Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 35

Date : le 26 octobre 2020

Numéro du dossier : T2393/5219

[VERSION ORIGINALE FRANÇAISE]

Entre :

Lise Shannen Jovel Abreu

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Transport Fortuna

l'intimé

Décision

Membre : Marie Langlois

 



I. Décision

[1] Le Tribunal accueille la plainte de discrimination fondée sur le sexe, à savoir l’état de grossesse, et la déficience de madame Lise Shannen Jovel Abreu (la plaignante) en raison de son congédiement de chez Transport Fortuna (l’intimé ou l’employeur). Quant aux autres motifs invoqués, à savoir la race et l’origine ethnique ou nationale, le Tribunal estime que la preuve n’établit pas que la plaignante a subi un traitement défavorable en raison de ces caractéristiques. Les motifs de la décision sont les suivants.

II. Aperçu

[2] L’intimé est une petite entreprise de transport réfrigéré de fruits et légumes et de matériel. L’entreprise est incorporée en 2016 et débute ses opérations en 2017 avec quatre camions et des remorques qui font la livraison entre le Canada et les États-Unis.

[3] La plaignante est embauchée le 26 février 2018 à titre d’adjointe administrative. La plaignante et son patron, le propriétaire de l’entreprise, monsieur Oumit Satarov, signent le contrat d’embauche. Le contrat comprend des clauses de fin d’emploi pour motif d’absence pour maladie. Il est stipulé que l’employeur peut mettre fin à l’emploi si la personne s’absente pour cause de maladie un certain nombre de jours, que ceux-ci soient consécutifs ou non. Le nombre de jours n’est pas spécifié, cet aspect de la clause du contrat ayant été laissé en blanc dans la copie déposée au Tribunal. La plaignante soutient qu’elle n’a pas discuté des clauses du contrat, puisqu’on l’a tout simplement invitée à le signer, sans aucune autre formalité.

[4] Le 1er mars 2018, la plaignante s’absente du travail pour un rendez-vous médical. Elle apprend qu’elle est enceinte et que sa grossesse est à risque. Elle s’absente à nouveau pour raisons médicales en lien avec sa grossesse les 13, 23 et 28 mars de même que le 5 avril 2018. Le 6 avril 2018 à 6 h 57, elle informe son employeur par message texte qu’elle sera à nouveau absente pour la journée pour raisons médicales. Par message texte, à 7h33 le même jour, l’employeur la congédie sur-le-champ.

[5] Entretemps, le 14 mars 2018, elle avait informé son employeur de son état de grossesse.

[6] Par ailleurs, la plaignante rapporte que ses quatre collègues de travail, y compris son patron monsieur Satarov, sont d’origine russe ou slave. Elle soutient qu’elle ne comprend pas certaines de leurs conversations qui se déroulent en russe et que la personne qui l’a remplacée est également d’origine russe ou slave. Cependant, elle communique avec ses collègues et monsieur Satarov en français ou en anglais.

[7] La plaignante estime que son état de grossesse et sa maladie de même que sa race, son origine nationale ou ethnique, constituent les motifs de son congédiement. Elle dépose une plainte à la Commission des droits de la personne dont le Tribunal est saisi.

[8] L’intimé soutient pour sa part que le congédiement est plutôt en lien avec les erreurs et omissions commises par la plaignante dans le cadre de sa prestation de travail, ayant eu des répercussions importantes pour l’entreprise. Il plaide que le congédiement n’a rien à voir avec l’état de grossesse ou les absences pour maladie de la plaignante.

[9] Quant à la question de la race et de l’origine nationale ou ethnique, l’intimé soutient que tout le personnel de bureau parle anglais ou français, que les chauffeurs proviennent de plusieurs communautés ethniques différentes et que la plaignante n’a subi aucune discrimination en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique.

III. Questions en litige

[10] Les questions en litige sont les suivantes;

  1. Est-ce que la plaignante possède une ou des caractéristiques protégées par la Loi canadienne sur les droits de la personne [1] (la Loi)?
  2. Si oui, a-t-elle subi un effet préjudiciable relativement à son emploi?
  3. Dans l’affirmative, est-ce que la ou les caractéristiques protégées ont été un facteur dans la décision de l’employeur de congédier la plaignante?
  4. Si tel est le cas, est-ce que l’employeur a justifié sa décision selon l’article 15 de la Loi ou a-t-il été en mesure de limiter sa responsabilité en vertu de l’article 65 de cette Loi?
  5. Dans le cas contraire, quelles sont les mesures de redressement applicables?

IV. Cadre juridique

[11] Le paragraphe 7a) de la Loi prévoit que le fait de refuser de continuer d’employer une personne constitue un acte discriminatoire si la décision est fondée sur un ou des motifs de distinction illicite prévus à l’article 3 de la Loi.

[12] Avant de répondre aux questions en litige, il y a lieu de préciser que le fardeau qui incombe à la plaignante est de démontrer à première vue qu’elle est victime d’une distinction illicite (preuve prima facie). Cette preuve est celle qui « porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » [2] .

[13] La jurisprudence reconnait la difficulté de faire une preuve directe des allégations de discrimination puisque la discrimination n’est généralement pas un phénomène qui se manifeste directement et ouvertement. Il appartient alors au Tribunal de tenir compte de l’ensemble des circonstances et de déterminer selon toute probabilité s’il y a discrimination ou s’il existe, comme énoncé dans l’affaire Basi [3] , de « subtiles odeurs de discrimination ». En somme, le Tribunal pourra conclure à la discrimination prima facie lorsque la preuve retenue rendra cette conclusion plus probable que n’importe quelle autre conclusion ou hypothèse possible [4] .

[14] Ainsi, pour rencontrer son fardeau, la plaignante devra démontrer, selon la prépondérance des probabilités [5] , qu’elle possède une ou des caractéristiques protégées par la Loi, qu’elle a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi et que la ou les caractéristiques protégées [6] ont été un des facteurs y ayant contribué [7] .

[15] Dans le cadre de sa preuve, la plaignante n’a pas à démontrer que l’intimé avait l’intention de commettre un acte discriminatoire à son endroit puisque, comme le retient la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bombardier, certains comportements discriminatoires sont multifactoriels ou inconscients [8] . Ainsi, l’intention d’établir une distinction n’est donc pas un facteur déterminant. C’est plutôt le résultat, à savoir l’effet préjudiciable qui importe [9] .

