Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 7

Date : le 16 avril 2020

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l’intimé

- et -

Chefs de l’Ontario

- et -

Amnistie internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties intéressées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig


Table des matières

Motifs concernant trois questions relatives à l’admissibilité à une indemnité 1

I. Contexte 1

II. Question 1) À partir de quel âge les bénéficiaires devraient-ils avoir pleinement accès à l’indemnité? 3

A. Position de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada 3

B. Position de l’Assemblée des Premières Nations 6

C. Position de la Commission canadienne des droits de la personne 7

D. Position des Chefs de l’Ontario 7

E. Position de la Nation Nishnawbe Aski 7

F. Position du Canada 8

G. Analyse 8

H. Ordonnance 11

III. Question 2) L’indemnité devrait-elle être offerte aux enfants qui ont été pris en charge avant le 1er janvier 2006 et l'étaient encore à cette date? 11

A. Position de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada 12

B. Position de l’Assemblée des Premières Nations 13

C. Position de la Commission canadienne des droits de la personne 13

D. Position des Chefs de l’Ontario 13

E. Position de la Nation Nishnawbe Aski 14

F. Position du Canada 14

G. Analyse 15

H. Ordonnances 28

IV. Question 3) L’indemnité devrait-elle être payée à la succession de personnes décédées qui auraient été admissibles? 29

A. Position de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada 29

B. Position de l’Assemblée des Premières Nations 31

C. Position de la Commission canadienne des droits de la personne 33

D. Position des Chefs de l’Ontario 36

E. Position de la Nation Nishnawbe Aski 36

F. Position du Canada 36

G. Analyse 37

H. Ordonnance 49

I. Autres aspects importants 49

V. Le Tribunal conserve sa compétence 51

 


Motifs concernant trois questions relatives à l’admissibilité à une indemnité

I. Contexte

[1] Le 6 septembre 2019, le Tribunal a rendu sa décision sur la question de l’indemnisation à accorder (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 (la « Décision sur l’indemnisation »). Il a déterminé que le Canada était tenu de verser, sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6 (la « LCDP » ou la « Loi »), une indemnité aux victimes et aux survivants de ses actes discriminatoires, à savoir les enfants des Premières Nations, leurs parents, ou encore leurs grands‑parents (pourvoyeurs de soins).

[2] La formation du Tribunal (la « formation ») estime important de réitérer les constatations et le contexte essentiels ayant servi de fondement à l’ordonnance d’indemnisation. Voici donc, ci‑dessous, un extrait qui résume le contenu de la Décision sur l’indemnisation :

[13] La présente décision est dédiée à tous les enfants des Premières Nations, ainsi qu’à leurs familles et à leurs collectivités, qui ont été lésés en raison du fait qu’ils ont été retirés inutilement de leur milieu familial et de leur communauté. À ces derniers : sachez que la formation tient à reconnaître les grandes souffrances que vous avez endurées en tant que victimes ou survivants des actes discriminatoires du Canada. La formation souligne que sa loi constitutive fixe un plafond de 40 000 $ à l’indemnité qui peut être accordée aux victimes en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, et rappelle que cette indemnité est réservée aux cas les plus graves. La formation estime que le retrait inutile d’enfants de vos foyers, de vos familles et de vos collectivités peut être considéré comme le pire scénario possible, comme il en sera discuté plus loin, et qu’il constitue une violation de vos droits fondamentaux de la personne. La formation souligne le fait que l’indemnité ne pourra jamais être considérée comme proportionnelle aux torts qui vous ont été causés, et que le fait de l’accepter ne constitue pas une reconnaissance qu’elle correspond à la valeur du préjudice subi. Aucune indemnité ne pourra jamais vous permettre de récupérer ce que vous avez perdu, de refermer les cicatrices de votre âme ou d’effacer les souffrances que vous avez endurées à cause du racisme, des pratiques coloniales et de la discrimination. C’est la triste réalité. En accordant le montant maximal permis par la Loi, la formation reconnaît, au mieux de sa capacité et avec les outils que la LCDP met actuellement à sa disposition, que la présente affaire de discrimination raciale constitue l’un des pires scénarios possibles et qu’elle justifie l’octroi des indemnités maximales. La proposition selon laquelle une affaire de discrimination systémique peut uniquement donner droit à des réparations systémiques ne trouve aucun appui dans la Loi ni dans la jurisprudence. Le régime de la LCDP permet d’accorder à la fois des réparations individuelles et des réparations systémiques, pourvu qu’elles soient étayées par la preuve présentée dans une affaire donnée. En l’espèce, les éléments de preuve étayent à la fois l’octroi de réparations individuelles et de réparations systémiques. D’entrée de jeu, la formation a clairement indiqué dans sa Décision que le programme fédéral de protection de l’enfance des Premières Nations défavorisait les enfants et les familles des Premières Nations qu’il devait servir et protéger. Ces lacunes et ces effets néfastes sont le fruit d’un système colonial, qui a voulu que le programme prenne la forme de modèle d’octrois de fonds et d’autorités diverses répartissant les services entre différents programmes, sans la coordination ni le financement adéquats, et sans que l’on tienne compte des véritables besoins des enfants et des familles des Premières Nations ni du principe d’égalité réelle. Des ordonnances imposant des réparations d’ordre systémique, par exemple une réforme du programme et une application élargie du principe de Jordan, sont des moyens de combler ces lacunes.

[14] Les réparations individuelles visent à prévenir la répétition des mêmes actes discriminatoires ou d’actes similaires, et surtout à prendre acte de l’expérience éprouvante vécue par les victimes et survivants en raison de la discrimination.

[15] Dans les cas où les actes discriminatoires étaient connus, ou auraient dû l’être, la condamnation à des dommages-intérêts au titre d’actes délibérés ou inconsidérés envoie le message clair qu’il est inacceptable, au Canada, de tolérer de tels actes portant atteinte aux droits de la personne protégés. […]

(Décision sur l’indemnisation, aux par. 13 à 15.)

[3] Par ailleurs, dans sa décision, la formation a également donné à la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien »), à l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») et au Canada l’instruction de discuter — en consultation avec la Commission des droits de la personne (la « Commission »), les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski (la « NNA ») — de diverses options relatives à un processus qui permettrait d’identifier précisément les victimes ou de distribuer les indemnités. La formation a aussi exigé qu’ils soumettent leurs propositions au Tribunal le 21 février 2020.

[4] Ainsi, à la suite de discussions, la Société de soutien, l’APN et le Canada ont rédigé un projet de [traduction] « Cadre relatif au paiement des indemnités visées par la décision 2019 TCDP 39 » (le « projet de cadre »), qui énonce une série de propositions de mise en œuvre sur lesquelles ils se sont entendus en date du 21 février 2020. Ce projet de cadre n’est pas encore définitif, et les parties demandent maintenant au Tribunal de se prononcer sur trois questions qui n’ont pas fait l’objet d’un consensus, et qui exigent des précisions supplémentaires de la part de la formation.

[5] Le 28 février 2020, le procureur général du Canada (le « PGC ») a écrit au Tribunal une lettre dans laquelle il indiquait qu’aucune des parties ne souhaitait déposer de réponse au sujet de ces trois questions, et que la formation pouvait maintenant prendre celles-ci en délibéré.

[6] Le 3 mars 2020, la formation a sollicité l’avis des parties sur une affaire particulière liée à l’une des trois questions, et elle a reçu leurs observations le 11 mars 2020.

[7] Enfin, le 16 mars 2020, la formation est parvenue à une décision sur les trois questions et, par souci de célérité ainsi que pour faciliter le règlement de l’affaire, elle a transmis ses conclusions sous une forme abrégée — qui correspondait à celle d’une décision rendue de vive voix à l’audience — tout en précisant que des motifs complets suivraient sous peu. Ces motifs détaillés sont donc exposés dans la présente décision sur requête.

II. Question 1) À partir de quel âge les bénéficiaires devraient-ils avoir pleinement accès à l’indemnité?

[8] Décision : À compter de l’âge de la majorité établi dans la province ou le territoire.

A. Position de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

[9] La Société de soutien fait valoir qu’au lieu d’être versée aux victimes et aux survivants en fonction de l’âge de la majorité dans la province ou le territoire, l’indemnité devrait seulement l’être à partir de l’âge de 25 ans, sauf dans le cas de personnes âgées entre 18 et 25 ans qui souhaiteraient accéder à des fonds pour poursuivre des études, ou encore, pour des [traduction] « raisons humanitaires impératives ». Elle ajoute que les enfants forment un groupe très vulnérable, un fait que la société reconnaît d’ailleurs en créant des structures visant à les protéger contre la prise de décisions pour lesquelles ils ne sont pas suffisamment préparés.

[10] La Société de soutien estime que les présomptions actuelles concernant l’âge de la majorité reposent sur la croyance sociétale qu’une fois passés à l’âge adulte, les humains sont moins impulsifs et moins sensibles aux pressions de leurs pairs, et plus à même de saisir des notions complexes et d’apprécier les risques et les conséquences. Toutefois, selon elle, il ne faut pas tenir pour acquis que cette évolution se fait à un âge fixé quelque peu arbitrairement par les législateurs.

[11] La Société de soutien cite un extrait des motifs concordants rendus en 1985 par lord Scarman, dans l’arrêt Gillick v. West Norfolk and Wisbech Area Health Authority, extrait que la Cour suprême du Canada a reproduit dans l’arrêt A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, au paragraphe 51 :

[traduction]


[…] Le droit applicable aux relations parents‑enfants régit les problèmes posés par le développement et la maturation de la personnalité humaine. S’il devait appliquer des limites fixes là où la nature ne voit qu’un processus de croissance continu, il aboutirait à une situation artificielle et décalée par rapport à la réalité, dans un domaine où le droit doit se montrer sensible à l’évolution humaine et au changement social […].

[12] La Société de soutien avance que les recherches menées dans les domaines du développement de l’enfant et de la neuroscience font état des mêmes conclusions que celles de lord Scarman : en réalité, le processus de maturation est continu, et l’« âge de transition » se rapproche davantage de 25 ans. Pour appuyer sa position, la Société de soutien a produit devant le Tribunal un rapport d’expert établi par M. Sidney Segalowitz, professeur de psychologie et de neuroscience. Dans ce document, M. Segalowitz soutient que, dans le cas d’une personne saine, le développement du cerveau se poursuit après l’âge de 18 ans et se stabilise vers l’âge de 25 ans.

[13] Les résultats de recherche de M. Segalowitz sont résumés comme suit à la page 4 de son rapport :

[traduction]

On s’accorde de plus en plus pour dire que, pour de nombreuses fonctions importantes, l’âge moyen auquel le développement du cerveau atteint une asymptote chez une personne saine est d’environ 25 ans. Cependant, pour diverses raisons, un groupe important de personnes accusera un retard par rapport à ce chiffre, alors que d’autres seront en avance. […] Les recherches […] nous ont menés à cet âge moyen de 25 ans pour ce qui est de certains processus développementaux et des différents facteurs susceptibles d’interférer avec cette trajectoire normative.

[14] Monsieur Segalowitz en arrive à cette conclusion après avoir passé en revue les travaux de recherche actuels sur le développement du cerveau. Selon lui, les fonctions mentales le plus souvent associées à la maturité d’une personne adulte comprennent la maîtrise des émotions ainsi que des fonctions cognitives complexes faisant appel à l’attention, à la mémoire et au contrôle inhibiteur. Si la prise de risques par les jeunes est une préoccupation importante, surtout lorsque ceux-ci se trouvent en présence de leurs pairs, l’impulsivité et les comportements induits par la recherche de sensations s’estompent progressivement pendant l’adolescence, d’après M. Segalowitz. Et l’on constate ensuite une nette diminution de ce genre de comportement chez les 26 à 30 ans.

[15] Fait important, M. Segalowitz signale que des expériences négatives durant l’enfance (stress chronique, pauvreté, malnutrition, exposition à la pollution de l’air et de l’eau, exposition prénatale ou postnatale à la drogue, traumatisme cérébral ou trouble de stress post-traumatique, etc.) peuvent mettre à risque la trajectoire de santé mentale d’une personne en compromettant la croissance du cerveau dans les zones cérébrales liées à la maîtrise des émotions et au traitement cognitif.

[16] Cette preuve émanant de M. Segalowitz, indique la Société de soutien, illustre bien le fait que les connaissances scientifiques sur le développement du cerveau ont connu d’importantes avancées depuis l’époque où les provinces ont établi l’âge de la majorité, à savoir dans les années 1970. Selon la Société de soutien, l’élément de preuve scientifique fourni par M. Segalowitz, combiné à la [traduction] « gravité des dommages et des effets préjudiciables subis par les enfants victimes dans la présente affaire », tend à indiquer que la seule issue appropriée est le paiement de l’indemnité dès l’âge de 25 ans.

B. Position de l’Assemblée des Premières Nations

[17] L’APN désapprouve la proposition de la Société de soutien sur cette question. Elle attire plutôt l’attention sur les dispositions législatives provinciales concernant l’âge de la majorité, et sur des textes de loi qui énoncent les obligations du tuteur aux biens envers le mineur qui atteint l’âge de la majorité. En Ontario, par exemple, l’article 53 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance, LRO 1990, chap. C.12, prévoit que le tuteur aux biens d’un enfant doit céder à l’enfant tous les biens dont il a la garde lorsque ce dernier atteint l’âge de 18 ans. Dans le même ordre d’idées, la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5 prévoit, à l’article 52, que le ministre peut nommer des tuteurs pour administrer les biens des enfants mineurs visés par cette même loi; cependant, il est précisé, au paragraphe 52.3(1), que toute somme d’argent détenue au nom de ces mineurs doit leur être remise en un versement unique lorsqu’ils atteignent la majorité.

