Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Pendant 33 ans, Michael Christoforou a conduit des bétonnières pour John Grant Haulage Ltd. Son travail dangereux exigeait beaucoup de compétences, de concentration et de vigilance. Les chauffeurs devaient travailler 45 heures par semaine.

En 2010, M. Christoforou a avisé son employeur qu’il ne rentrerait pas travailler pour cause de maladie. On lui a dit qu’il serait congédié s’il ne se présentait pas. Il n’est pas rentré travailler, et l’entreprise l’a suspendu. Son médecin a ensuite rédigé un billet médical, indiquant que M. Christoforou ne pouvait pas travailler plus de 40 heures par semaine parce qu’il souffrait de stress et de fatigue. Il a ensuite été congédié.

M. Christoforou a déclaré que l’entreprise faisait preuve de discrimination à son égard en raison de sa déficience et de son âge.
Le Tribunal a estimé que la question essentielle était de savoir si l’entreprise aurait pu répondre aux besoins de M. Christoforou en toute sécurité. Au lieu d’essayer de déterminer ce que son employé pouvait faire, l’entreprise a adopté la méthode du « tout ou rien ». Soit il pouvait conduire sans aucune restriction, soit il ne pouvait pas travailler du tout. Elle n’a ni cherché à obtenir plus d’informations ni cherché d’autres solutions, comme demander qu’il se soumette à des tests.

L’entreprise a déclaré qu’elle ne pouvait tout simplement pas envisager d’accommoder un conducteur ayant des restrictions médicales, pour des raisons de sécurité. Le Tribunal n’a pas accepté son argument. Si un employeur pouvait invoquer la sécurité comme raison pour ne pas s’engager dans un processus d’adaptation, de nombreux autres travailleurs occupant des emplois « qui présentent un risque pour la sécurité » pourraient être suspendus ou congédiés sans aucune enquête sur leurs capacités réelles. Pour être conformes à la législation sur les droits de la personne, les efforts d’adaptation doivent être sérieux.

Le Tribunal a décidé que John Grant Haulage Ltd. avait fait preuve de discrimination envers M. Christoforu en raison de sa déficience.
Cette affaire a été entendue en 2016-2017. Le membre initial du Tribunal n’a jamais rédigé de décision, et a finalement cessé de répondre aux communications. Avec le consentement des deux parties, le président du Tribunal a réassigné l’affaire à un autre membre en janvier 2020. Dans sa décision, le Tribunal s’est excusé auprès des parties pour les retards inacceptables qu’elles ont subis.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 33

Date : le 19 octobre 2020

Numéro du dossier : T2097/1315

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Michael Christoforou

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

John Grant Haulage Ltd.

l'intimée

Décision

Membre : Jennifer Khurana



I.  APERÇU

[1]  Michael Christoforou, le plaignant, a travaillé comme conducteur de semi-remorque commerciale pour John Grant Haulage Ltd., l’intimée, de 1977 à 2010. L’intimée est une entreprise de camionnage sur courte et longue distance qui transporte du ciment et de la résine en vrac en Ontario, au Québec et dans certaines régions des États-Unis.

[2]  En 2006, le plaignant a fourni à l’intimée un billet médical dans lequel le médecin recommandait que le plaignant ne travaille pas plus de 45 heures par semaine puisqu’il souffrait de stress et d’anxiété persistants. Pendant les quatre années qui ont suivi, le plaignant a continué à travailler pour l’intimée, souvent plus de 45 heures par semaine s’il s’en sentait capable. En mai 2010, le plaignant a tenté de prendre congé pour des raisons de santé, mais il a été suspendu pour ne pas s’être présenté au travail. Il a alors remis à l’intimée une lettre dans laquelle son médecin recommandait qu’il ne travaille pas plus de 40 heures par semaine pour des raisons de santé. Le plaignant n’a pas travaillé pour l’intimée depuis, puisque celle-ci a refusé qu’il revienne travailler sans confirmation médicale attestant qu’il était apte à conduire sans aucune restriction.  

[3]  La présente affaire porte sur la question de savoir si l’intimée a fait preuve de discrimination en rejetant la demande de réduction du nombre d’heures de travail du plaignant et, conséquemment, en refusant de continuer à l’employer. Le plaignant soutient que son employeur n’a rien fait pour essayer de répondre à ses besoins. L’intimée, quant à elle, justifie sa décision en invoquant la sécurité. Elle ne pouvait pas risquer de remettre le plaignant sur la route s’il n’était pas apte à conduire et elle ne pouvait pas composer avec le plaignant sans subir une contrainte excessive.

II.  DÉCISION

[4]  La plainte est accueillie. M. Christoforou a démontré que le fait que l’intimée ait rejeté sa demande de mesures d’adaptation et refusé de continuer à l’employer constitue une preuve prima facie de discrimination fondée sur une déficience. L’intimée n’a pas établi qu’il aurait été impossible de répondre aux besoins de M. Christoforou sans subir une contrainte excessive.

[5]  Le plaignant a droit à des réparations, mais je devrai obtenir des précisions auprès des parties avant de rendre une ordonnance. Je demande donc aux parties d’envisager de régler la question, elles-mêmes ou avec l’aide du Tribunal en médiation. Si cela s’avère impossible, le Tribunal communiquera avec les parties pour déterminer les prochaines étapes.

[6]  Les allégations de discrimination fondée sur l’âge du plaignant sont rejetées.  

III.  CONTEXTE DE LA PRÉSENTE DÉCISION ET RAISON POUR LAQUELLE C’EST MOI QUI LA RÉDIGE

[7]  C’est moi qui rédige la présente décision définitive, même si ce n’est pas moi qui ai entendu l’affaire. Le président m’a confié le dossier en janvier 2020 avec le consentement des parties. Compte tenu des circonstances qui ont mené à cette réassignation, je me dois de revoir certains éléments du contexte qui m’ont amenée à prendre en charge ce dossier.

[8]  Le présent dossier avait d’abord été confié à l’ancien vice-président du Tribunal. Il a ensuite été assigné à la membre Dena Bryan, qui a instruit la plainte pendant 13 jours en 2016 et en 2017 (du 31 octobre au 4 novembre 2016, du 14 au 18 novembre 2016 et les 23, 25 et 27 janvier 2017).

[9]  Mme Bryan a rendu deux décisions sur requête en matière de procédure dans la présente affaire. Dans la première, le Tribunal a fait droit à la requête du plaignant visant à exclure le rapport et le témoignage d’un témoin expert proposé (2016 TCDP 14). Dans la deuxième, le Tribunal a rejeté la requête que l’intimée avait déposée peu de temps après la fin de l’audience en janvier 2017 et par laquelle elle avait demandé la récusation de Mme Bryan en raison d’une crainte raisonnable de partialité. Environ cinq mois après le dépôt de cette requête, Mme Bryan l’a rejetée et a écrit ce qui suit : « Comme je l’ai mentionné à la fin de l’audience, j’examinerai la preuve et les observations de façon exhaustive et attentive, et je rendrai une décision étayée par des motifs détaillés » (2017 TCDP 17, au paragraphe 38) (non souligné dans l’original).

[10]  Malheureusement, ce n’est pas ce qui s’est produit. Mme Bryan n’a pas rendu de décision définitive ni publié de motifs. En 2018 et 2019, les parties ont cherché maintes fois à savoir où en était la décision et, à plusieurs reprises, Mme Bryan a promis qu’une décision définitive serait rendue. Or, elle n’a pas prononcé de motifs, et les parties ont dû attendre.

