Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 13

Date : le 18 mars 2021

Numéro du dossier : T2409/6819

 

Entre :

Joshua Dorais

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Forces armées canadiennes

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I. Contexte de la demande

[1] Il s’agit d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») disposant de la requête déposée par les Forces armées canadiennes (l’« intimée » ou « FAC ») visant à exclure le témoignage de M. Robert Claypool, témoin du plaignant, M. Joshua Dorais, avant l’audience.

[2] M. Dorais a déposé une plainte contre FAC le 5 avril 2017 à la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »). Cette plainte a été référée au Tribunal le 19 juillet 2019. M. Dorais allègue avoir été victime de discrimination de la part des FAC au titre des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP ») en refusant de l’enrôler, et ce, en raison de sa déficience.

[3] M. Dorais a l’intention d’appeler M. Claypool comme témoin à l’audience. Il a déposé le 28 septembre 2020 un sommaire de son témoignage, expliquant les éléments sur lesquels le témoignage de M. Claypool portera. L’intimée s’oppose à ce témoignage.

[4] Bien que le Tribunal ait encouragé les parties à tenter de régler la situation entre elles et à remédier aux inquiétudes de l’intimée concernant le témoignage de M. Claypool, elles n’ont pas été en mesure de s’entendre. Le Tribunal a donc émis des directives afin que la question soit traitée à l’aide de représentations écrites.

[5] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal rejette la requête des FAC et autorise le témoignage de M. Claypool.

II. Question en litige

[6] La question en litige est simple :

Est-ce que le Tribunal devrait exclure, en tout ou en partie, le témoignage de M. Claypool, à cette étape-ci des procédures?

[7] Comme l’audience est prévue en avril 2021, le Tribunal doit garder en tête qu’il a peu de temps pour disposer de la demande. La LCDP et les Règles de pratique (les « Règles ») commandent qu’il agisse avec célérité, tout en respectant les principes de justice naturelle (paragraphe 48.9(1) de la LCDP et paragraphe 1(1) des Règles).

[8] En conséquence, le Tribunal se concentrera sur les arguments des parties qu’il juge essentiels, nécessaires et pertinents afin de disposer de la question (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159 (CanLII), au paragraphe 40; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 3 (CanLII), au paragraphe 54).

III. Prématurité de la demande

[9] Les FAC arguent que leur demande visant à exclure le témoignage de M. Claypool n’est pas prématurée. Le Tribunal comprend que les FAC anticipaient une possible objection de la part des autres parties alléguant la nature prématurée de la demande. La Commission a en effet soutenu dans ses observations que la demande était prématurée à ce stade-ci de la procédure.

[10] Malgré l’argument de la prématurité, la demande principale de l’intimée a trait à l’admissibilité du témoignage de M. Claypool. Il s’agit d’une demande particulière, puisque généralement, le Tribunal ne traite pas de l’admissibilité d’éléments de preuve avant audience.

[11] Selon le Tribunal, l’argument de la prématurité est secondaire à la question qu’il doit trancher. En effet, déterminer de la prématurité de la demande ne ferait que repousser le débat sur l’admissibilité de ce témoignage à une étape ultérieure alors que le Tribunal a en sa possession toutes les informations nécessaires lui permettant de trancher la question.

[12] Dans ce contexte, le Tribunal n’a pas l’intention de concentrer son analyse sur la question de la prématurité, puisqu’il peut disposer de la demande des FAC en se fondant sur les autres arguments soulevés par les parties, ainsi que sur les principes de droit devant guider le Tribunal.

[13] Il est de jurisprudence constante que le Tribunal est maître de sa procédure (Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1989 CanLII 131 (CSC), [1989] 1 RCS 560, aux pages 568 et 569) et la règle 3(2)(d) des Règles prévoit justement que le membre instructeur « doit disposer de la requête de la façon qu’il estime indiquée ». Ainsi, le membre instructeur jouit nécessairement d’une discrétion dans la manière dont il traite les requêtes.

[14] À la lumière des représentations des parties, le Tribunal juge qu’il a suffisamment d’information lui permettant de comprendre les enjeux principaux de cette demande. Surtout, le Tribunal détient les représentations de M. Dorais qui viennent spécifiquement circonscrire les fins du témoignage de M. Claypool. C’est le plaignant qui appelle ce témoin; c’est donc lui qui vient circonscrire, dans une certaine mesure, les fondations de son témoignage. Le Tribunal note que les FAC et la Commission auront la possibilité de contre-interroger le témoin, comme le prévoient les principes de justice naturelle et d’équité.