[16] De plus, il n’est pas essentiel que le lien entre le motif de discrimination et la décision reprochée soit exclusif, ou soit le lien causal puisqu’il suffit que le motif en question ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés. En somme, la preuve doit établir que le motif de distinction illicite est un facteur dans la décision en litige [10] .

[17] En outre, il suffit que le sexe (qui inclut l’état de grossesse), la déficience, la race, ou l’origine nationale ou ethnique de la plaignante soit l’un des facteurs qui ont motivé son employeur à mettre fin à son emploi [11] .

[18] Une fois cette preuve établie, l’employeur pourra justifier sa décision en démontrant, également selon la prépondérance des probabilités, que celle-ci découle d’exigences professionnelles justifiées au sens de l’article 15 de la Loi ou il pourra limiter sa responsabilité en application de l’article 65 de la Loi. Le fardeau de preuve lui est alors transféré [12] .

V. Analyse

A. Est-ce que la plaignante possède une ou des caractéristiques protégées par la Loi canadienne sur les droits de la personne?

[19] La plaignante invoque notamment que sa déficience et sa grossesse constituent des motifs de distinction illicite protégés par la Loi.

[20] La Loi prévoit différents motifs de distinction illicite, dont la déficience et le sexe (paragraphe 3(1)). Une distinction fondée sur la grossesse est réputée être fondée sur le sexe (paragraphe 3(2)).

[21] La plaignante est enceinte. Elle s’absente de son travail pour des complications de sa grossesse, des rendez-vous médicaux et des examens paramédicaux. Des certificats médicaux déposés au dossier confirment le tout.

[22] Il ne fait donc aucun doute que la plaignante possède les caractéristiques qu’elle invoque à titre de motifs de distinction illicite, à savoir la déficience et le sexe puisque sa pathologie et son état de grossesse en font la preuve. Il faut donc répondre oui à la question A.

B. A-t-elle subi un effet préjudiciable relativement à son emploi?

[23] La plaignante est congédiée le 6 avril 2018 après avoir informé son patron, monsieur Oumit Satarov, qu’elle doit s’absenter à nouveau de son travail pour raisons médicales.

[24] Le Tribunal est d’avis que la décision de l’employeur de congédier la plaignante emporte en soi un effet préjudiciable en lien avec son emploi au sens du paragraphe 7a) de la Loi.

[25] Ainsi, en raison du congédiement de la plaignante, il y a donc lieu de répondre oui à la question B.

[26] Tel que vu précédemment, l’article 7a) de la Loi énonce que le refus de continuer d’employer un individu constitue un acte discriminatoire dans la mesure où la décision est fondée sur un motif de distinction illicite, c’est aspect qui sera examiné à la question C.

C. Dans l’affirmative, est-ce que son congédiement est en lien avec cette ou ces caractéristiques?

[27] La plaignante est congédiée le 6 avril 2018. Le Tribunal est d’avis que la grossesse et l’absence pour maladie sont les causes ou font partie des causes du congédiement, et ce, pour les motifs énoncés ci-après.

[28] Le 26 février 2018, l’employeur embauche la plaignante pour effectuer des tâches d’adjointe administrative. La plaignante est notamment chargée de rencontrer les camionneurs avant leur embauche et de compléter leurs dossiers. Elle doit vérifier les antécédents criminels des camionneurs avant que ceux-ci prennent la route en direction des États-Unis. Elle doit également faire les démarches afin que les chauffeurs soient testés pour les drogues avant qu’un voyage ne leur soit confié. Ces tâches de vérification sont d’importance capitale pour l’employeur puisque sa cote de sécurité, décernée par l’organisme américain Federal Motor Carrier Safety Administration (FMCSA) en dépend. Sans cote de sécurité, un transporteur ne peut franchir la frontière canado-américaine. Une excellente cote de sécurité attire les clients alors qu’une cote de sécurité inférieure peut les faire fuir. La cote de sécurité joue également un rôle important dans le coût des assurances du transporteur. La cote de sécurité diminue et peut même être retirée si par exemple, le transporteur retient les services d’un chauffeur ayant des antécédents criminels ou si le chauffeur fait un transport alors que le résultat de son test de drogue est positif ou même si le test n’a pas été reçu avant le voyage en question.

[29] D’ailleurs, le 30 juin 2017, avant l’embauche de la plaignante, un rapport d’investigation est émis par l’organisme américain United States Department of Transportation (USDOT) au sujet de l’intimé. On y rapporte de nombreuses violations au sujet des drogues et de l’alcool. Il est entre autres indiqué que l’intimé a embauché un chauffeur qui a enfreint les règles de dépistage des drogues et de l’alcool (Drug and Alcool Testing Rules), ce dernier ayant refusé de se faire tester à nouveau pour les drogues et l’alcool après qu’un premier test se soit avéré positif. Également, un chauffeur a effectué un voyage alors que les résultats des tests de drogue et d’alcool n’avaient pas encore été reçus par l’intimé. L’intimé ne conservait pas les résultats des tests, en contravention des règles. Plusieurs autres violations sont également rapportées au chapitre des qualifications des chauffeurs et des carnets de bord (log books) où l’on retrouve des rapports falsifiés. À la lumière du rapport d’investigation, l’organisme américain impose des correctifs et diminue la cote de sécurité de l’intimé. Dès lors, il n’accorde qu’une cote de sécurité conditionnelle à l’intimé et lui impose une amende de 7 520$ U.S.

Les absences

[30] Quelques jours avant son entrée en fonction, soit le 20 février 2018, la plaignante consulte un médecin. Une culture d’urine et l’analyse des résultats sont prescrites. De même, un rendez-vous est fixé en gynécologie le 1er mars suivant.

[31] Tel que vu précédemment, la plaignante entre en fonction le 26 février 2018. Trois jours plus tard, soit le 1er mars suivant, elle s’absente du travail pour son rendez-vous médical. On lui confirme qu’elle est enceinte.

[32] Dans la nuit du 13 mars 2018, la plaignante se présente à l’urgence d’un hôpital pour des saignements.

[33] À 4 h 04 de la nuit, la plaignante envoie un message texte à monsieur Satarov qui se lit comme suit :

Bonjour Oumite, desoler de t’ecrire aussi tard!

