Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 24

Date : le 11 août 2020

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et –

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l'intimé

- et -

Chiefs of Ontario

- et -

Amnistie internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties interessées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig



I. Requête concernant les services de représentant de bande en Ontario

II. Contexte

[1] La présente requête concernant le financement des services de représentant de bande et des services de santé mentale s’inscrit dans un contexte où le Tribunal maintient sa compétence durant la mise en œuvre des mesures de réparation ordonnées dans le cadre d’une plainte déposée par la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») et l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») contre le Canada, au nom des enfants des Premières Nations.

[2] Dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « Décision sur le bien‑fondé »), le Tribunal a conclu que le Canada s’est livré à des actes discriminatoires contraires à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la « LCDP ») à l’occasion de la fourniture de services aux enfants des Premières Nations. Dans la Décision sur le bien‑fondé, aux paragraphes 392, 425 et 426, le Tribunal a relevé une contradiction dans le fait que l’Ontario a financé adéquatement les services de représentant de bande, alors que le Canada a soutenu qu’il n’avait pas à le faire, puisque cela n’était pas prévu par le Protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens (l’« Entente de 1965 »). Ce défaut de financer les services de représentant de bande a restreint l’accès des enfants des Premières Nations à des services adaptés sur le plan culturel.

[3] Dans la décision sur requête Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al c. Procureur général du Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2018 TCDP 4, aux paragraphes 324 à 337, le Tribunal a conclu que le Canada n’avait toujours pas entrepris de démarches pour remédier à son défaut de financer les services de représentant de bande. Le Tribunal a réitéré les conclusions formulées dans la Décision sur le bien‑fondé selon lesquelles le défaut de financer ces services était « l’un des principaux effets préjudiciables de la discrimination qu’exerce le Canada » (2018 TCDP 4, au par. 324). Le Tribunal a ordonné au Canada de procéder au financement immédiat des services de représentant de bande, sans attendre qu’un examen d’envergure nationale soit d’abord réalisé, et de financer ces services au coût réel de leur fourniture, sans déduire les fonds du financement existant. Ce financement était sujet à une révision à la suite d’une ordonnance ultérieure du Tribunal ou de l’achèvement d’études pertinentes sur le sujet.

[4] En particulier, les ordonnances des paragraphes 336, 426 et 427 de la décision sur requête 2018 TCDP 4, qui portent sur les services de représentant de bande et les services de santé mentale, sont ainsi libellées :

[336] La formation, conformément à l’article 53(2)a) et b) de la LCDP, ordonne au Canada de financer les services des représentants de bande destinés aux Premières Nations de l’Ontario, aux conseils tribaux ou aux organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, au coût réel de la fourniture de ces services, et ce, d’ici le 15 février 2018 ou, dans les 15 jours ouvrables suivant la réception des documents relatifs aux dépenses, et rétroactivement, au 26 janvier 2016. Ceci, dans l’attente que les études soient complétées ou que la formation rende une ordonnance supplémentaire.

[…]

[426] La formation, conformément à l’article 53(2)a) et b) de la LCDP, ordonne au Canada de financer les coûts réels des services de santé mentale destinés aux enfants et aux adolescents des Premières Nations en Ontario, incluant ceux fournis par les Premières Nations, les conseils tribaux, les organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, les parents/gardiens ou les entités représentatives, rétroactivement au 26 janvier 2016, d’ici le 15 février 2018 ou dans les 15 jours ouvrables suivant la réception des documents relatifs aux dépenses.

[427] La formation souscrit aux commentaires de la Société de soutien et de la Commission concernant l’interprétation appropriée de l’expression « documents relatifs aux dépenses ». La formation prescrit que l’expression « documents relatifs aux dépenses » ne doit pas être appliquée de façon formaliste et restrictive, ce qui rendrait l’ordonnance inefficace. Par conséquent, il faut aussi inclure les situations où les factures/reçus ne peuvent pas être obtenus et lorsque le fournisseur de service n’est pas en mesure de fournir les documents pour le service rendu. Par conséquent, le Canada pourra rembourser les dépenses engagées du 26 janvier 2016 au 1er janvier 2018 et pour lesquelles le demandeur déclare que les dépenses ont été engagées et que le reçu/la facture ne peut pas être obtenu.