[18] L’APN invoque le droit des fiducies au soutien de son argument selon lequel il serait problématique d’octroyer une indemnité à un âge supérieur à l’âge de la majorité établi dans la province ou le territoire. Elle cite à cet égard la règle énoncée dans l’arrêt Saunders c. Vautier et résumée comme suit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Buschau c. Rogers Communications Inc., 2006 CSC 28, au paragraphe 21 :

On peut dire succinctement que la règle de common law de Saunders c. Vautier permet aux bénéficiaires d’une fiducie de déroger aux intentions initiales du disposant pourvu qu’ils aient la pleine capacité juridique et qu’ils possèdent ensemble tous les droits de propriété bénéficiaire sur les biens en fiducie. Plus formellement, la règle est définie ainsi dans Underhill and Hayton Law Relating to Trusts and Trustees (14e éd. 1987), p. 628 :

[traduction] S’il n’y a qu’un seul bénéficiaire, ou s’il y en a plusieurs (peu importe qu’ils puissent exercer leurs droits concurremment ou successivement) qui sont unanimes, et qu’aucun n’est frappé d’incapacité juridique, l’exécution des obligations de la fiducie peut être interrompue et il peut y avoir modification ou extinction de la fiducie par le(s) bénéficiaire(s) sans égard à la volonté du disposant ou des fiduciaires.

[19] L’APN cite également deux affaires où des indemnités par versements périodiques — des ententes en vertu desquelles les demandeurs peuvent recevoir la totalité ou une partie d’une indemnité sous forme de paiements périodiques, au lieu d’une somme forfaitaire — établies par ordonnance judiciaire avaient été modifiées ou annulées parce que les bénéficiaires de la fiducie étaient aptes à gérer eux-mêmes leurs affaires. (Voir Hubbard v. Hubbard, 140 ACWS (3d) 216, 2005 CanLII 20811 (C.S. Ont.) et Grieg v. National Trust Co, 47 BCLR (3d) 42, 1998 CanLII 4239 (C.S. C.‑B.))

C. Position de la Commission canadienne des droits de la personne

[20] La Commission, en définitive, ne prend pas position sur la question de l’âge auquel il conviendrait de recevoir l’indemnité. Cela dit, compte tenu de la preuve qu’a fournie la Société de soutien à l’appui de sa position, la Commission s’inquiète bel et bien du fait que des jeunes au [traduction] « seuil de l’âge adulte » risquent d’être confrontés à des difficultés ou à des pressions inédites s’ils disposent tout à coup de sommes d’argent importantes. Elle fait remarquer que les bénéficiaires potentiels auront été victimes de discrimination, et auront pu avoir été touchés par d’autres formes de marginalisation et de désavantages susceptibles d’accentuer leur vulnérabilité. C’est pourquoi, indépendamment de l’âge minimum qui pourrait être retenu pour l’octroi d’une indemnité, il sera crucial que le Canada donne suite aux engagements louables qu’il a pris dans le projet de cadre pour ce qui est de financer adéquatement la prestation aux bénéficiaires de mesures de soutien, notamment financier, qui sont adaptées à leur culture.

D. Position des Chefs de l’Ontario

[21] Les Chefs de l’Ontario n’ont pas pris position sur la question.

E. Position de la Nation Nishnawbe Aski

[22] La NNA n’a pas pris position sur la question.

F. Position du Canada

[23] Le PGC est d’avis que l’accès sans restriction d’un enfant à l’indemnité devrait coïncider avec l’atteinte de l’âge de la majorité fixé dans sa province ou son territoire d’origine. Même le Manuel national des programmes sociaux 2017‑2018 de Service aux Autochtones Canada renvoie aux dispositions législatives provinciales ou territoriales aux fins de déterminer l’âge de la majorité. Cette façon de faire, selon le PGC, garantirait que les enfants des Premières Nations admissibles à une prestation soient traités de la même façon que leurs pairs du même âge à l’endroit où ils résident. Aucune autre proposition, soutient le PGC (y compris celle de la Société de soutien), n’est justifiable. Il avance qu’au lieu de préconiser des approches s’éloignant des normes bien établies en matière d’âge de la majorité, il serait plus avisé de laisser aux législateurs le soin de fixer l’approche à suivre à cet égard.

G. Analyse

[24] Dans toutes ses décisions et décisions sur requête, la formation a constamment souligné l’importance de répondre aux besoins précis des familles et des enfants des Premières Nations et d’éviter une approche « passe-partout ». C’est ce raisonnement qu’elle a suivi au moment de formuler ses ordonnances, et qui demeure la toile de fond de toute son analyse. Bien qu’elle ait aussi parlé de la nécessité de répondre aux besoins précis des organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, la formation a insisté sur le fait que sa décision portait sur les enfants et leurs familles et visait à répondre à leurs besoins précis. La formation estime que ce raisonnement respecte le principe de l’égalité réelle et qu’il reconnaît les droits fondamentaux de chaque enfant en tenant compte du fait que chacun est unique et peut avoir des besoins, une culture, des enseignements, des valeurs, une situation et des aspirations qui lui sont propres.

[25] Cela dit, la formation partage bel et bien les préoccupations, décrites plus tôt, de la Société de soutien et de la Commission quant au fait que de jeunes adultes qui se situent au [traduction]« seuil de l’âge adulte » peuvent être confrontés à des difficultés ou à des pressions inédites s’ils disposent tout à coup de sommes d’argent considérables. Car certains d’entre eux auront été victimes de discrimination, et auront peut-être été touchés par d’autres formes de marginalisation et de désavantages qui pourraient accentuer leur vulnérabilité. La formation partage aussi les mêmes préoccupations que ces deux parties en ce qui a trait aux adultes vulnérables de plus de 25 ans.

[26] La preuve d’expert est convaincante, mais elle demeure non vérifiée, dans la présente instance, et elle est également insuffisante pour supplanter l’intention exprimée par les législateurs de chaque province ou territoire, qui ont déjà fixé l’âge de la majorité dans la loi. La formation n’est pas convaincue par la jurisprudence citée par la Société de soutien à l’appui de sa position, et elle estime que cette jurisprudence n’a pas préséance sur la législation provinciale/territoriale en la matière.

[27] Il convient de signaler que certains des jeunes adultes en question peuvent être eux-mêmes les parents de jeunes enfants, ce qui, pourrait‑on dire, représente une responsabilité plus importante que celle d’administrer d’importantes sommes d’argent. La formation a de la difficulté à concilier la position de la Société de soutien avec la place que les jeunes adultes âgés de 18 ans à 24 ans occupent, d’un point de vue légal et en pratique, au sein de la société, ce qui inclut de nombreux droits prévus par la loi ainsi que le rôle parental que certains peuvent tenir.

[28] De plus, aucune des autres parties ne partage la position de la Société de soutien sur cette question.

[29] Par ailleurs, le fait de retenir les arguments de la Société de soutien sur ce point risquerait d’engendrer un passif pour le fonds en fiducie, dans la mesure où de jeunes adultes pourraient éventuellement alléguer avoir été victimes de discrimination fondée sur l’âge. La formation concède qu’il est possible que certains jeunes adultes aient de la difficulté à gérer d’importantes sommes accordées à titre d’indemnité, mais elle croit qu’il est déraisonnable d’interdire à toutes les victimes et à tous les survivants âgés de 18 à 24 ans, d’un bout à l’autre du Canada, de recevoir une telle indemnité. Elle juge préférable que les jeunes adultes vulnérables ayant besoin de conseils et d’aide — et souhaitant en obtenir — puissent en recevoir à travers le processus d’indemnisation.

[30] Cela dit, dans le cadre des efforts considérables qu’elle a consacrés au processus d’indemnisation, la Société de soutien a conclu une entente avec Youth in Care Canada (YICC) — un organisme de bienfaisance national voué aux jeunes qui sont, ou ont déjà été, pris en charge —, en vue d’organiser à l’échelle du pays une campagne de consultation sur le processus d’indemnisation auprès des jeunes des Premières Nations qui se trouvent dans une telle situation ou l’ont déjà été. À la suite des consultations, YICC a entrepris de manière indépendante de produire un rapport axé sur deux grands objectifs :

[traduction]

  1. Fournir à la Société de soutien des recommandations sur le processus de distribution des fonds, en tenant compte des enfants qui se trouvent en situation de vulnérabilité;
  2. Fournir des recommandations en vue d’atténuer les risques que l’octroi de fonds supplémentaires à certains pourvoyeurs de soins principaux ait pour effet d’accroître le niveau de risque sur le plan familial.

[31] Le rapport publié par YICC comportait une série de recommandations relatives au processus d’indemnisation et, bien que l’organisme souhaite poursuivre sa réflexion et travailler sur le processus d’indemnisation, il n’a pas encore recommandé de hausser à 25 ans l’âge d’accès sans restriction à l’indemnisation (voir la pièce 11 jointe à l’affidavit de M. Blackstock daté de décembre 2019).

[32] YICC n’a pas proposé de hausser à 25 ans l’âge du plein accès à l’indemnité, mais il a recommandé un certain nombre de mesures pertinentes, parmi lesquelles : des cercles de guérison; un soutien financier pour des services de consultation ou de thérapie; une aide pour « naviguer » parmi les différentes ressources; des mesures de soutien en santé mentale pour aider les jeunes à faire face à leurs expériences et à surmonter leurs difficultés; un soutien continu après le versement de l’indemnité; des mécanismes de soutien en santé mentale et un accompagnement des jeunes dans le processus de présentation d’une demande d’indemnité; un dédommagement dans le cas d’enfants ou de jeunes décédés alors qu’ils étaient pris en charge, ou à cause de leur expérience au sein du système de protection de l’enfance; le versement de l'indemnité destinée à un jeune à ses parents, à ses grands-parents ou dans un fonds en fiducie; l’offre d’une formation financière optionnelle aux jeunes touchant l’indemnité; et l’offre aux bénéficiaires de séances de formation et de sensibilisation sur les institutions financières et les banques prédatrices, comme celles ayant fait main basse sur l’indemnité versée aux survivants des pensionnats.

[33] La formation souscrit de façon générale à ces recommandations.

[34] De plus, elle est d’avis qu’il faudrait intégrer au projet de cadre les mécanismes de soutien que l’on propose ici à l’intention des bénéficiaires de l’indemnité, et qu’on devrait même envisager d’y inclure des mécanismes de soutien supplémentaires. En résumé, prévoir une aide adéquate pour les jeunes adultes et pour toute personne qui touchera l’indemnité, mais aussi des services culturellement adaptés, un accès à des conseillers financiers, des mécanismes de soutien en santé mentale, des conseils de la part des anciens, etc., pourrait atténuer certaines des préoccupations soulevées par la Société de soutien et par la Commission. La formation encourage fortement les parties à maintenir ou à introduire des dispositions de ce genre dans le projet de cadre afin que ce dernier soutienne le mieux possible la réconciliation entre les Premières Nations et le Canada.

[35] Pour les raisons qui précèdent, la formation privilégie les positions de l’APN et du PGC sur cette question.

H. Ordonnance

[36] Il est conclu que l’âge auquel les victimes, les survivants ou les bénéficiaires pourront accéder sans restriction à l’indemnité est l’âge de la majorité établi dans leur province ou leur territoire.

III. Question 2) L’indemnité devrait-elle être offerte aux enfants qui ont été pris en charge avant le 1er janvier 2006 et l'étaient encore à cette date?

[37] Décision : Oui.

[38] Une sous-question a été intégrée à la deuxième des trois questions des parties. La Société de soutien a en effet demandé le versement d’une indemnité pour les parents et les grands-parents des enfants qui ont été pris en charge avant le 1er janvier 2006 et l’étaient encore à cette date. Même si le libellé de la question 2, ci-dessus, ne reflète pas cette demande, la formation l’a tout de même prise en considération, car toutes les parties ont eu amplement l’occasion de faire des observations complètes à cet égard. La formation estime qu’il convient d’inclure, dans la présente décision sur requête, ses motifs et sa conclusion sur le sujet.

A. Position de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

[39] La Société de soutien plaide que les motifs rendus par le Tribunal dans deux décisions, c’est-à-dire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « Décision sur le bien-fondé de la plainte ») et la Décision sur l’indemnisation, étayent une interprétation de la Décision sur l’indemnisation qui engloberait les enfants qui étaient pris en charge en date du 1er janvier 2006, mais qui ont été retirés de leur foyer avant cette date, et les personnes qui prenaient soin d’eux.

[40] Du même souffle, la Société de soutien fait valoir que le Tribunal a souvent insisté sur les préjudices causés par l’appréhension des enfants, le retrait de leur foyer et leur séparation d’avec leurs familles ou leurs collectivités. En termes clairs, selon elle, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : en date du 1er janvier 2006, [traduction] « quels enfants étaient victimes des actes discriminatoires du Canada? ». La réponse de la Société de soutien à cette question est qu’il s’agit des enfants qui étaient pris en charge à cette date, tout autant que de ceux qui l’ont été par la suite. En effet, la discrimination dont ces enfants — et les personnes prenant soin d’eux — ont été victimes est pour ainsi dire identique à celle qui a amené le Tribunal à conclure à l’existence d’une discrimination, en plus de trouver sa source dans la même série de faits.

B. Position de l’Assemblée des Premières Nations

[41] L’APN partage l’opinion de la Société de soutien selon laquelle, si un enfant se trouvait déjà pris en charge le 1er janvier 2006, on ne devrait pas attacher d’importance à la date de son retrait. Elle affirme que ces enfants ont été exposés aux mêmes préjudices et à la même discrimination que ceux qui ont été pris en charge le 1er janvier 2006 ou après cette date.

C. Position de la Commission canadienne des droits de la personne

[42] La Commission fait valoir que même si, comme le Canada l’a souligné, la portée temporelle de l’ordonnance est à première vue relativement claire, il y a lieu de prendre en considération les objectifs qui sous-tendent l’ordonnance d’indemnisation dans le cas des enfants qui ont été retirés de leurs foyers avant le 1er janvier 2006 et qui étaient encore pris en charge à cette date.