[15] Pour ces raisons, le Tribunal estime nécessaire de trancher la question de l’admissibilité du témoignage de M. Claypool immédiatement et choisit de ne pas se pencher sur l’argument de la prématurité.

IV. Témoignage de M. Claypool

A. Principes directeurs

[16] La règle d’or en matière de divulgation de documents est la même que pour l’admissibilité d’un témoignage: il s’agit de la pertinence potentielle (Malenfant c. Vidéotron s.e.n.c., 2017 TCDP 11 (CanLII), aux paragraphes 27 à 29).

[17] Lorsque les parties anticipent un témoignage, elles doivent non seulement identifier le témoin en question, mais aussi fournir un sommaire de son témoignage. Elles résument et annoncent au Tribunal et aux autres parties la nature du témoignage (Règle 6(1)(f) des Règles).

[18] Le Tribunal peut assigner les témoins et les contraindre à comparaître et à témoigner devant lui (alinéa 50(3)a) de la LCDP). Néanmoins, l’acte d’assigner un témoin n’est pas un acte purement administratif (Schecter c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2005 TCDP 35 (CanLII), au paragraphe 21 [Schecter]; Association canadienne des employés de téléphone c. Bell Canada, 2000 CanLII 20416 (TCDP) [ACET]).

[19] À cet effet, le Parlement a spécifiquement octroyé au membre instructeur un pouvoir d’assignation et de contrainte à témoigner. Comme il est prévu à l’alinéa 50(3)a) de la LCDP, le membre a le pouvoir :

[…] d’assigner et de contraindre les témoins à comparaître, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte, au même titre qu’une cour supérieure d’archives;

[20] Les termes employés par le législateur militent en la faveur d’une discrétion appartenant au membre instructeur à ce sujet, en ce qu’il détient le pouvoir d’assigner, et ce, s’il le juge indispensable à l’examen de la plainte (Schecter et ACET, précitées). Au contraire, si le membre juge que le témoignage n’est pas indispensable, il a donc la discrétion de ne pas assigner le témoin.

[21] Comment le membre instructeur peut-il déterminer de l’indispensabilité d’un témoignage? C’est ici que la règle d’or devient importante : il doit y avoir une pertinence, un lien, entre la preuve qu’une partie tente d’obtenir par le témoignage d’un témoin et un fait, une question de droit ou une réparation qui sont liés à la plainte. La pierre angulaire demeure l’existence de cette pertinence, du lien rationnel, entre les témoignages anticipés et la plainte (Schecter, au paragraphe 21).

[22] Il est aussi reconnu que les témoignages, tout comme les documents inclus dans la divulgation, n’ont pas pour buts d’être spéculatifs : il ne s’agit pas d’une « partie de pêche » lors de laquelle une partie peut appeler un nombre illimité de témoins ou présenter des témoignages qui ne sont pas pertinents au litige. Les témoignages ne doivent pas être redondants et ne doivent pas s’éloigner de l’essence du litige (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2010 TCDP 29 (CanLII), au paragraphe 9).

[23] Cela étant précisé, et dans le cas actuel, les FAC invitent le Tribunal à analyser, à l’avance, l’admissibilité du témoignage de M. Claypool. Elles invoquent cinq (5) grands motifs appuyant le rejet anticipé de son témoignage, c’est-à-dire (1) qu’il s’agit d’une preuve de faits similaires, (2) que le témoignage n’est pas pertinent, (3) que sa valeur probante ne l’emporte pas sur le préjudice causé, (4) qu’il s’agit d’une distraction et (5) qu’il existe une collusion entre le témoin potentiel et le plaignant.

[24] En matière d’admissibilité de la preuve, la membre Kirsten Mercer a effectué une analyse approfondie des principes phares, directeurs, qui guident le Tribunal dans son analyse de l’admissibilité d’un élément de preuve (Clegg c. Air Canada, 2019 TCDP 4 (CanLII), aux paragraphes 63 et suivants [Clegg]).

[25] Elle a résumé ces 4 grands principes au paragraphe 84 de sa décision :

[84] Compte tenu de l’approche générale décrite plus tôt à propos de l’admissibilité d’une preuve devant le Tribunal, ce dernier, confronté à une question portant sur l’admissibilité d’une preuve, examinera si :

a) la preuve est pertinente;

b) l’admission de la preuve concorde avec les principes de justice naturelle et d’équité procédurale;

c) la valeur probante de la preuve a moins de poids que son effet préjudiciable;

d) il y a un empêchement à l’admission de la preuve, y compris l’examen des paragraphes 50(4) et 50(5) de la Loi.

