Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 2

Date de la decision sur requête : le 7 janvier 2021

Date des motifs : le 21 janvier 2021

Numéros des dossiers : T2424/8319 et T2425/8419

 

Entre :

Christopher Karas

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Société canadienne du sang et Santé Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la demande

[1]  Il s’agit d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne visant à déterminer l’étendue des plaintes de Christopher Karas (le « plaignant ») à l’encontre de Santé Canada et de la Société canadienne du sang (« SCS ») (les « intimées »).

[2]  Il s’agit de la deuxième décision interlocutoire dans ce dossier, la première ordonnant une instruction commune pour les deux plaintes de M. Karas (voir Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2020 TCDP 12 [Karas 2020 TCDP 12]).

[3]  Quant à la présente demande, en mars 2020, Santé Canada avait déjà soulevé certaines inquiétudes et objections quant à l’étendue de la plainte telle qu’identifiée par le plaignant et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») dans leurs exposés des précisions respectifs.

[4]  En juillet 2020, à la suite de la décision Karas 2020 TCDP 12 rendue par le Tribunal le 25 mai 2020, Santé Canada s’est formellement objectée à l’étendue de la plainte. C’est ainsi que durant l’été 2020, les parties se sont engagées dans des discussions visant à régler la question, sans avoir à transiger par le dépôt de requêtes. Leurs efforts furent vains et le Tribunal a imposé des délais aux parties afin de recevoir leurs soumissions sur cette question.

[5]  Maintenant, toutes les parties ont eu l’opportunité de présenter leurs observations et pour les motifs suivants, le Tribunal accorde la requête de SCS et Santé Canada, avec certaines précisions.

II.  Question en litige

[6]  La question en litige est relativement simple : le Tribunal doit établir l’étendue de la plainte de M. Karas.

[7]  Plus spécifiquement, le Tribunal doit déterminer si l’instruction de sa plainte s’étend aux situations suivantes :

  • Les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des hommes qui eux, ont eu des relations sexuelles avec d’autres hommes (« femme ayant eu des relations avec des HSH »);
  • Certaines personnes transgenres qui ont eu des relations sexuelles avec des hommes.

[8]  Une autre situation semble aussi être problématique, mais n’a pas été abordée en profondeur par toutes les parties. Il s’agit de savoir si l’instruction de la plainte couvre également les dons d’organes et de tissus. Dans un souci de clarté et afin d’éviter toute confusion possible, le Tribunal traitera, subsidiairement, de cette question.

III.  Le droit en matière de l’étendue d’une plainte

[9]  Les parties n’ont pas contesté la compétence du Tribunal lui permettant d’étendre la portée des plaintes qui lui sont transmises et, corolairement, de la limiter (voir notamment (Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313, aux par. 30, 41 et 43; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018 CHRT 17, au par. 14; Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, aux par. 7 à 11 [Casler]).

[10]  La Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP ») est le texte législatif qui régit les plaintes en matière de discrimination, et ce, dans le champ de compétences du Parlement fédéral (article 2 de la LCDP).

[11]  C’est donc la LCDP qui met en place les mécanismes qui permettent de traiter les plaintes relatives à des actes discriminatoires (Canada (Commission des droits de la personne) c. Lemire et al., 2012 CF 1162 [Lemire]; Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162 (CanLII), au par. 55 [Warman]; Oleson c. Première Nation de Wagmatcook, 2019 TCDP 35, au par. 29 [Oleson]).

[12]  La Commission, qui est une entité distincte du Tribunal, joue un rôle clé dans le traitement des plaintes de discrimination. Elle est l’entité qui reçoit les plaintes (paragraphe 40(1) de la LCDP). Sans exclure ses autres compétences et importants mandats, il suffit de comprendre, aux fins de cette décision, que la Commission détient le pouvoir d’enquêter les plaintes dont elle est saisie (paragraphe 43(1) de la LCDP).

[13]  Ce faisant, le pouvoir de faire enquête sur les plaintes qui sont déposées en vertu de la LCDP n’a pas été attribué au Tribunal par le Parlement fédéral. Le Tribunal a plutôt compétence pour instruire les plaintes lorsque celles-ci lui ont été référées par la Commission (paragraphes 44(3), 49(1) et 50(1) de la LCDP).

[14]  En d’autres mots, c’est le renvoi de la plainte par la Commission, à la suite de son enquête, qui est créatrice de la compétence du Tribunal d’instruire la plainte. Le Tribunal peut agir uniquement lorsque la plainte lui est transmise (voir Lemire et Warman, précités; Oleson, au par. 35; AA v. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 33, au par. 59 [AA]; Connors c. les Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 6, au par. 28 [Connors]; Cook c. Onion Lake First nation, 2002 CanLII 61849 (TCDP) [Cook]).

[15]  Inversement, la Commission n’a pas non plus compétence pour instruire les plaintes. Elle n’a pas de pouvoir décisionnel; sa fonction s’apparente plutôt à celle d’un examen préalable des plaintes (Desgranges c. Canada (Service d'appui aux tribunaux administratifs), 2020 CF 315, au par. 29 [Desgranges]). À cet effet, lorsqu’elle considère que l’instruction de la plainte est justifiée compte tenu des circonstances, elle peut transmettre la plainte au président du Tribunal (paragraphes 44(3) et 49(1) de la LCDP). Le président du Tribunal, lui, désignera un membre afin d’instruire la plainte (paragraphe 49(2) LCDP; Oleson, au par. 32).

[16]  C’est pourquoi le rôle de la Commission est souvent décrit comme celui d’une gardienne administrative des plaintes déposées sous la LCDP.

[17]  Lorsqu’une partie plaignante dépose une plainte à la Commission, elle le fait sous une forme acceptable pour cette dernière (article 40(1) LCDP). Elle décrit les événements qui, selon elle, ont mené aux actes discriminatoires allégués. Selon les connaissances du Tribunal, la plainte est transmise via un formulaire désigné à cet effet (AA, au par. 56).

[18]  Comme mentionné précédemment, une fois le processus d’enquête complété, la Commission peut décider de référer la plainte au Tribunal, si les circonstances le justifient (paragraphe 49(1) LCDP). Elle le fait sous la forme d’une lettre qu’elle transmet au président du Tribunal (Connors, aux par. 42 et 43).

[19]  Comme le soutient la Commission au paragraphe 26 de ses représentations, le Tribunal comprend qu’elle transmet deux lettres différentes: une lettre énonçant la décision de la Commission et qui est envoyée aux parties ainsi qu’une lettre qui est envoyée au président du Tribunal confirmant le renvoi pour instruction. C’est sur la base de cette seconde lettre que le Tribunal agit (Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 33, aux par. 47 et 48 [Itty]).

[20]  S’il n’existe aucune limitation ou exclusion exprimée par la Commission dans cette lettre, et à moins d’indications contraires, le Tribunal suppose que la plainte est référée dans son entièreté pour instruction. Cette lettre vient alors établir, dans un sens, l’étendue de la plainte qui doit être instruite par le Tribunal (Murray c. Canada (Commission des droits de la personne), 2014 CF 139, au par. 67 [Murray]; Itty, aux par. 47 et 48; Connors, aux par. 42 et 43; AA, au par. 59; Casler, aux par. 7 à 11).

[21]  La lettre de la Commission transmise au président du Tribunal, n’est toutefois pas l’unique outil permettant d’établir la portée de la plainte. De manière fondamentale, l’exposé des précisions déposé dans le dossier du Tribunal est le véhicule procédural qui constitue la base du recours, en ce qu’il énonce les conditions de l’instruction, ou autrement dit, ce sur quoi porte l’instruction (Règle 6(1) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04); Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, au par. 11 [Gaucher]; AA, au par. 58).

[22]  L’exposé des précisions clarifie, raffine et détaille les allégations de discrimination de la partie plaignante et de la Commission (Gaucher, au par. 11; Casler, au par. 9; AA, au par. 59).

[23]  Il faut alors comprendre que la plainte d’origine déposée au stade de la Commission, les formulaires tels que le résumé de la plainte et les autres documents administratifs, ne constituent pas non plus des actes de procédures dans le processus quasi judiciaire du Tribunal (Casler, aux par. 8 et 9).

