Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 10

Date : le 22 février 2021

Numéro du dossier : T2478/3520

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Warren Fick

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Loomis Express

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Alex G. Pannu

 


A. Aperçu

[1] Le plaignant, Warren Fick, a présenté au Tribunal une requête en jugement sommaire contre l’intimée, Loomis Express. Il demande que la question passe directement à l’étape des [traduction] « arguments juridiques et [des] mesures de redressement prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne » (requête en jugement sommaire déposée par le plaignant, p. 4). Selon l’interprétation du Tribunal, M. Fick lui demande de rendre une décision sur le bien-fondé de la plainte, et ce, sans suivre la procédure habituelle d’instruction. Le plaignant soutient que les faits pertinents de l’espèce ne sont pas contestés et qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse.

[2] L’intimée conteste la requête et soutient que les conditions requises pour que la requête du plaignant soit accueillie ne sont pas remplies. En outre, l’intimée fait valoir qu’il existe d’importantes divergences entre les parties au sujet des faits.

[3] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») participe à l’affaire mais n’a pas pris position sur la requête du plaignant. Les observations présentées par la Commission contiennent un résumé des principes juridiques applicables en l’espèce.

B. Décision

[4] La requête en jugement sommaire est rejetée. Le Tribunal reconnaît qu’il est habilité à examiner de telles requêtes, mais ce pouvoir doit être exercé avec prudence, seulement dans les cas les plus manifestes. Le Tribunal continuera à s’occuper de la gestion de l’instance dans ce dossier, et convoquera les parties à une conférence téléphonique préparatoire pour résoudre toutes les questions de procédures qui demeurent en suspens en vue de fixer une date d’audition.

C. Question en litige

[5] Il y a une seule question à trancher dans le cadre de cette décision sur requête : le Tribunal devrait-il accueillir la requête en jugement sommaire déposée par M. Fick, et rendre une décision sur le bien-fondé de la plainte sans qu’une audience soit tenue?

D. Contexte factuel

[6] M. Fick exploitait, à titre de propriétaire unique, une entreprise située à Slave Lake en Alberta qui recueillait et livrait des colis pour le compte de Loomis Express. Entre 2006 et 2011, M. Fick a effectué des cueillettes et des livraisons de colis pour une société appelée DHL. En 2011, DHL a été acquise par une autre société qui a commencé à exercer ses activités sous le nom de Loomis Express. M. Fick affirme qu’il était lié par contrat à DHL, et que ce contrat a continué à s’appliquer à Loomis Express. De son côté, Loomis Express soutient qu’il ne s’agissait que d’un contrat verbal. En janvier 2016, M. Fick a subi une crise cardiaque et s’est trouvé incapable d’offrir ses services à Loomis Express pendant plusieurs mois. En avril 2016, Loomis a mis fin à sa relation d’affaires avec M. Fick.

[7] En 2016, M. Fick a déposé une plainte en matière de droits de la personne contre l’intimée, alléguant une différence préjudiciable de traitement (art. 7 de la LCDP) fondée sur sa déficience. La Commission canadienne des droits de la personne a conclu son enquête sur la plainte de M. Fick en mai 2019. En septembre de la même année, la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal pour instruction.

[8] À peu près au même moment où le dossier suivait son cours devant la Commission puis devant le Tribunal, M. Fick a déposé une plainte pour congédiement injuste fondée sur le Code canadien du travail (le « Code »).

[9] En janvier 2018, une arbitre nommée en vertu du Code a rejeté la plainte pour congédiement injuste déposée par M. Fick, après avoir conclu qu’il n’était pas un employé au sens du Code. M. Fick a alors déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision arbitrale auprès de la Cour fédérale.

[10] En mai 2019, la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Fick, annulé la décision de l’arbitre nommée en vertu du Code et renvoyé l’affaire à un autre arbitre. L’intimée a porté en appel devant la Cour d’appel fédérale la décision rendue par la Cour fédérale.

[11] En janvier 2021, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de l’intimée, annulé la décision de la Cour fédérale, et rejetté la demande de contrôle judiciaire. La décision initiale de l’arbitre a été rétablie.

[12] Le Tribunal est au fait de ces procédures, mais, pour le moment, elles n’ont aucune incidence sur l’instruction de la plainte par le Tribunal.

[13] Le 25 octobre 2020, le plaignant a présenté au Tribunal une requête en jugement sommaire. La Commission et l’intimée ont toutes deux déposé leurs observations écrites le 20 novembre 2020.

[14] Le plaignant sollicite un jugement sommaire sur le bien-fondé de l’affaire, ce qui permettrait à la plainte de passer directement à l’étape d’une éventuelle ordonnance de redressement.

