Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human
Rights Tribunal

Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien
des droits de la personne

Référence : 2020 TCDP 38

Date : le 8 décembre 2020

Numéro du dossier : T1817/4712

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Geevarughese Johnson Itty

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada

l’intimée

 

Décision sur requête

 

 

Membre : Olga Luftig

 

 



I. La requête du plaignant

[1] M. Geevarughese Johnson Itty, également connu sous le nom de M. Johnson Itty (le « plaignant »), demande au Tribunal d’admettre deux documents en preuve. L’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC » ou l’« intimée ») s’oppose à leur admission. La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») n’a pas participé à l’audience et n’a pas présenté non plus d’observations au sujet de cette requête.

[2] Les deux documents sont les suivants :

  1. une lettre du 4 juillet 2011 de Patti Bordeleau, alors directrice générale de la Direction des relations de travail et de la rémunération de l’intimée, adressée à un enquêteur de la Commission (la « lettre de Mme Bordeleau »), qui contient une déclaration sur la destruction de documents se rapportant à la plainte; il s’agit du document A5‑25 du volume III du cahier de preuve documentaire conjoint et confidentiel des parties (le « cahier de preuve documentaire conjoint et confidentiel »);

  2. une lettre du 28 février 2012 de Marc Thibodeau, alors directeur général de la même direction, adressée à John Chamberlain, gestionnaire de la Commission (la « lettre de M. Thibodeau »), qui contient également des déclarations concernant la destruction ou la conservation de documents se rapportant à la plainte; il s’agit du document A5-26 du cahier de preuve documentaire conjoint et confidentiel.

[3] Lorsqu’il est fait mention des deux lettres ensemble dans la présente décision, l’expression « les deux lettres » est employée.

[4] Les deux lettres traitent de la conservation, de la destruction et de l’existence de certains documents de l’intimée.

II. Le contexte de la plainte

[5] Le plaignant a déposé la plainte auprès de la Commission le 20 janvier 2010. La Commission a renvoyé la plainte au Tribunal le 24 avril 2012.

[6] Le plaignant soutient que, dans le cadre du programme de formation des recrues pour les points d’entrée (le FORPE), auquel il a participé du 24 novembre 2008 au 5 février 2009, l’ASFC a fait preuve à son égard de discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne [1] (la « Loi »). Il soutient également qu’en se fondant sur les mêmes motifs, l’intimée a fait preuve de discrimination systémique au sens de l’article 10 de la Loi [2] .

[7] Pour les besoins de la présente décision uniquement, voici un très bref sommaire du contexte de la plainte.

[8] En 2007, le plaignant, qui est un citoyen canadien naturalisé né en Inde, était à l’emploi de l’Agence du revenu du Canada. Il a présenté sa candidature au poste d’agent des services frontaliers (« ASF ») auprès de l’intimée. Il a franchi avec succès la première étape de sélection et a été invité à prendre part au programme FORPE, d’une durée de neuf semaines, à titre de stagiaire (les stagiaires sont aussi appelés recrues ou candidats). Le groupe du plaignant comptait 16 ou 17 stagiaires.

[9] L’intimée évalue les stagiaires du programme FORPE à deux occasions pendant le programme. Ces évaluations sont appelées étapes de détermination. L’étape de détermination I (l’« étape D-I ») a lieu après la première série de cours et l’étape de détermination II (l’« étape D-II »), après la deuxième série. Les stagiaires doivent franchir avec succès les deux étapes pour faire partie du bassin des personnes admissibles à un poste d’ASF. Ils sont évalués par des employés de l’ASFC qui ont reçu une formation d’évaluateur. Ceux-ci évaluent les stagiaires lors de mises en situation dans lesquelles des acteurs professionnels jouent le rôle de voyageurs et les stagiaires, celui de l’ASF.

[10] Il n’est pas contesté que le plaignant a franchi avec succès l’étape D-I.

[11] Après cette étape, le plaignant a suivi la deuxième série de cours, ceux de l’étape D‑II, puis des évaluateurs l’ont évalué au moyen d’une autre série d’examens écrits et de mises en situation. Pendant l’évaluation, les évaluateurs ont consigné des observations sur la prestation de chaque candidat.

[12] Le plaignant n’a pas réussi l’étape D‑II et n’a pas pu intégrer le bassin de candidats potentiels d’ASF.

III. Le contexte procédural pertinent et la chronologie de l’audience à ce jour

[13] D’abord, il importe de souligner que le Tribunal a rendu dans le cadre de la présente instruction une série d’ordonnances de confidentialité qui régissent certains documents et les témoignages s’y rapportant, conformément à l’article 52 de la Loi [3] .

[14] L’audience a commencé le 14 août 2017. Les deux parties étaient représentées par un avocat. La Commission n’a pas participé à l’audience. Le plaignant a terminé la présentation de sa preuve le 17 août 2017 et l’intimée, le 12 mars 2020.

[15] Ces retards ont été causés par de nombreux événements, notamment l’octroi, en août 2017, d’une demande d’ajournement contestée; le besoin du Tribunal de trancher une requête déposée en décembre 2018 au sujet de la communication de documents non expurgés [4] ; le délai accordé à l’intimée pour chercher des documents concernant le fait qu’elle aurait détruit certains autres documents liés à la plainte; le besoin du Tribunal d’examiner l’objection de l’intimée à l’admission en preuve d’une lettre du 19 mai 2011 envoyée par l’enquêteur de la Commission au conseiller principal en relations de travail de l’ASFC pour lui demander des documents et des renseignements (la « lettre annotée de l’enquêteur de la Commission ») [5] .

[16] Une fois que cette objection a été réglée par une décision sur requête rendue dans une lettre du 11 février 2020 envoyée aux parties (la « lettre-décision de février 2020 »), l’audience a repris le 9 mars 2020 et l’intimée a terminé la présentation de sa preuve le 12 mars 2020.

[17] Pendant l’audience, le plaignant n’a jamais demandé l’admission en preuve de l’une ou l’autre des deux lettres, les documents A5-25 et A5-26. L’intimée n’a pas interrogé ses témoins à leur sujet et n’a pas présenté les lettres en preuve non plus.

[18] Le 12 mars 2020, les parties ont sollicité ensemble un ajournement afin de préparer leurs plaidoiries et observations finales. Le même jour, elles ont également avancé qu’elles tenteraient de parvenir à une entente sur les documents qui devraient être admis en preuve. Le Tribunal a ajourné l’audience.