[11]  En décembre 2018, le président du Tribunal a donné aux parties trois options pour faire avancer le dossier étant donné que Mme Bryan n’avait pas rendu de décision. Il a proposé : 1) de réassigner le dossier à un autre membre du Tribunal pour qu’il rende des motifs en se fondant sur le dossier et les transcriptions de l’audience; 2) de retourner en médiation avec les parties; ou 3) de recommencer le processus et de tenir une nouvelle audience avec un nouveau membre du Tribunal de manière accélérée. Les parties ont rejeté ces options et ont préféré attendre que Mme Bryan rende une décision. Elles espéraient que cette dernière honore enfin ses nombreuses promesses en rendant la décision.

[12]  Mme Bryan n’a pas rendu la décision comme elle l’avait promis. Au cours de l’année suivante, le président du Tribunal a essayé de faire un suivi auprès de Mme Bryan. Celle-ci a répondu à quelques occasions en lui promettant de rédiger la décision. À un certain moment, elle a cessé de répondre à ses appels ou à ses courriels.

[13]  Enfin, en décembre 2019, les parties ont réexaminé les options que leur avait présentées le président du Tribunal en 2018. Les parties ont convenu que si Mme Bryan ne terminait pas la décision avant le 31 décembre 2019, le président réassignerait la plainte à un autre membre pour qu’il rédige des motifs en se fondant sur le dossier. Le président m’a ensuite confié le dossier avec le consentement des parties.

[14]  Il existe diverses façons de procéder lorsqu’un arbitre doit rendre une décision sans avoir entendu l’affaire. Je ne les passerai pas en revue ici. D’autres options ont été proposées aux parties, notamment le rappel des témoins ou la tenue d’une nouvelle audience. En l’espèce, elles ont accepté que je fonde ma décision sur les transcriptions ainsi que sur le dossier officiel et les enregistrements.  

[15]  Je dois commencer par présenter mes excuses aux parties au nom du Tribunal. Les parties ont subi des retards inacceptables et ont dû composer avec des promesses non tenues. Le Tribunal a vraiment manqué à son devoir envers le public et envers les parties qui souhaitaient régler une plainte pour atteinte aux droits de la personne de manière efficace, rapide et accessible. Je compatis avec le plaignant et l’intimée, qui ont consacré des ressources considérables à une longue audience. Les parties se sont retrouvées face à des choix difficiles et à des solutions imparfaites alors qu’elles tentaient d’avoir accès à la justice.

[16]  Je ne peux pas effacer ce qui s’est produit en l’espèce, mais je suis vraiment désolée pour ce que les parties ont dû endurer. L’instruction des plaintes doit se faire sans formalisme et de façon expéditive (paragraphe 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi » ou « LCDP ») et paragraphe 1(1) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les « Règles »)). Or, malheureusement, les parties ont attendu jusqu’en 2020, soit près de quatre ans après la fin de l’instruction, pour obtenir une décision.  

[17]  Nous devons faire mieux pour les Canadiens. Le Tribunal a le devoir d’instruire les plaintes pour atteinte aux droits de la personne qui lui ont été renvoyées par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), et ce, de manière équitable et dans les meilleurs délais. Les Canadiens doivent avoir confiance dans leurs institutions publiques et leur système de justice, et un tel manquement mine cette confiance.

IV.  AUDIENCE ET PORTÉE DE LA PLAINTE

[18]  L’audience s’est échelonnée sur 13 jours (du 31 octobre au 4 novembre 2016, du 14 au 18 novembre 2016 et les 23, 25 et 27 janvier 2017). La Commission n’a pas participé à l’audience.

[19]  Toutes les personnes concernées par une plainte — les parties, les avocats et le membre instructeur — doivent être bien au fait des questions en litige. Autrement dit, elles devraient toutes connaître la tâche du Tribunal et ce sur quoi le membre doit statuer. Malheureusement, en l’espèce, la membre n’a pas précisé clairement les questions en litige, ni au début ni pendant l’audience, ce qui a peut-être eu une incidence sur la portée de la preuve admise par le Tribunal et sur la durée de l’audience, notamment en raison des nombreuses discussions entre la membre et les parties à propos de la preuve et des questions en litige qui étaient antérieures à la période visée par l’instruction ou qui n’avaient pas été renvoyées au Tribunal.

[20]  Ce n’est pas le membre du Tribunal qui décide des questions à trancher. Aux termes de la Loi, le Tribunal doit instruire les plaintes que lui renvoie la Commission (articles 49 et 50 de la Loi). Dans la présente affaire, le formulaire de résumé de la plainte transmis par la Commission indique que le plaignant aurait été victime de discrimination du 7 mai au 9 août 2010. Aucune allégation de harcèlement fondée sur l’article 14 de la Loi n’a été renvoyée au Tribunal. Il arrive parfois que les parties ne s’entendent pas sur la portée des questions renvoyées au Tribunal, mais ce n’est pas le cas en l’espèce. Les parties n’ont pas déposé de requête, ni avant ni pendant l’audience, pour demander au Tribunal de définir la portée de la plainte.

[21]  Après en avoir reçu une copie, j’ai examiné tout le dossier, y compris les transcriptions. Lors d’une conférence téléphonique préparatoire tenue avec les parties, ces dernières m’ont confirmé qu’il n’y avait aucune question procédurale en suspens sur laquelle je devais me prononcer.

[22]  J’ai aussi demandé aux parties de confirmer que je comprenais bien les questions en litige, y compris la portée temporelle de la plainte, compte tenu de ce que j’avais lu dans les transcriptions. Plus précisément, je leur ai demandé de confirmer que ma tâche consistait à déterminer si l’intimée avait omis de prendre des mesures d’adaptation à l’égard de la demande du plaignant en refusant de réduire ses heures de travail et si elle avait mis fin à son emploi en raison de sa déficience ou de son âge. J’ai indiqué que la plainte ne visait aucune question qui n’avait pas été soumise au Tribunal et que les allégations couvraient la période de mai à août 2010. J’ai aussi demandé aux parties de valider la liste des pièces et d’expliquer toute disparité.

[23]  J’ai donné aux parties l’occasion d’examiner les transcriptions et de présenter d’autres observations ou de préciser ce qu’elles estimaient être les éléments les plus importants de leur preuve. Elles ont choisi de ne pas le faire, mais elles ont proposé de répondre à toutes les questions que je pourrais avoir advenant que le dossier d’audience ne me permette pas de rendre une décision. Je vais par conséquent faire appel à elles pour ce qui est de la question des réparations demandées par le plaignant.

[24]  Aucune des parties n’a modifié la façon dont j’ai formulé les questions, que ce soit pendant l’appel ou par écrit en réponse à la demande de confirmation des questions en litige transmise par le Tribunal. Le plaignant a apporté des corrections mineures à la liste des pièces.  

[25]  L’avocat de l’intimée a affirmé ne pas pouvoir confirmer la formulation de mes questions ni suggérer de changements en raison du temps écoulé et des difficultés rencontrées pour avoir accès à ses dossiers. Toutefois, je note que dans ses observations finales, il a fait la déclaration suivante : [traduction] « la question faisant l’objet de la présente audience, que nous soulevons aujourd’hui en guise de conclusion, se rapporte à la deuxième demande de mesures d’adaptation, qui a été présentée après que les mesures d’adaptation objets de la première demande eurent déjà été accordées ». La « deuxième demande de mesures d’adaptation » est celle qui se rapporte à la période indiquée précédemment et aux questions sur lesquelles j’ai statué dans la présente décision. 