Je vien de sortir de l’hopital on m’a dit d’aller voir mon medecin de famille aujourdhui si possible, donc je ne pourrais pas rentrer aujourdhui. Je t’expliquerai d’avantage mercredi!

Vraiment desoler pour l’invonvéniant!!

[Reproduit tel quel]

[34] Au cours de la journée du 13 mars 2018, une échographie obstétricale est faite. Le rapport laisse voir que la plaignante est enceinte d’environ 7 semaines. Selon ce test, la grossesse est normale. La plaignante est donc absente du travail pour la journée le 13 mars 2018.

[35] Le 14 mars 2018, la plaignante informe monsieur Satarov qu’elle est enceinte. Selon le témoignage de monsieur, ce dernier l’aurait félicitée et lui aurait offert en cadeau un montant de 150$.

[36] La plaignante conteste cette affirmation et déclare n’avoir jamais reçu quelque cadeau que ce soit de sa part.

[37] Lorsque contre-interrogé sur le sujet, monsieur Satarov ajoute que le montant était en argent comptant et qu’il provenait de la petite caisse. En l’absence de corroboration ou de justification écrite, le Tribunal demeure perplexe sur la question.

[38] Le 23 mars suivant, la plaignante s’absente à nouveau de son travail pour une période de six heures pour passer des examens médicaux, de sorte qu’elle effectue 34 des 40 heures qui lui sont assignées pour la période du 18 au 24 mars.

[39] Ainsi, le 23 mars, un rapport de cytologie gynécologique montre la présence de changements cellulaires bénins réactionnels de type inflammatoire. La gynécologue-obstétricienne écrit à son rapport du 2 mai 2018 que la plaignante présente des saignements au premier trimestre de la grossesse et elle suspecte une malformation fœtale. Elle ajoute que la plaignante a été vue le 23 mars et le 2 mai 2018 à son bureau.

[40] Entretemps, la plaignante s’absente une partie de la journée du 28 mars 2018 pour passer une nouvelle échographie obstétricale. Celle-ci s’avère normale, malgré les pertes sanguines de la patiente.

[41] Le 5 avril 2018, la plaignante s’absente du travail pour raisons médicales et en avise monsieur Satarov par message texte. Un rapport médical confirme que la plaignante s’est présentée à la clinique pour un syndrome d’allure grippal.

[42] À 6 h 57, le 6 avril 2018, la plaignante envoie le message texte suivant à monsieur Satarov :

Bonjour Oumite, je suis encore malade avec la grippe je pourrai pas me presenter aujourd’hui desoler!

Cependant pour Anton Lablanz, aujourd’hui je devai l’appeler pour qu’il fasse sa declaration écrite. Il peu la faire dans la deuxième page de l’autorisation MINTZ. Puis, on pourra la renvoyer une … [13]

[Reproduction intégrale]

[43] Le même jour à 7 h 33, monsieur Satarov répond par message texte ce qui suit :

Écoute je m’en occupe de tous! Shannen je comprens tous ca, mais je ne pourrais pas grandir de meme! Pourras tu envoyer quelqu’un pour chercher ton dernier cheque stp! Tout est prêt.

[Reproduction intégrale]

[44] À l’audience, la plaignante explique avoir très bien compris qu’elle était congédiée à cause de ses absences en lien avec son état de grossesse. Lors de l’audience, monsieur Satarov, tente de donner une explication voulant que le message réfère plutôt à la qualité du travail et aux erreurs commises par la plaignante.

[45] Par ailleurs, il témoigne qu’il n’exigeait pas que les rapports médicaux lui soient remis puisqu’il faisait confiance à la plaignante. Il ajoute avoir beaucoup d’empathie pour les femmes qui vivent des complications de grossesse et soutient qu’il n’aurait jamais voulu exercer de la discrimination à l’encontre de la plaignante.

La qualité du travail

[46] La plaignante témoigne que monsieur Satarov était si pressé d’envoyer des chauffeurs sur la route qu’il n’attendait pas le résultat des tests de drogue ou d’alcool ni le résultat de la vérification des antécédents criminels avant de confier un voyage à un chauffeur.

[47] Monsieur Satarov témoigne au contraire qu’il n’enverrait pas de chauffeurs dont le dossier ne serait pas complet ou conforme. Il ne mettrait pas en péril son entreprise puisqu’une infraction au chapitre des tests de drogue ou des vérifications des antécédents criminels peut avoir des conséquences désastreuses pour son entreprise. Il réfère au rapport de 2017 de USDOT qui a fait chuter sa cote de sécurité.

[48] D’une part, la vérification des antécédents criminels est effectuée par le biais du site MINTZ. Selon un document extrait de ce site, le délai de réponse pour une vérification des antécédents criminels au Canada est de 24 heures. Par ailleurs, on retrouve un courriel du 18 octobre 2019 envoyé à la plaignante par monsieur Etchart, directeur de compte chez MintzGlobal, suivant lequel le délai pour une vérification criminelle au Canada est de 8 heures ouvrables.

[49] D’autre part, le site CannAmm est celui qui est utilisé par l’intimé pour demander que des tests de drogue et alcool soient effectués et pour recevoir les résultats. L’intimé dépose une liste des « responsables pour le dépistage de Drug test avec CannAmm ». Il soutient que la plaignante était la seule personne qui pouvait demander les tests. Le Tribunal s’interroge quant à l’affirmation de monsieur Satarov puisque dans le document en question, qui par ailleurs ne comporte pas de date, monsieur Satarov et cinq autres personnes sont identifiés comme contact « actif » et le nom de sept autres personnes, dont celui de la plaignante, sont listés, mais non cochés comme étant « actif ».

[50] Tel que vu plus tôt, monsieur Satarov justifie le congédiement de la plaignante par une série d’erreurs qu’elle aurait commises.

[51] Monsieur Satarov témoigne qu’au cours de la semaine du 12 mars 2018, il a embauché six nouveaux chauffeurs et a fait l’évaluation routière du chauffeur qui devait débuter un voyage le 16 mars. Il vérifie auprès de la plaignante si le dossier du chauffeur en question est complet. Celle-ci lui aurait répondu que le dossier était complet, mais monsieur Satarov constate que la plaignante n’avait pas fait les démarches pour l’évaluation des drogues, de sorte que monsieur Satarov a dû annuler le voyage et il a perdu le client. Il témoigne avoir été mécontent et avoir rencontré la plaignante dans son bureau à ce sujet pour lui demander de ne pas répéter cette erreur. Selon ce qu’il rapporte, il lui aurait alors remis pour une seconde fois le rapport d’investigation de 2017.

