Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 37

Date : le 4 décembre 2020

Numéro du dossier : T2252/0718

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Stacy White

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Laboratoires Nucléaires Canadiens Ltée

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


Contexte

[1] Stacy White, la plaignante, a commencé à travailler pour l’intimée, les Laboratoires Nucléaires Canadiens (les « LNC »), en janvier 2012. Le 1er août 2013, Sue Fleming, une collègue, l’a prise au cou en milieu de travail. Mme White soutient qu’à la suite de cet incident, et de ses précédentes interactions avec Mme Fleming, elle a éprouvé un certain nombre de problèmes de santé nécessitant la prise de mesures d’adaptation, lesquelles consistaient notamment à rester physiquement séparée de Mme Fleming. Mme White prétend que les LNC n’ont pas tenu compte des besoins liés à sa déficience puisqu’ils l’ont contrainte à revoir Mme Fleming, ce qui a eu pour effet d’aggraver son état de santé. Les LNC affirment qu’ils ne savaient pas, et qu’ils n’auraient pas raisonnablement pu savoir, que la plaignante était atteinte d’une déficience qui aurait pu justifier la prise de mesures d’adaptation.

[2] Les parties à la présente plainte se préparent à l’instruction de la plainte. Les LNC ont déposé une requête afin que le Tribunal :

  1. ordonne à Mme White de se soumettre à une évaluation psychiatrique rétrospective d’une durée de 4 à 6 heures relativement à son état de santé de 2013 à 2015, laquelle serait effectuée par un psychiatre de leur choix, soit le Dr Hy Bloom. Ils souhaitent également que le Dr Bloom puisse interroger des tiers, tels que le conjoint de la plaignanteet ses collègues et amis, sous réserve de leur consentement;
  2. scinde l’audience en étapes, en commençant par l’examen complet de la question de la preuve prima facie afin de déterminer si Mme White était atteinte d’une déficience nécessitant la prise des mesures d’adaptation demandées et si les LNC étaient au courant de sa déficience et de ses besoins, ou auraient dû l’être.

[3] Mme White et la Commission s’opposent aux deux demandes de l’intimée. Mme White a répondu à la requête des LNC et a, par la même occasion, demandé une ordonnance de confidentialité visant les copies de ses documents médicaux joints à la requête des LNC.

DÉCISION

[4] La requête déposée par les LNC est rejetée. Dans le contexte des droits de la personne, l’évaluation psychiatrique d’un plaignant récalcitrant ne peut être ordonnée qu’avec la plus grande circonspection.Il s’agit d’une norme élevée. Je ne suis pas convaincue qu’il soit nécessaire de rendre l’ordonnance pour que je puisse trancher les questions en litige ou pour que les LNC aient une possibilité raisonnable de faire valoir et de défendre leurs arguments. La requête des LNC visant à scinder l’audience en étapes est aussi rejetée. Je ne crois pas que la scission rendrait le processus plus efficace étant donné la quantité de témoignages que je devrai entendre pour trancher la question de la preuve prima facie de discrimination.

[5] Enfin, j’accueille la demande de confidentialité de la plaignante, pour l’instant. Les motifs de ces décisions sont exposés ci-après.

Questions en litige

[6] La présente décision sur requête porte sur trois questions en litige, lesquelles j’ai examinées successivement ci-après :

  1. Le Tribunal a-t-il compétence pour ordonner à la plaignante de se soumettre à une évaluation psychiatrique? Le cas échéant, devrait-il exercer son pouvoir discrétionnaire pour le faire?
  2. Le Tribunal a-t-il compétence pour ordonner la scission d’une audience? Le cas échéant, devrait-il faire droit à la demande de l’intimée, qui veut que le Tribunal se prononce, à titre de question préliminaire, sur la question de savoir si une preuve prima facie est établie?
  3. Le Tribunal devrait-il rendre une ordonnance de confidentialité afin de mettre sous scellés les documents médicaux joints à la requête?

MOTIFS ET ANALYSE

1. La requête visant à obtenir une ordonnance obligeant Mme White à se soumettre à une évaluation psychiatrique

Le Tribunal a-t-il compétence pour ordonner à la plaignante de se soumettre à une évaluation psychiatrique?