[19] Depuis, les parties ont convenu que, vu l’impossibilité de tenir des audiences en personne pendant la pandémie de COVID-19, vu certains autres problèmes technologiques et eu égard à la longueur prévue de leurs observations, elles présenteraient leurs plaidoiries et observations finales par écrit. Le Tribunal a approuvé.

[20] En avril 2020, les parties se sont entendues sur tous les documents à produire comme pièces, sauf en ce qui concerne l’admission en preuve des deux lettres, à laquelle l’intimée s’est opposée.

[21] Le 4 mai 2020, le plaignant a déposé une requête pour faire admettre les deux lettres en preuve, en se fondant sur les observations exposées ci-dessous.

IV. La question en litige

[22] Le Tribunal devrait-il admettre les deux lettres en preuve, ou l’une d’elles?

V. Les observations des parties

A. Les observations du plaignant

[23] Voici un résumé des observations formulées par le plaignant au soutien de sa requête.

[24] D’abord, le plaignant a expliqué comment il interprétait le paragraphe 9(4) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04) (les « Règles »), qui dispose qu’à la fin de l’audience, le Tribunal retire des cahiers de preuve documentaire des parties les documents qui n’ont pas été présentés pendant l’instance. Cette procédure correspond à la façon dont le Tribunal a expliqué sa norme au sujet du dossier de la preuve dans ce que le plaignant appelle une « directive » datée du 13 janvier 2017, que le greffe du Tribunal a envoyée aux parties.

[25] Le plaignant a ensuite cité la décision sur requête Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TCDP 2 [Premières Nations 2014], dans laquelle le Tribunal a admis en preuve des documents qui n’avaient été présentés à aucun témoin et a assoupli l’interprétation du paragraphe 9(4) des Règles. Dans cette décision, le Tribunal a souligné qu’il admettrait en preuve les documents présentés par un témoin au cours de sa déposition ou mentionné par un avocat au cours de sa plaidoirie (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 75).

[26] Le plaignant souligne qu’en vertu du paragraphe 50(3) de la Loi, le Tribunal, étant maître de sa propre procédure, a le pouvoir d’admettre les éléments de preuve ou les renseignements que le membre instructeur ou le tribunal estime indiqués, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire. Selon le plaignant, ce pouvoir couvre l’admission en preuve d’un document sans qu’il soit nécessaire d’appeler un témoin pour qu’il témoigne à son sujet, ainsi que le Tribunal l’a reconnu dans la décision Clegg c. Air Canada, 2019 TCDP 4 [Clegg], au paragraphe 93.

[27] Dans le contexte des deux lettres, le plaignant souligne que l’intimée ne les lui a communiquées que le 18 octobre 2019, conformément à l’ordonnance de divulgation de 2019.

[28] De plus, le témoin a expliqué que ce n’est que lorsqu’il a reçu la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission, document commenté plus longuement ci-après, qu’il a compris que les deux lettres étaient pertinentes quant à la question de la destruction de documents par l’intimée. La lettre annotée de l’enquêteur de la Commission a « fait la lumière » sur la destruction de certains documents par l’intimée et mentionnait l’une des deux lettres. Cependant, l’intimée n’a divulgué la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission que le 4 décembre 2019, soit après que son témoin Annie Roy eut témoigné le 25 novembre 2019 au sujet de la destruction de documents. Le plaignant n’a donc compris l’importance des deux lettres que lorsqu’il a lu la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission, après le témoignage de Mme Roy.

[29] Selon le plaignant, il serait équitable que le Tribunal admette en preuve les deux lettres pour les raisons suivantes :

  • a) leur authenticité ne soulève aucune question;

  • b) l’intimée a divulgué les deux lettres longtemps après que le plaignant a terminé la présentation de sa preuve et le plaignant ne devrait pas subir de préjudice du fait qu’il n’a pas présenté les documents à un témoin plus tôt pendant l’audience;

  • c) les deux parties ont mentionné la lettre de Mme Bordeleau dans leurs observations de décembre 2019 concernant l’admission en preuve de la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission;

  • d) l’intimée a eu l’occasion de présenter les deux lettres en preuve pendant le témoignage de Mme Roy et ne l’a pas fait.

  • e) Il ne serait pas inéquitable à l’endroit de l’intimée d’admettre les deux lettres en preuve, parce que l’intimée a eu la possibilité de [traduction] « clarifier ou d’expliquer toute conclusion ou inférence défavorable pouvant découler »des deux lettres.

[30] Enfin, le plaignant fait valoir que les deux lettres sont [traduction] « [] directement pertinentes » et ont [traduction] « [] une très grande valeur probante quant à la question de la destruction d’éléments de preuve ».

B. Les observations de l’intimée

[31] Voici un résumé des observations de l’intimée que le Tribunal considère comme pertinentes à l’égard de son opposition à l’admission des deux lettres en preuve.

[32] De façon générale, l’intimée soutient que l’admission des deux lettres en preuve irait à l’encontre de l’équité procédurale et de la justice fondamentale et lui causerait un préjudice excessif. La pertinence des deux lettres a moins de poids que le préjudice que leur admission causerait à l’intimée.

[33] Le plaignant cherche à faire admettre les deux lettres en preuve dans le seul but de demander au Tribunal de tirer une inférence défavorable au sujet de la destruction de certains documents du programme FORPE.

[34] De plus, l’intimée croit que les décisions sur requête rendues précédemment par le Tribunal dans la présente instruction indiquent que les deux lettres ne font pas partie du dossier. L’intimée soutient qu’elle avait le droit de se fonder sur ces décisions lorsqu’elle a déterminé la façon de faire valoir sa cause. Elle ajoute que l’admission en preuve des deux lettres à ce stade‑ci aurait pour effet de modifier la portée des allégations du plaignant, ce qui serait fondamentalement inéquitable et préjudiciable pour elle.

[35] L’intimée se fonde également sur le paragraphe 9(4) des Règles, selon lequel un document figurant dans un cahier de preuve documentaire ne devient un élément de preuve que lorsqu’il est présenté à l’audience et admis en preuve par le membre instructeur (soulignement de l’intimée). L’intimée souligne que les deux lettres n’ont jamais été présentées à l’audience.

[36] En conséquence, selon l’intimée, le fait que les avocats des parties ont simplement mentionné le document A5-25 dans leurs observations écrites relatives à une requête précédente n’est pas suffisant pour le faire admettre en preuve. L’intimée soutient que, dans la lettre-décision de février 2020 du Tribunal, la membre a affirmé qu’elle n’avait pas tenu compte du document A5-25 ni des observations formulées à son égard pour en arriver à sa décision et a précisé que le document ne faisait pas partie de la preuve.