[52] Au cours de la semaine du 19 mars 2018, le même scénario se répète avec un autre chauffeur. Monsieur Satarov a dû à nouveau annuler un voyage. Il soutient qu’il aurait à nouveau rencontré la plaignante pour lui faire part de cette erreur. Il dit avoir été « énormément frustré », mais aurait donné une seconde chance à la plaignante.

[53] Lors de son témoignage, la plaignante conteste ces affirmations et déclare n’avoir jamais reçu le rapport d’investigation en question ni avoir eu des reproches de la part de monsieur Satarov au sujet de voyages annulés. Lors du contre-interrogatoire, elle indique qu’elle a peut-être été rencontrée à une occasion par monsieur Satarov.

[54] Par ailleurs, une facture adressée à l’intimé par MINTZ, pour la période se terminant le 30 avril 2018, laisse voir que la plaignante a fait une demande de vérification des antécédents pour quatre chauffeurs. Selon le document, monsieur Satarov a également demandé la vérification des antécédents criminels pour l’un de ces chauffeurs, ce qui amène le Tribunal à constater une contradiction avec le témoignage de monsieur Satarov suivant lequel, seule la plaignante demandait ce type de vérifications.

[55] Le 27 mars 2018, à 21h46, monsieur Satarov envoie un courriel à différentes personnes, à savoir son frère monsieur Ishan Satarov qui est répartiteur, la plaignante et une autre personne qui travaille aussi pour l’intimé. Il est question d’un nouveau chauffeur, monsieur N. M., qui arrive le lendemain à 10h00 pour poser sa candidature et pour lequel un premier voyage est prévu le 11 avril 2018 avec un coéquipier, monsieur F. K. Monsieur Satarov demande de compléter le dossier du nouvel employé. Or, après vérification au système CannAmm, monsieur Satarov constate que le chauffeur N. M. n’a jamais été enregistré dans le système, de sorte qu’il n’aurait pas passé les tests de drogue avant son départ pour le voyage prévu le 11 avril 2018. Monsieur Satarov impute l’erreur à la plaignante et plaide que ce type d’erreur peut avoir des conséquences extrêmement graves pour son entreprise.

[56] À l’audience, la plaignante indique avoir reçu ce courriel, mais étant absente le 28 mars, elle n’a pas effectué le travail demandé. En contre-interrogatoire, elle indique qu’à son retour au travail, elle a omis d’accomplir le travail demandé croyant à tort que monsieur Satarov l’avait lui-même fait.

[57] De plus, selon son témoignage, monsieur Satarov vérifie des dossiers le 30 mars 2018. Il constate que le même type d’erreurs a été commis pour les dossiers de cinq chauffeurs. Il dépose au Tribunal des extraits de dossiers. Les documents laissent plutôt voir que la vérification aurait été faite le 24 octobre 2019. Confronté, Monsieur Satarov donne une explication suivant laquelle la vérification a été effectuée le 30 mars 2018, mais il n’a fait imprimer le document que le 24 octobre 2019 en vue de la présente audience.

[58] À tout événement, le document montre qu’une erreur est constatée dans le dossier du chauffeur A. I., faisant équipe avec monsieur S.I., qui n’aurait pas passé le test de drogue avant de faire un voyage les 2 et 3 mars 2018.

[59] La même erreur aurait été commise pour un voyage des 11 et 12 mars suivant pour lequel les chauffeurs M. K. et F. D. n’apparaissent pas au système CannAmm. Il en est de même pour un voyage du 20 mars 2018 où les chauffeurs V. R. et A. R. n’apparaissent pas non plus au système CannAmm.

[60] Monsieur Satarov impute ces importantes erreurs à la plaignante et indique au Tribunal que ces erreurs justifient amplement le congédiement de la plaignante.

[61] En revanche, la plaignante témoigne que même lorsque les dossiers n’étaient pas complets, ou même si les tests de drogue n’avaient pas été effectués, ou même s’il manquait une signature, monsieur Satarov était impatient d’envoyer les chauffeurs sur la route et il les envoyait quand même. Selon elle, la décision finale d’envoyer des chauffeurs sur la route appartenait exclusivement à monsieur Satarov.

[62] En outre, elle affirme qu’elle n’était pas la seule à avoir accès au système pour faire les vérifications et commander les tests. D’ailleurs, le document déposé par l’employeur, à savoir la liste des « responsables pour le dépistage de Drug test avec CannAmm » établit que plusieurs autres personnes ont un statut « actif » sur la liste. La plaignante plaide que rien ne démontre que les erreurs lui sont attribuables.

[63] Elle ajoute que si elle avait commis les erreurs qui lui sont maintenant reprochées dans le cadre de l’audience devant le Tribunal, elle soutient qu’on ne lui en a jamais fait mention verbalement ou par courriel alors qu’elle travaillait chez l’intimé ou même au moment où elle a été congédiée. Elle soulève que si on lui en avait fait part en temps utile, elle aurait pu s’amender et apprendre de ses erreurs.

[64] En revanche, elle se souvient avoir reçu des félicitations de la part de monsieur Satarov quant à sa façon d’organiser son travail.

[65] Par ailleurs, le 29 mars 2018, l’intimé adopte une politique anti-drogue et anti-alcool, afin de se conformer aux règles et exigences imposées par le Département de Transport américain [14] . La plaignante témoigne ne pas avoir reçu ni pris connaissance de cette politique, alors que monsieur Satarov témoigne du contraire.

[66] Le 2 avril 2018, l’employeur embauche une agente de bureau. La plaignante plaide que cette embauche fait partie d’une stratégie pour la remplacer. Elle avance que son congédiement du 6 avril 2018 était prémédité et que l’employeur n’attendait que sa prochaine absence pour mettre fin à son emploi.

[67] Monsieur Satarov témoigne au contraire qu’il est celui qui a repris le travail auparavant effectué par la plaignante et que la nouvelle employée avait été embauchée pour effectuer d’autres tâches.