[7] Les parties ne contestent pas que le Tribunal a le pouvoir de rendre une telle ordonnance. Elles se demandent plutôt si le Tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire à cette fin, comme nous le verrons plus loin.

[8] La Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi ») et les Règles de procédure du Tribunal (les « Règles ») ne précisent pas si le Tribunal a le pouvoir d’ordonner à un plaignant de subir une évaluation médicale. Le Tribunal a rarement traité des demandes visant à ce qu’il ordonne un examen médical indépendant (un « EMI »). Une seule fois, dans une décision de quatre paragraphes où les faits, le raisonnement et l’analyse n’étaient pas exposés, il a ordonné à une plaignante de se présenter à un examen (Lee c. Ministère de la Défense nationale, 2001 CanLII 38317 [Lee]). Le Tribunal a néanmoins reconnu qu’il pouvait user de ses compétences accessoires ou implicites pour faire droit à une telle demande dans des circonstances bien précises et seulement avec « beaucoup de prudence » (voir Lafrenière c. Via Rail Canada Inc., 2017 TCDP 29, au par. 11 [Lafrenière]).

Le cas échéant, devrait-il exercer son pouvoir discrétionnaire à cette fin?

[9] Non. Je ne suis pas convaincue qu’il soit nécessaire d’ordonner à Mme White de se soumettre à une évaluation psychiatrique rétrospective pour que les LNC puissent participer de façon équitable à la procédure du Tribunal. Les LNC ont reçu plus de 1 300 pages de dossiers médicaux remontant à 2006, lesquelles peuvent être examinées par son expert. À mon avis, les LNC peuvent préparer et présenter leur dossier sans EMI. Ils peuvent également réfuter la preuve de la plaignante de la manière qu’ils jugent indiquée lors d’une audience.

[10] De plus, il s’agit d’un tribunal des droits de la personne. La dignité de la personne et le respect de son autonomie sont au cœur même de la Loi et de ses objectifs. Je dois tenir compte des valeurs sous-jacentes à la Loi avant de rendre une ordonnance fondamentalement envahissante et coercitive. Je dois également me demander si l’ordonnance sollicitée serait de nature à promouvoir ces valeurs (Day c. Canada (Ministère de la Défense nationale), 2002 CanLII 45923 (TCDP), aux par. 25 à 28 [Day]). À mon avis, ce n’est pas le cas.

[11] Je n’ai pas traité de manière exhaustive de chacun des arguments exposés dans les longues observations des parties. Je me suis plutôt concentrée sur les points les plus pertinents pour ma décision sur requête.

Les LNC ont-ils le droit de soumettre Mme White à un examen pour des raisons d’équité?

[12] Non. Les LNC auront la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations par des moyens moins intrusifs.

[13] La Commission soutient que les exigences de l’équité procédurale sont respectées puisque de nombreux renseignements médicaux ont été divulgués jusqu’à maintenant et que l’intimée a eu le droit de citer des témoins à comparaître et de les interroger, de réfuter la preuve produite par Mme White et de présenter ses propres éléments de preuve. Je suis du même avis.

[14] Selon les LNC, la présente affaire repose sur la fiabilité et la pertinence des renseignements médicaux de Mme White. Dans leurs longues observations, les LNC décortiquent divers éléments du dossier médical de Mme White et soulignent ce qui, selon eux, pose problème dans le compte rendu que fait Mme White de ses antécédents médicaux, notamment le moment où les symptômes sont apparus et où les diagnostics ont été posés. Ils affirment que ces problèmes de santé ne sont pas clairement liés aux expériences que Mme White a vécues au travail ni au fait qu’ils n’auraient pas tenu compte de sa demande visant à être physiquement séparée de Mme Fleming au travail.

[15] Selon les LNC, comme il y a de sérieuses raisons de douter des renseignements médicaux divulgués par la plaignante, leurs experts médicaux devraient, par souci d’équité, avoir accès à la même source d’information que les médecins de Mme White, c’est-à-dire aux renseignements obtenus directement de Mme White en milieu clinique. Les LNC me demandent donc d’établir une distinction entre le cas de Mme White et d’autres affaires portant sur les droits de la personne où des demandes similaires ont été rejetées.

