Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Robert Philps a occupé pendant 22 ans un emploi de camionneur chez Ritchie-Smith Feeds inc. Son travail était physiquement exigeant. Il transportait par camion des aliments pour animaux d’élevage, qu’il déchargeait chez les clients. M. Philps travaillait parfois les samedis comme répartiteur, même si son principal poste était celui de camionneur.

En 2011, M. Philps a eu un accident de voiture qui lui a causé de graves blessures au cou, et il a développé des douleurs chroniques. Après une intervention chirurgicale au cou, il a commencé à recevoir des prestations d’invalidité. Il espérait retourner travailler chez Ritchie-Smith.

Environ sept mois après l’intervention chirurgicale de M. Philps, Ritchie-Smith lui a écrit et lui a donné deux semaines pour présenter des preuves concernant sa capacité de reprendre le travail. Au cours des huit mois qui ont suivi, M. Philps a présenté des lettres dans lesquelles ses prestataires de soins indiquaient qu’il suivait un traitement. Certains d’entre eux affirmaient que son état pouvait encore s’améliorer, et d’autres proposaient que l’on apporte à son travail des modifications qui lui permettraient de revenir graduellement. M. Philps a été licencié le 6 avril 2016 par une lettre qui indiquait : « […] [I]l semble que vous ne serez pas en mesure de reprendre vos anciennes fonctions de camionneur dans un avenir prévisible. »

Le Tribunal a estimé que la principale question à trancher était de savoir si la société aurait pu accorder des mesures d’adaptation à M. Philps. Le Tribunal n’était pas convaincu que Ritchie-Smith avait véritablement pris toutes les mesures possibles pour composer avec ses besoins. En effet, elle n’avait procédé à aucune évaluation; n’avait pas communiqué avec le médecin de M. Philps pour qu’il formule des observations sur les exigences physiques du poste; n’avait pas cherché à savoir s’il lui était possible d’exercer d’autres fonctions, et elle ne lui avait même pas offert de travailler comme répartiteur à temps partiel comme il le faisait avant son accident. Au bout de 22 années de service, il a été congédié sans une seule rencontre en personne ni même un appel téléphonique.

Le Tribunal a déterminé que Ritchie-Smith avait fait preuve de discrimination à l’encontre de M. Philps sur la base de sa déficience. Il a accordé à M. Philps une indemnité pour la perte du salaire qu’il aurait pu gagner en tant que répartiteur à temps partiel et pour certaines dépenses, en plus de lui octroyer des indemnités pour préjudice moral et pour acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Tribunal canadien
des droits de la personne

Référence : 2021 TCDP 9

Date : le 19 février 2021

Numéro du dossier : T2344/0319

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Robert Philps

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Ritchie-Smith Feeds Inc.

l'intimée

Décision

Membre : David L. Thomas

 



I. Contexte

[1] Voici la décision relative à la plainte déposée par M. Robert Philps (le « plaignant ») contre son ancien employeur, la société Ritchie-Smith Feeds Inc. (l’« intimée », ou « Ritchie-Smith »). La plainte a été déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 13 décembre 2016, puis renvoyée au Tribunal le 14 janvier 2019. En 2019, l’intimée a déposé une requête préliminaire à l’égard de laquelle le Tribunal a rendu sa décision le 28 octobre 2019 (2019 TCDP 43) afin de donner des orientations aux parties quant au déroulement de l’instruction. Du fait de la pandémie de Covid-19, les dates d’audience initialement prévues ont été reportées. Finalement, l’audience s’est tenue par vidéoconférence sur la plate-forme Zoom; elle a duré trois jours, soit du 21 au 23 septembre 2020.

[2] Le plaignant a témoigné pour son propre compte. Son épouse, Deb Philps, est aussi venue témoigner sur ce qu’elle savait de l’affaire. L’intimée a appelé comme seul témoin un de ses employés, M. Leon Wamsteeker. Même si les souvenirs ont pu s’estomper avec le passage du temps, je suis persuadé que tous les témoins étaient crédibles. Leurs témoignages étaient par ailleurs largement étayés par les documents déposés en pièces.

[3] La plupart des faits figurant au dossier ne sont pas contestés. M. Philps a 63 ans. En témoignage, il a déclaré qu’il avait travaillé pendant presque toute sa carrière comme camionneur et qu’au moment de son licenciement, en 2016, il travaillait pour l’intimée depuis 22 ans. L’intimée vend des aliments pour les animaux d’élevage; ses principaux clients sont des fermes laitières et avicoles de la vallée du Fraser, en Colombie‑Britannique. M. Philps a essentiellement travaillé pour l’intimée en tant que camionneur. Il conduisait des tracteurs semi-remorques dotés de plusieurs compartiments contenant divers types d’aliments destinés aux clients de l’intimée. En plus de conduire le camion, il effectuait diverses tâches physiques nécessaires au déchargement des aliments dans les entrepôts des clients. M. Philps a ajouté que parfois, lorsqu’il travaillait le samedi, il faisait office de répartiteur pour l’intimée. M. Philps travaillait normalement 40 heures par semaine et son quart de travail commençait à 5 h. Il arrivait qu’il doive effectuer des heures supplémentaires.

[4] En mai 2011, alors qu’il se rendait au travail, M. Philps a eu un accident de voiture. Son véhicule personnel a été percuté à moins de cinq kilomètres de la cour de Ritchie‑Smith, et il a été blessé. En témoignage, il a expliqué qu’il ne s’était pas présenté au travail ce jour-là, mais qu’il avait continué de travailler autant qu’il le pouvait, malgré les blessures subies. Du fait de l’accident, M. Philps avait des lésions aux tissus mous du cou qui ont nécessité une intervention chirurgicale en janvier 2015. Malheureusement, après l’opération, M. Philps a développé des douleurs chroniques qui l’ont empêché de reprendre le travail. Le 13 mai 2015, l’assureur de l’intimée a fait passer M. Philps à un régime de prestations d’invalidité de longue durée (« ILD »). Après son opération au cou, en janvier 2015, M. Philps n’a plus retravaillé pour l’intimée.

[5] Le 17 août 2015, M. Wamsteeker, gestionnaire des opérations chez Ritchie-Smith, a écrit à M. Philps. Dans sa lettre, il confirmait que M. Philps était absent du travail depuis le 6 janvier 2015, qu’il touchait depuis peu des prestations d’ILD et qu’à la connaissance de l’intimée, il n’était pas prévu que M. Philps reprenne le travail dans un proche avenir. Il invitait en outre M. Philps à présenter une preuve médicale donnant un pronostic quant à sa capacité de reprendre le travail. Il concluait la lettre en déclarant que, si l’entreprise ou lui n’avaient aucune nouvelle de M. Philps dans les deux semaines suivantes, ils prendraient une décision concernant la poursuite de son emploi d’après leur compréhension de la situation, telle qu’exposée dans la lettre, sans attendre d’autres renseignements de sa part.

[6] Au cours des huit mois qui ont suivi, en réponse à cette lettre et à plusieurs autres envoyées par l’intimée par la suite, M. Philps a présenté des éléments de preuve médicale provenant de ses prestataires de soins. La correspondance entre les parties s’est conclue lorsque, en date du 6 avril 2016, Ritchie-Smith a envoyé à M. Philps une lettre de licenciement dans laquelle il était écrit : [traduction] « [I]l semble que vous ne serez pas en mesure de reprendre vos anciennes fonctions de camionneur dans un avenir prévisible. »

[7] M. Philps prétend qu’il a été congédié en raison d’une déficience, au sens de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP », ou la « Loi »).