[26]  Le plaignant a témoigné à l’audience, tout comme ses anciens collègues conducteurs, dont certains ont également joué un rôle au sein du syndicat en tant que délégués syndicaux. Robert Gaumont, Mike Riley, Jeffrey Seaton, Marcello Leasey et Ray Guenette ont tous témoigné au nom du plaignant. L’intimée a cité son directeur général, Ralph Shepley, ainsi que le répartiteur John Valeri et Gregory St. Croix, Wayne Gibson et Ronald Trecoce. Elle a aussi interrogé la Dre Bautista, le médecin de famille du plaignant. Je n’ai pas répertorié les éléments de preuve par ordre chronologique ou par témoin. Je les ai plutôt intégrés dans mon analyse et mes motifs ci-dessous. Je les invoque pour autant qu’ils puissent m’aider à trancher les questions en litige.

V.  CONTEXTE FACTUEL

[27]  Les allégations formulées en l’espèce remontent à 2010, mais je vais présenter le contexte dans lequel s’inscrit la plainte.

Le travail du plaignant chez John Grant Haulage Ltd. jusqu’en 2010

[28]  Le plaignant a terminé sa dixième année et a suivi une formation spécialisée dans l’utilisation de remorques. Il a travaillé pour l’intimée pendant 33 ans, de 1977 à 2010, en tant que conducteur de semi-remorque transportant du ciment. Il était membre de la section locale 879 du syndicat des Teamsters, et ses conditions d’emploi étaient régies par une convention collective.

[29]  La relation que le plaignant entretenait avec son employeur était généralement positive et s’est poursuivie sans incident majeur jusqu’à la fin de 2003, quand un nouveau directeur général, Ralph Shepley, a été embauché. Le plaignant n’aimait pas le style de gestion de M. Shepley.

[30]  Le plaignant a déposé un certain nombre de griefs à partir de 2005. Il avait l’impression que M. Shepley et l’intimée essayaient de se débarrasser de lui, ainsi que d’autres conducteurs expérimentés, afin de pouvoir recourir aux services de camionneurs-propriétaires ou de conducteurs indépendants à moindre coût. Il avait le sentiment qu’on s’en prenait à lui pour des pacotilles.

[31]  Le plaignant a rencontré des représentants de l’intimée et du syndicat après avoir déposé un grief en lien avec des incidents se rapportant à ses heures de travail et à sa relation avec M. Shepley. Après cette rencontre, le plaignant est allé voir son médecin de famille, la Dre Bautista, qui a délivré un billet daté du 24 novembre 2006 précisant que le plaignant ne pouvait pas travailler plus de 45 heures par semaine puisqu’il souffrait de stress et d’anxiété persistants. L’intimée n’a pas demandé plus de renseignements ni pris d’autres mesures après avoir reçu ce billet. La même année, entre avril et novembre, le plaignant s’est absenté 21 fois.

[32]  Pendant les quatre années qui ont suivi, le plaignant a continué à travailler en suivant les recommandations de la Dre Bautista, mais il lui est souvent arrivé de travailler davantage. En moyenne, il a travaillé 49 heures par semaine en 2006, 60 heures par semaine en 2007, 59 heures par semaine en 2008; 46 heures par semaine en 2009 et 43 heures par semaine en 2010.

L’industrie du transport routier et l’emploi du plaignant chez John Grant Haulage Ltd.

[33]  Le transport routier, et en particulier le transport du ciment, est un travail difficile qui requiert beaucoup de compétences. Les conducteurs travaillent de nombreuses heures et l’horaire est imprévisible en raison de la circulation, des retards de chantier et de livraison et des problèmes mécaniques. Ils doivent être alertes, vifs et concentrés. Quand une bétonnière comme celle conduite par le plaignant est entièrement chargée, elle pèse environ 63 tonnes, soit entre 120 000 et 140 000 livres.  

[34]  La sécurité publique est essentielle. Les conséquences d’une erreur, qu’elle soit commise lors de l’inspection avant le déplacement, pendant le chargement ou le déchargement du ciment ou pendant le déplacement sur certaines des routes les plus fréquentées d’Amérique du Nord, peuvent être catastrophiques.

[35]  Les entreprises de transport de ciment sont essentiellement syndiquées et, pour des raisons de sécurité, l’industrie est rigoureusement réglementée. Selon les dispositions de la convention collective qui régit le lieu de travail de l’intimée, les heures de travail des conducteurs ordinaires peuvent être effectuées sur une période de 11 heures par jour et de 55 heures par semaine. La convention collective prévoit également qu’aucun employé ne peut être contraint de travailler plus de 9 heures par jour ou de 45 heures par semaine.

[36]  Pour les longs déplacements, les conducteurs ont droit à une indemnité pour la période d’attente. Les conducteurs qui parcourent de longues distances peuvent bénéficier de la disposition relative à la période d’attente, alors que les conducteurs qui effectuent des trajets locaux, même si ceux-ci excèdent 9 heures de travail, retournent généralement au terminal et rentrent chez eux. 

[37]  Les conducteurs appellent habituellement le service de répartition vers 19 h pour obtenir des renseignements sur le travail du lendemain. Les quarts de travail sont attribués en fonction de l’ancienneté. Selon la convention collective, les conducteurs ayant le plus d’ancienneté ont droit à la [traduction] « meilleure rémunération du jour ».

[38]  Au début d’un quart de travail, les conducteurs se rendent au terminal, procèdent à la répartition, pointent leur arrivée et effectuent la vérification complète et l’inspection de sécurité de leur véhicule. Ils se déplacent également avec un carnet de route, comme l’exige le ministère des Transports, et ils peuvent faire l’objet d’une inspection aux postes d’inspection des camions situés sur les autoroutes.

[39]  Les horaires de départ varient en fonction du moment où un chargement arrive et du moment où le client a besoin de la livraison. Parfois, les conducteurs peuvent effectuer plusieurs chargements dans une journée, ce qui les oblige à retourner au terminal et à recharger leur camion. Le chargement et le déchargement exigent de la concentration pour éviter les accidents ou même les explosions.

[40]  À la fin de la journée, de retour au terminal, les conducteurs font le plein, remplissent les différents documents et s’assurent que leur carnet de route est à jour. Ils effectuent aussi une vérification après inspection. En moyenne, il faut entre 15 et 30 minutes pour s’acquitter de ces tâches.

[41]  En mai 2010, l’intimée comptait 60 conducteurs parmi ses 75 employés. Au moment de l’audience, 15 de ces 60 conducteurs travaillaient toujours pour l’intimée, et l’intimée avait aussi recours aux services d’environ 25 entrepreneurs indépendants, aussi appelés propriétaires-exploitants, qui ne sont pas des employés et qui conduisent leurs propres camions.   

