Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 3

Date : le 25 janvier 2021

Numéros des dossiers : T2397/5619; T2487/4420; T2462/1920

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Joey Toutsaint

- et -

West Coast Prison Justice Society

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


I. APERÇU

[1] La présente décision sur requête fait droit à la requête du Service correctionnel du Canada (le « SCC ») visant à ce que les plaintes de Joey Toutsaint soient instruites en même temps, et sur la base du même dossier de preuve, que la plainte dans le dossier West Coast Prison Justice Society c. Le Service correctionnel du Canada. M. Toutsaint, la West Coast Prison Justice Society (la « WCPJS ») et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») s’étaient tout d’abord opposés à cette demande, mais ils consentent aujourd’hui à l’approche proposée par le SCC, à condition que les parties continuent faire en sorte que l’instance progresse de manière efficace et rationnelle.

II. CONTEXTE

[2] M. Toutsaint, un Autochtone, est un détenu sous responsabilité fédérale qui purge actuellement une peine d’une durée indéterminée. Déclaré délinquant dangereux, il est classé à sécurité maximale. M. Toutsaint allègue que le SCC a fait preuve de discrimination à son égard en fonction de son handicap, de son origine nationale ou ethnique, de sa race ou de sa religion, et que certains employés du SCC l’ont maltraité et harcelé. Il affirme en outre qu’un certain nombre de politiques et de pratiques du SCC affectent dans une mesure disproportionnée les détenus atteints de troubles de santé mentale en général, et ceux d’entre eux qui sont autochtones en particulier. Il s’agit notamment des politiques et pratiques du SCC sur l’accès aux thérapies, sur l’accès aux pratiques culturelles et spirituelles autochtones et à des traitements culturellement adaptés pour les Autochtones, sur le placement en isolement préventif et en périodes d’isolement prolongées et surle recours à la force. M. Toutsaint a également déposé une plainte distincte pour représailles. La Commission a demandé au Tribunal d’instruire les deux plaintes de M. Toutsaint dans le cadre d’une seule instance, car les allégations et les questions en litige sont essentiellement les mêmes du point de vue des faits et du droit.

[3] En plus des réparations individuelles, M. Toutsaint et la Commission demandent un certain nombre de mesures systémiques tendant à modifier les politiques et pratiques du SCC à l’égard des détenus atteints de troubles de santé mentale en général, et de ceux parmi eux qui sont autochtones, en particulier.

[4] La WCPJS administre une clinique d’aide juridique destinée aux détenus fédéraux et provinciaux sous le nom de Prisoners’ Legal Services, laquelle agit à titre de représentante juridique de M. Toutsaint. La plainte de la WCPJS a été déposée au nom des détenus [traduction] « placés sous la garde du SCC qui ont des troubles mentaux ». Il y est allégué que le SCC exerce à l’encontre des détenus une discrimination fondée sur la déficience, la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion pour ce qui touche le classement de sécurité, l’accès aux traitements, le recours à l’isolement préventif et l’usage de la force. La plainte s’appuie largement sur les expériences vécues par M. Toutsaint au cours de son incarcération, ainsi que sur celles de deux autres détenus sous responsabilité fédérale.

QUESTION EN LITIGE

[5] Y a-t-il lieu pour le Tribunal d’instruire la plainte de M. Toutsaint conjointement avec celle de la WCPJS, sur la base d’un dossier consolidé? Cette façon de procéder favorisera‑t‑elle la célérité de la procédure, et permettra-t-elle d’éviter les instances multiples et de réduire le risque de résultats contradictoires, sans porter préjudice aux parties?

MOTIFS

[6] L’instruction des plaintes doit se faire de façon expéditive, dans le respect des principes de justice naturelle (paragraphe 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP ») et alinéa 1(1)c) des Règles de procédure du Tribunal).

[7] Le Tribunal peut ordonner une instruction commune des plaintes s’il le juge à propos eu égard aux faits et au droit (Lattey c. Compagnie de Chemin de fer canadien Pacifique, 2002 CanLii 45928, aux paragraphes 11 et 12 [Lattey]).