II. Questions en litige

[8] Le Tribunal est appelé à trancher les trois questions suivantes :

  1. Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination au sens de l’alinéa 7a) de la LCDP?
  2. Dans l’affirmative, l’intimée a-t-elle établi de manière valable que ses actes dits discriminatoires étaient justifiés en regard de l’article 15 de la LCDP?
  3. Si l’intimée ne peut justifier ses actes, quelles réparations convient-il d’accorder par suite de la discrimination?

III. Cadre juridique

[9] Le plaignant cite l’article 7 de la LCDP comme étant celui qui vise l’acte discriminatoire auquel l’intimée se serait livrée, acte fondé sur la déficience de M. Philps. Cette disposition est ainsi libellée :

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[10] Selon l’article 3 de la LCDP, la déficience fait partie des motifs de distinction illicite.

[11] Constitue une preuve prima facie « celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la [partie] plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé ». (Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 558). Une fois la preuve prima facie de discrimination établie par le plaignant, ce dernier a droit à une réparation en l’absence de justification de la part de l’employeur (Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, à la page 208; Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204, au par. 18).

[12] Pour établir une preuve prima facie de discrimination, le plaignant doit démontrer :

  1. qu’il possède une caractéristique protégée par la Loi contre la discrimination;
  2. qu’il a subi un effet préjudiciable relativement à l’emploi concerné;
  3. que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. C.-B. (Éducation), 2012 CSC 61 [Moore], au par. 33).

[13] L’intimée peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination prima facie, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux (voir Québec (C.D.P.D.J.) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 64). Si l’intimée réfute l’allégation, son explication doit être raisonnable. Il ne peut s’agir d’un prétexte destiné à dissimuler la conduite discriminatoire (Khiamal c. Canada, 2009 CF 495, au par. 58).

[14] La LCDP ne prévoit que peu de circonstances dans lesquelles un cas apparent de discrimination peut être justifié. L’intimée peut invoquer l’alinéa 15(1)a) de la LCDP, ainsi libellé :

15(1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

[15] L’alinéa 15(1)a) de la LCDP s’interprète à la lumière de la méthode en trois étapes définie par la Cour suprême du Canada au paragraphe 54 de l’arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CanLII 652 (CSC), (1999) 3 R.C.S. 3 [Meiorin], selon laquelle, pour établir l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, l’employeur doit prouver :

[…]

(1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2) qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

[16] La LCDP énonce d’autres précisions à l’intention de l’employeur qui invoque la contrainte excessive pour justifier un acte discriminatoire. Voici ce que prévoit le paragraphe 15(2) de cette loi :

15(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[17] Dans l’arrêt Hydro‑Québec c. Syndicat des employé‑e‑s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro‑Québec, section locale 2000 (SCFP‑FTQ), 2008 CSC 43, [2008] 2 RCS 561 [Hydro‑Québec], au paragraphe 16, la Cour suprême du Canada a précisé que la norme dégagée dans l’arrêt Meiorin en matière de mesures d’adaptation n’en était pas une d’impossibilité :

Le critère n’est pas l’impossibilité pour un employeur de composer avec les caractéristiques d’un employé. L’employeur n’a pas l’obligation de modifier de façon fondamentale les conditions de travail, mais il a cependant l’obligation d’aménager, si cela ne lui cause pas une contrainte excessive, le poste de travail ou les tâches de l’employé pour lui permettre de fournir sa prestation de travail.

[18] En l’espèce, il importe également de souligner la distinction qui existe entre droit procédural à une mesure d’adaptation et droit substantiel à une telle mesure. Dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général) et Bronwyn Cruden, 2014 CAF 131 [Cruden], la Cour d’appel fédérale (« CAF ») a précisé que la LCDP ne prévoyait pas de droit procédural distinct en matière d’adaptation. Dans sa décision, le Tribunal avait accordé des indemnités pécuniaires à Mme Cruden et ordonné à l’intimée de prendre des mesures de réparation systémiques, parce qu’elle avait manqué à son obligation procédurale d’adaptation aux besoins de la plaignante, et ce, en dépit du fait qu’il avait conclu, en dernière analyse, que les actes de l’intimée étaient justifiés. La Cour fédérale et la CAF ont toutes deux rejeté la conclusion du Tribunal voulant qu’une obligation procédurale d’adaptation distincte puisse justifier à elle seule des réparations.

[19] Récemment, le Tribunal s’est intéressé aux répercussions de l’arrêt Cruden dans une affaire analogue, Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2020 TCDP 33 [Christoforou] :

[90] Il ne faut pas en conclure que la procédure utilisée par un employeur lorsqu’il examine la possibilité de prendre des mesures d’adaptation n’a jamais d’importance.

[E]n fait, dans la pratique, si un employeur n’a effectué aucune analyse sur la prise de mesures d’accommodement possibles ou n’a pas cherché à accorder de telles mesures lors de la présentation d’une demande en ce sens par un employé, il lui sera probablement très difficile de convaincre un tribunal, éléments de preuve à l’appui, qu’il n’aurait pas pu fournir de mesures d’accommodement à l’employé sans subir une contrainte excessive : […] (Cruden précité, au paragraphe 70, renvoyant à Koeppel c. Canada (Ministère de la Défense nationale), 97 CLLC 230-024, 32 CHRR D/107, aux paragraphes 212 à 228 (TCDP)).

[…]

[121] Comme l’a constaté la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Meiorin, il peut être idéal, du point de vue de l’employeur, de choisir une norme d’une rigidité absolue, mais encore est-il que, pour être justifiée en vertu de la législation sur les droits de la personne, cette norme doit tenir compte de facteurs concernant les « capacités uniques ainsi que la valeur et la dignité inhérentes de chaque personne, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive » (Meiorin, précité, au paragraphe 62).

[122] Pour être claire, je ne dis pas que l’intimée devait assouplir ses normes de sécurité. Cependant, les employeurs doivent faire abstraction des préjugés qu’ils entretiennent à l’égard des employés qui ont des restrictions liées à une déficience et qui ne sont pas en mesure de s’acquitter de toutes leurs tâches, même temporairement. Ils sont tenus de réfléchir à ce qu’un employé pourrait faire et de ne pas simplement rejeter la notion d’adaptation sans même avoir véritablement essayé de travailler avec l’employé.

[…]

[131] Dans le dossier de M. Christoforou, l’intimée n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer son affirmation selon laquelle le plaignant ne pouvait effectuer aucune tâche pour l’intimée, que ce soit dans le parc à camions, pour charger ou décharger les camions, ou même conduire une ou deux journées par semaine. Selon M. Shepley, ce sont toutes des tâches à risque élevé en matière de sécurité et, par conséquent, trop risquées pour le plaignant. Il a ajouté qu’il n’y avait aucune autre tâche que M. Christoforou aurait pu accomplir au moment des faits. Ce dernier ne pouvait pas travailler avec des employés non syndiqués. Il n’était pas formé pour travailler comme répartiteur ni qualifié pour travailler comme mécanicien. Aucun autre élément n’a été présenté pour étayer les prétentions de l’intimée, que ce soit sur la nature du travail ou sur les raisons pour lesquelles ces solutions n’étaient pas raisonnables.

[…]

[136] Certes, l’intimée a refusé de reconnaître que la réduction de la semaine de travail ou des quarts de travail était une option, mais à mon avis, elle n’a pas non plus présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer sa thèse selon laquelle ces options n’étaient pas viables. Elle a de nouveau fait référence aux coûts que devrait supporter l’entreprise si le plaignant était impliqué dans un accident ou si elle perdait ses assurances. Elle n’a pas dit avoir essayé ou envisagé des mesures d’adaptation précises. À mon avis, la preuve qu’elle a présentée sur les conséquences pour son entreprise est minime et hypothétique, et elle ne permet pas de démontrer qu’elle aurait subi une contrainte excessive.

