contre elle de la part de la membre initialement saisie de l’affaire, Mme Bryan. Celle-ci avait statué sur la question et avait refusé de se récuser (2017 TCDP 17).

[27] Le Tribunal a enjoint à l’intimée de déposer une requête en récusation sans délai si elle éprouvait des inquiétudes en matière d’impartialité, en lui expliquant que les allégations de partialité étaient prises au sérieux et devaient être réglées rapidement. Le Tribunal a fait savoir également que, si l’intimée ne présentait pas d’avis d’intention de déposer une requête en récusation, elle serait présumée avoir renoncé à son droit de s’opposer pour ce motif, et je resterais saisie des questions en suspens dans le dossier.

[28] L’avocat de l’intimée a confirmé que celle-ci n’avait [traduction] « pas l’intention de demander la récusation à ce stade-ci », mais que [traduction] « [sa] cliente se réserv[ait] la possibilité de faire valoir tous ses droits ». Il ajoutait qu’entre autres choses, [traduction] « des questions légitimes se pos[aient] en matière d’équité relativement au fait que l’audience a[vait] pris fin quatre années auparavant ».

[29] En l’absence d’une demande formelle de récusation à mon endroit, j’ai tranché les questions qui demeuraient en litige.

Questions du Tribunal au sujet des réparations

[30] Mes questions ne donnaient pas aux parties l’instruction de présenter des éléments de preuve supplémentaires. Je leur ai plutôt demandé de se reporter aux transcriptions et au dossier de la preuve pour y répondre.

[31] Je comprends la frustration des parties d’avoir à passer le dossier en revue, compte tenu des ressources qu’elles ont déjà consacrées à l’affaire. Néanmoins, je suis tenue de rendre une décision justifiée, transparente et intelligible. Cette décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 85 et 99). Les retards causés par Mme Bryan et le Tribunal sont regrettables et inexcusables. Cependant, ils ne signifient pas que je peux me prononcer de façon arbitraire sur les réparations, sans justifier mon analyse au regard des faits et du droit pertinents.

Préoccupations de l’intimée relativement aux transcriptions de l’audience

[32] Dans sa réponse à mes questions, l’intimée a également exprimé des inquiétudes au sujet de la qualité des transcriptions de l’audience. Elle a signalé des erreurs dans la transcription, ainsi que des vides portant la mention « inaudible ». L’intimée se demandait comment j’avais pu me fier à des transcriptions aussi incomplètes et inexactes pour rendre ma décision sur la responsabilité.

[33] L’avocat de l’intimée a reconnu qu’il n’avait pas passé en revue les transcriptions avant d’avoir eu à préparer ses réponses à mes questions. Il n’en avait rien fait non plus au moment où il avait accepté que le président réassigne le dossier à un nouveau membre instructeur qui s’appuierait sur les transcriptions et sur le dossier pour rendre sa décision. L’avocat de l’intimée a expliqué qu’il n’avait alors aucune raison de croire que ces transcriptions laissaient à désirer.

[34] Le Tribunal a envoyé aux parties une copie des transcriptions, d’abord le 20 décembre 2019, puis de nouveau le 30 octobre 2020; cet envoi était accompagné d’une copie de la liste des pièces, parce que l’avocat de l’intimée avait indiqué ne plus avoir accès à sa copie du dossier. Les transcriptions lui ont donc été renvoyées le 20 décembre 2020, puis une autre fois, à sa demande, le 8 février 2021, soit avant la date à laquelle les observations de l’intimée devaient être déposées.

[35] Comme l’a reconnu l’avocat de l’intimée, je me suis appuyée sur le dossier, les transcriptions et les enregistrements pour me prononcer sur la question de la responsabilité. Si j’avais cru ne pas pouvoir rendre une décision équitable dans ces conditions, j’en aurais informé les parties. En outre, comme je l’ai précisé plus haut, la raison pour laquelle j’ai posé aux parties des questions concernant les réparations n’avait rien à voir avec la qualité des transcriptions et des enregistrements (décision sur la responsabilité, au par. 23). Pourtant, quand je leur ai demandé des précisions pour pouvoir m’acquitter de mon obligation de rendre une décision équitable et intelligible sur les réparations, les parties ont choisi de réagir de la manière décrite dans les nombreux paragraphes qui précèdent.

III. QUESTIONS EN LITIGE

[36] Quelles réparations devrais-je ordonner pour replacer le plaignant dans la situation où il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu de discrimination à son endroit?

IV. RÉPARATIONS

[37] Si le Tribunal juge qu’une plainte est fondée, il peut imposer à la partie qui s’est livrée à l’acte discriminatoire de verser une indemnité. Les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « Loi ») (art. 53) visent à accorder une réparation intégrale à la victime de la discrimination et à la replacer dans la position où elle se trouverait s’il n’y avait pas eu discrimination (Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, au par. 299, conf. par 2011 CSC 57).

[38] Dans un contexte d’emploi, il peut s’agir de réintégrer la victime dans son poste et de l’indemniser pour les pertes subies en raison de l’acte discriminatoire, dont la perte de salaire (voir Hughes, au par. 36). Il doit y avoir un lien de causalité entre la discrimination et la perte alléguée (voir Chopra, aux par. 32 et 37). Il incombe au plaignant de prouver qu’il est plus probable qu’improbable que ce lien existe.

[39] Le Tribunal peut aussi ordonner que l’intimée accorde à la victime les droits, chances ou avantages dont l’acte discriminatoire l’a privée (al. 53(2)b) de la Loi), y compris en le réintégrant.

A. Perte de salaire et d’avantages

[40] Le Tribunal peut indemniser la victime de l’acte discriminatoire de la totalité ou d’une fraction des pertes de salaire dont l’acte l’a privée (al. 53(2)c) de la Loi).

[41] M. Christoforou réclame 539 573 $ de salaire perdu, de la date de sa première suspension, en mai 2010, au 15 février 2021, date à laquelle il a déposé ses observations en réponse à mes questions. Il soutient en fait qu’il ne devrait y avoir aucune date de fin et que la période d’indemnisation pour perte de salaire devrait se poursuivre jusqu’à sa réintégration – réintégration qu’il veut également obtenir du Tribunal. M. Christoforou fait valoir qu’il a perdu près de 11 années de salaire à cause des actes discriminatoires de l’intimée. En tant qu’employé syndiqué pourvu d’une grande sécurité d’emploi et de 33 années d’expérience, il affirme qu’il aurait pu travailler encore pour l’intimée pendant de nombreuses années.