[37] L’intimée a formulé les commentaires suivants au sujet de l’interprétation du plaignant de la décision Premières Nations 2014, précitée :

a) Le plaignant a cité hors contexte la décision Premières Nations 2014. Dans cette affaire, vers le milieu de l’audience et avant de présenter sa preuve, l’intimée a mentionné qu’elle avait trouvé environ 50 000 documents qui étaient potentiellement pertinents et qu’elle devait divulguer. Cette situation est entièrement différente de celle de la présente instruction, étant donné que la présentation de la preuve est terminée en l’espèce.

b) La Société de soutien a déposé une requête afin de demander au Tribunal de déclarer admissibles en preuve tous les documents récemment obtenus de l’intimée pour faire preuve de leur contenu sans qu’il soit nécessaire de citer des témoins pour les reconnaître ou les authentifier, et de déclarer que le paragraphe 9(4) des Règles de procédure du Tribunal ne s’appliquait pas à l’instance (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 58).

c) Le Tribunal a refusé d’admettre les documents en bloc et a décidé qu’il continuerait à examiner l’admissibilité des documents au cas par cas. Le Tribunal a refusé d’écarter l’application des exigences du paragraphe 9(4) de ses Règles de procédure, mais il a assoupli ces exigences en élargissant les moyens par lesquels un document serait réputé avoir été « présenté » en preuve.

d) Cependant, le Tribunal a également reconnu, dans cette même décision, que ces exigences assouplies pouvaient mener à un manquement à l’équité procédurale pour les autres parties (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 76). En conséquence, le Tribunal devait « garanti[r] le respect des principes de justice naturelle » (ibid.). Le Tribunal pouvait prendre « les mesures curatives qui s’imposent » (ibid., au paragraphe 77) relativement à tout préjudice ainsi occasionné. Ces mesures pouvaient comprendre le fait de « [] cit[er] d’autres témoins à comparaître et [de] produi[re] des éléments de preuve documentaire additionnels, conformément au principe de l’équité procédurale. » (ibid.).

[38] L’intimée a ajouté que le plaignant avait cité hors contexte la décision Clegg, précitée, lorsqu’il a fait valoir que cette décision permettait d’affirmer qu’aucun témoin n’est nécessaire pour que le Tribunal admette un document en preuve. Dans la décision Clegg, le Tribunal a reconnu que l’interprétation libérale de son régime de présentation de la preuve lui a permis de déroger à l’obligation d’appeler un témoin en vue d’authentifier un document, citant à l’appui la décision Premières Nations 2014 (Clegg, précité, au paragraphe 93). Néanmoins, une des raisons pour lesquelles le Tribunal a exclu le document en cause dans la décision Clegg était le fait que l’admission du document sans que son auteur soit appelé à témoigner serait inéquitable pour l’intimée dans cette instruction‑là (Clegg, précité, au paragraphe 95).

[39] Dans la présente affaire, l’intimée ne conteste pas l’authenticité des deux lettres et explique donc que l’observation formulée dans la décision Clegg, selon laquelle il n’est pas toujours nécessaire d’appeler un témoin pour authentifier un document, n’est pas pertinente en l’espèce.

[40] L’intimée soutient également que le plaignant aurait pu présenter les deux lettres au témoin de l’ASFC, Mme Roy, s’il avait voulu le faire à l’époque. Effectivement, l’intimée a divulgué les deux lettres au plaignant le 18 octobre 2019. L’intimée a fourni la déclaration de témoignage anticipé de Mme Roy le 16 novembre 2019 et celle-ci a témoigné le 25 novembre 2019.

[41] Mme Roy a témoigné au sujet de la politique de l’intimée en matière de conservation et de destruction de documents et au sujet des mesures que l’intimée a prises pour se conformer à l’ordonnance de divulgation de 2019 du Tribunal. Le sujet de son témoignage n’était pas une surprise pour le plaignant, car l’intimée lui avait remis la déclaration de témoignage anticipé de Mme Roy, qui précisait qu’elle témoignerait au sujet de la conservation et de l’élimination des documents concernant les camarades de classe du plaignant. Néanmoins, le plaignant n’a posé aucune question en contre-interrogatoire à Mme Roy au sujet des deux lettres, même s’il avait l’occasion de le faire. C’était selon la décision stratégique de l’avocat du plaignant, et il doit l’accepter à ce stade-ci de l’instruction.

[42] L’intimée ajoute qu’en ne présentant pas les deux lettres à Mme Roy en contre‑interrogatoire, le plaignant a privé celle-ci de la possibilité de les commenter. En raison de cette même omission, l’intimée n’a pas eu la possibilité, en réinterrogatoire, de demander à Mme Roy de clarifier, d’étoffer ou d’expliquer ses réponses au sujet des deux lettres.

[43] L’intimée a également soutenu que, pendant son témoignage, Mme Roy [traduction]« [] a mentionné qu’une inférence défavorable » découlant de la destruction de certains documents « [] n’est pas justifiée ». Mme Roy était un témoin crédible et rien ne permettrait au Tribunal de discréditer son témoignage. L’intimée soutient que, pour tirer une inférence défavorable de la destruction de certains documents, le Tribunal devrait mettre en doute la parole de Mme Roy. L’intimée ajoute qu’il serait [traduction] « [] fondamentalement inéquitable de discréditer » le témoignage de Mme Roy alors qu’elle n’a pas eu la possibilité de commenter les deux lettres sur lesquelles le plaignant veut fonder son argument.

C. Les observations en réplique du plaignant

[44] Voici un résumé des observations en réplique du plaignant.

[45] Le plaignant veut demander au Tribunal de déterminer s’il y a eu destruction d’éléments de preuve et faire valoir que celui-ci devrait tirer une inférence défavorable de la destruction des documents en litige. De plus, si le Tribunal les admet en preuve, le plaignant a l’intention d’inclure les deux lettres dans ses observations et plaidoiries finales à ce sujet.

[46] Le plaignant ajoute que le Tribunal est l’entité autorisée à tirer des conclusions sur la conduite de l’intimée et que, dans ces circonstances, les opinions ou les conclusions de Mme Roy à ce sujet ne sont pas concluantes.

[47] Le plaignant ajoute qu’aucune des parties n’a déposé ses observations et son argumentation finales, de sorte que, si les deux lettres sont admises en preuve, chacune des parties aura la possibilité de commenter la pertinence et l’importance que le Tribunal devrait leur donner.