[43] La Commission invoque également le paragraphe 270 de la Décision sur l’indemnisation, où la formation a dit qu’elle conserverait sa compétence à l’égard d’un certain nombre de questions et qu’elle accueillerait favorablement « tout commentaire ou toute suggestion ainsi que toute demande d’éclaircissements de toute partie sur le déroulement du processus d’indemnisation ou sur le libellé ou la teneur des ordonnances, par exemple à savoir si les catégories de victimes et survivants devraient être plus détaillées, ou si de nouvelles catégories devraient être ajoutées ». Cela, fait valoir la Commission, dénote clairement le maintien de la compétence du Tribunal et, en conséquence, la formation n’est pas dessaisie de ces questions.

D. Position des Chefs de l’Ontario

[44] Les Chefs de l’Ontario n’ont pas pris position sur la question.

E. Position de la Nation Nishnawbe Aski

[45] La NNA reprend à son compte la position exprimée par la Société de soutien sur la présente question. Elle affirme que les enfants pris en charge avant le 1er janvier 2006 et qui l’étaient à cette date, qui ont été retirés de leurs foyers pour des motifs ouvrant droit à indemnisation — conformément à l’ordonnance du Tribunal sur le droit à l’indemnisation —, devraient être admissibles à une indemnité. D’après la NNA, ces enfants, au même titre que leurs principaux pourvoyeurs de soins, ont été privés de la possibilité de retrouver leurs familles dans un délai raisonnable au cours de la période d’admissibilité établie par le Tribunal.

F. Position du Canada

[46] Le PGC fait valoir que l’indemnité ne devrait être payable qu’à ceux qui ont été pris en charge après le dépôt de la plainte. Il soutient que la plainte elle-même, de même que la Décision sur l’indemnisation et une analyse de la compétence conférée au Tribunal par la loi, étayent cette position.

[47] Le PGC signale en particulier l’extrait suivant, tiré du paragraphe 245 de la Décision sur l’indemnisation, où la formation ordonne au Canada de verser « 20 000 $ à chaque enfant d’une Première Nation qui a été retiré de son foyer, de sa famille et de sa communauté entre le 1er janvier 2006 [et une date à déterminer] » (en caractères gras dans l’original). Il fait état de deux autres cas relevés dans cette même décision où des dates exactes ont été précisées en caractères gras, ce qui indique encore une fois sans équivoque que la formation avait l’intention d’arrêter des dates précises dans le cadre de l’exercice du pouvoir de réparation que lui confère l’article 53 de la LCDP (voir les paragraphes 249 et 251). Le PGC plaide en outre que, d’après son appréciation de la preuve, la formation n’aurait pu rendre plus limpide sa conclusion selon laquelle le 1er janvier 2006 était la date à laquelle la discrimination avait commencé. Par conséquent, le fait d’étendre la portée de l’indemnisation à toute période antérieure à cette date reviendrait à récrire le jugement.

[48] Pour ce qui est de la question d’une indemnisation conforme au principe de Jordan, le PGC soutient que, là encore, la formation s’est clairement exprimée. Au paragraphe 251, on peut voir que l’indemnisation s’applique elle aussi à une période définie : du 12 décembre 2007 au 2 novembre 2017. Ces dates ont également été indiquées en caractères gras dans le jugement.

[49] Le PGC soutient qu’il est manifeste que, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 53 de la LCDP, la formation a examiné avec soin la question du moment où la discrimination a eu lieu.

[50] Le PGC ajoute que les bénéficiaires potentiels en question pourraient avoir accès à une indemnité par l’entremise de l’un des deux recours collectifs — non encore autorisés — qui ont été déposés auprès de la Cour fédérale, et qui visent l’obtention d’une indemnité pour les personnes qui ne sont pas visées par les périodes établies par le Tribunal dans sa Décision sur l’indemnisation. Le PGC déclare avoir annoncé qu’il indemniserait les enfants touchés par la discrimination constatée dans la Décision sur le bien-fondé de la plainte, même s’ils se situent en dehors du cadre de la plainte. Selon le PGC, un recours collectif serait un mécanisme approprié à cette fin.

G. Analyse

[51] Dans sa Décision sur l’indemnisation, la formation a clairement laissé les ordonnances ouvertes à d’éventuelles modifications pour le cas où une partie quelconque, dont le Canada, voudrait ajouter ou clarifier des catégories de victimes ou de survivants ou apporter des modifications au libellé de la décision sur requête, en recourant à un procédé semblable à celui utilisé dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 du Tribunal, et inspiré par la démarche employée dans les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 du Tribunal. Cette façon de faire est rare, mais, dans la présente affaire, qui est complexe et sans précédent, elle présente des avantages en plus de reconnaître l’importance de la contribution des parties et de leur expertise en ce qui a trait à l’efficacité des ordonnances rendues par la formation.

[52] La formation a explicitement conservé sa compétence à l’égard de l’indemnisation (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 277), y compris sur un certain nombre de questions abordées dans le cadre de la consultation relative au processus d’indemnisation. Elle a d’ailleurs dit qu’elle accueillerait favorablement tout commentaire, toute suggestion et toute demande d’éclaircissements de la part de toute partie sur le déroulement du processus d’indemnisation ou sur le libellé ou la teneur des ordonnances, par exemple à savoir si les catégories de victimes et survivants devraient être plus détaillées, ou si de nouvelles catégories devraient être ajoutées (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 270).

[53] On peut y voir une indication claire que la formation était prête à entendre des suggestions concernant d’éventuelles modifications à l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation, et qu’elle accueillerait favorablement les commentaires et les propositions de l’une ou l’autre des parties. La formation a opté au départ pour le 1er janvier 2006 et le mois de décembre 2007 comme dates limites, à la suite des demandes formulées par la Société de soutien dans ses dernières observations relatives à l’indemnisation. Elle l’a fait en partant du principe que la preuve soumise au Tribunal appuyait ces dates de même que d’autres dates antérieures. Ainsi, au lieu de rendre des ordonnances qui dépasseraient la portée de celles demandées, la formation a choisi une forme d’ordonnance qui prévoyait la possibilité d’apporter des modifications ou de rendre d’autres ordonnances d’indemnisation. La formation a gardé à l’esprit le fait que les parties, après avoir discuté des ordonnances et du processus d’indemnisation, voudraient peut‑être préciser les catégories de bénéficiaires de l’indemnité ou en ajouter. La présente procédure est complexe, et elle nécessite de la souplesse.

[54] En outre, dans la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherches) (1994), 80 FTR 256, 28 Admin LR (2d) 231 (C.F.) [Grover] — sur laquelle la formation s’est déjà appuyée dans de précédentes décisions rendues dans la présente affaire (voir, par exemple, 2017 TCDP 14, au paragraphe 32, et 2018 TCDP 4, au paragraphe 39) — il était question d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre d’une décision du Tribunal. La Cour fédérale était appelée à décider si ce dernier était habilité à réserver sa compétence à l’égard d’une ordonnance de réparation. La décision Grover est résumée comme suit dans la décision Berberi c. Procureur général du Canada, 2011 TCDP 23 [Berberi] :

[11] […] Le Tribunal avait ordonné que le plaignant soit nommé à un poste précis, mais était resté saisi en attente d’autres preuves au sujet de l’application de l’ordonnance. La Cour fédérale a déclaré que bien que la Loi ne contienne aucune disposition autorisant expressément le Tribunal à réexaminer ses décisions, le fait qu’elle investisse le Tribunal de larges pouvoirs, ajoutés au fait qu’elle devrait être interprétée de manière large de façon à donner pleinement effet aux droits qu’elle protège, permet au Tribunal de rester saisi de l’affaire sur certains points afin de veiller à ce que les plaignants jouissent effectivement de la réparation qu’il leur a accordée (voir Grover, aux paragraphes 29 à 36). La Cour fédérale a ajouté :

De toute évidence, la Loi prescrit que la réparation accordée soit efficace et, en conséquence, il faut dans certains cas que le tribunal soit habilité à voir à ce que ses ordonnances réparatrices soient vraiment exécutées. Par conséquent, les pouvoirs en matière de réparation que lui confère le par. 53(2) doivent être interprétés comme incluant le pouvoir de réserver sa compétence sur certains points afin de veiller à ce que les plaignants jouissent effectivement de la réparation qu’il leur a accordée. Lui refuser ce pouvoir participerait d’un formalisme excessif et irait à l’encontre du but de la législation qui est fondamentalement réparatrice. Dans le contexte d’une ordonnance réparatrice assez complexe, il est logique que le tribunal demeure compétent à l’égard des questions de réparation afin de faciliter l’exécution de son ordonnance. Cette solution est conforme au but général de la législation et va dans le sens de l’application souple que préconise le juge Sopinka dans l’arrêt Chandler, précité. Ce serait contrecarrer l’objectif de la législation que d’obliger le plaignant à demander l’exécution d’une ordonnance non ambiguë devant la Cour fédérale ou à déposer une nouvelle plainte pour obtenir la réparation intégrale accordée par le Tribunal. (Grover, au paragraphe 33)

[12] De façon semblable, dans Canada (Procureur général) c. Moore, 1998 CanLII 9085 (CF), [1998] 4 C.F. 585 (Moore), la Cour fédérale devait décider si le Tribunal avait outrepassé sa compétence en réexaminant et en changeant une ordonnance de cessation et abstention. Ayant conclu que la plainte était justifiée, le Tribunal a rendu une directive générale dans son ordonnance et a donné aux parties l’occasion de s’entendre sur les détails de l’ordonnance alors que le Tribunal restait saisi de l’affaire. Après avoir examiné le raisonnement dans l’affaire Grover et dans l’arrêt Chandler, la Cour fédérale a déclaré :

Le raisonnement suivi dans ces affaires appuie la conclusion que le tribunal jouit d’un large pouvoir discrétionnaire pour rouvrir une affaire et je conclus que c’est le cas en l’espèce. La question de savoir si ce pouvoir discrétionnaire est exercé convenablement par le tribunal dépendra des faits de chaque instance. Cela est compatible avec le principe énoncé dans l’arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, qui a été invoqué par le demandeur et qui portait sur la décision d’un organisme autre que le Tribunal canadien des droits de la personne. (Moore, au paragraphe 49)

[13] La Cour fédérale a jugé que le Tribunal était resté saisi et que rien ne donnait à penser que le Tribunal était d’avis que sa décision était finale et exécutoire d’une façon qui l’empêcherait de revenir sur une question comprise dans l’ordonnance. Par conséquent, sur le fondement de l’affaire Grover, la Cour fédérale a conclu que le paragraphe 53(2) de la Loi permettait au Tribunal de rouvrir sa procédure (voir Moore, au paragraphe 50).

[14] La jurisprudence du Tribunal qui a examiné le principe de droit de functus officio et qui a interprété la décision Grover et l’arrêt Moore, a généralement conclu que, si le Tribunal n’est pas resté saisi d’une question, la décision du Tribunal est finale, à moins qu’une exception au principe de droit de functus officio puisse être établi (voir Douglas c. SLH Transport Inc., 2010 TCDP 25; Walden c. Canada (Développement social), 2010 TCDP 19; Warman c. Beaumont, 2009 TCDP 32; et Goyette c. Voyageur colonial Ltée, (16 novembre 2001), 1ère inst. 14/01 (TCDP)). Cependant, la jurisprudence récente de la Cour fédérale, rendue plusieurs années après la décision Grover et l’arrêt Moore et qui examinait le pouvoir de la Commission de réexaminer ses décisions, offre un meilleur guide sur l’application du principe de droit de functus officio aux tribunaux administratifs et aux commissions.

(Décision Berberi, aux par. 11 à 14; non souligné dans l’original.)

[18] L’application du principe de droit de functus officio aux tribunaux administratifs doit être souple et ne doit pas être trop formaliste (voir Chandler, au paragraphe 21). Dans la décision Grover, lorsqu’elle s’est prononcée sur la question de savoir si le Tribunal pouvait superviser l’application de ses ordonnances de redressement, la Cour fédérale a reconnu que le Tribunal avait le pouvoir de rester saisi de ses ordonnances de redressement afin de garantir qu’elles étaient bel et bien appliquées. Dans la décision Moore, pour décider si le Tribunal pouvait réexaminer et changer une ordonnance de redressement, la Cour fédérale a précisé le raisonnement de la décision Grover et a déclaré que « le tribunal jouit d’un pouvoir discrétionnaire important de rouvrir une affaire […] » (Moore, au paragraphe 49). Conformément à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chandler, la Cour fédérale a ajouté que « [l]a question de savoir si ce pouvoir discrétionnaire est exercé convenablement par le tribunal dépendra des faits de chaque instance » (Moore, au paragraphe 49). Dans les décisions Grover et Moore, bien que la Cour fédérale ait tenu compte du fait que le Tribunal était resté saisi de l’affaire lorsqu’elle a tranché la question de savoir si le Tribunal avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée pour rouvrir une affaire, finalement, il ne s’agissait pas du seul facteur dont la Cour a tenu compte. En plus d’examiner le contexte de chaque affaire, le Tribunal doit aussi examiner si « la loi habilitante porte à croire qu’une décision peut être rouverte afin de permettre au Tribunal d’exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante » (Chandler, au paragraphe 22). Cette méthode d’analyser le pouvoir discrétionnaire du Tribunal de rouvrir une affaire est conforme au raisonnement de la Cour fédérale dans les décisions Kleysen et Merham. La question devient alors : compte tenu de la Loi et des circonstances en l’espèce, le Tribunal devrait‑il rouvrir l’affaire afin d’exercer la fonction que lui confère la Loi canadienne sur les droits de la personne?