[26] C’est en gardant à l’esprit ces principes que le Tribunal procédera à son analyse.

B. Analyse

[27] Le principal argument des FAC est que le témoignage de M. Claypool est inadmissible. Selon elles, ce témoignage n’a que peu, voire aucune, valeur probante pour le litige et son admission serait potentiellement hautement préjudiciable pour elles.

[28] Les FAC arguent que la preuve que veut introduire M. Dorais constitue une preuve de faits similaires et que ce type de preuve est présumé inadmissible. Elles estiment aussi que c’est à la partie qui veut introduire ce genre de preuve à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la valeur probante de l’élément de preuve dépasse les effets préjudiciables qu’il peut avoir sur les autres parties. Elles croient que la preuve de M. Claypool a pour seule fin de démontrer la propension des FAC à commettre des actes spécifiques.

[29] Les FAC comprennent que l’intention de M. Dorais est que M. Claypool discute de la mise en place des nouvelles mesures adoptées par les CAF pour corriger certaines situations discriminatoires dans leur processus de recrutement. Selon elles, un tel témoignage n’est pas nécessaire, puisque leurs propres témoins seront mieux placés pour discuter des politiques de recrutement et qu’ils pourront être contre-interrogés par M. Dorais et la Commission s’ils le désirent.

[30] FAC soumettent également que le témoignage de M. Claypool n’a pas de lien avec la plainte de M. Dorais, n’est pas pertinent puisque la plainte se concentre sur l’expérience personnelle du plaignant lorsqu’il a tenté de s’enrôler à nouveau dans l’armée. Le témoignage de M. Claypool ne serait donc pas pertinent dans ce contexte.

[31] La Commission, quant à elle, estime que la preuve est, au contraire, pertinente afin de traiter, entre autres choses, du nouveau processus de recrutement mis en place par les FAC. Ce processus inclut une entrevue individuelle, ce qui est expliqué par les FAC dans leur exposé des précisions amendé. La Commission précise que M. Claypool a tenté de s’enrôler à nouveau dans l’armée lorsque le nouveau système était en place, alors qu’il n’y était pas lorsque M. Dorais a tenté de s’enrôler. Néanmoins, la candidature de M. Claypool a été rejetée en raison de son syndrome de stress post-traumatique (« SSPT »), comme celle de M. Dorais, et l’entrevue individuelle ne lui a jamais été offerte.

[32] La Commission ajoute que le témoignage de M. Claypool est aussi pertinent au litige en ce qu’il suggère que les FAC rejettent superficiellement les candidats ayant un historique passé ou présent de SSPT. Cela appuie alors l’existence de discrimination systémique dans ce type de situation. Selon elle, il ne s’agit pas là d’une preuve de faits similaires.

[33] Elle précise que le témoignage de M. Claypool n’a pas pour fin de démontrer que puisque les FAC auraient fait preuve de discrimination à son endroit, elles l’auraient nécessairement fait envers M. Dorais lorsqu’il a tenté de s’enrôler à nouveau dans l’armée en 2016. Son témoignage se rattache davantage au « pattern » déployé par l’intimée dans son processus de recrutement à l’égard des personnes ayant un historique de SSPT.

[34] M. Dorais, quant à lui, énonce clairement dans ses observations que son intention d’appeler M. Claypool comme témoin ne vise qu’à parler de l’expérience celui-ci lorsqu’il a tenté de s’enrôler à nouveau dans l’armée. Il réitère que les limites du témoignage de M. Claypool sont strictement définies dans le résumé de témoignage du 28 septembre 2020. Il estime que ce témoignage apporte une preuve contextuelle plutôt qu’une preuve de faits similaires.

[35] M. Dorais ajoute que les FAC appelleront des témoins qui viendront parler des mesures qui ont été mises en place en matière de recrutement. De plus, M. Dorais estime que le contenu de l’une des lettres de refus de M. Claypool semble appuyer cette tendance de l’intimée à catégoriquement rejeter les candidats qui ont, tout comme lui, un historique de SSPT. Il ajoute que la nature de sa plainte est, jusqu’à un certain degré, systémique.

