Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 31

Date : le 8 octobre 2020

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l'intimé

- et -

Chiefs of Ontario

- et -

Amnistie internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties interessées

 

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig

 


Table des matières

Éventuelle partie intéressée : Nation innue 2

I. Contexte 2

A. Demandes antérieures de parties intéressées 3

B. Requête sous-jacente de la Société de soutien 4

II. Position des parties 4

A. Nation innue 4

B. Autres parties et parties intéressées 7

III. Droit 8

IV. Analyse : intérêt dans l’instance, intérêt public, aide devant être fournie et paramètres 11

V. Ordonnance 16

VI. Maintien de la compétence 16

 


 

Éventuelle partie intéressée : Nation innue

I. Contexte

[1] La présente décision sur requête fait suite à une demande présentée par la Nation innue dans le but de faire une intervention limitée dans cette affaire en tant que partie intéressée. Plus particulièrement, la Nation innue cherche à prendre part à la requête se rapportant aux enfants et aux familles des Premières Nations qui reçoivent des services de la part d’organismes provinciaux ou territoriaux et de fournisseurs de services financés par Services aux Autochtones Canada (SAC) dans les réserves et au Yukon.

[2] Cette demande découle d’une plainte déposée par la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») et l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») contre le Canada, au nom des enfants des Premières Nations. Dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « Décision sur le bien-fondé »), le Tribunal a conclu que la plainte était fondée et que le Canada s’était livré à des actes discriminatoires contraires à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP » ou la « Loi ») dans le contexte de la fourniture de services aux enfants des Premières Nations.

[3] La plainte est maintenant à l’étape des réparations. Outre l’indemnité financière versée aux enfants des Premières Nations touchées et à ceux qui s’occupaient d’eux (2019 TCDP 39), le Tribunal a rendu de nombreuses ordonnances visant à remédier au cadre de financement discriminatoire des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (plus particulièrement 2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16, 2017 TCDP 14 et 2018 TCDP 4). Le Tribunal a maintenu sa compétence afin de traiter les questions qui demeurent relativement à la réparation.

A. Demandes antérieures de parties intéressées

[4] Un certain nombre d’organismes et de représentants des gouvernements des Premières Nations considèrent que la présente affaire présente un grand intérêt et est d’une importance déterminante pour eux ou leurs membres, et ils ont cherché à intervenir en tant que parties intéressées.

[5] Le 14 septembre 2009, le Tribunal a conféré le statut de partie intéressée aux Chiefs of Ontario et à Amnistie internationale. Les Chiefs of Ontario se sont vu accorder de larges droits de participation, notamment le droit de présenter des éléments de preuve et le droit de contre-interroger les témoins de la partie adverse. Ils pouvaient participer à l’instance dans la mesure où leurs observations et leurs éléments de preuve n’entraînaient pas un double emploi ou un chevauchement avec ceux des parties ou de la Commission. Amnistie internationale s’est vu donner le droit de participer, mais de manière plus limitée. Elle pouvait seulement présenter des observations juridiques, notamment sur les sources de droit international.

[6] La Nation Nishnawbe Aski (la « NNA ») a demandé le statut de partie intéressée en 2016, à l’étape des mesures de réparations. Le Tribunal a accueilli cette demande dans la décision sur requête 2016 TCDP 11. La participation de la NNA était limitée aux « considérations particulières touchant la prestation de services à l’enfance et à la famille à des collectivités éloignées du Nord de l’Ontario et les mesures nécessaires qui permettraient de fournir des services appropriés à ces collectivités » (au paragraphe 5). Le Tribunal a conclu qu’il était manifeste que la NNA avait un intérêt dans l’instance et qu’elle pouvait apporter une aide valable à la formation pour les questions qu’il restait à trancher relativement aux mesures de réparation. La NNA avait pour instruction de limiter ses observations aux questions de réparation en suspens et de ne pas chercher à rouvrir des questions qui avaient déjà été tranchées. La NNA devait s’assurer que sa contribution ne faisait pas double emploi avec celle des autres parties.