Les allégations de discrimination remontent à mai 2010

[42]  Les allégations de discrimination qui sous-tendent la présente plainte remontent à mai 2010, alors que le plaignant était âgé de 59 ans. Le jeudi 6 mai 2010, le plaignant a appelé le service de répartition et a parlé à John Valeri, un des répartiteurs de l’intimée. Il a alors dit à M. Valeri qu’il devait s’absenter le lendemain parce qu’il était fatigué et ne se sentait pas bien. M. Valeri a alors répondu au plaignant que M. Shepley lui avait demandé de le prévenir qu’il serait congédié s’il prenait congé ce vendredi-là. Le plaignant ne s’est pas présenté au travail le 7 mai 2010. Il a donc été suspendu jusqu’à nouvel ordre le 10 mai 2010 [traduction] « pour refus de travailler le vendredi 7 mai et en raison de ses absences antérieures ».

[43]  Le 13 mai 2010, le plaignant a rencontré un représentant du syndicat et M. Shepley. Lors de cette rencontre, il a été convenu que le plaignant consulterait son médecin et obtiendrait des précisions sur son état de santé.

[44]  Le 14 mai 2010, le plaignant est allé voir la Dre Bautista, qui lui a donné un billet médical manuscrit précisant qu’il ne pouvait pas travailler [traduction] « plus de 40 heures par semaine pour cause de stress et de fatigue ». Cependant, le plaignant n’a pas remis ce billet à son employeur. Le même jour, il a appelé le service de répartition et a demandé à reprendre le travail le lundi suivant, soit le 17 mai 2010. On lui a toutefois répondu qu’il ne pouvait pas retourner au travail sans un billet médical l’autorisant à travailler selon un horaire régulier.

[45]  Le 23 mai 2010, le plaignant a commencé une période de vacances prévues de deux semaines. Il devait retourner au travail le 9 juin 2010.

[46]  Le 26 mai 2010, M. Shepley a envoyé une lettre au plaignant pour lui rappeler qu’il s’était absenté du travail sans autorisation. Le plaignant n’a récupéré la lettre datée du 26 mai, envoyée par courrier recommandé, que le 11 juin. Dans la lettre, l’intimée demandait à recevoir le billet du médecin dont ils avaient discuté à la rencontre du 13 mai pour confirmer que M. Christoforou était apte à exercer ses fonctions habituelles [traduction] « sans être gêné par une déficience mentale ou physique ou, subsidiairement, [pour confirmer son] pronostic de retour au travail régulier ». Il était indiqué dans la lettre que le plaignant avait essayé de reprendre le travail le 17 mai et qu’il devait fournir les documents nécessaires avant de pouvoir le faire. Selon la lettre, le plaignant [traduction] « ne s’est pas présenté au travail pendant la semaine du 17 mai ». L’intimée a donc conclu qu’il s’était absenté du travail sans autorisation puisqu’il n’avait pas communiqué avec l’entreprise cette semaine-là. La lettre se termine par les paragraphes suivants :

[traduction]

Compte tenu de votre dossier d’absences, votre absence de cette semaine fait maintenant l’objet d’une enquête.

Nous remarquons également que vous aviez réservé deux semaines de vacances à partir du 23 mai 2010. Par conséquent, si nous ne recevons pas un billet médical attestant de votre état ou si nous ne recevons pas immédiatement de nouvelles de votre part, nous considérerons que vous avez abandonné votre emploi chez John Grant Haulage et nous vous enverrons le reste de votre paye et votre relevé d’emploi. Nous considérerons que vous avez démissionné.

[47]  Le 7 juin 2010, le plaignant a appelé M. Shepley pour l’aviser qu’il était allé voir le médecin le vendredi 4 juin. Il a ajouté qu’il allait pouvoir récupérer son billet médical le 8 juin et qu’il voulait reprendre le travail le mercredi. M. Shepley a convoqué le plaignant à un entretien avec lui à 6 h 30 et il lui a dit que, selon le contenu du billet médical, il serait peut-être en mesure de retourner au travail.  

[48]  Le 9 juin 2010, le plaignant a remis à son employeur une lettre de la Dre Bautista datée du 8 juin 2010 qui justifiait son absence du 7 mai et qui recommandait qu’il ne travaille pas plus de 40 heures par semaine en raison de ses symptômes :

[traduction]

La présente lettre certifie que M. Christoforou est mon patient depuis le 16 février 1995. Le 14 mai 2010, M. Christoforou s’est présenté à mon cabinet parce qu’il souffrait de stress, de maux de tête et de fatigue. Ces symptômes étaient apparus la semaine précédente. Il était épuisé et ne se sentait pas capable de conduire plus de 40 heures cette semaine-là. Il a demandé un congé de maladie le 7 mai 2010 et il a été incapable d’aller travailler. Selon son contrat de travail, M. Christoforou doit travailler 40 heures par semaine. Il a ensuite le choix de faire plus d’heures s’il n’est pas encore fatigué et se sent capable de continuer à conduire. Par contre, il n’est pas payé s’il choisit de ne pas travailler.

La même situation s’était produite en novembre 2006 quand il a dû dépasser ses heures de travail hebdomadaires habituelles. Il se sentait aussi stressé, épuisé et fatigué pendant cette période. J’ai donc recommandé à son employeur de limiter ses heures de travail à 40 heures par semaine, ce qui correspondait au nombre d’heures exigé par son employeur. Il pouvait toujours conduire, mais il devait attendre d’être remis de ses symptômes avant de prolonger ses journées de travail. Dans ce contexte, j’estime qu’il doit continuer à suivre ces recommandations. Son travail exige beaucoup de savoir-faire, de concentration et de vigilance et il pourrait être dangereux de lui ordonner de conduire lorsqu’il présente des symptômes.

M. Christoforou a demandé cette lettre à des fins juridiques. Si vous avez besoin de plus amples renseignements, veuillez vous adresser à mon cabinet.

[49]  Le 15 juin 2010, le plaignant a rencontré M. Shepley et les délégués syndicaux pour essayer de résoudre le grief. Lors de cette rencontre, le plaignant s’est vu remettre un formulaire de demande de prestations d’invalidité de courte durée.

[50]  Le 23 juillet 2010, le plaignant a reçu un avis selon lequel ses prestations de maladie allaient prendre fin à compter du 1er juillet 2010.

[51]  Le 9 août 2010, M. Shepley a écrit au plaignant pour lui remettre un relevé d’emploi indiquant qu’il avait [traduction] « volontairement mis fin » à son emploi chez John Grant Haulage Ltd. Dans sa lettre, M. Shepley a renvoyé à la lettre du 26 mai et souligné que, à la suite de la réunion précédente avec le syndicat, le plaignant était censé fournir à l’entreprise des renseignements pour appuyer sa demande de prestations. M. Shepley a fait remarquer ce qui suit : [traduction] « Non seulement vous n’avez pas respecté ce qui a été convenu avec votre syndicat, mais vous n’avez pas communiqué avec l’entreprise pour lui faire part de votre situation ». Au moment où il a reçu la lettre, le plaignant touchait 24,20 $ l’heure.

[52]  Le 12 août 2010, le plaignant a rempli une demande de prestations d’invalidité de courte durée après avoir vu la Dre Bautista.

[53]  Le 20 août 2010, le plaignant a déposé un grief en raison de la lettre du 9 août 2010 qui indiquait qu’il avait volontairement quitté son emploi.

[54]  En octobre et en novembre 2011, la Dre Bautista a écrit d’autres lettres au sujet de M. Christoforou en rapport avec son grief. Dans les lettres, la Dre Bautista précise que le plaignant pouvait travailler en toute sécurité un maximum de 40 à 42 heures par semaine et souligne qu’il a toujours été prêt à faire ces heures-là.

