Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 15

Date : le 28 mai 2020

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l'intimé

- et -

Chefs de l’Ontario

- et -

Amnistie internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties interessées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig



Décision sur requête visant à trancher les questions en suspens relatives au processus d’indemnisation afin de finaliser le Projet de cadre d’indemnisation

I. Introduction

[1] La présente décision sur requête fait suite à la décision sur l’indemnisation et aux ordonnances connexes rendues par le Tribunal le 6 septembre 2019 (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 (la « Décision sur l’indemnisation »), de même qu’à la décision sur requête subséquente qui portait sur les demandes d’indemnisation supplémentaires émanant de certaines parties et découlant des ordonnances d’indemnisation (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2020 TCDP 7).

[2] Dans la Décision sur l’indemnisation, le Canada a été condamné à payer une indemnité de 40 000 $ aux victimes des pratiques discriminatoires qu’il a appliquées dans le cadre du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « Programme des SEFPN ») au nom du principe de Jordan. La formation a aussi ordonné au Canada d’entamer des discussions avec l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») et la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») et de mener des consultations auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») et des parties intéressées, les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski (la « NNA »), afin que soit élaboré conjointement un cadre relatif au processus d’indemnisation sécuritaire et adapté à la culture autochtone qui prévoit un moyen d’identifier les victimes et les survivants mentionnés dans la décision du Tribunal, à savoir les enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents. Les parties ont reçu le mandat d’étudier les diverses options pour ce cadre relatif au processus d’indemnisation, puis de soumettre des propositions au Tribunal. L’APN, la Société de soutien et le Canada ont indiqué conjointement que bon nombre des suggestions formulées par les Chefs de l’Ontario, la NNA et la Commission ont été prises en compte dans le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification. La formation estime qu’il s’agit là d’un résultat positif.

[3] Toutefois, certains éléments du Projet de cadre d’indemnisation ne font pas l’unanimité parmi les parties et les parties intéressées. Plus précisément, les deux parties intéressées — les Chefs de l’Ontario et la NNA — ont présenté des demandes supplémentaires visant à élargir le champ d’application des ordonnances de la Décision sur l’indemnisation, auxquelles les autres parties n’ont pas souscrit, comme nous l’expliquerons ci-après. En outre, les Chefs de l’Ontario et la NNA ont présenté plusieurs demandes précises de modifications à apporter au Projet de cadre d’indemnisation. Les demandes de la NNA concernent surtout les collectivités des Premières Nations qui sont éloignées, un aspect qui sera abordé ci-dessous et qui illustre la complexité de l’affaire à bien des égards. La formation est particulièrement sensible au fait que chaque Première Nation est unique et a une expertise et des besoins particuliers. Elle porte aussi une attention particulière aux droits inhérents des Premières Nations à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale, qui sont aussi des droits de la personne importants. Lorsque les parties des Premières Nations et les parties intéressées en l’espèce font valoir des perspectives opposées et demandent au Tribunal de préférer leur point de vue stratégique à celui de leurs pairs des Premières Nations, cela complexifie encore davantage la prise de décision. Néanmoins, aux yeux de la formation, les points de vue de toutes les parties et parties intéressées sont importants et précieux, et ils enrichissent le processus. Cela dit, c’est une chose que de rendre des décisions novatrices, mais c’en est une autre que de choisir entre les différents points de vue des Premières Nations. Mais puisqu’il lui faut trancher, la formation souscrit aux observations conjointes de la Société de soutien, de l’APN et du Canada, ainsi qu’aux observations supplémentaires de l’APN au sujet des pourvoyeurs de soins aux enfants, comme il sera expliqué ci-dessous. À ce stade-ci, la formation a trouvé des réponses à ses questions, et elle est satisfaite du Projet de cadre d’indemnisation et du Projet de plan de notification proposés. Elle n’abordera pas toutes les suggestions des parties intéressées qui n’ont pas été acceptées par les autres parties — c.‑à‑d. la Société de soutien, l’APN et le Canada — chargées par le Tribunal de travailler à l’élaboration du Projet de cadre d’indemnisation. La formation examinera plus loin le point en litige relatif aux définitions à donner à certains termes, mais aussi des suggestions de la NNA au sujet des collectivités éloignées des Premières Nations et deux demandes importantes présentées par les Chefs de l’Ontario et la NNA en vue d’élargir la portée de l’indemnisation. Pour les raisons exposées ci‑après, la formation souscrit à la position de la Société de soutien, de l’APN et du Canada à l’égard des demandes des Chefs de l’Ontario et de la NNA.

[4] Les discussions entre le Canada, l’APN et la Société de soutien concernant l’organisation de l’indemnisation ont commencé le 7 janvier 2020. Celles qui ont abouti au Projet de cadre d’indemnisation et au Projet de plan de notification ont été productives, et les parties ont pu s’entendre sur la manière de régler la plupart des problèmes. Cependant, à ce stade‑ci, elles ne parviennent toujours pas à trouver un terrain d’entente relativement à trois définitions importantes. Il s’agit des définitions des termes « service essentiel », « interruption de service » et « retard déraisonnable ». La formation n’imposera pas de libellés précis aux parties pour ces définitions, mais elle leur fournira des motifs et des conseils pour les aider à les finaliser, comme nous l’expliquerons plus loin.

[5] La Société de soutien, l’APN et le Canada souhaitent clarifier la procédure proposée pour l’exécution des ordonnances du Tribunal en matière d’indemnisation. Comme le procureur général du Canada (le « PGC ») l’a souligné dans sa lettre du 30 avril 2020, les plaignantes et l’intimé doivent soumettre le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification au Tribunal pour qu’il les approuve en principe. Une fois que celui-ci se sera prononcé sur les points du processus d’indemnisation qui sont en litige, le Projet de cadre d’indemnisation sera modifié afin de tenir compte des ordonnances en question et fera l’objet d’une révision finale pour en assurer l’uniformité des termes. Les plaignantes et l’intimé examineront alors le document dans sa version définitive, pour ensuite en fournir un exemplaire au Tribunal afin qu’il l’intègre à son ordonnance finale. La formation approuve ce processus proposé.

[6] La formation tient à remercier la Société de soutien, l’APN, le Canada, les Chefs de l’Ontario, la NNA et la Commission de leurs importantes contributions à la réalisation du Projet de cadre d’indemnisation.

II. Réconciliation – Jordan River Anderson et sa famille

[7] Dans sa récente décision sur requête portant sur trois questions liées au processus d’indemnisation (2020 TCDP 7), la formation a demandé aux parties d’examiner s’il y a lieu de verser, dans le cadre relatif au processus d’indemnisation devant Tribunal, une indemnité à la succession de Jordan River Anderson, à la succession de sa mère décédée et à son père, de même qu’aux membres des Premières Nations qui se trouvent dans une situation semblable. Bien que la formation n’ait pas tranché la question de manière définitive, elle a demandé aux parties et aux parties intéressées de présenter des observations supplémentaires à ce sujet.

[8] Même si l’APN et la Société de soutien se sont dits d’accord avec l’esprit de cette éventuelle modification des ordonnances d’indemnisation du Tribunal, elles craignaient qu’elle ne vienne compromettre le processus d’indemnisation dans son ensemble, vu que le Canada s’y oppose. En effet, celui-ci a auparavant fait valoir qu’en ce qui concerne l’indemnisation en conformité avec le principe de Jordan, la formation s’est montrée claire. Selon le paragraphe 251 de la Décision sur l’indemnisation, l’indemnité est accordée pour une période définie, soit du 12 décembre 2007 au 2 novembre 2017. Ces dates ont également été indiquées en caractères gras dans le jugement.

[9] Selon le Canada, les commentaires de la formation sur la période susmentionnée ne laissaient pas entrevoir que les ordonnances d’indemnisation pourraient être rouvertes au nom du principe de Jordan. En outre, la plainte mentionnait le principe de Jordan, et non les services antérieurs à l’adoption du principe de Jordan, en décembre 2007.

[10] La NNA a également présenté des observations en faveur de telles ordonnances d’indemnisation élargies, comme il est dit plus haut. Cependant, après avoir examiné la question, la formation ne veut pas mettre en péril le processus d’indemnisation dans son ensemble.

[11] À la lumière de ce qui précède, la formation encourage vivement le Canada à indemniser la succession de Jordan River Anderson, de même que celle de sa mère, son père et ses frères et sœurs, à titre de puissant symbole de réconciliation.

III. Cadre pour le versement des indemnités conformément à la Décision sur l’indemnisation (Projet de cadre d’indemnisation et Projet de plan de notification)

[12] La formation a étudié le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification parallèlement aux observations et aux demandes de toutes les parties, y compris les parties intéressées. La formation approuve « en principe » ces deux projets, à l’exception des points qui seront abordés ci-dessous. Il faut interpréter cette approbation « de principe » au regard du fait que le cadre n’est pas encore finalisé, et que les parties modifieront le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification afin d’y intégrer les ordonnances et les motifs de la formation sur les points encore en litige concernant l’indemnisation. Le Projet de cadre d’indemnisation, le Projet de plan de notification et les explications qui les accompagnent dans les observations conjointes de la Société de soutien, de l’APN et du Canada jettent les bases d’un processus d’indemnisation national. L’option de retrait prévue dans le Projet de cadre d’indemnisation tient compte du droit de tout bénéficiaire de renoncer à une indemnité dans le cadre de ce processus et d’exercer d’autres recours s’il choisit de le faire. Elle protège les droits des personnes qui ne souscrivent pas au processus et qui préfèrent suivre d’autres voies. La formation s’attend à ce que les parties déposent la version finale du Projet de cadre d’indemnisation et du Projet de plan de notification en vue d’obtenir une ordonnance sur consentement du Tribunal.

[13] Les motifs relatifs aux questions d’indemnisation en litige sont présentés ci-après.

IV. Demande des Chefs de l’Ontario et de la NNA pour que l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation s’applique de manière égale aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves et à ceux vivant hors réserve en Ontario

[14] La formation a examiné toutes les observations des parties et des parties intéressées pour statuer sur cette demande. Par souci de concision, elle ne les a pas reproduites ici en entier. En revanche, elle a mis l’accent sur les observations des Chefs de l’Ontario sur cette question— dont on trouvera le résumé plus loin —, étant donné qu’elle fournit aux Chefs de l’Ontario des motifs expliquant le rejet de leur demande.

Principales positions des parties

[15] Les Chefs de l’Ontario soutiennent que, en Ontario, l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation devrait s’appliquer de manière égale aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves et à ceux vivant hors réserve. D’un point de vue propre à l’Ontario, les Chefs de l’Ontario demandent instamment à la formation d’examiner la portée de la définition du terme « bénéficiaire », dans l’intérêt des membres des Premières Nations de l’Ontario qui pourraient bénéficier de l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation. La NNA fait siennes les observations des Chefs de l’Ontario à cet égard.

[16] Selon les Chefs de l’Ontario, les conclusions de la formation au sujet des services à l’enfance et à la famille offerts en Ontario conformément au Protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens (l’« Entente de 1965 ») — conclusions tirées de la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « Décision sur le bien-fondé ») (aux paragraphes 217 à 246) — placent, à juste titre, la discrimination raciale au centre de l’Entente de 1965 [1] . Au paragraphe 392, la formation a conclu qu’il y avait discrimination sous le régime de l’Entente de 1965 parce que les enfants des Premières Nations ne recevaient pas tous les services prévus par la législation ontarienne en matière de protection de l’enfance, c’est-à-dire la Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11 (la « LSEF »), aujourd’hui la Loi de 2017 sur les services à l’enfance, à la jeunesse et à la famille, L.O. 2017, ch. 14, ann. 1 (la « LSEJF », et les lois précédentes. Au contraire, le Canada a sous-financé les services aux enfants des Premières Nations au titre de l’Entente de 1965 en ne payant que certains des services prévus par la loi provinciale, et n’a pas suivi l’évolution de la loi de l’Ontario (Décision sur le bien-fondé, aux paragraphes 222 à 226).

[17] Les Chefs de l’Ontario soutiennent que la discrimination qui en découle affecte les programmes et les formules de financement de la province, qui s’appliquent de manière égale aux enfants des Premières Nations bénéficiant des services d’organismes d’aide à l’enfance des Premières Nations et à ceux qui reçoivent des services des organismes provinciaux « classiques » de protection de l’enfance, comme le relève la formation dans la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 222. En effet, les programmes et les formules de financement s’appliquent de la même façon, que ce soit dans les réserves ou hors réserve.

[18] Les Chefs de l’Ontario estiment utile de rappeler que l’Entente de 1965 a deux principaux effets. Premièrement, elle exige que le Canada paye une quote-part des coûts des services à l’Ontario, laquelle est effectivement calculée en fonction de la population des Indiens inscrits vivant principalement (mais pas exclusivement) dans une réserve. Deuxièmement, elle exige que l’Ontario mette les services énumérés à la disposition des « Indiens » de toute la province, et pas seulement de ceux qui vivent dans les réserves. Par sa nature même, l’Entente de 1965 fait en sorte que la prestation de services soit offerte, par l’intermédiaire du gouvernement de l’Ontario, à la fois dans les réserves et hors réserve.

[19] Les Chefs de l’Ontario font valoir que, du point de vue d’un enfant, d’un parent ou d’un grand-parent des Premières Nations, les services qu’ils ont reçus en tant que bénéficiaires, tant dans la réserve que hors réserve, étaient discriminatoires. En effet, au chapitre de la prestation de services, le système prévu par l’Entente de 1965 n’établit pas de distinction selon que les intéressés vivent ou non dans une réserve.

[20] Le Comité des chefs sur les enfants, les jeunes et les familles de la NNA a souligné que des membres des Premières Nations de la NNA qui vivent hors réserve en Ontario ont également été victimes de discrimination en matière de services à l’enfance et à la famille. La NNA estime que ces personnes ne devraient pas être privées de l’admissibilité à l’indemnisation pour le seul motif qu’elles résident hors réserve.

[21] En ce qui a trait à l’Entente de 1965, la NNA reprend à son compte les observations des Chefs de l’Ontario au sujet de l’admissibilité des enfants des Premières Nations vivant hors réserve et des personnes chargées de s’occuper d’eux.

Motifs concernant l’indemnisation hors réserve en Ontario

[22] La formation comprend les remarques formulées par les Chefs de l’Ontario à propos de la perspective des enfants, des parents ou des grands-parents des Premières Nations en tant que bénéficiaires de services : de fait, elle a jugé l’Entente de 1965 discriminatoire. De ce point de vue important, la formation a examiné le dossier, ses propres conclusions, la plainte, les exposés des précisions et les exposés des précisions modifiés des parties et des parties intéressées, de même que les plaidoiries des parties et des parties intéressées, les mesures de réparation demandées en 2014, 2019 et 2020, et les propres conclusions du Tribunal dans la Décision sur le bien-fondé. Après un examen approfondi des documents susmentionnés, la formation conclut qu’ils n’appuient pas la position des Chefs de l’Ontario en faveur d’une indemnisation au titre de la Décision sur l’indemnisation qui serait élargie de manière à inclure les enfants vivant hors réserve qui ont été retirés de leur foyer. Dans leur exposé des précisions, les Chefs de l’Ontario mentionnent les membres des Premières Nations qui vivent dans des réserves. Ils y approuvent la thèse avancée par la Commission, de même que les réparations réclamées dans l’exposé des précisions modifié de celle-ci, où il est question des membres des Premières Nations qui vivent dans des réserves. Même si elles traitent des effets préjudiciables de l’Entente de 1965, les plaidoiries de la Commission et des Chefs de l’Ontario ne fournissent pas d’éléments de preuve et d’arguments suffisants au sujet des enfants et des familles vivant hors réserve. La Commission et les Chefs de l’Ontario se sont plutôt concentrés sur les membres des Premières Nations vivant dans des réserves en Ontario et, ce faisant, ils sont parvenus à s’acquitter du fardeau qui leur incombait. Le Tribunal a formulé ses conclusions après avoir soigneusement examiné les positions des Chefs de l’Ontario et de la Commission, la preuve, les observations et les plaidoiries présentées. En outre, la formation a rédigé ses ordonnances figurant dans la Décision sur l’indemnisation en fonction de ce qui précède. Elle a posé des questions sur l’indemnisation aux parties avant l’audience sur l’indemnisation tenue en 2019. Les Chefs de l’Ontario n’ont pas présenté alors d’observations écrites sur la question de l’indemnisation. Dans leurs observations orales, ils ont plutôt fait savoir qu’ils étaient satisfaits des demandes d’indemnisation des autres parties.