[36] Les FAC ont réitéré leur désaccord quant à cet aspect dans leur réplique et maintiennent que la plainte de M. Dorais n’est qu’individuelle, et non systémique.

[37] Il est évident que les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si la plainte de M. Dorais comporte des aspects systémiques ou non. Le Tribunal reviendra sur cet aspect ultérieurement dans sa décision.

[38] Cela dit, bien que la plainte puisse ou non contenir des aspects systémiques, la question fondamentale demeure, rappelons-le, celle de la pertinence. Est-ce que le témoignage de M. Claypool, tel que décrit dans le sommaire de son témoignage, est pertinent au litige?

[39] Selon les observations soumises quant à cette requête, les exposés des précisions des parties et le sommaire du témoignage de M. Claypool, le Tribunal considère que le témoignage de ce dernier est effectivement pertinent au litige.

[40] L’intimée estime que le plaignant et la Commission n’ont pas démontré que la valeur probante de son témoignage supplante les effets préjudiciables qui lui seraient causés. L’argument majeur des FAC est que le témoignage de M. Claypool serait une preuve de faits similaires. Comme cette preuve est généralement inadmissible, c’est alors à la partie qui veut l’introduire de démontrer que l’effet préjudiciable ne l’emporte pas sur sa valeur probante.

[41] Toutefois, les FAC n’ont pas convaincu le Tribunal qu’il s’agit effectivement d’une preuve de faits similaires. Le Tribunal a réitéré dans Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 4 (CanLII), au paragraphe 69, ce que constitue généralement la preuve de faits similaires :

[69] La preuve de faits similaires est importée du droit criminel et son admissibilité est considérablement limitée et restreinte tant en droit criminel que civil. Comme l’a rappelé le Tribunal dans sa décision Hewstan c. Auchinleck, D.T.7/97, 27 août 1997, aux pages 2 et 3 :

Les témoignages sur des gestes antérieurs de l'intimé similaires à ceux qui lui sont reprochés peuvent être admis en preuve sous réserve que leur valeur probante excède le préjudice qu'ils sont susceptibles de causer (R. c. Morin 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 RCS 345). La preuve de faits similaires doit faire état de faits semblables à ceux en cause dans l'affaire et non pas simplement démontrer une propension de l'accusé. A défaut d'une telle pertinence, la preuve de faits similaires n'est pas recevable.

[Souligné dans l’original]

[42] Il appert que le témoignage de M. Claypool ne vise pas à établir que puisque ce dernier aurait vécu de la discrimination, M. Dorais aurait nécessairement vécu de la discrimination lui aussi. D’autre part, l’intimée a affirmé dans son exposé des précisions amendé qu’elle a mis en place un processus de recrutement qui inclut, entre autres, une entrevue individuelle dans les cas où une candidature soulève des inquiétudes. Ainsi, elle soutient qu’elle a individualisé le processus et qu’elle considère les renseignements médicaux soumis par chaque candidat. M. Dorais confirme que c’est exactement ce sur quoi M. Claypool témoignerait, comme l’indique son sommaire de témoignage.

[43] Les FAC affirment que certains de leurs témoins pourront être contre-interrogés à ce sujet. Le Tribunal croit que M. Dorais doit aussi avoir l’occasion de présenter ses arguments pleinement et entièrement à ce sujet et qu’il doit lui être permis de présenter des éléments de preuve à l’encontre des allégations des FAC (paragraphe 50(1) de la LCDP). Si les FAC estiment que ses témoins pourront être contre-interrogés à ce sujet, pourquoi M. Dorais ne devrait-il pas avoir l’occasion de présenter ses propres éléments de preuve à ce sujet, notamment par le truchement du témoignage de M. Claypool?

[44] Dans leur réplique, les FAC reviennent à la charge et expliquent ce qu’elles comprennent des intentions de M. Dorais : elles croient qu’il veut démontrer que les FAC n’auraient pas mis en œuvre leurs nouvelles mesures de recrutement. Le Tribunal comprend que M. Claypool abordera ce sujet quant au processus de recrutement de l’intimée lors de son témoignage.

[45] Quant à la question des effets préjudiciables pour l’intimée, les FAC n’ont pas convaincu le Tribunal qu’ils supplantent la valeur probante du témoignage de M. Claypool. Si l’intimée estime que des documents supplémentaires doivent être divulgués, il lui est loisible d’amender sa liste de documents et de les divulguer. Il reste encore du temps avant l’audience qui débute le 6 avril 2021, ce qui permet aux parties de fournir les efforts nécessaires afin de finaliser la divulgation de la preuve.