[48] Le plaignant soutient que la destruction de documents par l’intimée est depuis longtemps une question en litige dans la présente plainte, comme le Tribunal l’a souligné dans son ordonnance de divulgation de 2019. En conséquence, soutient le plaignant, l’admission des deux lettres, qui mentionnent cette destruction de documents, n’élargirait pas la portée de la plainte. Les deux lettres sont pertinentes quant au conflit de longue date qui oppose les parties en ce qui concerne la destruction par l’intimée d’une partie des documents relatifs aux camarades de classe du plaignant.

[49] Le plaignant ajoute que la lettre-décision de février 2020 du Tribunal n’a pas décidé de l’admissibilité de l’une ou l’autre des deux lettres.

[50] En ce qui a trait au préjudice excessif qui serait causé à l’intimée si les deux lettres étaient admises en preuve, du fait que Mme Roy n’a pas eu la possibilité de les commenter, le plaignant soutient que Mme Roy n’était ni l’auteure ni la destinataire des deux lettres et qu’il n’y a pas lieu de présumer qu’elle aurait pu témoigner à leur sujet. Le plaignant ajoute que Mme Roy n’a pas témoigné au sujet d’une participation quelconque à la destruction des documents précis concernant les camarades de classe du plaignant, qui a eu lieu en 2011‑2012. En conséquence, étant donné que Mme Roy n’a pas participé directement à la destruction de ces documents, le plaignant croit que le Tribunal n’a pas à conclure que Mme Roy n’est pas crédible avant d’admettre les deux lettres en preuve afin de décider s’il y a lieu de tirer une inférence défavorable de la preuve ou de trancher la question de la destruction d’éléments de preuve.

VI. Analyse

A. L’argument du plaignant selon lequel les deux lettres devraient « rester au dossier »

[51] Dans ses documents relatifs à la requête, l’avocat du plaignant a soutenu à plusieurs reprises que les deux lettres devraient [traduction] « rester » au dossier (p. ex., à la page 3) et qu’elles devraient être « conservées dans le dossier » (p. ex., à la page 7). Je ne sais pas s’il s’agit d’un malentendu, d’une erreur ou d’un mauvais choix de mots. Quoi qu’il en soit, le Tribunal souligne que le plaignant a présenté une requête visant à faire admettre les deux lettres en preuve précisément parce qu’elles ne font pas partie du dossier. En fait, dans sa lettre-décision du 11 février 2020, le Tribunal a précisé que, même si les deux parties avaient utilisé le mot « pièce » pour désigner la lettre de Mme Bordeleau dans leurs observations de décembre 2019 sur la question de savoir si le Tribunal devrait admettre en preuve la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission, la lettre de Mme Bordeleau n’avait pas été présentée en preuve à cette date. En conséquence, elle ne faisait pas partie du dossier et ne peut « rester » au dossier, à moins que le Tribunal en décide autrement.

B. Observations préliminaires sur la règle de common law régissant l’admissibilité

[52] Tant dans ses observations initiales que dans sa réplique au soutien de sa requête, le plaignant a fait valoir que le Tribunal devrait admettre les deux lettres en preuve, parce qu’elles sont visées par les deux exceptions à la règle de common law interdisant la preuve par ouï-dire. Cependant, les règles relatives à l’admissibilité qui découlent de l’ensemble des règles de common law ne sont pas appliquées à la lettre dans les instances du Tribunal.

[53] J’estime que les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

Le paragraphe 50(2) de la Loi stipule :

(2) [Le membre instructeur] tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.

Le sous-alinéa 50(3)c) de la Loi stipule :

(3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir : []

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire.

Le paragraphe 50(4) de la Loi stipule :

(4) Il ne peut admettre les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires.

Le paragraphe 50(5) de la Loi stipule :

(5) Le conciliateur n’est un témoin ni compétent ni contraignable à l’instruction.

[54] Je conclus donc que le paragraphe 50(2), l’alinéa 50(3)c) et les paragraphes 50(4) et 50(5) de la Loi ont pour effet combiné d’autoriser le Tribunal à admettre des éléments en preuve indépendamment des règles qui régissent leur admissibilité devant un tribunal judiciaire, sous réserve des restrictions énoncées aux paragraphes 50(4) et 50(5).

[55] Dans la décision Premières Nations 2014, précitée, le Tribunal a souligné que le pouvoir discrétionnaire dont il est investi en vertu de l’alinéa 50(3)c) de la Loi lui permettait « de recevoir et d’accepter des éléments de preuve par ouï-dire » (au paragraphe 68).

[56] Ce large pouvoir discrétionnaire est assujetti aux seules restrictions suivantes :

  • a) ne peuvent être admis en preuve les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires;

  • b) ne peuvent être admis en preuve des éléments présentés par un conciliateur nommé pour régler une plainte;

  • c) l’admission d’éléments en preuve ne doit pas aller à l’encontre de l’obligation fondamentale qu’a le Tribunal de garantir l’équité procédurale telle que la prévoient les paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la Loi (ibid., au paragraphe 67).

[57] En conséquence, dans la présente décision, le Tribunal n’analyse pas les arguments du plaignant concernant le ouï-dire en ce qui a trait à l’admissibilité des deux lettres.

[58] Bien que les arguments du plaignant sur le ouï-dire ne soient pas pertinents quant à l’admissibilité des deux lettres, si celles-ci sont admises en preuve, les arguments en question pourront être pertinents quant au poids que le Tribunal devrait leur accorder.

C. Les conclusions que le Tribunal doit tirer dans la présente décision

[59] Je suis d’avis qu’eu égard aux circonstances et qu’à cette étape de l’audience, alors que les deux parties semblent avoir terminé la présentation de leur preuve, le Tribunal doit répondre aux questions suivantes pour trancher la requête du plaignant :

Dans la négative, je devrai répondre aux questions suivantes pour décider s’il y a lieu de les admettre ou non en preuve :

[60] Pour trancher ces questions, je me fonderai également sur le paragraphe 50(1) de la Loi, qui énonce que « le membre instructeur [] instruit la plainte []; il donne [aux parties] la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations ». En d’autres mots, le Tribunal doit donner à toutes les parties la possibilité pleine et entière de faire valoir leurs arguments.

(i) Les deux lettres ont-elles déjà été présentées en preuve à l’audience?

[61] Comme je le mentionne plus haut, le plaignant soutient que les deux lettres font déjà effectivement partie de la preuve. Le paragraphe 9(4) des Règles dispose que, « [à] défaut du consentement des parties, un document figurant dans un cahier de preuve documentaire ne peut devenir un élément de preuve tant qu’il n’a pas été présenté à l’audience et admis en preuve par le membre instructeur ».