[23] Certes, la formation a invité les parties à proposer des catégories d’enfants qui pourraient être ajoutées, de sorte que la demande des Chefs de l’Ontario et de la NNA est tout à fait compréhensible. Cependant, les réparations demandées doivent avoir un lien avec la plainte, et doivent être appuyées par les éléments de preuve et les conclusions. Pour rendre sa Décision sur le bien-fondé et ses décisions sur requête, la formation n’a pas cherché à savoir si des enfants des Premières Nations de l’Ontario avaient été retirés inutilement de leur foyer situé hors réserve en vertu de l’Entente de 1965, car jusqu’à présent, cette question n’avait jamais été soulevée, pas plus qu’elle n’a été débattue ni étayée par la preuve. La formation estime que pour ce faire, il faudrait disposer d’éléments de preuve et d’observations supplémentaires, et qu’il serait injuste d’autoriser pareille démarche à ce stade tardif de l’instance. En fait, dans sa décision sur requête accordant à la NNA le statut de partie intéressée, le Tribunal a écrit ce qui suit :

Toutefois, comme nous sommes à l’étape de la réparation, les observations écrites de la NAN ne devraient porter que sur des mesures de réparation qui n’ont pas encore été décidées, et non sur les questions déjà tranchées. L’audience relative au bien-fondé de la plainte est terminée et la preuve sur ces questions, close. Le rôle de la formation à ce stade-ci de l’instance est de concevoir une ordonnance qui tienne compte des circonstances particulières de l’affaire et des conclusions déjà tirées dans la décision [sur le bien-fondé]. (Voir 2016 TCDP 11, au paragraphe 14.)

[24] De plus, une réouverture des dossiers pour permettre la production d’éléments de preuve et d’arguments nouveaux pourrait compromettre l’ensemble du processus d’indemnisation, car cela risquerait d’être considéré comme injuste par certaines parties et de retarder considérablement l’indemnisation des victimes visées dans la présente affaire. Les nouveaux éléments de preuve admis par la formation doivent servir à des fins d’efficacité et de mise en œuvre de ses ordonnances visant des réformes immédiates, à moyen terme et à long terme, y compris l’ordonnance de cessation et d’abstention des pratiques discriminatoires décrites dans la Décision sur le bien-fondé et dans les décisions sur requête ultérieures. Il est possible de s’attaquer aux effets discriminatoires de l’Entente de 1965 pour les enfants de Premières Nations vivant hors réserve au moyen d’une réforme de l’Entente de 1965 et de l’application du principe de Jordan, mais, malheureusement, pas dans le cadre des ordonnances de la Décision sur l’indemnisation du Tribunal, mis à part les ordonnances prononcées relativement au principe de Jordan.

[25] Il n’en reste pas moins que dans la Décision sur le bien-fondé, la formation a confirmé que l’Entente de 1965 était discriminatoire et a conclu ce qui suit :

La conception, la gestion et le contrôle du Programme des SEFPN par AADNC, ainsi que ses modèles de financement et les autres ententes provinciales/territoriales connexes, se sont traduits par des refus de services et ont créé divers effets préjudiciables pour un grand nombre d’enfants et de familles des Premières Nations vivant dans les réserves. Voici une liste non exhaustive des principaux effets préjudiciables constatés par le Tribunal :

[…]

  • L’Entente de 1965 en Ontario n’a pas été mise à jour pour s’assurer que les collectivités des réserves puissent se conformer pleinement à la Loi sur les services à l’enfance et à la famille de l’Ontario. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 458.)

[Non souligné dans l’original]

Bien qu’il soit au courant, depuis des années, des conséquences néfastes du Programme des SEFPN, AADNC ne l’a pas vraiment modifié depuis sa création en 1990. Les annexes de l’Entente de 1965 de l’Ontario n’ont pas été mises à jour non plus depuis 1998. De nombreux rapports et recommandations ont été publiés pour proposer des solutions aux effets préjudiciables susmentionnées, incluant les propres analyses et évaluations internes d’AADNC. Malgré tout, AADNC n’a donné suite que parcimonieusement aux conclusions de ces rapports. Certes, AANDC a fait des efforts pour améliorer le Programme des SEFPN, notamment par l’adoption de l’AAAP et l’injection de fonds supplémentaires. Toutefois, ces mesures sont loin de combler les lacunes constatées dans la prestation des services et de résoudre les problèmes d’interruption, de refus de services et les effets préjudiciables que nous avons évoqués. En fin de compte, ces mesures ne répondent pas à l’objectif de fournir aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves des services adaptés à la culture autochtone, qui se comparent raisonnablement à ceux offerts aux personnes vivant hors réserve. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 461.)

[Non souligné dans l’original]

Les plaignantes et la Commission réclament, en vertu de ces dispositions, une réparation immédiate au profit des enfants des Premières Nations. À leur avis, ce résultat peut être obtenu en ordonnant à AADNC de supprimer les aspects les plus discriminatoires des régimes de financement dont il se sert pour financer les organismes de SEFPN en vertu du Programme des SEFPN et des services à l’enfance et à la famille de l’Ontario en vertu de l’Entente de 1965. De plus, elles demandent que le Tribunal oblige AADNC à appliquer correctement le principe de Jordan. À plus long terme, les plaignantes et la Commission demandent au Tribunal d’ordonner à AADNC de modifier le Programme des SEFPN et l’Entente de 1965 de manière à assurer aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves un niveau équitable de service et de financement de ces services. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 475.)

[Non souligné dans l’original]

L’APN réclame une réforme semblable, incluant une étude pour déterminer les moyens les plus efficaces pour offrir des services aux enfants et aux familles des Premières Nations et un meilleur système de mesure et d’évaluation du rendement des employés d’AADNC dans la prestation des services aux enfants et aux familles des Premières Nations. De même, en Ontario, [les Chefs de l’Ontario] réclame[nt] la réalisation d’une étude indépendante portant sur le financement et les niveaux de service en matière d’aide aux enfants des Premières Nations de l’Ontario en vertu de l’Entente de 1965. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 478.)

[Non souligné dans l’original]

En règle générale, le Tribunal est favorable aux demandes de réparation immédiate et aux méthodes de révision de la prestation de services aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves, mais il reconnaît également le besoin d’équilibre préconisé par AADNC. Le Tribunal ordonne à AADNC de mettre fin à ses actes discriminatoires et de modifier le Programme des SEFPN et l’Entente de 1965 conformément aux conclusions de la présente décision. Le Tribunal enjoint également à AADNC de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre des mesures pour appliquer immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 481.)

[Souligné dans l’original]

[26] L’Entente de 1965 est discriminatoire et doit être entièrement réformée. L’étude spéciale sur l’Ontario relative à l’Entente de 1965 peut être utile pour atteindre cet objectif au bénéfice des enfants des Premières Nations de l’Ontario.

[27] Pour les motifs qui précèdent, la formation rejette la demande des Chefs de l’Ontario et de la NNA visant à élargir la portée de l’indemnisation de manière à inclure les enfants des Premières Nations qui ne résidaient pas dans des réserves ou n’y résidaient pas ordinairement et qui ont été retirés inutilement de leur foyer situé hors réserve.

V. Demande des Chefs de l’Ontario et de la NNA pour que la catégorie des pourvoyeurs de soins admissibles, c’est‑à‑dire les parents ou les grands‑parents, soit élargie de manière à inclure d’autres personnes

Principales positions des parties

[28] En résumé, les Chefs de l’Ontario estiment que, dans les familles des communautés des Premières Nations, la réalité est qu’il est bien possible que des tantes, des oncles et d’autres membres de la famille aient été ceux qui prenaient soin des enfants au moment du retrait. Ils soutiennent que ces personnes ne devraient pas être exclues du droit à l’indemnisation.

[29] En somme, la NNA affirme qu’il n’est pas inhabituel, au sein des Premières Nations de la NNA, que des personnes autres que les parents ou les grands-parents soient celles principalement chargées du soin des enfants. Or, cette réalité n’est pas prise en compte dans l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation. La NNA demande que la catégorie des pourvoyeurs de soins admissibles, c’est‑à‑dire les parents ou les grands‑parents, soit élargie pour y inclure les tantes, les oncles, les cousins, les sœurs et les frères aînés et d’autres membres de la famille et proches parents qui agissaient comme principaux pourvoyeurs de soins à l’enfant.

[30] Bien qu’elle ait rendu sa Décision sur l’indemnisation au terme de délibérations réfléchies, la formation a tout de même réexaminé sa décision à la lumière des suggestions de la NNA et des Chefs de l’Ontario. Toutefois, pour les motifs exposés ci-dessous, la formation rejette leur demande.

Motifs concernant l’admissibilité à l’indemnité pour les autres pourvoyeurs de soins

[31] Les Chefs de l’Ontario et la NNA ont formulé des propositions détaillées quant à la manière dont le processus d’indemnisation pourrait inclure une catégorie élargie de pourvoyeurs de soins. De nombreuses recommandations sont valables; cependant, l’approche proposée par la NNA et les Chefs de l’Ontario s’écarte considérablement de celle adoptée par le Tribunal dans la Décision sur l’indemnisation, dans laquelle il a convenu avec la Société de soutien et l’APN que les enfants ne devaient pas subir un nouveau bouleversement en étant forcés de témoigner au sujet de leur situation et de l’expérience traumatisante du retrait de leur foyer. Cette approche, qui est primordiale, est prise en compte dans la Décision sur l’indemnisation.

[32] La formation souscrit entièrement aux observations convaincantes de l’APN, qui sont résumées ci-après, et estime qu’elles apportent une réponse complète à la demande des Chefs de l’Ontario et de la NNA concernant cette question. En outre, les observations de l’APN reflètent les conclusions, l’objectif et l’approche de la formation en ce qui concerne l’indemnisation, ainsi que les motifs pour lesquels elle a choisi d’adopter une telle approche. La décision de la formation a été soigneusement rédigée en vue de protéger les enfants de tout traumatisme supplémentaire et de tenir compte de la nécessité d’adopter un processus sûr et adapté à la culture.

[33] Qui plus est, à moins que les parties en l’espèce ne conviennent, dans le cadre d’un règlement, de créer une fonction juridictionnelle en dehors du Tribunal, ce dernier n’a pas compétence pour ordonner la création d’un autre tribunal auquel il déléguerait ses fonctions au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H-6, afin qu’il statue sur les indemnisations découlant de ses ordonnances. L’APN, la Société de soutien et le Canada rejettent cette approche, et la formation est d’accord avec eux. Cette position est conforme à la Décision sur l’indemnisation rendue par la formation.

[34] En outre, l’APN se dit très préoccupée par la demande des Chefs de l’Ontario et de la NNA d’élargir la définition de « pourvoyeur de soins » pour y inclure d’autres personnes. Les propositions des Chefs de l’Ontario et de la NNA compliqueraient grandement le processus d’indemnisation et donneraient lieu à des revendications concurrentes quant à savoir qui est le pourvoyeur de soins légitime. La formation est du même avis.

[35] L’APN souligne que l’ordonnance rendue par la formation dans la Décision sur l’indemnisation suit le modèle du Paiement d’expérience commune de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens. L’élément qui déclencherait le droit à une indemnisation serait la prise en charge d’un enfant, ou encore le refus ou la prestation tardive d’un service au titre du principe de Jordan. Nul n’aurait à démontrer un quelconque préjudice personnel ou à fournir des éléments de preuve pour justifier son droit à l’indemnisation. La formation a opté pour une approche similaire à celle du Paiement d’expérience commune pour déterminer le droit des victimes à l’indemnité afin d’éviter la tâche lourde et potentiellement nuisible d'établir individuellement l’indemnité, laquelle est assujettie à un montant maximal. Une simple procédure administrative de vérification suffit pour pouvoir procéder aux versements, car le gouvernement est en possession des documents pertinents. Les recommandations des Chefs de l’Ontario et de la NNA marqueraient un écart important par rapport au modèle du Paiement d’expérience commune. Actuellement, une personne doit démontrer qu’elle-même, son enfant ou son petit-enfant a été pris en charge ou retiré de son foyer ou touché par la mauvaise application du principe de Jordan. Après vérification, elle recevra une indemnité. Toutefois, les Chefs de l’Ontario et la NNA proposent que le processus d’indemnisation comporte désormais une fonction juridictionnelle, par laquelle un parent ou un grand‑parent aurait à participer à une procédure contestée au même titre que les oncles, les tantes, les cousins ou autres membres de la parenté de l’enfant. Dans le cadre de ce processus, le parent ou grand-parent pourrait avoir à prouver : 1) qu’il était le pourvoyeur de soins concerné; 2) qu’il était financièrement responsable de l’enfant ou payait davantage pour subvenir à ses besoins; 3) qu’il aimait l’enfant plus que d’autres; et 4) qu’il maintenait un rôle parental ou entretenait un lien parental. On pourrait également lui demander d’obtenir de l’enfant un témoignage écrit dans lequel ce dernier affirmerait que ses parents ou grands‑parents étaient bien ses principaux pourvoyeurs de soins. Là encore, la formation juge cette description exacte.

[36] L’APN soutient que le processus proposé ne favorise pas l’intérêt supérieur des bénéficiaires. Il serait traumatisant pour toutes les personnes concernées, en particulier pour l’enfant, qui pourrait subir des pressions, de la coercition, de l’intimidation et du stress s’il avait à déclarer qui était la figure parentale dans sa vie.

[37] Tout comme les Chefs de l’Ontario et la NNA, l’APN reconnaît que chaque enfant est très important pour la famille élargie. Il est souvent dit, au sein des Premières Nations, qu’« il faut toute une communauté pour élever un enfant ». Ainsi, chacun des membres de la famille de l’enfant, ainsi que le chef et le conseil, les éducateurs, les professionnels de la santé et les autres intervenants ont tous un devoir sacré envers l’enfant. Les enfants sont la ressource la plus précieuse d’une communauté des Premières Nations.

[38] En poursuivant sur le sujet de l’importance de la famille invoquée par les Chefs de l’Ontario et la NNA, l’APN fait valoir que d’autres facteurs jouent également un rôle important dans l’éducation des enfants des Premières Nations. Par exemple, la formation a admis des éléments de preuve attestant l’existence d’une pénurie de logements dans les collectivités des Premières Nations. Généralement, cela fait en sorte que plus de deux familles vivent dans le même logement et, souvent, des membres d’une même famille cohabiteront de cette façon. Il n’est donc pas rare qu’un enfant vive avec ses parents, grands-parents, oncles, tantes ou cousins plus âgés. Dans un tel contexte, des liens familiaux solides se créent, et un enfant peut compter sur plusieurs figures adultes pour, par exemple, se procurer de la nourriture, obtenir de l’aide pour ses devoirs, etc.

[39] Selon l’APN, malgré ces relations étroites, les parents ou grands-parents biologiques de l’enfant restent les figures les plus importantes dans sa vie, suivis de ses frères et sœurs.

[40] De plus, l’APN affirme que la formation a pris en compte la pauvreté généralisée dont souffrent de nombreux membres des Premières Nations. Les problèmes liés à la pauvreté, la discrimination systémique dans le système de justice pénale et la recherche de débouchés économiques peuvent amener l’un des parents, ou les deux, à quitter la communauté pour une courte période. Pendant la brève absence d’un parent, un grand‑parent ou un autre membre de la famille peut s’occuper de l’enfant.