[16] Mme White s’oppose à la demande. Elle prétend que les LNC n’ont présenté aucun rapport d’expert pour étayer leurs allégations sur la nécessité d’une évaluation psychiatrique rétrospective. Selon Mme White, les LNC n’ont pas prouvé que l’expert qu’ils proposent est capable d’évaluer l’état de sa déficience cinq à sept ans après la période visée par la présente plainte.

[17] Comme je l’ai déjà mentionné, le Tribunal a rendu une telle ordonnance dans une seule des quatre décisions sur requête que les parties ont invoquées qui traitent de demandes visant à obtenir une ordonnance d’EMI (voir Lee, précitée). Dans la décision Lee, aucun fait ni motif n’est exposé pour m’aider à comprendre pourquoi le Tribunal a ordonné à la plaignante de se soumettre à un examen médical chez un psychiatre et un ergothérapeute dont les services avaient été retenus par l’intimé.

[18] Dans les trois autres instances, si le Tribunal a reconnu qu’il peut parfois être approprié d’ordonner un examen médical, il a refusé de le faire et a ajouté qu’il existe plusieurs raisons pour lesquelles un tribunal doit faire preuve de circonspection en la matière. Le fait d’ordonner à un plaignant dans une procédure relative aux droits de la personne de se soumettre à un examen médical est en soi un acte coercitif. La dignité et l’intégrité physique et psychologique d’un individu sont à la base même des droits de la personne (voir Rogers c. Deckx Ltd., 2002 CanLII 61838 (TCDP), au par. 9 [Rogers]; Day, précitée, au par. 28 et Lafrenière, précitée, aux par.11 et 16).

[19] Dans la décision Lafrenière, le Tribunal a conclu qu’il devait procéder avec « beaucoup de prudence » lorsqu’il se demande s’il doit rendre une ordonnance obligeant un plaignant récalcitrant à se soumettre à un examen médical.

[20] Dans la décision Day, le Tribunal a aussi souligné que le fait de contraindre un plaignant récalcitrant à subir une évaluation psychologique posait des difficultés pratiques et pouvait avoir une incidence sur un plaignant vulnérable. La Loi est fondée sur les principes de la dignité humaine et du respect d’autrui, quelle que soit la situation de l’individu. Ces principes englobent le respect de la vie privée et les valeurs constitutionnelles qui protègent la vie privée de la personne (Day, précitée, au par. 36).

[21] Dans la décision Persaud v. Toronto District School Board et al. (No. 2), 2008 HRTO 12, aux paragraphes 22 et 23, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a fait siens les commentaires formulés aux paragraphes 23 et 24 de la décision Cucek v. British Columbia (Ministry of Children and Family Development) (No.1) (2003), 2003 BCHRT 44 [Cucek], et a convenu que même si le Tribunal a la compétence implicite pour rendre une telle ordonnance, comme peuvent le faire les arbitres en droit du travail, une telle ordonnance ne devrait être rendue que dans les circonstances les plus claires. Comme ce fut le cas dans l’affaire Cucek, les LNC auront plein accès aux dossiers de Mme White pour la période de référence et ils pourront les évaluer avec leur expert.

[22] Dans l’affaire Lafrenière, le plaignant a affirmé avoir fait l’objet de mesures disciplinaires injustes et, au bout du compte, avoir été congédié au moins en partie en raison de sa déficience. L’intimée a demandé une ordonnance enjoignant au plaignant de se soumettre à un EMI. Les LNC tentent d’établir une distinction entre le dossier de Mme White et l’affaire Lafrenière au motif qu’ils ne cherchent pas à obtenir des renseignements sur l’état de santé actuel de Mme White, mais plutôt de comprendre l’état dans lequel elle se trouvait dans le passé. Selon eux, même s’il incombe à Mme White d’établir une preuve prima facie, le droit qu’ils ont de contester la preuve de la plaignante ne doit pas être [traduction] « arbitrairement limité » puisque le paragraphe 50(1) de la Loi donne à l’intimée la possibilité pleine et entière de présenter ses arguments. Ils affirment qu’il ne serait ni juste ni efficace que leur expert puisse seulement écouter le témoignage de Mme White et l’interroger indirectement par l’intermédiaire de leurs avocats.