[55]  En 2013, le plaignant a, par l’intermédiaire du représentant syndicat, rejeté une offre de réintégration assortie de la condition qu’il puisse prouver qu’il était médicalement apte à travailler 45 heures et plus par semaine.

VI.  QUESTIONS EN LITIGE

[56]  Je dois me prononcer sur les questions suivantes. Je vais donc les examiner à tour de rôle dans mon analyse.

  1. Le plaignant a-t-il réussi à établir une preuve prima facie de discrimination au sens des articles 7 ou 10 de la Loi, ou des deux, de la part de l’intimée pour avoir refusé de réduire ses heures et de l’employer?
  2. Dans l’affirmative, l’intimée a-t-elle démontré de manière valable que ses actes par ailleurs discriminatoires étaient justifiés? Plus particulièrement, a-t-elle établi que la capacité de travailler sans aucune restriction médicale constitue une exigence professionnelle justifiée?
  3. Si l’intimée ne peut justifier ses actes, quelles réparations convient-il d’accorder par suite de la discrimination?

VII.  MOTIFS ET ANALYSE

A.  Âge

[57]  Je rejette les allégations de M. Christoforou fondées sur l’âge. Aucune observation précise n’a été formulée concernant ce motif de distinction illicite et très peu d’éléments de preuve ont été produits par le plaignant pour étayer ces allégations. Le plaignant a affirmé qu’il croyait que M. Shepley et l’intimée voulaient les inciter, lui et d’autres conducteurs, à quitter l’entreprise en raison de leur âge et parce qu’ils préféraient faire appel à des camionneurs-propriétaires. Robert Gaumont, qui a travaillé pour l’intimée pendant plus de 35 ans et qui était également le délégué syndical en chef, a déclaré que, selon lui, M. Shepley voulait se débarrasser des conducteurs ayant plus d’ancienneté parce qu’ils coûtaient plus cher à l’entreprise.

[58]  L’intimée a présenté à l’audience des éléments de preuve relativement à l’ancienneté des conducteurs. Un certain nombre de conducteurs étaient dans la soixantaine et, au moment de l’audience, 15 d’entre eux travaillaient toujours pour l’intimée. M. Shepley a parlé, dans son témoignage, de la pénurie de conducteurs dans l’industrie et a affirmé que plusieurs conducteurs ont plus de 55 ans. 

[59]  Les allégations concernant l’âge sont fondées sur des suppositions, surtout à la lumière du témoignage présenté pour le compte de l’intimée sur l’âge de ses conducteurs, que j’accepte. À l’audience, le plaignant n’a formulé aucune autre observation sur l’âge ni présenté d’éléments de preuve permettant d’établir un lien explicite entre ce motif de distinction illicite et le traitement défavorable dont il aurait été victime. Il a plutôt insisté sur le refus présumé de l’intimée d’accéder à sa demande de réduction de ses heures de travail motivée par sa déficience. Je n’examinerai donc que les allégations fondées sur la déficience dans mes motifs ci-dessous.

B.  Cadre juridique

[60]  M. Christoforou allègue avoir été victime de discrimination en matière d’emploi fondée sur la déficience, en contravention des articles 7 et 10 de la Loi. Prouver la discrimination dans un contexte d’emploi se fait en deux temps.  

[61]  Tout d’abord, il incombe au plaignant de prouver l’existence de discrimination prima facie. La preuve prima facie de discrimination est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réplique de l’employeur intimé (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, au paragraphe 28 [Simpsons-Sears].

[62]  L’utilisation de l’expression « discrimination prima facie » ne doit pas être assimilée à un allègement de l’obligation du plaignant de convaincre le tribunal selon la norme de la prépondérance des probabilités, laquelle continue toujours de lui incomber (Québec (C.D.P.D.J) c. Bombardier Inc., 2015 CSC 39, au paragraphe 65 [Bombardier].

[63]  Pour établir une preuve prima facie de discrimination, le plaignant doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable qu’il satisfait aux trois volets du critère : 1) il possède une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination; 2) il a subi un effet préjudiciable relativement à l’emploi; 3) la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. C.-B. (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

[64]  Il n’est pas nécessaire que la caractéristique protégée soit l’unique mobile du traitement défavorable ni qu’il y ait un lien de causalité (voir, par exemple, Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 [Société de soutien], au paragraphe 25).

[65]  Pour décider s’il y a eu discrimination, le Tribunal peut prendre en considération les éléments de preuve présentés par toutes les parties. L’intimé peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination prima facie, soit une défense justifiant la discrimination en vertu de l’article 15 de la Loi, ou les deux (voir Bombardier, aux paragraphes 64, 67 et 81; Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 23, aux paragraphes 61 et 63 à 67).

[66]  Si le plaignant établit qu’il y a discrimination prima facie, l’intimé a alors le fardeau de justifier sa décision ou sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la Loi ou celles développées par la jurisprudence (Bombardier, précité, au paragraphe 37).

Question en litige 1 : Le plaignant a-t-il réussi à établir une preuve prima facie de discrimination au sens des articles 7 ou 10 de la Loi, ou des deux, parce que l’intimée a refusé de réduire ses heures et de l’employer?

a)  Le plaignant est-il admissible à la protection contre la discrimination du fait qu’il possède une caractéristique protégée?  

[67]  Oui, j’estime que le plaignant avait une déficience et qu’il est par conséquent admissible à la protection contre la discrimination. À l’audience, l’intimée n’a pas dit que le plaignant n’avait pas de déficience ni contesté le fait qu’il possède une caractéristique protégée par la Loi.

[68]  Au sens de la Loi, une « déficience » est une « [d]éficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée […] » (article 25 de la Loi). La Loi ne renferme aucune liste de « déficiences ». Les déficiences n’ont pas à être permanentes et ce ne sont pas seulement les déficiences mentales les plus graves qui ont droit à la protection prévue dans la Loi (Mellon c. Canada (Développement des Ressources humaines), 2006 TCDP 3, au paragraphe 88). La Loi interdit la discrimination au travail fondée sur la perception ou l’impression d’une déficience et exige l’adoption de mesures d’adaptation par l’employeur à moins d’une contrainte excessive (Dupuis c. Canada (Procureur général), 2010 CF 511, au paragraphe 25).

[69]  Nul ne conteste que l’intimée a reconnu que le plaignant avait des problèmes de santé liés à une déficience, réelle ou perçue, et qu’il ne lui a pas été permis de continuer à travailler en raison de la crainte de l’intimée que sa santé nuise à sa capacité d’exécuter ses fonctions de façon sécuritaire.

b)  Le plaignant a-t-il subi un effet préjudiciable relativement à l’emploi?

[70]  Oui. La demande de mesures d’adaptation présentée par le plaignant a été rejetée, il a été suspendu et il a finalement été congédié.  

[71]  Nul ne conteste que la demande du plaignant de travailler moins d’heures a été rejetée. Le plaignant a voulu s’absenter du travail le 6 mai 2010 et il a indiqué que son absence était attribuable à des problèmes de santé. Il a été suspendu parce qu’il ne s’est pas présenté au travail et en raison de ses absences antérieures, lesquelles étaient également liées, en partie du moins, à son état de santé. Cette suspension a été maintenue même après que le plaignant a soumis le billet de la Dre Bautista. À l’audience, M. Shepley a reconnu que la suspension du plaignant n’avait jamais été levée et que même s’il avait voulu travailler, on lui avait dit qu’il ne pouvait le faire que si son médecin confirmait qu’il pouvait travailler sans restrictions. Le 14 mai, le plaignant a appelé pour voir s’il pouvait travailler la semaine suivante, mais on lui a répondu qu’il ne pouvait retourner au travail sans la preuve médicale de sa capacité à travailler selon un horaire régulier.