[41] Selon la proposition des Chefs de l’Ontario et de la NNA, tout adulte vivant dans le même logement que l’enfant, et quiconque s’occupe provisoirement de l’enfant pendant que ses parents travaillent ou sont incarcérés temporairement, pourrait contester une demande d’indemnisation présentée par un parent. L’APN fait valoir que le plan d’indemnisation doit être pratique et très clair quant aux personnes admissibles à l’indemnité.

[42] De leur côté, les Chefs de l’Ontario et la NNA affirment que des lignes directrices peuvent être élaborées par les parties pour traiter ces types de revendications concurrentes. Toutefois, pour déterminer quels types de soins ont été fournis, et la durée de ceux-ci, il faudrait mener une enquête intrusive et approfondie auprès du bénéficiaire potentiel afin de connaître ses antécédents. Il est évident que ce genre de processus d’indemnisation serait propice aux abus. Des personnes que l’enfant pris en charge ne connaît même pas, ou dont il ne se souvient pas, pourraient recevoir l’indemnité. Dans le cas d’un enfant qui a été pris en charge, ce système fait craindre que des personnes qui se sont occupées de l’enfant par intermittence pendant quelques mois puissent avoir droit à une indemnisation. Il pourrait aussi arriver qu’à l’insu des parents ou des grands-parents, un membre de la famille demande et obtienne une indemnisation avant même que ceux-ci en fassent la demande. La formation souscrit à la position de l’APN.

[43] L’APN avance que les Chefs de l’Ontario et la NNA semblent tous deux mettre l’accent sur les personnes disposées à contribuer aux soins apportés à un enfant ou à subvenir financièrement à ses besoins en tant que critère déterminant pour l’indemnisation. À son avis, ce n’est peut-être pas la meilleure approche. L’indemnisation n’a pas pour but de rembourser les dépenses de membres de la famille ou de compenser leurs désagréments. Elle sert plutôt de dédommagement pour le traumatisme causé par la perte d’un membre de la famille ayant été pris en charge en raison de la discrimination exercée par le Canada.

[44] L’APN ajoute que, si elle est élargie pour y inclure d’autres gardiens, l’indemnisation ne concerne plus la perte d’un enfant ou d’un petit-enfant biologique du fait de sa prise en charge ou d’une mauvaise application du principe de Jordan, mais elle se retrouve dénaturée en servant à dédommager des personnes pour le temps, les dépenses et l’amour consacrés à l’enfant. L’APN soutient que l’objectif de l’indemnisation accordée par la formation est d’indemniser les parents ou les grands-parents biologiques qui ont perdu leur enfant à cause d’un système qui les a ciblés parce qu’ils étaient membres des Premières Nations.

[45] L’APN fait valoir que le programme d’indemnisation est censé être objectif, et non subjectif. Enquêter sur la relation entre un adulte et un enfant annule toute objectivité et la remplace par un interrogatoire, ce qui va à l’encontre de la position ferme de l’APN selon laquelle les enfants pris en charge ne doivent pas être soumis au même processus traumatisant que les survivants des pensionnats dans le cadre du Processus d’évaluation indépendant. Aux yeux de la formation, il s’agit là de la bonne interprétation de l’approche qu’elle a adoptée dans la Décision sur l’indemnisation.

[46] De plus, les Chefs de l’Ontario affirment qu’une situation où d’autres personnes en plus des parents et des grands-parents s’occupent des enfants correspond davantage aux structures et aux pratiques familiales observées dans de nombreuses communautés des Premières Nations.

[47] Cependant, aux dires de l’APN, les Chefs de l’Ontario se réfèrent à la jurisprudence et aux lois canadiennes pour faire valoir que des facteurs tels que les soins physiques, la présence d’une relation filiale, les contributions financières et l’intention de traiter un enfant comme le sien devraient être déterminants aux fins de l’évaluation de l’admissibilité. De même, alors qu’elle affirme que les lois, les pratiques et les traditions des Premières Nations devraient être les principes de référence pour déterminer qui peut être considéré comme un pourvoyeur de soins, la NNA cherche également à se servir de la jurisprudence et des lois canadiennes pour obliger l’administrateur central à examiner de manière subjective qui est le pourvoyeur de soins le plus approprié. Cela reviendrait à introduire dans le processus d’indemnisation une fonction juridictionnelle qui nécessiterait probablement la mise sur pied d’un service faisant appel à des arbitres et des avocats tiers.

[48] L’APN ne souscrit pas du tout à l’idée selon laquelle il faudrait tenir compte du point de vue de l’enfant pour déterminer qui est la personne qui s’occupe de lui. La NNA ne propose pas de moyen de faire entendre le point de vue de l’enfant. Le seul moyen envisageable d’obtenir ce renseignement serait de questionner les enfants actuellement ou anciennement pris en charge ou ceux potentiellement visés par le principe de Jordan pour leur demander quel pourvoyeur de soins, parent ou grand-parent, ils aimaient le plus, ou lequel mérite le plus d’être indemnisé. Cette approche serait traumatisante, car elle met carrément à l’épreuve la relation entre un enfant et les membres de sa famille, ce qui ne manquerait pas de stresser l’enfant et de nuire potentiellement aux liens affectifs qu’il entretient avec les membres de sa famille.

[49] Enfin, l’APN n’appuie pas la proposition des Chefs de l’Ontario sur la manière d’interpréter la LSEJF de l’Ontario et le problème de la sous-identification. La LSEJF de l’Ontario a été adoptée en 2017; elle a remplacé l’ancienne LSEF, qui était en vigueur de 1990 à 2017. La LSEF de 1990 ne comportait pas d’article d’interprétation définissant le terme « enfant ayant besoin de protection ». Par conséquent, les préoccupations soulevées par les Chefs de l’Ontario concerneraient seulement les enfants et les jeunes bénéficiaires pour la période de 2017 à 2020, et ne s’appliqueraient pas à la majorité des bénéficiaires en Ontario, et encore moins dans le reste du Canada. En revanche, la classification originale proposée par les plaignantes et l’intimé s’appliquerait dans presque toutes les circonstances, et vaudrait aussi pour les enfants visés par la LSEJF. La formation souscrit à cette position.

[50] Pour les motifs qui précèdent, la formation rejette la demande d’ordonnances supplémentaires présentée par les Chefs de l’Ontario et la NNA en vue d’élargir la catégorie des pourvoyeurs de soins dans le cadre du processus d’indemnisation.

VI. La demande de la NNA concernant les collectivités éloignées des Premières Nations

Principales positions des parties

[51] La NNA a répondu aux observations conjointes déposées au nom de la Société de soutien, de l’APN et du Canada, ainsi qu’aux observations supplémentaires déposées au nom de l’APN et au nom du Canada. Les réponses de la NNA abordent deux nouvelles questions soulevées dans les observations conjointes et les observations supplémentaires, à savoir : 1) les messages contradictoires concernant l’adaptabilité du cadre d’indemnisation aux besoins des collectivités éloignées des Premières Nations; et 2) l’argument du Canada selon lequel il serait injuste, sur le plan de la procédure, que le Tribunal examine les observations du 1er mai 2020 présentées par la NNA et les Chefs de l’Ontario concernant les personnes ayant des enfants à charge, étant donné que la ronde des observations a pris fin le 16 mars 2020.

[52] En résumé, la NNA soutient que les parties s’opposent à la modification qu’elle a proposée à l’article 6.3 du Projet de cadre d’indemnisation, et qui consisterait à dresser la liste des facteurs propres aux collectivités éloignées des Premières Nations aux fins d’établir les besoins en ressources, au motif qu’une telle inclusion [traduction] « risquerait d’exclure les besoins particuliers à d’autres collectivités des Premières Nations ». En même temps, la Société de soutien, l’APN et le Canada s’opposent à la confirmation des besoins particuliers d’autres collectivités des Premières Nations par l’insertion d’un principe directeur proposé selon lequel [traduction] « le processus d’indemnisation se veut adapté à la diversité (linguistique, historique, culturelle et géographique) des bénéficiaires et des Premières Nations ». Selon la NNA, il y a là des messages contradictoires. Dans le contexte d’une procédure où la question de l’égalité réelle occupe une place centrale, la NNA est surprise et déroutée de l’opposition au principe directeur qu’elle propose.

[53] La NNA fait valoir que la préoccupation concernant l’article 6.3 peut être résolue par un simple changement dans le libellé indiquant que les facteurs qu’elle énumère ne constituent pas une liste exclusive ou exhaustive. La NNA a fourni la copie de l’article 6.3 ci-dessous, dans laquelle les modifications initiales qu’elle a proposées sont soulignées et les nouvelles modifications qu’elle propose sont soulignées et en caractères gras :

[traduction]

 

6.3 Les Premières Nations auront besoin de ressources adéquates pour fournir un soutien aux bénéficiaires. Le Canada aidera les Premières Nations qui en feront la demande en leur fournissant un soutien financier ou un autre type de soutien raisonnable. Au moment de leur apporter ce soutien et de déterminer ce qui correspond à un « soutien financier ou un autre type de soutien raisonnable » et ce qui constitue des « ressources suffisantes » au paragraphe 6.2b), il sera tenu compte de tous les facteurs pertinents, y compris les réalités et les besoins particuliers des collectivités éloignées des Premières Nations qui disposent d’infrastructures ou de ressources limitées pour appuyer les bénéficiaires, et qui, en raison de l’éloignement, ont à assumer des coûts accrus pour la prestation des services.

[54] La NNA fait valoir que, dans ses observations du 6 mai 2020, l’APN s’oppose à sa position selon laquelle le cadre d’indemnisation doit être mis en œuvre d’une manière qui tienne compte des particularités régionales. Cependant, dans les mêmes observations, l’APN déclare que [traduction] « les considérations régionales sont intégrées comme il se doit dans le Projet de cadre d’indemnisation ».

[55] En ce qui concerne l’observation de la NNA, la Société de soutien, l’APN et le Canada indiquent que l’intention n’est pas de [traduction] « poursuivre les débats » sur les questions de fond exposées dans le Projet de cadre d’indemnisation, le Projet de plan de notification et les documents connexes, avant ou après les décisions sur requête finales. Précisions que les plaignantes et l’intimé n’ont pas déposé le Projet de cadre d’indemnisation, le Projet de plan de notification et les documents connexes sous réserve du droit de la NNA de revenir devant le Tribunal [traduction] « si un sujet de préoccupation surgissait ». La Société de soutien, l’APN et le Canada estiment que tel n’était pas le procédé envisagé par le Tribunal.

Motifs relatifs aux modifications proposées à la section 6.3

[56] La formation n’est pas au courant des discussions des parties sur le Projet de cadre d’indemnisation, et ne souhaite pas réécrire le cadre défini par la Société de soutien, l’APN et le Canada en consultation avec la Commission et les parties intéressées, les Chefs de l’Ontario et la NNA. Toutefois, la formation estime que l’argument de la NNA est fondé, et que les modifications ci-dessus proposées à l’article 6.3 sont appropriées. Cette disposition traite des ressources destinées à soutenir les bénéficiaires, financièrement ou autrement, et, bien que les ordonnances rendues dans la Décision sur l’indemnisation et le processus connexe s’appliquent à l’échelle du pays, les mesures d’aide aux bénéficiaires devraient tenir compte de leurs besoins particuliers, y compris les impératifs et les réalités propres aux collectivités éloignées des Premières Nations. La formation ne voit pas en quoi l’ajout d’une telle précision poserait une difficulté ou risquerait d’écarter les besoins particuliers d’autres collectivités des Premières Nations. L’approche de la formation en matière d’égalité réelle est axée sur les besoins particuliers des Premières Nations, y compris celles qui sont éloignées. De plus, les conclusions du Tribunal intègrent cette réalité depuis 2016.

[57] La formation demande à la Société de soutien, à l’APN et au Canada de discuter plus avant de cette éventuelle modification lorsqu’ils mettront la dernière main au Projet de cadre d’indemnisation. Si elle constitue un obstacle important au parachèvement du Projet de cadre d’indemnisation, les parties devront en informer le Tribunal et fournir suffisamment de renseignements pour aider la formation à comprendre les problèmes sous‑jacents. Il ne s’agit pas d’une invitation aux parties intéressées à soumettre au Tribunal d’autres questions concernant le Projet de cadre d’indemnisation, étant donné que l’objectif est de le terminer sous peu. La formation constate avec satisfaction que les parties intéressées ont été consultées; que certaines de leurs suggestions ont été incluses; qu’une autre, mentionnée ci-dessus, a été jugée acceptable par elle; et que les autres suggestions présentées au Tribunal ont reçu une réponse défavorable de la part des autres parties, et la formation accepte cette issue.

Motifs sur l’équité procédurale en ce qui a trait à l’examen des observations du 1er mai 2020 de la NNA et des Chefs de l’Ontario au sujet des pourvoyeurs de soins

[58] Cela dit, en ce qui concerne la question de l’iniquité procédurale soulevée par le Canada, la formation répond en reprenant ici ce qu’elle a déjà déclaré dans des décisions sur requête précédentes pour rejeter l’argument relatif à l’iniquité procédurale soulevé par le Canada :

Par ailleurs, dans la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherches du Canada) (1994), 24 CHRR D/390 (CF) [Grover], au paragraphe 40, la Cour fédérale du Canada a déclaré ce qui suit au sujet des réparations : [traduction] « [u]ne telle tâche exige de l’innovation et de la souplesse de la part du Tribunal dans l’élaboration de mesures de redressement efficaces, et la Loi est structurée de manière à favoriser cette souplesse ». [nos soulignés] (Voir 2018 TCDP 4, au paragraphe 39.)

[Caractères gras dans l’original]

En outre, cette tâche délicate exige nécessairement un va‑et‑vient entre le Tribunal et les parties.

En l’espèce, la situation est très différente puisque le Tribunal a largement entendu l’affaire sur le fond et qu’il a formulé des conclusions et rendu des ordonnances. Il a conservé sa compétence compte tenu de la complexité des mesures de réparation, des réparations immédiates, à moyen terme et à long terme et de la nécessité d’évaluer si les mesures de réparation sont efficaces et mises en œuvre. Cela exige nécessairement un va‑et‑vient entre les parties et le Tribunal, à moins que toutes les parties ne s’entendent et ne proposent des ordonnances sur consentement au Tribunal. (Voir 2019 TCDP 7, au paragraphe 47.)

[Non souligné dans l’original]

[59] Dans une autre décision sur requête, le Tribunal a fait référence à la décision Grover et à l’idée voulant que l’élaboration de mesures de réparation efficaces pour résoudre un différend complexe soit une tâche délicate :

En conformité avec cette approche, et comme l’a déjà mentionné la présente formation, l’ordonnance rendue en vertu de l’article 53 de la Loi a pour but d’éliminer et de prévenir toute forme de discrimination. Suivant une démarche motivée et fondée sur des principes, en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce et des éléments de preuve présentés, le Tribunal doit veiller à ce que ses ordonnances de réparation parviennent à promouvoir efficacement les droits protégés par la Loi et à compenser utilement toute perte subie par la victime de discrimination. Cependant, élaborer des réparations efficaces et utiles pour résoudre un différend complexe, comme c’est le cas en l’espèce, est une tâche délicate qui peut nécessiter un contrôle continu (voir la décision sur requête 2016 TCDP 10, aux paragraphes 13 à 15 et 36). (Voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 29.)

[Non souligné dans l’original]

[60] De plus, après avoir posé des questions aux Chefs de l’Ontario et à la NNA, la formation a permis aux parties de répondre aux observations des Chefs de l’Ontario et de la NNA. Au bout du compte, elle a rejeté les demandes des Chefs de l’Ontario et de la NNA. Au demeurant, les réponses des autres parties aux observations supplémentaires des Chefs de l’Ontario et de la NNA ont grandement aidé la formation à trancher les questions en litige. À la lumière de ce qui précède, la formation rejette l’argument du PGC concernant l’iniquité procédurale.