[62] En 2019, j’ai été appelée à me prononcer sur l’admissibilité de la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission. Dans leurs observations écrites, les avocats des deux parties ont utilisé le mot « pièce » pour désigner la lettre de Mme Bordeleau. Le plaignant soutient que cette mention de la lettre de Mme Bordeleau est suffisante pour que le Tribunal l’admette en preuve.

[63] Au soutien de cet argument, le plaignant fait valoir que, selon le paragraphe 9(4) des Règles, le Tribunal retire du cahier de preuve documentaire, à la fin de l’audience, [traduction] « [...] tout document qui n’a pas été mentionné pendant l’instance ».

[64] Le plaignant affirme que le Tribunal a communiqué cette [traduction] « norme concernant le dossier de la preuve » dans la lettre du 13 janvier 2017 du greffe du Tribunal, que le plaignant a appelé « directive » (la « lettre du greffe »). La lettre du greffe traitait de la logistique d’une audience en ce qui concerne la production des pièces et des textes faisant autorité, notamment en ce qui concerne le nombre de copies, la reliure et la numérotation. À mon avis, il est raisonnable de conclure qu’au soutien de cet argument, le plaignant invoque le passage suivant de la lettre du greffe : [traduction] « À la fin de l’audience, ou lorsqu’une demande en ce sens lui sera présentée, l’agent du greffe portera à l’attention des parties et du membre instructeur tout document qui n’a pas été mentionné pendant l’audience ou qui a été marqué à des fins d’identification, mais n’a pas été produit en preuve [] ».

[65] À mon humble avis, le plaignant interprète mal la façon dont s’applique le paragraphe 9(4) des Règles à la fin de la plupart des audiences du Tribunal, en ce qui a trait aux documents qui font ou ne font pas partie de la preuve à titre de pièces.

[66] Après le passage précité, la lettre du greffe se poursuit de fait en précisant que le membre instructeur détermine, après avoir consulté les parties, la façon dont le Tribunal procédera au sujet des documents qui n’ont pas été mentionnés pendant l’audience, et que c’est le membre instructeur qui [traduction] « déterminera » si ces documents font partie ou non du dossier de la preuve.

[67] En d’autres mots, le simple fait qu’un document n’a pas été mentionné à l’audience – ou à l’inverse qu’il a été mentionné – ne signifie pas qu’il ne sera pas admis en preuve, ou qu’il le sera. Il appartient au membre instructeur de décider si le document fait partie ou non du dossier de la preuve. Le document ayant été mentionné pendant l’audience ne fait pas automatiquement partie du dossier de la preuve et celui qui n’a pas été mentionné n’en est pas automatiquement exclu. C’est une décision qui revient au membre instructeur.

[68] Au soutien du même argument selon lequel l’inclusion d’un document dans le dossier de la preuve dépend du fait que le document a ou non été « mentionné » à l’audience, le plaignant a fait valoir que, dans la décision Premières Nations 2014, précitée, le Tribunal a examiné le sens et la portée des mots referred to [« mentionné »].

[69] À mon avis, ce ne sont pas les mots referred to [« mentionné »] que le Tribunal a examinés, mais plutôt le mot introduced [« présenté »], au sens où il est employé au paragraphe 9(4) des Règles (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 58, points a, b et c, et au paragraphe 74). C’est à l’égard de ce mot que le Tribunal a adopté une interprétation plus souple afin d’élargir la désignation des cas où un document a été « présenté » dans les circonstances de cette affaire en particulier, où de nombreux documents, peut-être des milliers, étaient en cause. Le Tribunal a assoupli son interprétation du paragraphe 9(4) des Règles, mais a refusé d’en écarter complètement l’application quant aux documents en question et a décidé qu’il continuerait à traiter l’admission des documents au cas par cas.

[70] À mon avis, tout comme les observations, les commentaires et les arguments oraux des avocats ne constituent pas en soi des éléments de preuve, les observations et les arguments écrits des avocats ne sont pas non plus des éléments de preuve qui « font l’objet d’une mention » [italiques ajoutés].

[71] J’en arrive donc à la conclusion que le simple fait qu’un document a été mentionné dans les observations écrites de l’avocat, comme l’a été la lettre de Mme Bordeleau, ne signifie pas que ce document a été présenté en preuve à l’audience conformément au paragraphe 9(4) des Règles. Il n’est nullement écrit dans la lettre du greffe que le simple fait qu’un document a été « mentionné » à l’audience signifie qu’il fait partie du dossier de la preuve. La lettre du greffe n’est pas incompatible avec l’exigence selon laquelle le paragraphe 9(4) des Règles a préséance; elle reconnaît qu’il appartient au membre instructeur de décider si un document qui n’a pas été « mentionné » à l’audience fait partie du dossier de la preuve. Aucun élément de la lettre du greffe n’invalide les exigences du paragraphe 9(4) des Règles du Tribunal.

[72] Je conclus donc que les deux lettres n’ont jamais été présentées en preuve à l’audience.

(ii) Les deux lettres sont-elles pertinentes quant à une question en litige dans la plainte?

[73] Après avoir conclu que les deux lettres n’ont pas été admises en preuve à l’audience, je dois déterminer si elles devraient l’être. À cette fin, je dois d’abord décider si les deux lettres sont pertinentes quant à une question que soulève l’instruction. La question de savoir si les deux lettres, ou l’une d’elles, ont une [traduction] « valeur probante considérable quant à la destruction d’éléments de preuve » n’est pas une question à laquelle le Tribunal devrait répondre dans la présente décision; cette question devrait plutôt être tranchée dans la décision finale sur le fond de la plainte. Étant donné que le Tribunal doit tenir compte de tous les éléments de preuve et arguments finaux pertinents pour déterminer la valeur probante des deux lettres, je diffère ma décision sur la question de la destruction d’éléments de preuve jusqu’à la décision finale.

[74] Le Tribunal peut admettre les deux lettres en preuve s’il conclut qu’elles sont pertinentes, ou sont susceptibles de l’être, quant à une question que soulève l’instruction, pourvu que leur admission ne cause pas un préjudice excessif à l’intimée, « [] selon les règles de l’équité procédurale et de la justice fondamentale élaborées en droit administratif [] » (Dhanjal c. Air Canada, 1996 CanLII 2385 (TCDP) [Dhanjal], à la page 5, cité dans Clegg, précité, au paragraphe 71).