[72]  J’estime également que le plaignant a subi un effet préjudiciable du fait que l’intimée a refusé de continuer de l’employer en se fondant sur un motif de distinction illicite au sens de l’alinéa 7a) de la Loi. Le plaignant a reçu, dans une lettre de M. Shepley datée du 9 août 2010, un relevé d’emploi délivré par l’intimée.

[73]  À mon avis, la preuve ne corrobore pas l’argument de l’intimée selon lequel le plaignant a abandonné son emploi. Selon la lettre du 9 août 2010, le plaignant aurait quitté son emploi vu qu’il n’avait pas communiqué avec son employeur au sujet de son état de santé et du formulaire de demande de prestations, comme il en avait été convenu lors de la dernière réunion avec le syndicat. Dans la lettre du 26 mai 2010, M. Shepley avait déjà avisé le plaignant que s’il ne fournissait pas les documents médicaux nécessaires, il serait considéré comme ayant abandonné son emploi.

[74]  Le plaignant n’a pas immédiatement rempli le formulaire d’invalidité de courte durée qui lui avait été remis à la rencontre de juin, mais il a déclaré dans son témoignage qu’il ne pensait pas avoir à le faire vu qu’il avait l’intention de retourner au travail. Si je conviens que le plaignant n’a rempli le formulaire d’invalidité de courte durée qu’à la mi-août, je ne suis pas convaincue que ce retard ou cette omission signifie qu’il a « abandonné » l’emploi qu’il occupait depuis 33 ans. Il a clairement montré qu’il avait l’intention et le désir de retourner travailler en appelant pour connaître sa prochaine affectation. Il en a été empêché, ce qu’admet l’intimée. J’accepte également les témoignages de Robert Gaumont et de Mike Riley, qui étaient des collègues du plaignant et qui ont affirmé qu’ils ne croyaient pas que M. Christoforou, un conducteur d’expérience cumulant beaucoup d’ancienneté, quitterait volontairement son emploi. En outre, il est vrai que le plaignant n’a pas transmis d’autres renseignements après la lettre du 9 juin, mais techniquement, il était toujours suspendu de ses fonctions étant entendu qu’il faisait l’objet d’une enquête.

c)  La déficience du plaignant a-t-elle constitué un facteur dans le refus de l’employeur de réduire ses heures ou dans la décision de l’employeur de le congédier?

[75]  Oui. Il y avait un lien entre la déficience de M. Christoforou et la raison pour laquelle sa demande de mesures d’adaptation a été refusée. Le plaignant aurait pu continuer à travailler n’eût été ses problèmes de santé et ses restrictions liées à une déficience.

[76]  L’intimée ne remet pas en cause le fait qu’elle n’a pas permis au plaignant de travailler quelque nombre d’heures que ce soit en raison de ses problèmes de santé, mais elle soutient que sa décision était justifiée au regard de la sécurité publique et de la contrainte excessive. M. Shepley et M. Gibson, un consultant travaillant pour l’intimée à l’époque, ont tous les deux affirmé c’était pour des raisons de sécurité qu’ils n’avaient pas envisagé de prendre des mesures d’adaptation à l’égard du plaignant. L’intimée ajoute que, vu le dossier d’absences du plaignant pour 2010 et ce qu’elle considérait être une tendance à l’absentéisme, elle a suspendu le plaignant en attendant l’issue d’une enquête.

[77]  J’estime également que la déficience du plaignant a constitué un facteur dans son congédiement. Le plaignant a finalement été congédié, pour les mêmes raisons que celles qui ont conduit au refus de sa demande de réduction de ses heures et à sa suspension. L’intimée a affirmé que le plaignant avait abandonné son emploi et qu’il avait omis de communiquer des renseignements sur son état de santé ou de remplir le formulaire de demande de prestations, mais ces questions se rapportaient toutes en fin de compte à des préoccupations concernant la santé du plaignant et ses absences qui étaient, au moins en partie, attribuables à une déficience réelle ou perçue. 

[78]  Le plaignant a établi une preuve prima facie de discrimination. Il faut maintenant que l’intimée fournisse une justification ou une explication.

Question en litige 2 : Si le plaignant a établi une preuve prima facie, l’intimée a-t-elle démontré de manière valable que ses actes par ailleurs discriminatoires étaient justifiés? Plus particulièrement, a-t-elle établi que la capacité de travailler sans aucune restriction médicale constitue une exigence professionnelle justifiée?

[79]  L’intimé doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable que la norme ou la politique appliquée constitue une exigence professionnelle justifiée (article 15 de la Loi; Bombardier, précité, au paragraphe 37, et Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CanLII 652 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 3 [Meiorin], aux paragraphes 54, 71 et 72). Si l’intimé ne réussit pas à justifier les actes discriminatoires, il faut conclure à l’existence de discrimination.

[80]  Pour déterminer si une exigence professionnelle est véritable ou réelle, ou justifiée, l’employeur doit prouver :

[...] (1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2) qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.  

(Meiorin, précité, au paragraphe 54)

[81]  L’intimé doit démontrer qu’il a pris des mesures raisonnables pour répondre aux besoins de l’employé sans subir une contrainte excessive. Le fardeau de la preuve incombe à l’employeur puisque c’est lui qui dispose de l’information nécessaire pour démontrer l’existence d’une contrainte excessive. L’employé est rarement, sinon jamais, en mesure d’en démontrer l’absence (Simpson-Sears, précité, au paragraphe 28).

[82]  Lorsque l’intimé réfute l’allégation de discrimination, il doit fournir une explication raisonnable, qui ne peut constituer un prétexte — ou une excuse — pour dissimuler l’acte discriminatoire (Moffat c. Davey Cartage Co. (1973) Ltd., 2015 TCDP 5, au paragraphe 38).

[83]  Le reste de mes motifs porte sur la troisième étape de la méthode adoptée dans l’arrêt Meiorin. À mon avis, la présente affaire repose sur la question de savoir si l’intimée s’est acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’elle ne pouvait répondre aux besoins du plaignant sans subir une contrainte excessive.

a)  L’employeur a-t-il adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause?

[84]  Oui. L’objet général de la politique de l’employeur exigeant que les conducteurs prouvent qu’ils sont aptes à conduire sans restriction était de s’assurer qu’ils pouvaient faire leur travail de façon sécuritaire et efficace. Nul ne conteste l’importance de la sécurité et la nécessité de la garantir dans cette industrie. À mon avis, la norme avait un objet général valable et il y a un lien évident entre l’objet axé sur la sécurité et les fonctions d’un conducteur de bétonnière.

b)  L’intimée a-t-elle adopté la norme en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail?

[85]  Oui. Je suis convaincue que l’intimée a adopté la norme selon laquelle les conducteurs doivent être aptes à conduire sans restriction en toute bonne foi et qu’elle croyait qu’elle était nécessaire pour assurer l’utilisation sécuritaire de ses camions. L’intimée a le devoir d’assurer la sécurité du public et de ses conducteurs. Elle doit également protéger ses intérêts commerciaux et ses actifs.