VII. Définitions des termes « service essentiel », « interruption de service » et « retard déraisonnable »

[61] Les autres points à l’égard desquels la Société de soutien, l’APN et le Canada ont besoin d’instructions de la part du Tribunal sont les définitions des termes « interruption de service », « retard déraisonnable » et « service essentiel » aux fins de la détermination de l’admissibilité à recevoir une indemnité au titre du principe de Jordan. Les parties font valoir qu’il s’agit là de termes fondamentaux pour décider des types de situations pouvant être considérées comme « pire scénario possible » justifiant l’octroi d’une indemnisation, comme il est dit dans l’ordonnance prononcée par le Tribunal dans la Décision sur l’indemnisation qu’il a rendue le 6 septembre 2019.

[62] En somme, le Canada soutient que le Tribunal a ordonné une indemnisation pour le manquement du Canada à fournir des « services essentiels » aux enfants des Premières Nations. Par conséquent, le mot « essentiel » est un qualificatif important, et doit être interprété du point de vue du bon sens. Le Canada propose d’inclure les services considérés comme nécessaires pour la sécurité de l’enfant, tout en tenant compte de l’égalité réelle, de l’adaptation à la culture et de l’intérêt supérieur de l’enfant. L’« interruption de service » est un concept que le Tribunal a utilisé pour décrire l’omission de fournir un service nécessaire pour des motifs tels que l’incompatibilité entre les programmes gouvernementaux, ou l’utilisation, par le Canada, d’une définition indûment étroite du principe de Jordan. La définition proposée par le Canada permet de faire en sorte que l’« interruption » corresponde à une situation où un besoin important n’a pas été comblé pour des motifs discriminatoires. Un « retard déraisonnable » est un retard qui aurait raisonnablement pu avoir des effets néfastes, qu’aucun motif raisonnable ne justifie et qui ne répond à aucune norme.

[63] Le Canada fait valoir qu’une définition claire de ces termes facilitera grandement le processus d’indemnisation. Les définitions permettront de déterminer quels enfants des Premières Nations sont censés être bénéficiaires. Les définitions doivent être succinctes et claires afin d’éviter toute attente déraisonnable de recevoir une indemnisation et de ne pas décourager ceux qui pourraient y avoir droit de présenter une demande.

[64] Les trois définitions seront examinées à tour de rôle ci-dessous. La formation a examiné avec soin toutes les observations des parties et des parties intéressées, mais, par souci de concision, tous les points de vue ne seront pas abordés ici. Dans ses résumés et motifs, la formation mettra plutôt l’accent sur les points en litige entourant les définitions.

A. Interruption de service

Principales positions des parties

[65] La définition proposée par le Canada est la suivante :

[traduction]

« interruption de service » désigne une situation dans laquelle un enfant a demandé un service qui n’a pas été fourni en raison d’un conflit de compétence ou entre des ministères quant à savoir qui devrait en assumer les coûts, qui aurait normalement été financé par l’État pour tout enfant au Canada et qui a été recommandé par un professionnel détenant une expertise directement liée au service; situation dans laquelle, néanmoins, l’enfant n’a pas reçu le service en raison de la définition étroite du principe de Jordan appliquée par le gouvernement fédéral.

[66] Le Canada soutient que deux types d’interruption de service sont relevés dans la Décision sur le bien-fondé du Tribunal. Le premier découle de la définition étroite du principe de Jordan appliquée par le Canada à certains moments dans le passé. Le second a trait au manque de coordination entre les différents programmes censés répondre aux questions liées à la santé des enfants des Premières Nations. Le Tribunal a exprimé cette notion dans le paragraphe suivant :

Le Tribunal est d’avis que c’est en raison de l’interprétation étroite que Santé Canada et AADNC font du principe de Jordan qu’il n’y a aucun cas qui réponde aux critères de ce principe. Cette interprétation méconnaît l’ampleur des problèmes de compétence susceptibles de se manifester lors de la prestation de bon nombre de services fédéraux visant à assurer la santé, la sécurité et le bien-être des enfants et des familles des Premières Nations. Cette approche va à l’encontre du principe de Jordan et se traduit par des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves. Une coordination entre l’ensemble des ministères et des programmes fédéraux, surtout AADNC et les programmes de Santé Canada, contribuerait à éviter ces failles dans les services offerts aux enfants des Premières Nations dans le besoin. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 381.)

[67] Selon le Canada, la Décision sur l’indemnisation elle-même laisse également entendre que la justification de l’octroi d’une indemnisation pour les enfants victimes d’interruptions dans des services visés par le principe de Jordan repose sur le fait que ces interruptions ont conduit au placement de certains enfants « à l’extérieur du foyer, de la famille et de la collectivité afin de pouvoir recevoir ces services » (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 249). Le placement de ces enfants à l’extérieur de leur famille, de leur foyer et de leur collectivité pourrait, en soi, être considéré comme un préjudice.

[68] Les parties sont essentiellement d’accord au sujet de la manière dont les interruptions de services sont survenues dans le cadre de la mise en œuvre du principe de Jordan, alors que le Canada appliquait une définition trop étroite. Le Canada convient également que, si un enfant n’a pas bénéficié d’un service pour la simple raison que le manque de coordination des programmes a fait en sorte qu’aucun paiement n’a été autorisé, il convient de l’indemniser.

[69] Le cœur du litige entre les parties relativement à cette définition concerne la question de savoir s’il y a lieu d’appliquer certaines restrictions pour s’assurer qu’il y a bien eu une interruption. Le Canada propose que le service en question soit un service normalement fourni à d’autres enfants au Canada dans certaines conditions, par exemple, le besoin de se rendre à certains endroits, des critères d’admissibilité prévoyant des tranches d’âge précises, une fréquence limitée et certains seuils de revenus maximaux. Il s’agit moins là d’une restriction que d’un élément inhérent à la compréhension du mot « interruption » : la nécessité d’indemniser survient parce qu’il y a eu un écart entre les services reçus par un enfant des Premières Nations et ceux reçus par les autres enfants non autochtones.

[70] La deuxième partie de la définition du Canada vise à s’assurer que le service en question a été recommandé par un professionnel détenant l’expertise voulue pour déterminer que le service est essentiel pour répondre aux besoins de l’enfant. Comme l’a exprimé Valérie Gideon, il arrive parfois, en examinant les cas relatifs au principe de Jordan, qu’une demande de service soit étayée par une recommandation émanant d’une personne qui ne possède pas l’expertise professionnelle requise. En pareil cas, le ministère offrira un soutien à l’enfant pour qu’il soit aiguillé par un professionnel compétent. De telles situations ne devraient pas donner droit à une indemnité, car elles ne permettent pas de prouver l’existence d’une interruption de service ou d’un retard déraisonnable. Il ne s’agit que d’une étape nécessaire pour garantir que le service approuvé répondra au besoin de l’enfant tel qu’il a été évalué.

[71] Enfin, le Canada affirme qu’il importe de noter que de nombreux programmes ne sont pas offerts dans toutes les collectivités. Cela peut entraîner des divergences sur le plan de l’accessibilité à des mesures d’aide, à des produits ou à des services; mais les gouvernements ont l’habitude de répondre à des besoins précis lorsque ceux-ci se manifestent, et cette façon de faire n’a rien à voir avec un traitement discriminatoire réservé à certains enfants.

[72] Les gouvernements doivent établir les priorités en matière de ressources et le font en fonction de différents critères : les besoins à combler, les conditions nécessaires à la réussite du programme et l’obtention de résultats en vue d’une mise en œuvre future dans d’autres collectivités. Pour discerner correctement s’il y a eu une « interruption » de service, il faut reconnaître la nécessité de mesurer la disponibilité des programmes offerts aux enfants des Premières Nations par rapport à celle des programmes généralement offerts à la majorité des autres enfants.

[73] Le Canada ajoute qu’il existe un certain nombre de programmes améliorateurs qui tiennent compte des besoins particuliers des enfants, comme le Programme des services de santé non assurés et les programmes de soins à domicile et en milieu communautaire et d’aide à la vie autonome dans les réserves.

[74] Le Canada propose que le terme « interruption de service » s’applique lorsque : a) un enfant « a demandé » un service; b) le service n’a pas été fourni en raison d’un conflit de compétence ou entre les ministères quant à savoir qui doit payer; c) le service serait normalement financé par l’État pour tout enfant au Canada; et d) l’enfant a été aiguillé par un professionnel détenant une expertise directement liée au service.

[75] L’APN demande à la formation de rejeter l’exigence que les demandeurs aient fait une demande au Canada pour recevoir un produit ou un service. L’approche adoptée par le Canada par le passé à l’égard du principe de Jordan et des demandes visant des produits ou des services qui n’étaient pas normalement financés dans le cadre du programme des prestations de santé pour les Premières Nations et les Inuits en aurait dissuadé certains de présenter une demande officielle. Autrement dit, sachant que sa demande sera refusée ou même ignorée, qu’est-ce qui pourrait motiver une personne à présenter une demande pour ce service? La formation a déjà fait remarquer que, en raison de la définition étroite du principe de Jordan appliquée par le Canada, pas une seule demande n’a été approuvée (voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 381).

[76] Par ailleurs, l’APN soutient que la définition proposée par le Canada pourrait être considérée comme régressive, en particulier dans des situations où un ordre de gouvernement devait fournir un service ou un produit précis à tous les autres enfants. La définition actuelle du principe de Jordan permet désormais au Canada, selon le principe de l’égalité réelle, de financer des biens et des services qui ne sont pas normalement offerts aux autres Canadiens. Enfin, l’exigence selon laquelle le service doit être recommandé par un professionnel ayant une expertise directement liée à ce service est trop étroite. Un médecin ou un autre professionnel de la santé accrédité devrait pouvoir recommander un traitement, sans que son évaluation fasse l’objet d’une vérification ni nécessite l’accord d’un spécialiste dans un domaine particulier.

[77] L’APN ajoute qu’il faut être conscient du fait que des parents cherchaient désespérément à obtenir des services pour leur enfant malade, atteint d’une déficience ou ayant des besoins spéciaux après l’adoption par la Chambre des communes de la motion 296 (Canada, Parlement, Débats de la Chambre des communes, 43e législature, 1re session, Vol. 149, No 5 [11 décembre 2019], p. 279). Dans certains cas, le gouvernement de la Première Nation a apporté son aide et, dans d’autres cas, les membres de la famille ont contribué ou rassemblé des fonds.

[78] Malheureusement, dans certains cas, des enfants vulnérables n’ont pas reçu le service dont ils avaient besoin. En ce qui concerne les « interruptions de services », la formation s’est penchée sur le terme « interruptions » dans sa décision sur requête 2017 TCDP 14. Dans cette décision, il a été conclu que la définition et l’approche étroites du Canada relativement au principe de Jordan ont contribué aux interruptions, aux délais et aux refus de services pour les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves. Plus précisément, les éléments de preuve dont disposait la formation pour rendre sa Décision sur le bien-fondé indiquaient que l’approche de Santé Canada et d’AANC à l’égard du principe de Jordan était principalement axée sur les « conflits intergouvernementaux dans les situations dans lesquelles un enfant a plusieurs handicaps et a besoin de services de divers fournisseurs » (voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 380, et plus généralement, aux paragraphes 350 à 382).

En effet, la formation a plus particulièrement relevé des lacunes observées dans les services offerts aux enfants qui ne sont pas atteints de déficiences multiples. Par exemple, dans le document d’AANC intitulé INAC and Health Canada First Nation Programs: Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region, qui est cité dans la décision, il est indiqué que ces lacunes incluent, de façon non exhaustive, les services de santé mentale, l’équipement médical, les déplacements pour assister à des rendez‑vous médicaux, les substituts alimentaires, les services de toxicomanie, les services dentaires et les médicaments. (Voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 47.)

[79] L’APN propose que la définition d’« interruption de service » soit axée sur les besoins médicaux ou autres besoins non satisfaits d’un enfant des Premières Nations. Elle engloberait un produit ou un service qu’un professionnel autorisé, médical ou autre, titulaire d’un permis ou possédant l’expertise nécessaire, a recommandé dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle devrait également avoir raison des désavantages historiques et concrétiser l’égalité réelle.

[80] La Société de soutien propose la définition suivante d’une « interruption de service » :

[traduction]

« interruption de service » désigne une situation où un enfant avait besoin d’un service qui :

• était nécessaire pour lui assurer l’égalité réelle quant à la fourniture de services, de produits ou de soutien;

• était recommandé par un professionnel ayant une expertise directement liée au service requis;

mais où ses besoins n’ont pas été satisfaits en raison de la définition et de l’approche discriminatoires du gouvernement fédéral à l’égard du principe de Jordan.

Il est entendu que les définitions et l’approche discriminatoires employées par le gouvernement fédéral exigeaient de remplir tous les critères ci‑après, au cours de chacune des périodes suivantes :

a) Entre le 12 décembre 2007 et le 4 juillet 2016

• Un enfant inscrit à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens ou admissible à l’inscription et résidant dans une réserve;

• Un enfant atteint de déficiences multiples nécessitant plusieurs fournisseurs de services;

• Le service devait être limité aux services de santé et aux services sociaux;

• Il devait exister un conflit de compétence entre différents ordres de gouvernement (les conflits entre ministères et organismes du gouvernement fédéral étaient exclus);

• Les sous-ministres des gouvernements fédéral et provinciaux devaient confirmer qu’il s’agissait d’une situation visée par le principe de Jordan;

• Le service devait répondre à certaines normes.

b) Entre le 5 juillet 2016 et le 2 novembre 2017

• Un enfant inscrit à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens ou admissible à l’inscription et résidant dans une réserve (entre le 5 juillet et le 14 septembre 2016);

• L’enfant devait être atteint d’une déficience ou d’une maladie grave de courte durée (entre le 5 juillet 2016 et le 26 mai 2017);

• Le service devait être limité aux services de santé et aux services sociaux (entre le 5 juillet 2016 et le 26 mai 2017).

[81] La Société de soutien désapprouve fortement trois des exigences qu’imposerait le Canada dans la définition d’une « interruption de service ». Selon le Canada : a) une « demande » de service doit avoir été présentée; b) il doit y avoir eu un conflit de compétence ou entre les ministères sur la question de savoir qui devrait payer; et c) il doit s’agir d’un service normalement financé par l’État pour tout enfant au Canada.

[82] La Société de soutien plaide que ces trois exigences imposent des restrictions qui découlent de certains aspects de l’approche du Canada à l’égard du principe de Jordan, aspects que le Tribunal a déjà jugés discriminatoires. La position de la Société de soutien est qu’une « interruption de service » devrait être définie par rapport aux besoins confirmés de l’enfant au moment concerné, conformément aux principes de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’égalité réelle et compte tenu des circonstances particulières du cas. Selon la Société de soutien, les besoins qui n’ont pas été satisfaits en raison de la définition et de l’application discriminatoires du principe de Jordan ne doivent pas être assimilés à une demande frivole qui n’a jamais été présentée.

[83] La Société de soutien affirme que, comme l’ont démontré les témoins du Canada et les documents qu’ils ont déposés devant le Tribunal, la discrimination exercée par le Canada a façonné tant sa définition du principe de Jordan que son approche de mise en œuvre. En particulier, le Canada n’a pas cherché à faire connaître le principe de Jordan; il n’a pas mis en place de processus de demandes relatives au principe de Jordan; il a omis de prévoir un processus systématique pour documenter les demandes; les quelques dossiers qui ont fait surface en tant que « demandes » n’ont jamais répondu aux exigences qu’il a imposées pour que l’on puisse les considérer comme visés par le principe de Jordan.