[75] Dans l’ordonnance de divulgation de 2019, j’ai conclu que la destruction par l’intimée de certains documents concernant les camarades de classe du plaignant à l’étape D‑II du programme FORPE a été et continue d’être en litige dans l’instruction (ordonnance de divulgation de 2019, précitée, au paragraphe 70).

[76] Compte tenu de cette conclusion, le plaignant a confirmé que, dans ses arguments finaux, il demandera au Tribunal de tirer une inférence défavorable de la destruction de ces documents; de plus, il a informé l’intimée, de vive voix à l’audience en novembre 2019 et par écrit, et l’a confirmé dans la présente requête, qu’il demandera également au Tribunal de tirer des conclusions concernant la « destruction d’éléments de preuve » en raison de cette destruction. Il sollicite l’admission des deux lettres en preuve pour étayer les conclusions qu’il demande au Tribunal de tirer.

[77] L’intimée ne nie pas que ces documents ont été détruits. Elle a appelé son témoin, Mme Annie Roy, afin qu’elle témoigne au sujet des politiques de l’intimée en matière de conservation et de destruction des documents et au sujet de la recherche de documents que l’intimée a menée conformément à l’ordonnance de divulgation de 2019 du Tribunal.

[78] Je conclus donc que la destruction des documents continue d’être une question de preuve en litige dans la présente affaire.

[79] Il est indéniable que les deux lettres contiennent des déclarations sur la destruction de documents liés à la participation du plaignant au programme FORPE.

[80] Je conclus donc que les deux lettres sont pertinentes quant à la question de preuve en litige dans la présente plainte par suite de la destruction de certains documents concernant les camarades de classe du plaignant à l’étape D‑II du programme FORPE.

(iii) L’admission des deux lettres en preuve causera-t-elle un préjudice à l’une des parties?

[81] L’intimée a soutenu que l’admission des deux lettres en preuve lui causerait un préjudice en modifiant la portée des allégations du plaignant.

[82] J’estime que les questions de preuve que le plaignant soulèvera au sujet de la destruction de documents n’élargiront pas la portée des motifs de discrimination allégués dans la plainte et ne sont pas nouvelles pour l’intimée.

[83] D’ailleurs, je pense que l’intimée savait depuis le début de l’instruction ou presque que la destruction de documents serait une question en litige. L’intimée a également été informée depuis longtemps de l’intention du plaignant de demander au Tribunal de tirer une inférence défavorable de cette destruction et est au courant, depuis novembre 2019, de l’intention du plaignant de demander au Tribunal de tirer des conclusions concernant la « destruction d’éléments de preuve ». En conséquence, en ce qui a trait à la connaissance générale du fait que la destruction était une question en litige, aucun préjudice n’est causé à l’intimée.

[84] Je conclus donc que l’admission des deux lettres en preuve ne modifierait pas la portée de la plainte et ne causerait pas de préjudice à l’intimée à cet égard.

[85] Il n’est nullement contesté que l’intimée a divulgué les deux lettres au plaignant le 18 octobre 2019, conformément à l’ordonnance de divulgation de 2019. Il n’est pas contesté non plus que, le 16 novembre 2019, l’intimée a remis au plaignant la déclaration de témoignage anticipé de Mme Roy, qui a témoigné le 25 novembre 2019.

[86] Je suis d’avis que la divulgation des deux lettres le 18 octobre 2019 et la communication de la déclaration de témoignage anticipé le 16 novembre 2019 ont donné au plaignant suffisamment de temps pour se préparer à poser des questions à Mme Roy au sujet des deux lettres, en contre-interrogatoire le 25 novembre 2019.

[87] Annie Roy a témoigné qu’elle était la principale personne responsable de la recherche de documents menée par l’intimée conformément à l’ordonnance de divulgation de 2019. Je suis d’avis que les deux lettres ont été trouvées par suite de cette recherche et ont été versées dans l’un des cahiers conjoints de preuve documentaire que les deux parties avaient en main à l’audience. La déclaration de témoignage anticipé de Mme Roy mentionnait que celle-ci témoignerait au sujet de [traduction] « [] la conservation et l’élimination des [documents concernés] des camarades de classe du plaignant dans le programme FORPE ».

[88] Mme Roy a témoigné au sujet des politiques de l’intimée en matière de destruction et de conservation des documents et de la recherche qu’elle a menée pour trouver des documents conformément à l’ordonnance de divulgation, qui sommait l’intimée de rechercher des documents concernant la destruction de documents en litige. Les deux lettres concernent la destruction et la conservation de documents, elles sont donc pertinentes quant à cette question en litige. Le plaignant a eu l’occasion de présenter les deux lettres à Mme Roy en contre-interrogatoire, mais il ne l’a pas fait. L’intimée n’a présenté aucun autre témoin pour qu’il témoigne au sujet de la destruction et de la conservation de documents.

[89] Dans ce contexte, l’argument du plaignant selon lequel ce n’est que lorsque l’intimée a produit la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission, soit après [italiques ajoutés] le témoignage de Mme Roy, qu’il a compris l’importance des deux lettres ne m’apparaît pas convaincant.

[90] Je conclus qu’à l’audience de novembre 2019, relativement aux deux lettres, l’intimée avait le droit de procéder au réinterrogatoire de Mme Roy comme elle l’a fait, en se fondant sur le fait que les deux lettres n’avaient pas été produites en preuve. Je conclus également que, même si les deux lettres étaient des documents de l’intimée, celle-ci n’était pas tenue de poser des questions à Mme Roy à leur sujet en interrogatoire principal ni de les produire en preuve.

[91] Le plaignant n’a tenté à aucun moment d’aborder la question des deux lettres, même s’il a eu l’occasion de le faire. J’estime que, lorsque l’audience a repris en mars 2020, le plaignant aurait pu tenter alors de traiter de la question des deux lettres et de leur admission en preuve, surtout par suite de l’observation formulée dans la lettre-décision du 11 février 2020 selon laquelle la lettre de Mme Bordeleau ne faisait pas partie de la preuve, mais le plaignant ne l’a pas fait.

[92] Dans la décision Premières Nations 2014, précitée, le Tribunal a reconnu qu’un préjudice pourrait être causé si une partie souhaitait se fonder « sur des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés conformément à [l’application assouplie de la règle] à l’étape de l’argumentation finale » et que, pour cette raison, le Tribunal pourra prendre « les mesures curatives qui s’imposent » afin de garantir l’équité procédurale (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 58, point d). Ces mesures curatives comprenaient le fait de permettre à l’autre partie de citer d’autres témoins à comparaître et de produire des éléments de preuve documentaire additionnels, ainsi que d’ajourner l’audience, afin d’accorder à la partie adverse du temps additionnel pour répondre (ibid.).