[24]  En revanche, l’exposé des précisions doit raisonnablement respecter, dans sa substance même, les fondements factuels et les allégations initiales de discrimination tels qu’énoncés par la partie plaignante dans sa plainte initiale (AA, au par. 59; Gaucher, au par. 10; Connors, au par. 25; Casler, au par. 7).

[25]  Mais lorsque le Tribunal reçoit une requête visant à modifier, amender, bonifier l’étendue de la plainte ou, au contraire, la circonscrire, il doit alors utiliser d’autres outils, d’autres matériels ou documents, lui permettant de trancher la question.

[26]  Il est opportun de citer le paragraphe 10 de la décision Casler qui, à mon avis, résume bien le rôle du Tribunal lorsqu’il doit trancher des requêtes comme celles déposées par Santé Canada et SCS :

Le rôle du Tribunal dans une requête comme celle présentée en l’espèce consiste à examiner les documents et les observations concernant la portée ou les modifications demandées, à déterminer la teneur même de la plainte et à décider si la définition de la portée ou les modifications demandées sont liées à l’objet principal de la plainte et si elles sont nécessaires pour permettre au Tribunal d’enquêter sur les questions essentielles en litige. Ce faisant, il n’incombe pas au Tribunal de réexaminer l’enquête menée par la Commission ou sa décision de déférer la plainte sur la base des résultats de l’enquête. Cette compétence relève exclusivement de la Cour fédérale (voir Waddle c. Chemin de fer Canadien Pacifique et Conférence ferroviaire de Teamsters Canada, 2016 TCDP 8, aux par. 32 à 38).

  [Non souligné dans l’original.]

[27]  C’est ainsi que la plainte initiale et la lettre de la Commission adressée au président du Tribunal font partie du matériel et des documents qui permettent au Tribunal de définir l’étendue d’une plainte (AA, aux par. 58 et 59; Casler, au par. 7; Gaucher, aux par. 9 à 13). Par ailleurs, les lettres qui sont envoyées par la Commission ne peuvent pas être dissociées de l’historique de la plainte et de son contexte général (Oleson, au par. 38; Murray, au par. 67).

[28]  Quant au rapport d’enquête de l’enquêteur de la Commission, la Cour fédérale a reconnu depuis longtemps que la Commission pouvait s’y fier et même adopter le rapport d’enquête et en faire ses propres motifs au soutien de sa décision de transmettre la plainte au Tribunal (Desgranges, au par. 33) Ainsi :

Lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise décision en vertu du paragraphe 44(3) de la [LCDP].

(Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au par. 37)

[29]  À plus forte raison, si la Commission se fonde sur le rapport d’enquête afin d’en arriver à sa décision, le rapport d’enquête constitue alors un document qui peut être consulté par le Tribunal afin de comprendre l’étendue de la plainte.

[30]  À mon avis, la situation est la suivante : le Tribunal peut prendre en considération les documents et informations qui sont mis à sa disposition afin d’avoir une compréhension d’ensemble de la plainte, de son historique et de son contexte général. Cela lui permet de déterminer quelle est l’étendue de la plainte dont il est saisi.

[31]  C’est en gardant ces principes à l’esprit que le Tribunal rend cette décision.

IV.  Positions des parties

[32]  Le Tribunal concentrera son analyse en tenant compte des arguments des parties qu’il juge nécessaires, essentiels et pertinents afin de rendre sa décision (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, au par. 40; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 3, au par. 54).

A.  Société canadienne du sang

[33]   Le Tribunal peut résumer les arguments importants de SCS de la manière suivante.

[34]  SCS soutient principalement que la plainte de M. Karas n’inclut pas les allégations concernant les femmes qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH ainsi que certaines personnes trans qui ont eu des relations sexuelles avec des hommes ni les motifs de distinction illicite du « sexe » et de « l’identité et l’expression de genre ».

[35]  SCS allègue que dans son exposé des précisions (l’« EDP ») déposé le 5 février 2020, M. Karas a exprimé ce qu’il comprend de la portée de la plainte qui a été référée au Tribunal. Plus précisément, SCS mentionne que M. Karas ne parle que de l’interdiction de donner du sang qui lui est imposée, en raison de la période d’attente et des critères prévus à la politique concernant les hommes ayant eu des relations sexuelles avec des hommes (la « politique HSH »). En conséquence, SCS plaide que le plaignant n’a pas étendu la portée de sa plainte au-delà de ces allégations.

[36]  En revanche, SCS croit que la Commission, dans son EDP aussi déposé le 5 février 2020, a inclus d’autres questions qui, selon lui, ne sont pas couvertes par la plainte de M. Karas. Il estime que la Commission tente d’étendre la portée de la plainte aux situations concernant les femmes qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH ainsi que certaines personnes trans qui ont eu des relations sexuelles avec des hommes. La Commission fait référence à ces situations aux paragraphes 1, 18, 24, 25 et 78 de son EDP, ainsi qu’au paragraphe 82 où elle demande la divulgation additionnelle de documents.

[37]  SCS allègue que ces ajouts créent des nouvelles plaintes qui n’avaient pas été anticipées et qui n’ont pas été référées pour instruction par le Tribunal. SCS ajoute que les plaintes initiales de M. Karas et l’enquête qui a été menée par la Commission n’ont pas traité de ces allégations.

[38]  Dans ses plaintes initiales, SCS comprend que M. Karas allègue être victime de discrimination en vertu de l’article 5 de la LCDP puisqu’il ne peut pas donner de sang en raison de son orientation sexuelle, ce qui serait un traitement défavorable par rapport aux personnes qui sont hétérosexuelles. SCS estime alors que M. Karas n’a pas inclus les motifs de distinction illicite du « sexe » et de « l’identité ou l’expression de genre » dans ses plaintes et qu’il s’est concentré sur le motif de « l’orientation sexuelle ». Plus précisément, M. Karas s’est basé sur son expérience personnelle en tant qu’homme homosexuel qui se voit empêché de donner du sang en raison de la mise en œuvre de la politique HSH.

[39]  SCS ajoute qu’au stade de l’enquête de la Commission, l’enquêtrice a aussi concentré son analyse sur cette question spécifique. Elle a enquêté afin de déterminer si M. Karas avait subi un traitement défavorable basé sur son orientation sexuelle en raison de la politique HSH adoptée par SCS.

[40]  Les motifs du « sexe » ou de « l’identité ou l’expression de genre » n’ont pas été inclus dans l’enquête et M. Karas n’a pas non plus soulevé ces motifs à ce stade. SCS précise que bien que le rapport d’enquête fasse mention de la politique HSH, qui impose également une période d’attente aux femmes qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH, cette question n’a pas fait l’objet d’une enquête spécifique par l’enquêtrice. SCS estime qu’il ne s’agissait pas du cœur de l’analyse et que cette situation a été nommée, au passage, par l’enquêtrice.

[41]  Quant à la question des personnes trans, SCS mentionne que ni la plainte ni l’enquête ne font référence à cette situation en particulier.

[42]  SCS ajoute que la lettre de la Commission du 25 septembre 2019 qui lui a été acheminée et qui énonce que la plainte sera référée au Tribunal, précise aussi l’étendue de la plainte. Plus précisément, cette lettre mentionne que :

[traduction] La question est de savoir si la politique de l’intimé concernant la période d’attente pour le don de sang, et qui s’applique aux hommes homosexuels, est discriminatoire sur la base de l’orientation sexuelle.

[43]  De plus, SCS invoque que le Tribunal outrepasserait sa juridiction s’il analysait les nouvelles allégations concernant les femmes et les personnes trans. Selon elle, si le Tribunal acceptait d’examiner ces allégations supplémentaires, cela résulterait en un contournement du processus de renvoi de la Commission et de sa fonction de filtrage ou de gardienne, ce qui serait contraire au régime législatif de la LCDP.

[44]  SCS ajoute que lorsque le Tribunal doit évaluer s’il existe un lien, une connexion, entre les allégations additionnelles et la plainte initiale, ce dernier doit aussi prendre en considération le préjudice causé à la partie intimée. Selon elle, ajouter ces allégations lui serait préjudiciable et ouvrirait la porte à des questions non anticipées, ce qui serait contraire à l’équité procédurale.