IV. Analyse de la question no 1 – Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination au sens de l’alinéa 7a) de la LCDP?

[20] Bien qu’il fasse état, dans sa plainte initialement déposée auprès de la Commission, de discrimination au sens de l’article 7 de la LCDP, M. Philps n’a pas présenté d’éléments de preuve permettant de penser qu’il y avait eu discrimination selon l’alinéa 7b) (le fait de défavoriser un individu en cours d’emploi) ni avancé d’arguments en ce sens. Par conséquent, la présente décision ne s’intéresse qu’aux allégations fondées sur l’alinéa 7a) de la LCDP.

[21] J’estime que la preuve présentée par M. Philps permet de conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a bien eu discrimination prima facie et, de fait, l’intimée l’a reconnu. Il est évident que M. Philps était atteint d’une déficience, qu’il a été licencié et que cette déficience a été un facteur dans son licenciement. J’en ai conclu que le congédiement de M. Philps était un acte prima facie discriminatoire.

[22] Une fois que la preuve prima facie de discrimination est établie, le fardeau de la preuve incombe par la suite à l’intimée, qui doit démontrer que ses actes étaient justifiés sur le plan juridique. Ainsi, la principale question en l’espèce est celle de savoir si l’intimée peut prouver que sa conduite était justifiée.

V. Analyse de la question no 2 – L’intimée a-t-elle justifié ses actes suivant l’alinéa 15(1)a) de la LCDP en établissant que les normes applicables au poste de M. Philps constituaient une exigence professionnelle justifiée?

[23] Pour faire valoir sa défense fondée sur l’exigence professionnelle justifiée (EPJ), l’intimée s’est appuyée sur le témoignage de M. Wamsteeker, qui assure la supervision de trois importants secteurs de l’entreprise : le transport, la production d’aliments et l’entretien. Au moment de son témoignage, le groupe du transport comptait 26 camionneurs comme M. Philps. Les camions spécialisés de l’intimée comportent 10 ou 11 compartiments distincts permettant le transport de divers types d’aliments. Chaque compartiment peut contenir jusqu’à 3 tonnes d’aliments. Dans son témoignage, M. Wamsteeker a expliqué qu’en plus d’effectuer le transport par camion des aliments jusqu’aux fermes clientes, les camionneurs devaient s’acquitter d’un certain nombre de tâches physiquement exigeantes liées au chargement des aliments dans les compartiments et à leur déchargement.

A. L’employeur a-t-il adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause?

[24] En témoignage, M. Philps a déclaré que la plupart du temps, lorsqu’il se présentait au travail, les aliments qu’il devait livrer aux fermes clientes avaient déjà été chargés dans son camion. Si ce n’était pas le cas, le camion devait être conduit jusqu’à la zone de chargement et le camionneur devait alors grimper sur une plate-forme d’une hauteur d’environ 13 pieds. Il fallait ensuite retirer les couvercles des compartiments et, lorsque le chargement des aliments était terminé, des échantillons étaient prélevés et les couvercles étaient replacés, des tâches qui nécessitaient de se pencher et de soulever des objets lourds.

[25] Au lieu de livraison, sur la ferme du client, le camionneur devait gravir des échelles pour ouvrir les réservoirs de stockage et dresser physiquement l’inventaire des stocks du client en ayant recours à diverses méthodes. Le déchargement des aliments se faisait au moyen du tuyau de succion dont était équipé le camion, grâce à un système à vis d’Archimède; il fallait ainsi ouvrir les trappes situées au bas des compartiments, ce qui exigeait d’exercer une certaine force du fait du poids des aliments en amont. Une fois les aliments déchargés, le camionneur devait gravir l’échelle du camion et utiliser un tuyau à air pour nettoyer le compartiment. Parfois, lors de ce processus de nettoyage, le camionneur devait porter un sac de résidus concassés de 50 livres.

[26] Par ailleurs, d’après les témoignages de M. Philps et M. Wamsteeker, certaines fermes n’offraient pas aux camions tout l’espace nécessaire aux manœuvres. Ainsi, dans un espace restreint, faire demi-tour avec un camion tout en évitant les personnes présentes et les structures de la ferme pouvait représenter une opération délicate.

[27] À l’audience, une analyse des exigences physiques de l’emploi a été produite comme pièce. Le document fait état des diverses tâches de manutention manuelle et d’autres exigences essentielles du poste de camionneur chez Ritchie-Smith. Il y est notamment question de soulever fréquemment des charges de 20 livres près du niveau du sol, de soulever le tuyau de succion (30 livres) au niveau de la taille, de soulever fréquemment des charges de 25 livres au-dessus des épaules et de manipuler des sacs de résidus concassés de 50 livres.

[28] À la lumière de la preuve qui m’a été présentée à l’audience, je suis convaincu que les exigences physiques qui s’ajoutaient à la conduite d’un camion semblaient aller de pair avec la nature de l’entreprise de l’intimée et, par conséquent, étaient rationnellement liées à l’exécution du travail en cause. Ce que M. Philps a dit en témoignage concernant les exigences de l’emploi cadrait largement avec l’analyse des exigences physiques, même s’il a précisé, il est vrai, qu’il était très rarement appelé à porter des sacs de résidus concassés de 50 livres. Quoi qu’il en soit, les exigences physiques énumérées étaient partie intégrante du poste de M. Philps, et aucun aspect de la preuve n’a pu m’inciter à croire que ces normes n’étaient pas rationnellement liées à la conduite de camions pour le compte de l’intimée.

B. L’intimée a-t-elle adopté la norme en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail?

[29] Rien dans la preuve ne laissait croire que l’intimée ait pu établir les normes de mauvaise foi. Je suis persuadé que les exigences d’emploi prévues étaient nécessaires à la réalisation des buts de son entreprise, et qu’elles lui permettaient de s’assurer que ses camionneurs étaient aptes à accomplir leur travail sans risque.

[30] Par conséquent, les deux premiers volets du critère de l’arrêt Meiorin sont remplis.

[31] Le troisième volet du critère de l’arrêt Meiorin consiste à déterminer s’il aurait été possible, pour l’employeur, d’atteindre ses objectifs liés au travail en accordant des mesures d’adaptation à l’employé concerné. Cet aspect, qui renvoie au paragraphe 15(2) de la LCDP, constitue le principal point de discorde en l’espèce. La question au cœur de la présente décision est celle de savoir si, au moment de licencier M. Philps, l’intimée s’était acquittée de son obligation de composer avec celui-ci jusqu’au seuil de la contrainte excessive.

C. La norme était-elle raisonnablement nécessaire pour atteindre ce but ou cet objectif, en ce sens qu’il était impossible de composer avec M. Philps sans subir une contrainte excessive?

[32] Aux fins de l’analyse de cet aspect du critère de l’arrêt Meiorin, j’examinerai dans un premier temps la preuve médicale concernant l’état de santé de M. Philps.