[7] En 2019, le Congrès des peuples autochtones (le « CPA ») a déposé une requête afin de se voir accorder le statut de partie intéressée et de prendre part à la définition de la portée du principe de Jordan pour les enfants qui n’ont pas le statut d’Indien, en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985 ch. I-5, et qui vivent hors réserve. Dans la décision sur requête 2019 TCDP 11, le Tribunal a octroyé au CPA un statut limité de partie intéressée. Le CPA était autorisé à présenter des observations sur la requête concernée, mais il devait accepter le dossier de la preuve tel qu’il était et respecter les délais impartis pour l’audience.

B. Requête sous-jacente de la Société de soutien

[8] La requête dans laquelle la Nation innue souhaite intervenir est une requête présentée par la Société de soutien visant à confirmer que les enfants et les familles des Premières Nations qui vivent dans les réserves et au Yukon et qui reçoivent des services d’un organisme ou d’un fournisseur de services provincial ou territorial entrent dans le champ d’application des actuelles ordonnances de réparation du Tribunal (la « requête de la Société de soutien »). Les Premières Nations visées par la requête ne reçoivent pas de services de la part des organismes des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (les « organismes des SEFPN »). Dans sa requête, la Société de soutien sollicite également des ordonnances connexes demandant au Canada de remédier à ce problème.

[9] Selon l’avis de requête de la Société de soutien, le Canada estime que les ordonnances de réparation rendues par le Tribunal en l’espèce ne s’appliquent qu’aux organismes des SEFPN, et non aux enfants et aux familles des Premières Nations qui reçoivent des services d’un organisme ou d’un fournisseur de services provincial ou territorial dans le cadre du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « Programme des SEFPN »).

[10] Les parties et la formation ont convenu d’un délai pour statuer sur la requête de la Société de soutien.

II. Position des parties

A. Nation innue

[11] La Nation innue est un organisme politique qui représente le peuple innu du Labrador, y compris les deux Premières Nations du Labrador : la Première Nation innue de Sheshatshiu et la Première Nation innue de Mushuau. Les Innus représentés par la Nation innue résident principalement dans les communautés des réserves de l’une de ces deux Premières Nations.

[12] La Nation innue demande l’autorisation d’intervenir dans cette affaire dans le seul but de participer à la requête de la Société de soutien. Elle demande à participer à l’instance sans frais. La Nation innue cherche à pouvoir :

  1. déposer des éléments de preuve qui ne reprennent pas ceux des autres parties, selon l’échéancier établi par le Tribunal;
  2. contre-interroger, dans une mesure restreinte, les autres parties sur la preuve, sans répéter les questions posées par les autres parties et selon l’ordre établi par le Tribunal;
  3. présenter des arguments oraux et écrits, selon le cas et selon l’évolution de la requête de la Société de soutien, en respectant la longueur et le délai fixés par le Tribunal ainsi que l’échéancier établi par ce dernier;
  4. participer à toute conférence téléphonique, médiation, négociation ainsi qu’à tout autre processus de résolution des différends ou processus administratif dans le cadre de cette affaire, uniquement dans la mesure où cela se rattache spécifiquement à la requête de la Société de soutien.

[13] La Nation innue soutient qu’elle satisfait au critère applicable énoncé au paragraphe 23 de la décision Walden et autres c. Procureur général du Canada (représentant le Conseil du Trésor du Canada et Ressources humaines et Développement des compétences Canada), 2011 TCDP 19 [Walden], pour pouvoir obtenir le statut de partie intéressée :

  1. si l’éventuelle partie intéressée a une expertise qui aidera le Tribunal;
  2. si la participation de l’éventuelle partie intéressée ajoutera à la position juridique des autres parties; et
  3. si l’instance aura des répercussions sur les intérêts de l’éventuelle partie intéressée.