[86]  Je constate que le plaignant a déposé un certain nombre de griefs concernant M. Shepley et son style de gestion. Le plaignant a expliqué que le stress que lui a causé le fait d’avoir M. Shepley comme gestionnaire a contribué à ses problèmes de santé. Cependant, vu que le plaignant a travaillé comme conducteur pendant 33 ans et qu’il s’est rapporté à M. Shepley de 2003 à 2010, je ne crois pas que la norme a été adoptée de mauvaise foi en raison de sa relation de travail avec M. Shepley ou dans une tentative voilée de l’amener à quitter son travail.

c)  La norme était-elle raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif, en ce sens qu’il était impossible de composer avec M. Christoforou sans subir une contrainte excessive?  

[87]  L’intimée soutient que la norme voulant que le plaignant soit apte à conduire sans restriction était justifiée. Elle souligne que le fait de répondre aux besoins liés à la déficience du plaignant aurait imposé une contrainte excessive à l’entreprise en matière de coûts, de santé et de sécurité (alinéa 15(1)a) et paragraphe 15(2) de la Loi).

[88]  Le plaignant conteste les allégations de l’intimée en ce qui concerne la contrainte excessive. Il soutient que l’intimée a écarté l’avis de son médecin et n’a rien fait pour essayer de répondre à ses besoins.

Qu’a fait l’intimée pour essayer de satisfaire à la demande du plaignant visant à réduire ses heures de travail?

[89]  La Loi ne prévoit pas d’obligation procédurale distincte de prendre des mesures d’adaptation qui pourrait justifier des réparations. L’employeur doit tout de même démontrer qu’il lui était, selon toute vraisemblance, impossible de fournir des mesures d’adaptation relativement à la déficience du plaignant sans subir de contrainte excessive (Canada (Procureur général) c. Cruden, 2013 CF 520 (CanLII) [Cruden], confirmé par Commission canadienne des droits de la personne c. Procureur général du Canada et Bronwyn Cruden, 2014 CAF 131).

[90]  Il ne faut pas en conclure que la procédure utilisée par un employeur lorsqu’il examine la possibilité de prendre des mesures d’adaptation n’a jamais d’importance.  

[E]n fait, dans la pratique, si un employeur n’a effectué aucune analyse sur la prise de mesures d’accommodement possibles ou n’a pas cherché à accorder de telles mesures lors de la présentation d’une demande en ce sens par un employé, il lui sera probablement très difficile de convaincre un tribunal, éléments de preuve à l’appui, qu’il n’aurait pas pu fournir de mesures d’accommodement à l’employé sans subir une contrainte excessive : […] (Cruden précité, au paragraphe 70, renvoyant à Koeppel c. Canada (Ministère de la Défense nationale), 97 CLLC 230-024, 32 CHRR D/107, aux paragraphes 212 à 228 (TCDP)). 

[91]  M. Shepley a affirmé sans équivoque qu’il n’avait pas envisagé de composer avec les restrictions liées à la santé du plaignant. Il a ajouté qu’il ne pouvait pas légalement prendre des mesures d’adaptation à l’égard d’une personne qui exerce sur la route des fonctions où la sécurité est essentielle s’il savait ou aurait dû savoir que cette personne pouvait représenter un risque. Il avait aussi discuté de la situation avec le propriétaire de l’entreprise et avec Wayne Gibson, un consultant possédant une vaste expérience dans le secteur du camionnage.   

[92]  M. Shepley a communiqué avec M. Gibson pour lui signaler qu’ils avaient un problème avec l’un de leurs conducteurs, à savoir que celui-ci ne pouvait pas effectuer les 45 heures que tous les conducteurs étaient censés travailler. M. Gibson a conseillé à M. Shepley de ne pas laisser le plaignant conduire, car il estimait que le risque était trop élevé. Selon M. Gibson, la Dre Bautista ne connaissait pas l’industrie et ne comprenait pas les risques qu’il y avait à laisser un conducteur présentant des symptômes comme ceux du plaignant conduire une bétonnière de 62 tonnes sur des autoroutes très fréquentées.  

[93]  M. Christoforou soutient que l’intimée lui a demandé de fournir une confirmation médicale l’autorisant à conduire sans restriction, mais qu’elle n’a jamais reconnu la nature permanente de sa demande de mesures d’adaptation ni essayé de répondre officiellement à ses besoins. L’intimée a essentiellement écarté l’avis médical de la Dre Bautista et n’a pas cherché à en savoir davantage si elle doutait de la valeur de ses commentaires. Le plaignant allègue que la mesure d’adaptation demandée était mineure puisque selon la Dre Bautista, il était possible de composer avec les problèmes de santé du plaignant en réduisant ses heures de travail de 45 à 40 heures. Ce sont M. Shepley et d’autres personnes n’ayant aucune formation médicale qui ont décidé d’écarter l’avis de la Dre Bautista.

[94]  Nul ne conteste que l’intimée n’a pas demandé à la Dre Bautista de lui donner davantage de renseignements sur la nature des restrictions du plaignant liées à une déficience afin de mieux comprendre ce qu’il aurait été capable d’accomplir au travail. M. Shepley se demandait comment la Dre Bautista pouvait savoir que le plaignant était apte à conduire pendant 39 heures, mais pas pendant 40 ou 42 heures. Il a néanmoins affirmé qu’il n’allait pas [traduction] « contredire » le médecin de famille de M. Christoforou et il n’a pas demandé d’examen médical indépendant, même si la convention collective prévoyait explicitement cette possibilité. De même, M. Gibson a reconnu qu’il n’avait pas envisagé d’obtenir un deuxième avis. Selon l’intimée, l’avis de la Dre Bautista était [traduction] « suffisamment clair » et ç’aurait été un gaspillage d’argent que de faire passer un autre examen médical au plaignant. 

Le rôle du plaignant dans le processus d’adaptation

[95]  L’intimée soutient que le plaignant n’a pas facilité le processus d’adaptation et s’est montré peu coopératif. À la suite de la rencontre du 15 juin 2010 avec le syndicat, le plaignant n’a pas demandé de prestations d’invalidité de courte durée, comme il en avait été question. Il n’a déposé sa demande qu’en août, après avoir été congédié. M. Shepley a affirmé avoir demandé au plaignant d’assister à une rencontre le 8 juin, mais ce dernier ne s’est pas présenté. Il n’a pas remis la lettre signée par la Dre Bautista en mai. Il ne l’a fait que le 9 juin.

[96]  Les employés ont le devoir d’accepter une mesure d’adaptation raisonnable et ne peuvent s’attendre à une solution parfaite (Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992], 2 R.C.S. 970 [Renaud], à la page 995). Toutefois, il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où l’employeur a proposé d’autres mesures et a essayé d’établir un plan, ni d’un cas où l’employé n’a pas respecté ses engagements. Je ne crois pas que les réactions du plaignant, même si elles sont imparfaites, constituent un refus de coopérer ou de participer raisonnablement au processus d’adaptation. Qui plus est, l’intimée admet ne pas avoir lancé de processus d’adaptation ni fait de proposition au plaignant. Au contraire, j’estime que l’intimée a adopté la méthode du « tout ou rien ». Soit M. Christoforou pouvait conduire sans restriction, soit il ne pouvait pas travailler. Comme l’a dit M. Shepley à l’audience, [traduction] « vous ne pouvez pas être à moitié enceinte ».