[33] Entre août 2015 et avril 2016, M. Philps a présenté à son employeur dix lettres et rapports distincts rédigés par ses prestataires de soins médicaux au sujet de son état de santé et de son aptitude à reprendre le travail. Ces documents n’allaient pas tous dans le même sens. La première lettre, qui provenait de son médecin omnipraticien, le Dr B.J. Turchen, a été envoyée à M. Wamsteeker le 25 août 2015. La lettre confirmait que M. Philps souffrait toujours de douleurs chroniques au cou qui étaient exacerbées par le port fréquent de charges lourdes et les gestes répétitifs. Selon le Dr Turchen, il paraissait raisonnable que M. Philps effectue un retour progressif au travail dès la semaine suivante, à raison de 3 demi-journées par semaine, pour lui permettre de poursuivre ses traitements de physiothérapie. Il concluait sa lettre sur ces mots : [traduction] « En raison de la lourdeur des tâches dont [M. Philps] m’a fait part quant à son emploi précédent, je ne suis pas certain qu’il sera en mesure de reprendre ce poste à plein temps, mais si ce n’est pas possible, d’autres tâches moins ardues dont il pourrait s’acquitter au sein de votre entreprise pourraient lui être confiées. »

[34] La lettre du DTurchen reposait en partie sur le rapport rédigé par la physiothérapeute de M. Philps, Karolyn Chiasson, en date du 20 août 2015, et également transmis à l’intimée. Mme Chiasson y confirmait que M. Philps continuait de souffrir d’une mobilité réduite au niveau du cou, et qu’il en serait vraisemblablement toujours ainsi. Au sujet de ses tâches, Mme Chiasson s’inquiétait de ce que M. Philps doive tourner la tête, demeurer assis pendant de longues périodes et soulever les bras en l’air. Elle concluait que, pour que le retour au travail de M. Philps soit réussi, il fallait peut-être qu’il s’effectue de manière progressive, avec une augmentation graduelle de ses heures de travail.

[35] Ritchie-Smith n’a pris aucune autre mesure jusqu’à ce que, en date du 18 novembre 2015, M. Wamsteeker écrive à M. Philps une deuxième lettre dans laquelle il accusait réception des lettres du Dr Turchen et de Mme Chiasson. M. Wamsteeker disait s’inquiéter du fait que le retour au travail de M. Philps, peu importe ses modalités, l’expose à de nouvelles blessures. Il signalait aussi que l’intimée n’avait pas réussi à trouver, au sein de l’entreprise, un poste où ce risque ne serait pas présent. M. Philps était une fois de plus invité à présenter un pronostic médical actualisé concernant son aptitude à reprendre le travail.

[36] En réponse, M. Philps a produit la lettre d’un neurochirurgien, le Dr Navraj Heran, qu’il avait consulté sur la recommandation de Mme Chiasson. Évoquant l’état d’engourdissement de la main droite de M. Philps, le Dr Heran laissait entendre que certaines interventions médicales étaient possibles. À la suite de cet avis, M. Philps a consulté le Dr Owen Williamson, de la clinique de traitement de la douleur chronique Jim Pattison, le 2 décembre 2015.

[37] M. Philps a également remis à M. Wamsteeker une nouvelle lettre de Mme Chiasson, datée du 7 décembre 2015. S’appuyant sur les rapports établis par les autres médecins, Mme Chiasson a déclaré qu’à son avis, l’état physique actuel de M. Philps n’était pas permanent. En revanche, elle précisait qu’il n’était toujours pas prêt à reprendre à temps plein l’emploi qu’il occupait avant sa blessure. Elle pensait toutefois que, s’il était possible de lui confier des tâches moins lourdes et de réduire ses heures de travail, il serait probablement apte à retourner au travail moyennant certains aménagements. En conclusion, Mme Chiasson se disait [traduction] « peu encline à affirmer, pour l’instant, que ses capacités fonctionnelles avaient atteint un plateau ».

[38] Dans une lettre datée du 14 décembre 2015, le Dr Turchen a fait le compte rendu suivant à M. Wamsteeker :

[traduction]

M. Philps a été vu récemment par son neurochirurgien, le Dr Heran, et par un spécialiste de la douleur, le Dr Williamson. Certains indices laissent croire qu’il pourrait avoir à subir une autre opération en vue de stabiliser son cou et de diminuer ses douleurs; il y a donc un espoir qu’il parvienne à se rétablir de la douleur. Il est très impatient de reprendre le travail, mais je crois comprendre que Ritchie‑Smith n’a pas d’autre emploi que celui qu’il occupait à lui offrir pour lui permettre de retravailler plus tôt, étant donné qu’il est incapable d’ouvrir les lourds compartiments comme cela est requis dans le cadre de ses livraisons. S’il était possible d’utiliser un système pneumatique au lieu d’un système mécanique à rotation, peut-être pourrait-il reprendre le travail plus rapidement. Quoi qu’il en soit, il lui faut subir des examens plus poussés et possiblement d’autres traitements avant d’être en mesure de reprendre un travail manuel exigeant, et il est difficile de préciser combien de temps cela prendra.

[39] Ritchie-Smith a ensuite écrit à M. Philps le 16 février 2016. La lettre confirmait que les avis donnés par les prestataires de soins de M. Philps avaient incité l’intimée à conclure que rien n’avait changé quant à sa capacité de reprendre le travail dans un proche avenir et que rien n’indiquait s’il y aurait des changements. Dans cette même lettre, M. Wamsteeker informait M. Philps qu’il était mis fin à son emploi. Malgré tout, il invitait M. Philps à soumettre tout document pouvant étayer une conclusion contraire au plus tard le 29 février 2016.

[40] En réponse à cette lettre, M. Philps a fait parvenir à M. Wamsteeker une note télécopiée, manuscrite et non datée pour l’informer qu’il continuait de recevoir des traitements de physiothérapie et qu’il avait bon espoir de pouvoir reprendre le travail. M. Philps a aussi écrit ceci :

[traduction]

Il paraît prématuré de mettre fin à mon emploi à ce stade-ci, car je reçois encore des traitements. Par ailleurs, nous n’avons pas discuté des mesures d’adaptation qui pourraient être prises pour aider mon retour au travail.

Je vous suis reconnaissant de la patience dont vous faites preuve dans ce dossier et je serai heureux de pouvoir en discuter avec vous.

[41] Selon le témoignage de M. Wamsteeker, à la suite de la lettre du 16 février 2016 mettant fin à l’emploi de M. Philps, le syndicat est intervenu pour le compte de ce dernier et son emploi a été temporairement rétabli.

[42] Dans l’intervalle, M. Philps a demandé à ses prestataires de soins d’adresser une nouvelle série de lettres à Ritchie-Smith. Mme Chiasson a produit une lettre datée du 23 février 2016 dans laquelle elle signalait [traduction] « des améliorations, constatées par des mesures objectives, au test de mouvement contrarié de la coiffe des rotateurs gauche, un signe encourageant ». Mme Chiasson ajoutait :

[traduction]

Il demeure incapable de reprendre son travail antérieur à la blessure, mais, si l’employeur avait la possibilité de prendre des mesures d’adaptation, il serait en mesure d’effectuer des tâches plus légères selon un horaire réduit. Les renseignements médicaux actuels n’indiquent pas qu’il ne pourra jamais reprendre son travail d’avant la blessure, mais plutôt que les interventions se poursuivent.

[43] Ritchie-Smith a répondu aux observations précédentes par l’envoi d’une nouvelle lettre à M. Philps datée du 21 mars 2016. Dans cette lettre, M. Wamsteeker déclarait que la lettre de Mme Chiasson ne répondait pas à leur demande. L’employeur avait demandé précisément à recevoir une lettre du médecin de M. Philps établissant son pronostic eu égard à un éventuel retour au travail. La lettre se poursuivait ainsi :

[traduction]

Nous vous donnons une dernière occasion de nous envoyer, au plus tard le 31 mars 2016, une preuve médicale écrite de votre médecin ou votre spécialiste précisant votre état de santé actuel et, en particulier, évaluant votre aptitude à reprendre le travail très prochainement.

À défaut de recevoir cette preuve médicale, nous procéderons à un licenciement sans blâme, comme nous l’avons évoqué dans la lettre du 16 février 2016 relative à votre absence du travail.