[14] Premièrement, la Nation innue affirme que son expertise aidera le Tribunal. Elle a une expérience de première main relativement aux questions qui sont soulevées dans la requête. Plus particulièrement, la Nation innue a de l’expérience en ce qui a trait à l’établissement d’un organisme chargé de fournir des services de prévention, soit le Secrétariat de la table ronde des Innus du Labrador inc. (le « Secrétariat de la TRI »), mais elle s’est néanmoins fait dire par le Canada qu’elle ne pouvait pas obtenir de financement du fait que l’organisme ne cadrait pas avec ses politiques d’admissibilité. Pour le Canada, ce qui pose problème est que le Secrétariat de la TRI n’est pas un organisme délégué par les provinces qui est à la fois responsable de la prévention et de la protection. Le Secrétariat de la TRI offre seulement des services de prévention puisque SAC finance Terre‑Neuve‑et‑Labrador pour qu’elle fournisse ce type de services. Terre‑Neuve‑et‑Labrador estime que sa loi ne couvre pas les services de prévention et que, par conséquent, elle ne peut pas désigner un organisme pour qu’il fournisse de tels services. Cette expérience permet à la Nation innue de nuancer certaines positions exposées dans l’avis de requête de la Société de soutien. En outre, la Nation innue sait par expérience que les politiques du Canada sont inflexibles à l’égard de certaines particularités régionales, comme la loi de Terre‑Neuve‑et‑Labrador qui ne prévoit pas la prestation de services de prévention.

[15] Deuxièmement, la Nation innue soutient que son expertise particulière, fondée sur ses propres expériences, lui permettra d’apporter un point de vue différent de celui des autres parties et qu’aucune autre partie ne possède une expérience de première main comparable.

[16] Troisièmement, le 29 juin 2020, la Nation innue a déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne qui repose sur la même question que la requête de la Société de soutien, plainte dont la Commission est actuellement saisie. La plainte se rapporte au financement reçu aux fins de la prestation de services de prévention. La Nation innue fait valoir qu’il est discriminatoire que le Canada limite le financement destiné aux services de prévention à un poste budgétaire déterminé au lieu de financer les coûts réels, comme le Canada est tenu de le faire selon la décision sur requête 2018 TCDP 4. La plainte soulève également une deuxième question, à savoir l’absence de financement pour les représentants de bande de la Nation innue. Cette dernière soutient qu’il serait redondant qu’elle passe par tout le processus d’instruction et de règlement d’une plainte alors que la requête de la Société de soutien porte sur l’une des principales questions soulevées dans sa propre plainte. L’issue de la requête aura donc une incidence sur les intérêts juridiques de la Nation innue.

[17] Pour appuyer sa demande visant à obtenir le statut de partie intéressée, la Nation innue fournit la preuve de ses expériences et circonstances particulières par le biais d’un affidavit du Grand chef Etienne Rich, auquel est jointe la plainte pour atteinte aux droits de la personne datée du 29 juin 2020.

[18] En retour, la Nation innue accepte d’échanger tout affidavit avant le 23 octobre 2020 et de déposer ses observations avant le 4 décembre 2020. Elle consent aussi à éviter de présenter des observations qui font double emploi avec celles des autres parties et souscrit à la position de la Société de soutien sur les limites qu’il convient d’imposer à sa participation aux négociations ou aux activités de gestion de cas.

[19] En réponse aux observations du Canada, la Nation innue réitère ce qu’elle avait indiqué dans ses observations initiales, à savoir qu’elle est en mesure de présenter au Tribunal non seulement des arguments, mais aussi des preuves à l’appui de la requête de la Société de soutien.

B. Autres parties et parties intéressées

[20] La Société de soutien, l’APN, les Chiefs of Ontario, la NNA et la Commission ont tous consenti à l’octroi du statut de partie intéressée à la Nation innue dans le cadre de la requête de la Société de soutien. Le Canada a déclaré qu’il ne s’opposait pas à la participation limitée de la Nation innue. L’APN, les Chiefs of Ontario, la NNA et la Commission acceptent les modalités proposées par la Nation innue en ce qui concerne son statut limité de partie intéressée. Quelques-unes des parties et parties intéressées ont présenté d’autres commentaires.