 

[19] Le principal objectif de la Loi est de « […] déceler les actes discriminatoires et […] les supprimer » (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 84, au paragraphe 13). À ce sujet, le paragraphe 53(2) de la Loi accorde au Tribunal un large pouvoir discrétionnaire de redressement afin d’éliminer la discrimination lorsqu’une plainte de discrimination est justifiée (voir Grover, au paragraphe 31). Par conséquent, comme la Cour fédérale l’a déclaré, « il faut donc interpréter le paragraphe 53(2) de manière à faciliter l’indemnisation des victimes d’actes discriminatoires » (Grover, au paragraphe 32). La Loi ne prévoit pas un droit d’appel des décisions du Tribunal, et le contrôle judiciaire n’est pas le forum approprié pour demander l’application d’une décision du Tribunal. Comme la Cour fédérale l’a expliqué à la plaignante : « la demanderesse pouvait solliciter une ordonnance du Tribunal en ce qui concernait la mise en œuvre de ces réparations ». (Berberi c. Tribunal canadien des droits de la personne et Procureur général du Canada (GRC), 2011 CF 485, au paragraphe 65). Lorsque le Tribunal rend une ordonnance de redressement en application du paragraphe 53(2), cette ordonnance peut devenir une ordonnance de la Cour fédérale afin d’être appliqué[e], au sens de l’article 57 de la Loi. L’article 57 permet aux décisions du Tribunal d’être « […] exécutées à elles seules par l’entremise de procédures d’outrage parce que, comme pour les décisions des cours supérieures, le législateur estime qu’elles méritent le respect que les procédures d’outrage sont censées assurer » (Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2011 CAF 297, au paragraphe 44). […]

(Décision Berberi, aux par. 18 et 19)

[55] La formation approuve le raisonnement exposé ci-dessus, dans la décision Berberi, à propos du fait de réserver sa compétence en matière d’ordonnances de réparation pour pouvoir s’assurer que ces dernières sont bel et bien exécutées. Elle a fait sienne cette démarche d’analyse et l’a appliquée à partir de la Décision sur le bien‑fondé de la plainte.

[56] Par ailleurs, dans l’affaire Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2013 TCDP 35 [Grant], une fois rendue sa décision sur le bien-fondé de la plainte, le Tribunal a eu recours à une approche semblable en matière de réparation :

[3] [L]e Tribunal a réservé sa compétence quant à une grande partie des mesures de redressement demandées par la plaignante, y compris les cotisations de retraite perdues, afin d’obtenir des observations et des clarifications supplémentaires de la part des parties […].

[4] Les deux parties ont eu l’occasion, dans le cadre d’une conférence téléphonique tenue le 10 juillet 2012, de présenter des observations supplémentaires au sujet des demandes de redressement de la plaignante qui restaient en suspens après la décision Grant (décision).

(Grant, aux par. 3 et 4; non souligné dans l’original).

[7] Dans Grant (redressements), le Tribunal est resté saisi de l’affaire au cas où les parties n’arriveraient pas à une entente au sujet du redressement quant à la pension, entre autres […].

[8] Les parties ont été incapables de s’entendre sur les détails de la pension perdue de la plaignante et ne s’entendent pas sur l’interprétation de la mesure de redressement que le Tribunal a ordonnée à ce sujet.

(Grant, 2013 TCDP 35, aux par. 7 et 8; non souligné dans l’original).

[57] Dans cette décision sur requête rendue dans l’affaire Grant, le Tribunal avait fourni de plus amples instructions sur la mesure de redressement qu’il avait auparavant ordonnée. Fait intéressant, après que le Tribunal a rendu son jugement sur le bien‑fondé de la plainte, celui-ci a été contesté devant la Cour fédérale pendant que le Tribunal se prononçait sur d’autres mesures de redressement. La demande de contrôle judiciaire a finalement fait l’objet d’un désistement.

[58] Du reste, la formation ne souscrit pas à la position du PGC mentionnée plus haut, à savoir que la plainte elle-même, la Décision sur l’indemnisation et une analyse de la compétence conférée au Tribunal par la Loi, appuient toutes l’idée que l’indemnité ne devrait être accordée qu’à ceux qui ont été pris en charge après le dépôt de la plainte.

[59] Qui plus est, dans l’arrêt Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 64 [Moore], la Cour suprême du Canada a déclaré que la réparation devait découler de la demande. Or, dans la Décision sur l’indemnisation, le Tribunal a analysé la demande, et il a conclu que celle‑ci comprenait la plainte, l’exposé des précisions et les faits particuliers de l’affaire (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 103).

[60] Il est utile ici de passer en revue la plainte, de même que l’exposé des précisions de la Société de soutien et les décisions sur requête que la formation a rendues pour comprendre ce qui est demandé à cet égard. Les extraits pertinents sont les suivants :

[traduction]

[…] Cette étude, intitulée Joint National Policy Review on First Nations Child and Family Services (l’EPN de MacDonald et Ladd), donne un aperçu des raisons d’une telle augmentation du nombre d’enfants indiens inscrits pris en charge. On y conclut qu’AANC n’octroie des fonds au titre des services de bien-être à l’enfance que pour les enfants indiens inscrits qui sont considérés comme des « enfants admissibles » aux termes de la Directive. Normalement, l’enfant de parents qui vivent habituellement dans une réserve sera considéré comme un enfant admissible. Fait important, le préambule de la Directive indique que la formule vise à garantir que les enfants des Premières Nations reçoivent des services d’un « niveau comparable » à celui des autres enfants se trouvant dans une situation semblable […] Dans l’ensemble, il a été constaté qu’en comparaison des fonds octroyés par la moyenne des provinces, les OSEFPN recevaient 22 % moins de fonds par enfant en vertu de la Directive. L’un des principaux secteurs faisant l’objet d’un financement insuffisant consiste en une gamme de services prévus par la loi, appelés « mesures les moins perturbatrices » et fournis aux enfants et aux jeunes qui courent un risque important de maltraitance […] L’EPN indique également que, même si les coûts des services de bien-être à l’enfance augmentent selon un taux supérieur à 6 % par année, on n’a pas tenu compte depuis 1995 de l’augmentation du coût de la vie dans la formule de financement des OSEFPN. Une analyse économique réalisée l’année dernière indique que les pertes cumulatives liées à l’inflation subies par les OSEFPN entre 1999 et 2005 se chiffrent à 112 millions de dollars à l’échelle nationale.

[…] Il y a plus de six ans que l’EPN a été réalisée, et le gouvernement fédéral n’a mis en œuvre aucune des recommandations dont les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves auraient directement bénéficié. Comme le démontrent des documents d’AANC obtenus […] en 2002, l’inaction du gouvernement fédéral n’était pas due à une ignorance du problème ou de la solution. En effet, des documents échangés entre de hauts fonctionnaires d’AANC confirment que le niveau de financement prévu dans la Directive est insuffisant pour que les OSEFPN puissent s’acquitter des obligations que leur imposent les lois provinciales en matière de bien-être à l’enfance. C’est particulièrement vrai dans le cas des mesures les moins perturbatrices, si bien qu’un nombre supérieur d’enfants des Premières Nations sont pris en charge par les services de bien-être à l’enfance (AANC, 2002).

[…] Même s’il était apparemment convaincu du bien-fondé du problème et de la nécessité d’employer les mesures les moins perturbatrices, AANC a maintenu qu’il lui fallait des preuves supplémentaires pour rectifier les niveaux de financement inéquitables documentés dans l’EPN.

[…]

[…] En outre, pendant qu’il répare les effets des pensionnats, le Canada se doit de prendre les mesures nécessaires pour garantir que l’on corrige les anciennes politiques de financement, qui ne visaient que les enfants retirés de leurs foyers.

[…] AANC est au fait du problème depuis des années. On lui a présenté des preuves de cette discrimination en juin 2000, avec les deux rapports Wen:de produits en août et en octobre 2005, respectivement. Ces rapports ont été suivis du rapport sur l’Étude canadienne sur l’incidence des signalements […], en juin 2006.

[61] Au vu des extraits reproduits ci‑dessus, la formation conclut que la plainte mentionne clairement qu’AANC a été mis au courant de la discrimination alléguée — laquelle est désormais établie — dès la publication de l’Examen conjoint des politiques nationales, en 2000 (l’« EPN de 2000 »).

[62] La Société de soutien fait d’ailleurs expressément mention de l’EPN de 2000 dans son exposé des précisions, aux paragraphes 14, 15, 20 et 21, qui se lisent ainsi :

[traduction]

14. De plus, le Tribunal aura la possibilité d’entendre les témoins des plaignantes à l’appui de chacun des faits suivants :

i) Les plaignantes, de concert avec le Canada, ont participé à une série d’études d’expert7 qui visaient à examiner la nature de la différence de traitement, dans les réserves et en dehors de celles‑ci, de la prestation des services de bien-être à l’enfance et de protection de l’enfance prévus par la loi, de même qu’à produire des recommandations sur la manière d’améliorer les structures, les politiques et les formules de financement actuelles du Canada;

ii) Les conclusions des études d’expert confirment la différence de traitement qui découle des structures, des politiques et des pratiques de financement en vigueur, et qui s’exerce au grand détriment des enfants et des familles des Premières Nations inscrites vivant habituellement dans une réserve;

iii) La réponse du Canada, sans l’appui d’analyses et d’opinions d’experts, présentait des stratégies qui ne permettaient pas de corriger les inégalités8. Dans des rapports distincts et indépendants des vérificateurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique, datés de mai 2008, ainsi que dans le récent rapport de mars 2009 du Comité permanent des comptes publics9, on concluait que la réponse du Canada ne remédiait pas aux inégalités;

iv) Le Canada a commandé de façon indépendante des études qui sont arrivées à la même conclusion10 que celle des plaignantes au sujet des inégalités;

v) Le Canada n’a communiqué à la Commission canadienne des droits de la personne aucun document factuel pour contredire les allégations d’actes discriminatoires soulevées dans la plainte;

vi) Le Canada a reconnu que les pratiques et la structure de financement actuelles contribuent à faire augmenter de manière disproportionnée le nombre d’enfants des Premières Nations inscrits qui sont pris en charge par les services de protection et de bien-être à l’enfance et à faire en sorte que les organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations sont incapables de s’acquitter des responsabilités que la loi leur impose11.

15. La Commission canadienne des droits de la personne a demandé l’instruction de la plainte. Cette instruction est nécessaire, car il faut d’abord parvenir à des conclusions de fait pour pouvoir ensuite trancher les questions d’ordre juridique.

7 Les études comprennent le « Joint National Policy Review‑Final Report » de juin 2000, ainsi qu’une série de trois rapports : « Bridging Econometrics and First Nations Child and Family Service Agency Funding » (2004); « Wen:de We Are Coming to the Light of Day » (2005) et « Wen:de The Journey Continues » (2005).

[…]

20. La preuve démontrera que les besoins des organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations et ceux des enfants et des familles que ces organismes servent ne sont certes pas inférieurs18 aux besoins des enfants et des familles qui vivent en dehors des réserves et à ceux des organismes qui les servent; d’où la mesure de réparation demandée.

18 Les plaignantes se fondent à cet égard sur le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones.

 

Réparations demandées

21. L’audience devant le Tribunal a pour objet d’établir le fondement de la plainte déposée auprès de la Commission et d’obtenir, à l’encontre des autorités fédérales, une ordonnance :

1) exigeant, en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, la cessation immédiate des inégalités de financement décrites ci‑dessus;

2) exigeant, en vertu de l’alinéa 53(2)a) et en vue de remédier aux actes discriminatoires :

a) l’application du principe de Jordan aux programmes du gouvernement fédéral qui ont une incidence sur les enfants, et dont la mise en œuvre devra être approuvée par la Commission canadienne des droits de la personne au titre de l’article 17;

b) l’adoption de l’ensemble des formules de financement (actualisées en fonction des valeurs de 2009) et des recommandations de principe contenues dans le document « Wen:de The Journey Continues [:] The National Policy Review on First Nations Child et Family Services Research Project Phase 3 », dont la mise en œuvre devra elle aussi être approuvée par la Commission canadienne des droits de la personne au titre de l’article 17;

[…]

a) à titre d’indemnisation, sous réserve des limites prévues aux alinéas 53(2)e) et 53(2)f,) pour chaque membre d’une Première Nation qui a été retiré de chez lui et pris en charge depuis 198919 et qui a de ce fait subi un préjudice moral;

19 Comme il ressortira de la preuve produite à l’audience, le Canada a introduit en 1989 la formule de financement appelée « Directive 20‑1, chapitre 5 ».

[63] L’EPN fait partie de la preuve soumise au Tribunal (voir Joint National Policy review, pièce HR‑1, onglet 3 : Dr. Rose‑Alma J. MacDonald & Dr. Peter Ladd et al., First Nations Child and Family Services Joint National Policy Review Final Report (Ottawa: Assemblée des Premières Nations et ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, 2000)). De la même façon, le Tribunal s’est déjà prononcé à de nombreuses reprises sur le contenu de l’EPN de 2000 (voir, par exemple, la Décision sur le bien-fondé de la plainte, aux paragraphes 150 à 154, 216, 224, 257, 260, 262 et 264). Plus précisément, la formation a conclu qu’aux fins de la présente affaire, l’EPN et les rapports Wen:de constituaient des éléments de preuve hautement pertinents et fiables :

[…] Il s’agit d’études du Programme des SEFPN commandées conjointement par AADNC et l’APN. On y a eu recours à une méthodologie rigoureuse et à une analyse approfondie de la Directive 20‑1, ainsi qu’à des consultations préalables auprès de divers intervenants. Le Tribunal accepte les conclusions de ces rapports. Rien n’indique qu’AADNC ait remis en question les conclusions de ces rapports avant la présente plainte. Au contraire, tout donne à penser qu’AADNC s’est en fait fondé sur ces rapports pour modifier le Programme des SEFPN.

(Décision sur le bien-fondé de la plainte, au paragraphe 257.)