[5] Dans la présente requête, les Chiefs of Ontario (les « COO »), une partie intéressée en l’espèce, soutiennent que le Canada ne s’est pas conformé à cette ordonnance et sollicitent des directives supplémentaires du Tribunal concernant la mise en œuvre par le Canada du financement des services de représentant de bande et des services de santé mentale en Ontario.

III. Positions des parties

A. Position des Chiefs of Ontario

[6] Les COO soutiennent qu’il est inapproprié que le Canada impose une échéance pour présenter des demandes de remboursement rétroactif et pour l’année en cours relativement aux services de représentant de bande.

[7] Les COO sollicitent une ordonnance pour que :

[traduction]

L’imposition par le Canada d’une échéance pour présenter des demandes de remboursement des services de représentant de bande soit non conforme aux ordonnances de la formation rendues dans la décision sur requête 2018 TCDP 4;

Le Canada continue d’accepter les demandes et de rembourser les services de représentant de bande et les services de santé mentale destinés aux enfants et aux adolescents et d’effectuer ces remboursements conformément aux ordonnances antérieures de la formation et sans imposer d’échéance;

Le Canada coopère avec les COO et les parties désignées par les COO (comme les organisations provinciales et territoriales telles que la Nation Nishnawbe Aski) pour communiquer de façon claire aux Premières Nations ou à leurs bénéficiaires que l’échéance établie antérieurement ne s’applique plus;

Le Canada paie les dépens engagés par les COO aux fins de la présente requête.

[8] Les COO soutiennent que toute proposition d’échéance est incompatible avec l’ordonnance relative au remboursement rétroactif prononcée par la formation dans la décision sur requête 2018 TCDP 4. Cette pratique ne respecte pas non plus l’ordonnance imposant le financement des services de représentant de bande selon leur coût réel. L’échéance imposée pour les réclamations de l’année en cours prive les Premières Nations qui n’ont pas encore mis sur pied de services de représentant de bande de l’occasion de le faire et de recevoir les fonds auxquels elles ont droit pour l’année en cours. Le report de l’échéance par le Canada ne change rien au fait que, même reportée, celle‑ci empêchera le remboursement des dépenses qui n’auront pas été réclamées avant la date limite.

[9] Les COO soutiennent que le fait d’imposer une échéance contrevient à l’ordonnance de la formation obligeant le financement des services de représentant de bande selon leurs coûts réels jusqu’à ce que des études aient été réalisées ou que la formation rende d’autres ordonnances. En date du dépôt de la requête, les COO affirment que les échéances fixées par le Canada priveraient la majorité des Premières Nations de l’Ontario du financement auquel elles ont droit. Certaines des raisons pour lesquelles les Premières Nations n’ont pas encore eu accès à ces fonds ont trait à la discrimination qui a cours depuis longtemps dans le financement des services de bien‑être à l’enfance offerts aux Premières Nations.

[10] Refuser d’accorder du financement aux Premières Nations qui ne respectent pas l’échéance est contraire aux ordonnances de la formation et perpétue les conditions qu’elle a jugées discriminatoires en premier lieu. L’intention du Canada d’imposer une échéance et de refuser d’accorder des fonds aux Premières Nations qui ne la respectent pas équivaut à afficher son intention de discriminer ces Premières Nations. La formation ne doit pas attendre qu’une Première Nation se voie refuser du financement pour non‑respect d’une échéance pour conclure à la non‑conformité, puisque l’objectif de l’imposition d’une échéance est de refuser du financement. Les COO soutiennent qu’une telle échéance viole l’article 12 de la LCDP, qui prévoit que « [c]onstitue un acte discriminatoire le fait de publier […] des affiches […] qui a) expriment ou suggèrent […] des intentions de commettre [des actes discriminatoires] ».

[11] L’intention du Canada de travailler avec les Premières Nations qui ont de la difficulté à respecter l’échéance n’élimine pas son caractère discriminatoire, puisque cette intention même repose sur le pouvoir discrétionnaire du Canada d’accorder ou non aux Premières Nations concernées le financement auquel elles ont droit.

[12] Les COO mettent l’accent sur le fait que les Premières Nations en Ontario sont en voie d’effectuer une transition vers l’autodétermination en ce qui a trait aux enfants et aux familles de leurs nations. Les services de représentant de bande font partie de cette démarche vers l’autodétermination. Le délai initial de 13 mois pour franchir cette étape, établi au moment du dépôt de la requête, est bref.