[45]  À ce stade-ci, SCS précise qu’aucun matériel ni aucune observation concernant les femmes et les personnes trans n’ont été déposés par les parties dans le dossier du Tribunal. Comme ces allégations n’ont pas été soulevées par le passé, avant le renvoi de la plainte au Tribunal, SCS croit qu’elle n’a pas été notifiée de ces nouvelles allégations. Ainsi, elle n’a pas eu l’occasion d’y répondre et n’a pas pu bénéficier d’une enquête neutre de la Commission ainsi que du processus de conciliation, ce qui compromet son droit à un processus équitable.

[46]  SCS estime également que d’ajouter ces allégations créera un délai additionnel dans le processus du Tribunal et mènera nécessairement à l’ajout d’éléments de preuve supplémentaires dans l’instruction, incluant une preuve scientifique importante, ce qui lui serait aussi préjudiciable.

[47]  À cet effet, SCS argue que la preuve scientifique qui est en jeu dans les cas des femmes qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH ainsi que de certaines personnes trans qui ont eu des relations sexuelles avec des hommes, est différente de celle qui sera présentée pour les hommes homosexuels.

[48]  Plus spécifiquement, elle explique que pour ces situations, en opposition à celle de de M. Karas, les critères de sélection se fondent sur des données épidémiologiques, scientifiques ainsi qu’une révision de l’expérience scientifique internationale qui sont différentes et qui peuvent varier d’une situation à l’autre. Ce faisant, les approbations qui sont recherchées par les régulateurs sont différentes pour ces trois situations distinctes.

[49]  À ce sujet, SCS explique que les critères de sélection pour les femmes donneuses de sang qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH se fondent sur un autre modèle de risque. Ce serait entre autres la raison pour laquelle le délai d’attente pour un homme qui aurait eu des relations sexuelles avec un autre homme est de trois (3) mois alors que pour les femmes, ce délai est toujours de douze (12) mois.

[50]  Dans la même veine, SCS ajoute que dans le cas de personnes trans qui donnent du sang, de nouveaux critères de sélection standardisés ont été introduits en 2016 et ont été approuvés par Santé Canada. Ces critères sont spécifiques aux personnes trans et prennent en compte d’autres facteurs qui leur sont particuliers. Les algorithmes de traitement des composantes sanguines peuvent changer, par exemple, en raison de l’historique de grossesse, la présence d’une thérapie hormonale, le genre du donneur au moment de la sélection par SCS et le genre que lui reconnait la loi.

[51]  En conséquence, SCS estime que l’ajout de ces allégations augmenterait les coûts pour les parties, entrainerait l’ajout de témoins experts, forcerait la divulgation de documents supplémentaires et, finalement, augmenterait le temps d’audience nécessaire. 

[52]  À l’inverse, SCS affirme que M. Karas, quant à lui, ne subirait pas de préjudice si ces allégations ne sont pas incluses dans la plainte puisque le Tribunal pourra tout de même instruire les allégations qui le concernent directement dans la plainte. De plus, SCS estime que la plainte pourrait être entendue plus rapidement si l’étendue de la plainte n’est pas élargie, ce qui serait bénéfique pour toutes les parties.

[53]  Enfin, SCS soulève un dernier argument, soit celui du manque d’intérêt pour agir de M.  Karas. Plus précisément, SCS argue que comme le plaignant n’est ni une femme ni une personne trans, il n’est pas personnellement affecté par les critères de sélection qui s’appliquent à ces personnes. Autrement dit, SCS affirme que M. Karas n’est pas la personne appropriée pour soutenir ces allégations additionnelles. Il serait alors inapproprié pour le Tribunal de considérer des allégations concernant ces femmes et ces personnes trans qui veulent donner du sang, sans que leur voix soit entendue. SCS soutient que M. Karas ne peut pas parler au nom de ces individus ou groupes d’individus.

B.  Santé Canada

[54]  Les arguments importants de Santé Canada peuvent être résumés de la manière suivante.

[55]  Santé Canada argue, tout comme SCS, que la plainte de M. Karas ne devrait pas être élargie afin d’y inclure la situation des femmes qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH ni la situation des personnes trans qui ont eu des relations sexuelles avec des hommes.

[56]  Selon elle, la plainte qui a été transmise au Tribunal par la Commission se limite à la question de savoir si la politique HSH discrimine les hommes homosexuels sur la base de leur orientation sexuelle. Autrement dit, le cœur de la plainte de M. Karas concerne la période d’attente prévue à la politique HSH de SCS et qui s’applique aux hommes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes.

[57]  L’implication de Santé Canada dans cette plainte naît du fait qu’elle est un organisme régulateur ayant un rôle de surveillance sur le système de collecte et de distribution de sang au Canada.

[58]  Santé Canada précise que lors des discussions entre les parties qui ont eu lieu durant l’été 2020 et qui visaient à régler les questions relatives à l’étendue de la plainte, les parties ont convenu que le don d’organes et de tissus, tout comme les autres politiques affectant les personnes trans qui veulent donner du sang et qui ne sont pas reliées à la politique HSH, ne sont pas incluses dans la portée des plaintes.

[59]  Tout comme SCS, Santé Canada estime que le Tribunal ne devrait pas entendre ces questions, puisqu’elles ne lui ont pas été référées par la Commission. Elle réitère que la Commission est l’entité qui filtre les plaintes qui sont déposées en vertu de la LCDP. Santé Canada précise que puisque la Commission a pour rôle de décider s’il est justifié que la plainte soit référée au Tribunal pour instruction, le Tribunal est donc lié par la portée de la plainte qui lui a ainsi été référée.

[60]  Elle poursuit en affirmant que l’essence même de la plainte initiale doit donc être respectée. Une partie plaignante ne peut étendre la portée de sa plainte devant le Tribunal en y introduisant de nouvelles allégations qui constitueraient de toutes nouvelles plaintes. Ces allégations n’auraient alors pas fait l’objet d’une enquête par la Commission.

[61]  Santé Canada argue que dans la décision de la Commission de septembre 2019, les limites de la plainte référée au Tribunal sont clairement décrites. À cet effet, la plainte référée par la Commission concerne la période d’attente imposée aux hommes homosexuels pour donner du sang, tel que prévue par la politique HSH de SCS.  Le Tribunal devrait donc seulement déterminer si cette politique est discriminatoire pour les hommes homosexuels en raison de leur orientation sexuelle.

[62]  Santé Canada estime alors que les situations concernant les femmes et les personnes trans n’ont pas fait l’objet d’un renvoi par la Commission, puisqu’elles ne découlent pas de la plainte de M. Karas.

[63]  Santé Canada ajoute que de la preuve additionnelle devrait être présentée au Tribunal puisque ces autres situations affectant certaines femmes et certaines personnes trans n’ont pas les mêmes fondements que la politique HSH.

[64]  Elle poursuit et estime, tout comme SCS, que M. Karas n’a pas la qualité pour agir au nom de ces femmes et de ces personnes trans. Elle précise qu’afin de se décharger de son fardeau de preuve, le plaignant doit démontrer qu’en raison de sa caractéristique personnelle qui est protégée par la LCDP, il a subi un effet préjudiciable relativement à l’article 5 de la LCDP. Comme M. Karas invoque dans sa plainte que sa caractéristique personnelle est celle de l’orientation sexuelle, cette caractéristique ne s’applique pas automatiquement aux situations concernant ces femmes et ces personnes trans. Santé Canada allègue alors que le plaignant ne serait pas en mesure de témoigner au nom de ces femmes et de ces personnes trans en ce qui concerne leur expérience personnelle dans le processus du don de sang.

[65]  Enfin, Santé Canada affirme que bien que la politique HSH semble avoir les mêmes effets dans les trois situations en lien avec le don de sang (les hommes qui ont eu des relations sexuelles avec d’autres hommes, les femmes qui ont eu des relations sexuelles avec des HSH et les personne trans ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes), les risques de transmission du VIH ne sont pas nécessairement les mêmes.