[8] Pour prendre la décision d’instruire ou non des plaintes conjointement, le Tribunal doit prendre en compte les éléments suivants :

1. L’intérêt public qu’il y a à éviter la multiplicité des procédures, y compris la réduction des coûts, des délais, des inconvénients pour les témoins, du besoin de répéter la preuve et du risque de parvenir à des résultats contradictoires;

2. Le préjudice que pourrait causer aux intimés une instruction commune, notamment en raison du prolongement de la durée de l’audience pour chaque intimé, étant donné la nécessité d’examiner des questions propres à l’autre intimé, ainsi que du risque de confusion que pourrait engendrer la présentation d’éléments de preuve n’ayant peut-être pas rapport aux allégations mettant en cause particulièrement l’un ou l’autre intimé;

3. L’existence de questions de fait ou de droit communes.

Lattey, précitée, au paragraphe 13.

[9] Ces facteurs n’étant pas en soi exhaustifs, le Tribunal déterminera au cas par cas s’il convient d’instruire les plaintes communément (Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2020 TCDP 12 (CanLII), au par. 17). La jonction des plaintes ne requiert pas qu’elles soient tout à fait identiques (voir Andrews c. Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2011 TCDP 22, au par. 10).

[10] Le SCC fait valoir que les éléments de preuve, les questions juridiques et les faits qui sont pertinents relativement aux politiques et pratiques alléguées du SCC seront essentiellement les mêmes dans les deux plaintes, et qu’il y a un fort chevauchement des parties, des éléments de preuve et des questions de fait et de droit. Il soutient qu’une instruction commune permettra d’éviter les risques de résultats contradictoires sur les mêmes questions de preuve, de fait et de droit, ainsi que les répétitions, et qu’elle sera plus expéditive et plus rentable, à la fois pour les parties et pour le Tribunal. Enfin, le SCC prétend qu’une instruction commune ne causera aucun préjudice, puisque les plaintes se situent essentiellement au même stade de la procédure devant le Tribunal. Aucune date d’audience n’est fixée.

[11] La Commission et les plaignants consentent à la demande du SCC, même s’ils avaient d’abord exprimé des réserves face au risque que la procédure intentée par WCPJS ralentisse celle de M. Toutsaint.

[12] J’estime que l’application des facteurs énoncés dans la décision Lattey à ces plaintes milite en faveur d’une instruction commune reposant sur un dossier commun. Premièrement, il est selon moi dans l’intérêt public d’éviter les chevauchements à tous les stades de la procédure, y compris à l’égard d’un processus de divulgation susceptible d’exiger un temps considérable et beaucoup de ressources. Deux instances distinctes contraindraient les parties et leurs avocats à répéter le même travail dans le cadre d’instructions parallèles, ce qui aurait des conséquences importantes en termes de ressources et de coûts. Il est également dans l’intérêt du plaignant particulier et du public de faire progresser les dossiers à l’étape de l’audience le plus rapidement possible.

[13] Je conviens également que l’instruction commune écartera le risque de preuves et de conclusions contradictoires sur le même, ou essentiellement le même, comportement présumé. D’après les renseignements dont je dispose, il semble que les plaintes se chevauchent largement quant aux allégations de discrimination systémique. Bien que les parties n’aient pas encore déposé un exposé des précisions dans le dossier de la plainte de la WCPJS, la plainte elle-même renvoie à un certain nombre de politiques et de pratiques du SCC, de sorte que les changements demandés à titre de réparations reproduiraient ou recouperaient vraisemblablement ceux que réclame M. Toutsaint dans ses plaintes.

[14] Deuxièmement, les parties consentent à une instruction commune, et je ne relève aucun préjudice pour l’une ou l’autre dans le fait de procéder ainsi à ce stade. Les plaintes se situent essentiellement au même stade de la procédure du Tribunal. Les parties à la plainte de M. Toutsaint ont déposé leurs exposés des précisions respectifs, mais elles devront les réviser de manière à y inclure les allégations concernant sa plainte pour représailles. Aucun exposé des précisions n’a été déposé dans la plainte de la WCPJS.