[13] Selon les COO, le Canada fait essentiellement valoir que ne pas imposer d’échéance constituerait un préjudice injustifié. Les COO laissent entendre que le Canada doit établir l’existence de ce préjudice injustifié afin de justifier l’imposition d’une échéance.

[14] Les COO répondent aux préoccupations du Canada au sujet de la portée du maintien de la compétence du Tribunal en laissant entendre qu’il est inapproprié que le Canada cherche à repousser l’échéance au‑delà de la compétence du Tribunal tout en affirmant que la discrimination ne peut se manifester qu’après cette échéance. Les COO font également valoir que la présente requête ne soulève pas de nouvelle question.

B. Position du Canada

[15] Le Canada demande le rejet de la requête des COO. Il soutient avoir mis en œuvre les ordonnances de la formation concernant les services de représentant de bande en Ontario et avoir cessé les actes discriminatoires. Le processus de remboursement a permis de corriger le sous‑financement discriminatoire du passé et le financement à venir empêchera qu’il se reproduise.

[16] Le Canada a résumé les efforts déployés pour rembourser les services de représentant de bande et accorder du financement en continu. Le Canada a fait état de ses nombreux efforts pour communiquer les renseignements pertinents aux Premières Nations. Il indique avoir accordé du financement pour couvrir les frais de présentation des demandes. Le Canada fait valoir qu’à l’avenir, il remboursera les frais engagés aux Premières Nations, aux conseils tribaux et aux organismes de services de représentant de bande dans l’année où ils ont été engagés. Le Canada souligne qu’il a repoussé ses échéances à la demande des parties engagées dans le processus. Il indique que ses échéances permettent à Services aux Autochtones Canada (« SAC ») de travailler dans les limites du processus d’examen et d’attribution des crédits par le Parlement et d’accéder, au besoin, à du financement supplémentaire pour les services de représentant de bande.

[17] Le Canada fait valoir que SAC n’a pas fixé d’échéances irrévocables, mais a plutôt essayé de faire preuve de souplesse et de soutenir les Premières Nations dans la présentation de leurs demandes. Le Canada souligne que la formation n’a pas recommandé de processus administratif particulier à suivre pour effectuer les remboursements. Il soutient que les COO n’ont pas démontré l’existence de conséquences négatives découlant du processus de mise en œuvre de SAC. Le Tribunal ne peut conclure que le Canada ne s’est pas conformé à l’ordonnance antérieure de la formation ou que sa mise en œuvre de l’ordonnance est discriminatoire, étant donné l’absence de preuve claire et convaincante à l’appui des allégations des COO.

[18] Le Canada soutient qu’il a mis en œuvre les ordonnances de la formation d’une manière qui respecte la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11 (la « LGFP »), satisfait au besoin du contrôle parlementaire des dépenses et assure l’utilisation efficace, économique et prudente des ressources publiques.

[19] Le Canada fait valoir que le Tribunal n’a pas le pouvoir de réparation de lui dicter les détails de sa politique de remplacement visant à financer les services de représentant de bande. Le Tribunal ne peut pas non plus demeurer saisi de l’affaire indéfiniment pour surveiller la mise en œuvre des mesures de réparation. Le Canada s’appuie sur les indications antérieures de la formation selon lesquelles l’étape de réparation ne devrait pas être une occasion « d’ajouter tout et n’importe quoi, ainsi que de nouvelles questions, ce qui serait impossible à gérer » (2018 TCDP 4, au par. 384).

C. Position des autres parties

[20] Les autres parties, c’est‑à‑dire la Société de soutien, l’APN, la Commission canadienne des droits de la personne, la Nation Nishnawbe Aski et Amnistie internationale n’ont présenté aucune observation sur cette question.

IV. Analyse

[21] La formation a rendu des ordonnances dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 et est demeurée saisie de leur mise en œuvre. La formation a compétence pour répondre aux requêtes visant à clarifier ces ordonnances, en particulier si les interprétations des parties divergent. La formation ne considère pas cette requête comme une nouvelle question en litige. Il s’agit plutôt d’une question relative à l’interprétation et à la mise en œuvre de l’ordonnance, et c’est dans le but de répondre à ce genre de questions que la formation est demeurée saisie de ses ordonnances.