[21] La Société de soutien a résumé un certain nombre des déclarations faites antérieurement par le Tribunal à propos des interventions des parties intéressées. Ainsi, elle reconnaît que la Nation innue devrait se voir accorder des droits de participation puisqu’elle sera touchée par l’issue de la requête et qu’elle peut ajouter au dossier des éléments qui pourraient aider le Tribunal, surtout compte tenu de son expérience avec SAC entre 2018 et 2020.

[22] La Société de soutien demande que la participation de la Nation innue soit soumise à un calendrier qui éviterait de retarder la procédure. La meilleure façon d’y arriver est d’imposer à la Nation innue les mêmes échéances que celles imposées à la Société de soutien et à l’APN, c’est-à-dire le 23 octobre 2020 pour les affidavits et le 4 décembre 2020 pour les observations. La Société de soutien demande également que la participation de la Nation innue soit assortie d’une condition voulant que ses contributions ne doivent pas faire double emploi avec celles des autres parties. Enfin, la Société de soutien souligne que, bien qu’elle ne s’oppose pas à la participation de la Nation innue aux séances de médiation ou aux conférences préparatoires menées par le Tribunal, celui-ci ne peut pas ordonner aux parties d’inclure la Nation innue de façon plus générale dans leurs négociations et dans le règlement des différends.

[23] L’APN estime que la Nation innue est en mesure d’apporter un point de vue unique sur les questions soulevées dans la requête et de présenter des éléments de preuve qui aideront la formation.

[24] Le Canada a reconnu que la Nation innue avait un intérêt dans la procédure et a suggéré qu’elle puisse participer à des conditions similaires à celles qui limitent les droits de participation accordés au CPA. Plus particulièrement, le Canada demande que la participation de la Nation innue, en tant que partie intéressée intervenante, soit limitée au dépôt d’observations écrites et orales, et qu’il puisse y répondre.

III. Droit

[25] La LCDP prévoit la participation de parties intéressées au paragraphe 50(1) et à l’alinéa 48.9(2)b) et confirme ainsi le pouvoir du Tribunal de faire droit à une demande de statut de partie intéressée. La procédure à suivre pour ajouter des parties intéressées est énoncée à l’article 8 des Règles de procédure du Tribunal.

[26] Le critère applicable aux demandes de statut de partie intéressée est exposé dans certaines décisions antérieures. Ce critère est d’ailleurs bien résumé au paragraphe 23 de la décision Walden :

a) l’expertise de l’éventuelle partie intéressée aiderait le Tribunal;

b) sa participation ajouterait à la position juridique des parties;

c) l’instance pourrait avoir des répercussions sur les intérêts de la partie requérante.

[27] Comme il a été mentionné, la formation a examiné le critère applicable aux demandes de statut de partie intéressée dans la décision sur requête 2016 TCDP 11, dans laquelle elle a accordé ce statut à la NNA. Dans cette décision, au paragraphe 3, le Tribunal a exposé les facteurs à prendre en considération pour accorder le statut de partie intéressée :

Les demandes visant l’obtention du statut de partie intéressée sont tranchées au cas par cas, en tenant compte des circonstances particulières de l’instance et des questions qui sont en train d’être examinées. Une personne ou une organisation peut se voir accorder le statut de partie intéressée si l’instance a des incidences sur elle et si elle peut aider le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi. Cette aide doit apporter un éclairage différent aux thèses défendues par les autres parties et contribuer à la prise de décision par le Tribunal. Par ailleurs, en vertu du paragraphe 48.9(1) de la LCDP, l’un des principes qui doit sous-tendre la décision sur l’étendue de la participation d’une partie intéressée est que le Tribunal doit instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique (voir Nkwazi c. Service correctionnel Canada, 2000 CanLII 28883 (TCDP), par. 22-23; Schnell c. Machiavelli and Associates Emprize Inc., 2001 CanLII 25862 (TCDP), par. 6; Warman c. Lemire, 2008 TCDP 17, par. 6-8; et Walden et autres c. Procureur général du Canada (représentant le Conseil du Trésor du Canada et Ressources humaines et Développement des compétences Canada), 2011 TCDP 19, par. 22-23).