[66]  Santé Canada précise que bien que la politique HSH puisse effectivement s’appliquer à ces trois situations, les raisons pour lesquelles elle s’applique ne sont pas les mêmes. En conséquence, une preuve scientifique rattachée à chaque groupe, à chaque situation, et qui est multidimensionnelle, devrait être présentée au Tribunal. Comme la science ne se chevauche pas, Santé Canada affirme que chaque situation devrait être analysée séparément.

[67]  Ce faisant, elle plaide que le fait d’élargir la plainte afin d’y inclure ces aspects aurait pour conséquences d’allonger les procédures, d’augmenter les coûts et les ressources nécessaires, et nécessiterait aussi la divulgation de documents supplémentaires.

C.  Commission

[68]  Le Tribunal peut résumer les arguments importants de la Commission de la manière suivante.

[69]  D’abord, la Commission estime qu’elle n’a pas limité la portée des plaintes qu’elle a référées au Tribunal et que ni les décisions transmises aux parties, ni la lettre envoyée au président du Tribunal, permettent de conclure à une telle limitation. Elle croit que les plaintes ont été référées dans leur entièreté.

[70]  La Commission argue que la politique HSH de SCS s’applique aussi aux femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH ainsi que certaines personnes trans qui ont eu des relations sexuelles avec d’autres hommes. Ainsi, ces catégories de personnes seraient aussi assujetties à une période d’attente similaire à celle de M. Karas.

[71]  À cet effet, elle croit que le raisonnement sous-jacent à la politique HSH et à cette période d’attente se fonde sur la perception que les hommes qui ont eu des relations sexuelles avec d’autres hommes constituent un groupe dont le risque de la transmission du V.I.H. est plus élevé.

[72]  La Commission estime alors que l’examen de la politique HSH, et qui s’applique à ces trois groupes d’individus (femmes ayant eu des relations sexuelles HSH, les hommes et certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes), a un lien suffisant avec les plaintes initiales déposées par M. Karas.  

[73]  À ce sujet, la Commission précise que le plaignant, dans ses plaintes initiales, ne réfère pas uniquement à sa propre expérience, mais mentionne aussi la situation de ces femmes qui auraient eu des relations sexuelles avec des HSH et fait aussi référence à la grande communauté LGBTQIA. Elle affirme que la nature large des allégations contenues dans les plaintes initiales de M. Karas permet d’établir un lien entre ces trois groupes d’individus et la plainte initiale.

[74]  Elle ajoute qu’en ce qui concerne la plainte contre SCS, le rapport d’enquête fait référence à cette situation affectant les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH. D’ailleurs, elle précise que SCS a affirmé, dans ses représentations au stade de la Commission, que la période d’attente prévue à la politique HSH s’applique tant aux hommes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes qu’aux femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH.

[75]  De plus, la Commission estime que lorsqu’elle enquête, elle n’a pas non plus l’obligation d’enquêter sur chacune des questions soulevées par les parties impliquées; elle doit seulement être satisfaite que, selon les circonstances, la plainte nécessite un renvoi au Tribunal pour son instruction.

[76]  La Commission ajoute que l’application de la politique HSH à certaines femmes et à certaines personnes trans découle des mêmes fondements que lorsqu’elle est appliquée aux hommes homosexuels, soit les risques plus élevés de transmission du VIH pour les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes.

[77]   La Commission précise qu’elle ne demande pas au Tribunal d’examiner toutes les politiques qui touchent les femmes et les personnes trans qui veulent donner du sang. Elle croit plutôt qu’à la lumière du lien qui existe entre certaines personnes de ces groupes et la politique HSH, le Tribunal pourrait aussi examiner l’imposition de la période d’attente à ces autres groupes de personnes.

[78]  La Commission soutient qu’elle a la possibilité d’ajouter le motif de « sexe » dans son exposé des précisions, et ce, malgré qu’il n’ait pas été spécifié dans les formulaires des plaintes de M. Karas. Elle croit effectivement que ce motif de distinction illicite devrait être ajouté puisque la politique HSH s’applique aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes et non aux femmes ayant des relations sexuelles avec des femmes, et ce, en raison des stéréotypes et des risques perçus s’appliquant particulièrement aux hommes homosexuels.

[79]  Quant aux préjudices invoqués par les intimées, la Commission ne croit pas que ces ajouts causeraient des délais additionnels ou augmenteraient les coûts de manière importante pour les parties.

[80]  À cet effet, la Commission mentionne que puisque les situations des femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et de certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec des hommes sont affectées par la politique HSH par extension, elle ne croit pas que la preuve qui sera présentée à l’audience sera substantiellement différente si ces ajouts sont examinés.

[81]  Elle précise aussi que la demande de divulgation additionnelle faite dans son exposé des précisions ne vise pas toutes les politiques s’appliquant aux personnes trans ni aux femmes qui donnent du sang. Et comme ces groupes semblent être affectés, dans certains cas, par la mise en œuvre de la politique HSH qui, elle, prend racine dans les risques reliés aux relations sexuelles entre hommes, la Commission n’envisage pas que la divulgation additionnelle soit vraiment importante.

[82]   Enfin, la Commission estime que la LCDP prévoit qu’une personne peut déposer une plainte, et ce, même si elle n’est pas victime de l’acte discriminatoire allégué. La Commission possède alors la discrétion d’enquêter, même s’il y a absence de consentement par la victime.

[83]  Dans le cas actuel, elle précise qu’elle avait la discrétion d’enquêter sur les plaintes de M. Karas faites au nom de ces groupes de personnes.  La Commission argue alors que la notion de qualité pour agir, sous la LCDP, doit être interprétée de manière libérale. Toutefois, la Commission concède qu’elle n’est pas certaine que M. Karas ait effectivement déposé ses plaintes au nom de ces groupes d’individus, ni qu’il ait un intérêt personnel et direct pour agir en leur nom.

[84]  Néanmoins, la Commission précise que M. Karas peut notamment être affecté par la manière dont cette période d’attente prévue à la politique HSH affecte certaines femmes et certaines personnes trans, et ce, en ce qu’elle découle de stigmates et de stéréotypes préjudiciables à l’encontre des hommes homosexuels.

[85]  La Commission soutient aussi que ces groupes d’individus – certaines femmes et certaines personnes trans - pourraient demander au Tribunal d’intervenir dans l’instruction, ou pourraient être appelés comme témoins à l’audience. Elle précise que si le Tribunal décide qu’il n’y a pas assez de preuve à l’audience quant aux impacts sur ces groupes de personnes, il pourrait toujours rejeter ces parties spécifiques des plaintes.

D.  Plaignant

[86]  M. Karas n’a offert au Tribunal qu’une courte réponse aux requêtes de SCS et de Santé Canada, par courriel. Bien qu’il s’agisse de son choix et de son droit, il n’a pas fourni d’observations détaillées et précises en réponse à celles des intimées.

[87]  Néanmoins, il fait siennes les observations faites par la Commission et il a spécifié consentir à ce que l’instruction n’inclue pas le don d’organes et de tissus. Cependant, il croit que la question des dons faits par les personnes trans devrait être incluse dans l’instruction du Tribunal.

[88]  Une observation s’impose. M. Karas n’est pas clair lorsqu’il fait référence aux [traduction] « dons faits par les personnes trans », le terme « don » pouvant couvrir tant le don de sang que d’organes et de tissus. Mais selon sa déclaration voulant que les dons d’organes et de tissus ne devraient pas être inclus dans l’instruction, il semble alors faire plutôt référence aux dons de sang faits par les personnes trans.

[89]  Ainsi, il consent à ce que l’instruction de la plainte se limite aux dons de sang et de plasma et demande que la plainte procède sans autres observations sur la question de l’étendue de la plainte, puisque l’instruction a déjà été retardée depuis le dépôt de ses plaintes en 2016.

[90]  Il estime que les questions soulevées n’excèdent pas la portée de l’instruction devant le Tribunal. Encore une fois, un autre commentaire s’impose. Il n’est pas clair pour le Tribunal ce à quoi le plaignant fait ici référence. Le Tribunal peut déduire que lorsqu’il fait référence aux questions soulevées n’excédant pas la plainte, il fait référence aux situations affectant les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes.