[44] En réponse à la lettre de M. Wamsteeker, une dernière série d’observations a été transmise à l’intimée par les prestataires de soins de M. Philps. Ces observations étaient contenues dans une lettre du Dr Turchen datée du 30 mars 2016, une lettre de Mme Chiasson, également datée du 30 mars 2016, et deux rapports du Dr Williamson, le spécialiste de la clinique de traitement de la douleur chronique Jim Pattison, datés du 3 décembre 2015 et du 30 mars 2016.

[45] Dans sa lettre, le Dr Turchen confirmait la conclusion de la physiothérapeute selon laquelle M. Philps était toujours incapable d’exécuter son travail conformément à la description des tâches, notamment de faire pivoter des leviers subissant trois tonnes de pression et d’autres tâches manuelles. Le Dr Turchen laissait entendre que l’installation de [traduction] « sas à air » pourrait permettre à M. Philps de reprendre le travail à un niveau de moindre intensité physique. Cela dit, le Dr Turchen concluait sa lettre sur cette observation : [traduction] « Je ne pense pas qu’il soit apte à reprendre son emploi antérieur à ce stade-ci et il est difficile de savoir s’il le pourra ultérieurement. »

[46] Le rapport du 30 mars 2016 du Dr Williamson comportait la conclusion suivante :

[traduction]

À ce stade-ci, je considère qu’il est peu probable que M. Philps soit en mesure de reprendre ses fonctions précédentes de camionneur dans un avenir prévisible, et je recommanderai qu’il se prête à une évaluation de ses capacités fonctionnelles et de ses aptitudes professionnelles en vue d’un éventuel recyclage pour se trouver un nouvel emploi.

[47] La lettre suivante de l’intimée était celle de M. Wamsteeker, datée du 6 avril 2016, qui mettait fin à l’emploi de M. Philps. Dans cette lettre, M. Wamsteeker accusait réception des récents rapports des prestataires de soins et ajoutait ceci :

[traduction]

Malheureusement, selon notre examen des informations les plus récentes, il semble que vous ne serez pas en mesure de reprendre vos anciennes fonctions de camionneur dans un avenir prévisible. C’est pourquoi nous avons conclu, tel que nous l’avons indiqué dans notre lettre du 21 mars 2016, qu’il était nécessaire de mettre fin à votre emploi à compter du 6 avril 2016.

[48] La question de la conduite de l’intimée, qui doit être appréciée à la lumière de l’information qu’elle avait à sa disposition au moment pertinent, se rapporte au troisième volet du critère de l’arrêt Meiorin et consiste à déterminer s’il peut être démontré qu’il aurait été impossible de composer avec M. Philps sans qu’il en résulte une contrainte excessive.

[49] Lors de l’instruction de la requête préalable à l’audience, l’intimée a demandé au Tribunal s’il comptait tenir pour véridique le contenu des lettres rédigées par les professionnels qui soignaient le plaignant, étant donné qu’il était proposé de les produire en preuve sans en faire témoigner directement les auteurs. Les lettres ont été produites comme pièces, et aucun de leurs auteurs n’a été appelé à témoigner à l’audience. L’intimée jugeait particulièrement préoccupant le fait que certaines recommandations formulées par ces professionnels quant à un possible retour au travail de M. Philps reposaient sur certaines présomptions concernant ses conditions de travail. Cela s’appliquait notamment à la recommandation du Dr Turchen, qui préconisait que Ritchie-Smith envisage l’installation de sas à air sur ses camions afin d’épargner à M. Philps certains efforts physiques.

[50] L’intimée a déposé en preuve l’analyse des exigences physiques du poste de camionneur, et M. Wamsteeker a témoigné, en interrogatoire principal, sur les exigences physiques liées à cet emploi. Il a déclaré que l’installation d’un système à pneumatique n’aurait pas soustrait M. Philps à l’obligation de passer de longues heures en position assise, de regarder régulièrement par-dessus son épaule, de grimper une échelle et d’exécuter d’autres types de tâches exigeantes sur le plan physique. Sur ce point, je préfère le témoignage de l’intimée, que je considère comme étant plus éclairé et complet. Je ne suis pas convaincu que le simple fait d’installer des sas à air aurait permis à M. Philps de surmonter les limitations physiques qui l’avaient empêché de reprendre son travail.

[51] Lors de son témoignage, M. Philps a déclaré que, pendant toute la période où il s’était absenté du travail par suite de son opération, personne chez Ritchie-Smith ne lui avait téléphoné ou ne lui avait parlé directement. On ne lui a jamais demandé de subir une évaluation médicale indépendante ni de remplir des formulaires de l’employeur confirmant ses limitations physiques. Il a seulement reçu les lettres écrites par M. Wamsteeker.

[52] Dans l’arrêt Cruden, la Cour d’appel fédérale a rappelé au Tribunal que la LCDP ne conférait pas aux employés un droit procédural distinct en matière d’adaptation. L’intimée aurait pu faire preuve de plus d’empathie en communiquant avec M. Philps par téléphone ou en l’invitant à se présenter au bureau, surtout au moment où il était envisagé de le licencier. Il aurait été logique qu’elle prie M. Philps de se prêter à un examen médical indépendant, pour que ses capacités soient mesurées par rapport au document d’analyse des exigences physiques de son poste, et qu’elle lui demande de remplir le formulaire d’évaluation qui s’y rattache. En négligeant de se livrer à une analyse plus rigoureuse des besoins de M. Philps, Ritchie-Smith s’exposait au risque de ne parvenir à constituer qu’une très mince preuve pour étayer la conclusion selon laquelle elle ne pouvait répondre aux besoins de M. Philps sans subir de contrainte excessive. (Voir Cruden, au par. 70.)

[53] Je suis persuadé que M. Philps était incapable de reprendre ses fonctions de camionneur chez Ritchie-Smith à l’époque où il a été licencié. La description des exigences physiques de l’emploi qui a été donnée à la fois par M. Philps et M. Wamsteeker confirme que plusieurs aspects de ce travail nécessitaient des efforts physiques dépassant les capacités de M. Philps. Si l’on en croit les limitations explicitement décrites par Mme Chiasson, M. Philps n’était même pas en mesure d’effectuer certaines tâches strictement liées à la conduite du camion, par exemple tourner la tête pour regarder par‑dessus son épaule ou rester assis pendant de longues périodes.

[54] Bien que le Dr Turchen ait initialement laissé entendre que M. Philps serait prêt à reprendre graduellement le travail, la preuve confirme, dans son ensemble, qu’il s’agissait d’une proposition irréaliste. Le poste exige que son titulaire exécute un certain nombre de tâches physiques exigeantes. Les rapports rédigés par ses prestataires de soins permettaient de croire à l’existence d’une certaine fragilité, et il était raisonnable de conclure que M. Philps se serait exposé à de nouvelles blessures, même en ne travaillant que des demi-journées. En outre, étant donné que les limitations physiques de M. Philps nuisaient à la conduite sécuritaire d’un tracteur semi-remorque de très grande dimension, il était raisonnable que l’intimée conclue qu’il pouvait aussi poser un risque pour autrui à l’époque en question. S’il est vrai que M. Philps a déclaré, en réinterrogatoire, qu’il pouvait regarder par-dessus son épaule lorsqu’il conduisait, Mme Chiasson notait en revanche, dans sa lettre du 20 août 2015, que la mobilité de M. Philps était limitée au niveau du cou et qu’il était probable qu’il en soit toujours ainsi. Compte tenu de la preuve disponible à l’époque, il n’était pas déraisonnable que l’intimée conclue que la blessure de M. Philps pouvait l’empêcher de conduire un tracteur semi-remorque.

[55] Il reste à déterminer si Ritchie-Smith aurait ou non pu composer avec M. Philps en l’affectant à un poste adapté à ses capacités physiques. Cette question est plus difficile à trancher, car l’intimée n’a produit que très peu d’éléments de preuve démontrant qu’elle avait fait de réels efforts pour tenter de répondre aux besoins de M. Philps.