[84] Le Canada s’appuie sur sa « mentalité rétrograde » pour soutenir son affirmation selon laquelle une indemnisation ne devrait être accordée que lorsqu’une personne a demandé un service ou un produit. Comme il est indiqué dans le dossier, jusqu’en juillet 2016, l’approche du Canada à l’égard du principe de Jordan faisait en sorte que les enfants des Premières Nations n’avaient pas la possibilité de présenter une demande de service ou de produit lorsqu’ils en avaient besoin. De fait, lors de l’audience sur le bien‑fondé, le témoin du Canada, Mme Corinne Baggley (chef principale en matière de politiques à Affaires autochtones et au Développement du Nord et responsable du principe de Jordan entre 2007 et 2014) a donné un aperçu important de la façon dont la « mentalité rétrograde » du Canada a contribué à ce que si peu de demandes soient présentées. L’approche du Canada a fait en sorte que le public ne connaisse que peu, voire pas du tout, le principe de Jordan. Pendant son témoignage, Mme Baggley a fait des déclarations directes au sujet de la décision du Canada de ne pas publiciser le principe de Jordan :

[traduction]

[…] il n’était pas dans notre mandat, lorsque nous avons mis en œuvre le principe de Jordan, de faire connaître l’approche. Nous avions mis en place une stratégie de communication qui était plus réactive, donc nous n’étions pas vraiment autorisés à faire connaître, vous savez, le l’endroit où porter les affaires relatives au principe de Jordan. (Interrogatoire principal de Mme Corinne Baggley, 1er mai 2014 [transcription de Steno Tran, vol. 58], p. 32, lignes 8 à 14.)

[85] D’après la Société de soutien, Mme Baggley a également confirmé que les responsables nommés par le gouvernement fédéral, sur lesquels le Canada comptait pour gérer les affaires relatives au principe de Jordan, n’étaient pas connus du public. En fait, lorsque l’APN a demandé une liste des responsables en 2009, celle-ci ne lui a été fournie que trois ans plus tard. Cela met en évidence le peu d’importance que le Canada accorde aux « demandes » visant à établir les cas indemnisables au regard du principe de Jordan. La raison pour laquelle le Canada exigerait une « demande » pour déterminer les cas indemnisables selon le principe de Jordan est tout fait obscure, puisqu’il a expressément omis de mettre en place un mécanisme public pour la présentation de ces demandes.

[86] Il n’existait pas non plus de mécanisme permettant aux personnes concernées de demander des produits ou des services au titre du principe de Jordan. En effet, le témoignage de Mme Baggley a directement confirmé ce point :

[traduction]

Mme Arsenault : Est-il ou était-il possible de demander des fonds au titre du principe de Jordan?

Mme Baggley : Non. C’est… comme je l’ai expliqué plus tôt, il ne s’agit pas d’un programme, donc, comme pour les autres programmes que nous avons au sein de la famille fédérale, il n’y a pas de modalités, il n’y a pas de bénéficiaires admissibles, de prestataires admissibles ou de dépenses admissibles déterminées; il s’agit essentiellement d’une initiative stratégique et d’un processus utilisé pour régler des cas. (Voir l’interrogatoire principal de Mme Corinne Baggley, 30 avril 2014 [transcription, vol. 57], p. 128, lignes 13 à 23.)

[87] En outre, même si une demande était présentée, les responsables n’avaient pas de formation particulière sur la manière de traiter les cas visés par le principe de Jordan, si ce n’est des discussions générales périodiques sur la procédure.

[88] Le témoignage de Mme Baggley a également mis en lumière les lacunes importantes du processus canadien de réception et de documentation des demandes relatives au principe de Jordan qui ont été présentées, malgré les obstacles imposés par le Canada.

[89] Selon Mme Baggley, les Premières Nations n’ont pas participé à la formulation de la définition du principe de Jordan adoptée par le Canada :

[traduction]

M. Poulin : Mais il n’y a pas de Première Nation je crois comprendre que la définition utilisée par le gouvernement fédéral n’a pas été approuvée par les Premières Nations.

Mme Baggley : Eh bien, c’est une définition du gouvernement fédéral, comme je l’ai expliqué. Nous n’avons pas cherché à obtenir un consensus sur notre définition, et nous reconnaissons certainement, dans tous les documents que nous produisons dans le cadre des accords, par exemple, les autres définitions avec lesquelles les parties travaillent. Nous les reconnaissons et les consultons. (Voir le contre-interrogatoire de Mme Corinne Baggley, 1er mai 2014 [transcription de Steno Tran, vol. 58], p. 11, lignes 13 à 24.)

[90] La Société de soutien affirme qu’il est important de reconnaître que la définition du Canada a façonné son approche du principe de Jordan, y compris son système de réception et de documentation des demandes. Les documents que le Canada a produits sont rares, souvent propres à une région et concernent seulement des enfants atteints d’une déficience. Dans l’ensemble, le dossier présenté au Tribunal démontre que le Canada a conçu un système qui bloquait les demandes de services et de produits, et qu’il cherche maintenant à tirer parti de ce système pour réduire le nombre de victimes qui ont droit à une indemnisation pour la douleur et les souffrances que leur a fait subir cette discrimination délibérée et inconsidérée.

[91] Le résultat de l’approche proposée par le Canada serait de limiter l’indemnisation aux personnes qui ont subi des refus directs avant 2016, car, même lorsque des cas ont été portés à l’attention du Canada, ses représentants ont adopté une approche qui n’a donné lieu à aucune demande fondée sur le principe de Jordan avant la décision du Tribunal de 2016. Comme le Tribunal l’a souligné dans sa décision sur requête de mai 2017, « c’est l’interprétation étroite de Santé Canada et d’AANC du principe de Jordan qui explique le fait qu’aucun cas ne répondait aux critères du principe de Jordan » (voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 77, citation de la Décision sur le bien-fondé, aux paragraphes 379 à 382).

[92] De la même façon qu’elle a fait valoir, dans ses observations du 21 février 2020, que le Canada ne devrait pas tirer profit du fait qu’aucune indemnité ne sera accordée parce que des bénéficiaires sont décédés en attendant qu’il mette fin à ses pratiques discriminatoires, la Société de soutien affirme que le Canada ne devrait pas tirer avantage de la situation en limitant l’indemnisation aux personnes qui l’ont « demandé », alors que c’est la discrimination du Canada qui a directement empêché les demandes d’être présentées en premier lieu.

[93] Par conséquent, la Société de soutien est d’avis qu’il n’est pas nécessaire qu’une « demande » ait été présentée pour qu’il y ait une « interruption de service ». L’analyse doit plutôt se concentrer sur les besoins de l’enfant qui sont survenus pendant la période où la discrimination a été exercée par le Canada. Ces besoins devraient être évalués en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant, de l’égalité réelle et des circonstances de chaque cas, comme autant de principes directeurs qui, comme le Tribunal l’a déjà clairement dit, doivent s’appliquer en l’espèce.

[94] De plus, la Société de soutien estime que l’approche relative au principe de Jordan ordonnée par le Tribunal se concentre sur la capacité des enfants des Premières Nations à accéder aux services et aux produits dont ils avaient besoin, et non dont ils ont fait la demande. Cela tombe sous le sens, car, avant 2017, il n’existait pas de procédure pour la présentation des demandes. Comme il est mentionné précédemment, le Tribunal a conclu, en mai 2017, que « [l]a définition du principe de Jordan précédemment adoptée par le Canada a fait en sorte que certaines familles ont renoncé à demander des services si bien que des affaires relevant potentiellement du principe de Jordan n’ont pas été ciblées et que des cas urgents n’ont pas été considérés en lien avec ce même principe. Le Canada a admis avoir eu de la difficulté à identifier les enfants visés par le principe de Jordan » (2017 TCDP 14, au paragraphe 112). Dans de telles circonstances, où le Tribunal est déjà parvenu à une conclusion incontestée selon laquelle l’approche du Canada était à ce point discriminatoire que les familles ne savaient pas qu’elles pouvaient présenter une demande, c’est défier la logique que d’exiger qu’une demande ait été présentée afin de pouvoir reconnaître l’existence d’une interruption de service.

[95] La position de la Société de soutien prend appui sur une comparaison entre les « interruptions de service », les « refus » et les « retards déraisonnables ». Contrairement aux interruptions de service, les refus et les retards laissent croire que des demandes ont été faites. Les refus et les retards ont comme point de référence la demande qui a été faite pour un service ou un produit. Dans le cas d’un refus, une « demande » particulière a été refusée. Pour ce qui est des retards, le [traduction] « compteur » des retards déraisonnables commence à tourner au moment où la demande a été présentée. Il serait tout à fait redondant d’exiger qu’une « demande » soit présentée pour pouvoir reconnaître une interruption de service, car toutes les « demandes » donneront lieu à des approbations, des refus ou des retards, et seront ainsi couvertes par ces termes, de sorte qu’il ne resterait plus de « travail définitoire » à faire pour préciser en quoi consiste une interruption de service.

[96] En effet, une interruption de service est tout à fait différente d’un refus ou d’un retard dans les services, car elle renvoie à des besoins non satisfaits, qui ne sont pas comblés par les services existants. La formation a abordé la question des « interruptions de services » plus directement aux paragraphes 381 et 382 de sa Décision sur le bien-fondé :

Le Tribunal est d’avis que c’est en raison de l’interprétation étroite que Santé Canada et AADNC font du principe de Jordan qu’il n’y a aucun cas qui réponde aux critères de ce principe. Cette interprétation méconnait l’ampleur des problèmes de compétence susceptibles de se manifester lors de la prestation de bon nombre de services fédéraux visant à assurer la santé, la sécurité et le bien-être des enfants et des familles des Premières Nations. Cette approche va à l’encontre du principe de Jordan et se traduit par des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves. Une coordination entre l’ensemble des ministères et des programmes fédéraux, surtout AADNC et les programmes de Santé Canada, contribuerait à éviter ces failles dans les services offerts aux enfants des Premières Nations dans le besoin.

Mais surtout, le principe de Jordan est censé s’appliquer à l’ensemble des enfants des Premières Nations. Il y a beaucoup d’autres enfants des Premières Nations qui ne sont pas polyhandicapés mais qui ont besoin de services, notamment de services à l’enfance et à la famille. La nécessité de prendre un enfant en charge pour lui permettre d’accéder à ces services alors que les mêmes services sont accessibles à l’ensemble des autres enfants canadiens est l’une des principales raisons pour lesquelles la présente plainte a été déposée. (Voir la Décision sur le bien-fondé, aux paragraphes 381 et 382.)

[Italiques ajoutés]

[97] Même lorsqu’une demande de service a été faite, le Canada exigerait également qu’il s’agisse d’un service qui [traduction] « n’a pas été fourni en raison d’un conflit de compétence ou entre des ministères quant à savoir qui devrait en assumer les coûts ». L’ajout d’une telle exigence va à l’encontre de la décision sur requête 2017 TCDP 14 du Tribunal, dans laquelle il a été jugé que, « [b]ien que le principe de Jordan puisse s’appliquer aux conflits de compétence qui surgissent entre les gouvernements (c.‑à‑d. entre les gouvernements fédéral, provinciaux ou territoriaux) et aux conflits de compétences qui surgissent entre les ministères d’un même gouvernement, un tel conflit n’est pas une condition nécessaire à l’application du principe de Jordan » (voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 135(1)(B)(v); voir aussi 2017 TCDP 35, au paragraphe 10).

[98] La Société de soutien avance qu’il est évident, même dans les documents d’information produits par le Canada après la Décision sur le bien-fondé du Tribunal, qu’un conflit entre gouvernements ne devrait pas être nécessaire pour qu’une interruption de service subie par un enfant des Premières Nations corresponde au « pire des scénarios » de discrimination.

[99] Le 11 février 2016, seize jours après que la Décision sur le bien-fondé a été rendue, le Canada a produit un document intitulé The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions. Dans ce document, que le Tribunal a jugé « fiable et pertinent » (2017 TCDP 14, au paragraphe 51), le Canada a reconnu que « [l]’importance accordée aux conflits ne tient pas compte des lacunes possibles dans les services, là où aucune administration n’offre les services requis » (voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 50). Le Tribunal en a convenu (voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 71).

[100] La Société de soutien indique qu’il est très difficile de comprendre pourquoi le Canada tente de réintroduire cette exigence dans la définition, plus de quatre ans après avoir reconnu que les conflits entre les gouvernements ou au sein de ceux-ci ne permettaient pas d’expliquer les interruptions de service. Essentiellement, le Canada essaie d’obtenir une « nouvelle décision » sur des points déjà tranchés, pour lesquels il n’a pas eu gain de cause et qu’il a choisi de ne pas soumettre à un contrôle judiciaire. Le Tribunal ne peut l’autoriser.

[101] La NNA soutient que tout processus élaboré pour traiter les demandes d’indemnisation liées au principe de Jordan devrait intégrer les principes ci‑après, afin de pouvoir être adapté à la réalité unique des enfants et des familles des collectivités éloignées et isolées des Premières Nations :

[traduction]

a) le Canada ne devrait pas tirer profit de son comportement discriminatoire;

b) un demandeur ne devrait pas se voir automatiquement refuser l’admissibilité parce qu’il n’est pas en mesure de démontrer qu’une demande de service ou d’aide a été présentée;

c) un demandeur ne devrait pas se voir automatiquement refuser l’admissibilité parce qu’il n’est pas en mesure d’établir qu’un professionnel a recommandé le service ou l’aide dans le passé.

[102] En outre, les personnes chargées du traitement des demandes devraient connaître les lacunes systémiques propres à la région dans laquelle vivait le demandeur.

[103] Toutefois, dans de nombreux cas, la réalité sera bien loin d’une situation idéale, parce que le comportement discriminatoire du Canada, tel que constaté par le Tribunal, a empêché ou découragé un aiguillage ou la présentation d’une demande en premier lieu. Par conséquent, le processus de détermination de l’admissibilité ne doit pas exiger la preuve d’une demande de service adressée au Canada ni la preuve d’une recommandation ou d’un aiguillage de la part d’un professionnel.

[104] La crainte qu’a la NNA à l’égard d’une exigence qui voudrait qu’une personne établisse qu’elle a fait l’objet d’une évaluation, d’un aiguillage et d’une recommandation de service ou de produit dans le passé pour pouvoir être admissible à l’indemnisation est que cette exigence empêche injustement les citoyens des Premières Nations de la NNA d’être indemnisés, puisqu’ils n’ont jamais pu accéder à des services d’évaluation et d’identification en raison d’obstacles et de lacunes systémiques.

[105] Même si la preuve d’une évaluation, d’un aiguillage ou de la recommandation d’un service ou d’un produit peut être utile pour établir le bien-fondé d’une demande, son absence ne devrait pas avoir pour effet d’exclure automatiquement un demandeur.

Motifs concernant la définition du terme « interruption de service »

[106] La formation souscrit aux positions de l’APN et de la Société de soutien, résumées précédemment, et à l’interprétation qu’elles font des conclusions antérieures du Tribunal et de son approche visant à remédier à la discrimination tout en assurant l’égalité réelle. Il est exact de dire que le Tribunal se concentre sur la capacité qu’ont eue les enfants des Premières Nations à accéder aux services et aux produits qui leur étaient nécessaires, et non à ceux qu’ils ont demandés. De plus, la définition du terme « interruption de service » devrait faire référence aux besoins de l’enfant ayant été confirmés au cours de la période où la discrimination a été exercée par le Canada, et ces besoins devraient être évalués en fonction des principes de l’intérêt supérieur de l’enfant, de l’égalité réelle, de l’élimination des désavantages historiques et des circonstances propres à chaque cas. L’APN et la Société de soutien ont raison d’affirmer que ce sont tous là des principes directeurs qui s’appliquent en l’espèce, comme le Tribunal l’a déjà clairement établi.

[107] Par conséquent, la formation rejette les paramètres proposés par le Canada, selon lesquels une « demande » de service doit avoir été présentée; il doit y avoir eu un conflit de compétence ou entre les ministères quant à savoir qui doit payer; et le service doit être normalement financé par l’État pour tout enfant au Canada.

[108] De plus, la formation s’appuie sur sa Décision sur le bien-fondé non contestée et sur ses décisions sur requête subséquentes, en particulier ses ordonnances relatives à la définition du principe de Jordan (voir 2017 TCDP 14 et 35), et estime qu’elles apportent une réponse au litige entourant cette définition.

[109] Cet exercice de définition devrait être axé sur ce que le Tribunal a voulu dire dans sa décision sur requête lorsqu’il a fait référence aux services essentiels, aux interruptions de service et aux retards déraisonnables. Il doit être réalisé en se reportant aux conclusions du Tribunal et aux éléments de preuve figurant dans le dossier.