[46] D’autre part, l’audience est aussi prévue pour sept (7) jours, comme entendu entre le Tribunal et les parties à la suite de l’évaluation du dossier et du temps requis pour le compléter. Cela semble amplement suffisant pour compléter le dossier, incluant le témoignage de M. Claypool.

[47] Maintenant, une fois que M. Claypool aura témoigné sur les éléments qui sont inclus dans son sommaire du témoignage, les parties auront le loisir d’accompagner le Tribunal dans sa compréhension de la preuve, du poids à y accorder et des conclusions qu’il devrait tirer. Le Tribunal ne déterminera pas, à cette étape-ci, le poids à accorder au témoignage de M. Claypool ni ne tirera de conclusions quant à cette preuve qui, rappelons-le, n’a pas encore été présentée. Le témoignage de M. Claypool n’a pas encore été testé à l’audience et lorsque le Tribunal aura entendu l’ensemble de la preuve, il sera en mesure d’évaluer le poids qu’il doit accorder à chaque élément de preuve. À ce stade-ci, le Tribunal ne fait que conclure que la preuve est généralement pertinente et admissible et qu’il n’existe aucune raison justifiant son exclusion préalable à l’audience. De plus, le Tribunal ne trouve aucune limitation à l’admissibilité du témoignage qui soit liée à la justice naturelle, l’équité procédurale ou toute autre limitation prévue par la loi (Clegg, précité).

[48] D’autre part, l’argument des FAC voulant que le témoignage de M. Claypool distrairait le Tribunal de son mandat, n’est pas convaincant. Le Tribunal est très bien en mesure de circonscrire les éléments de preuve qui lui seront présentés et d’évaluer le poids à leur accorder. M. Dorais a été spécifique quant aux fins du témoignage de M. Claypool, il n’appert pas qu’il s’agit là d’une tentative visant à distraire le Tribunal d’une quelconque façon. La preuve qui sera possiblement présentée ne semble pas non plus spéculative ni redondante.

[49] L’argument de l’intimé voulant qu’il existe de la collusion entre M. Dorais et M. Claypool n’est pas non plus convaincant à cette étape-ci. En effet, cet argument relève davantage de l’évaluation de la crédibilité et de fiabilité du témoignage que de sa pertinence ou de son admissibilité générale. Si l’intimée veut présenter au Tribunal ce type d’argument, elle pourra toujours le faire à l’audience, et ce, à la lumière de la preuve présentée.

[50] Finalement, bien que le Tribunal ait suffisamment d’éléments lui permettant de déterminer que le témoignage de M. Claypool est pertinent, que sa valeur probante est plus importante que les effets préjudiciables qui pourraient en découler et qu’il n’existe aucune autre limitation justifiant son exclusion, il n’en demeure pas moins qu’il existe une profonde mésentente entre les parties quant à l’aspect systémique de la plainte de M. Dorais. En effet, la Commission et M. Dorais soutiennent que la plainte comporte des aspects systémiques en raison des politiques de recrutement adoptées par les FAC et qui ont un impact sur l’enrôlement des personnes ayant un historique de SSTD ou de dépression.

[51] C’est l’intimée qui, d’entrée de jeu, dans ses observations relatives à la présente décision sur requête, argue que la plainte de M. Dorais est individuelle et n’est pas systémique. La Commission estime, quant à elle, que la plainte comporte au contraire un aspect systémique et que le témoignage de M. Claypool pourrait éclairer le Tribunal à ce sujet. Enfin, M. Dorais croit que sa plainte comporte, en quelque sorte, un aspect systémique.

[52] Considérant la nature de la question et, surtout, puisque les parties ont fourni des observations détaillées à cet effet dans le cadre de la présente décision sur requête, le Tribunal estime nécessaire d’aborder cet aspect afin d’éviter toute confusion à l’audience. Le Tribunal croit qu’il peut trancher cette question tout en respectant les principes de justice naturelle et l’équité procédurale (paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la LCDP).

[53] Le Tribunal est d’accord avec les FAC lorsqu’elles soutiennent que la plainte de M. Dorais, en elle-même, est individuelle. Cela dit, une plainte « individuelle » n’est pas nécessairement opposée à une plainte « systémique » ;autrement dit, il est tout à fait possible qu’une plainte individuelle inclue certains aspects qui soient de nature systémique. De plus, il est aussi reconnu que le Tribunal peut très bien entendre la plainte d’un individu et ordonner des mesures réparatrices au titre de l’article 53 de la LCDP qui aient des effets systémiques (Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, 2019 TCDP 21 (CanLII), aux paragraphes 24 à 26).