[64] De plus, dans la Décision sur l’indemnisation, la formation a déclaré ce qui suit :

[…] Le Canada était au courant de la discrimination et de certaines de ses graves conséquences sur les enfants des Premières Nations et leurs familles. Le Canada a été mis au courant par l’EPN en 2000, et encore plus en 2005, grâce à sa participation au rapport WEN:DE et à sa connaissance de celui‑ci. Le Canada n’a pris aucune mesure suffisante pour remédier à la discrimination jusqu’à ce que le Tribunal ne rende ses ordonnances. Comme la formation l’a déjà constaté dans des décisions antérieures, le Canada s’est concentré sur des considérations financières plutôt que sur l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations et le respect de leurs droits de la personne au Canada.

(Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 231, non souligné dans l’original; voir aussi les paragraphes 156, 162 et 170.)

[65] Les extraits qui précèdent confirment qu’il ressort manifestement de la demande, de la preuve et des conclusions du Tribunal que la discrimination existait dès 2000.

[66] Qui plus est, la preuve soumise au Tribunal a permis de démontrer que le Canada était déjà au courant de la discrimination en 1996 à la lumière des conclusions du rapport de 1996 de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), lequel a été versé au dossier de preuve du Tribunal et fait partie intégrante de la plainte, de la preuve soumise au Tribunal et des conclusions tirées par celui-ci (voir les précédents extraits de la plainte ainsi que la Décision sur l’indemnisation, aux paragraphes 1, 168 et 169).

[67] En outre, l’argument du PGC, selon lequel les deux recours collectifs engagés devant la Cour fédérale sont susceptibles de donner lieu à une indemnité pour les enfants déjà pris en charge avant le 1er janvier 2006, est hypothétique et peu convaincant. Ces recours collectifs n’ont pas encore été autorisés, et on ne saurait dire si le Canada se montrera favorable à la demande d’autorisation. Comme on en est aux tout premiers stades des procédures, cet argument est préoccupant, car il suppose des délais supplémentaires pour les victimes de la discrimination raciale exercée par le Canada.

[68] Par ailleurs, un processus d’indemnisation qui se déroule sous le régime de la LCDP diffère d’un processus d’indemnisation qui s’inscrit dans le contexte d’un recours collectif intenté devant une cour.

[69] La formation a en outre indiqué ce qui suit au paragraphe 188 de la Décision sur l’indemnisation :

Le modèle de la LCDP est fondé sur une approche des droits de la personne qui est à la fois téléologique et libérale, et qui vise à redresser les torts causés aux victimes d’actes discriminatoires, que ces actes soient considérés comme systémiques ou non (voir l’alinéa 50(3)c) de la LCDP).

[70] Ajoutons que la formation a déjà souligné le contexte crucial de la présente affaire, soit le retrait massif d’enfants de leurs Premières Nations respectives, auquel s’ajoutent « les aspects non pratiques et le risque de victimiser à nouveau les enfants [qui] l’emportent sur les difficultés que comporte l’établissement d’un processus visant à indemniser l’ensemble des victimes et survivants sur le besoin que la preuve comporte le témoignage d’enfants sur les sentiments qu’a provoqués chez eux la séparation d’avec leur famille et leur communauté » (Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 189).

[71] Enfin, en ce qui a trait à la présente question, tous les éléments qui précèdent militent en faveur d’une ordonnance accordant une indemnité aux enfants des Premières Nations vivant dans une réserve et au Yukon qui ont été pris en charge le 1er janvier 2006 ou avant cette date et qui étaient encore pris en charge à cette date, de même qu’à leurs parents ou grands-parents qui se sont occupés d’eux. La formation en convient avec la Société de soutien et l’APN : ces enfants et leurs pourvoyeurs de soins ont subi les mêmes préjudices, ancrés exactement dans la même série de faits ayant amené le Tribunal à conclure à la discrimination, que les enfants qui ont été pris en charge après le 1er janvier 2006.

[72] Enfin, le PGC a indiqué avoir annoncé qu’il indemniserait les enfants lésés par le sous-financement discriminatoire constaté dans la Décision sur le bien‑fondé de la plainte, même dans les cas où les enfants concernés ne sont pas visés par la portée de la plainte et où un recours collectif serait un moyen approprié de les indemniser. La formation croit que cette importante reconnaissance du fait que les enfants des Premières Nations seront indemnisés vient appuyer la demande de la Société de soutien et de l’APN. En outre, dans ses observations, au paragraphe 11 de la page 3, la Société de soutien fait référence à la motion du 11 décembre 2019 adoptée à l’unanimité par la Chambre des communes, et dont le libellé est le suivant :

Que la Chambre demande au gouvernement de respecter la décision historique du Tribunal canadien des droits de la personne ordonnant de mettre fin à la discrimination envers les enfants des Premières Nations, notamment :

a) en se conformant entièrement à l’ensemble des ordonnances faites par le Tribunal canadien des droits de la personne et en veillant à ce que les enfants et les membres de leur famille n’aient pas à rendre témoignage de leurs traumatismes devant les tribunaux;

b) en mettant en œuvre, pour les années à venir, un plan de financement prescrit par la loi qui mettra fin aux insuffisances systémiques des services de bien-être aux enfants des Premières Nations.

(Canada, Parlement, Débats de la Chambre des communes, 43e législature, 1re session, vol. 149, no 5 (11 décembre 2019), à la p. 279 [Motion 296])

[73] Compte tenu de ce qui précède, il est surprenant que le PGC s’oppose maintenant à cette idée.

H. Ordonnances

[74] La formation se fonde sur l’ordonnance qu’elle a rendue dans sa Décision sur l’indemnisation (2019 TCDP 39) et lui ajoute celles qui suivent :

[75] La formation ordonne au Canada de payer une indemnité (de 20 000 $) au titre du préjudice moral visé à l’alinéa 53(2)e), de même qu’une indemnité (de 20 000 $) au titre des actes délibérés ou inconsidérés visés au paragraphe 53(3), aux enfants des Premières nations vivant dans une réserve ou au Yukon et qui ont été retirés de leurs foyers et pris en charge, pour des motifs ouvrant droit à indemnisation, le 1er janvier 2006 ou avant cette date et qui étaient encore pris en charge à cette date, conformément à l’ordonnance que le Tribunal a rendue dans sa Décision sur l’indemnisation.

[76] La formation ordonne également au Canada de payer une indemnité (de 20 000 $) au titre du préjudice moral visé à l’alinéa 53(2)e), de même qu’une indemnité (de 20 000 $) au titre des actes délibérés ou inconsidérés visés au paragraphe 53(3), aux membres des Premières Nations vivant dans une réserve ou au Yukon, et qui sont les parents ou les grands-parents d’enfants de Premières Nations vivant eux aussi dans une réserve ou au Yukon et ayant été retirés de leurs foyers et pris en charge, pour des motifs ouvrant droit à indemnisation, le 1er janvier 2006 ou avant cette date et qui étaient encore pris en charge à cette date, conformément à l’ordonnance que le Tribunal a rendue dans sa Décision sur l’indemnisation.

IV. Question 3) L’indemnité devrait-elle être payée à la succession de personnes décédées qui auraient été admissibles?

[77] Décision : Oui.

A. Position de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

[78] La Société de soutien fait valoir que la stratégie adoptée par le PGC a causé d’importants retards procéduraux dans la présente affaire. De plus, le fait de refuser de verser l’indemnité à la succession de toute victime de discrimination décédée depuis que la plainte a été engagée reviendrait à permettre au Canada de tirer indûment profit de ces délais. Mais, plus important encore, la Société de soutien allègue que des centaines d’enfants victimes sont décédés alors qu’ils étaient pris en charge depuis que la plainte a été déposée.

[79] De façon significative, le Canada ne devrait pas tirer un avantage financier du fait que des enfants, des jeunes et des membres de leurs familles sont décédés en attendant que cesse la discrimination exercée par le Canada. Cela est d’autant plus vrai que, comme le Tribunal l’a conclu, cette discrimination a un caractère délibéré, inconsidéré et continu dans le cas du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. La Société de soutien ajoute que l’indemnisation prévue par la LCDP vise notamment à éliminer les motivations économiques pouvant inciter à la discrimination en veillant à ce que les économies réalisées par les intimées grâce à leurs actes discriminatoires soient, dans une certaine mesure, restituées aux victimes. En fait, permettre au Canada de tirer financièrement profit des retards dont il est lui‑même responsable pourrait créer un dangereux précédent et encourager d’autres intimés à retarder des procédures à l’avenir, si un groupe ou une personne particulièrement vulnérable venait à déposer une plainte.

[80] Outre la jurisprudence que la Commission a citée et un certain nombre d’autres décisions provinciales, la Société de soutien invoque une affaire ontarienne remontant à 2003 : Clark v. Toshack Brothers (Prescott) Ltd., 2003 HRTO 27. Dans cette décision, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a fait sienne une analyse raisonnée semblable à celle suivie par le Tribunal dans l’affaire Stevenson c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2001 CanLII 38288 (TCDP) [Stevenson], et selon laquelle le double objet consistant à servir des intérêts publics et des intérêts privés militait en faveur de permettre finalement que l’instance se poursuive après le décès d’un plaignant.

[81] Qui plus est, le 3 mars 2020, la formation a signalé aux parties une affaire portant sur cette même question (Commission des droits de la personne c. Bradette Gauthier, 2010 QCTDP 10 [Gauthier]), et leur a demandé de lui faire part de leurs commentaires. Dans la décision Gauthier, le Tribunal des droits de la personne du Québec avait accordé des mesures de réparation pour des actes discriminatoires aux enfants d’un plaignant qui était décédé avant qu’une décision ne soit rendue dans sa cause.

[82] La Société de soutien fait siennes les observations que la Commission a formulées dans la décision Gauthier.

[83] En ce qui a trait à l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10 [Hislop], la Société de soutien reconnaît que les dommages-intérêts accordés en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») ne survivent généralement pas au décès d’un demandeur. Mais cela ne signifie pas que l’on doive transposer une telle approche à des affaires relevant de la LCDP, dit-elle, en attirant l’attention sur la différence de libellé entre le paragraphe 24(1) de la Charte et l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP, de même que sur la divergence entre leurs objectifs législatifs fondamentaux. À l’appui de sa position, elle cite des commentaires tirés de la doctrine qui font valoir que la rencontre entre le régime constitutionnel de droits à l’égalité et un régime législatif de droits de la personne devrait avoir pour seul effet d’enrichir la jurisprudence sur le droit à l’égalité, et non de miner les objectifs législatifs de l’un ou l’autre.

[84] La Société de soutien invoque le cas de plusieurs personnes qui auraient été admissibles à l’indemnité conformément à la Décision sur l’indemnisation, mais qui sont décédées depuis. Selon elle, ces cas démontrent l’injustice qu’entraînerait le fait de permettre au Canada de profiter concrètement (grâce aux économies réalisées) du décès de ces personnes.

[85] Enfin, la Société de soutien invoque aussi un argument subsidiaire, à savoir que le Tribunal, en tant que « maître dans sa propre maison », a le pouvoir, selon la loi, d’antidater ses ordonnances. Elle présente à cette fin diverses dates possibles auxquelles l’ordonnance pourrait être antidatée, soit, par exemple : la date à laquelle la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal; la date prévue à l’origine pour l’audience finale sur le bien-fondé de la plainte; la date réelle de l’audience finale sur le bien-fondé de la plainte; la date de publication de la décision sur le bien-fondé de la plainte; la date finale de l’audience relative à l’indemnisation ou la date de publication de la décision sur l’indemnisation.

[86] La Société de soutien fait valoir que, dans un scénario où le Tribunal opterait pour la formulation d’une règle du type Hislop, la date la plus antérieure possible serait la plus juste.

B. Position de l’Assemblée des Premières Nations

[87] La position de l’APN sur cette question est elle aussi que, dans le cas d’une personne admissible qui décède avant de recevoir une indemnité, cette indemnité devrait aller à sa succession. L’APN se fonde sur les mêmes décisions que celles citées par la Commission et la Société de soutien, et souligne que les arrêts Hislop, British Columbia v. Gregoire, 2005 BCCA 585 [Gregoire] et Giacomelli Estate v. Canada (Attorney General), 2008 ONCA 346 [Giacomelli], bien qu’ils aient été appliqués dans plusieurs contextes, ne permettent pas de trancher la question qui nous occupe. Elle évoque plusieurs affaires contemporaines — dont la récente décision provisoire Pankoff v. St. Thomas (City), 2019 HRTO 993, dans laquelle il était question d’un plaignant décédé qui avait allégué être victime de discrimination dans le contexte de services gouvernementaux —, à l’appui de l’argument voulant que le droit sur cette question ne soit pas fixé.

[88] L’APN a fourni des observations détaillées sur l’affaire ontarienne Morrison v. Ontario Speed Skating Association, 2010 HRTO 1058 [Morrison], que la Commission a invoquée elle aussi. Dans cette affaire, le demandeur avait déposé une plainte pour discrimination en matière d’emploi, mais il était décédé peu après. L’intimée avait déposé une requête en rejet, en citant les arrêts Gregoire, Hislop et Giacomelli à l’appui. Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO) avait conclu que les principes de common law relatifs à l’arrêt de la procédure en cas de décès ne s’appliquaient pas aux demandes présentées sous le régime du Code des droits de la personne, LRO 1990, chap. H.19. Selon l’APN, le TDPO avait distingué l’arrêt Gregoire et les affaires fondées sur la Charte de celle dont il était saisi, car il s’agissait d’une relation d’emploi dans le secteur privé. Cependant, au paragraphe 31, il avait expressément laissé en suspens la question de savoir si l’arrêt Gregoire avait valeur de précédent pour d’autres affaires semblables concernant des services gouvernementaux dans le contexte des droits de la personne :

[traduction]

L’arrêt Gregoire lui-même se distingue aussi de l’espèce. Même si Gregoire et la présente demande concernent tous deux des allégations de violation de lois provinciales sur les droits de la personne, Gregoire mettait en cause une allégation selon laquelle le gouvernement provincial avait porté atteinte au droit du demandeur d’être à l’abri de toute discrimination fondée sur la déficience, au sens du Human Rights Code de la Colombie-Britannique, en omettant de fournir des services de supervision, de traitement et de consultation appropriés. Il s’agissait d’une action intentée contre le gouvernement relativement à la fourniture de prestations gouvernementales ou de services gouvernementaux. Par contraste, la demande dont je suis saisi a trait à une allégation de discrimination de la part d’un employeur du secteur privé. Il n’est nul besoin que je décide en l’espèce si Gregoire est un précédent contraignant dans le contexte d’une demande visant des prestations et des services du gouvernement, car le présent recours ne met pas en cause une telle demande.