[91]  Finalement, M. Karas affirme que si le Tribunal décidait de considérer les questions relatives aux dons d’organes et de tissus ainsi que les dons faits par les personnes trans, il devrait le faire dans le cadre de plaintes séparées.

E.  Répliques de SCS et Santé Canada

[92]  Dans sa réplique, SCS argue principalement que, contrairement à ce que la Commission et le plaignant plaident, la preuve scientifique et épidémiologique quant aux risques associés aux situations des femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et de certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec des hommes ne se fonde pas sur les mêmes recherches ni sur les mêmes données scientifiques.

[93]  En conséquence, chaque situation se base sur des données scientifiques pertinentes, associées à chaque groupe d’individus de façon spécifique. SCS soutient qu’il n’est pas question de perceptions ni d’opinions, mais bien de faits et de données.

[94]  SCS soutient alors que la preuve scientifique qui sera présentée au Tribunal doit être complète, et ce, afin d’éviter que ce dernier ne tire des conclusions se fondant sur des éléments de preuve partiels et incomplets. Ainsi, SCS affirme que la preuve documentaire et d’expert qui sera présentée au tribunal devrait alors être bonifiée si ces deux catégories de personnes sont ajoutées, afin de refléter la complexité de ces questions.  Elle précise que de l’empêcher de présenter ces données et recherches scientifiques lui permettant de justifier les tenants et aboutissants de ces nouvelles situations lui serait alors préjudiciable.

[95]  Dans une autre veine, SCS croit que ce n’est pas parce que M. Karas a mentionné la situation de ces femmes et de la communauté LGBTQIA dans ses plaintes initiales et qu’il y a une mention dans le rapport d’enquête de la Commission à cet effet, qu’il faut conclure à l’existence d’un lien suffisant pour permettre les allégations supplémentaires. Selon SCS, M. Karas a mentionné ces situations au passage, afin de donner du contexte, un historique, à ses allégations et il n’avait pas l’intention de les inclure dans ses plaintes. 

[96]  SCS argue aussi que la Commission, dans sa lettre envoyée aux parties, ne pouvait être plus claire quant aux allégations ayant été transmises au Tribunal. À cet effet, SCS soutient que la Commission a clairement spécifié que la question dans ce dossier est celle de savoir si la période d’attente prévue à la politique HSH de SCS et qui s’applique aux hommes homosexuels est discriminatoire sur la base de l’orientation sexuelle.

[97]  Enfin, SCS réitère que M. Karas n’a pas la qualité pour agir au nom de ces femmes et de ces personnes trans, même si elles peuvent être affectées par la politique HSH. Elle argue que le Tribunal a compétence pour refuser d’élargir l’instruction à ces deux groupes d’individus, et ce, malgré l’interprétation libérale accordée par la LCDP à la notion de qualité pour agir.

[98]  À ce sujet, SCS affirme qu’il serait inapproprié d’étendre la portée de l’instruction en se basant sur la participation ou l’intervention théorique de ces groupes de personnes. Elle précise qu’à ce jour, aucun de ces groupes de personnes n’est encore intervenu dans les plaintes. Et si ces groupes venaient à intervenir dans l’instruction du Tribunal, SCS croit que cela risquerait d’allonger et de complexifier la procédure et l’audience.

[99]  Quant à Santé Canada, elle concède que bien que la politique HSH puisse affecter les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes, la science sous-jacente pour chaque groupe est substantiellement différente.

[100]  Tout comme l’a plaidé SCS, Santé Canada estime que la notion de stigmatisation des hommes homosexuels ne constitue pas un fondement factuel suffisant pour justifier l’élargissement de la plainte aux deux autres groupes de personnes. Elle affirme que la politique HSH doit être analysée à la lumière de la science propre à chaque groupe affecté, selon leurs circonstances spécifiques.

[101]  En conséquence, Santé Canada considère que d’ajouter ces allégations nécessiterait la présentation d’une preuve documentaire et testimoniale additionnelle, ce qui serait onéreux et long pour elle et SCS, et ce, tout en considérant aussi leurs mandats respectifs, qui sont différents. De plus, Santé Canada plaide que si ces deux groupes de personnes sont ajoutés aux plaintes de M. Karas, il serait impératif que le Tribunal lui donne l’opportunité de présenter une preuve scientifique complète afin d’expliquer comment la politique HSH s’applique différemment selon le groupe de personnes visé.

[102]  Santé Canada partage aussi les inquiétudes de M. Karas quant aux délais. Elle estime effectivement que les délais possiblement encourus militent en défaveur d’un ajout de ces deux groupes d’individus et de ces autres motifs de distinction illicite à l’instruction.

[103]  Santé Canada croit aussi, tout comme SCS, que lorsque M. Karas a mentionné les femmes et les personnes trans dans ses plaintes initiales, il l’a fait afin de tenter de démontrer les autres impacts que peut avoir la politique HSH, sans que ces éléments constituent les fondements de sa plainte.

[104]  De plus, Santé Canada voit la lettre de la Commission et le renvoi au Tribunal du même œil que SCS : la plainte que la Commission a expressément référée au Tribunal concerne la période d’attente prévue à la politique HSH qui serait discriminatoire envers les hommes homosexuels, et ce, en raison de leur orientation sexuelle.

[105]  Finalement, Santé Canada argue qu’il serait injuste que M. Karas puisse parler au nom de ces personnes trans et de ces femmes qui pourraient être affectées par la politique HSH. Elle poursuit en ajoutant que le plaignant peut seulement témoigner à propos de sa propre expérience et non à propos de celle des autres groupes (certaines femmes et certaines personnes trans). Ainsi, selon Santé Canada, joindre ces autres groupes de personnes à la plainte sans leur consentement constituerait une injustice et une iniquité, puisque cela leur retirait alors leur voix sur un sujet très sensible.

[106]  Santé Canada termine en plaidant que dans le cas actuel, l’intérêt du public serait mieux servi si les discussions se limitaient à la situation de M. Karas et de son expérience en tant qu’homme homosexuel; M. Karas n’a pas la qualité pour agir pour ces autres groupes. Santé Canada affirme que la proposition de la Commission concernant la potentielle intervention de ces groupes dans l’instruction ou l’ajout de témoins issus de ces groupes est, dans les faits, impraticable. Et il en résulterait, selon Santé Canada, une situation d’iniquité procédurale pour les intimées en raison du manque de préavis quant à la portée des plaintes contre laquelle elles doivent se défendre.  

V.  Analyse

(i)  Questions concernant certaines femmes et certaines personnes trans

[107]  Dans un premier temps, je tiens à préciser que la question que je dois trancher est délicate et fort complexe. Le Tribunal, qui est un tribunal des droits de la personne, demeure extrêmement sensible aux allégations et aux représentations qui ont été faites par M. Karas, la Commission, Santé Canada et la SCS. Néanmoins, lorsqu’une requête est déposée devant le Tribunal, celui-ci doit trancher les questions en litige en se fondant sur les représentations des parties et les éléments de preuve qu’elles ont présentés.

[108]  Cela étant précisé, je dois maintenant décider si l’étendue des plaintes inclut la situation des femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et celle de certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes.

(a)  Absence de la suffisance du lien

[109]  En me basant sur les représentations des parties et les éléments de preuve m’ayant été présentés, il appert que la politique HSH peut s’appliquer et avoir des effets sur d’autres groupes d’individus qui ne sont pas des hommes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes.

[110]  Autrement dit, et comme il l’a été concédé par Santé Canada dans ses représentations, le Tribunal comprend que la mise en œuvre de la politique HSH peut, corolairement, affecter d’autres groupes de personnes voulant donner du sang, comme les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes. Ainsi, dans ce contexte bien précis, une période d’attente pour donner du sang peut être imposée.

[111]  Cela dit, bien qu’il puisse y avoir, à première vue, une forme de connexité ou de lien entre les plaintes de M. Karas à l’encontre de SCS et Santé Canada, et les cas de certaines femmes et certaines personnes trans, je ne suis pas convaincu que le lien avec la plainte initiale soit, en lui-même, suffisant. Je ne suis pas convaincu que ces éléments aient été fondamentalement envisagés lorsque M. Karas a déposé ses plaintes initiales.