[42] D’après l’intimée, le plaignant ne devrait avoir droit à aucune indemnisation pour sa perte de salaire puisqu’il n’a pas tenté raisonnablement d’atténuer ses dommages. Par ailleurs, elle souligne que d’autres événements sont venus briser le lien de causalité entre la discrimination et les pertes subies par M. Christoforou, par exemple, le début d’un nouvel emploi et le moment où M. Christoforou a déclaré avoir pris sa retraite.

[43] Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que M. Christoforou a le droit d’être indemnisé de sa perte de salaire pour la période allant du 10 mai 2010, date de sa suspension, au 31 mars 2011. Cette période d’indemnisation est divisée en deux, soit : une première période antérieure à son congédiement en date du 9 août 2010, et une deuxième qui fait suite à son congédiement et qui tient compte d’une période de rétablissement et d’un délai raisonnable pour la recherche d’emploi limitée qu’il a effectuée.

[44] Au-delà du 31 mars 2011, l’intimée n’est pas responsable des pertes de M. Christoforou. Ce dernier n’a pas atténué adéquatement ses dommages et, selon moi, la discrimination avait alors cessé d’agir sur sa capacité d’occuper un emploi rémunérateur. J’ai décomposé chacune des deux périodes en fonction de l’analyse que j’expose ci-après.

Perte de salaire à compter de la date de la suspension

[45] Je constate un lien de causalité entre le refus de l’intimée d’acquiescer à la demande de mesures d’adaptation de M. Christoforou et la perte de revenu de ce dernier au 10 mai 2010, date de sa suspension. M. Christoforou a donc droit à une indemnisation pour le salaire perdu à partir de cette date.

[46] Dans la décision sur la responsabilité, j’ai conclu qu’il y avait un lien entre la déficience de M. Christoforou et la raison pour laquelle sa demande de mesures d’adaptation a été refusée. J’étais d’avis, également, que M. Christoforou aurait pu continuer à travailler, n’eût été ses problèmes de santé et les restrictions liées à sa déficience (décision sur la responsabilité, au par. 75).

Perte de salaire durant une période de rétablissement raisonnable

[47] L’intimée a congédié M. Christoforou le 9 août 2010. J’estime que M. Christoforou a droit à une période de rétablissement raisonnable, c’est-à-dire une période de grâce suivant son congédiement, au cours de laquelle on ne pouvait s’attendre à ce qu’il atténue ses dommages.

[48] Les parties ne contestent pas le fait que M. Christoforou n’a pas cherché de nouvel emploi avant janvier 2011. Selon l’intimée, une période de deux ou trois mois avant le début de la recherche d’un emploi est raisonnable, comme l’énonce la décision Fermin v. Intact Financial, 2016 ONSC 5631 (CanLII), au par. 27, dans laquelle la Cour avait jugé qu’un employé congédié avait droit à une certaine période pour se rétablir.

[49] Pour ma part, considérant les circonstances du congédiement de M. Christoforou, je suis d’avis qu’une période de rétablissement plus longue est justifiée. Ce dernier était un employé de longue date, et sa demande de mesures d’adaptation a été sommairement refusée, même si de telles mesures lui avaient déjà été accordées par le passé. Quand il a cessé d’être apte à accomplir son travail sans restrictions, il a été congédié. J’accepte son témoignage et celui de son médecin de famille, le DBautista, au sujet de son état de santé et des répercussions du congédiement sur lui. M. Christoforou souffrait déjà de stress, de fatigue et de maux de tête avant sa suspension et son licenciement. Je crois également que la discrimination en cause a eu des effets sur sa capacité de commencer à atténuer ses dommages, et j’estime qu’il était raisonnable d’attendre à la fin de 2010 pour retourner sur le marché du travail, compte tenu de son état de santé fragile.

[50] Ayant conclu que le plaignant a le droit d’être indemnisé de la perte de salaire qu’il a subie à compter de sa suspension et pour une période de rétablissement raisonnable, je dois maintenant déterminer s’il devrait y avoir une limite aux pertes découlant de l’acte discriminatoire subi et, si oui, à quel moment fixer cette limite.

Date de fin de la période d’indemnisation pour perte de salaire

[51] Le Tribunal doit se demander si, après la fin d’une période de grâce, la discrimination a cessé d’agir sur la capacité de la victime d’occuper un emploi rémunérateur (voir Tahmourpour, au par. 47). Il doit y avoir un lien rationnel entre la fin de la période d’indemnisation et les faits (voir Hughes, aux par. 42 et 72; Canada (Attorney General) v. Morgan, 1991 CanLII 8221 (CAF) [Morgan], aux par. 4 et 16). Un juge de révision doit pouvoir déterminer, à partir de la décision du Tribunal, pourquoi ce dernier a retenu la date limite en question (voir Tahmourpour, au par. 47). Cette date ne coïncidera pas nécessairement avec la date d’intégration ou de réintégration, si c’est ce qui a été ordonné (voir Hughes, au par. 43).

[52] L’exercice du pouvoir du Tribunal d’accorder une indemnisation pour les pertes de salaire doit obéir à des principes. Le montant de l’indemnité dépend des circonstances de chaque affaire, et le Tribunal peut imposer une limite aux pertes découlant de l’acte discriminatoire (voir Chopra, aux par. 37 et 40).

[53] Un de ces principes consiste à appliquer la doctrine de l’atténuation des dommages (voir Chopra, au par. 40; Walsh c. Mobil Oil Canada, 2013 ABCA 238 (CanLII) [Walsh], au par. 41).

À quel moment l’acte discriminatoire a-t-il cessé d’agir sur la capacité de M. Christoforou d’occuper un emploi rémunérateur?

a) Atténuation des dommages

[54] La société a intérêt à encourager l’efficience économique en exigeant que les personnes qui ont subi des pertes prennent des mesures pour les limiter, puisqu’il n’est pas dans l’intérêt public de permettre que des membres de la société maximisent leur perte au détriment d’autres personnes, même si celles-ci sont responsables de la perte en question (voir Chopra, au par. 40).