[110] En ce qui concerne la présentation de suggestions et de nouvelles perspectives par les parties, il faut qu’elle vise surtout, comme il se doit, l’efficacité du processus d’indemnisation plutôt que de se concentrer sur un exercice définitoire.

[111] La formation estime que le Canada avance certains arguments qui ont déjà été soulevés et examinés dans la Décision sur le bien-fondé et les décisions sur requête précédentes. Par exemple, les arguments exposés dans les deux paragraphes ci‑dessous ont été avancés à l’audience sur le bien-fondé, examinés et rejetés après que l’ensemble des éléments de preuve a été soupesé.

[112] Le Canada a déjà fait valoir à l’audience sur le bien-fondé, et il avance à nouveau maintenant que les gouvernements doivent établir des priorités en matière de ressources, et qu’ils le font en fonction de divers critères, notamment les besoins non satisfaits, les conditions de réussite du programme et l’existence de résultats concrets pour une mise en œuvre future dans d’autres collectivités. Pour confirmer l’existence d’une « interruption de service », il faut évaluer l’accessibilité des programmes pour les enfants des Premières Nations par comparaison avec les programmes qui sont généralement accessibles à la plupart des autres enfants.

[113] De même, le Canada ajoute qu’il existe un certain nombre de programmes améliorateurs qui prennent en considération les besoins particuliers des enfants, comme le Programme des services de santé non assurés, les programmes de soins à domicile et en milieu communautaire et les programmes d’aide à la vie autonome dans les réserves.

[114] Les arguments ci-dessus ont été avancés par le Canada à l’audience sur le bien‑fondé, lors de laquelle une liste exhaustive des programmes offerts dans les réserves a été déposée en preuve et examinée. Les arguments du Canada sur les programmes répondant aux besoins des enfants des Premières Nations ont fait l’objet de longues discussions et ont été rejetés. La formation a déjà constaté que le Canada était incapable d’effectuer une comparaison avec les services provinciaux offerts aux enfants.

[115] Sans répéter tous les motifs précédents énoncés dans de multiples décisions sur requête, quelques exemples sont reproduits ci-dessous :

Dans un autre document portant sur les dépenses consacrées par AADNC aux programmes de développement social dans les réserves, on affirme que, bien que le gouvernement fédéral agisse comme une province en matière de prestation des programmes de développement social dans les réserves, la politique fédérale en matière de programmes sociaux n’a pas suivi l’évolution des mesures proactives prises par les provinces, perpétuant ainsi le cycle de la dépendance (Annexe, pièce 33, p. 1 et 2 [Explanations on Expenditures of Social Development Programs]). Ce document qualifie les programmes sociaux d’AADNC de [traduction] « programmes d’une portée limitée qui ne sont pas conçus pour être aussi efficaces qu’ils devraient l’être pour créer des changements sociaux positifs ou pour répondre aux besoins fondamentaux dans certaines situations » (Explanations on Expenditures of Social Development Programs, p. 2). On y ajoute que si les programmes sociaux actuels étaient administrés par les provinces, il s’ensuivrait une hausse significative de coûts pour AADNC [italiques ajoutés]. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 267.)

Dans le même ordre d’idées, dans une communication de 2006 portant sur les programmes sociaux offerts par AADNC dans les réserves, y compris le Programme des SEFPN, on explique que ces programmes sont axés sur la prise de mesures correctives. Ils ne respectent pas toujours les normes et les taux des provinces et des territoires et ils ne sont pas uniformes d’une province ou d’un territoire à l’autre (Annexe, pièce 34, p. 5 [Communication Social Programs]) [italiques ajoutés]. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 268.)

Les difficultés que comporte l’exécution de cette analyse comparative ont également été évoquées dans un document intitulé Comparability of Provincial and INAC Social Programs Funding, rédigé par des employés d’AADNC, pour être versé à un dossier d’information ministériel (Annexe, pièce 44). Ce document explique qu’il est difficile d’en arriver à des chiffres concluants et comparables pour diverses raisons telles que les différences qui caractérisent la prestation des programmes sociaux dans les provinces sur le plan du type de services, le nombre de services et la répartition du financement, (Comparability of Provincial and INAC Social Programs Funding, p. 1). De plus, les données provinciales ne sont peut-être pas directement comparables, étant donné qu’elles peuvent inclure des coûts tels que les frais généraux, ou les coûts de programme qui ne sont pas financés par l’entremise du Programme des SEFPN (Comparability of Provincial and INAC Social Programs Funding, p. 4). Lorsque l’on compare les dépenses totales par enfant pris en charge, il semblerait qu’AADNC finance les services à l’enfance et à la famille davantage que ne le font certaines provinces. Toutefois, le document intitulé Comparability of Provincial and INAC Social Programs Funding, à la page 4, signale que les niveaux de financement ne correspondent pas aux véritables besoins des enfants et de leurs familles :

[traduction]

Cette analyse n’est pas en mesure de reconnaître que les groupes défavorisés peuvent avoir de plus grands besoins en matière de services (en raison de la pauvreté, des mauvaises conditions de logement, de graves problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie et de violence familiale) ou que les options en matière de services ou de placement dont ces groupes ont besoin peuvent coûter beaucoup plus cher. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 336.)

[Non souligné dans l’original]

[Italiques ajoutés]

[traduction]

Mme CHAN : […] Pouvezvous savoir, ou encore les responsables du programme peuventils savoir si les services sont comparables par rapport à ceux fournis à l’extérieur de la réserve?

Mme D’AMICO : Je ne crois pas que cela soit possible.

[…]

Parce que nous parlons de différents types de collectivités, de différents types de systèmes et de différents types de services administrés par différents prestataires de services. Ce que je veux dire par là, c’est qu’une collectivité de Premières Nations hors réserve qui ressemble en tout point à une autre collectivité hors réserve ne va pas recevoir exactement les mêmes services que cette autre collectivité. Elles vont recevoir les services adaptés culturellement que cet organisme estime appropriés en fonction des enfants et des familles qu’il dessert.

(Transcription, vol. 51, p. 183) (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 337. Voir aussi les paragraphes 463 et 464.)

[Italiques ajoutés]

[116] La formation est préoccupée par les précédentes observations qui contestent la discrimination systémique déjà établie dans la Décision sur le bien-fondé. Le processus d’indemnisation est axé sur les préjudices causés aux personnes par la discrimination systémique constatée dans la Décision sur le bien-fondé.

[117] Cela dit, la formation convient de la validité de l’argument du Canada selon lequel un service aurait dû être recommandé par un professionnel détenant l’expertise nécessaire pour décider si le service est essentiel pour répondre aux besoins de l’enfant. Ce critère est conforme aux modifications convenues par les parties en l’espèce et par le Tribunal dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, au paragraphe 135 : « Le Canada peut uniquement tenir des conférences de gestion de cas cliniques avec des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes avant l’approbation et le financement du service recommandé, dans la mesure où de telles consultations sont raisonnablement nécessaires pour déterminer les besoins cliniques du demandeur. » Cette proposition pourrait apporter objectivité et efficacité au processus d’indemnisation, car les bénéficiaires seront en mesure de préciser le service qui leur a été recommandé, mais n’a pas été obtenu. Toutefois, la formation est d’accord en partie avec l’APN sur le fait qu’un médecin ou un autre professionnel agréé doit pouvoir prescrire un traitement, et que son évaluation ne doit pas faire l’objet d’une vérification ou nécessiter l’assentiment d’un spécialiste dans un domaine particulier. Cela dit, la formation estime qu’il devrait y avoir des exceptions dans les cas où le traitement présente également pour l’enfant des risques qui exigent qu’un spécialiste détermine si les bienfaits du traitement l’emportent sur ceux-ci. Au bout du compte, la décision concernant l’enfant reviendra au parent ou au tuteur. Ces situations sont exceptionnelles et ne devraient pas servir de critère pour exclure des enfants. Il s’agit plutôt de prendre en compte certaines circonstances qui peuvent survenir dans le contexte du traitement d’un enfant. Cette souplesse devrait également être présente dans le processus d’indemnisation. Du reste, la formation reconnaît les obstacles systémiques rencontrés par de nombreux peuples des Premières Nations en ce qui a trait à l’accès aux services, et souscrit à l’opinion de la NNA selon laquelle l’absence de preuve d’évaluation, d’aiguillage ou de recommandation ne devrait pas avoir pour conséquence d’exclure automatiquement un demandeur. Encore une fois, les paramètres du processus d’indemnisation devraient témoigner d’une souplesse à cet égard.

[118] La prochaine étape, qui consiste à exiger qu’une demande ait été présentée, doit être entièrement rejetée, au vu de l’interprétation précise des conclusions du Tribunal faite ci-haut par l’APN et la Société de soutien. Comme nous l’avons déjà mentionné, la Décision sur le bien-fondé, les décisions sur requête et les conclusions antérieures de la formation offrent une réponse complète à cet aspect de la demande du Canada.

[119] De plus, il y a également lieu d’écarter le critère selon lequel il doit y avoir eu un conflit de compétence, car cette exigence serait plus restrictive que ce que la formation a établi dans des décisions sur requête antérieures non contestées et dans la définition convenue par les parties et le Tribunal dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, au paragraphe 135 : « […] la définition utilisée par le Canada se fondera sur les principes clés suivants afin de définir et d’appliquer le principe de Jordan : […] Bien que le principe de Jordan puisse s’appliquer aux conflits de compétence entre les gouvernements (c.‑à‑d. entre les gouvernements fédéral, provinciaux ou territoriaux) et aux conflits de compétence entre les ministères d’un même gouvernement, un tel conflit n’est pas une condition nécessaire à l’application du principe de Jordan. » La formation n’a pas l’intention de rouvrir la question. Les parties qui ont réussi à prouver le bien-fondé de leur cause dans la présente affaire ne partagent pas non plus l’avis du Canada et considèrent, à juste titre, qu’il est régressif d’essayer de rouvrir des questions déjà tranchées et par ailleurs non contestées. En conséquence, la demande est rejetée.

[120] De même, la formation rejette l’exigence du Canada selon laquelle le service doit normalement avoir été financé par l’État pour tout enfant au Canada, vu les conclusions de la formation sur l’égalité réelle et les ordonnances, admises par le Canada, qu’elle a rendues dans les décisions sur requête 2017 TCDP 4 et 2017 TCDP 35, au paragraphe 135 : « Lorsqu’un service gouvernemental, y compris une évaluation de service, n’est pas nécessairement offert à tous les autres enfants ou, s’il excède la norme en matière de soins, le ministère contacté en premier doit évaluer les besoins particuliers de l’enfant afin de déterminer s’il est opportun de lui offrir le service demandé au nom du principe de l’égalité réelle en matière de fourniture de services, par souci de prestation de services adaptés aux particularités culturelles et/ou de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant » [non souligné dans l’original].

B. Service essentiel

Principales positions des parties

[121] La définition proposée par le Canada est la suivante :

[traduction]

« service essentiel » désigne un soutien, un produit ou un service qui était :

demandé au gouvernement fédéral;

nécessaire à la sécurité de l’enfant, et dont l’interruption aurait un effet préjudiciable sur sa capacité à s’épanouir de même que sur sa santé ou sa sécurité personnelle.

Au moment de déterminer ce qui est essentiel pour chaque enfant, les principes de l’égalité réelle et de l’intérêt supérieur de l’enfant seront pris en compte afin de garantir que l’accent soit mis sur l’enfant concerné.

[122] Le Canada affirme que le terme « service essentiel » apparaît neuf fois dans la Décision sur l’indemnisation, mais qu’il n’y est pas expressément défini. Toutefois, au paragraphe 225 de la Décision sur l’indemnisation, le Tribunal a donné des indications importantes sur sa signification :

Des services essentiels ont été refusés aux enfants des Premières Nations. Le Tribunal a entendu de nombreux témoignages qui démontrent qu’ils se sont vu refuser des services essentiels après avoir dû composer avec de longs délais qui leur ont causé un préjudice véritable, ainsi qu’aux parents ou grands-parents qui s’occupaient d’eux. La Cour suprême du Canada a discuté de l’élément objectif de la dignité des personnes ayant une déficience mentale dans l’affaire du Curateur public précitée, et la formation estime que ce principe s’applique aux enfants vulnérables lorsqu’il s’agit de déterminer le préjudice que leur a causé le refus de leur fournir un service essentiel. En outre, comme l’illustrent les exemples susmentionnés, certains des enfants et des familles ont également subi un grave préjudice mental et physique en raison des délais qu’ils ont subis dans la prestation de ces services.

[123] Si l’on examine la définition proposée par le Canada, le concept de sécurité doit être interprété de manière à englober les situations dans lesquelles la capacité de l’enfant à s’épanouir et à vivre en santé et en sécurité serait mise en péril par l’absence du soutien, du produit ou du service visé. Cette approche suppose un risque de préjudice réel découlant du défaut de répondre adéquatement à une demande présentée en vue d’obtenir une telle mesure de soutien, service ou produit.

[124] L’utilisation par le Tribunal du terme « préjudice véritable » est importante, car elle dénote une compréhension sensée de ce qui est vraiment « essentiel ». Les mesures de soutien, les produits et les services ne sont pas tous nécessaires au même degré, et le fait de ne pas les fournir en temps opportun, ou de ne pas les fournir du tout, ne devrait pas donner lieu à une indemnisation. Le Canada ne prétend pas que le préjudice était inévitable, puisque l’enfant peut avoir obtenu un produit ou un service par d’autres moyens, et avoir ainsi évité le préjudice. Toutefois, pour qu’une indemnisation soit accordée, le préjudice éventuel lié à la non-fourniture du produit ou du service devra avoir été, à tout le moins, objectivement prévisible.

[125] Le Canada précise que l’affidavit de Valérie Gideon comprend, à titre de pièce, un tableau qui présente la vaste gamme de mesures de soutien, de produits et de services qui ont été fournis au titre du principe de Jordan depuis que le Tribunal a énoncé sa définition dans les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35. Le tableau montre que le Canada n’a pas interprété le principe de Jordan de manière étroite, et qu’il a mis en place un processus décisionnel centré sur l’enfant. En particulier, il a appliqué les principes de l’égalité réelle et de l’intérêt supérieur de l’enfant d’une manière qui s’est traduite par la fourniture de centaines de milliers de mesures de soutien, de produits et de services, comme le Tribunal l’a relevé avec approbation (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 221).

[126] Mais les services de ce tableau ne sont pas tous nécessaires au même degré. L’affidavit de Mme Gideon cite également des exemples de services qui seraient englobés par la définition de « service essentiel » de la Société de soutien et explique pour quelle raison une définition trop large n’est pas justifiée.

[127] Pour être susceptible d’indemnisation, un produit, une mesure de soutien ou un service doit cadrer avec une interprétation raisonnable de ce qui est « essentiel ». La définition du Canada y parvient.

[128] Un autre désaccord entre les parties tient au fait que la définition du Canada exige que l’enfant, ou quelqu’un d’autre en son nom, ait présenté une demande. Il n’est pas nécessaire que le demandeur ait utilisé le terme « principe de Jordan », mais il doit avoir porté la demande de service à l’attention du Canada. Même si la Société de soutien a raison de dire que le Canada n’a pas pris les moyens nécessaires pour établir un mécanisme simple permettant aux familles ou aux fournisseurs de services de présenter des demandes fondées sur le principe de Jordan, le Canada a prévu d’autres mécanismes pour que les familles ou les fournisseurs de services puissent demander du soutien, notamment par le truchement du Programme des services de santé non assurés et d’autres programmes communautaires, y compris des aides à la navigation. À moins que la définition ne fasse de la présentation d’une demande une condition, le processus risque de nécessiter de fouiller dans le passé pour trouver un service qui aurait pu être demandé si la personne avait choisi de le faire. Le Canada ne peut être accusé de discrimination pour n’avoir pas répondu à des demandes qui n’ont jamais été faites. Aucune indemnisation ne devrait être accordée dans de tels cas.