[89] L’APN reprend également à son compte les observations de la Commission sur l’arrêt Gauthier, tout en ajoutant plusieurs observations supplémentaires de son cru. Premièrement, elle fait remarquer que la Charte québécoise ne renferme aucune disposition qui donnerait à penser que la victime de discrimination doit être en vie pour pouvoir être indemnisée. Deuxièmement, elle laisse entendre qu’il y a des parallèles à faire, sur le plan de la vulnérabilité et de l’exploitation, entre les victimes de discrimination dont il était question dans l’arrêt Gauthier (les résidents d’une résidence pour personnes âgées) et la présente affaire (des enfants des Premières Nations). De plus, elle fait valoir que le paiement d’une indemnité aux enfants de la victime, dans l’arrêt Gauthier, était une mesure appropriée dans le contexte. Étant donné que, en l’espèce, un grand nombre des victimes étaient elles-mêmes des enfants et n’avaient peut-être pas encore eu d’héritiers, l’octroi d’une indemnité à leur succession serait une option plus appropriée.

[90] Enfin, l’APN soutient que, si une personne décède, il devrait quand même être possible de transmettre l’indemnité à sa succession.

C. Position de la Commission canadienne des droits de la personne

[91] La Commission a fait part d’observations détaillées sur la question du versement de l’indemnité à la succession d’une personne. Ces observations sont précédées d’un rappel voulant que, selon la Commission, le déroulement de la présente affaire a été interrompu par de multiples et longs retards, souvent causés par le Canada, et qu’il était malheureusement inévitable que certaines personnes décèdent avant l’étape des mesures de réparation.

[92] La Commission fait valoir que la jurisprudence du Tribunal est favorable au fait de payer une indemnité à une succession, tout comme l’est une interprétation téléologique des pouvoirs de réparation du Tribunal en vertu de la Loi. La décision sur requête du Tribunal dans l’affaire Stevenson est invoquée comme la seule occasion où le Tribunal a traité de la question du décès d’un plaignant.

[93] Dans cette affaire, la demande avait été réglée en principe, mais le plaignant était décédé avant que le règlement ne soit finalisé. Le Tribunal a déclaré, dans la décision Stevenson, que la plainte pouvait suivre son cours, mais il n’a rendu aucune décision explicite quant à savoir si des mesures de réparation pour préjudice moral ou pour acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré pouvaient aussi être accordées à la succession du plaignant. La Commission signale que le Tribunal, dans la décision sur requête rendue dans l’affaire Stevenson, avait cité l’affaire Barber v. Sears Canada Inc. (No 2), (1993) 22 C.H.R.R. D/409 (Commission d’enquête de l’Ontario) [Barber]. L’affaire Barber était aussi une décision sur requête préliminaire dans laquelle la Commission avait conclu qu’elle pouvait donner suite à une plainte même si le plaignant était décédé après le dépôt de celle-ci. Dans la décision sur le bien-fondé qu’elle avait rendue par la suite, la Commission avait conclu à l’existence d’une discrimination et ordonné à l’intimée de payer des dommages-intérêts généraux à la succession de la plaignante. La Commission fait remarquer que, dans deux autres instances introduites vers la même époque devant un tribunal provincial, à savoir Allum v. Hollyburn Properties Management Inc. (1991), 15 C.H.R.R. D/171 et Baptiste v. Napanee and District Rod and Gun Club (1993), 19 C.H.R.R. D/24, on avait accordé de la même façon des mesures de réparation à des successions.

[94] La Commission ajoute que deux considérations de principe supplémentaires militent en faveur d’un versement à une succession. Premièrement, le fait de refuser un tel paiement à la succession pourrait inciter pernicieusement des intimés à retarder le déroulement d’une affaire, ce qui est contraire à l’exigence énoncée au paragraphe 48.9(1) de la LCDP, à savoir que les audiences doivent se dérouler « sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ». Deuxièmement, la Commission souligne que la séparation des membres des familles a souvent des effets intergénérationnels, de sorte qu’il est d’autant plus important que les paiements soient transmis à la succession afin de profiter aux héritiers des victimes d’actes discriminatoires.

[95] En plus de l’analyse qui précède au sujet de la loi constitutive et de la jurisprudence du Tribunal, la Commission a fourni des observations sur des affaires instruites par d’autres autorités dans lesquelles des tribunaux des droits de la personne avaient pris en considération l’effet du décès d’un plaignant sur la survie d’une instance ou de mesures de réparation.

[96] Ainsi, dans l’arrêt Gregoire, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique avait établi une distinction avec la décision Stevenson du TCDP, pour conclure que la succession d’un plaignant décédé n’était pas une [traduction] « personne » au sens du Code de la Colombie-Britannique (qui, signale la Commission, est libellé différemment de la loi fédérale). Cette affaire, soutient la Commission, peut et devrait être distinguée de l’espèce.

[97] Quant à l’arrêt Hislop, la Commission souligne qu’il y a lieu de l’interpréter dans son contexte, et qu’il n’a jamais été censé énoncer une règle absolue. La Cour d’appel du Manitoba a d’ailleurs tenu des propos similaires, en signalant que la Cour suprême du Canada avait refusé de faire une déclaration générale et claire selon laquelle le droit à une réparation pour une violation de la Charte s’éteignait au décès (voir l’arrêt Grant v. Winnipeg Regional Health Authority et al., 2015 MBCA 44). La Commission fait observer que les faits, dans l’affaire Hislop, étaient différents : dans cette affaire, les personnes dont la succession cherchait à poursuivre les demandes fondées sur le droit à l’égalité étaient décédées avant l’adoption de la loi qui les excluait, selon elles, de manière discriminatoire. Contrairement à la présente affaire, ces personnes n’étaient pas en vie au moment de la violation des droits. La Commission fait donc valoir la nécessité de différencier l’arrêt Hislop de la présente affaire, en fonction du contexte factuel ainsi que des libellés des régimes législatifs distincts.

[98] La Commission cite également des décisions en matière de droits de la personne qui ont été rendues dans diverses provinces (Manitoba, Nouvelle‑Écosse, Alberta et Ontario), et qui ont donné lieu à des résultats différents. Bien qu’elles ne lient pas le Tribunal, ces décisions sont assez convaincantes. Parmi elles, mentionnons l’affaire Morrison, où le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a suivi le raisonnement de l’arrêt Stevenson et établi une distinction avec les arrêts Gregoire et Hislop.

[99] Pour ce qui est de la décision Gauthier mise de l’avant par la formation, la Commission considère qu’elle étaye généralement l’approche d’indemnisation des successions qu’elle propose en l’espèce. Elle fait toutefois remarquer que, dans l’affaire Gauthier, les paiements avaient été versés aux ayants droit plutôt qu’à la succession. Or, dans la présente affaire, où il n’est peut‑être pas possible de déterminer les bons bénéficiaires dès le début d’un processus d’indemnisation, des paiements à la succession conviendraient davantage. La décision peut en outre être distinguée de l’espèce par le fait que les intimées n’ont pas assisté à l’audience ni formulé d’observations à propos des mesures de réparation appropriées. En outre, il est difficile de savoir quand exactement le plaignant est décédé, ce qui complique une analyse fondée sur l’arrêt Hislop. Et, enfin, la décision est convaincante plutôt qu’exécutoire, car elle émane d’un organisme provincial assujetti à un texte législatif différent.

D. Position des Chefs de l’Ontario

[100] Les Chefs de l’Ontario n’ont pas pris position sur la question.

E. Position de la Nation Nishnawbe Aski

[101] La NNA a fait siennes les observations de la Société de soutien sur la question.

[102] Le PGC invoque l’affaire Hislop à l’appui de la thèse selon laquelle la succession d’une personne n’est pas, au sens de la loi, une entité juridique susceptible d’être victime de discrimination (voir les paragraphes 72 et 73). L’affaire Hislop, qui faisait intervenir la Charte, concernait le traitement discriminatoire réservé aux conjoints de même sexe selon les règles du Régime de pensions du Canada portant sur la pension de survivant. La Cour avait conçu une approche selon laquelle la succession de tout membre du groupe qui était vivant le jour où les plaidoiries de l’audience initiale ont pris fin pouvait bénéficier du jugement.

  • [105]Les faits et le contexte particuliers de la présente affaire, de même que l’objectif et l’objet de la LCDP, constituent le point de départ de l’analyse de la formation (Décision sur l’indemnisation, aux paragraphes 94 à 97 et 132) : « L’analyse juridique appropriée doit être réalisée de manière équitable, large et libérale; elle doit favoriser la réalisation de l’objectif de la Loi et tenir compte de la nécessité de faire respecter les droits de la personne que celle‑ci vise à protéger. […] [O]n ne doit pas chercher des moyens de minimiser ces droits et d’en affaiblir l’effet voulu. » (Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 135).

  • [106]De plus, dans la Décision sur l’indemnisation, la formation s’est fondée sur un extrait précis de l’arrêt de la Cour suprême CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façon à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu’offre la Loi d’interprétation fédérale lorsqu’elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (voir CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 RCS 1114, p. 1134) cité dans 2015 TCDP 14, au par. 13).

(Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 133.)

  • [107]La formation souscrit également au raisonnement exposé dans l’arrêt Canada (Attorney General) v. Morgan, [1992] 2 CF 401 (FCA), au paragraphe 49, où le juge MacGuinan (dissident à d’autres égards) a écrit : [traduction] « Il y a lieu de se garder d’une analogie trop stricte avec la responsabilité délictuelle ou contractuelle dans le domaine des droits de la personne, puisqu’il n’est pas question d’une action en common law, mais plutôt d’une mesure de réparation juridique à caractère unique. »

  • [108]Par ailleurs, la formation souscrit à la position de la Société de soutien selon laquelle le fait d’indemniser une succession concorde avec les objectifs réparateurs de la LCDP et que les dispositions législatives sur les droits de la personne, d’après la Cour suprême du Canada, ne doivent être restreintes ou interprétées de manière atténuée que dans les cas les plus clairs d’une intention expresse du législateur.

  • [109]Sur ce point, la Cour suprême du Canada a statué que les tribunaux des droits de la personne et les tribunaux judiciaires ne pouvaient restreindre le sens des termes employés dans les lois sur les droits de la personne qui sont conçues pour favoriser les objets quasi constitutionnels de la LCDP : « [L]a Loi canadienne sur les droits de la personne est un texte quasi constitutionnel, qui commande que toute exception à son application soit énoncée clairement » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, au paragraphe 81).

  • [110]Qui plus est, la question du pouvoir du Tribunal, sous le régime de la LCDP, de trancher une plainte après le décès du plaignant a déjà été analysée par l’ancien vice‑président du Tribunal, Grant Sinclair (tel était alors son titre), dans la décision Stevenson. Le Tribunal a souligné que le fait d’interdire à la succession d’une victime de poursuivre une demande aurait pour effet d’entraîner l’extinction de tous les intérêts de la victime, y compris le très important intérêt public (voir Stevenson, au paragraphe 32). Aux paragraphes 23 à 35 de la décision Stevenson, le Tribunal a également conclu :

[23] Essentiellement, le CN prétend que ce principe de common law s'applique en l'espèce et que la plainte est annulée par suite du décès du plaignant. Aucune disposition de la Loi ou de toute autre loi pertinente ni aucune interprétation libérale de la Loi n'autorise une succession ou un représentant successoral à maintenir la plainte devant le Tribunal.

[24] Le point de départ est la Loi, qu'il faut lire en gardant à l'esprit sa nature et son objet. Selon l'article 2, la Loi a pour objet de donner effet au principe de l'égalité des chances individuelles en éliminant la discrimination odieuse. On ne doit pas aborder ce mandat en faisant montre d'étroitesse d'esprit ou de rigueur absolue. On doit plutôt l'interpréter de façon générale et libérale afin d'optimiser l'atteinte des objectifs de la Loi(2).

[25] L'examen de l'article 2 et des autres dispositions pertinentes de la Loi démontre que celle‑ci ne vise pas strictement à protéger les droits individuels; en effet, la Loi sert aussi l'intérêt du grand public en favorisant l'élimination de la discrimination.

[26] L'article 40 de la Loi permet à un individu ou un groupe d'individus qui estiment avoir été victimes de discrimination de déposer une plainte devant la Commission. Il n'est pas nécessaire que les instigateurs soient les victimes du présumé acte discriminatoire. La Commission peut elle-même prendre l'initiative d'une plainte en vertu du paragraphe 40(3) de la Loi.

[27] En outre, le paragraphe 50(1) reconnaît qu'il peut y avoir des intéressés. Le Tribunal a souvent accordé à des intéressés la qualité d'intervenant lors d'une audience.

[28] La Commission participe à l'audience. Elle ne comparaît pas alors devant le Tribunal à titre de représentante du plaignant, mais plutôt comme représentante de l'intérêt public (article 51).

[29] De plus, la Commission joue un rôle de filtre de par les pouvoirs discrétionnaires que lui confèrent le paragraphe 40(2) et l'article 41 de la Loi. Dans l'exercice de ces pouvoirs discrétionnaires, la Commission peut déterminer s'il est opportun d'instruire une plainte.