[55] J’estime que M. Christoforou n’a pas atténué ses pertes. Ses démarches à cette fin ont été insuffisantes et sa recherche d’emploi, déraisonnablement restreinte.

[56] M. Christoforou souligne qu’il incombe à l’intimée de prouver qu’il n’a pas raisonnablement atténué ses pertes. Il affirme avoir fait preuve de diligence dans ses efforts à cette fin en se cherchant un poste comparable, avec peu de résultats.

[57] L’intimée s’est acquittée de ce fardeau de preuve. Elle ne devrait pas être tenue de payer pour des pertes qui auraient pu être évitées si M. Christoforou avait fait des démarches sérieuses pour obtenir un emploi comparable.

[58] M. Christoforou a déclaré avoir appelé [traduction] « quelques entreprises dans le secteur du béton ». Les parties ne contestent pas le fait qu’il ait limité ses recherches à des appels téléphoniques à six entreprises de livraison de béton. Dans certains cas, il a attendu trois mois, voire plus, entre ces appels. Il a rappelé certaines entreprises, mais n’a élargi ses recherches que beaucoup plus tard, quand il s’est trouvé un autre emploi, dont nous discuterons plus loin.

[59] Je comprends que M. Christoforou ait souhaité concentrer ses premières recherches dans le secteur de la livraison de béton, puisqu’il avait travaillé dans ce domaine pendant la majeure partie de sa carrière. Pour cette raison, je suis convaincue que trois mois supplémentaires d’indemnisation pour la perte de salaire sont justifiés. Il s’agit, à mon avis, d’une période raisonnable, compte tenu du fait que le plaignant a concentré ses recherches dans un domaine qu’il connaissait et appréciait. Après mars 2011, cependant, je ne suis pas convaincue que l’approche de M. Christoforou ait été assez exhaustive ou sérieuse pour démontrer l’existence d’un lien avec les pertes qu’il réclame. Il savait qu’il lui serait très difficile de se trouver un emploi dans le secteur spécialisé de la livraison de béton, et invoque ce fait même pour appuyer sa réclamation pour perte de salaire. Pourtant, il n’a élargi sa recherche qu’en 2012 ou 2013, ce qui ne dénote pas de sa part une véritable intention de se trouver un autre emploi.

[60] Même les efforts minimaux de M. Christoforou, qui visaient uniquement les entreprises de livraison de béton, ont été rares. Le plaignant n’a pas expliqué pourquoi il avait restreint sa recherche à six employeurs ni présenté d’éléments de preuve confirmant que ces employeurs, comme il le prétend, formaient une liste exhaustive d’entreprises de transport de béton. Au contraire, afin de corroborer ses difficultés à se trouver un travail en raison de ses restrictions médicales, il a fourni les conventions collectives de différentes entreprises de livraison de béton qui ne figuraient pas parmi les six qu’il avait appelées.

[61] M. Christoforou n’a pas non plus donné de motif raisonnable qui expliquerait pourquoi il n’avait pas élargi ses recherches. Même après avoir échoué à se trouver du travail dans une entreprise de livraison de béton, il n’a pas changé de stratégie. Malgré le manque de connaissances en informatique de M. Christoforou, mentionné à l’audience, il reste que le principe d’atténuation exige plus que six appels téléphoniques en deux ans ou plus. D’autres types d’emplois possibles dans le camionnage auraient peut-être nécessité moins d’heures de travail, ce qui aurait facilité la gestion de ses problèmes de santé. M. Christoforou n’est entré en contact personnellement avec aucun employeur potentiel, malgré son expérience considérable dans l’industrie. Il n’a rempli aucun formulaire de demande d’emploi, ne s’est pas inscrit à une agence de placement, n’a pas consulté d’autres ressources ou d’autres bases de données, ni établi de liste.

[62] Je souscris aux observations de l’intimée, à savoir que le travail du plaignant consistait essentiellement à conduire un camion commercial. M. Christoforou était un chauffeur dûment formé et très expérimenté, qui aurait pu conduire un autre type de camion ou de véhicule en contrepartie d’un salaire potentiellement comparable. À l’audience, le directeur général de l’intimée, M. Shepley, qui connaît l’industrie en profondeur, a mentionné la transférabilité des compétences d’un conducteur de bétonnière. Il a expliqué qu’une personne capable de conduire une bétonnière, travail difficile et très spécialisé, peut aussi conduire un camion à benne, transporter du bétail ou du carburant, conduire un camion de livraison ou un fourgon postal, voire conduire un autobus. Pourtant, M. Christoforou n’a pas essayé de se prévaloir de son immense expérience et de ses grandes compétences pour se trouver un emploi comparable dans le secteur du transport commercial ou ailleurs.

[63] À l’appui de sa demande d’indemnisation équivalant à 11 années de salaire, M. Christoforou cite des précédents où des tribunaux administratifs avaient accordé des sommes considérables en salaire rétroactif. Ces affaires peuvent être distinguées de la présente instance puisque, contrairement à M. Christoforou, les plaignants qu’elles concernent avaient tous fait preuve de diligence raisonnable dans leur recherche d’emploi.

[64] Dans la décision McAvinn c. Strait Crossing Bridge Ltd., 2001 CanLII 7954 (TCDP) [McAvinn], le Tribunal a conclu que l’intimée avait agi de façon discriminatoire envers la plaignante durant le processus d’entrevue parce qu’elle était une femme. Il a accordé une indemnisation représentant dix années de salaire et jugé que Mme McAvinn avait pris des mesures raisonnables pour atténuer ses dommages : elle a envoyé des centaines de demandes d’emploi, c’est-à-dire 67 en 1997, 112 en 1998, 108 en 1999 et 92 en 2000. Bien que la plaignante ait occupé seulement deux emplois malgré tous ses efforts en quatre ans, le Tribunal a constaté qu’il était difficile de trouver un travail à l’Île-du-Prince-Édouard. Ces efforts considérables de Mme McAvinn ne sont absolument pas comparables aux six appels téléphoniques de M. Christoforou.