E. Droit applicable

(a) Compétence et jurisprudence

[15] Il est peu fréquent que le Tribunal examine une requête en jugement sommaire. Les requêtes en jugement sommaire ne sont prévues expressément ni par la LCDP, ni par les Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne.

[16] Toutefois, l’article 50 de la LCDP confère au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de définir la procédure qui lui semble indiquée. En outre, le paragraphe 48.9(1) dispose que l’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive, et le paragraphe 48.9(2) permet au président du Tribunal d’établir des règles de pratique.

[17] Dans la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (CanLII), [Société de soutien 2012], (confirmée par la Cour d’appel fédérale), aux paragraphes 131 et 132, la Cour fédérale s’est exprimée en ces termes :

[131] Rien dans la Loi ou dans les Règles de procédure ne restreint le type de requêtes qui peuvent être déposées devant le Tribunal. Il n’existe donc selon moi aucun obstacle législatif ou réglementaire empêchant une partie de demander par requête au Tribunal de se prononcer sur une question de fond avant l’instruction complète de la plainte.

[132] Ni la Loi ni les Règles du Tribunal n’empêchent non plus le Tribunal de statuer sur une telle requête, dans la mesure où il donne aux parties la « possibilité pleine et entière » de présenter la preuve nécessaire pour trancher la question et de présenter des observations. Le processus suivi par le Tribunal pour l’audition de la requête doit aussi être équitable et le Tribunal doit respecter les règles de justice naturelle.

[18] La Cour suprême a énoncé, dans l’arrêt Hryniak c. Maudlin, 2014 CSC 7, le cadre juridique régissant les requêtes en jugement sommaire. Le juge doit d’abord décider si le dossier soulève une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès. Il n’y a pas de question de ce genre si le juge saisi d’une requête en jugement sommaire peut statuer sur le bien-fondé du litige de manière juste et équitable, compte tenu de la preuve dont il dispose. C’est le cas lorsque la procédure de jugement sommaire (1) permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, (2) lui permet d’appliquer les règles de droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste.

[19] Dans la décision Société de Soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et Assemblée des Premières Nations c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2011 TCDP 4 [Société de soutien 2011], le Tribunal dit que Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP ») n’oblige pas le Tribunal à tenir une audience avec témoins dans tous les cas. La Cour fédérale confirme cet élément du raisonnement du Tribunal lorsqu’elle écrit :

[143] Cela dit, il est possible que dans certains cas il ne soit pas nécessairement requis de tenir une instruction complète comportant l’audition de témoins. Comme l’a souligné le Tribunal, il pourrait s’agir de cas où les faits ne sont pas contestés, ou lorsque l’enjeu repose sur une pure question de droit. (Société de soutien 2012, par. 143).

[20] Dans la décision Société de soutien 2011, le Tribunal a déclaré que la partie qui présente une requête en jugement sommaire a le fardeau de démontrer que les questions soulevées peuvent être tranchées de manière régulière dans le cadre de la requête, soit en donnant aux parties la possibilité pleine et entière de se faire entendre.

[21] Toutefois, dans la décision Société de soutien 2012, la Cour fédérale fait la mise en garde suivante, aux paragraphes 141 et 142 :

[141] La majorité des affaires en matière de droits de la personne sont très fortement tributaires de faits qui leur sont propres, lesquels sont souvent vigoureusement contestés. Par conséquent, de nombreux cas mettent en jeu de graves questions de crédibilité. Bien que le Tribunal puisse recevoir des preuves par affidavit, plus les faits sont âprement contestés et plus les enjeux liés à des questions de crédibilité sont importants, moins il convient de procéder de la sorte. En pareils cas, il pourrait bien être nécessaire d’entendre l’affaire au fond, ce qui implique l’audition de témoins en preuve principale et en contre-interrogatoire en présence d’un membre du Tribunal.

[142] De même, dans les cas où les questions de fait et de droit sont complexes et entremêlées, il serait peut-être préférable, pour des raisons d’efficacité, d’attendre la tenue d’une instruction complète avant de trancher la question préliminaire: voir Newfoundland (Human Rights Commission) c. Newfoundland (Department of Health) (1998), 164 Nfld. & P.E.I.R. 251, 13 Admin. L.R. (3d) 142, au par. 21.

[22] Les requêtes en jugement sommaire présentées au Tribunal consistent généralement en des requêtes visant à faire rejeter la plainte et qui soulèvent des allégations de manquement aux principes de justice naturelle tels des délais excessifs ou un abus de procédure. Il peut également s’agir de dossiers où les questions en litige ont été examinées et résolues définitivement par une autre instance. Voilà les critères dont je devrai tenir compte pour statuer sur la requête présentée par le plaignant. Autant que je sache, aucune autre requête demandant au Tribunal de se prononcer sur le bien-fondé de la plainte sans audition préalable n’a été déposée avant la requête qui nous occupe.