Le relevé d’emploi

[68] Le 18 avril 2018, monsieur Satarov remplit le formulaire Relevé d’emploi de Service Canada. Il indique que le motif de fin d’emploi est le manque de travail (Shortage of work). En réponse à une question à l’audience, il précise que c’est le comptable qui lui a dit de remplir le formulaire ainsi. Le Tribunal s’interroge quant à cette affirmation puisque si la fin d’emploi était en lien avec la mauvaise performance ou l’incompétence de la plaignante, pourquoi ne pas l’avoir indiqué au formulaire. Pourquoi avoir fait sciemment une fausse déclaration au formulaire? La question demeure sans réponse crédible.

Ce qui ressort de la preuve

[69] Le Tribunal estime que la preuve a démontré que ses absences pour maladie en raison de sa grossesse constituent l’un des facteurs qui a justifié le congédiement de la plaignante. Que le congédiement ait été prémédité comme le plaide la plaignante ou non, que l’employeur attendait ou non la prochaine absence de la plaignante avant de la congédier a peu d’importance puisque de toute façon, l’un des motifs de congédiement a trait à ses absences pour maladie en raison de sa grossesse.

[70] Certes, d’autres motifs existaient peut-être dans l’esprit de l’employeur au moment du congédiement, mais le Tribunal n’a pas à trancher si ces motifs étaient fondés sur des faits prouvés ou s’ils étaient suffisants pour entraîner le congédiement. Il suffit que la ou les caractéristiques protégées, à savoir, la grossesse et la déficience, aient été un des facteurs dans la décision contestée de l’employeur pour accueillir la plainte de la plaignante.

[71] En l’espèce, la plaignante était enceinte au moment de son embauche. Elle s’est absentée pour maladie en raison de sa grossesse dès sa première semaine de travail et à nouveau au cours de quatre des cinq autres semaines qu’a duré son emploi.

[72] Le Tribunal est d’avis que le message texte du 6 avril 2018 justifiant le congédiement ne peut être interprété autrement que signifiant que monsieur Satarov est exaspéré des absences de la plaignante et se plaint qu’il doit tout faire par lui-même. Rien dans le message du 6 avril ne fait référence à quelque erreur que ce soit qui aurait pu être commise par la plaignante dans le cadre de son travail. Le Tribunal estime que l’explication de l’intimé quant à la qualité du travail n’est pas convaincante puisqu’elle n’arrive qu’après coup.

[73] D’ailleurs, la preuve établit que lors du congédiement, monsieur Satarov n’a donné aucune autre explication verbale et il n’a fait aucune référence à la qualité du travail de la plaignante. En outre, le congédiement survient au lendemain d’une autre absence pour maladie et au moment même où la plaignante informe monsieur Satarov qu’elle s’absente à nouveau ce 6 avril 2018. La concomitance des événements joue en faveur de la reconnaissance du lien causal entre les absences et le congédiement.

[74] Tel que vu plus tôt, monsieur Satarov soutient avoir perdu des clients pour des erreurs que la plaignante aurait commises dans la semaine du 13 et dans la semaine du 19 mars. La plaignante conteste.

[75] À tout événement, même en accordant foi à la déclaration de monsieur Satarov sur cette question, cela ne change rien au fait que le Tribunal considère que les motifs de congédiement émanant du message texte du 6 avril n’y font pas référence, et ce, même de façon implicite. La justification apparaît tardive et ne permet pas d’écarter l’hypothèse selon laquelle le congédiement est en lien avec les nombreuses absences de la plaignante.

[76] En outre, le Tribunal doute de la date où la vérification des dossiers des cinq chauffeurs a été faite par monsieur Satarov, car l’extrait des dossiers est du 24 octobre 2019. L’explication de monsieur Satarov suivant laquelle la vérification a effectivement été faite le 30 mars 2018, mais que l’impression n’a été faite que le 24 octobre 2019 ne convainc pas le Tribunal. Selon toute vraisemblance, la vérification aurait été faite bien après avoir congédié la plaignante.

[77] Même en faisant l’hypothèse que la vérification ait été faite pré-congédiement, que monsieur Satarov y aurait découvert des erreurs attribuables à la plaignante et qu’il était mécontent du travail de la plaignante, il n’a pas exprimé ses récriminations à cette dernière en temps utile. Il ne lui a jamais donné la chance de revoir ses méthodes de travail ou de corriger les erreurs pour l’avenir. D’ailleurs, le Tribunal estime davantage probante l’affirmation de la plaignante suivant laquelle en cours d’emploi, monsieur Satarov ne lui aurait pas imputé les erreurs aujourd’hui soulevées dans ces cinq dossiers.

[78] En revanche, le Tribunal considère possible que cette recherche effectuée en octobre 2019 ait pu conforter monsieur Satarov dans sa décision de congédiement prise un an et demi auparavant, si tant est que les erreurs soient effectivement attribuables à la plaignante.

[79] Au surplus, le contrat d’embauche lui-même, offert par l’employeur et signé par la plaignante, comporte des clauses de fin d’emploi pour motif d’absence pour maladie. Il est stipulé que l’employeur peut mettre fin à l’emploi si la personne s’absente pour maladie un certain nombre de jours. Le Tribunal en infère que cela s’apparente aux agissements discriminatoires de l’employeur.

[80] Quant à l’argument voulant que monsieur Satarov n’ait eu aucune intention de discriminer la plaignante, en raison de son état de grossesse et des complications qui l’ont amenée à s’absenter du travail à plusieurs reprises, cela ne constitue pas un facteur à tenir compte dans l’analyse. Comme énoncé dans l’affaire Bombardier [15] , certains comportements discriminatoires peuvent même être tout à fait inconscients.

[81] Ainsi, le Tribunal conclut que la preuve établit de façon prépondérante que les motifs de congédiement incluaient le fait que la plaignante s’absentait pour des raisons médicales reliées à sa grossesse. Celle-ci a donc subi un effet préjudiciable relativement à son emploi et les caractéristiques protégées par la Loi ont constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

[82] Quant au motif de congédiement invoqué par la plaignante eu égard à son origine ethnique ou nationale, le Tribunal constate qu’aucune preuve ne supporte cette allégation. En effet, la plaignante pouvait s’exprimer en français ou en anglais dans ses communications avec ses collègues ou son employeur. Le fait qu’elle ne comprenait pas toujours les conversations privées des collègues entre eux ne démontre en rien que son origine nationale ou ethnique ait eu un quelconque effet sur la décision de l’employeur de la congédier. D’ailleurs, son procureur ne fait aucune mention de ce motif dans son argumentation écrite.