[65] Par ailleurs, dans la décision Fair v. Hamilton-Wentworth District School Board, 2013 HRTO 440 (CanLII) [Fair], conf. par Hamilton-Wentworth District School Board v. Fair, 2016 ONCA 421, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (« TDPO ») avait ordonné à l’intimé de verser à la requérante une indemnité pour la perte de 13 années de salaire jusqu’à la date de sa réintégration, moins le revenu et les avantages non remboursables qu’elle avait reçus. M. Christoforou soutient que les faits de l’arrêt Fair [traduction] « sont à peu près identiques » à ceux de sa plainte, puisque l’intimé avait agi de manière discriminatoire envers la requérante en refusant de composer avec ses besoins liés à sa déficience, puis en la congédiant.

[66] Le TDPO a conclu que la requérante avait pris des mesures raisonnables pour atténuer ses dommages. Mme Fair [traduction] « a présenté des preuves détaillées de ses efforts soutenus pour se trouver un emploi. Elle a continué de chercher un travail à temps plein après avoir accepté un poste à temps partiel » (voir Fair, au par. 34). Contrairement à elle, M. Christoforou n’a pas raisonnablement tenté d’atténuer ses dommages après une période de rétablissement raisonnable. Sa preuve au sujet des efforts déployés en vue de se trouver un travail montre qu’ils n’étaient ni détaillés ni soutenus.

[67] Dans la décision McKee v. Hayes-Dana Inc., 199[2] CanLII 14231 (ON HRT), la commission d’enquête avait ordonné à l’intimée de verser huit années de salaire et d’avantages après avoir conclu qu’elle avait fait preuve de discrimination envers le requérant sur la base de son âge. Celui-ci avait travaillé comme opérateur et contremaître de production dans un atelier de forge pendant plus de 30 ans. La commission d’enquête a jugé que M. McKee avait pris des moyens raisonnables pour atténuer ses dommages. Elle a tenu compte du caractère spécialisé des tâches effectuées par M. McKee pendant de nombreuses années, ainsi que de son âge et du marché de l’emploi déprimé pour une personne ayant des compétences spécialisées comme les siennes.

[68] Contrairement à la situation dans McKee, je ne crois pas qu’il eût été improbable pour M. Christoforou, s’il avait vraiment fait des efforts diligents, qu’il se trouve un emploi similaire ou comparable à cause d’un marché déprimé, de son âge ou de la nature de ses tâches. Au contraire, la preuve établit que ses compétences étaient transférables et que les camionneurs travaillent souvent bien au-delà de 65 ans.

[69] L’intimée a également présenté plusieurs annonces et listes d’emplois à l’audience afin de prouver qu’il y avait énormément d’offres de postes comparables, même si ce n’était pas pour la livraison de béton. Bien que le plaignant affirme qu’il s’agit d’emplois de camionneurs qui étaient disponibles à l’époque de l’audience, c’est-à-dire en 2016 et 2017, et non au moment de son congédiement, en 2010 ou par la suite, M. Shepley a souligné, sur la foi de son expérience considérable dans l’industrie, qu’une pénurie de camionneurs sévit à plus grande échelle et depuis longtemps.

[70] Si M. Christoforou avait tenté de se trouver un nouvel emploi et présenté des éléments de preuve attestant ses efforts à cette fin, j’aurais bien pu conclure que ses démarches avaient été raisonnables et appropriées, même si elles s’étaient révélées vaines, que ce soit à cause du marché ou de la non-disponibilité d’emplois compatibles avec ses compétences. Toutefois, ce dernier n’a pas fait preuve de diligence raisonnable pour ce qui est d’atténuer ses dommages. Au contraire, il a seulement téléphoné à quelques employeurs qui, selon lui, n’étaient pas susceptibles de l’embaucher de toute façon, étant donné la nature du travail et le nombre d’heures exigées pour la livraison de béton. Il n’a rien fait de plus.

Nouvel emploi de M. Christoforou

[71] À un moment donné, M. Christoforou a commencé à se chercher un autre type d’emploi. La preuve ne permet pas de savoir quand exactement. Ce fait n’est pas déterminant, toutefois, puisque j’ai conclu que M. Christoforou n’avait pas atténué ses dommages et qu’il n’avait pas droit au salaire perdu après mars 2011.

[72] M. Christoforou a finalement commencé à travailler entre 30 et 35 heures par semaine pour S&J Transport, une entreprise de transport commercial, où il gagnait 20 $ l’heure comparativement à 22,15 $ l’heure en 2010 chez l’intimée. Malgré une certaine confusion dans le dossier à propos de la date à laquelle il a commencé à travailler chez S&J, en novembre 2012 ou 2013, les plus récentes observations du plaignant ainsi que d’autres parties du dossier confirment que cet emploi a débuté en novembre 2013.

[73] De toute façon, cette date n’a aucune importance puisque le plaignant n’a pas atténué ses dommages. Le poste chez S&J Transport est comparable, et il a pour effet de briser le lien de causalité entre la discrimination et la perte de salaire de M. Christoforou. Cependant, comme je le précise plus haut, la recherche d’emploi de M. Christoforou a été déraisonnablement restreinte, bien avant qu’il postule chez S&J Transport, de sorte que les pertes subies après mars 2011 ne sont pas rattachées à l’acte discriminatoire de l’intimée. Indépendamment de la date à laquelle il a commencé à travailler chez S&J Transport ou a élargi ses recherches, le plaignant n’a droit à une indemnité pour perte de salaire que pour les périodes mentionnées plus haut.

Calcul de l’indemnité pour perte de salaire

[74] L’intimée n’a pas contesté le détail des calculs de M. Christoforou, sauf pour ce qui est des deux semaines de congé annuel que M. Christoforou a prises en mai 2010 et de l’indemnité de vacances ajoutée au salaire perdu réclamé. À l’audience, l’intimée a soutenu que, si le Tribunal devait accorder un dédommagement pour la perte de salaire, il ne devrait pas ajouter l’indemnité de vacances équivalant à 12 % du salaire. D’après l’intimée, M. Christoforou aurait utilisé ses vacances de toute façon et ne devrait pas être indemnisé pour cette période.

[75] À mon avis, M. Christoforou devrait toucher l’indemnité de vacances à laquelle il avait droit en vertu de son contrat d’emploi, au taux de 12 %. S’il n’avait pas été suspendu puis congédié, il aurait pris ses vacances du 23 mai au 9 juin puis serait retourné au travail.