[22] Selon la décision sur requête 2018 TCDP 4, la formation doit demeurer saisie de la mise en œuvre des ordonnances et peut modifier ces dernières si des études subséquentes ou de nouveaux renseignements révèlent des détails supplémentaires sur des pratiques exemplaires et des besoins particuliers, qui n’auraient pas été pris en compte en raison d’un manque de données. Ce principe a toujours fait partie de l’objectif de la formation d’assurer un redressement à long terme, et cela n’a pas changé.

[23] La formation ne croit pas qu’elle devrait demeurer saisie de ses ordonnances indéfiniment après l’étape des mesures de redressement à long terme, pas plus qu’elle n’a besoin d’entendre constamment de nouvelles questions. Cependant, la question en jeu relève précisément de ses ordonnances et de sa surveillance, qui visent à éliminer la discrimination et à éviter qu’elle se reproduise. De fait, dans la décision sur requête 2018 TCDP 4, au paragraphe 444, la formation a écrit ce qui suit :

La formation conserve sa compétence sur les ordonnances qui précèdent afin de s’assurer qu’elles sont mises en œuvre de manière efficace et concrète et, pour les affiner ou les clarifier, au besoin. La formation continuera de conserver sa compétence sur ces ordonnances jusqu’au 10 décembre 2018; elle réexaminera alors la nécessité de conserver sa compétence au-delà de cette date. Puisque les ordonnances de la formation procèdent par phases, et, étant donné que cette dernière doit encore trancher sur d’autres demandes de réparation, comme les mesures à prendre à moyen terme et à long terme ainsi que la question de l’indemnisation, la formation conservera sa compétence sur cette affaire. Tout autre maintien de cette compétence sera réévalué suite à la réception de futurs rapports du Canada.

[24] La formation comprend les raisons pour lesquelles le Canada a adopté des mesures administratives pour distribuer les paiements rétroactifs concernant les représentants de bande conformément aux ordonnances du Tribunal. Elle estime également que le Canada a fait preuve de souplesse, dans une certaine mesure, et qu’il a travaillé avec les Premières Nations relativement à cette ordonnance.

[25] La formation convient avec le Canada qu’elle ne lui a pas imposé de processus administratif lui dictant comment se conformer à ses ordonnances. La formation est aussi d’accord avec les COO pour dire qu’elle n’a pas imposé de date limite en ce qui concerne le droit au remboursement rétroactif ou pour l’année en cours des coûts réels liés aux représentants de bande.

[26] Le Canada soutient qu’il se conforme aux ordonnances de la formation et que cette dernière n’a aucune raison de douter qu’il respecte l’ordonnance relative aux représentants de bande. Il s’agit ici de déterminer si la date limite choisie par le Canada pour le remboursement des coûts réels des services de représentant de bande répond aux besoins particuliers des Premières Nations, conformément aux ordonnances du Tribunal et suivant une approche fondée sur l’égalité réelle.

[27] La formation n’est pas d’accord avec le Canada pour dire qu’aucune preuve n’a été présentée en soutien à la position des COO dans le cadre de la présente requête. Les COO ont déposé une preuve par affidavit à l’appui de leur requête. Bien que cette preuve n’ait pas été vérifiée, la formation juge qu’il s’agit d’une question de poids qui doit être examinée parallèlement à la position et aux pièces justificatives du Canada selon la prépondérance des probabilités (voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 [Bombardier]).

[28] Par ailleurs, les motifs pour lesquels toutes les Premières Nations n’ont pas eu accès aux fonds sont expliqués au paragraphe 6 de l’affidavit souscrit par Mme Diane Maracle‑Nadjiwon le 14 mars 2019.

[29] Selon l’affidavit de Mme Joanne Wilkinson, dont il est question dans les observations du Canada relatives à la requête, il semble que le Canada avait bien fixé un délai :

[traduction]

29. Afin de continuer à soutenir cette approche souple auprès des organismes et des communautés qui présentent des demandes, le Canada a encore repoussé ses échéances pour les demandes de remboursement des coûts,rétroactif et pour l’année en cours . Une lettre a été envoyée aux organismes le 29 mars 2019 pour leur signaler ce changement. Un spécimen de cette lettre (qui a aussi été communiquée au CCPE) est annexé à titre de pièce 13. Les demandes de remboursement rétroactif des coûts réels liés à la prévention et au fonctionnement de même qu’aux services de représentant de bande pour la période du 26 janvier 2016 au 31 mars 2018 seront désormais acceptées jusqu’au 8 décembre 2019. L’échéance pour les demandes de remboursement des coûts réels pour l’année en cours (exercice 2018‑2019) liés à la prévention et au fonctionnement de même qu’aux services de représentant de bande est maintenant le 30 septembre 2019.