[28] Quand il a accordé le statut de partie intéressée dans le contexte de la présente affaire, le Tribunal a reconnu qu’il était difficile de déterminer quels organismes ou gouvernements de Premières Nations devraient se voir accorder le statut de partie intéressée, quand la nature des questions soulevées suppose qu’un grand nombre de communautés des Premières Nations sont directement touchées par l’instance :

Le rôle de la formation à ce stade-ci de l’instance est de concevoir une ordonnance qui tienne compte des circonstances particulières de l’affaire et des conclusions déjà tirées dans la décision [sur le bien-fondé]. Les clarifications des mesures de réparations accordées et le processus de mise en œuvre de la décision dont s’occupe le Tribunal ne doivent pas être confondus avec le rôle d’une commission d’enquête ou d’une tribune visant la consultation de l’une ou de l’ensemble des parties. Dans le cas contraire, chaque collectivité ou organisme des Premières Nations pourrait demander d’intervenir dans la présente instance pour partager ses propres connaissances et expériences ainsi que sa culture et son histoire. Le traitement de telles demandes, à plus forte raison l’admission de nouvelles parties dans les procédures en cours, entraverait de façon importante la capacité de la formation de finaliser son ordonnance.

(2016 TCDP 11, au paragraphe 14).

[29] Comme il a été souligné précédemment, lorsqu’elle a appliqué le critère, la formation a accordé le statut de partie intéressée à la NNA. Le Tribunal a conclu que ses décisions auraient une incidence directe sur les communautés éloignées des Premières Nations qui sont représentées par la NNA et que la NNA avait une expertise toute particulière en ce qui concerne les difficultés liées à la prestation de services à l’enfance et à la famille dans les communautés éloignées du Nord qui, par exemple, n’ont pas un accès routier à longueur d’année.

[30] Lorsqu’il a accordé le statut de partie intéressée à la NNA, le Tribunal a reconnu qu’il était difficile de maintenir un processus d’audience efficace et efficient. Par conséquent, le Tribunal a ordonné à la NNA de limiter ses observations écrites à la situation des communautés éloignées du Nord qui s’inscrivent dans son domaine particulier d’expertise, distinct de celui des autres parties. Le Tribunal a également ordonné à la NNA de limiter ses observations aux questions de réparation qui étaient encore en suspens et d’éviter de soulever des questions qui avaient déjà été tranchées. Le Tribunal a aussi établi un échéancier pour les observations de la NNA afin de ne pas retarder indûment la procédure.

[31] Comme il a été mentionné précédemment, dans la décision sur requête 2019 TCDP 11, le Tribunal a accordé au CPA un statut de partie intéressée limité à la question bien précise de savoir qui pouvait être qualifié d’enfant d’une Première Nation vivant hors réserve aux fins du principe de Jordan. Pour arriver à cette décision, la formation s’est inspirée de l’analyse qu’elle avait faite dans la décision 2016 TCDP 11. Après avoir souligné l’obligation qu’ont les organismes qui demandent le statut de partie intéressée de ne pas retarder l’affaire, le Tribunal a conclu que le CPA avait une expertise pertinente et qu’il pouvait apporter un point de vue différent de celui des autres participants de l’affaire.

[32] En conséquence, le Tribunal a permis au CPA de participer, à titre de partie intéressée, à la requête dans laquelle il avait un réel intérêt et une expertise particulière, mais à certaines conditions : le CPA ne pouvait pas participer à la gestion de l’instance ni déposer d’éléments de preuve et il devait respecter les délais de présentation pour éviter de retarder l’affaire. La participation du CPA était limitée à la présentation d’arguments juridiques.