[30] Les mesures de redressement prévues par la Loi corrobore[nt] le fait que la Loi a une vaste portée et va au‑delà des intérêts du plaignant. Par conséquent, selon le paragraphe 53(2), le Tribunal peut non seulement indemniser le plaignant, mais aussi :

- rendre une ordonnance d'interdiction à l'encontre de l'auteur de l'acte discriminatoire;

- ordonner à cette personne de prendre ou d'adopter, de concert avec la Commission, des mesures visant à prévenir des actes semblables, notamment en mettant en œuvre un programme spécial en vertu du paragraphe 16 (1) de la Loi ou en présentant une demande d'approbation aux termes de l'article 17 de la Loi.

[31] À mon avis, eu égard au régime de la Loi, il faut conclure qu'une plainte relative aux droits de la personne déposée en vertu de la Loi n'est pas de par sa nature assimilable à une action intentée selon le principe de droit actio personalis. La Loi vise à éliminer la discrimination au Canada et non à résoudre des différends entre individus.

[32] Si le CN obtient gain de cause, le décès du plaignant aura pour effet d'éteindre non seulement les intérêts du plaignant, mais aussi tous les autres intérêts en cause, y compris le très important intérêt public.

[33] La maxime actio personalis, dont l'origine remonte à l'époque médiévale et dont le caractère anachronique est illustré par le fait que la règle a été abolie en Angleterre et dans les provinces canadiennes de common law(3), devrait-elle avoir priorité sur le but et les objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne? Je ne crois pas.

[34] L'avocat a cité de nombreuses sources. À mon avis, l'affaire la plus pertinente est Barber c. Sears Canada Inc. (no 2)(4). Cette affaire corrobore la conclusion voulant que, si l'on tient compte de considérations liées à l'intérêt public, on ne devrait pas suspendre l'instruction d'une plainte relative aux droits de la personne en raison du décès du plaignant.

[35] Eu égard aux motifs énoncés ci‑dessus, je conclus que la maxime actio personalis ne s'applique pas, et ne devrait pas, s'appliquer à une plainte relative aux droits de la personne déposée en vertu de la Loi et qu'on ne devrait pas suspendre la présente instance pour ce motif.

  • [111]La formation souscrit au raisonnement de Stevenson qui précède et conclut qu’il s’applique à la présente affaire.

  • [112]Par ailleurs, le TDPO a déjà adopté une analyse raisonnée semblable à celle exposée par le Tribunal dans la décision Stevenson, en déclarant que le décès d’un plaignant ne mettait pas fin à une instance engagée en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario et n’abolissait pas la compétence du TDPO pour ce qui est d’instruire la plainte. En fait, le double objet de servir des intérêts publics et des intérêts privés militait en faveur d’autoriser la poursuite de l’instance après le décès du plaignant. (Voir la décision Clark v. Toshack Brothers (Prescott) Ltd., 2003 HRTO 27, aux paragraphes 13 et 14).

  • [113]Bien qu’il ne soit pas lié par la décision du TDPO, le Tribunal conclut que, vu la nature de son analyse, le raisonnement du tribunal ontarien est convaincant en l’espèce.

  • [114]Cependant, dans la décision Stevenson, la question d’accorder des indemnités aux successions de plaignants ou de victimes relativement à un préjudice moral ou à un acte délibéré ou inconsidéré, au sens de la LCDP, n’a pas été tranchée.

  • [115]Néanmoins, dans la décision Stevenson, le Tribunal s’est fondé sur une affaire intéressante, celle de la décision Barber, de la Commission d’enquête de l’Ontario, où cette dernière a conclu qu’un intérêt public était certainement directement touché par le règlement de l’affaire. Cet intérêt n’expirait pas au décès du plaignant.

  • [116]Fait plus important ici, dans la décision ultérieure sur le fond de la plainte, la Commission d’enquête a conclu à l’existence d’une discrimination et a ordonné à l’intimé de payer des dommages-intérêts généraux de 1 000 $ à la succession de la plaignante [traduction] « […] à titre d’indemnisation pour la perte de la dignité de Mme Barber par suite de la violation » (voir la décision Barber, au paragraphe 18 (C.E.O.), et Barber c. Sears Canada Inc. (no 3), (1994), 22 C.H.R.R. D/415, au paragraphe 98 (C.E. Ont.)). Bien que le jugement rendu dans cette affaire ne lie pas non plus le Tribunal, la formation souscrit au raisonnement qui y est exposé. Ce raisonnement concorde avec l’objectif et l’objet de la LCDP, et il s’applique également à la présente affaire.

  • [117]La formation est d’avis qu’advenant qu’une question se pose au sujet de la LCDP, la meilleure référence à consulter serait la Loi elle-même, ainsi que la jurisprudence qui l’interprète et celle qui se rapproche de l’affaire qui nous occupe.

  • [118]Le PGC se fonde sur l’arrêt Hislop à l’appui de sa position selon laquelle seule la succession des personnes qui étaient en vie à la date où l’audience relative à la décision initiale sur le bien-fondé de la discrimination a pris fin (soit le 24 octobre 2014) devrait avoir droit à une indemnité.

  • [119]Par ailleurs, le PGC soutient que la Cour suprême du Canada a déjà déterminé qu’une succession n’était rien de plus que l’ensemble des éléments de passif et d’actif d’un défunt. Il ne s’agit pas d’une personne physique, et il est impossible de porter atteinte à sa dignité.

  • [120]Ce qu’affirme le PGC est vrai, mais il est utile d’examiner de plus près l’analyse que la Cour suprême a faite et les mots qu’elle a choisis. La Cour réitère de plus un principe crucial qu’il convient d’appliquer systématiquement : l’importance du contexte particulier de l’affaire. Dans l’arrêt Hislop, ce contexte particulier est que, comme l’a fait valoir avec raison la Commission, l’une des questions en litige consistait à savoir si un délai de prescription prévu par le Régime de pensions du Canada avait un effet discriminatoire en empêchant concrètement la succession des conjoints survivants de cotisants décédés de même sexe de bénéficier d’une disposition législative réparatrice adoptée après leur décès. Les observations de la Cour suprême ont été formulées dans un contexte où des conjoints survivants étaient morts avant l’adoption de la disposition législative réparatrice dont ils étaient exclus, et où leur succession souhaitait poursuivre la demande fondée sur le droit à l’égalité. Les demandes n’étaient donc pas fondées sur des atteintes qui avaient censément eu lieu pendant que les survivants étaient encore en vie. C’est dans ce contexte particulier que la Cour suprême a déclaré qu’une succession n’avait pas qualité pour « intenter » un recours fondé sur le paragraphe 15(1) de la Charte :

[…] [D]ans le contexte de la demande formulée en l’espèce, la succession ne constitue que l’ensemble des éléments d’actif et de passif du défunt. Elle ne s’assimile pas à une personne physique et sa dignité ne peut faire l’objet d’une atteinte. L’emploi du mot « individual » dans la version anglaise du par. 15(1) est intentionnel. C’est pourquoi nous sommes d’avis que la succession n’a pas qualité pour intenter un recours fondé sur le par. 15(1) de la Charte. On peut donc dire que les droits conférés à l’art. 15 s’éteignent au décès de leur titulaire.

(Voir l’arrêt Hislop, au paragraphe 73)

  • [121]La formation souscrit à la position de la Commission sur l’arrêt Hislop, précité, et juge que le contexte de la demande analysée dans cet arrêt est nettement différent de celui de l’espèce.

  • [122]De plus, la formation établit une distinction entre le raisonnement suivi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hislop — raisonnement reposant sur des faits particuliers mettant en cause des personnes qui souhaitaient intenter une action pour le compte de présumées victimes alors décédées — et la présente affaire, dans laquelle les plaignants (qui ont qualité pour agir) sont des organismes des Premières Nations représentant des enfants et des familles des Premières Nations, c’est-à-dire les victimes, en l’espèce. Il convient de signaler que, dans la présente affaire, le préjudice causé aux victimes a déjà été établi par la preuve et expliqué dans les conclusions et les motifs des décisions et des décisions sur requête du Tribunal. Compte tenu de ce qui précède, les deux affaires sont nettement différentes au regard des faits, du contexte, des éléments de preuve et des conclusions tirées par la formation.

  • [123]La formation est aussi d’accord avec la Cour d’appel du Manitoba, qui a souligné l’importance de prendre en considération le contexte lorsqu’il s’agit d’examiner l’arrêt Hislop de la Cour suprême. Ainsi que l’a déclaré le juge d’appel Mainella, au nom d’une Cour d’appel unanime :

[traduction]

 

Je ne suis pas d’avis que ce libellé prudent [de l’arrêt Hislop] confirme la thèse générale voulant que le recours en cas de violation d’un droit garanti par la Charte prenne fin au décès, quel que soit le contexte. La Cour aurait pu aisément faire une déclaration générale de ce type, mais elle a plutôt décidé d’adapter ses propos au contexte des demandes présentées pour le compte de personnes déjà décédées au moment où le changement a été apporté au RPC.

(Grant v. Winnipeg Regional Health Authority et al., 2015 MBCA 44, au paragraphe 66.)

  • [124]Au vu des faits qui lui étaient soumis, la Cour d’appel a ensuite rejeté une requête en radiation d’une demande fondée sur la Charte qui avait été déposée dans un contexte où on alléguait que l’atteinte reprochée avait contribué au décès du demandeur.

  • [125]Au demeurant, la formation convient avec les plaignantes et la Commission que, en tout état de cause, même si la jurisprudence concernant le paragraphe 15(1) de la Charte peut être utile pour interpréter des lois analogues sur les droits de la personne, telle la LCDP, les deux régimes sont distincts. Qui plus est, le libellé de l’article 53 de la LCDP est de nature plus prescriptive que le libellé à caractère réparatoire, rédigé en termes très généraux, du paragraphe 24(1) de la Charte. On pourrait dire qu’en comparaison, le libellé de la LCDP crée une présomption plus forte selon laquelle on accordera une réparation concrète s’il est conclu qu’une victime a subi un acte discriminatoire de son vivant.

[126] Par ailleurs, il n’existe dans la LCDP aucune formulation ni aucun terme explicite qui interdirait de verser une indemnité à une succession au titre d’un préjudice moral ou d’un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré. En fait, la formation estime qu’il serait injuste pour les victimes décédées de les priver, elles et leur succession, de l’indemnité à laquelle elles ont droit.

  • [127]Ainsi, la formation arrive à la conclusion que le fait d’appliquer à tort à l’égard des victimes le raisonnement de l’arrêt Hislop peut porter sérieusement atteinte aux droits de la personne dont jouissent les victimes. Une succession n’a peut-être pas qualité pour intenter une action fondée sur la Charte, mais cela n’abolit en rien le droit des victimes d’obtenir une indemnité pour la discrimination que la présente formation a constatée en l’espèce. En effet, elle a conclu à l’existence de l’un des pires cas possible de préjudice et de discrimination sur le plan racial.

  • [128]Par ailleurs, les affaires soumises au Tribunal, y compris la présente, mettent en cause un intérêt public des plus importants, soit le fait de protéger les droits fondamentaux de la personne et de dissuader ceux qui les violent en se fondant sur ces mêmes droits pour exercer de la discrimination.

  • [129]Cet important intérêt public a été pris en compte par la formation dans son analyse de la présente affaire.

  • [130]Par ailleurs, verser une indemnité à des victimes qui ont subi de la discrimination, mais sont décédées avant que l’on rende une ordonnance d’indemnisation, concorde avec les objectifs de la LCDP. Les lois sur les droits de la personne sont de nature réparatrice, en ce sens qu’elles visent à remettre les victimes de discrimination dans leur état antérieur, ainsi qu’à dissuader les intimés de continuer à pratiquer la discrimination. Il est possible d’atteindre ces deux objectifs de principe importants en indemnisant les victimes qui, en l’espèce, sont décédées. On veille ainsi, d’une part, à ce que la succession des victimes soit indemnisée pour le préjudice subi par celles-ci et, d’autre part, à ce que le Canada soit tenu responsable de la discrimination raciale qu’il exerce ainsi que de sa conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée.

  • [131]Compte tenu de tout ce qui précède, il n’est nullement évident qu’il convient de transposer directement au présent contexte le raisonnement énoncé dans l’arrêt Hislop. À la différence de ce jugement, il n’y a aucun doute, en l’espèce, que l’un quelconque des bénéficiaires décédés visés par l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation a bel et bien subi des effets discriminatoires de son vivant.

  • [132]Pour toutes ces raisons, la formation n’applique pas l’arrêt Hislop directement à la présente affaire, et elle rejette l’argument du PGC voulant que l’on ne doive verser une indemnité qu’à la succession des personnes qui étaient en vie à la date où l’audience relative à la décision initiale sur le bien-fondé de la discrimination a pris fin (soit le 24 octobre 2014). La formation ne retient pas non plus l’argument du PGC selon lequel quiconque est décédé après cette date ne devrait pas recevoir d’indemnité.

  • [133]Dans l’arrêt Gregoire, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que le Code des droits de la personne de cette province autorisait les demandes présentées par une [traduction] « personne » ou un groupe de [traduction] « personnes », et que la succession d’un plaignant décédé n’était pas une [traduction] « personne » au sens de la loi.

  • [134]La formation juge que l’arrêt Gregoire peut être distingué de la présente affaire, puisque le contexte factuel de ces deux affaires diffère grandement. Il est question, ici, d’une plainte déposée par des organismes représentatifs agissant pour le compte d’enfants et de familles victimes, par opposition à la situation dont il était question dans l’arrêt Gregoire, soit celle du représentant unique d’un plaignant qui était décédé avant que l’audience n’ait lieu.