[83] Par conséquent, le Tribunal conclut que la plaignante a rencontré son fardeau de démontrer prima facie, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a été victime de discrimination, en contravention de l’alinéa 7a) de la Loi.

[84] Il y a donc lieu de répondre par l’affirmative à la question C.

D. Si le congédiement est en lien avec une ou des caractéristiques protégées par la Loi canadienne sur les droits de la personne, est-ce que l’employeur a justifié sa décision selon l’article 15 de la Loi ou a-t-il été en mesure de limiter sa responsabilité en vertu de l’article 65 de cette Loi?

[85] L’employeur n’a pas soulevé de moyen de défense au sens de l’article 15 de la Loi et n’a présenté aucune preuve qui pourrait justifier sa limite de responsabilité en vertu de l’article 65 de la Loi. Par conséquent, le Tribunal n’a pas à se pencher sur ces aspects.

[86] Le Tribunal répond non à la question D.

E. Dans le cas contraire, quelles sont les mesures de redressement applicables?

[87] Le Tribunal ayant jugé la plainte fondée, des redressements peuvent être ordonnés par le Tribunal en application du paragraphe 53(2) de la Loi.

[88] La plaignante témoigne avoir vécu son congédiement comme un choc. Elle dit avoir été profondément blessée au point où elle aurait perdu une certaine confiance en elle. Elle dit avoir mal dormi la nuit, avoir été stressée et avoir eu peur que son enfant à naitre ait des malformations à cause du stress vécu en lien avec son congédiement.

[89] Au plan financier, elle a dû demander de l’aide à ses parents et à ses beaux-parents puisque son conjoint avait un emploi à bas salaire.

[90] La plaignante estime que n’eût été son congédiement le 6 avril 2018, elle aurait continué à travailler tout au long de sa grossesse puisque, à part le premier trimestre, sa grossesse s’est bien déroulée pour la période suivante. Selon son appréciation, elle aurait continué à travailler jusqu’au 12 octobre 2018, soit deux semaines avant son accouchement.

[91] À la suite du congédiement, la plaignante a tenté d’obtenir un autre emploi. Elle a posé sa candidature pour trois emplois différents dans le domaine de l’administration le 12 avril 2018, deux le 16 avril suivant, un autre emploi le 3 mai, le 8 mai, le 10 mai et le 19 juin 2018. Le 15 mai 2018, elle a participé à une rencontre d’aide à la recherche d’emploi organisée par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale du gouvernement du Québec.

[92] Devant l’insuccès de ses démarches, elle a abandonné l’idée et a demandé ses prestations de maternité dès le mois de juillet 2018.

[93] Selon les documents déposés par son procureur, la plaignante estime ses pertes financières à 75 918,92$, plus les intérêts, à savoir :

  • 18 038,84$ pour salaire perdu;

  • 10 981,88$ pour le manque à gagner du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP);

  • 6 898,50$ pour les frais d’avocat;

  • 20 000$ pour le préjudice moral; et

  • 20 000$ pour acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré

[94] La plaignante demande également au Tribunal d’ordonner des mesures d’intérêt public, afin que l’intimé :

  • mette fin aux actes discriminatoires;

  • élabore une politique de non-discrimination et de soutien concernant la grossesse et le milieu de travail; et

  • élabore ou révise son programme de formation afin de s’assurer qu’il contient une formation obligatoire destinée à mettre en œuvre ses politiques de non-discrimination.

(a) Perte pécuniaire

[95] L’alinéa 53(2)c) de la Loi prévoit que le Tribunal peut ordonner l’indemnisation de la totalité ou d’une fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire. La Cour d’appel fédérale rappelle, dans l’affaire Chopra [16] , qu’il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire conféré au Tribunal. De plus, la Cour énonce qu’il doit exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire reconnu et la perte de salaire alléguée et que dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le Tribunal peut tenir compte des principes qui sous-tendent l’atténuation des dommages qui pourraient s’appliquer dans d’autres contextes [17] .

[96] La plaignante réclame un montant de 18 038,54$ en perte de salaire; une somme de 10 981,88$ à titre de manque à gagner du RQAP; et le remboursement de ses frais d’avocats de 6 898,50$, soit un total de 35 918,88$.

[97] Le Tribunal accorde un montant de 29 020,41$ à titre de perte pécuniaire pour les motifs suivants.

[98] Le Tribunal est d’avis que n’eût été l’acte discriminatoire, la plaignante aurait continué à travailler pour la période du 9 avril au 12 octobre 2018, soit environ deux semaines avant la date de l’accouchement du 25 octobre 2018. D’ailleurs, selon la preuve administrée, les second et troisième trimestres de grossesse se sont bien déroulés, si bien que, selon toute vraisemblance, la plaignante aurait continué son travail normalement. Ainsi, pour la période du 9 avril au 12 octobre 2018, la plaignante aurait reçu son salaire pendant 26 semaines et 4 jours supplémentaires. La plaignante gagnait un montant brut de 673,08$ par semaine, de sorte que le manque à gagner est de 18 038,54$ (673,08 x 26,8).

[99] La perte salariale est donc de 18 038,54$

[100] Quant au manque à gagner du RQAP, la plaignante estime qu’il est de 10 981,88$, ce qui correspond à la preuve au dossier. En effet, la plaignante avait droit à 50 semaines de prestations dont le montant est basé sur le salaire hebdomadaire moyen des 26 semaines précédant l’accouchement. Selon la preuve déposée et l’exposé des précisions de la plaignante, qui n’est pas contesté à ce sujet, celle-ci aurait reçu des prestations totales de 21 033,75$ si elle avait conservé son emploi, alors qu’elle n’a reçu que 10 051,88$. Ainsi, le manque à gagner est de 10 981,87$ (21 033,75 – 10 051,88).

[101] Le manque à gagner au terme du RQAP est donc de 10 981,87$.