[76] Je ne souscris pas à l’argument de M. Christoforou, par contre, lorsqu’il prétend que l’intimée devrait l’indemniser de sa perte de salaire calculée sur une base de 42 heures par semaine. Ce chiffre n’est pas corroboré par les preuves documentaires de son médecin ni par son témoignage à l’audience. Les lettres du 14 mai 2010 et du 8 juin 2010 du Dr Bautista recommandaient à M. Christoforou de limiter sa semaine de travail à 40 heures. Le médecin a peut-être changé d’opinion pour ensuite autoriser 42 heures par semaine au maximum, mais il l’a fait seulement en octobre et novembre 2011.

[77] M. Christoforou a donc droit au versement d’un salaire hebdomadaire de 886 $ pour 2010, calculé à raison de 40 heures par semaine et à un taux horaire de 22,15 $. Comme le précise l’intimée, il y avait 34 semaines entre le 10 mai 2010 et le 31 décembre 2010. Si M. Christoforou n’avait pas été congédié, il aurait pu s’attendre à un revenu de 30 124 $ (34 semaines à 886 $ par semaine) entre le 10 mai 2010 et le 31 décembre 2010. J’ai ajouté à ce montant une indemnité de vacances de 3 614,88 $ (soit 12 % de 30 124$) pour cette période en 2010, ce qui donne un total de 33 738,88 $.

[78] En 2011, le plaignant aurait gagné 22,45 $ l’heure, suivant les modalités de sa convention collective, soit 898 $ par semaine (22,45 $ l’heure à raison de 40 heures par semaine). Entre le 1er janvier et le 31 mars 2011, il y avait 13 semaines. Il aurait donc touché 11 674 $. Avec son indemnité de vacances de 1 400,88 $ pour cette période, M. Christoforou aurait reçu 13 074,88 $.

[79] Le Tribunal ordonne à l’intimée de payer à M. Christoforou un total de 46 813,76 $ au titre de sa perte de salaire et d’indemnité de vacances pour la période allant du 10 mai 2010 au 31 mars 2011.

B. Cotisations au REER et rajustement relatif au retrait anticipé

[80] M. Christoforou demande à être indemnisé au titre des cotisations au REER dont il aurait pu bénéficier en vertu de sa convention collective entre mai 2010 et février 2021. Selon moi, il peut se prévaloir de ces cotisations pour la période à l’égard de laquelle il existe un lien entre la discrimination et ses pertes, soit du 10 mai 2010 au 31 mars 2011. M. Christoforou a droit à 34 semaines de 40 heures au taux horaire de 2,05 $ pour 2010, soit 2 788 $. En 2011, ce taux serait passé à 2,15 $ l’heure conformément à la convention collective, ce qui veut dire que M. Christoforou a droit à 13 semaines de 40 heures au taux horaire de 2,15 $, ce qui donne 1 118 $. J’ordonne à l’intimée de lui verser le montant total, soit 3 906 $, au titre des cotisations au REER.

[81] M. Christoforou réclame aussi un montant de 36 567 $ en raison de la perte qu’il a subie parce qu’il a dû effectuer un retrait anticipé de ses REER à cause de l’acte discriminatoire. Ce calcul se fonde sur un retrait de 65 000 $ selon le taux de rendement publié par son institution financière pour la période allant de juillet 2010 à juillet 2015.

[82] Je conviens que les pertes de M. Christoforou jusqu’à la fin de mars 2011 étaient rattachées à la discrimination. J’ordonne donc au plaignant de calculer le montant des pertes subies à cause du retrait anticipé de son REER, survenu entre le 10 mai 2010 et le 31 mars 2011, puis d’en informer l’intimée avec preuves à l’appui. Il est ordonné à l’intimée de rembourser seulement ce montant.

C. Majoration relative à l’impôt sur le revenu

[83] M. Christoforou affirme qu’il subira une perte s’il reçoit une somme forfaitaire par suite de la présente décision. Il demande que l’intimée soit tenue de calculer ces répercussions fiscales et de l’indemniser en conséquence (voir Fair, au par. 40).

[84] Je suis d’accord : le versement d’une somme forfaitaire importante au plaignant afin de le remettre dans la position où il se trouverait n’eût été l’acte discriminatoire, entraînerait un fardeau fiscal supplémentaire pour lui (voir McAvinn, au par. 210). Le Tribunal ordonne donc à l’intimée de verser à M. Christoforou une somme suffisante pour compenser l’impôt supplémentaire qu’il aura à payer du fait qu’il recevra le montant forfaitaire ordonné ci-dessous pour pertes salariales.

[85] Les parties devront collaborer afin de calculer ce montant. M. Christoforou est tenu de fournir à l’intimée tous les renseignements nécessaires pour confirmer le montant en question et faciliter le respect par celle-ci de la présente ordonnance.

D. Rajustement de la pension

[86] M. Christoforou demande que l’intimée effectue des remises rétroactives au Régime de pensions du Canada (« RPC ») ou, si ce n’est pas autorisé, qu’elle l’indemnise de toute perte subie en raison des cotisations non versées au RPC.

[87] Je suis d’accord. Si M. Christoforou n’avait pas été congédié, il aurait continué de travailler et de cotiser au RPC. Il incombe à l’intimée, de concert avec le plaignant, de confirmer le montant total pour la période allant du 10 mai 2010 au 31 mars 2011.

E. Assurance-emploi

[88] Je ne déduirai pas de l’indemnisation que j’ordonne ici les prestations d’assurance-emploi touchées par le plaignant. Je laisse aux parties le soin de déterminer qui remettra les montants exigés par la loi. Si M. Christoforou doit de l’argent à cause de l’indemnité qu’il touchera en application de la présente décision, il lui incombe d’en vérifier l’incidence par rapport aux prestations d’assurance-emploi qu’il a reçues et de calculer, le cas échéant, les montants qu’il doit rembourser.

F. Frais et dépenses

[89] M. Christoforou réclame un remboursement de 2 582,85 $ pour les frais qu’il a déboursés relativement à des soins médicaux et dentaires. Il s’agit de montants versés à son médecin de famille, le Dr Bautista, le 14 mai 2010 (15 $) et le 12 août 2010 (117,85 $), pour lesquels il a présenté des reçus, ainsi que des sommes versées à des médecins en août et en octobre 2011 ainsi qu’au Dr Bautista en septembre 2015.