[112]  Il est de jurisprudence constante qu’afin qu’un ajout ou un amendement soit autorisé par le Tribunal, qu’il s’agisse de l’ajout d’un motif de distinction illicite ou d’un acte discriminatoire, il doit exister un lien suffisant entre l’ajout et les fondements factuels de la plainte initiale (AA, au par. 59; Gaucher, au par. 10; Connors, au par. 25; Casler, au par. 7).

[113]  Je ne crois pas que M. Karas entendait réellement inclure ces femmes et ces personnes trans dans ses plaintes. Je ne pense pas non plus qu’il avait réellement l’intention de prendre fait et cause pour celles-ci.

[114]  Je suis d’accord avec les arguments soumis par SCS et Santé Canada.  À la lecture des plaintes initiales de M. Karas, conclure que M. Karas voulait inclure les femmes et les personnes trans est impossible. Et je suis tout à fait d’accord à l’effet que le simple fait de mentionner que la politique HSH puisse aussi s’appliquer aux femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH ou la simple référence à la communauté LGBTQIA ne permettent pas directement de conclure que M. Karas demandait que ces questions soient traitées par la Commission et ultimement, par le Tribunal si les plaintes étaient référées.

[115]  Lorsque je prends connaissance des plaintes de M. Karas, des rapports d’enquête, des lettres envoyées aux parties par la Commission, des soumissions des parties au stade de l’enquête de la Commission et des soumissions reçues dans le cadre de la présente requête, je constate que tout se concentre sur l’expérience de M. Karas et de l’impact de la politique HSH sur lui, en raison de son orientation sexuelle. Il s’agit, à mon avis, du cœur des plaintes qui ont été déposées.

[116]  Le Tribunal comprend que la base des deux plaintes de M. Karas contre Santé Canada et SCS demeure la même, c’est-à-dire la mise en œuvre de la politique HSH et de sa période d’attente pour les hommes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes. Plus spécifiquement, il appert que la politique HSH prend ses racines dans un élément précis, c’est-à-dire le fait qu’un homme ait eu une relation sexuelle avec un autre homme.

[117]  Et soyons clair, le Tribunal n’a certainement pas l’intention de vouloir simplifier la question, ni la science et les données, ni les préjugés, stigmas ou stéréotypes, qui pourraient exister à ce sujet.

[118]  Néanmoins, il m’apparaît clair, tant des représentations de Santé Canada que de celles de SCS, que l’imposition d’une période d’attente prévue à la politique HSH découle des risques de transmission de certaines maladies, risques qui pourraient être plus élevés dans le cas des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes.

[119]  Par extension, si cette condition est existante – c’est-à-dire celle que deux hommes aient eu une relation sexuelle – il semble que les risques que la politique HSH veut contrôler pourraient aussi exister pour d’autres groupes de personne; comme les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et certaines personnes trans. Autrement dit, lorsqu’une femme se présente afin de donner du sang, nous ne lui poserions pas la question à savoir si elle a eu des relations sexuelles avec un homme qui, lui, aurait eu des relations sexuelles avec un homme, si ce fait n’avait aucune importance. L’élément HSH fait partie intégrante de la question qui doit être répondue par une femme donneuse de sang.

[120]  Cela dit, Santé Canada et SCS ont été explicites à l’effet que d’autres facteurs de risques peuvent aussi être pris en compte pour ces autres groupes selon les circonstances, et ce, toujours en relation avec l’application de la politique HSH.

[121]  Je suis tout à fait conscient que la politique vise également la situation de certaines personnes trans, plus précisément, les femmes trans n’ayant pas subi de chirurgie de réattribution sexuelle et les hommes trans ayant subi une chirurgie de réattribution sexuelle. Il me semble que leur situation soit beaucoup plus spécifique et dépende des circonstances de chaque personne. 

[122]  Malgré tout, le Tribunal comprend que le fondement demeure inextricablement lié à l’application de la politique HSH, qui elle concerne les relations sexuelles entre hommes et les risques qui y sont liés.

[123]  La lettre de la Commission qui a été envoyée au président du Tribunal ne précise pas la portée de la plainte. Toutefois, les lettres envoyées par la Commission aux parties sont plus spécifiques et comprennent plus de détails sur la question en litige et le cœur des plaintes de M. Karas. Santé Canada et SCS, en tant qu’intimées, ont reçu ces lettres, et ces lettres constituent clairement la décision de la Commission.

[124]  Ces lettres envoyées aux parties font précisément référence à la politique HSH et à la période d’attente qu’elle impose aux hommes homosexuels en raison de leur orientation sexuelle. La Commission a écrit que la question est celle de savoir si la période d’attente prévue à la politique HSH est discriminatoire pour les hommes homosexuels, en raison de leur orientation sexuelle.

[125]  C’est en se fondant sur cette lettre que les parties savent ou comprennent ce qui a été décidé par la Commission. C’est bien ce que Santé Canada et SCS arguent dans leurs représentations : ces lettres leur expliquent la nature de la décision de la Commission, ce qui a été référé au Tribunal.

[126]  D'alléguer maintenant que les plaintes de M. Karas englobent aussi de nouvelles victimes alléguées (certaines femmes ou certaines personnes trans) ainsi que de nouveaux motifs de distinction illicite (sexe ou identité de genre et d’expression) alors que cela n’avait pas été envisagé pose, à mon avis, un sérieux problème de justice naturelle et d’équité procédurale.

[127]  Selon moi, les lettres que la Commission a envoyées aux parties sont on ne peut plus claires et elles précisent ce qui a été référé au Tribunal, en vertu de quoi et en se fondant sur quels motifs. Ces lettres doivent être comprises dans le contexte de la procédure qui les a précédées, incluant les plaintes initiales, l’enquête, les représentations des parties, etc. Le Tribunal doit regarder le contexte et l’historique des plaintes dans son ensemble afin de déterminer s’il existe un lien suffisant entre les ajouts et les plaintes initiales (AA, au par. 59; Gaucher, au par. 10; Connors, au par. 25; Casler, aux par. 7 et 10).

[128]  Lorsque je prends connaissance des plaintes initiales de M. Karas, des formulaires, des rapports d’enquête et des représentations des parties à toutes les étapes, je juge que c’est là que les décisions de la Commission prennent tout leur sens.

[129]  La Commission affirme qu’à moins d’une expression claire indiquant que la portée de la plainte est limitée, il n’y a alors aucune limitation dans ce qui est référé par la Commission. À cet effet, je crois que le fait que la Commission ne limite pas expressément la portée de la plainte, ou n’exclue pas explicitement certains éléments de la plainte, n’a pas non plus pour effet de donner une carte blanche sur ce qui pourrait être instruit par le Tribunal. Cela constituerait un non-sens et irait à l’encontre du processus établi par la LCDP et le rôle de la Commission dans le traitement des plaintes.

[130]  Le Tribunal rappelle que la Commission canadienne des droits de la personne joue un rôle majeur et important dans le processus de plainte en matière de discrimination dans la sphère fédérale. Bien que la Commission ne soit pas un organisme décisionnel (Desgranges, au par. 30; Georgoulas c. Canada (Procureur général), 2018 CF 652, au par. 87), elle demeure la gardienne des plaintes, l’organisme qui est la porte d’entrée pour tous les Canadiens et les Canadiennes qui estiment avoir été victimes de discrimination dans les champs de compétence du Parlement du Canada.

[131]  Le Tribunal est inextricablement lié par la fonction et le rôle de la Commission. C’est cette dernière qui reçoit les plaintes, c’est elle qui enquête et c’est elle qui détermine si la plainte peut être transmise au Tribunal pour instruction (paragraphes 44(3) et 49(1) de la LCDP). La Commission définit aussi ce qui est référé au Tribunal. Sans ce processus, sans cette décision, le Tribunal ne peut agir.

[132]  Dans ses lettres de septembre 2019 envoyées aux parties, la Commission prend le temps d’écrire, de spécifier, sa décision et la question sur laquelle porte le renvoi.