[30] Cependant, dans le courriel de Mme Vanessa Follon du 31 janvier 2019, qui constitue la pièce D de l’affidavit de Glykeria Prokos, Mme Follon a écrit qu’il n’y avait pas d’échéance comme telle, que le ministère accepte les réclamations de façon continue, puisqu’elles relèvent de la compétence du Tribunal et de l’initiative Les enfants d’abord et que, jusqu’à nouvel ordre, il acceptait les demandes.

[31] Selon le courriel de M. Stelio Grigorakis intitulé : [traduction] Échéance pour soumettre des demandes de remboursement rétroactif et pour l’année en cours - SRB (TCDP Ordonnance 427), daté du 22 février 2019 et déposé en preuve comme pièce A de l’affidavit de Glykeria Prokos, deux interprétations sont possibles.

[32] Le libellé utilisé dans le courriel suggère qu’une prorogation pourrait être accordée si les Premières Nations sont incapables de respecter l’échéance et qu’ils ont besoin de plus de temps. Cela appuie l’affirmation du Canada (voir le premier paragraphe du courriel reproduit ci‑dessous). Néanmoins, le courriel indique que les fonds remboursés rétroactivement pourraient ne pas l’être au‑delà de l’échéance établie par le Canada. Cet énoncé appuie l’affirmation des COO.

[traduction]

Nous souhaitons vous rappeler que la date limite pour présenter les demandes de remboursement liées au TCDP pour 2018‑2019 est le 1er mars 2019, comme le prévoient les lignes directrices fournies par l’administration centrale de SAC le 9 novembre 2018. Nous vous recommandons de confirmer l’envoi de toute demande avant le 1er mars 2019. Vous devriez également communiquer avec les bureaux de SAC en Ontario avant le 1er mars 2019 si vous avez besoin de plus de temps pour envoyer vos demandes de remboursement liées au TCDP pour 2018‑2019.

Veuillez également prendre note que :

a. Les nouvelles demandes de remboursement liées au TCDP pour 2018‑2019 présentées après le 1er mars 2019 pourraient ne pas être prises en compte aux fins de traitement par SAC, région de l’Ontario.

b. Les demandes de remboursement rétroactif liées au TCDP (26 janvier 2016 au 31 mars 2018) présentées après le 31 mars 2019 pourraient ne pas être prises en compte aux fins de traitement par SAC, région de l’Ontario.

c. Les demandes de remboursement liées au TCDP pour 2018‑2019 qui demeurent incomplètes après le 31 mars 2019 pourraient ne pas être prises en compte aux fins de traitement par SAC, région de l’Ontario.

d. Les demandes de remboursement rétroactif liées au TCDP (26 janvier 2016 au 31 mars 2018) qui demeurent incomplètes après le 31 mars 2019 pourraient ne pas être prises en compte aux fins de traitement par SAC, région de l’Ontario.

[33] Les renseignements présentés dans le courriel suggèrent qu’une prorogation et un refus de prorogation des délais sont deux options possibles. Cette situation explique la raison pour laquelle les parties ne s’entendent pas sur cette question. Ainsi, la requête des COO concernant la clarification de l’ordonnance de la formation relative aux représentants de bande est raisonnable, compte tenu de leur interprétation également raisonnable selon laquelle les Premières Nations de l’Ontario pourraient ne pas recevoir le remboursement rétroactif ou pour l’année en cours ordonné par la formation après l’échéance fixée par le Canada.

[34] Après avoir minutieusement examiné l’ensemble des documents dont dispose le Tribunal, la formation conclut qu’il est plus probable qu’improbable que, bien qu’il ait fait preuve de souplesse au sujet des échéances, le Canada a imposé une date limite aux Premières Nations de l’Ontario pour demander et recevoir du financement rétroactivement et pour l’année en cours, pour des services de représentants de bande et des services de santé mentale, en vertu des ordonnances rendues dans la décision 2018 TCDP 4. La formation conclut également qu’il est plus probable qu’improbable que certaines Premières Nations de l’Ontario ne connaissaient pas les échéances fixées par le Canada ou qu’elles n’avaient pas la capacité de les respecter.