[90] Le plaignant a droit à un total de 132,85 $ pour les frais médicaux qu’il a payés entre sa suspension, en mai 2010, et la fin mars 2011.

G. Réintégration

[91] Le Tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la réintégration « en obéissant à des principes, en tenant compte du lien qui existe entre l’acte discriminatoire commis et la perte alléguée » (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 20, au par. 6).

[92] M. Christoforou fait valoir que, pour être indemnisé intégralement, il doit être réintégré dans le poste qu’il aurait occupé, n’eût été la discrimination. Il s’appuie sur le témoignage de M. Shepley, qui a affirmé que l’intimée accepterait de réintégrer le plaignant sous réserve qu’il soit déclaré apte au travail. Il invoque aussi l’offre de réintégration que lui a faite verbalement l’intimée en 2013.

[93] À l’appui de cette demande, M. Christoforou se fonde sur trois affaires dans lesquelles les plaignants ont été réintégrés après de longues périodes (voir Fair; Uzoaba c. Canada (Service correctionnel), 1994 CanLII 1636 (TCDP) et Cremona c. Wardair Canada,1993 CanLII 8243 (TCDP)).

[94] Je conviens avec le plaignant que le passage des années ne détermine pas en soi s’il est opportun ou non d’ordonner la réintégration en guise de réparation. La décision dépend plutôt du contexte (voir Fair, au par. 95). À mon avis, ce qui est déterminant, c’est le propre témoignage de M. Christoforou à l’audience, quand il a affirmé qu’il aurait pris sa retraite à la fin de 2015. Il avait mentionné alors qu’il avait appris de son supérieur chez S&J Transport qu’il pourrait y travailler seulement jusqu’à la fin de 2015, ce qui lui convenait puisqu’il voulait prendre sa retraite à la fin de 2015, de toute façon.

[95] Selon moi, la réintégration ne constitue pas une mesure de réparation appropriée dans le cas de M. Christoforou, car il n’y a aucune preuve de son intention de continuer à travailler après 2015. En l’espèce, une réparation intégrale ne saurait passer par la réintégration du plaignant, étant donné qu’il a déclaré qu’il prendrait sa retraite à 65 ans.

[96] Lorsqu’il a expliqué pourquoi l’indemnisation pour perte de salaire ne devrait pas être limitée dans le temps, M. Christoforou a allégué avoir été [traduction] « forcé » de prendre sa retraite en 2015 parce qu’il n’avait pas d’emploi. Il reste qu’il est difficile pour une personne d’avoir un travail quand elle n’en cherche pas.

[97] À l’époque de l’audience, qui a commencé le 31 octobre 2016, M. Christoforou avait 65 ans. En contre-interrogatoire, il a déclaré qu’il était retraité, mais qu’il voulait recommencer à travailler parce qu’il s’ennuyait. Pourtant, il n’a présenté aucun élément de preuve qui démontrerait qu’il s’était cherché du travail quand son emploi chez S&J Transport avait pris fin ou qui corroborerait son intention de travailler après 65 ans. Il n’est pas crédible de sa part de maintenir qu’il travaillerait encore aujourd’hui alors qu’il n’a présenté aucune preuve à l’audience pour confirmer son intention de travailler après la date de départ à la retraite qu’il a précisée.

H. Préjudice moral

[98] Le Tribunal peut accorder une indemnisation allant jusqu’à 20 000 $ au titre du préjudice moral souffert par M. Christoforou à cause de l’acte discriminatoire de l’intimée (al. 53(2)e) de la Loi). Le Tribunal a tendance à réserver l’octroi du montant maximal de 20 000 $ aux cas les plus graves et les plus flagrants (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au par. 115; Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36, au par. 213).

[99] À mon avis, une somme de 18 000 $ pour préjudice moral est appropriée dans les circonstances.

[100] Les dommages-intérêts accordés ne devraient pas être anodins ni insignifiants au point de perdre leur sens. Des dommages-intérêts qui n’offrent pas une indemnisation appropriée peuvent minimiser la gravité de la discrimination, miner les principes qui sont au cœur des lois sur les droits de la personne et marginaliser encore plus un plaignant. Ils peuvent aussi avoir l’effet imprévu mais bien réel de perpétuer les pratiques discriminatoires (voir Walsh, au par. 32).

[101] M. Christoforou demande 20 000 $ en dommages-intérêts généraux. Il a décrit les répercussions de son congédiement sur sa vie, y compris son stress et son anxiété. Les notes cliniques de son médecin de famille mentionnent des symptômes physiques découlant de la situation avec son employeur, comme des maux de tête, de l’insomnie, du stress et de l’anxiété. Selon M. Christoforou, l’intimée a exacerbé ses difficultés lorsqu’elle a produit un relevé d’emploi inexact, où elle indiquait qu’il avait démissionné, ce qui avait retardé le versement de ses prestations d’assurance-emploi.

[102] L’intimée soutient que M. Christoforou n’a pas présenté d’arguments justifiant des dommages-intérêts, mais ajoute que, si un dédommagement est accordé, il devrait être minime. Elle s’appuie à cet effet sur l’arrêt Chopra, où le Tribunal avait accordé 3 500 $ au titre du préjudice moral (voir Chopra, au par. 49).

[103] L’arrêt Chopra, auquel renvoie l’intimée concernant les dommages-intérêts, n’est pas comparable. À l’époque, les dommages-intérêts généraux étaient en effet plafonnés à 5 000 $, et non pas à 20 000 $, ce qui veut dire que le dédommagement de 3 500 $ accordé dans Chopra se situait dans le haut de la fourchette de ce que le Tribunal pouvait octroyer et non dans le bas, comme l’intimée semble l’affirmer. Même si M. Chopra avait plaidé que la version modifiée de la Loi – haussant l’indemnité maximale à 20 000 $ – devait s’appliquer rétrospectivement à sa situation, le Tribunal n’a pas été de cet avis et a déterminé que le maximum était de 5 000 $.