F. Analyse

[23] Il se dégage de mon survol de la jurisprudence que le premier et principal critère que le Tribunal doit évaluer consiste à savoir s’il existe une véritable question litigieuse qui requiert une instruction. La Commission n’a pas pris position à l’égard de cette question, tandis que le plaignant et l’intimée font valoir des points de vue opposés.

[24] Le plaignant soutient que le dossier ne soulève pas de véritable question litigieuse puisque les faits pertinents ne sont pas contestés. Le plaignant affirme que l’intimée n’a pas fourni d’autre explication non discriminatoire pour justifier sa conduite au moment de rompre la relation d’affaires entre les deux parties. M. Fick avance également qu’il a démontré l’existence d’une relation contractuelle qui le liait à Loomis Express.

[25] De son côté l’intimée soutient que la relation contractuelle entre Loomis Express et M. Fick ne constituait pas une relation employeur-employé relevant de la LCDP, et que, par conséquent, le Tribunal n’a pas compétence pour instruire la plainte. Si le Tribunal conclut qu’il existe une relation employeur-employé, l’intimée soutient qu’elle n’a fait subir aucune différence préjudiciable de traitement à M. Fick et qu’elle n’a pas agi de façon discriminatoire à l’égard du plaignant en raison de sa déficience.

[26] À la lumière des observations des parties sur la requête et de leurs exposés des précisions, je conclus qu’il existe des véritables questions dont l’instruction par le Tribunal doit avoir lieu dans le cadre d’une audience. En effet, les parties sont en profond désaccord sur de nombreux faits allégués dans la plainte.

[27] Le plaignant soutient qu’il était un employé de Loomis. Il affirme que l’intimée a agi de façon discriminatoire à son égard en le congédiant après qu’il ait été victime d’une crise cardiaque l’ayant rendu incapable d’offrir ses services à Loomis.

[28] L’intimée soutient que M. Ficks n’était pas un employé mais plutôt un entrepreneur indépendant. L’intimée dit avoir mis fin à sa relation d’affaires avec M. Fick car ce dernier n’a pas trouvé de chauffeurs suppléants pour effectuer ses cueillettes et livraisons des colis après qu’il ait subi une crise cardiaque l’empêchant de continuer à fournir ses services à Loomis.

[29] La question de savoir si l’intimée s’est conduite de façon discriminatoire à l’égard du plaignant, et la question de savoir si le Tribunal est compétent compte tenu de la définition d’ « employé » contenue dans la LCDP demeurent irrésolues. En outre, ces questions suscitent de profonds désaccords entre les parties.

[30] De plus, je suis d’avis que le paragraphe 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne indique clairement que les parties devraient voir les questions litigieuses qui les opposent tranchées à l’issue d’une audience en bonne et due forme, sauf dans des circonstances exceptionnelles comme l’explique la Cour fédérale dans la décision Société de soutien 2012. Aux termes du paragraphe 50(1), le membre instructeur « donne [aux parties] la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations ».

[31] J’ai examiné les documents joints à la requête et aux répliques des parties. Leurs divergences au sujet des faits sont si importantes que je ne puis statuer sur le bien-fondé de la plainte sans tenir une audience en bonne et due forme. L’audition de la plainte me permettra d’entendre les témoignages sous serment des parties, lesquelles pourront déposer des documents en preuve. Il m’est impossible de rendre une décision éclairée sur la plainte en me fondant uniquement sur la requête et les répliques des parties.

[32] En conclusion, j’estime que les parties divergent fondamentalement d’opinion sur d’importantes questions de fait, telles la nature de leur relation et les motifs de sa rupture. Ainsi j’estime que le premier volet du critère applicable aux requêtes en jugement sommaire énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7 (CanLII), n’a pas été respecté puisqu’il existe une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction. Afin de rendre une décision juste et équitable en l’espèce, il convient de tenir une audience qui offrira aux parties la possibilité pleine et entière de produire des éléments de preuve et de présenter des arguments. Par conséquent, je rejette la requête en jugement sommaire déposée par le plaignant.

Signée par

 

Alex G. Pannu

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 22 février 2021


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2478/3520

Intitulé de la cause : Warren Fick v. Loomis Express

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 22 février 2021

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Bonnie Kruger , pour le plaignant

Patrick-James Blaine , pour l'intimée

Sarah Chênevert-Beaudoin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.