[23] La possibilité de comparaître et de présenter des éléments de preuve ainsi que des observations n’est pas illimitée. Les LNC peuvent penser que le fait de ne pas avoir la possibilité d’interroger Mme White avant l’audience ne constitue [traduction] « pas une possibilité pleine de présenter leurs arguments », mais je dois notamment assurer l’équilibre entre les préoccupations liées à la protection de la vie privée que soulève le prononcé d’une ordonnance fondamentalement intrusive, et la demande présentée par les LNC de même que leur droit à une procédure équitable.

[24] J’ai aussi examiné ce que les LNC peuvent faire de plus pour préparer et présenter leurs arguments. J’ai déjà ordonné à la plaignante de produire ses documents médicaux remontant jusqu’à 2006 (voir White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2020 TCDP 5 [la « décision relative à la production »]). Il incombe à Mme White d’établir une preuve prima facie de discrimination, selon la prépondérance des probabilités. Elle a l’intention de citer son médecin de famille, ainsi que deux autres professionnels de la santé qu’elle a consultés après l’incident en milieu de travail. Les LNC peuvent réfuter la preuve de Mme White comme il leur paraît opportun, notamment en contre-interrogeant Mme White et les professionnels de la santé qui la suivaient sur ce qu’ils jugent être des problèmes dans le dossier médical. Si l’expert des LNC examine ces documents et constate qu’ils sont insuffisants, ou si les LNC souhaitent contester le fait que Mme White était atteinte d’une déficience, la cause de ses problèmes de santé ou ce dont ils peuvent être responsables, ils auront la possibilité de le faire lors de l’audience.

[25] Si Mme White n’arrive pas à me convaincre qu’elle était atteinte d’une déficience, et que le fait de revoir sa collègue lui a nui d’une manière liée à cette déficience, sa demande sera rejetée. Si le Tribunal conclut à la responsabilité, Mme White devra également prouver le préjudice et établir le lien entre la discrimination, le degré de responsabilité des LNC et les pertes qu’elle prétend avoir subies.

[26] Je ne suis pas convaincue qu’il soit nécessaire de faire subir un examen médical à Mme White pour qu’un expert se forme une opinion. Si la requête est rejetée, l’expert des LNC peut néanmoins examiner l’ensemble du dossier médical et se faire une opinion, pour ensuite témoigner. Les LNC peuvent demander à leur expert médical d’examiner les documents médicaux de Mme White et s’appuyer sur les conseils de cet expert pour contre-interroger la plaignante sur la preuve.

[27] Dans les décisions Day et Lafrenière, le Tribunal n’a trouvé aucune raison de recourir à des mesures aussi draconiennes (Day, précitée, au par. 42, et Lafrenière, précitée, au par. 23). Je ne vois pas non plus de raison de recourir à de telles mesures en l’espèce. Bien qu’il incombe alors à l’intimée de donner une explication non discriminatoire pour justifier ses actes si Mme White établit une preuve prima facie, c’est toujours à elle qu’il incombe d’établir le bien-fondé de sa plainte selon la prépondérance des probabilités. L’intimée peut, comme bon lui semble, contester la preuve et souligner les lacunes qu’elle relève, mais à mon avis, l’article 50 ne donne pas carte blanche aux LNC.

[28] Je ne suis pas non plus convaincue que la valeur que peut apporter une évaluation psychiatrique de la plaignante dont le but est d’évaluer la santé mentale de celle-ci il y a cinq à sept ans l’emporte sur la nature envahissante de l’évaluation.

[29] Les LNC se fondent sur la décision Kalyn v. Vancouver Island health Authority (No.2), 2007 BCHRT 441 [Kalyn], dans laquelle le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a ordonné à la plaignante de se soumettre à un EMI chez un psychiatre choisi par l’intimée. À mon avis, les faits présentés dans Kalyn se distinguent de ceux de l’espèce. Comme les LNC le reconnaissent eux-mêmes, une des raisons pour lesquelles un EMI a été effectué dans Kalyn était que peu de renseignements médicaux avaient été divulgués. Le Tribunal avait seulement eu accès à un bref rapport du psychiatre de la plaignante, à la lettre tenant lieu de rapport que ce dernier avait envoyée au médecin de famille et à six pages de notes cliniques. Il est impossible de comparer ces documents aux 1 300 pages de renseignements médicaux que Mme White a divulguées .