[104] Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario applique principalement deux critères pour évaluer l’indemnité appropriée en cas d’atteinte à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi : la gravité objective de l’acte discriminatoire et l’effet de la discrimination sur la victime (voir Arunachalam v. Best Buy Canada, 2010 HRTO 1880 (CanLII), au par. 52; Sanford v. Koop, 2005 HRTO 53 (CanLII), au par. 35).

[105] Je considère qu’il s’agit d’un cadre utile à appliquer en l’espèce, et j’estime que des dommages-intérêts plus proches de l’extrémité supérieure de la fourchette sont justifiés et appropriés. L’emploi de M. Christoforou chez John Grant Haulage a constitué son gagne‑pain pendant plus de trois décennies. Quand il a été suspendu puis congédié, M. Christoforou avait 60 ans. Lui et son médecin ont tous deux décrit les effets de son incapacité de travailler sur sa santé de même que sur son niveau de stress et d’anxiété. M. Christoforou était une personne atteinte d’une déficience, et son employeur, pour qui il travaillait depuis de nombreuses années, n’a même pas tenté de composer avec ses besoins et l’a congédié après avoir prétendu qu’il avait démissionné volontairement.

I. Indemnité spéciale

[106] Le Tribunal peut accorder jusqu’à 20 000 $ en dommages-intérêts spéciaux s’il conclut qu’un intimé a commis un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré (par. 53(3) de la Loi).

[107] L’indemnité spéciale est de nature punitive et vise à dissuader et à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour que l’acte soit délibéré, il faut que la discrimination et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnelles. On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante. (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, au par. 155). Pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction (voir Hughes, au par. 89, citant Collins c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 105, au par. 4, infirmant Canada (Procureur général) c. Collins, 2011 CF 1168, au par. 33).

[108] Lorsqu’il doit fixer le montant approprié en vertu de cette disposition, le Tribunal se penche sur le comportement de l’intimé, et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur les plaignants (Beattie et Bangloy c. Affaires autochtones et du Nord Canada, 2019 TCDP 45, au par. 210, citant Warman c. Winnicki, 2006, TCDP 20, aux par. 178 et 180).

[109] M. Christoforou demande au Tribunal de lui accorder le maximum permis, soit 20 000 $. L’intimée a annulé ses prestations de maladie puis l’a obligé à présenter des demandes de prestations à court terme. Il invoque également le fait que M. Shepley lui a envoyé une lettre précisant qu’il avait démissionné volontairement.

[110] L’intimée s’appuie sur le fait que j’ai conclu à sa bonne foi lorsqu’elle a invoqué ses préoccupations en matière de sécurité du public (décision sur la responsabilité, au par. 85). Mais j’ai déclaré également que les obligations légales et professionnelles de l’intimée en matière de sécurité publique ne la dégageaient pas de son obligation de chercher à composer avec les besoins d’un employé ayant une déficience. M. Shepley a mentionné que l’entreprise avait pris des mesures d’adaptation dans le cas d’autres employés par le passé. Il s’agit ici d’un employeur important et averti, offrant un milieu syndiqué et conscient de ses obligations. À mon avis, sa décision d’ignorer les besoins du plaignant, et même de refuser de tenter de s’y adapter ou de collaborer avec lui, dénote un mépris injustifié et inconsidéré des conséquences de ses actes sur M. Christoforou.

[111] J’estime que des dommages-intérêts de 15 000 $ sont justifiés, considérant la conduite de l’intimée. Un montant négligeable ne suffit pas, compte tenu des objectifs de la disposition pertinente et de la conduite de l’intimée.

J. Intérêts

[112] Le Tribunal peut ajouter des intérêts à l’indemnité qu’il accorde (par. 53(4) de la Loi). Il s’agira d’un intérêt simple calculé sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (fréquence mensuelle). Ils doivent courir de la date où l’acte discriminatoire s’est produit jusqu’à la date du versement de l’indemnité (par. 9(12) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04) (les « Règles »). Les intérêts courus ne devraient pas donner une indemnité totale qui dépasse le maximum prescrit dans la Loi.

[113] M. Christoforou réclame des intérêts antérieurs à la décision sur tous les montants accordés, intérêts qui devraient courir à partir du 10 mai 2010 jusqu’à la date de la présente décision. Il demande également des intérêts postérieurs à la décision sur tous les montants accordés, de la date de la présente décision jusqu’à son exécution intégrale.

[114] L’intimée soutient qu’il serait inapproprié d’accorder des intérêts pour la période de retard dont le Tribunal est responsable.

[115] Je suis d’accord. L’intimée ne devrait pas être tenue d’assumer les coûts d’un retard qui échappait à son contrôle et dont elle n’est nullement responsable. Aucune des parties n’est responsable du retard causé par le défaut de la membre instructrice Bryan de publier ses motifs ni de tout autre retard du Tribunal qui ne peut leur être imputé.

[116] L’audience a pris fin le 27 janvier 2017. Les membres instructeurs doivent généralement rendre leurs décisions sur le fond à l’intérieur d’un délai de six mois suivant l’audience. Il aurait donc été raisonnable de s’attendre à ce qu’une décision sur les dommages‑ intérêts soit rendue au plus tard à la fin de juillet 2017.

[117] Je vais donc exercer mon pouvoir discrétionnaire pour modifier l’application des Règles en l’espèce. Les intérêts vont donc courir à partir du 10 mai 2010, date à laquelle se sont produits l’acte discriminatoire et la suspension du plaignant, jusqu’au 31 juillet 2017.

[118] Étant donné que les Règles prévoient que les intérêts courent jusqu’à la date du paiement de l’indemnité accordée, M. Christoforou a droit également aux intérêts sur l’indemnité à partir de la date d’aujourd’hui jusqu’au versement intégral de l’indemnité.

K. Réparation d’intérêt public

[119] En plus d’indemniser les victimes d’actes discriminatoires, le pouvoir de réparation du Tribunal vise un autre important objectif de société : prévenir la discrimination et servir d’outil de dissuasion et d’éducation (voir Walsh, au par. 31, citant Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), [1987] 2 RCS 84).