  • [135]De plus, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a fait elle-même la distinction entre une plainte déposée pour le compte d’un groupe ou d’une catégorie de personnes se disant victimes d’une violation des droits de la personne et une plainte déposée au nom d’un particulier :

[traduction]

 

L’arrêt CNR c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 est cité à l’appui de la thèse selon laquelle une plainte peut être instruite en l’absence de toute allégation de violation individuelle. Dans cette affaire, la plainte avait été déposée par un groupe d’intérêt public qui alléguait qu’une discrimination systémique en matière d’emploi était exercée à l’endroit des femmes par la société ferroviaire, sans qu’aucune d’elles ne soit expressément nommée. Mais cette affaire n’est ici d’aucune utilité particulière. La plainte déposée par Mme Gregoire ne l’a pas été au nom d’un groupe ou d’une catégorie de personnes se disant victimes d’une violation de leurs droits fondamentaux. Elle a été déposée au nom d’une personne. Je ne vois rien, dans l’arrêt CNR, qui aille à l’encontre de la conclusion du juge selon laquelle les droits de M. Goodwin se sont éteints au moment de sa mort. La question qui est soulevée en l’espèce ne se posait pas dans cette affaire.

(Arrêt Gregoire, au paragraphe 10.)

  • [136]Qui plus est, dans sa récente Décision sur l’indemnisation, le Tribunal a déjà analysé le mot « victime » au sens de la LCDP, ainsi que le libellé des mesures de réparation figurant dans la LCDP (voir les paragraphes 112 à 124 et 129 à 155). La formation du Tribunal continue de se fonder sur cette interprétation du mot « victime » au sens de la LCDP. Elle a conclu que les victimes de discrimination en l’espèce ont souffert. Le fait que certaines soient décédées, et d’autres pas, ne devrait pas être déterminant pour savoir qui peut bénéficier d’une indemnité pour la discrimination raciale et le préjudice moral dont le Canada est la cause ou pour sa conduite délibérée et inconsidérée.

  • [137]Par ailleurs, la formation estime qu’il existe des arguments d’intérêt public convaincants en faveur de l’octroi de l’indemnité à la succession d’enfants qui sont décédés alors qu’ils étaient pris en charge.

  • [138]La formation convient avec la Société de soutien que le Canada ne devrait pas tirer un avantage financier du fait que des enfants, des jeunes et des membres de leurs familles sont décédés en attendant que cesse la discrimination exercée par le Canada. La formation ne doit pas faire en sorte d’encourager les intimés à retarder la résolution des plaintes pour discrimination, à plus forte raison quand les victimes sont des enfants.

  • [139]Par ailleurs, la formation convient avec la Commission que la situation serait particulièrement préoccupante dans le cas de personnes qui auraient été victimes de discrimination pour des motifs liés à une maladie en phase terminale ou à un âge avancé, où l’on pourrait s’attendre à ce que le décès survienne avant que l’instruction n’arrive à terme.

  • [140]La formation convient également avec la Commission que, dans le contexte de la présente affaire, il ne faut pas perdre de vue qu’un grand nombre des actes discriminatoires en cause s’accompagnaient de la séparation forcée de familles et de collectivités, et qu’ils pourraient donc avoir des effets intergénérationnels. Dans ces circonstances, il est tout à fait approprié d’ordonner au Canada de verser des paiements qui seront transmis, par l’entremise des successions, aux héritiers des personnes ayant été victimes de ces actes discriminatoires. Ce résultat, qui est adapté à la nature des dommages causés, est le plus propice à la réalisation des objectifs de réconciliation entre les peuples des Premières Nations et la Couronne.

  • [141]La formation rejette l’argument mis de l’avant par le PGC au sujet des recours collectifs, et ce, pour les mêmes raisons que celles mentionnées précédemment, à la question 2.

  • [142]Enfin, la formation relève qu’aucune partie n’a soulevé ni analysé l’importante question de savoir ce qu’il convient de faire si une succession est close selon la loi provinciale.

  • [143]La Loi sur les Indiens régit les successions des « Indiens » inscrits; cependant, ce ne sont pas tous les enfants des Premières Nations pris en charge qui étaient inscrits ou qui avaient conservé leur statut.

  • [144]Ce qui amène à se demander quelles devraient être les lignes directrices à appliquer dans le cas d’un enfant des Premières Nations qui a été adopté par une famille n’appartenant pas à une Première Nation, et qui a perdu son statut, ou dans le cas d’un enfant des Premières Nations qui n’a pas été inscrit.

  • [145]Par exemple, s’il est nécessaire de s’adresser à la Cour supérieure pour faire nommer un administrateur en cas de succession ab intesta (absence de testament), faudrait‑il prévoir des fonds et une aide pour que les bénéficiaires n’aient pas à en assumer le fardeau?

  • [146]La formation croit que ce point devrait être traité dans les discussions que tiendront les parties sur le processus d’indemnisation, compte tenu surtout de la possibilité que de nombreuses victimes décédées n’aient pas de testament.

  • [147]Afin de décider de la date à envisager pour les versements d’une indemnité à la succession des victimes, le Tribunal se doit d’examiner la demande, les faits particuliers de l’affaire, les éléments de preuve et la LCDP. En l’espèce, les représentants des organismes plaignants sont parvenus à prouver que des enfants des Premières Nations et leurs familles ont subi un préjudice par suite des actes discriminatoires du Canada, et ce, aussi bien avant qu’après la date limite initiale du 1er janvier 2006 précisée dans la Décision sur l’indemnisation. Ces actes discriminatoires démontrés remontent aussi loin qu’à l’année 2000, ainsi qu’il a été expliqué plus tôt. La formation a déjà conclu, dans la Décision sur l’indemnisation que les organismes plaignants s’exprimaient au nom d’un groupe de victimes dans la présente affaire. Que certaines victimes du groupe aient été en vie, et d’autres, décédées au moment du dépôt de la plainte, ne change rien au fait que toutes les victimes des actes discriminatoires du Canada ont subi un préjudice. De plus, toutes les victimes ou leurs successions devraient être indemnisées. Le fait que certaines victimes aient subi un préjudice et soient décédées avant ou pendant la présente instance ne devrait pas les empêcher de bénéficier d’une forme quelconque de réparation, grâce à la reconnaissance du préjudice qu’elles ont subi et à l’indemnisation de leur succession. Ce raisonnement devient encore plus important si des victimes sont décédées en conséquence des actes discriminatoires. Un argument technique qui établit une distinction, en l’espèce, entre les victimes vivantes et les victimes décédées ne favorise pas l’atteinte des objectifs réparateurs de la LCDP.

  • [148]Il ne fait aucun doute que le Tribunal, sous le régime de la LCDP, est habilité à rendre des ordonnances d’indemnisation qui tiennent compte des actes discriminatoires ayant été commis avant le dépôt de la plainte. Le Tribunal a déjà expliqué ci-dessus, et dans la Décision sur l’indemnisation, que la demande a une portée plus large que le formulaire de plainte.

  • [149]De plus, la formation convient avec la Commission que le Canada devrait verser une indemnité à l’égard de toutes les victimes de ces actes discriminatoires, y compris celles qui sont décédées après avoir subi un préjudice moral qui les aurait rendues admissibles aux termes de l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation. La formation estime qu’il faudrait aussi inclure les autres ordonnances contenues dans la présente décision sur requête. Le fait de payer une indemnité pour préjudice moral (al. 53(2)e)) et une indemnité spéciale (par. 53(3)) à la succession des victimes favorisera l’atteinte des objectifs réparateurs de cet instrument quasi constitutionnel qu’est la LCDP.

  • [150]Enfin, pour ces raisons, la portée temporelle que la formation a retenue relativement à l’indemnisation de la succession des victimes d’actes discriminatoires du Canada est la même que pour toutes les victimes et tous les survivants dont il est question dans la Décision sur l’indemnisation et dans la présente décision sur requête. En conséquence, la formation annule les autres dates qui ont été proposées, soit 2008 (le dépôt de la plainte), 2014 (les plaidoiries) et 2016 (la Décision sur le bien-fondé de la plainte).

  • [151]La formation se fonde sur l’ordonnance qu’elle a rendue dans le cadre de la Décision sur l’indemnisation (2019 TCDP 39) et lui ajoute celle qui suit :

  • [152]La formation ordonne au Canada de payer une indemnité (de 20 000 $) au titre du préjudice moral visé à l’alinéa 53(2)e), de même qu’une indemnité (de 20 000 $) au titre des actes délibérés ou inconsidérés visés au paragraphe 53(3), à la succession de tous les enfants des Premières Nations, ou leurs parents ou leurs grands-parents pourvoyeurs de soins, qui sont décédés après avoir été victimes des actes discriminatoires décrits dans l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation, ce qui comprend la période mentionnée dans l’ordonnance énoncée ci‑dessus, à la question 2.

  • [153]Le PGC a avancé des arguments concernant la portée temporelle de l’ordonnance d’indemnisation selon le principe de Jordan (voir le paragraphe 48 qui précède). Aux yeux de la formation, ces arguments soulèvent un point important au sujet des victimes qui ont subi, le 12 décembre 2007 ou avant cette date, les actes discriminatoires constatés dans la présente instance. La formation croit fermement qu’à la lumière des motifs qui précèdent et des ordonnances supplémentaires qui sont rendues, les parties devraient maintenant examiner s’il y a lieu de verser, dans le cadre du processus d’indemnisation devant le Tribunal, une indemnité à la succession de Jordan River Anderson et à celle de sa mère décédée, de même qu’aux membres des Premières Nations qui se trouvent dans une situation semblable. Bien que la formation ne rende pas ici de décision définitive sur la question, les éléments de preuve produits et les conclusions tirées en l’espèce peuvent l’étayer, et Jordan River Anderson est la source même de l’existence du principe de Jordan. Même si la motion 296 sur le principe de Jordan n’existait pas encore, l’histoire de Jordan River Anderson et de sa famille, ainsi que la discrimination dont ils ont été victimes avant le 12 décembre 2007, a donné naissance au principe de Jordan. C’est pour cette raison que la motion 296 a été déposée et adoptée. Cet élément fait partie du dossier de preuve du Tribunal. La formation croit également que le père de Jordan River Anderson devrait aussi être pris en considération en vue de l’octroi d’une indemnité, et ce, au même titre que les parents ou les grands-parents mentionnés à la question 2.

  • [154]De plus, la formation sollicite des observations sur ce point, mais aussi sur la question de savoir s’il convient d’indemniser les enfants des Premières Nations qui vivaient dans une réserve ou hors réserve et qui, du fait de la discrimination raciale exercée par le Canada et constatée en l’espèce, ont vécu, le 12 décembre 2007 ou avant cette date, une interruption, un délai ou un refus de services, ont été privés de services essentiels et ont été retirés de leurs foyers et pris en charge pour pouvoir avoir accès à des services, tout comme leurs parents ou leurs grands-parents qui se sont occupés d’eux et qui vivaient eux aussi dans une réserve ou hors réserve. La formation sollicite également des observations sur la question de savoir s’il convient d’indemniser les enfants des Premières Nations qui vivaient dans une réserve ou hors réserve, et qui n’ont pas été retirés de leur foyer, mais qui, le 12 décembre 2007 ou avant cette date, ont vécu une interruption, un délai ou un refus de services, et qui ont été privés de services essentiels du fait de la discrimination constatée en l’espèce, de même que leurs parents ou leurs grands-parents qui se sont occupés d’eux et qui vivaient eux aussi dans une réserve ou hors réserve.

  • [155]La formation établira un calendrier pour permettre aux parties de présenter des observations sur les questions et les commentaires mentionnés dans les deux précédents paragraphes.

  • [156]Par ailleurs, les parties intéressées, soit les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski, ont demandé que l’on apporte d’autres modifications aux ordonnances d’indemnisation de manière à ce qu’elles englobent les enfants de Premières Nations vivant en dehors d’une réserve ainsi qu’une catégorie plus large de pourvoyeurs de soins, qui refléterait les pratiques ayant cours dans de nombreuses collectivités des Premières Nations et qui comprendrait les tantes, les oncles, les cousins et les cousines, les frères et les sœurs plus âgés ou d’autres membres de la famille qui, notamment, ont joué le rôle de principaux pourvoyeurs de soins. La formation souhaiterait poser aux parties et aux parties intéressées des questions sur ces aspects. Elle fixera un calendrier pour leur permettre de présenter des observations à ce sujet, et rendra une décision une fois qu’elle aura obtenu des réponses complètes sur ces questions. En fonction du résultat, il se peut que la formation modifie de nouveau les ordonnances d’indemnisation.

  • [157]La formation conserve sa compétence sur l’affaire jusqu’à ce que la question du processus d’indemnisation soit réglée, par ordonnance sur consentement ou autrement, et elle réévaluera ensuite la pertinence de demeurer saisie de l’affaire relativement à la question de l’indemnisation. Cela n’a pas d’incidence sur le maintien de la compétence de la formation à l’égard de toute autre question soulevée dans la présente affaire.


 

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 16 avril 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision sur requête du Tribunal : le 16 avril 2020

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

David Taylor et Sarah Clarke , pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke et Thomas Milne , pour l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith et Jessica Walsh, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, c.r., Jonathan Tarlton et Max Binnie , pour l’intimé

Maggie Wente et Sinéad Dearman, pour les Chefs de l’Ontario, partie intéressée

Julian Falconer et Molly Churchill, pour la Nation Nishnawbe Aski, partie intéressée


Annexe A

Dans la décision 2023 TCDP 44, le Tribunal a apporté des précisions quant à la décision sur requête 2020 TCDP 7.

Conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal rend l’ordonnance avec précisions dans la décision sur requête 2020 TCDP 7 :

D) Le Tribunal rend une ordonnance qui modifie la décision sur requête 2020 TCDP 7 et qui prévoit qu’une indemnisation de 40 000 $, plus les intérêts applicables, sera versée directement à l’enfant, ou au prorata des enfants, du parent ou grand-parent fournisseur de soins décédé, dans les cas où la succession de ce parent ou grand-parent aurait autrement droit à une indemnisation visée par la décision sur requête 2020 TCDP 7. S’il n’y a pas d’enfant survivant, l’indemnisation sera versée à la succession du parent ou grand-parent parent fournisseur de soins décédé;

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