[93] L’intimée cite la décision Browne v. Dunn, 1893 CanLII 65 [Browne c. Dunn], pour soutenir que Mme Roy a expliqué de façon raisonnable pourquoi les documents avaient été détruits et que, pour tirer les conclusions que le plaignant lui demande de tirer, le Tribunal devrait conclure que Mme Roy n’a pas dit la vérité lorsqu’elle a mentionné au cours de son témoignage n’avoir vu dans la conduite de l’intimée – pendant la recherche de documents menée en 2019 selon l’ordonnance de divulgation de 2019 – aucun élément indiquant qu’elle cherchait délibérément à nuire à la cause du plaignant. L’intimée soutient que le plaignant n’a pas soulevé les deux lettres auprès de Mme Roy lorsqu’il a contre-interrogé celle-ci, ce qu’il devait faire suivant le principe énoncé dans la décision Browne c. Dunn, précitée. De l’avis de l’intimée, si le plaignant avait soulevé les deux lettres auprès de Mme Roy, celle-ci aurait eu l’occasion d’expliquer ou de clarifier son témoignage et l’intimée aurait eu à son tour l’occasion d’expliquer ou de clarifier le témoignage de Mme Roy en réinterrogatoire.

[94] En réplique, le plaignant fait valoir que le Tribunal ne doit pas nécessairement conclure à un manque de crédibilité de la part de Mme Roy pour tirer une inférence défavorable du témoignage que celle-ci a présenté au sujet de la destruction de documents. En conséquence, le plaignant affirme que le principe énoncé dans la décision Browne v. Dunn, précitée, ne s’applique pas.

[95] À mon avis, ce que l’on désigne habituellement comme la règle dans la décision Browne c. Dunn est un principe d’équité du procès et d’équité envers les témoins. En résumé, la décision Browne c. Dunn permet de dire que, si une partie a l’intention d’attaquer la crédibilité du témoignage d’un témoin sur un point, elle doit présenter le témoignage en question à ce témoin afin de lui donner l’occasion d’expliquer ou de clarifier sa déposition.

[96] Aux fins de la présente décision, je ne crois pas qu’il soit nécessaire ou pertinent d’analyser le témoignage de Mme Roy ou sa crédibilité. La question qui se pose à cette étape-ci est de savoir si une partie subirait un préjudice du fait de l’admission des deux lettres en preuve par le Tribunal. Je suis d’avis que la Loi elle-même contient des dispositions indiquant que le Tribunal doit appliquer les principes de justice naturelle (paragraphe 48.9(1) et d’équité procédurale afin de donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter leurs éléments de preuve ainsi que leurs observations (paragraphe 50(1) de la Loi). Le Tribunal a appliqué ces dispositions dans plusieurs décisions, notamment la décision Premières Nations 2014, précitée, et j’estime que celles‑ci fournissent l’éclairage dont il a besoin pour décider si l’admission des deux lettres en preuve causera un préjudice à l’une des parties.

[97] Je souligne que les parties ont le droit d’être au courant des arguments qu’elles doivent réfuter (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 73). Il s’agit-là d’un principe fondamental de justice naturelle et d’équité procédurale.

[98] Le plaignant souhaite utiliser les deux lettres au cours de sa plaidoirie et de ses observations finales pour appuyer ses demandes selon lesquelles le Tribunal devrait tirer une inférence défavorable de la destruction de certains des documents de l’intimée, ainsi que des conclusions concernant la « destruction d’éléments de preuve ». Mme Roy a témoigné au sujet de la politique de l’intimée concernant la conservation et la destruction des documents et au sujet de la recherche de documents menée selon l’ordonnance de divulgation de 2019. Les deux lettres ont été produites par suite de cette recherche et ont été versées dans un cahier de preuve documentaire auquel le plaignant avait accès. Le plaignant n’a posé aucune question à Mme Roy au sujet des deux lettres lorsqu’il l’a contre-interrogée et n’a pas cherché à faire admettre les deux lettres en preuve. En conséquence, l’intimée ignorait que le plaignant tenterait plus tard de les faire admettre en preuve afin de se fonder sur elles dans sa plaidoirie finale, et s’est comportée en conséquence pendant le réinterrogatoire de Mme Roy; plus précisément, l’avocat de l’intimée n’a pas posé à Mme Roy des questions visant à clarifier ou à expliquer sa déposition au sujet des deux lettres, parce qu’il a présumé, tout comme l’intimée, que ces lettres ne faisaient pas partie de la preuve. Ni Mme Roy ni aucun autre témoin de l’intimée n’a eu la possibilité de commenter le contenu des deux lettres.

[99] En d’autres mots, l’intimée ne connaissait pas les arguments qu’elle devrait réfuter au sujet des deux lettres, ce qui, à mon avis, va à l’encontre de la justice naturelle et de l’équité procédurale. Je conclus donc que l’intimée subirait un préjudice inéquitable si les deux lettres étaient produites en preuve à ce stade-ci et si des observations étaient présentées à leur sujet à l’étape des plaidoiries finales seulement.

[100] Le plaignant réplique que Mme Roy n’était ni l’auteure ni la destinataire de l’une ou l’autre des deux lettres, et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de présumer qu’elle connaissait quoi que ce soit à leur sujet. Cependant, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu non plus de présumer qu’elle ne connaissait rien à leur sujet. Il en est ainsi parce Mme Roy n’a pas eu la possibilité de les commenter en contre-interrogatoire. Par conséquent, l’intimée n’a pas eu à son tour la possibilité de poser à Mme Roy des questions à leur sujet en réinterrogatoire. En conséquence, il n’y a aucun élément de preuve indiquant ce que Mme Roy savait ou ne savait pas au sujet des deux lettres.

[101] Pour les motifs exposés plus haut, je conclus que l’intimée subirait un préjudice excessif si les deux lettres étaient admises en preuve.

(iv) Le préjudice peut-il être réparé?

[102] J’ai conclu que les deux lettres sont pertinentes quant aux questions de preuve en litige et que le Tribunal devrait les admettre en preuve. Cependant, j’ai aussi conclu que leur admission en preuve causerait un préjudice à l’intimée, étant donné que le plaignant compte les utiliser au cours de ses observations et plaidoiries finales, alors que l’intimée n’a pas eu la possibilité de répondre à leur contenu en faisant témoigner un témoin à leur sujet.

[103] La requête examinée en l’espèce porte sur deux documents. Nous sommes évidemment très loin des milliers de documents qui étaient en cause dans la décision Premières Nations 2014, précitée.