[54] Dans Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du trésor), 1991 CanLII 387 (TCDP), à la page 9, le Tribunal écrivait :

Par ailleurs, le concept de la discrimination systémique est axé sur les formes de discrimination les plus subtiles, comme l’a dit le juge en chef Dickson dans CN c. Canada (Commission des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, aux pages 1138 et 1139. Il est fondé sur la reconnaissance du fait que les mœurs sociales et culturelles de longue date transmettent des présomptions de valeur qui contribuent à créer de la discrimination sous des formes totalement ou presque entièrement voilées et inconscientes.

[55] Dans la décision Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 23 (CanLII), au paragraphe 73, le Tribunal mentionnait aussi que :

[73] Récemment, dans la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz métropolitain inc., 2008 QCTDP 24 [Gaz métro QCTDP], conf. par 2011 QCCA 1201, le Tribunal des droits de la personne du Québec a défini la discrimination systémique comme suit :

[36] [...] la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination.

[Non souligné dans l’original.]

[56] La Commission mentionne certains de ces aspects systémiques dans son exposé des précisions, notamment au paragraphe 59, lorsqu’elle fait référence à une règle d’exclusion générale chez les FAC pour tous les individus ayant un diagnostic de SSTD ou de dépression. M. Dorais y fait aussi référence dans sa réplique amendée, notamment aux paragraphes 5 et 6. La Commission a repris les mêmes arguments dans ses observations relatives à la présente décision sur requête, aux paragraphes 10 et 11 et M. Dorais a fait de même, aux paragraphes 4 et 5 de ses observations.

[57] L’intimée, quant à elle, argue que la plainte n’est pas systémique, mais répond spécifiquement aux allégations de la Commission quant à cette règle d’exclusion générale pour les individus ayant un historique de SSTD ou de dépression (voir son exposé des précisions amendé aux paragraphes 23 et suivant). Les FAC répondent aux allégations, se défendent, et assurent qu’elles n’ont pas mis en place une politique d’exclusion générale pour ces individus.

[58] Le Tribunal rappelle aussi que M. Dorais a inclus dans sa plainte l’article 10 de la LCDP, qui concerne les actes discriminatoires liés à des lignes de conduite ou des politiques. Bien qu’il ne soit pas possible de tirer une règle générale à cet effet, l’article 10 de la LCDP est ordinairement invoqué au soutien de plaintes ayant un caractère systémique. Cela tombe sous le sens puisque l’article 10 se concentre sur les lignes de conduite ou les politiques en elles-mêmes qui seraient susceptibles d’annihiler les chances d’emploi et d’avancement d’un individu ou d’un groupe d’individus.

[59] À la lecture des arguments de la Commission et de M. Dorais, le Tribunal comprend qu’ils estiment que les FAC ont mis en place des politiques et/ou des lignes de conduite qui annihilent les chances d’emploi et d’avancement des personnes ayant un historique de SSTD ou de dépression. Le Tribunal comprend que c’est ce à quoi fait référence la Commission lorsqu’elle emploie les termes [translation] « politique générale d’exclusion ». Les FAC, plutôt que de plaider que les allégations de discrimination systémique ne faisaient pas partie de la plainte de M. Dorais, ont choisi de répondre aux arguments de la Commission et de M. Dorais dans leur exposé des précisions amendé.

[60] Bien que les parties ne soient pas d’accord à ce sujet et qu’elles aient des points de vue différents sur la question, le Tribunal considère que la question de la discrimination systémique est bel et bien devant lui et qu’il pourra donner l’occasion à toutes les parties de présenter leur preuve et leurs arguments à cet effet lors de l’audience.

V. Décision

[61] Pour ces motifs, le Tribunal rejette la requête des FAC et autorise le témoignage de M. Claypool lors de l’audience, tel que décrit dans le sommaire du témoignage déposé le 28 septembre 2020 par le plaignant.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 18 mars 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2409/6819

Intitulé de la cause : Joshua Dorais c. Forces armées canadiennes

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 18 mars 2021

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Joshua Dorais , pour lui même

Caroline Carrasco et Sarah Chenevert Beaudoin, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Jennifer Lee and Samantha Gergely , pour l'intimée

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