[56] Bien que le Dr Williamson ait recommandé de procéder à une évaluation des capacités fonctionnelles et des aptitudes professionnelles de M. Philps, rien n’indique que cela ait été fait. J’en suis par conséquent réduit à devoir me reposer sur le seul témoignage de M. Wamsteeker, lequel a affirmé qu’il n’y avait pas d’autre poste pouvant être offert à M. Philps ou pour lequel il pouvait recevoir une formation. Puisque M. Wamsteeker compte 15 années d’expérience comme gestionnaire des opérations chez Ritchie-Smith, je suis convaincu qu’il a une connaissance approfondie de la plupart des postes et de leurs exigences. Cela dit, son expérience ne signifie pas qu’il avait pleinement connaissance des capacités de M. Philps ni de son potentiel sur le plan professionnel, et il paraît quelque peu insouciant, de la part d’un gestionnaire, de congédier un employé comptant 22 années de service sans effectuer au préalable une évaluation personnalisée.

[57] En contre-interrogatoire, M. Philps a déclaré qu’il souhaitait reprendre le travail et qu’il accepterait volontiers un autre poste, par exemple aux ventes. À un certain moment, il avait présenté à son employeur une liste d’emplois qu’il pourrait occuper, mais, à l’audience, il n’arrivait pas à se rappeler le contenu de cette liste.

[58] Plus tard, lors du contre-interrogatoire, M. Philps a été prié de nommer les autres emplois qu’il aurait pu occuper dans l’usine ou dans les bureaux, compte tenu de son expérience et de ses limitations physiques. M. Philps a mentionné le poste de surveillant d’après-midi ou de nuit. Or, il a bien été forcé d’admettre que ces postes n’existaient pas au moment de son licenciement.

[59] Dans son témoignage, M. Philps a mentionné que lorsqu’il travaillait le samedi, il était répartiteur, une fonction différente de celle de camionneur, qui n’était pas incompatible avec les limitations physiques résultant de son opération. L’intimée a déclaré en témoignage que le poste régulier de répartiteur, qu’un autre employé occupait du lundi au vendredi, exigeait de connaître un programme informatique d’inventaire pour lequel M. Philps n’avait ni formation ni expérience. À cela, M. Philps a rétorqué qu’il n’avait pas à se servir de l’ordinateur pour le travail de répartition qu’il effectuait le samedi.

[60] Ce type de questions pose problème, en ce sens qu’il suppose que c’était à M. Philps de proposer des idées de mesures susceptibles de répondre à ses besoins. Or, je rappelle que l’intimée doit démontrer qu’elle a pris des mesures raisonnables pour composer avec l’employé sans subir de contrainte excessive. Le fardeau de la preuve incombe à l’employeur, puisque c’est lui qui dispose de l’information nécessaire pour démontrer l’existence d’une contrainte excessive. L’employé est rarement, sinon jamais, en mesure d’en démontrer l’absence (Simpsons-Sears, précité, au par. 28). En revanche, l’employé a le devoir d’accepter une mesure d’adaptation raisonnable et ne peut s’attendre à une solution parfaite (Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970 [Renaud], à la page 995).

[61] L’intimée s’est fondée uniquement sur le témoignage de M. Wamsteeker selon lequel M. Philps ne pouvait être affecté à un autre poste chez Ritchie-Smith. M. Wamsteeker a également confirmé qu’il n’avait eu aucune discussion avec M. Philps sur la question des autres postes que Ritchie-Smith était à même de lui proposer ou pour lesquels elle pouvait le former.

[62] Comme je le signale plus haut, il convient de faire une distinction entre une obligation procédurale et une obligation de fond d’offrir des mesures d’adaptation. En effet, même si l’arrêt Cruden établit qu’il n’existe pas de droit procédural distinct en matière d’adaptation sous le régime des lois fédérales, Ritchie-Smith n’a pas réussi à me convaincre qu’elle n’était pas en mesure de composer, d’une manière ou d’une autre, avec les besoins de M. Philps sans subir de contrainte excessive.

[63] Les limitations physiques de M. Philps n’ont jamais été évaluées au regard des critères énoncés dans le document d’analyse des exigences physiques de l’emploi. Il n’a pas été demandé à ses médecins de remplir le questionnaire qui se trouve dans ce document. De même, l’employeur n’a jamais demandé à M. Philps de subir une évaluation médicale indépendante. Ni M. Wamsteeker ni une autre personne, à Ritchie-Smith, n’a téléphoné à M. Philps afin de discuter des autres possibilités qui se présentaient à lui. En clair, l’intimée n’a pas suivi la procédure qu’on serait en droit d’attendre de la part d’un employeur averti. En concluant qu’elle n’était pas à même d’offrir des mesures d’adaptation à M. Philps sans subir de contrainte excessive, l’intimée s’est livrée à des conjectures puisqu’aucun document ne montre qu’elle a fait des efforts pour étayer cette thèse (voir Christoforou, précitée, au par. 136),

[64] J’estime que Ritchie-Smith n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que le fait de composer avec M. Philps d’une manière ou d’une autre lui aurait fait subir une contrainte excessive. Ce n’est pas à M. Philps qu’incombait la responsabilité de concevoir un plan pour la prise de mesures d’adaptation. Ce dernier a déclaré en témoignage qu’il était à tout le moins capable d’effectuer le travail de répartiteur tous les samedis. En réponse, Ritchie-Smith n’a produit aucune preuve tendant à démontrer que, pour lui offrir ce poste, il lui aurait fallu prendre des mesures dépassant le seuil de la contrainte excessive.

[65] Bien que cette considération soit étrangère à mes conclusions, je tiens à souligner que je n’ai pas bien compris pourquoi Ritchie-Smith avait agi avec une telle précipitation pour prendre une décision définitive quant à la situation de M. Philps et à la possibilité de continuer à l’employer. Au cours de l’audience, j’ai demandé à M. Wamsteeker pourquoi il avait voulu arrêter sa décision concernant le maintien en poste de M. Philps dès le mois d’août 2015, soit à peine 7 mois après la survenue de son invalidité. M. Philps était au service de l’entreprise depuis 22 ans. Il touchait alors les prestations d’ILD que lui versait l’assureur de l’intimée, et ces versements auraient probablement duré au moins jusqu’en mai 2017. Essentiellement, j’ai demandé à M. Wamsteeker de m’expliquer d’où venait cet empressement à prendre une décision définitive au sujet de M. Philps à ce moment précis.

[66] M. Wamsteeker a répondu qu’il avait écrit sa lettre d’août 2015 parce qu’il n’avait pas de nouvelles de M. Philps et qu’il comptait sur les employés pour le tenir au courant. Il a déclaré qu’il n’y avait eu aucun élément déclencheur particulier. Sa démarche visait seulement à communiquer avec M. Philps afin de savoir comment il se sentait.

[67] Or, dans sa lettre, M. Wamsteeker a bien évoqué le fait que l’employeur envisageait déjà un licenciement, après seulement 7 mois d’invalidité. Il accordait à M. Philps un délai de deux semaines pour présenter des renseignements d’ordre médical, à défaut de quoi on prendrait d’autres décisions quant à la [traduction] « poursuite de son emploi » d’après ce qu’on comprenait de la situation — à savoir que le plaignant ne reprendrait pas le travail dans un proche avenir —, sans attendre d’autres renseignements de sa part.