[15] Le processus de divulgation de la preuve est déjà en cours dans la plainte de M. Toutsaint relativement aux expériences qu’il a vécues au cours de son incarcération. Des documents de politique ont également déjà été échangés, ce qui fera avancer le processus conjoint. Une audience unique éviterait également à M. Toutsaint et à d’autres témoins d’avoir à témoigner à deux reprises et dans le cadre de deux audiences distinctes sur un grand nombre de mêmes allégations.

[16] Troisièmement, il y a d’importants chevauchements quant aux questions de fait ou de droit, malgré certaines divergences entre les plaintes de M. Toutsaint et celle de la WCPJS. Selon moi, ces divergences ne l’emportent pas sur les avantages de procéder conjointement à ce stade-ci. Comme le reconnaît le SCC dans ses documents de requête, la plainte de M. Toutsaint comporte des allégations individuelles qui peuvent être propres à son expérience et ne pas constituer de la discrimination systémique. Par contre, les éléments de preuve apportés par M. Toutsaint concernant ses expériences en cours d’incarcération pourraient bien être pertinentes pour les allégations plus larges que la WCPJS avance dans sa plainte représentative.

[17] En outre, la plainte de la WCPJS renferme des allégations sur les délais de traitement des demandes d’accès à l’information qui ne sont pas explicitement soulevées dans la plainte de M. Toutsaint. La plainte de la WCPJS pourrait aussi faire intervenir des questions liées à l’étendue de la compétence du Tribunal. Nous aborderons ces questions dans le cadre de la gestion de l’instance, et examinerons comment gérer les difficultés susceptibles de découler des divergences relevées.

Divulgation

[18] Même si je fais droit à la requête du défendeur, je répondrai à la préoccupation initialement exprimée par le plaignant et la Commission, à savoir que l’instruction de la plainte de M. Toutsaint, y compris le processus de divulgation, risque d’être ralentie par l’ampleur et la portée de la plainte de la WCPJS.

[19] Au cours des étapes initiales de l’instruction des plaintes, une partie pourra demander la modification de la présente ordonnance si elle estime que la jonction des plaintes en une instruction unique et la mise en commun du processus de divulgation lui portent préjudice ou la ralentissent indûment..

[20] L’intimé fait valoir que la portée des renseignements qui ont été demandés dans le cadre du processus de divulgation lié à la plainte de M. Toutsaint en ce qui concerne les allégations d’ordre systémique, coïncide avec l’objet de la plainte de la WCJPS. Bien que la pertinence potentielle de ces renseignements reste à déterminer, et que d’autres facteurs puissent militer contre une divulgation aussi large, le SCC affirme qu’il est difficile d’imaginer ce qu’on pourrait encore demander, relativement à la plainte de la WCJPS, qui n’ait pas déjà été demandé au titre de la plainte de M. Toutsaint.

[21] Les réparations demandées par M. Toutsaint et la Commission sont larges et pourraient, dans les deux cas, entraîner un processus de divulgation long et complexe. La Commission a confirmé que M. Toutsaint et la Commission avaient précisé et restreint leurs demandes de divulgation afin que l’affaire soit traitée de la manière la plus expéditive possible, et qu’on évite la production de documents volumineux qui ne sont pas potentiellement pertinents à la plainte.

[22] Je prends acte du fait que la portée des demandes de divulgation dans le cadre des plaintes de M. Toutsaint a été restreinte. Mais si ces mêmes demandes sont réintroduites dans le contexte de la plainte de la WCPJS, M. Toutsaint ne sera pas plus avancé.