IV. Analyse : intérêt dans l’instance, intérêt public, aide devant être fournie et paramètres

[33] La formation accueille la requête de la Nation innue visant à obtenir le statut limité de partie intéressée pour les raisons exposées et selon les paramètres indiqués ci‑dessous.

[34] La formation réitère que l’octroi du statut de partie intéressée est une question qui est traitée selon les particularités de chaque cas en appliquant les principes juridiques pertinents aux faits de l’affaire dont est saisi le Tribunal. En l’espèce, les ordonnances de réforme du Tribunal touchent les Premières Nations du Canada vivant dans les réserves et au Yukon.

[35] L’intérêt de la Nation innue dans la requête de la Société de soutien est accepté par toutes les parties à l’instance et est aussi reconnu par la formation. En résumé, nul ne s’oppose à la participation limitée de la Nation innue à la requête de la Société de soutien en tant que partie intéressée.

[36] À ce propos, la formation estime que la Nation innue est touchée par la présente procédure, à la fois en tant que gouvernement d’une Première Nation cherchant à fournir des services de prévention par l’intermédiaire d’un organisme et en tant que plaignante dans une affaire de droits de la personne cherchant à obtenir une réparation similaire. La Nation innue soutient avoir de l’expérience en ce qui a trait à l’établissement d’un organisme chargé de fournir des services de prévention aux enfants des Premières Nations, c’est-à-dire le Secrétariat de la TRI. Elle affirme également que le Canada lui a fait savoir que le Secrétariat de la TRI ne pouvait pas bénéficier d’un financement parce qu’il ne cadrait pas avec ses politiques d’admissibilité. Il semble que la Nation innue pourrait être visée par les ordonnances du Tribunal, mais il se peut aussi qu’elle ait été exclue du champ d’application des ordonnances du Tribunal du fait qu’elle et le Canada avaient des points de vue divergents. La Nation innue soutient qu’elle dispose d’éléments de preuve précis à l’appui de sa position, qui pourraient permettre d’apporter une expertise et de présenter une position juridique différente de celles avancées par les autres parties.

[37] En outre, en juin 2020, la Nation innue a déposé une plainte auprès de la Commission sur une question dont est saisie la présente formation et qui soulève des questions de fait et de droit similaires concernant les répercussions des décisions et ordonnances rendues antérieurement par la formation sur la Nation innue et son organisme, le Secrétariat de la TRI. Selon la formation, vu l’historique de la procédure en l’espèce et vu que les enfants sont au centre de l’affaire, il est aussi dans l’intérêt public de régler cette question de manière efficace et rapide. Permettre à la Nation innue de participer à la présente requête refléterait donc cet intérêt public. Encore une fois, dans sa requête, la Société de soutien soulève la question de la mise en œuvre et du respect des ordonnances antérieures du Tribunal – surtout la décision et les ordonnances rendues par la formation dans 2018 TCDP 4 – et celle de l’interprétation des ordonnances connexes.

[38] La formation constate toutefois que certaines parties ont des opinions divergentes quant à la portée de la participation de la Nation innue et, plus particulièrement, quant à la question de savoir s’il faut permettre ou non à la Nation innue de présenter de nouveaux éléments de preuve à l’appui de sa position.

[39] Comme il a été mentionné, la formation a accordé au CPA le statut limité de partie intéressée pour participer à une requête présentée par la Société de soutien sur la question de l’admissibilité des enfants des Premières Nations aux services offerts en vertu du principe de Jordan (voir 2019 TCDP 11). Les parties ont toutes fait valoir que, pour des raisons de rapidité, le CPA ne devrait pas être autorisé à déposer des preuves. Dans ses délibérations, la formation a conclu que le fait de ne pas permettre au CPA de déposer de nouvelles preuves a permis d’accélérer le processus d’audience, mais a néanmoins allongé les délibérations et les conclusions de la formation compte tenu de la nature de certaines demandes présentées par les autres parties.