[30] Enfin, si les LNC soutiennent qu’il est nécessaire de procéder à un EMI au motif que les documents médicaux de Mme White seraient inadéquats et peu fiables, ils ont également reconnu ne pas encore avoir eu la possibilité pleine d’examiner les documents médicaux ou de consulter leur expert médical à ce sujet (voir le par. 13 de leur requête).

[31] Je ne me prononce pas sur le caractère fiable ou adéquat des documents médicaux à ce stade-ci. Je prends note de l’argument des LNC selon lequel la quantité n’est pas la seule norme de comparaison pour évaluer les dossiers médicaux produits par Mme White, mais tout compte fait, je ne suis pas convaincue qu’il existe un motif raisonnable de conclure que les documents médicaux sont imprécis ou ambigus, au point où je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour ordonner à Mme White de se soumettre à une évaluation psychiatrique.

Le droit qu’a l’employeur de demander un examen médical avant le litige s’applique-t-il tout le long du processus et après la fin de la relation de travail?

[32] Les LNC soutiennent que les employeurs ont le droit de demander un EMI pendant le processus d’adaptation (Bottigilia v. Ottawa Catholic School Board, 2017 ONSC 2517) et qu’il doit en être de même au cours de l’instance.

[33] Je rejette les arguments de l’intimée. Les LNC n’ont présenté aucune source à l’appui de leur position selon laquelle les employeurs ont toujours le droit d’exiger un EMI, même pendant un litige et bien après la fin de la relation de travail. Demander un EMI en tant qu’employeur pendant le processus d’adaptation ne revient pas à ordonner à un plaignant récalcitrant de se soumettre à une évaluation psychiatrique rétroactive plusieurs années plus tard dans le cadre d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne devant le Tribunal.

Faut-il faire une distinction entre la divulgation des dossiers médicaux et celle des renseignements médicaux logés dans la mémoire de la plaignante?

[34] Les LNC s’appuient sur la décision relative à la production pour étayer leur argument selon lequel il n’existe aucune raison d’établir une distinction entre les renseignements qui sont contenus dans les dossiers médicaux de la plaignante et ceux qui sont logés dans sa mémoire. Ils avancent que, comme j’ai convenu avec eux qu’ils avaient le droit de répondre à des allégations lors d’une audience et de comprendre ce que vivait la plaignante, d’un point de vue médical, pendant une période considérable avant qu’elle ne s’absente du travail, le même raisonnement me permettrait d’ordonner à Mme White de se soumettre à un EMI. Ils ajoutent qu’il serait injuste de suivre l’approche adoptée par le Tribunal dans les décisions Day et Lafrenière, selon laquelle les LNC pourraient seulement avoir accès à ces renseignements à l’audience et devraient les traiter [traduction] « au fur et à mesure ». Les LNC soutiennent qu’il s’agirait d’une limitation arbitraire de leur droit à une possibilité pleine de présenter leurs arguments qui est prévu au paragraphe 50(1) de la Loi.

[35] Je rejette les arguments de l’intimée. Le critère servant à établir si des documents potentiellement pertinents devraient être produits fait intervenir des facteurs bien différents de ceux en cause quand vient le temps de décider s’il convient d’enjoindre à une personne de se soumettre à un EMI contre son gré. Comme le souligne la plaignante, l’intimée n’a présenté aucune jurisprudence pour expliquer pourquoi les principes de divulgation préalable à l’audience devraient s’appliquer aux [traduction] « renseignements logés dans sa mémoire ».

[36] À ce stade du processus, les LNC ne devraient pas être surpris par ce que la preuve médicale ou le dossier de Mme White dévoileront, surtout compte tenu de la divulgation ordonnée jusqu’à présent. Les parties seront également tenues de préciser, d’échanger entre elles et de déposer auprès du Tribunal les documents qu’elles comptent présenter à l’audience, ainsi que de fournir des déclarations détaillées des témoins avant l’audience. Les LNC recevront aussi une copie de tout rapport d’expert déposé par la plaignante ou la Commission.