[68] J’ai également demandé à M. Wamsteeker si des pressions étaient exercées pour que M. Philps soit officiellement licencié en février 2016. Pourquoi procéder à son licenciement au bout de 13 mois, plutôt que 23, par exemple? M. Wamsteeker a déclaré qu’il n’y voyait aucune raison particulière. D’après l’information médicale reçue jusque-là, il lui semblait peu probable que la situation de M. Philps connaisse un [traduction] « dénouement favorable ».

[69] Ritchie-Smith ne m’a pas convaincu qu’elle avait examiné avec sérieux la demande de mesures d’adaptation de M. Philps. Elle n’a produit aucune preuve quant aux mesures d’adaptation précises qu’elle avait tenté de mettre en place ou sérieusement envisagées. La preuve fait défaut pour ce qui est de démontrer que l’intimée aurait fait quelque effort d’adaptation que ce soit, et encore moins jusqu’au seuil de la contrainte excessive. À mon avis, les conclusions générales tirées par M. Wamsteeker tenaient de la conjecture et sont bien en deçà de ce qui est nécessaire pour démontrer l’existence d’une contrainte excessive. Je dois donc conclure à la responsabilité de l’intimée à cet égard.

VI. Quelles réparations convient-il d’accorder par suite de la discrimination?

[70] Les réparations que prévoit la Loi sont accordées en vertu du paragraphe 53(2). Je vais maintenant déterminer à quelles réparations le plaignant a droit, le cas échéant, étant donné que j’ai jugé fondée la plainte de discrimination pour cause de déficience.

A. Pertes de salaire et dépenses (al. 53(2)c))

[71] Dans son exposé des précisions (« EDP »), M. Philps demande à être indemnisé des pertes de salaire et d’avantages qu’il a subies du 6 avril 2016 jusqu’à la date de l’audience. Ses prétentions relatives aux pertes de salaire posent une difficulté, en ce sens que le Tribunal ne dispose que de peu d’éléments de preuve concernant les tâches qu’il aurait effectuées pour l’intimée s’il avait pu bénéficier de mesures d’adaptation et reprendre le travail. En témoignage, M. Philps a déclaré qu’il avait tenté de travailler comme camionneur à temps partiel pour l’entreprise Bradner Farms, en 2017. Cet emploi n’a pas vraiment été une réussite, parce que du fait de sa déficience, il s’est vu incapable de conduire pendant deux journées consécutives et a rapidement cessé de travailler pour cette entreprise.

[72] Ces informations montrant que M. Philps continuait de souffrir de certaines limitations ont été obtenues après son licenciement. Cet aspect ne permet pas d’expliquer la conduite de l’intimée à l’époque du licenciement, mais il éclaire ma décision sur la question de la réparation (voir Adga Group Consultants Inc. v. Lane, 2008 CanLII 39605 (ON SCDC)). À l’évidence, M. Philps n’était pas en mesure de reprendre son travail de camionneur à temps plein. Par conséquent, il serait inapproprié d’indemniser M. Philps pour le salaire perdu dans cet emploi.

[73] En l’occurrence, il semble particulièrement pertinent de reprendre le passage suivant de l’ouvrage du professeur Waddams, The Law of Damages (aux pages 13 à 30), cité avec approbation par le juge Evans dans l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 2011 CSC 57 :

Si ce montant [le montant de la perte] est difficile à estimer, le tribunal doit simplement faire de son mieux à partir des éléments dont il dispose; évidemment, si la partie demanderesse n’a pas produit une preuve dont on aurait pu s’attendre qu’elle soit produite si la demande était bien fondée, son omission sera interprétée en sa défaveur.

[74] Malheureusement, le Tribunal disposait de peu d’éléments de preuve quant aux mesures qui auraient pu être prises pour répondre aux besoins de M. Philps. Cela dit, il semble que Ritchie-Smith aurait pu, à tout le moins, lui offrir un poste permanent à temps partiel comme répartiteur le samedi.

[75] À défaut de disposer de plus d’éléments de preuve, j’accorde à M. Philps, au titre des pertes de salaire, une somme équivalant à une journée de travail par semaine dans le poste de répartiteur du samedi. Le dernier jour d’audience a eu lieu le 23 septembre 2020. Je conviens d’un lien causal entre l’acte discriminatoire et la perte de salaire jusqu’à cette date; toutefois, M. Philps n’a pas indiqué qu’il réclamait l’indemnisation de ses pertes futures pour la période consécutive à l’audience, pas plus qu’il n’a présenté d’éléments de preuve susceptibles d’étayer une telle réclamation. Par conséquent, le Tribunal ne peut ordonner d’indemnité pour une période subséquente à l’audience et, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Chopra, 2007 CAF 268 [Chopra], le 23 septembre 2020 marque en l’espèce la fin de la période d’indemnisation.

[76] Pour calculer les pertes de salaire, il faut partir du fait que M. Philps effectuait normalement des semaines de 40 heures, réparties sur quatre jours, suivant un horaire en alternance. Il s’ensuit que mon calcul se base sur une journée de travail de 10 heures par semaine, de la date du licenciement à celle de l’audience. Pour la plupart des années visées, le taux horaire a connu une hausse au 1er juillet, passant de 31,52 $ à la date du licenciement à 32,15 $ le 1er juillet 2016, puis à 32,79 $ le 1er juillet 2017 et, enfin, à 33,45 $ le 1er juillet 2018 jusqu’à la date de l’audience.

[77] Ainsi, je suis arrivé à la conclusion qu’entre la date du licenciement et le 30 juin 2016, la perte de salaire correspondait à 14 jours, rémunérés au taux quotidien de 315,20 $, soit 4 412,80 $ au total. Pour la période suivante, qui se termine le 30 juin 2017, j’ai calculé que le salaire correspondait à 52 jours rémunérés au taux quotidien de 321,50 $, pour un total de 16 718 $. Pour la période se terminant le 30 juin 2018, j’ai calculé que le salaire correspondait à 52 jours rémunérés au taux quotidien de 327,90 $, soit 17 050,80 $ au total. Pour la période restante, qui s’échelonne du 1er juillet 2018 à la date de l’audience, j’ai calculé que le salaire correspondait à 116 jours rémunérés au taux quotidien de 334,50 $, pour un total de 38 802 $. Pour l’ensemble de la période de référence, les pertes de salaire totalisent 76 983,60 $.

[78] Quand il doit calculer des pertes de salaire, le Tribunal doit déduire les revenus de diverses sources qu’un plaignant a effectivement touchés pour tenter d’atténuer son préjudice, comme des prestations d’ILD et d’autres revenus d’emploi. En l’espèce, deux montants doivent être déduits du montant brut des pertes de salaire. M. Philps a reçu mensuellement 2 500 $ de prestations d’ILD entre le 6 avril 2016 et le 6 mai 2017, pour un total de 32 500 $. En outre, M. Philps a touché des revenus d’emploi de 8 296 $ en 2017. Je suis d’avis que ces deux montants doivent être déduits de la somme de ses pertes brutes de salaire. Je suis conscient qu’on pourrait plaider que la déduction des prestations d’ILD et des revenus ne devrait toucher que les années 2016 et 2017, mais la différence nette entre les résultats des deux calculs est négligeable et je privilégie la simplicité. Par conséquent, le montant rajusté des pertes de salaire est établi à 36 187,60 $. Par ailleurs, je suis disposé à majorer ce montant de 6 % pour tenir compte des prestations de congé annuel, ce qui le fait passer à 38 358,86 $.

[79] Dans son EDP, M. Philps sollicite également la majoration des montants imposables afin de compenser les incidences fiscales défavorables. Le montant des pertes de salaire sera assujetti à des retenues obligatoires ainsi qu’à l’impôt, et le degré d’imposition sera plus élevé si ce montant est payé en entier en une seule année (2021) au lieu d’être échelonné sur plusieurs. Par conséquent, l’intimée doit verser à M. Philps une somme additionnelle suffisante pour couvrir d’éventuelles obligations fiscales supplémentaires découlant de la façon dont le paiement lui est fait.