[40] Qui plus est, il a été enjoint à la NNA, qui s’est vu conférer le statut de partie intéressée après que le Tribunal eut rendu la Décision sur le bien-fondé, d’accepter le dossier de preuve tel qu’il était, et elle n’a pas été autorisée à le rouvrir ou à le réexaminer. Cela s’applique toujours. La formation a examiné des milliers de pages de preuve pour arriver à ses conclusions, dans la Décision sur le bien-fondé, et le dossier sur lequel repose cette décision demeure valable. La formation a accepté de nouveaux éléments de preuve des parties, notamment des Chiefs of Ontario et de la NNA, à l’étape de la mise en œuvre de ses ordonnances et lors de la délivrance d’autres ordonnances de clarification. Il était nécessaire de procéder ainsi parce qu’en toute logique, la mise en œuvre des ordonnances de la formation ne devait avoir lieu qu’à la suite de la Décision sur le bien-fondé et des ordonnances initiales qu’elle contenait. La formation est demeurée saisie du dossier pour s’assurer d’éradiquer la discrimination constatée et empêcher qu’elle ne se reproduise. Elle a pressenti qu’il fallait aborder la question de la réparation en trois temps : dans l’immédiat, à moyen terme et à long terme. L’intention était de commencer à lutter contre la discrimination rapidement et de procéder à des ajustements à moyen terme en fonction du dossier et des nouveaux éléments de preuve, tandis que des experts devaient mener des études et recueillir des données à partir des expériences vécues par les Premières Nations et de leur expertise particulière afin de mettre en lumière les pratiques exemplaires et d’orienter les ordonnances à long terme, rendues sur consentement ou non.

[41] La formation espère également rendre sous peu, sur consentement ou non, des ordonnances à long terme afin de garantir la viabilité de la réforme ordonnée. À l’heure actuelle, la formation a reçu plusieurs études et rapports importants, notamment l’étude propre à l’Ontario, le rapport final sur le quotient d’éloignement, le rapport final de l’Institut des finances publiques et de la démocratie et le plan Spirit Bear, pour n’en nommer que quelques-uns. La formation ne se prononce pas sur ces études et rapports pour le moment, mais ces documents pourraient permettre d’établir les pratiques exemplaires à adopter pour régler la présente affaire ou pour rendre de futures ordonnances à long terme, sur consentement ou non.

[42] Dans la présente demande de la Nation innue visant à obtenir le statut de partie intéressée, il est clairement question du respect et de l’interprétation des ordonnances antérieures de la formation. Celle-ci demeure saisie du dossier afin d’évaluer si ses ordonnances sont efficaces et mises en œuvre et de s’assurer qu’elle élimine la discrimination constatée et empêche que des pratiques similaires ne se reproduisent.

[43] Comme je l’ai déjà expliqué, la Nation innue soutient avoir une preuve à l’appui de sa position. La formation estime que cela apportera une expertise et une position juridique différente de celle des autres parties à l’instance. La formation croit que la Nation innue peut aider le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi et que cette preuve pourrait l’aider à statuer sur la requête de la Société de soutien en tenant compte des ordonnances antérieures de la formation, tout particulièrement les ordonnances rendues dans la décision sur requête 2018 TCDP 4. Par le passé, la formation a permis aux Chiefs of Ontario et à la NNA — qui sont des parties intéressées dans la présente affaire — de déposer de nouveaux éléments de preuve et de contre-interroger les auteurs d’affidavit. Par conséquent, la formation n’est pas d’accord avec le Canada pour dire que le Tribunal ne devrait pas permettre aux parties intéressées de déposer de la preuve ou de contre-interroger les auteurs d’affidavit. Comme il est maître dans sa propre maison – et en quête de la vérité dans le cadre d’une instruction conforme aux termes de la LCDP – le Tribunal peut permettre aux parties intéressées de déposer des éléments de preuve et de contre-interroger les auteurs d’affidavit, dans la mesure où il respecte deux principes juridiques qui sont énoncés au paragraphe 48.9(1) de la LCDP : le Tribunal doit instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[44] À ce sujet, la formation estime que la Nation innue ne retardera pas indûment sa prise de décision. De plus, l’avantage que représente la participation de la Nation innue à la présente requête, en ce qu’elle apporte une expertise et une position juridique différente de celle des autres parties à l’instance, l’emporte sur l’inconvénient d’un léger retard possible dans le processus de décision. Jusqu’à présent, la Nation innue a fait preuve de courtoisie et a respecté les courts délais du Tribunal; la formation croit que la Nation innue continuera en ce sens.