2. Scission de la procédure

Le Tribunal a-t-il compétence pour ordonner la scission de l’audience?

[37] Oui. Le Tribunal peut déterminer la procédure qu’il suivra pour statuer sur les questions soulevées par une plainte pour atteinte aux droits de la personne. L’instruction des plaintes doit être juste et se faire sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des règles et des principes de justice naturelle (par. 50(1) et 48.9(1) de la Loi et par. 1(1) des Règles).

[38] Les parties ne contestent pas le fait que le Tribunal peut décider de la manière dont l’affaire sera instruite. Dans d’autres dossiers, le Tribunal a scindé l’instruction en plusieurs étapes afin de pouvoir d’abord déterminer si le plaignant a prouvé avoir fait l’objet de discrimination au sens de la Loi (la partie de la plainte portant sur la responsabilité) avant de décider des mesures de réparation à accorder le cas échéant. Le Tribunal peut aussi se prononcer sur d’autres questions de fond, comme la question de la compétence, dans le cadre d’une démarche par étapes s’il est juste et efficace de le faire (voir par exemple, Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, aux par. 124 à 132).

Le cas échéant, devrait-il faire droit à la demande de l’intimée et se prononcer sur la question de savoir si une preuve prima facie est établie à titre de question préliminaire?

[39] Non. Je ne crois pas qu’il soit efficace ou approprié d’instruire l’affaire de la façon dont le proposent les LNC dans les circonstances.

[40] Comme dans toutes les affaires de discrimination, il y a deux étapes à franchir pour qu’une plainte de discrimination dans l’emploi soit accueillie. Tout d’abord, Mme White devra établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience. Il faut appliquer une analyse en trois volets : 1) Mme White était-elle atteinte d’une déficience pendant la période de référence?; 2) a-t-elle subi un effet préjudiciable du fait que les LNC l’ont contrainte à revoir la collègue qui l’avait agressée?; 3) sa déficience a-t-elle constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable? (Voir Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S 360, au par. 33; Campbell c. Banque canadienne impériale de commerce, 2019 TCDP 13 (CanLII), aux par. 108 et 109 [Campbell]).

[41] Pour déterminer si un plaignant s’est acquitté du fardeau d’établir une preuve prima facie, l’intimé peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination prima facie, soit une défense justifiant la discrimination (c’est-à-dire une défense prévue par la loi, comme l’exigence professionnelle justifiée), ou les deux. Le Tribunal peut prendre en compte tous les éléments de preuve dont il dispose pour déterminer si le plaignanta a établi une preuve prima facie de discrimination, notamment la preuve de l’intimé réfutant l’existence d’une preuve prima facie (Campbell, ibid., au par. 113).

[42] Si Mme White y parvient, les LNC ont alors le fardeau de justifier leurs actes ou de fournir un motif non discriminatoire pour justifier leurs actes (par. 15(1) et 15(2) de la Loi). Dans certaines affaires, les intimés tentent de justifier leurs actes en démontrant que l’exigence, telle que la nécessité pour Mme White et Mme Fleming de reprendre contact, était une exigence professionnelle légitime, ou justifiée, et de démontrer qu’ils ne pouvaient pas satisfaire à la demande de l’employé sans subir une contrainte excessive.

[43] En l’espèce, comme le fait remarquer la Commission, l’intimée ne semble pas s’appuyer sur cette défense dans son exposé des précisions. En fait, il semble que la question de savoir s’il existe une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience sera vraisemblablement au cœur de la preuve et de l’argumentation. Dans son exposé des précisions, l’intimée ne semble pas non plus présenter une défense d’exigence professionnelle justifiée fondée sur la contrainte excessive, mais cherche plutôt à établir qu’elle n’était pas ou n’aurait pas pu être au courant de la déficience de Mme White pendant la période de référence, de sorte qu’elle n’était pas tenue de se renseigner.

[44] Les LNC proposent de procéder à une audience complète à l’étape de la preuve prima facie, laquelle comporterait des témoignages de vive voix, des rapports d’experts et des observations. Ils font valoir qu’ils épargneraient du temps et de l’argent s’ils n’avaient pas à préparer une audience complète sur le fond jusqu’à ce que le Tribunal détermine si Mme White a établi une preuve prima facie. Selon eux, cette façon de procéder est plus efficace parce que la question de savoir si la plaignante était atteinte d’une déficience nécessitant des mesures d’adaptation, notamment en évitant les rencontres en personne avec Mme Fleming, pourrait permettre de trancher l’affaire.