[35] De plus, le préjudice injustifié invoqué par le Canada pour sa défense n’a pas été établi. En fait, la formation conclut que le processus administratif mis en place par le Canada pourrait imposer un fardeau excessif à certaines Premières Nations qui n’ont pas la capacité de respecter les échéances fixées par le Canada. La formation conclut qu’elle doit clarifier ses ordonnances afin que les Premières Nations de l’Ontario reçoivent effectivement leur financement rétroactif et pour l’année en cours, et c’est ce qu’elle fera ci-après.

[36] Bien que la formation ne voie pas de problème dans le fait que le Canada fixe une échéance à des fins administratives et de gestion, elle y voit un problème lorsque le Canada conserve ainsi des fonds qui sont dus aux Premières Nations qu’il a discriminées. Par ailleurs, la formation a systématiquement ordonné au Canada d’accorder du financement adapté aux besoins particuliers des enfants, des familles et des communautés. Cette approche souple devrait guider le Canada dans ses rapports avec les Premières Nations. Si les besoins particuliers de certaines Premières Nations incluent leur incapacité à respecter une échéance donnée, le Canada devrait tenir compte de ce facteur et réserver les fonds qu’il estime devoir à ces Premières Nations jusqu’à ce qu’ils soient réclamés. Cette stratégie suivrait une approche fondée sur l’égalité réelle et serait conforme aux ordonnances de la formation énoncées dans la Décision sur le bien‑fondé et dans l’ensemble de ses décisions.

[37] En outre, le lien entre la LGFP et la LCDP a été examiné et établi dans des décisions antérieures. La LGFP n’éclipse pas le caractère quasi constitutionnel de la LCDP. La LGFP ne peut l’emporter sur les ordonnances de la formation de cesser les pratiques discriminatoires constatées dans la Décision sur le bien‑fondé et les ordonnances subséquentes, qui ont été acceptées par le Canada.

[38] Le fait d’invoquer à répétition la LGFP comme justification pour restreindre la portée des ordonnances et de la compétence de la formation peut avoir comme conséquence de perpétuer la discrimination systémique constatée en l’espèce et n’empêche pas qu’elle se reproduise. Cela pourrait également indiquer une absence de changement systémique au sein du Canada. De plus, la LGFP et l’interprétation que le Canada en fait ne remplacent pas le recours au contrôle judiciaire.

[39] La décision sur requête 2018 TCDP 4 n’a pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire. Elle a également mené à un protocole de consultation signé par les ministres canadiens et accompagné d’un engagement à respecter toutes les ordonnances de la formation. Cet engagement est important et ne devrait pas être pris à la légère. La formation a prescrit que l’expression « documents relatifs aux dépenses » ne doit pas être appliquée de façon formaliste et restrictive, ce qui rendrait l’ordonnance inefficace. Le même raisonnement s’applique ici.

[40] Dans ses décisions antérieures, la formation a conclu que les formules et les autorisations de financement du Canada sont discriminatoires et a ordonné une réforme du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SEFPN) dans son ensemble. Par exemple, dans la Décision sur le bien‑fondé, la formation a écrit ce qui suit :

[388] Le Programme des SEFPN comporte une lacune flagrante au plan de la comparabilité raisonnable des services à l’enfance et à la famille offerts dans les réserves à ceux qui sont offerts hors réserve. Bien que les organismes de SEFPN soient tenus de se conformer aux lois et aux normes provinciales et territoriales, les autorisations de financement du Programme des SEFPN ne sont pas accordées en fonction des lois et des normes de services des provinces et des territoires. Elles sont plutôt fondées sur des niveaux et des modèles de financement qui ne sont pas conformes aux lois et aux normes applicables. Elles ne tiennent par ailleurs pas compte des besoins réels des enfants et des familles des Premières Nations en matière de services, qui sont souvent plus lourds que ceux des personnes vivant à l’extérieur des réserves. De plus, la façon dont les modèles de financement et les autorisations des programmes fonctionnent empêche une comparaison efficace avec les systèmes provinciaux. Les provinces et les territoires utilisent rarement un modèle de financement et la manière dont ils gèrent les variables relatives aux coûts est souvent très différente d’une province et d’un territoire à l’autre. Au lieu de modifier son système pour l’adapter de façon efficace aux systèmes des provinces et des territoires de manière à assurer une comparabilité raisonnable, AADNC [maintenant SAC] a conservé ses modèles de financement et y a incorporé quelques variables, telles que les salaires, qu’il a réussi à obtenir des provinces et des territoires.