[129] L’APN soutient que les enfants des Premières Nations sont confrontés à des difficultés particulières en matière d’accès aux services, et que le principe de Jordan est un mécanisme essentiel pour faire respecter leurs droits fondamentaux, leurs droits constitutionnels et leurs droits issus de traités.

[130] D’après l’APN, le Canada propose de définir le terme « service essentiel » en tant que produit ou service : i) qui a été demandé au gouvernement fédéral; ii) qui est nécessaire à la sécurité de l’enfant, et dont l’interruption aurait un effet préjudiciable sur la capacité de l’enfant à s’épanouir de même que sur sa santé ou la sécurité de sa personne.

[131] L’APN avance que la proposition du Canada a une portée limitée. Premièrement, elle ne couvrirait que les services demandés au gouvernement fédéral. Or la formation a déjà statué que le principe de Jordan devait s’appliquer à tous les conflits de compétence (voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 135).

[132] Deuxièmement, l’APN soutient que la définition du Canada signifie que les services doivent avoir été nécessaires et que toute interruption doit avoir eu des effets préjudiciables sur l’enfant. Cette définition part du principe que l’enfant a pu obtenir un service et qu’il recevait déjà un traitement, de sorte que cette définition s’appliquerait principalement à l’interruption des services existants. Des éléments de preuve ont été fournis à la formation pour illustrer le fait que les services n’étaient pas accessibles à tous. L’APN est favorable à une définition de « service essentiel » qui soit conforme à la conclusion de la formation. Dans la décision sur requête 2017 TCDP 14, la formation avait souligné que le principe de Jordan est conçu pour garantir l’égalité réelle aux enfants des Premières Nations (voir 14 TCDP 2017, aux paragraphes 69 à 75).

[133] S’appuyant sur les normes internationales, l’APN recommande que la définition de « service essentiel » intègre certains principes internationaux reconnus. Selon le droit international en matière de droits de la personne, la définition de ce qui constitue un service ou un traitement médical essentiel pour un enfant doit respecter le droit à la santé des enfants. Ces textes de loi, qui ont été rédigés et approuvés par la communauté internationale, prévoient que les enfants ont le droit « de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation » (Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, article 24 (la « CDE »). Ce droit est énoncé à l’article 24 de la CDE, un instrument international en matière de droits de la personne largement ratifié, qui regroupe tous les précédents traités sur les droits des enfants. En outre, les instruments internationaux des droits de la personne indiquent que le droit à la santé des enfants est depuis longtemps considéré comme un droit « inclusif », qui va au-delà de la protection contre les atteintes aux droits immédiatement reconnaissables, telles que l’accès limité aux soins ou aux services de santé, et comprend le large éventail de droits et de libertés fondamentaux pour la santé des enfants, comme le droit à la non‑discrimination et à l’accès à l’éducation et à l’information en matière de santé.

[134] Selon le droit international en matière de droits de la personne, le droit à la santé, énoncé à l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, dans l’Observation générale 14 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, comprend les éléments fondamentaux suivants :

[traduction]

a) Disponibilité : renvoie à la nécessité de disposer d’une quantité suffisante d’installations, de biens et de services de santé publique et de soins de santé fonctionnels, ainsi que de programmes universels.

b) Accessibilité : exige que les installations, les biens et les services de santé soient accessibles à tous. L’accessibilité comporte quatre dimensions qui se recoupent :

• non-discrimination;

• accessibilité physique;

• accessibilité économique (abordabilité);

• accessibilité de l’information.

c) Acceptabilité : concerne le respect de l’éthique médicale, l’adéquation culturelle et la sensibilité aux questions de genre. L’acceptabilité suppose que les installations, les biens, les services et les programmes de santé soient centrés sur les personnes et répondent aux besoins particuliers de divers groupes de la population, conformément aux normes internationales d’éthique médicale en matière de confidentialité et de consentement éclairé.

d) Qualité : les installations, les biens et les services en matière de santé doivent être scientifiquement et médicalement approuvés. La qualité est un élément clé d’une assurance maladie universelle et comprend l’expérience ainsi que la perception des soins de santé. Des services de santé de qualité doivent être :

• sécuritaires – éviter de blesser les personnes auxquelles les soins sont destinés;

• efficaces – fournir des services de santé fondés sur des données probantes à ceux qui en ont besoin;

• centrés sur la personne – fournir des soins qui répondent aux préférences, aux besoins et aux valeurs de chacun;

• donnés en temps opportun – réduire les délais d’attente et les retards parfois préjudiciables;

• équitables – fournir des soins dont la qualité ne diffère pas en fonction du sexe, de l’origine ethnique, de la situation géographique et du statut socio-économique;

• intégrés – fournir des soins qui rendent accessible toute la gamme des services de santé, tout au long de la vie;

• efficients – maximiser les avantages des ressources disponibles et éviter le gaspillage.

[135] Enfin, l’Organisation mondiale de la santé définit la qualité des soins comme [traduction] « la mesure dans laquelle les services de soins de santé fournis aux personnes et aux populations de patients améliorent les résultats de santé attendus. Pour y parvenir, les soins de santé doivent être sécuritaires, efficaces, opportuns, efficients, équitables et centrés sur la personne [2] ». Ces facteurs sont cruciaux pour ce qui est du fonctionnement des services essentiels au sein des États et du niveau de soins nécessaire, non seulement pour les enfants, mais aussi pour l’ensemble de la population d’un État.

[136] La Société de soutien fait valoir que la définition suivante du terme « service essentiel » est appropriée :

[traduction]

« service essentiel » désigne une mesure de soutien, un produit ou un service qui était :

• nécessaire pour assurer l’égalité réelle dans la fourniture de services, de produits ou de mesures de soutien à l’enfant.

Au moment de déterminer ce qui est essentiel pour chaque enfant, l’accent sera maintenu sur les principes de l’égalité réelle — en tenant compte des désavantages historiques, de la situation géographique et du besoin en services, en produits ou en mesures de soutien adaptés à la culture — et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[137] La Société de soutien allègue que le Canada propose également de restreindre le sens du terme « services essentiels » afin de ne tenir compte que de la sécurité des enfants ou de leur « capacité à s’épanouir ». Elle considère que la sécurité fait partie de l’intérêt supérieur de l’enfant, sans toutefois s’y limiter.

[138] D’après la Société de soutien, le Canada voudrait imposer une restriction importante dans le processus d’indemnisation en vertu de l’ordonnance du Tribunal, à savoir l’existence d’une « demande » présentée au gouvernement fédéral. Toutefois, pour les motifs exposés plus haut dans les observations de la Société de soutien concernant les « interruptions de service », ce ne serait pas approprié, compte tenu de l’approche discriminatoire du Canada à l’égard du principe de Jordan qui a empêché les personnes dans le besoin de présenter une demande.

[139] Selon la Société de soutien, la notion de « demande » est inhérente aux situations où un service essentiel a été « refusé » (car les refus font suite à des demandes) ou sa prestation, « retardée de manière déraisonnable » (les retards ne peuvent, là encore, être calculés que par rapport au moment de la présentation de la demande). Par conséquent, tout besoin associé à une « demande » devrait être traité dans le contexte de la définition d’une « interruption de service », de sorte que l’objet d’une demande n’a pas besoin d’être examiné dans le cadre de la définition de « service essentiel ». Les services sont essentiels, qu’ils aient été demandés ou non. La définition de « service essentiel » proposée par le Canada limite également la gamme de services, de mesures de soutien ou de produits admissibles à ceux qui sont nécessaires à la sécurité de l’enfant, et dont l’interruption aurait des effets préjudiciables sur la capacité de l’enfant à s’épanouir et à vivre en santé ou en sécurité.

[140] Toutefois, la Société de soutien affirme que cette définition semble ramener le principe de Jordan à la définition du Canada en vigueur du 5 juillet 2016 au 26 mai 2017, qui mettait l’accent sur les déficiences et les besoins critiques en matière de santé et de soutien social. Le Tribunal a jugé que cette définition était discriminatoire dans la décision sur requête 2017 TCDP 14, ce qui a été confirmé par la décision sur requête 2017 TCDP 35, avec les modifications approuvées par le Tribunal après le consentement des parties. Le 30 novembre 2017, le Canada s’est désisté de sa demande de contrôle judiciaire de la décision sur requête 2017 TCDP 14.

[141] Par ailleurs, le principe de Jordan est conçu pour assurer l’égalité réelle aux enfants des Premières Nations. Conformément à l’objet de la LCDP, le principe de Jordan est un outil particulier visant à offrir aux enfants des Premières Nations « le droit […], dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur [des pratiques discriminatoires] » (LCDP, article 2, expliqué dans 2017 TCDP 14, aux paragraphes 69 à 75).

[142] La Société de soutien affirme que le Tribunal a fourni une mesure très claire de l’importance de l’égalité réelle aux fins de l’analyse de cet aspect dans sa Décision sur le bien-fondé. S’exprimant dans le contexte du Programme des SEFPN, le Tribunal a déclaré que le Canada « a l’obligation de veiller à ce que son rôle […] ne perpétue pas les désavantages historiques subis par les peuples autochtones. Si la conduite d’AADNC a pour effet d’élargir l’écart entre les Premières Nations et le reste de la société canadienne plutôt que de le rétrécir, elle est discriminatoire » (voir la Décision sur le bien-fondé, aux paragraphes 399 à 404).

[143] La Société de soutien estime que, pour déterminer si l’on est en présence d’un « service essentiel », il faut se demander si le service en question était nécessaire pour assurer l’égalité réelle dans la fourniture de services, de produits ou de mesures de soutien à l’enfant des Premières Nations. En effet, la conduite délibérée et inconsidérée qui a creusé l’écart entre les enfants des Premières Nations et le reste de la société canadienne, et qui a causé de la douleur et de la souffrance, devrait donner droit à réparation pour toute la durée où elle s’est produite, et pas seulement lorsqu’elle a eu un effet préjudiciable sur la santé ou la sécurité d’un enfant des Premières Nations.

[144] Le Canada ne devrait pas être autorisé à se soustraire au processus d’indemnisation pour sa conduite discriminatoire en reprenant des arguments que le Tribunal a déjà rejetés.

[145] La Commission, quant à elle, soutient qu’il serait inapproprié de pénaliser le demandeur, dans les faits, pour ne pas avoir fait de démarches auprès du Canada dans un tel contexte. Il ne faudrait pas s’attendre à ce que les enfants et les familles des Premières Nations en situation de vulnérabilité aient présenté de vaines demandes de service dans le but de bénéficier de la protection des droits de la personne.

Motifs relatifs à la définition d’un « service essentiel »

[146] La formation a déjà exposé les motifs de son rejet de la proposition du Canada visant à inclure l’exigence de présentation d’une demande dans la définition. Le même raisonnement s’applique ici pour rejeter cette exigence proposée par le Canada. La formation souscrit aux positions susmentionnées de l’APN, de la Société de soutien et de la Commission. Étant donné les conclusions de discrimination en l’espèce, il n’est pas approprié d’exiger qu’une demande ait été présentée pour que les bénéficiaires soient considérés comme admissibles à une indemnisation dans le cadre de la présente procédure du Tribunal.

[147] La formation souscrit également aux positions susmentionnées de l’APN et de la Société de soutien quant à la définition d’un « service essentiel ». La formation convient que, pour établir s’il s’agit d’un « service essentiel », il faudrait se demander si le service en question est nécessaire pour assurer l’égalité réelle dans la fourniture de services, de produits ou de mesures de soutien à l’enfant des Premières Nations. La formation reconnaît également qu’une conduite qui a creusé l’écart entre les enfants des Premières Nations et le reste de la société canadienne, et qui a causé de la douleur et de la souffrance, devrait donner droit à réparation pour toute la durée où elle s’est produite, et non seulement lorsqu’elle a eu une incidence négative sur la santé ou la sécurité d’un enfant des Premières Nations.

[148] Néanmoins, la formation convient avec le Canada que les mesures de soutien, produits et services tels qu’ils sont approuvés par le Canada depuis les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 du Tribunal, n’ont pas tous le même degré de nécessité, et que leur absence ou leur retard ne cause pas toujours un préjudice aux enfants des Premières Nations. Par conséquent, une certaine part raisonnable est acceptable. Les exemples fournis dans la Décision sur le bien-fondé et les décisions sur requête ultérieures, ainsi que dans la Décision sur l’indemnisation, font référence à des cas précis de préjudices causés à des enfants en raison des pratiques discriminatoires du Canada. Cependant, comme cela a déjà été expliqué dans la Décision sur le bien-fondé et les décisions sur requête subséquentes, les effets néfastes subis par les enfants des Premières Nations, et par leurs parents ou grands‑parents qui s’occupaient d’eux, en raison de la discrimination du Canada équivalent à un préjudice, et la formation a opté pour un processus d’indemnisation qui éviterait d’avoir à évaluer le degré de préjudice subi par chaque victime. Toutefois, une certaine analyse du caractère raisonnable s’impose, étant donné que certains exemples de services récemment invoqués par le Canada pourraient ne pas être considérés comme des préjudices réels par la formation. Celle-ci n’est pas au courant des discussions entre les parties et de tout le contexte entourant les exemples concernés, et elle ne peut davantage tirer des conclusions sur la foi d’un affidavit qui n’a pas été mis à l’épreuve; cependant, un exemple se démarque. Si une demande d’ordinateur portable pour l’école est présentée en juillet en vue de la rentrée en septembre, le Canada doit prendre une décision dans le délai prescrit, malgré le fait que l’ordinateur portable ne sera pas nécessaire avant deux mois (voir l’affidavit de Mme Gideon daté du 30 avril 2020, au paragraphe 9). Dans cet exemple, il est difficile de voir un quelconque préjudice pour l’enfant. Une analyse du caractère raisonnable de la mesure visée est particulièrement utile en pareil cas.

[149] La formation comprend également que le Canada présente des exemples de mesures de soutien, de produits et de services qu’il a approuvés après les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 du Tribunal pour montrer ainsi un large éventail de services à l’appui de cet aspect valable de son argument.

[150] De plus, la formation admet qu’après les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 rendues par le Tribunal, le Canada n’a pas interprété le principe de Jordan de manière étroite, qu’il a mis en œuvre un processus décisionnel centré sur l’enfant et qu’il a appliqué les principes de l’égalité réelle et de l’intérêt supérieur de l’enfant d’une manière qui a permis de fournir aux intéressés des centaines de milliers de mesures de soutien, de produits et de services. La fin de la période d’indemnisation relative au principe de Jordan correspond à la date où le Tribunal a rendu sa décision sur requête 2017 TCDP 35. Tous les éléments de preuve attestant la conformité aux décisions et ordonnances du Tribunal sont utiles pour éclairer l’interprétation du caractère raisonnable.

[151] La formation convient avec le Canada que, pour donner droit à une indemnisation, un produit, une mesure de soutien ou un service doit cadrer avec une interprétation raisonnable de ce qui est « essentiel », et que la définition doit prévoir cet aspect et être finalisée par la Société de soutien, l’APN et le Canada. Toutefois, la formation ne partage pas l’avis selon lequel la définition du Canada sert efficacement cette fin, puisqu’elle est trop étroite pour les raisons susmentionnées. L’interprétation raisonnable de ce qui est essentiel doit se faire dans une optique adéquate d’égalité réelle. La formation souscrit aux arguments de l’APN et de la Société de soutien sur ce point.

[152] En outre, le Canada a déjà fait valoir, dans le cadre de l’audience sur le bien-fondé de la présente affaire, qu’il offrait d’autres mécanismes pour permettre aux familles ou aux fournisseurs de services de demander du soutien, notamment par le truchement du Programme des services de santé non assurés et d’autres programmes communautaires, y compris des aides à la navigation. Cette question faisait partie de sa défense, et elle ne peut être réexaminée en l’espèce. La proposition a été rejetée par la formation, au terme d’un examen des observations et des éléments de preuve soumis. La formation a conclu que les mesures visées étaient insuffisantes pour répondre aux besoins réels des enfants des Premières Nations et de leurs familles. Il ne lui est pas nécessaire de réitérer tous ses motifs détaillés dans sa Décision sur le bien-fondé et dans ses nombreuses décisions sur requête pour rejeter cet argument. La Décision sur le bien-fondé et les décisions sur requête antérieures fournissent une réponse complète sur ce point.