[45] Je conviens avec Mme White et la Commission que la question de la preuve prima facie ne peut être tranchée en vase clos et ne peut être examinée séparément des autres questions soulevées dans l’affaire. Déterminer si Mme White a établi une preuve prima facie n’est pas une question préliminaire distincte ni une pure question de droit.

[46] Les LNC reconnaissent qu’il pourrait être nécessaire de rappeler certains témoins à la barre si la plainte n’est pas rejetée à la première étape, mais soutiennent que [traduction] « cela ne serait pas synonyme d’inefficacité » puisque le Tribunal reprendrait là où il s’est arrêté. Ils affirment que le Tribunal a rappelé des témoins dans le cadre d’autres affaires et que, compte tenu de la pandémie de COVID-19, les frais typiquement associés au rappel des témoins à la barre lors d’une comparution en personne ne sont plus un enjeu. Selon les LNC, l’audience à distance serait plus ciblée et plus efficace, ce qui permettrait de scinder la procédure en étapes gérables.

[47] La Commission soutient que le Tribunal pourrait devoir entendre une grande quantité de témoignages à l’étape de l’établissement de la preuve prima facie de la plupart, voire de la totalité, des témoins qui seront appelés par les deux parties. Elle fait valoir que l’évaluation de l’existence d’une preuve prima facie mettra en cause de nombreux faits contestés, de sorte que le Tribunal devra procéder à des évaluations de la crédibilité pour déterminer si Mme White était atteinte d’une déficience pendant la période de référence et si les LNC savaient ou auraient dû savoir qu’elle souffrait d’une déficience nécessitant des mesures d’adaptation.

[48] Je partage cet avis. Les arguments sur l’efficacité présentés par les LNC ne m’ont pas convaincue. Le chevauchement possible de la preuve, la nécessité de rappeler des témoins à la barre et l’entremêlement des questions en l’espèce ne favorisent pas la procédure suggérée par les LNC. Ces derniers semblent vouloir contester le fait que Mme White souffrait d’une déficience ou possédait une caractéristique protégée par la Loi. Ils contesteront également le fait que cette déficience ait donné lieu aux besoins d’adaptation médicalement établis invoqués par Mme White. Cette première « étape », qui consiste à déterminer si Mme White a établi une preuve prima facie de discrimination, fera nécessairement intervenir un certain nombre de témoins et une quantité importante d’éléments de preuve. À mon avis, les LNC minimisent la préoccupation concernant l’entremêlement des questions et des éléments de preuve, de même que les répercussions possibles sur l’audience.

[49] Je conviens qu’il peut être nécessaire de diviser les audiences virtuelles en blocs plus faciles à gérer et de procéder autrement que nous le ferions en personne, ce qui ne signifie pas que les risques et les coûts associés au rappel des témoins à la barre ne sont pas des facteurs importants à considérer. Rappeler un témoin à la barre et potentiellement devoir passer au peigne fin certaines portions de la preuve qui ont déjà été abordées avec lui, sachant que son témoignage peut avoir changé, n’est « gratuit » ni pour le témoin, ni pour les parties, ni pour le Tribunal. Les frais de déplacement ne sont pas un facteur à prendre en considération dans le cadre d’une audience par visioconférence, mais le rappel des témoins à la barre demande tout de même du temps, des ressources, de la préparation et possiblement le versement d’indemnités aux témoins.

[50] Nous tiendrons une seule audience. Les parties devraient se préparer en conséquence, ce qui ne les empêche pas de collaborer les unes avec les autres et de participer aux travaux de gestion de l’instance pour déterminer ce qui est vraiment essentiel pour faire valoir leurs arguments respectifs. Le fait de collaborer tout au long de la procédure nous aidera grandement à faire avancer le dossier jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sans figer davantage les différentes positions avant même le début de l’audience.