[133]  Le Tribunal demeure perplexe par rapport à la position de la Commission voulant qu’elle n’ait jamais voulu limiter la question en litige puisque sinon, elle l’aurait fait expressément. Pourquoi alors prendre le temps de spécifier ce sur quoi porte sa décision dans les lettres qu’elle envoie aux parties si ce n’est pas pour préciser ce sur quoi porte le débat? La Commission, d’une certaine manière, raffine la question en litige, le débat judiciaire : elle explique ce sur quoi porte le problème et pourquoi elle juge qu’il est justifié que le Tribunal instruise la question.

[134]  Cet argument voulant que puisqu’il n’y a pas de limitations expresses, tout le contenu des plaintes a été référé, n’est pas, selon moi, très utile. Que constitue alors [translation] « tout le contenu de la plainte »? À l’inverse, ne serait-ce pas possible de comprendre que la décision de la Commission vient, justement, préciser les questions et l’étendue de la plainte qui sont transmises au Tribunal?

[135]  Sans vouloir m’immiscer dans les prérogatives de la Commission, il semble que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale commandent que les parties, incluant les intimés, comprennent la décision de la Commission et les motifs à son soutien. Et rappelons que cette décision de la Commission peut être portée en contrôle judiciaire par les parties.

[136]  Le Tribunal ajoute que lorsque les intimés débutent le processus devant le Tribunal après le renvoi par la Commission, ils ont, avec eux, la lettre de la Commission et ses motifs. Lorsque l’instruction débute, c’est ce qu’ils ont à l’esprit; c’est ce qu’ils comprennent de ce qui a été référé au Tribunal.

[137]  Comment les intimés peuvent-ils présenter une défense si la portée du renvoi n’est pas claire pour eux? Ou comment les intimés peuvent-ils se défendre si, comme le prétend la Commission, [translation] « toute » la plainte est référée au Tribunal lorsqu’elle n’a pas expressément exclu des éléments ou posé des limitations? Comment comprendre ce « tout » s’il n’est pas défini?

[138]  Les exposés des précisions doivent aborder les fondements factuels de la plainte qui a été référée par la Commission. Je suis tout à fait conscient que les plaintes peuvent évoluer à travers le temps et qu’elles peuvent se raffiner, évoluer, et que ce sont les exposés des précisions qui définissent les conditions de l’instruction (Gaucher, au par. 11; Casler, au par. 9; AA, au par. 59). Toutefois, les parties ne peuvent intégrer à leur exposé des précisions des éléments totalement nouveaux, non anticipés, qui n’ont pas un lien ou une connexité suffisante avec la plainte initiale.

[139]  À mon avis, dans le cas des ajouts de la Commission et de M. Karas dans leurs exposés, les nouveaux éléments n’étaient pas anticipés et constituaient de toutes nouvelles allégations, impliquant des nouvelles victimes et des nouveaux motifs de distinction illicite. Ces nouveaux éléments n’avaient pas été inclus dans les plaintes initiales de M. Karas et n’étaient pas liés, selon la preuve qui a été présentée, au cœur, aux racines de ses plaintes.

[140]  Ces ajouts, à ce stade-ci, et la manière dont ils me sont présentés, contournent le processus établi par la LCDP, et ce, sans que les intimées aient pu s’y attendre et sans qu’elles aient pu présenter leurs arguments au stade de la Commission. Ainsi, les intimées n’ont pas eu l’occasion de se prévaloir des mécanismes prévus à la LCDP, par exemple en présentant des demandes en irrecevabilité ou en demandant le contrôle judiciaire des actions et des décisions de la Commission.

[141]  Les motifs du Tribunal au soutien de cette décision ne signifient pas que des requêtes en amendement, ajout ou limitation de la portée de la plainte ne pourraient jamais être présentées par les parties. Par exemple, lorsqu’une partie plaignante dépose une plainte devant la Commission, il est difficile d’anticiper que demain, des actes de représailles pourraient être commis en raison du dépôt de sa plainte. Il est ainsi vrai que les plaintes évoluent, que des faits peuvent s’ajouter et se peaufiner.  

[142]  Dans le cas actuel, la Commission et le plaignant ajoutent des éléments qui ne sont pas de la nature décrite au paragraphe précédent : il s’agit d’ajouts de victimes et de motifs de distinction illicite. Ces ajouts ne se limitent pas à une question de contextualisation, de raffinement ou de l’évolution d’une plainte qui progresse à travers le temps et l’espace. En fait, ces ajouts changent substantiellement les fondements mêmes des plaintes initiales.

[143]  Si la Commission et M. Karas avaient réellement voulu ajouter ces éléments aux plaintes initiales, ils auraient très bien pu l’anticiper et le faire au stade préalable de l’enquête. Ils ne l’ont pas fait. S’ils l’avaient fait, ces allégations auraient suivi le processus normal d’enquête et la Commission aurait rendu une décision à cet effet. Ce n’est pas le cas dans les circonstances. Les plaintes, les formulaires, les rapports d’enquête et les décisions de la Commission dans ses lettres appuient la conclusion que ces éléments ne constituaient pas les fondements des plaintes de M. Karas : il y a absence de connexité suffisante.

[144]  Même dans l’exposé des précisions de M. Karas, bien qu’il fasse parfois référence à la communauté LGBTQIA dans son ensemble, la situation affectant les personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes n’est pas spécifiquement traitée. La mention de la situation affectant les femmes semble aussi être faite au passage, afin d’appuyer l’idée que la politique HSH découle du fait que des hommes ont eu des relations sexuelles avec d’autres hommes et qu’elle est discriminatoire envers les hommes homosexuels en raison de leur orientation sexuelle.

(b)  Préjudice

[145]  Bien que la suffisance du lien n’ait pas été établie, le Tribunal est tout aussi en accord avec Santé Canada et SCS lorsqu’elles arguent que le fait d’inclure ces autres situations et motifs aurait des impacts importants sur l’instruction de la plainte. La Commission, quant à elle, estime que ces ajouts n’auraient pas réellement d’impacts sur la procédure et que les intimées n’ont pas établi le préjudice qu’elles subiraient. Avec égard, je n’en suis pas convaincu.

[146]  À mon avis, et selon les arguments convaincants des intimées, il en résulterait nécessairement un allongement de la procédure et une complexification de la preuve qui serait présentée à l’audience, qu’elle soit testimoniale ou documentaire.

[147]  Il faut rappeler que la présente décision n’a pas pour but de juger du bien-fondé des allégations, des ajouts ou des amendements puisque nous n’en sommes qu’au début de l’instruction (Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 4, au par. 204). Il serait imprudent, voire inopportun pour le Tribunal, à ce stade-ci, de limiter ou d’exclure la preuve que les intimées estiment nécessaire afin de se défendre des allégations contre elles.

[148]  Elles doivent alors avoir l’opportunité de présenter leur position, leur théorie de la cause, ce qui leur permettra d’expliquer leur raisonnement derrière la politique HSH, les justificatifs, les effets sur certains autres groupes d’individus ainsi que de présenter la science et les données expliquant ce raisonnement. Je ne suis pas certain que la situation soit aussi simple que ce que la Commission allègue dans ses représentations.

[149]  Selon les représentations de Santé Canada et SCS, le Tribunal estime effectivement que les intimées devraient avoir l’opportunité de suppléer à leurs arguments, à leur preuve, afin de pouvoir répondre aux nouvelles allégations, si celles-ci étaient ajoutées à l’instruction. Le Tribunal doit en effet offrir aux intimées l’opportunité de présenter leur défense pleinement, entièrement et en temps opportun (paragraphe 50(1) de la LCDP).

[150]  Force est de constater que l’ajout de ces nouveaux éléments aurait forcément un impact sur le processus du Tribunal, tant pendant la divulgation qu’à l’audience. Cela aurait aussi un impact sur la preuve documentaire et testimoniale qui me serait présentée, ce qui ferait en sorte que le processus s’en trouverait complexifié.

[151]  Dans ses représentations, M. Karas souligne également que les procédures liées à ses plaintes perdurent depuis 2016. Le Tribunal comprend donc que le facteur « temps » est important pour lui. L’ajout de ces nouveaux éléments aurait, à mon avis, un impact sur la longueur des procédures ainsi que sur leur complexité, ce qui n’est pas souhaitable.