[80] M. Philps demande en outre d’être indemnisé pour les frais qu’il a dû engager et qui auraient normalement été couverts par son régime d’avantages sociaux : soins dentaires, médicaments sous ordonnance, primes versées au régime provincial de soins médicaux, rapports des médecins et traitements de physiothérapie. Je suis disposé à rendre une ordonnance relativement à ceux de ces montants qui sont réclamés à bon droit pour la période allant de juin 2016 à la date de l’audience. Les avocats des deux parties ont convenu à l’audience que si je rendais une telle ordonnance, ils s’emploieraient à établir entre eux le montant à verser, mais que je demeurerais saisi du dossier pendant six mois pour trancher la question en cas de besoin.

B. Indemnisation du préjudice moral (al. 53(2)e))

[81] M. Philps affirme avoir éprouvé de la colère et vécu un bouleversement du fait d’avoir été licencié [traduction] « du jour au lendemain », après 22 années de service. Mme Philps a elle aussi expliqué en témoignage que son mari avait été choqué et consterné par ce congédiement inattendu. Il a ressenti tristesse et déception, car il estimait avoir fait preuve de loyauté envers l’entreprise pendant toutes ces années. M. Philps demande au Tribunal de lui accorder le montant maximal autorisé par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP au titre du préjudice moral, soit 20 000 $.

[82] Je suis convaincu que M. Philps devrait être indemnisé, dans une certaine mesure, en vertu de l’alinéa 53(2)e) pour les effets du comportement discriminatoire. Il travaillait depuis longtemps pour l’intimée et touchait des prestations d’ILD lorsque l’entreprise a pris la décision de le licencier sans pouvoir fournir d’explication claire quant au moment choisi. Il était à prévoir que M. Philps serait surpris, choqué et attristé par cette décision. J’estime qu’il s’agissait d’une façon particulièrement insensible de traiter une personne employée depuis 22 ans sans même la convier à un entretien en personne ou au téléphone. En revanche, je considère que l’affaire ne se prête pas à l’adjudication d’une somme se situant à l’extrémité supérieure de la fourchette permise. Par conséquent, le Tribunal ordonne à Ritchie-Smith de verser à M. Philps la somme de 8 000 $ pour préjudice moral suivant l’alinéa 53(2)e) de la LCDP.

C. Indemnité pour acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré (par. 53(3))

[83] M. Philps soutient qu’il devrait aussi se voir octroyer 20 000 $, soit le montant maximal autorisé par le paragraphe 53(3) de la LCDP, pour les actes délibérés ou inconsidérés de l’intimée. Il insiste sur le fait que personne chez Ritchie-Smith ne lui a téléphoné pour lui parler de mesures d’adaptation, qu’il n’y a eu aucune discussion concernant les autres postes pouvant lui être offerts afin de lui permettre de reprendre le travail ni aucun effort pour lui assurer un retour au travail progressif.

[84] Il est étonnant qu’un employeur comme Ritchie-Smith n’ait pas fait preuve de plus de diligence eu égard au licenciement d’un employé comptant 22 années de service. L’entreprise n’a pas commandé d’évaluation médicale indépendante. Elle n’a pas demandé au médecin du plaignant de remplir le formulaire d’évaluation joint à l’analyse des exigences physiques du poste. Elle n’a jamais procédé non plus à l’évaluation des capacités fonctionnelles et des aptitudes professionnelles de l’employé, comme le lui avait recommandé le Dr Williamson. Comme je le mentionne plus haut, c’est l’absence de preuve démontrant que des efforts d’adaptation ont été faits jusqu’au seuil de la contrainte excessive qui m’a amené à conclure qu’il y avait eu discrimination en l’espèce.

[85] J’estime que Ritchie-Smith a géré le licenciement de M. Philps de manière inconsidérée, sans tenir compte des exigences de la LCDP. Il est difficile de dire s’il s’agissait d’une conduite délibérée. Cela dit, le fait de procéder à un licenciement sans communication directe ni effort d’adaptation témoigne certes d’un certain degré d’insouciance. Pour cette raison, le Tribunal accorde 3 000 $ au plaignant en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP.

D. Intérêts (par. 53(4))

[86] Le paragraphe 53(4) de la LCDP autorise le Tribunal à accorder des intérêts. Je me fonde sur le paragraphe 9(12) des Règles de procédure du Tribunal pour rendre une ordonnance déclarant que M. Philps a droit à des intérêts sur l’indemnité ordonnée, intérêts courant du 6 avril 2016 jusqu’à la date du versement de l’indemnité. Il s’agira d’un intérêt simple calculé sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (fréquence mensuelle) pour la période applicable. L’accumulation des intérêts sur l’indemnité accordée au titre de l’alinéa 53(2)e) ne pourra en aucun cas donner lieu à une indemnité totale supérieure au montant maximal qui y est prescrit.

E. Mesures de réparation systémiques

[87] M. Philps sollicite également une ordonnance enjoignant à l’intimée de mettre en place une politique traitant des moyens de s’acquitter de son obligation de répondre aux besoins des employés atteints d’une déficience physique temporaire ou permanente. Je ne pense pas qu’une telle ordonnance soit nécessaire. Les conclusions défavorables exposées dans la présente décision serviront à lui rappeler quelles sont ces obligations. Ritchie-Smith est représentée par des avocats très compétents qui pourront sans nul doute l’aider à remplir convenablement ses obligations à l’avenir.

VII. Conclusion

[88] Pour résumer ma décision, je conclus que l’intimée n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle n’était pas en mesure de composer avec les déficiences physiques de M. Philps sans subir de contrainte excessive.

[89] J’accorde donc à M. Philps les réparations suivantes :

  1. en vertu de l’alinéa 53(2)c), la somme de 38 358,86 $ pour pertes de salaire, sous réserve des impôts et des retenues légales, majorée d’une somme suffisante pour couvrir toute obligation fiscale supplémentaire occasionnée par le paiement forfaitaire de cette somme;
  2. en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, la somme de 8 000 $ pour préjudice moral;
  3. en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP, la somme de 3 000 $ pour conduite inconsidérée;
  4. en vertu du paragraphe 53(4) de la LCDP, des intérêts sur l’indemnité ordonnée;
  5. les frais médicaux engagés et réclamés entre le 1er juin 2016 et le 21 septembre 2020. Les avocats des deux parties tenteront d’établir entre eux le montant exact du paiement.

VIII. Maintien de la compétence

[90] Le Tribunal s’attend à ce que les parties tentent de négocier le règlement de tout différend que les réparations ordonnées sont susceptibles de causer. Cela dit, si les parties ne parviennent pas à résoudre un différend, le Tribunal conserve sa compétence pour statuer sur toute question relative à la quantification ou à la mise en œuvre de l’une quelconque de ces réparations. La partie désireuse d’obtenir l’aide du Tribunal est tenue de signifier et de déposer un avis à cet effet au plus tard six mois après la date de la présente décision. Si le Tribunal ne reçoit pas d’avis dans le délai prescrit, l’ordonnance de maintien de la compétence sera échue et la présente décision deviendra définitive à tous égards.

Signée par

David L. Thomas

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 19 février 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2344/0319

Intitulé de la cause : Robert Philps c. Ritchie-Smith Feeds Inc.

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 19 février 2021

Date et lieu de l’audience : du 21 septembre au 23 septembre 2020

Par vidéoconférence

Comparutions :

Fiona H. McFarlane, pour le plaignant

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Donald J. Jordan et Jessica S. Fairbairn, pour l'intimée

 

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