[102] Tel que vu plus tôt, la plaignante a l’obligation de mitiger ses dommages. L’employeur soutient qu’elle a failli à son obligation. Selon lui, voyant qu’elle ne trouvait pas d’emploi dans le domaine de l’administration, il se demande pourquoi elle n’a pas tenté d’obtenir un emploi en restauration ou dans un autre domaine.

[103] Selon la preuve au dossier, la plaignante aurait travaillé à un poste administratif chez un courtier immobilier du mois d’octobre 2017 jusqu’à son embauche chez l’intimé en février 2018. La preuve établit qu’elle a posé sa candidature à une dizaine de postes ouverts dans le domaine de l’administration entre les mois d’avril et juillet 2018. Elle a commencé ses démarches à peine quelques jours après avoir été congédiée. De plus, elle a participé à une rencontre d’aide à la recherche d’emploi organisée par le gouvernement. Ses démarches étaient sérieuses et dénotent une véritable intention de se trouver un nouvel emploi avant son accouchement. Le Tribunal considère judicieux le fait qu’elle cherchait à mettre à profit son expérience dans le domaine administratif pour un nouvel employeur. Elle n’avait pas l’obligation de trouver un emploi dans un domaine pour lequel elle n’avait aucune expérience de travail. La proposition de l’employeur à ce sujet est pour le moins déraisonnable.

[104] Le Tribunal estime que la plaignante a fait les efforts essentiels et nécessaires pour atténuer le préjudice qu’elle a subi de sorte qu’elle a droit au remboursement intégral de ses pertes de salaire.

[105] La plaignante demande également le paiement de ses frais d’avocats au montant de 6 898,50$.

[106] Le Tribunal rappelle qu’il ne peut accorder de montant au chapitre des dépens, qu’il s’agisse des frais de justice engagés ou des frais pour les services juridiques retenus dans le cadre d’une instance. Ce principe est énoncé par la Cour suprême du Canada qui établit que le pouvoir du Tribunal d’indemniser la victime des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire en application de l’article 53 de la Loi ne comprend pas le pouvoir d’adjuger des dépens. La Cour énonce qu’« il appert nettement du texte de la loi, de son contexte et de son objet que le Tribunal ne possède pas le pouvoir d’adjuger des dépens, et les dispositions applicables ne se prêtent à aucune autre interprétation raisonnable » [18] .

[107] Ainsi, le Tribunal n’accorde aucun montant pour frais juridiques.

[108] Par conséquent, la plaignante a droit à la somme de 18 038,54$ pour la perte salariale et 10 981,87$ pour le manque à gagner au terme du RQAP, soit une somme de 29 020,41$ pour des pertes pécuniaires en application de l’alinéa 53(2)c) de la Loi.

(b) Préjudice moral

[109] La plaignante réclame un montant de 20 000$ à titre de dommages moraux.

[110] La Loi prévoit que le Tribunal peut accorder un montant maximal de 20 000$ pour compenser le préjudice moral subi par une victime de discrimination, en application de l’alinéa 53(2)e).

[111] La jurisprudence établit que cette somme maximale n’est accordée que dans les cas les plus graves, quand l’étendue et la durée du préjudice moral justifient l’octroi du plein montant [19] .

[112] Afin d’établir le montant juste du dommage moral, le Tribunal doit donc évaluer entre autres les conséquences émotionnelles, la frustration, la déception, la perte d’estime et de confiance de soi, le chagrin, le bien-être affectif, le stress, l’anxiété et parfois même la dépression, les idées suicidaires et autres manifestations de nature psychologique résultant de l’acte discriminatoire. Ce type de démonstration n’est pas nécessairement facile à faire.

[113] Rappelons que le dossier médical peut parfois être utile pour faire la preuve de l’état émotionnel de l’individu, mais il n’est pas obligatoire pour établir le préjudice moral. Dans certains cas, un dossier médical pourra étayer la preuve des conséquences sur la santé mentale de la victime de discrimination, et, dans d’autres cas, les témoignages de la victime elle-même, de ses collègues de travail ou de ses proches pourront porter un éclairage sur le degré, l’intensité et la durée du préjudice moral subi par la victime.

[114] En l’espèce, aucune preuve de nature médicale ou autre ne permet de supposer que le préjudice moral, bien que démontré, s’est révélé d’une grande magnitude. En outre, l’intensité du stress émotionnel semble avoir eu une durée plutôt limitée. En effet, la plaignante témoigne du fait qu’elle a été très surprise du congédiement, qu’elle ne s’y attendait pas, qu’elle l’a vécu comme un choc. Elle ajoute avoir perdu une certaine confiance en elle. Cependant, l’élément clé semble être davantage en lien avec le stress lié aux conséquences financières du congédiement dans une période de sa vie où elle attend un enfant et alors que son conjoint gagne un petit salaire. Sa famille et sa belle-famille ont dû contribuer financièrement pour subvenir aux besoins de la plaignante et de sa famille. La plaignante rapporte qu’aujourd’hui, elle n’ose plus travailler pour une petite compagnie, ayant perdu confiance dans ce genre d’entreprise. Elle travaille maintenant pour elle-même comme travailleuse autonome.

[115] Son conjoint témoigne à l’audience du fait que la plaignante a vécu un stress considérable du fait de son congédiement.

[116] Dans ces circonstances, en tenant compte de la limite légale de 20 000$, le Tribunal estime qu’un montant de 7 000$ est une compensation juste pour le dommage moral subi par la plaignante.

(c) Indemnité spéciale

[117] La plaignante réclame également un montant de 20 000$ à titre d’indemnité spéciale en application de l’article 53(3) de la Loi. Cette disposition permet au Tribunal d’ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $ s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

[118] La Cour fédérale [20] retient que « [p]our accorder une indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi, le Tribunal doit être convaincu que l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré ». La Cour énonce qu’« [i]l s’agit d’une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires ». Elle ajoute que « [p]our conclure que l’acte était délibéré, il faut que l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels ». Quant à l’acte inconsidéré, il s’agit de « celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante ».