[…]

[462] Ce concept de comparabilité raisonnable est une des questions au cœur du problème. AADNC a de la difficulté à définir ce qu’il signifie et à le mettre en pratique, surtout parce que ses autorisations de financement et l’interprétation qu’il en fait ne s’accordent pas avec les lois et les normes provinciales et territoriales. AANDC n’est pas un expert dans le domaine des services à l’enfance et il est conscient que le financement conformément à ses autorisations est souvent insuffisant pour respecter les lois et les normes provinciales et territoriales. Néanmoins, il insiste pour que les organismes de SEFPN trouvent une manière de respecter ces normes et fournissent aux enfants et aux familles des services raisonnablement comparables. Au lieu d’évaluer les besoins des enfants et des familles des Premières Nations et de s’inspirer des lois et des normes provinciales pour concevoir un programme apte à répondre à ces besoins, AADNC a plutôt choisi de réagir de manière ponctuelle pour apporter les changements nécessaires à son programme.

[463] La manière dont l’AAAP [Approche améliorée axée sur la prévention] est mise en œuvre en est un exemple. AADNC apporte des améliorations à son programme et à sa méthode de financement. Toutefois, en le faisant, il incorpore un modèle dont il sait qu’il comporte des lacunes. AADNC tente d’obtenir des variables comparables des provinces pour les faire cadrer avec ce modèle de coût. Toutefois, il ne réussit pas à obtenir toutes les variables pertinentes, étant donné qu’il arrive souvent que les provinces ne calculent pas les choses de la même façon ou n’utilisent pas de formule de financement. Par analogie, c’est comme si on ajoutait des piliers de soutien à une maison qui repose sur des fondations faibles, pour tenter de la redresser et de la soutenir. À un moment donné, il faut réparer les fondations, au risque de voir cette maison s’écrouler. Ainsi, il est nécessaire de procéder à une RÉFORME du Programme des SEFPN pour solidifier les fondations du programme afin de répondre aux véritables besoins des enfants et des familles des Premières Nations vivant dans les réserves.

[464] Comme elles ne sont pas expertes dans le domaine de l’aide à l’enfance, les autorités d’AADNC se préoccupent surtout de la comparabilité des niveaux de financement. Par contre, les lois et les normes provinciales et territoriales en matière de services à l’enfance et à la famille visent à assurer que les niveaux de services sont conformes aux saines méthodes en matière de travail social et qu’ils respectent l’intérêt supérieur de l’enfant. Il est difficile, voire impossible, de s’assurer que les services à l’enfance et à la famille sont raisonnablement comparables lorsqu’il existe une dichotomie entre financement comparable et services comparables. En effet, cette méthodologie ne tient pas compte des besoins plus grands de services que l’on constate chez bon nombre d’enfants et de familles des Premières Nations vivant dans les réserves ni du coût plus élevé de la prestation de ces services dans bon nombre de situations. De plus, cette méthodologie fait ressortir les lacunes inhérentes aux hypothèses et aux niveaux de population intégrés au Programme des SEFPN.

[465] La norme de la comparabilité raisonnable d’AADNC ne garantit pas aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves l’égalité réelle dans la prestation de services à l’enfance et à la famille. À cet égard, il vaut la peine de répéter les propos tenus par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Withler, au paragraphe 59 : « il peut être impossible de trouver un groupe de comparaison présentant des caractéristiques identiques, car l’allégation d’inégalité de la personne ou du groupe en cause peut reposer essentiellement sur le fait que, compte tenu de leur situation et de leurs besoins distincts, il n’existe aucun groupe analogue auquel ils puissent être comparés ». Cette affirmation cadre bien dans le contexte de la présente plainte. Autrement dit, les principes de droits de la personne, tant en droit canadien qu’en droit international, obligent AADNC à tenir compte des besoins distincts et de la situation particulière des enfants et des familles des Premières Nations vivant dans les réserves – y compris leur situation et leurs besoins culturels, historiques et géographiques – pour s’assurer qu’ils bénéficient de l’égalité dans la prestation des services à l’enfance et à la famille. Une stratégie reposant sur des niveaux de financement comparables et sur l’application de modèles type[s] de financement ne suffit pas pour garantir aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves l’égalité dans la prestation de services à l’enfance et à la famille.