[120] M. Christoforou demande au Tribunal d’ordonner à l’intimée d’adopter ou de réviser une politique contre la discrimination en tenant compte plus particulièrement des obligations que lui impose la Loi. Il souhaite que l’intimée y intègre les recommandations de la Commission après que celle-ci aura examiné la politique en question. Il soutient également qu’une telle politique devrait prévoir un mécanisme de traitement des plaintes et une procédure d’enquête qui seraient communiqués à l’ensemble des employés et publiés sur le site Web de l’intimée.

[121] L’intimée a joint à ses observations un exemplaire de sa politique contre la discrimination. L’entreprise s’est dite ouverte à toute suggestion visant à améliorer le document.

[122] À mon avis, des réparations d’intérêt public contribueront à assurer le respect futur des dispositions de la Loi de manière à prévenir d’autres actes discriminatoires. Elles aideront également l’intimée à s’acquitter de ses obligations en matière de droits de la personne et à s’assurer que les employés responsables des mesures d’adaptation comprennent la teneur de leur devoir de composer avec les personnes ayant une déficience.

[123] J’ordonne par conséquent à l’intimée de collaborer avec la Commission afin d’examiner et de réviser sa politique contre la discrimination, puis d’élaborer une politique sur les adaptations en milieu de travail, si elle n’en a pas déjà une. Je laisse à la Commission, qui est l’experte dans ce domaine, le soin de déterminer quelles sont les lacunes dans les politiques actuelles de l’intimée et de recommander des changements.

[124] L’intimée devra confirmer au plaignant qu’elle a consulté la Commission afin d’examiner et de réviser sa politique contre la discrimination et d’élaborer une politique sur les adaptations en milieu de travail; elle en fournira une copie à M. Christoforou. Elle devra également confirmer qu’une copie de la politique, ou des deux politiques, a été communiquée à tous les employés et que tous les employés ont reçu une formation sur leur contenu. Elle doit en outre confirmer que les employés occupant des fonctions de gestion ou supérieures, ainsi que tout le personnel des ressources humaines, ont été formés au sujet des politiques révisées, y compris sur la façon de répondre aux demandes d’adaptations.

[125] La Commission doit par ailleurs fournir à l’intimée son guide sur les questions de santé au travail intitulé « L’adaptation : ça se travaille! », ou bien une ressource à jour ou équivalente de son choix, afin d’aider l’intimée à comprendre les obligations des employeurs saisis de demandes d’adaptations, notamment les procédures à suivre quand une demande d’adaptation leur est présentée.

[126] L’intimée doit confirmer au plaignant par écrit qu’elle a consulté les ressources de la Commission et que tous ses employés occupant des postes de gestionnaires ou d’échelons supérieurs, ainsi que tout son personnel des ressources humaines, ont pris connaissance de ces documents sur les adaptations en milieu de travail.

V. ORDONNANCE

[127] Dans les 90 jours suivant la présente décision, l’intimée est sommée de payer à M. Christoforou les sommes suivantes :

  1. la somme de 46 813,76 $ à titre d’indemnisation pour perte de salaire et d’indemnité de vacances, sous réserve des retenues légales;
  2. la somme de 3 906 $ au titre des cotisations au REER;
  3. un rajustement du REER dû au retrait anticipé, qui sera calculé et confirmé par les parties comme il est précisé ci-dessus;
  4. une majoration relative à l’impôt sur le revenu, qui sera calculée et confirmée par les parties comme il est précisé ci-dessus;
  5. un rajustement de la pension, qui sera calculé et confirmé par les parties comme il est précisé ci-dessus;
  6. la somme de 132,85 $ en remboursement de frais médicaux;
  7. la somme de 18 000 $ pour le préjudice moral subi en raison de l’acte discriminatoire;
  8. une indemnité spéciale de 15 000 $.

[128] L’intimée paiera des intérêts antérieurs à la décision, courus du 10 mai 2010 jusqu’au 31 juillet 2017, comme il est précisé au paragraphe [117]. L’intimée versera aussi au plaignant des intérêts postérieurs à la décision qui courent à compter de la date de la présente décision, comme il est précisé au paragraphe [118].

[129] Le plaignant est responsable de rembourser ce qu’il doit à l’assurance-emploi, comme l’exige la loi.

[130] Dans les 120 jours suivant la présente décision, l’intimée confirmera à M. Christoforou et à la Commission, par écrit, qu’elle a :

  1. consulté la Commission afin d’examiner et de réviser sa politique actuelle contre la discrimination et d’élaborer une politique sur les mesures d’adaptation, si elle n’en a pas déjà une;
  2. remis à tous ses employés une copie des politiques mentionnées au point a. et qu’elle leur a donné une formation sur le contenu de ces politiques;
  3. offert une formation à tous ses employés occupant des fonctions de gestion ou supérieures ainsi qu’à tout son personnel des ressources humaines relativement aux obligations de l’employeur et à la manière de répondre aux demandes d’adaptations.

[131] Dans les 30 jours suivant la présente décision, la Commission doit fournir à l’intimée une copie de son guide sur les questions de santé au travail intitulé « L’adaptation : ça se travaille! », ou toute autre ressource à jour de son choix afin d’aider l’intimée à comprendre les obligations des employeurs qui reçoivent des demandes d’adaptations, afin de prévenir tout autre acte discriminatoire futur.

[132] Dans les 120 jours suivant la présente décision, l’intimée confirmera à M. Christoforou et à la Commission par écrit que tous ses employés occupant des postes de gestionnaires ou d’échelons supérieurs, ainsi que tout son personnel des ressources humaines, ont pris connaissance des documents recommandés par la Commission sur les adaptations en milieu de travail.

[133] En cas de mésentente entre elles relativement aux sommes qui sont accordées ou à la mise en œuvre des réparations ordonnées dans la présente décision, les parties collaboreront afin de résoudre le problème ou de trouver une autre solution. Je ne maintiens pas ma compétence à l’égard de la présente plainte.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 16 avril 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2097/1315

Intitulé de la cause : Michael Christoforou c. John Grant Haulage Ltd.

Date de la décision du tribunal : Le 16 avril 2021

Date et lieu de l’audience : 31 octobre au 4 novembre 2016; 14 novembre au 18 novembre 2016; 23, 25 et 27 janvier 2017

Toronto (Ontario)

Comparutions :

Nikolay Chsherbinin, pour le plaignant

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Aaron Crangle, pour l'intimée

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