[104] Dans l’affaire Premières Nations 2014, le litige portait sur la demande de la plaignante en vue de faire admettre en preuve pour la véracité de leur contenu, au milieu de l’audience, un grand nombre de documents, peut-être 100 000, que l’intimée avait récemment découverts. Cette demande d’admission ne respectait pas les exigences du paragraphe 9(4) des Règles. Elle a été présentée après que quelques-uns des témoins, dont Mme C. Blackstock, eurent terminé leur témoignage. Mme Blackstock n’avait eu aucun de ces documents à sa disposition lorsqu’elle avait témoigné des mois auparavant; la plaignante avait l’intention de la rappeler pour qu’elle témoigne au sujet de quelques-uns des documents récemment découverts. En plus de s’opposer à la manière proposée pour faire admettre ces documents en preuve, l’intimé a demandé au Tribunal de « définir les paramètres de la règle relative au rappel des témoins » (Premières Nations 2014, précité, au paragraphe 58).

[105] À cette fin, le Tribunal a d’abord déterminé l’objet du rappel de Mme Blackstock dans les circonstances de l’affaire. Le Tribunal a conclu que la raison du rappel était « [] de placer le témoin dans la même position que celle dans laquelle elle aurait été si elle avait eu accès à l’intégralité de la communication tardive de l’intimé » (Premières Nations 2014, aux paragraphes 58, point e), et 79). Selon le Tribunal, cette mesure visait à réparer « [] le préjudice que les plaignantes [] ont subi du fait de la communication tardive de l’intimé » (ibid., au paragraphe 79). Le Tribunal a ajouté que Mme Blackstock « et tout autre témoin que les plaignantes souhaitent rappeler » pourraient « s’exprimer au sujet [] de toute question qui aurait découlé » de leurs témoignages concernant les documents communiqués tardivement (ibid.).

[106] Dans la présente requête, bien que les parties aient apparemment terminé la présentation de leur preuve, elles n’ont pas commencé leurs plaidoiries et observations finales. Dans ces conditions, je suis d’avis que la partie de l’audience concernant la présentation de la preuve peut se poursuivre. Je conclus qu’il est possible de réparer le préjudice qui serait causé à l’intimée en lui permettant soit de rappeler son témoin Annie Roy soit de convoquer un autre témoin, afin de présenter un témoignage au sujet des deux lettres et de toute question qui en découle.

[107] Le rappel de Mme Roy ou la convocation d’un autre témoin vise à permettre à l’intimée de demander à cette personne de commenter le contenu des deux lettres désormais admises en preuve, afin de réparer le préjudice qui serait causé à l’intimée si les deux lettres étaient admises en preuve sans qu’elle ait la possibilité de s’exprimer à leur sujet par l’entremise d’un témoin.

[108] Si l’intimée choisit de rappeler Mme Roy ou de citer un autre témoin à comparaître pour que cette personne témoigne au sujet des deux lettres, bien que je ne souhaite pas restreindre ou contrôler indûment les paramètres de ce témoignage, je dois aussi tenir compte du fait que l’audience est en cours depuis très longtemps, que les parties ont apparemment terminé la présentation de leur preuve et qu’il s’agit ici d’un petit nombre de documents. En conséquence, il y a lieu de définir certains paramètres entourant le témoignage proposé afin de mener l’audience à terme, tout en veillant à ce que les parties aient la possibilité pleine et entière de présenter leurs arguments.

[109] En conséquence, l’interrogatoire principal, le contre-interrogatoire et le réinterrogatoire du témoin cité à comparaître ou rappelé devraient porter sur la question de la conservation et de la destruction de documents liés aux camarades de classe de M. Itty dans le cadre du programme FORPE, et devraient faire référence uniquement aux deux lettres et aux autres documents déjà admis en preuve qui concernent cette question.

[110] Je conclus que l’intimée aura la possibilité de citer à comparaître un témoin de son choix pour qu’il s’exprime sur les deux lettres et les questions qui en découlent.

VII. Ordonnances

[111] Le Tribunal ordonne que les documents A5-25 et A5-26 du volume III du cahier conjoint de preuve documentaire portant la mention « CONFIDENTIEL » soient admis en preuve respectivement comme pièces A5-25 et A5-26.

[112] Dans un délai d’un mois suivant la date de la présente décision, l’intimée fera savoir par écrit au Tribunal et aux autres parties :

  • a) si elle désire rappeler Mme Annie Roy ou citer un autre témoin pour que l’une ou l’autre de ces personnes témoigne au sujet des deux lettres et de toute question découlant directement de ce témoignage;

  • b) si l’intimée remet au Tribunal et aux parties un avis écrit qui concerne un témoin autre que Mme Roy, elle devra joindre à cet avis une déclaration du témoignage anticipé de la personne qui y sera nommée, conformément à l’alinéa 6(1)f) des Règles.

[113] Dès qu’ils recevront l’avis écrit susmentionné de l’intimée, les parties et le Tribunal prendront les dispositions nécessaires dans les circonstances pour permettre la tenue d’une audience électronique à distance pour la présentation du témoignage du témoin de l’intimée, y compris la prestation de services de traduction en temps réel des communications (services CART), s’ils sont disponibles.

[114] L’intimée aura la possibilité d’interroger directement le témoin; le plaignant aura la possibilité de contre-interroger le témoin et l’intimée pourra ensuite le réinterroger, conformément aux paramètres décrits aux paragraphes 106 à 110 de la présente décision.

[115] Conformément à l’alinéa 3(2)d) des Règles, le Tribunal conserve sa compétence, par les présentes, pour rendre au besoin toute ordonnance supplémentaire à l’égard de la présente requête.

Signé par

Olga Luftig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 8 décembre 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1817/4712

Intitulé de la cause : Geevarughese Johnson Itty c. Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : le 8 décembre 2020

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Champ & Associates – Paul Champ et Bijon Roy , pour le plaignant

David Aaron , pour l'intimée

 



[1] L.R.C. 1985, ch. H-6

[2] La question de savoir si le plaignant a présenté la plainte au titre de l’alinéa 7a) ou de l’alinéa 7b) de la Loi, ou des deux, est en litige. Les parties présenteront probablement des arguments sur cette question dans leurs observations finales.

[3] Les ordonnances de confidentialité sont énoncées dans les décisions suivantes : Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 34; Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2015 TCDP 2 et Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2017 TCDP 26.

[4] Voir Geevarughese Johnson Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2019 TCDP 31.

[5] Voir la lettre-décision de février 2020 admettant en preuve la lettre annotée de l’enquêteur de la Commission.

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