C. Retard déraisonnable

Principales positions des parties

[153] La définition proposée par le Canada est la suivante :

[traduction]

« retard déraisonnable » désigne un retard dont le caractère déraisonnable est déterminé en fonction :

de la nature du produit, de la mesure de soutien ou du service demandé;

du motif du retard;

de la possibilité que le retard ait un effet préjudiciable sur les besoins de l’enfant;

de fourchettes normatives en matière de prestation de la catégorie ou du mode de soutien ou de services dans l’ensemble du Canada par les provinces et les territoires.

Il est entendu que, dans le cas d’un enfant en soins palliatifs en raison d’une maladie en phase terminale et à l’égard duquel un professionnel possédant l’expertise pertinente a recommandé un service qui n’était pas fourni dans le cadre de l’application du principe de Jordan ou d’un autre programme fédéral, le retard résultant de procédures administratives ou d’un conflit de compétence sera considéré comme déraisonnable.

[154] Le Canada fait valoir que tous les Canadiens sont conscients que les retards sont un problème endémique dans notre système de santé. Cependant, peu d’entre eux s’attendraient à être indemnisés s’ils rencontraient un certain retard dans la prestation d’un service. Pour justifier une indemnisation, le retard doit, de façon objective, être déraisonnable en fonction du préjudice (réel ou potentiel) subi par la personne.

[155] La définition du Canada présupposerait que, si le motif du retard est une querelle de compétence sur la question de savoir qui doit payer, le retard est déraisonnable. C’est une réalité que les enfants des Premières Nations ont vécue et que les autres enfants canadiens n’ont pas connue ou avaient bien moins de risques de connaître. Le principe de Jordan est maintenant en place pour empêcher que de telles situations ne se produisent.

[156] Comme il est mentionné plus haut, le Canada soutient que, dans sa Décision sur l’indemnisation, le Tribunal s’est inquiété de la possibilité que des enfants subissent un préjudice en raison d’un retard. Inversement, s’il n’y avait pas de possibilité raisonnable de préjudice, ce facteur devrait jouer en défaveur de l’octroi de l’indemnité.

[157] L’essence du litige entre les parties relativement à cette définition réside dans la question de savoir si la décision du Tribunal d’imposer des normes de 12 heures et de 48 heures pour la prestation de services doit servir de base de référence pour l’indemnisation. Toutefois, comme Valérie Gideon l’a indiqué dans son affidavit, ces normes sont plus élevées que celles fixées par le gouvernement fédéral pour les services aux enfants et aux familles, ainsi que celles fixées par les provinces et territoires.

[158] Le fait que le Canada soit tenu, par l’ordonnance du Tribunal, d’observer des normes beaucoup plus élevées vise à garantir que les injustices que subissent depuis longtemps les enfants des Premières Nations cesseront. Cependant, des écarts mineurs par rapport à ces normes élevées ne devraient pas donner lieu à une indemnisation : le simple fait de ne pas répondre à des normes plus élevées que celles établies par d’autres administrations et appliquées à d’autres enfants ne constitue pas une preuve de discrimination.

[159] Le Canada propose plutôt que ce soit le défaut de respecter des normes — c’est-à‑dire les normes que d’autres administrations canadiennes s’efforcent de respecter en matière de services aux enfants — qui serve de critère de référence pour évaluer le caractère raisonnable d’un retard. Sur ce point, la preuve démontre que le Canada respecte ces normes.

[160] L’APN se dit consciente des craintes et du sentiment d’impuissance que ressentent les parents et les enfants lorsqu’ils attendent de recevoir un service ou un produit, en particulier dans le cas de traitements ou de services médicaux susceptibles d’améliorer la qualité de vie d’une personne. Il est absolument tragique qu’un retard dans l’accès aux services entraîne une invalidité permanente ou des effets néfastes à long terme sur la santé, voire la mort.

[161] L’APN approuve la suggestion de la Commission selon laquelle la définition de « retard déraisonnable » devrait intégrer les normes de service du principe de Jordan qui ont été acceptées par toutes les parties. Les cas individuels urgents devraient généralement être réglés dans les 12 heures, et les cas individuels non urgents dans les 48 heures. Ces délais devraient constituer le fondement sur lequel établir une entente commune.

[162] Néanmoins, l’APN admet que les retards de plus de 12 heures dans les cas urgents, ou de plus de 48 heures dans les cas non urgents, ne seront pas déraisonnables à tout coup. Cela dit, il ne devrait pas incomber aux demandeurs de prouver qu’un retard était déraisonnable. Ce fardeau devrait incomber uniquement au Canada. Le cas échéant, le Canada devrait être tenu, pour repousser la présomption de retard déraisonnable, de fournir à l’administrateur central les détails relatifs à la demande d’indemnisation d’une personne. La manière de procéder pour repousser cette présomption pourra être examinée plus à fond dans le cadre des discussions en cours entre le Canada, l’APN et la Société de soutien.

[163] La Société de soutien propose la définition suivante du terme « retard déraisonnable » :

[traduction]

Un « retard déraisonnable » est présumé lorsqu’une demande n’a pas été traitée dans les 12 heures pour un cas urgent ou dans les 48 heures pour les autres cas. Le Canada peut repousser la présomption de retard déraisonnable dans un cas donné en se référant à la liste suivante de facteurs contextuels, dont aucun n’est déterminant à lui seul :

• la nature du produit, de la mesure de soutien ou du service demandé;

• le motif du retard;

• la possibilité que le retard ait une incidence négative sur le besoin de l’enfant;

• la question de savoir si le besoin de l’enfant a été comblé par un service, un produit ou une mesure de soutien différent, mais de qualité, de durée et de quantité égales ou supérieures, et par ailleurs fourni dans un délai raisonnable;

• les normes qui s’appliquent à la prestation de la mesure de soutien, du produit ou des services par les provinces et territoires du Canada, et qui étaient en vigueur au moment où l’enfant en avait besoin;

• les délais établis le 2 novembre 2017 par le TCDP [3] à l’intention du Canada pour le traitement des demandes relevant du principe de Jordan : 12 heures pour les cas urgents et 48 heures pour les autres cas.

Dans le cadre du Guide, les parties conviendront d’un processus permettant au Canada de fournir à l’administrateur central de l’information sur les facteurs susmentionnés afin de repousser la présomption.

[164] La Société de soutien rappelle que, dans sa Décision sur l’indemnisation, le Tribunal a évoqué un cas qui incarne les conséquences humaines tragiques du retard déraisonnable du Canada à fournir des services et des produits aux enfants dans le besoin :

Dans un autre cas, une enfant atteinte de la maladie de Batten, une maladie héréditaire mortelle du système nerveux, a dû attendre seize mois avant d’obtenir un lit d’hôpital pouvant s’incliner à 30 degrés, afin d’atténuer la détresse respiratoire causée par son état. (Voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 223.)

[165] La Société de soutien affirme que, dans sa Décision sur le bien-fondé, le Tribunal a tenu pour avéré que les mesures prises par le Canada pour appliquer le principe de Jordan entraînaient nécessairement des retards :

Les protocoles d’entente de 2009 et de 2013 entraînent nécessairement des retards, du fait qu’ils prévoient un examen des politiques et des programmes, des conférences de cas et la nécessité d’obtenir des approbations du sous‑ministre adjoint avant même qu’un financement provisoire soit accordé. Il convient de souligner que la méthode de la conférence de cas est l’approche qui a été utilisée dans le cas de Jordan, malheureusement sans succès. (Voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 379.)

[166] Cette conclusion a été réaffirmée dans le résumé des conclusions et des ordonnances du Tribunal concernant le principe de Jordan, dans sa décision sur requête 2017 TCDP 14 :

Dans la décision [sur le bien-fondé], la formation a jugé que la définition et la mise en œuvre du principe de Jordan par le Canada étaient étroites et inadéquates, ce qui entraînait des lacunes dans la prestation de services, des délais et des refus pour les enfants des Premières Nations. Des délais étaient inhérents au processus de traitement des cas potentiels visés par le principe de Jordan. (Voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 5.)

[167] Le Tribunal a estimé que la Décision sur le bien-fondé n’avait pas permis de corriger ces problèmes, car la mise en œuvre par le Canada du principe de Jordan était effectuée sans qu’aucun délai ne soit imposé, jusqu’en février 2017 :

Le Canada a fourni des délais détaillés pour ce qui touche le traitement des demandes visées par le principe de Jordan, mais la preuve indique que ces processus ont été créés peu de temps après le contre-interrogatoire de Mme Buckland. En effet, rien n’indique que ces délais existaient avant février 2017. Au contraire, la preuve laisse croire que le processus comportait un délai prédéfini puisqu’on ne savait pas exactement en quoi consistait le processus. (Voir 2017 TCDP 14, au paragraphe 92.)

[168] La Société de soutien affirme que le système mis en place par le Canada pour examiner les cas visés par le principe de Jordan était truffé de retards intrinsèques. Elle ajoute qu’il ne devrait pas incomber aux demandeurs de prouver que le retard était déraisonnable s’il dépassait les normes de 12 ou de 48 heures allouées à l’évaluation des demandes et à la prise de décision connexe.

[169] Toutefois, la Société de soutien reconnaît que ce ne sont pas tous les retards dépassant 12 heures dans les cas urgents ou 48 heures dans les cas non urgents qui seront déraisonnables. En conséquence, elle fait valoir que les facteurs exposés dans sa proposition de définition donneront au Canada une possibilité équitable de repousser la présomption de retard déraisonnable en fournissant à l’administrateur central des détails précis sur le cas de l’enfant. Comme pour les autres mécanismes énoncés dans le cadre relatif au processus d’indemnisation, le fonctionnement de ce mécanisme sera précisé dans le cadre de discussions ultérieures entre le Canada, l’APN et la Société de soutien.

Motifs concernant la définition de « retard déraisonnable ».

[170] Là encore, la formation estime que l’analyse du terme « retard déraisonnable » devrait commencer par un examen de ce que le Tribunal entendait par là.

[171] La formation convient qu’un certain retard dans la réception des services est acceptable dans certaines circonstances. C’est pourquoi elle a utilisé le terme « retard déraisonnable ». La formation estime que le caractère raisonnable doit faire partie de l’analyse. Elle reconnaît que, dans certains cas, des écarts mineurs par rapport aux normes élevées ordonnées par le Tribunal, et acceptées par toutes les parties, y compris le Canada (voir l’ordonnance sur consentement dans la décision sur requête 2017 TCDP 35) — comme dans l’exemple de la fourniture d’un ordinateur portable à un enfant, cité par le Canada et exposé plus haut — ne devraient pas donner lieu à une indemnisation. La proposition d’inclure dans le cadre relatif à l’indemnisation la possibilité, pour le Canada, de repousser la présomption de retard déraisonnable en fournissant à l’administrateur central les détails relatifs à la demande d’indemnisation d’une personne est acceptable dans la mesure où elle permettra d’éviter aux demandeurs d’avoir à prouver le caractère déraisonnable d’un retard. Ce fardeau devrait incomber uniquement au Canada.

[172] On trouvera pleinement réponse à la question qui nous occupe en examinant la période de référence pour l’indemnisation, qui va du 12 décembre 2007 au 2 novembre 2017. Cette période coïncide avec les pratiques discriminatoires systémiques du Canada qui ont eu des effets néfastes sur les enfants. Dans la Décision sur l’indemnisation, les décisions sur requête précédentes et la Décision sur le bien-fondé, la formation a examiné des exemples de préjudices causés par les retards. Encore une fois, ce point a été longuement discuté dans la Décision sur le bien-fondé non contestée et les décisions sur requête subséquentes. Bien que le Canada prétende se conformer aux normes provinciales en matière de prestation de services, ce n’est pas ce que le Tribunal a constaté en l’espèce jusqu’au 2 novembre 2017. Les exemples de la Société de soutien et de l’APN mentionnés dans la Décision sur le bien-fondé et les décisions sur requête non contestées du Tribunal, dont on peut trouver le résumé ci-dessus, indiquent que ces retards étaient déraisonnables et qu’ils ont causé un préjudice aux enfants. Il existe de nombreux éléments de preuve en l’espèce concernant des retards déraisonnables ayant causé un préjudice aux enfants. La reconnaissance du fait que le Canada respectait les ordonnances de la formation à cet égard se reflète dans la période d’indemnisation, qui s’est terminée en novembre 2017.

[173] Pour les mêmes motifs que ceux déjà mentionnés dans la section sur les interruptions de service, la formation ne saurait autoriser le Canada à présenter maintenant des observations et des éléments de preuve pour contester les conclusions antérieures du Tribunal en matière de discrimination systémique. L’indemnisation à accorder pour une discrimination passée ne saurait être évaluée à travers le prisme de la conformité actuelle avec les ordonnances du Tribunal. La formation rejette cette approche.

[174] Cela étant dit, la formation juge possible de faire valoir l’argument des exceptions relatives aux « normes élevées » pour éviter des situations telles que celle de l’ordinateur portable évoquée précédemment. Encore une fois, la possibilité de repousser la présomption de retard déraisonnable représente une solution adéquate pour tenir compte des situations exceptionnelles.

[175] Pour les motifs exposés ci-dessus, la formation souscrit à de nombreux aspects des définitions proposées par la Société de soutien et l’APN, ainsi qu’à certains aspects des propositions du Canada. Elle approuve, de façon générale, les trois premiers principes généraux énoncés par la Société de soutien (voir l’annexe 1). La formation demande aux parties d’examiner ses présents motifs et de modifier en conséquence les trois définitions lorsqu’elles finaliseront le Projet de cadre d’indemnisation.

VIII. Le Tribunal conserve sa compétence

[176] La formation conserve sa compétence sur l’affaire jusqu’à ce que la question du processus d’indemnisation ait été réglée, par ordonnance sur consentement ou autrement, après quoi elle réévaluera l’à-propos de demeurer saisie de l’affaire relativement à la question de l’indemnisation. La formation demeure compétente à l’égard de toute autre question soulevée en l’espèce.

Annexe 1 : Principes généraux

1. Il est entendu que, dans le cas d’un enfant en soins palliatifs en raison d’une maladie en phase terminale et à l’égard duquel un professionnel possédant l’expertise pertinente a recommandé un service qui n’était pas fourni dans le cadre de l’application du principe de Jordan ou d’un autre programme fédéral, le retard résultant de procédures administratives ou d’un conflit de compétence sera considéré comme déraisonnable.

2. Étant donné que le principe de l’égalité réelle suppose la prise en compte des besoins et de la situation de l’enfant des Premières Nations par rapport aux facteurs culturels, linguistiques, historiques et géographiques, le Canada fournira à l’administrateur central les renseignements en sa possession concernant les circonstances historiques et socio-économiques des collectivités des Premières Nations. L’administrateur central utilisera ces renseignements pour déterminer ce qui constitue un « service essentiel », une « interruption de service » ou un « retard déraisonnable ».

3. Dans tous les cas, des demandes individuelles sont requises, même lorsque plusieurs enfants d’une même collectivité ont éprouvé des besoins comparables qui n’ont pas été satisfaits en raison d’un accès insuffisant à des services essentiels identiques ou similaires.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 28 mai 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision du tribunal : Le 28 mai 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

David Taylor et Sarah Clarke , avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke et Thomas Milne , avocats de l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith et Jessica Walsh, avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, c.r., Jonathan Tarlton et Max Binnie , avocats de l'intimé

Maggie Wente et Sinéad Dearman, avocates des Chiefs de l’Ontario, la partie intéressée

Julian Falconer et Molly Churchill, avocats de la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée

 



[1] En 1965, le Canada a conclu avec la province de l’Ontario une entente lui permettant d’offrir des services sociaux, et notamment des services à l’enfance et à la famille, aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans des réserves (voir la Décision sur le bien-fondé, au paragraphe 49).

[3] Voir la décision sur requête du Tribunal 2017 TCDP 35.

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