[51] Il s’agit d’un processus de type accusatoire, mais comme je l’ai déjà souligné au paragraphe [37] de la présente décision sur requête, l’instruction des plaintes doit se faire sans formalisme et de façon efficace, tout en restant équitable. La question en est une de proportionnalité. Les ressources sont limitées, tant au privé qu’au public. La réponse de Mme White et des LNC à cet appel (maintenant répété) de ma part à collaborer de manière respectueuse et collégiale jouera également un rôle important dans le déroulement efficace de la présente audience. Leurs communications, peu importe leur forme, devraient aussi refléter le respect qu’ils ont l’un pour l’autre, pour l’intérêt public, pour le Tribunal et pour la présente procédure.

3. Le Tribunal devrait-il rendre une ordonnance de confidentialité afin de mettre sous scellés les documents médicaux joints à la requête?

[52] Oui. Mme White demande que son dossier médical reste scellé et inaccessible au public. Elle soutient que les LNC ont déposé un grand nombre de documents à l’appui de la requête, lesquels sont maintenant au dossier du Tribunal et révèlent des détails confidentiels sur ses antécédents médicaux et des renseignements sur des membres de sa famille qui ne sont pas parties à la présente plainte. Sans ordonnance de confidentialité, des membres du public pourront obtenir ces renseignements sur demande.

[53] Les LNC n’ont présenté aucune observation en réponse à la demande de la plaignante dans leur réplique.

[54] Les instructions en matière de droits de la personne sont censées être publiques (paragraphe 52(1) de la Loi). Le Tribunal doit rendre des comptes au public, y compris en ce qui concerne ses procédures.Les ordonnances de confidentialité ne sauraient être rendues sans que soit conciliés l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique et le droit à la vie privée de la partie qui demande une ordonnance de confidentialité.

[55] Le Tribunal peut prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance nécessaire pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu que la divulgation pose un risque sérieux pour les personnes concernées. Il doit également être convaincu que la nécessité d’empêcher la divulgation l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique (alinéa 52(1)c) de la Loi).

[56] Mme White soutient que le public n’a pas besoin d’avoir libre accès à son dossier médical, y compris aux renseignements concernant des membres de sa famille, pour assurer l’ouverture et la transparence des processus et des procédures du Tribunal dans le cadre de la présente instruction.

[57] Je suis du même avis. La plaignante a clairement indiqué que sa santé était le fondement de sa plainte et il en sera nécessairement question à l’audience, mais celle-ci n’a pas encore commencé. Les LNC ont déposé une requête et ont fourni à l’appui plus de 100 pages extraites du volumineux dossier médical de Mme White. Aucun de ces documents n’a été admis en preuve à l’audience. Ils ont été déposés seulement pour étayer la requête. À ce stade-ci de la procédure, je ne crois pas que le fait de garder ces documents scellés aura une incidence sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique. Je suis d’accord avec la plaignante pour dire qu’elle a des préoccupations spécifiques quant au respect de sa vie privée et qu’il n’est pas nécessaire de donner accès à ses documents médicaux au public à ce stade-ci compte tenu de la portée limitée des questions à trancher dans le cadre de la présente requête.

[58] Les documents joints à la requête sont mis sous scellés pour le moment. Si les mêmes documents sont présentés à l’audience, Mme White pourra à nouveau demander une ordonnance de confidentialité. Les autres parties seront invitées à présenter des observations à l’égard de cette demande.

Ordonnance

[59] La requête de l’intimée est rejetée dans son intégralité.

[60] La demande de la plaignante visant à mettre sous scellées la requête et les documents y afférents, y compris tous les documents médicaux, est accueillie pour l’instant.

[61] Le Tribunal donnera également une directive distincte sur les questions en litige en l’espèce.

[62] Les parties sont invitées à participer à une conférence téléphonique préparatoire. Elles doivent être prêtes à fournir les dates prévues pour le dépôt de tout rapport d’expert et pour l’instruction de l’affaire. Le Tribunal enverra les détails de la conférence et un ordre du jour quand la date en aura été confirmée.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 4 décembre 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T225/0718

Intitulé de la cause : Stacy White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens Ltée

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 4 décembre 2020

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Christine Roth, pour la plaignante

Sasha Hart , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Kevin MacNeill, pour l'intimée

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