(c)  Qualité et intérêts pour agir

[152]  Les parties ont également soumis des représentations quant à la qualité pour agir de M. Karas, ainsi que de son intérêt à agir, pour ces femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec des hommes.

[153]  Comme la suffisance du lien entre les allégations additionnelles et la plainte initiale n’a pas été établie, cette question devient, à mon avis secondaire, voire théorique. Nous pouvons tout de même nous demander si effectivement, M. Karas pourrait agir pour ces autres groupes de personnes et s’il a la qualité et l’intérêt pour agir en leur nom.

[154]  Il me semble que M. Karas est celui qui est le mieux placé afin de présenter une preuve en lien avec les plaintes qu’il a déposées contre Santé Canada et SCS et les allégations qui le touchent personnellement. Sa qualité pour agir et son intérêt à agir sont clairement établis lorsqu’il invoque être un homme homosexuel ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes et qui est empêché de pouvoir donner du sang en raison de la période d’attente prévue à la politique HSH. Cela tombe directement au cœur des plaintes qu’il a déposées.

[155]  Toutefois, je ne suis pas certain qu’il ait la qualité pour agir ni l’intérêt à agir pour les femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et certaines personnes trans. De toute manière, comme la question est maintenant fictive ou théorique, elle n’est plus déterminante dans les circonstances.

[156]  En conclusion, pour tous ces motifs, j’accorde la requête de Santé Canada et de SCS et je n’autorise pas que l’instruction traite des situations des femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH ni de certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes, ni l’ajout des motifs de distinction illicite du « sexe » et de « l’identité et l’expression de genre ».

(ii)  Le motif du « sexe » et les femmes homosexuelles

[157]  Au paragraphe 33 des représentations de la Commission, celle-ci semble faire un ajout qui ne semble pas avoir été spécifiquement abordé par les autres parties dans leurs représentations.

[158]  La Commission précise que le motif de distinction illicite qu’est le « sexe » devrait être ajouté à la plainte de M. Karas puisque la politique HSH s’applique aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, mais pas aux femmes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres femmes. Autrement dit, quant à la mise en œuvre de la politique et de la période d'attente, la situation diffère si nous sommes en présence d’hommes homosexuels ou de femmes homosexuelles.

[159]  Bien que le Tribunal comprenne les représentations de la Commission à cet effet, cette demande m’apparaît fortuite. Elle est faite dans un court paragraphe, au passage, et n’apparaît nulle part ailleurs dans les représentations de la Commission. Lorsque le Tribunal consulte la question en litige comprise par la Commission à son paragraphe 24, et ses autres représentations, aucune mention n’est faite à ce sujet.

[160]  Le Tribunal a aussi pris connaissance des représentations de Santé Canada, de SCS et de M. Karas : aucune autre partie n’a invoqué cette question telle que formulée par la Commission.

[161]  Il est aussi curieux que la Commission ne fasse aucune référence à la situation des femmes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres femmes ailleurs dans ses exposés des précisions. Dans les observations qu’elle a soumises en réponse à la requête des intimées, c’est la première fois que la Commission mentionne cette question. Le Tribunal demeure perplexe à ce sujet.

[162]  Cela dit, malgré le fait qu’il s’agisse d’un élément nouveau et, disons-le, inattendu, je suis d’avis que de toute manière, il est clair, à la lecture de la plainte de M. Karas, du rapport d’enquête, des lettres envoyées aux parties par la Commission, des représentations des parties au stade de l’enquête de la Commission, et des représentations faites dans le cadre de la présente requête, que ce nouvel élément n’a pas de lien suffisant avec les plaintes initiales de M. Karas.

[163]  À la lumière du contexte et de l’historique de la plainte, la demande d’ajout de la Commission, c’est-à-dire le motif du « sexe » en ce que la politique HSH traite défavorablement les hommes homosexuels comparativement aux femmes homosexuelles, est rejetée. Cette question n’a pas été envisagée ni considérée par aucune partie, sauf par la Commission dans les représentations qu’elle a faites dans le cadre de la présente requête. Cet ajout ne prend pas ses racines dans les plaintes initiales de M. Karas et n’a aucune connexité avec leurs fondements factuels.

[164]  En conséquence, je n’autorise pas cet ajout à l’étendue de l’instruction des plaintes devant le Tribunal.

(iii)  Don d’organes et de tissus

[165]  Le Tribunal n’a pas l’intention de s'attarder à la question de savoir si le don d’organes et de tissus est inclus dans l’instruction des plaintes de M. Karas. Bien qu’il m’apparaisse clair que les intimées, la Commission, voire aussi M. Karas, n’aient pas concentré leurs arguments sur cet aspect je traiterai rapidement de cette question afin d’écarter toute confusion possible.

[166]  À la lecture de la plainte de M. Karas, du rapport d’enquête, des lettres envoyées aux parties par la Commission, des représentations des parties au stade de l’enquête de la Commission et des représentations faites dans le cadre de la présente cette requête, il me semble clair que le don d’organes et de tissus n’est pas inclus dans l’étendue des plaintes.

[167]  La connexion, le lien, entre les plaintes initiales de M. Karas et cette nouvelle allégation n’est pas, à mon avis, suffisant pour permettre cet ajout à l’instruction. Depuis le dépôt des plaintes par M. Karas, le don d’organes et de tissus n’est pas un élément qui a été considéré. Enfin, aucune partie ne m’a soumis d’éléments suffisamment convaincants me permettant de conclure le contraire.

[168]  En conséquence, je juge que d’ajouter cet élément constituerait, à mon avis, une toute nouvelle plainte. Pour ces motifs, je n’autorise pas l’ajout de cet élément à l’instruction des plaintes devant le Tribunal.

VI.  Décision

[169]  Pour les motifs précédents, le Tribunal accorde la requête de Santé Canada et de SCS. Le Tribunal n’autorise pas que l’instruction des plaintes traite des questions suivantes :

  • Des situations des femmes ayant eu des relations sexuelles avec des HSH et de certaines personnes trans ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes;
  • Des motifs de distinction illicite du « sexe » et de « l’identité de genre »;
  • Du motif du « sexe » pour le traitement défavorable qu’aurait subi le plaignant en tant qu’homme homosexuel en comparaison de la situation des femmes homosexuelles;
  • Du don d’organes et des tissus.

[170]  Le Tribunal ordonne que toutes les allégations et toutes les références concernant les questions énumérées au par. 169 contenues dans l’exposé des précisions de la Commission soient radiées, à moins qu’elles ne soient que contextuelles.

[171]  Plus particulièrement, la Commission doit radier toutes les allégations qui sont liées aux questions énumérées au par. 169 de la présente décision des paragraphes suivants de son exposé des précisions : 1, 18, 24, 25, 78 et 82. De plus, les allégations liées au motif du « sexe » pour le traitement défavorable subi par le plaignant en tant qu’homme doivent être radiées des paragraphes 68 et 69 de l’exposé des précisions de la Commission.

[172]  Le Tribunal ordonne que l’exposé des précisions de la Commission soit amendé en conséquence et uniquement pour les fins visées par la présente décision.

[173]  Le Tribunal ordonne que la Commission signifie et dépose son exposé des précisions amendé d’ici le 8 janvier 2021.

[174]  Dans l’exposé des précisions amendé de la Commission, les éléments radiés doivent être barrés et les éléments ajoutés doivent être soulignés.

[175]  Après la réception par le Tribunal de l’exposé des précisions amendé de la Commission, une téléconférence sera fixée afin de poursuivre la gestion de l’instruction.

 

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 7 janvier 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du tribunal : T2424/8319 et T2425/8419

Intitulé de la cause : Christopher Karas c Société canadienne du sang et Santé Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 7 janvier 2021

Date des motifs du tribunal : Le 21 janvier 2021

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Christopher Karas, pour lui-même

Sasha Hart et Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Mark Josselyn et Craig J. Stehr pour l’intimée Société canadienne du sang

Gail Sinclair, Samantha Pillon et Elizabeth Cunningham, pour l'intimée Santé Canada

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