[119] La jurisprudence ajoute que l’octroi du maximum de 20 000$ doit être réservé aux affaires les plus graves [21] . En outre, différents comportements peuvent entraîner une indemnisation à ce chapitre dont le désir de discréditer, d’humilier, d’offenser, de mortifier, de rabaisser, de vexer; ou adopter une attitude adversaire empreinte d’hostilité, de méchanceté ; ou encore, ignorer la victime, la marginaliser, la priver de soutien ou la décourager activement. Ce type de comportements pourrait justifier une indemnité punitive au sens de l’article 53 (3) de la Loi. Ajoutons que, comme pour tout autre dommage, il appartient à la victime d’en faire la démonstration selon la balance des probabilités.

[120] En l’espèce, aucune preuve de ce type de comportement, qu’elle soit directe ou même implicite, ou qui pourrait découler des faits n’a été présentée. En somme, la plaignante n’a fait qu’invoquer la disposition sans faire la preuve des éléments permettant son application.

[121] Par conséquent, le Tribunal n’accorde aucun montant à titre d’indemnité spéciale au sens de l’article 53(3) de la Loi.

(d) Intérêts

[122] Le montant total d’indemnité accordé est donc de 36 020,41$, soit 29 020,41$ à titre d’indemnité pour perte de salaire et 7 000$ pour le préjudice moral. La plaignante demande au Tribunal d’ordonner qu’un intérêt soit accordé sur la somme des redressements. Le Tribunal accorde les intérêts demandés, en application du paragraphe 53(4) de la Loi [22] .

[123] Ce montant d’intérêt doit être calculé selon la règle 9(12) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits la personne [23] , à savoir au taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d'escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle). L'intérêt devra courir à compter de la date du congédiement jusqu'à la date du versement de l'indemnité.

(e) Redressements systémiques

[124] La plaignante demande que des redressements systémiques soient imposés à l’intimé. Elle demande au Tribunal d’ordonner à l’intimé de mettre fin aux actes discriminatoires; d’élaborer une politique de non-discrimination et de soutien concernant la grossesse et le milieu de travail; et d’élaborer ou de réviser son programme de formation afin de s’assurer qu’il contient une formation obligatoire destinée à mettre en œuvre ses politiques de non-discrimination.

[125] Le Tribunal considère que puisque l’intimé n’a pas de politique de ressources humaines visant les congés de maladie ou de grossesse, des mesures systémiques telles que demandées par la plaignante s’imposent, et ce, en application de l’article 53(2)a) de la Loi. Dans les circonstances, le Tribunal ordonne à l'intimé de cesser immédiatement de faire preuve de discrimination à l'endroit de ses employées enceintes, ou en congés de maladie reliés à la grossesse ; et d’adopter, conformément aux dispositions énoncées à l’alinéa 53(2)a) de la Loi, dans les six mois de la présente décision, des mesures de façon à prévenir des incidents ultérieurs de discrimination fondée sur la grossesse ou la déficience.

[126] Le Tribunal exige que l’intimé consulte la Commission canadienne des droits de la personne pour l’élaboration et la mise en œuvre de ces mesures.

VI. Ordonnances

Le Tribunal canadien des droits de la personne conclut que la plainte de discrimination fondée sur le sexe et la déficience est accueillie et ordonne à Transport Fortuna de :

PAYER à madame Lise Shannen Jovel Abreu un montant de 36 020,41$, soit 29 020,41$ à titre d’indemnité pour perte salariale et 7 000$ pour préjudice moral, dans les 30 jours de la signification de la présente décision;

PAYER à madame Lise Shannen Jovel Abreu les intérêts courus sur la somme de 36 020,41$, pour la période du 6 avril 2018 jusqu’à la date du paiement de l’indemnité, dans les 30 jours de la présente décision;

METTRE FIN aux actes discriminatoires fondés sur la grossesse ou la déficience;

ADOPTER des mesures de façon à prévenir des incidents ultérieurs de discrimination fondée sur la grossesse ou la déficience, dans les six mois de la date de signification de la présente décision;

CONSULTER la Commission canadienne des droits de la personne pour l’élaboration et la mise en œuvre des mesures prévues à l’alinéa précédent de l’ordonnance.

Signée par

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 26 octobre 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2393/5219

Intitulé de la cause : Lise Shannen Jovel Abreu c. Transport Fortuna

Date de la décision du tribunal : Le 26 octobre 2020

Date et lieu de l’audience : 28 et 29 juillet 2020

Par visioconférence

Comparutions:

Shahrooz S. Mahmoudian, pour la plaignante

Marin Guzun, pour l'intimé

 



[1] LRC 1985, c H-6.

[2] Commission ontarienne des droits de la personne c Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536 au para 28 (« Simpsons-Sears »).

[3] Basi c Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP).

[4] Béatrice Vizkelety Proving Discrimination in Canada,Toronto, Carswell, 1987 à lap.142.
Voir aussi Khiamal c Canada (Commission des droits de la personne), 2009 CF 495 au para 60.

[5] Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au para 67 («Bombardier »).

[6] Appellés « motifs de distinction illicite » par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[7] Moore c Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 au para 33.

[8] Bombardier, précité, note 5 aux para 40, 41.

[9] Simpsons-Sears, précité, note 2 aux para 12, 14.

[10] Bombardier, précité, note 5, aux para 45-52.

[11] A.B. c Eazy Express Inc., 2014 TCDP 35 (CanLII) au para16.

[12] Peel Law Association v Pieters, 2013 ONCA 396 (CanLII) au para 67.

[13] Le reste du message n’a pas été déposé en temps utile au Tribunal, de sorte le Tribunal s’en tient au libellé tronqué.

[14] Omnibus Transportation Employee Testing Act of 1991, H.R. 3361 102nd Congress (1991-1992).

[15] Bombardier, précité, note 5, au para 41.

[16] Chopra c Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 au para 37.

[17] Idem aux para 37,40.

[18] Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 au para 64.

[19] Closs c Fulton Forwarders Incorporated and Stephen Fulton, 2012 TCDP 30 (CanLII) au para 81.

[20] (Canada (Procureur général) c Johnstone, 2013 CF 113 (CanLII) au para 155, décision confirmée par la Cour fédérale d’appel, 2014 CAF 110 (CanLII).

[21] Voir entre autres Gilmar, Melanie c Alexis Nakota Sioux Nation Board of Education, 2009 CHRT 34 (CanLII) au para 341.

[22] Voir entre autres Nielsen c Nee Tahi Buhn Indian Band, 2019 TCDP 50 (CanLII).

[23] Règles de procédure du Tribunal canadien des droits la personne (03-05-04)

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