[23] Je reconnais que la demande d’instruction commune présentée par le SCC repose sur la tenue d’un seul dossier et la mise en commun du processus divulgation des documents. J’en déduis que les parties ne chercheront pas à introduire des demandes de divulgation sensiblement plus larges dans le cadre de la plainte de la WCPJS. Ayant convenu que les plaintes se chevauchent, les parties ont toutes consenti à procéder ainsi, y compris celles qui s’étaient auparavant inquiétées des retards éventuels pour M. Toutsaint. La Commission indique pour sa part que, compte tenu de la vulnérabilité de M. Toutsaint et de la nécessité de passer sans délai à l’étape de l’audience dans l’intérêt de sa santé, leur consentement à tous deux à la jonction des dossiers tient pour acquis que les parties continueront à favoriser l’efficacité de la procédure et à rationaliser le processus de divulgation. En outre, le SCC fait observer qu’il ne demande pas que les dossiers soient entièrement regroupés ou fusionnés en une seule procédure où seraient présentés des exposés des précisions consolidés. Les facteurs ci-dessus devraient empêcher que les préoccupations de M. Toutsaint relativement à l’instruction commune des plaintes se concrétisent.

[24] Vu l’engagement déclaré des parties à procéder de manière aussi rationnelle que possible, je suis disposée à faire droit à la requête du SCC. Mais la plainte de M. Toutsaint doit aller de l’avant. S’il advient que la jonction des dossiers nuit au cheminement de M. Toutsaint ou d’une autre partie vers la tenue d’une audience, je réviserai la présente décision en fonction du stade de la procédure et des autres facteurs dont je dois tenir compte. La portée et l’ampleur de la plainte de la WCPJS, déposée [traduction] « au nom des détenus placés sous la garde du SCC qui ont des troubles mentaux », ne doivent pas primer sur l’intérêt de M. Toutsaint à faire instruire et régler sa plainte. À mon avis, il est également dans l’intérêt public de veiller à ce que les plaintes individuelles pour atteintes présumées aux droits de la personne soient instruites et réglées rapidement.

[25] Au vu de ce qui précède, et avec le consentement des parties, le Tribunal instruira conjointement les plaintes de M. Toutsaint et la plainte de la WCPJS. J’accepte également les conditions, proposées par l’intimé et acceptées par les autres parties, énoncées dans l’ordonnance ci-après.

Prochaines étapes

[26] Dans sa réponse à la requête, la Commission propose que les parties se rencontrent afin de discuter d’une nouvelle façon de procéder et d’un échéancier concernant le processus conjoint. Les parties sont priées de transmettre leurs propositions, y compris les dates pour le dépôt des exposés des précisions et la divulgation, au plus tard le 5 février 2021. Le calendrier proposé par les parties doit tenir compte du fait que le plaignant et la Commission ont demandé à ce que l’instance avance aussi rapidement que possible, compte tenu de la vulnérabilité du plaignant et de ses problèmes de santé.

III. ORDONNANCE

[27] La requête du SCC est accordée. Les plaintes de M. Toutsaint et celle du WCPJS seront instruites conjointement, selon les conditions suivantes :

1. M. Toutsaint et la WCPJS déposeront leurs propres exposés des précisions;

2. Un seul et même processus de divulgation des documents aura lieu pour les deux plaintes. Les parties favoriseront l’efficacité de la procédure et mèneront le processus de divulgation de manière aussi rationnelle et efficace que possible;

3. Le même échéancier s’appliquera aux plaintes et elles seront instruites ensemble, sur la base du même dossier de preuve.

[28] La proposition conjointe des parties, y compris les dates pour le dépôt des exposés des précisions et la divulgation, doit être transmise au plus tard le 5 février 2021.

[29] Sur réception des exposés des précisions, ou à la demande des parties, le Tribunal organisera une conférence téléphonique préparatoire pour traiter des questions de divulgation en suspens, des listes de témoins et du calendrier de l’audience, ainsi que de toute question procédurale que les parties pourraient vouloir régler afin d’assurer le déroulement efficace de l’instance.

[30] La présente décision sur requête peut être révisée, et la requête réouverte si la mise en commun des plaintes de la manière indiquée ci-dessus fait craindre des retards.. Les parties peuvent demander de revenir à des instructions séparées pour ce motif.

[31] Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 janvier 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2397/5619; T2487/4420; T2462/1920

Intitulé de la cause : Joey Toutsaint c. Service correctionnel du Canada et West Coast Prison Justice Society c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 25 janvier 2021

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Jennifer Metcalfe et Nicole Kief, pour les plaignants

Daphne Fedoruk, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Banafsheh Sokhansanj, pour l'intimé

 

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