[45] Par ailleurs, la participation de la Nation innue, y compris la présentation de la preuve, est permise par les Règles de procédure du Tribunal.

[46] Pour ce qui est de l’équité et de la justice naturelle, les plaignantes et les deux parties intéressées conviennent que la preuve de la Nation innue peut leur fournir, à eux et à la formation, un contexte pertinent qui aidera celle-ci à trancher la question.

[47] S’agissant du Canada, dans la mesure où la preuve présentée par la Nation innue risque de nuire à sa cause et dans le respect des principes d’équité et de justice naturelle, la formation estime qu’il est possible de remédier à tout préjudice que pourrait subir le Canada en lui donnant la possibilité pleine et entière de répondre au moyen d’observations, d’affidavits, de contre-interrogatoires, etc. En fait, la formation souhaite que le Canada réponde afin de pouvoir prendre une décision éclairée.

[48] En ce qui concerne la demande du Canada d’avoir la possibilité de répondre aux observations de la Nation innue, la formation souscrit à la position du Canada et ajoute qu’il doit être en mesure de répondre pleinement aux observations de la Nation innue, de même qu’aux observations des autres parties. Par conséquent, la Nation innue respectera l’échéancier préétabli et déposera ses affidavits au plus tard le 23 octobre 2020, son mémoire au plus tard le 4 décembre 2020 et sa réplique au plus tard le 6 janvier 2021. Le Canada déposera son ou ses affidavits, en réponse, au plus tard le 13 novembre 2020 et son mémoire au plus tard le 18 décembre 2020.

[49] En participant à la requête de la Société de soutien, la Nation innue ne fera pas double emploi avec les observations des parties. Elle s’efforcera de ne pas répéter des questions pendant les contre-interrogatoires provisoirement prévus pour la semaine du 23 novembre 2020 et de présenter toutes ses observations à l’audience de janvier 2021. Par souci de clarté, l’apport de la Nation innue devrait être celui d’une expertise, d’un point de vue différent de celui des autres parties, y compris sur le plan juridique, et d’un éclairage aidant le Tribunal à statuer sur l’affaire.

[50] Enfin, la Nation innue est autorisée à participer à la gestion de l’instance uniquement en ce qui concerne la requête de la Société de soutien. Si une médiation devant le Tribunal est envisagée, la formation pourra se prononcer sur la portée de la participation de la Nation innue à ce moment-là.

V. Ordonnance

[51] La formation accueille la requête de la Nation innue visant à obtenir un statut limité de partie intéressée conformément aux paramètres exposés précédemment.

VI. Maintien de la compétence

[52] Rien dans la présente décision ne remet en cause la compétence du Tribunal dans l’affaire.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 8 octobre 2020


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision du tribunal : Le 8 octobre 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

David Taylor et Sarah Clarke , avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke , avocat de l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith et Jessica Walsh, avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, c.r., Jonathan Tarlton et Kelly Peck , avocats de l'intimé

Maggie Wente et Sinéad Dearman, avocates des Chiefs of Ontario, la partie intéressée

Julian Falconer et Molly Churchill, avocats de la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée

Judith Rae , avocate de la Nation innue, la partie intéressée

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