[41] L’essentiel de la discrimination constatée dans la Décision sur le bien‑fondé est systémique et résultait de la structure et de la méthodologie de financement du Canada, qui reposait sur des considérations financières et non sur l’intérêt supérieur des enfants ou leurs besoins particuliers. Les ordonnances de la formation ont pour but d’éliminer cette discrimination systémique fondée sur la race.

[42] De plus, les études prévues dans l’ordonnance 2018 TCDP 4 avaient pour but d’assurer que le financement soit adapté aux besoins des Premières Nations de l’Ontario. Ces études constituent un outil contemporain visant à déterminer la nature de ces besoins et à savoir s’il y a lieu de modifier les ordonnances pour mieux en tenir compte.

[43] Dans la décision sur requête 2018 TCDP 4, au paragraphe 415, la formation a reconnu « qu’il sera nécessaire, dans le futur, d’apporter d’autres réajustements à ses ordonnances à mesure que la collecte de données s’améliorera, que les travaux du [Comité consultatif national] progresseront et que les informations seront de meilleure qualité ».

[44] Finalement, en ce qui concerne la requête des COO relatives aux dépens, il n’est pas clair s’ils réclament des dépens pour entrave à la procédure en vertu de la décision 2019 TCDP 1 de la formation ou des frais juridiques. De plus, les arguments et éléments de preuve présentés ne justifient pas l’adjudication de dépens pour entrave à la procédure. Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, que le Tribunal n’a pas compétence pour adjuger des dépens. La formation s’est penchée sur la distinction entre dépens liés à une entrave à la procédure et frais juridiques dans une décision antérieure (voir 2019 TCDP 1). Par conséquent, la requête imprécise des COO relative aux dépens est rejetée.

V. Ordonnance

[45] La formation, conformément aux alinéas 53(2)a) et b) de la LCDP, réitère son ordonnance voulant que le Canada finance les services de représentant de bande des Premières Nations de l’Ontario, des conseils tribaux ou des organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations au coût réel de la fourniture de ces services, rétroactivement au 26 janvier 2016 et dans les 15 jours ouvrables suivant la réception des documents relatifs aux dépenses, jusqu’à ce que les études soient complétées ou que la formation rende une ordonnance supplémentaire.

[46] La formation, en vertu de ses ordonnances antérieures qui tiennent systématiquement compte des besoins particuliers des enfants, familles et communautés des Premières Nations, ainsi que des alinéas 53(2)a) et b) de la LCDP, ordonne au Canada

  1. de continuer d’accepter les demandes et de rembourser les services de représentant de bande et les services de santé mentale destinés aux enfants et aux adolescents de façon continue, conformément aux motifs expliqués ci‑dessus et aux ordonnances antérieures de la formation, et sans imposer d’échéance stricte;
  2. de coopérer avec les COO et les parties désignées par les COO (comme les organisations provinciales et territoriales telles que la Nation Nishnawbe Aski) pour communiquer de façon claire aux Premières Nations ou à leurs bénéficiaires que l’échéance établie antérieurement ne s’applique plus de façon stricte.

VI. Conservation de compétence

[47] La formation conserve sa compétence sur toutes ses ordonnances rendues dans la décision 2018 TCDP 4, y compris les ordonnances de clarification de la présente décision, jusqu’à ce que toutes les questions en litige dont le Tribunal est saisi dans la présente instance soient réglées par les parties ou ait fait l’objet d’une ordonnance par la formation. Cela n’affecte pas la compétence que la formation conserve sur les autres questions soulevées dans la présente affaire.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

11 août 2020


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 11 août 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

David Taylor et Sarah Clarke, pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, la plaignante

Stuart Wuttke et Thomas Milne, pour l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith et Jessica Walsh , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, Q.C., Jonathan Tarlton, Patricia MacPhee, Kelly Peck, Mary Anne MacDonald, pour l'intimé

Maggie Wente et Sinéad Dearman pour les Chiefs of Ontario, la partie intéressée

Julian Falconer et Akosua Matthews pour la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée

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