La justification de l’intimée pour ne pas avoir essayé de prendre des mesures d’adaptation à l’égard du plaignant

[97]  L’intimée s’appuie sur les témoignages de plusieurs personnes qui ont décrit le travail difficile et stressant d’un conducteur de bétonnière pour étayer son affirmation selon laquelle elle ne pouvait pas prendre de mesures d’adaptation à l’égard du plaignant sans compromettre la sécurité. Robert Gaumont, Ray Guenette, Ralph Shepley et le plaignant ont tous fait remarquer que les heures de travail peuvent être imprévisibles en raison des conditions météorologiques, de la circulation et des retards imprévus. Le plaignant a ajouté que, quand un conducteur est sur la route, même s’il conduit déjà depuis 9 heures, il ne peut pas toujours s’arrêter sur l’autoroute et cesser de travailler, quand bien même la convention collective le lui permet. Une journée normale peut facilement représenter 11 heures de travail.

[98]  À la question de savoir pourquoi il était plus préoccupé en 2010 qu’en 2006, alors que le plaignant lui avait fourni un billet médical semblable, M. Shepley a répondu que ce n’est qu’en examinant l’ensemble de la situation qu’il s’est inquiété. Il a pris en compte l’absentéisme du plaignant, les heures qu’il avait travaillées chaque semaine, ainsi que le contenu des billets médicaux de la Dre Bautista. Les symptômes du plaignant semblaient s’être aggravés puisque le nombre d’heures de travail recommandé était passé de 45 à 40 ou 42. En 2009, le plaignant s’était absenté 14 fois, et en 2010, il s’était déjà absenté 14 fois avant de présenter sa demande du 7 mai. M. Shepley craignait que le plaignant ait déjà conduit avec des symptômes.

[99]  L’intimée s’est également appuyée sur la preuve concernant la santé et les symptômes du plaignant pour expliquer ses inquiétudes. Robert Gaumont et Mike Riley ont tous deux confirmé qu’ils étaient au courant des symptômes du plaignant et que M. Christoforou était stressé. M. Riley avait remarqué que le plaignant semblait renfermé et fatigué et qu’il avait vu ses mains trembler.

[100]  Selon l’intimée, les enjeux étaient trop importants pour laisser le plaignant travailler. Elle craignait de s’exposer à des poursuites en responsabilité pénale ou civile. L’intimée s’inquiétait aussi des incidences sur l’assurance si elle laissait le plaignant travailler. Elle a renvoyé au projet de loi C-45, aussi appelé le « projet de loi sur la mine Westray », qui établissait de nouvelles obligations en matière de santé et de sécurité au travail et imposait de lourdes sanctions pénales en cas d’infractions entraînant des blessures ou des décès. 

[101]  L’intimée n’avait pas de politique écrite sur « l’aptitude à conduire », mais soutient qu’elle n’en avait pas besoin. Elle fait valoir que les conducteurs de véhicules commerciaux sont tenus de respecter des normes plus élevées en fonction de leur catégorie de permis et qu’aux termes du Règlement pris en vertu du Code de la route (Règl. de l’Ont. 340/94), article 14), les conducteurs ne doivent pas être atteints d’un état ou d’un trouble nerveux ou d’un état ou d’une déficience mental, affectif ou physique qui aura vraisemblablement pour effet d’entraver de façon appréciable leur aptitude à conduire avec prudence un véhicule automobile de la catégorie applicable. 

[102]  L’intimée a appelé deux professionnels expérimentés en matière de sécurité et d’assurance qui ne s’étaient pas occupés du dossier du plaignant au moment des faits, mais qui ont fait part des inquiétudes qu’ils auraient eues à l’idée de laisser le plaignant prendre la route. Gregory St. Croix est un professionnel expérimenté en matière de sécurité des transports qui a travaillé au ministère des Transports pendant plus de 20 ans jusqu’en 1995. De 1995 à 2010, il a travaillé pour une compagnie internationale de courtage d’assurance et de gestion des risques. Au moment où M. St. Croix a commencé à travailler avec l’intimée, l’historique des réclamations d’assurance de John Grant Haulage Ltd. était épouvantable. Au fil de ses années de travail avec l’intimée, M. St. Croix a constaté une nette amélioration dans les protocoles de sécurité, les programmes de gestion des accidents, ainsi que la formation et le recrutement des conducteurs.

[103]  M. St. Croix a affirmé que la santé du plaignant pourrait avoir nui à sa capacité de conduire un véhicule motorisé de façon sécuritaire et aurait dû inciter son médecin à aviser le ministère des Transports pour qu’il procède à un examen médical. Il a expliqué que la raison d’être d’un comité de révision médicale est de laisser les professionnels et les personnes qualifiées prendre une décision, demander d’autres documents ou recommander des tests. 

[104]  L’intimée a aussi appelé Ron Trecoce, qui a une vaste expérience en matière de courtage de transport et d’assurance. Son entreprise a fourni des services à l’intimée jusqu’en 2006 environ, puis à nouveau à partir de 2011 environ. Il a affirmé que, compte tenu de l’avis de la Dre Bautista, il aurait été fort réticent à mettre le plaignant sur la route ou à l’assurer, même en réduisant ses heures. Il aurait recommandé un examen médical approfondi et une évaluation du conducteur.

La position du plaignant

[105]  Selon M. Christoforou, vu que l’employeur n’a jamais proposé de solution adaptée à la limite de 40 heures de conduite fixée par son médecin, ni aucune autre solution, l’intimée n’a pas prouvé qu’il lui était impossible de prendre de mesures d’adaptation sans subir une de contrainte excessive. 

[106]  Le plaignant s’appuie sur la conclusion tirée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868 (« Grismer ») pour étayer son argument selon lequel l’intimée ne peut pas s’attendre à une solution parfaite et que, bien que des normes puissent et doivent être adoptées pour assurer la sécurité publique et poursuivre d’autres objectifs légitimes, elles doivent être appliquées de manière à tenir compte de la situation des personnes atteintes de déficiences lorsque cela peut être fait sans qu’il en résulte une contrainte excessive.

[107]  Dans l’arrêt Grismer, il était question d’un conducteur de camion minier qui avait perdu sa vision périphérique après un accident cérébrovasculaire. La Direction des véhicules automobiles de la Colombie-Britannique a annulé son permis pour le motif que sa vision ne respectait plus les normes établies par le Surintendant des véhicules à moteur. On a refusé de lui délivrer un permis à quatre reprises parce qu’il n’existait aucune exception à la norme relative au champ visuel et qu’aucune évaluation individuelle n’était autorisée. La Cour a conclu que M. Grismer aurait dû avoir la possibilité de démontrer, au moyen d’une évaluation individualisée, qu’il était en mesure de conduire sans risque excessif.

[108]  En l’espèce, s’appuyant sur l’arrêt Grismer, le plaignant fait valoir qu’il est possible d’examiner le risque sous l’angle de la contrainte, mais non comme un élément indépendant qui justifie la discrimination (Grismer, précité, au paragraphe 30). Il soutient que l’intimée n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subirait une contrainte et a donné au plaignant un ultimatum : soit être capable de travailler à 100 %, soit rester à la maison.

Conclusions sur la contrainte excessive

[109]  À mon avis, il n’y a pas suffisamment de preuves pour conclure que l’intimée ne pouvait pas prendre de mesures d’adaptation à l’égard du plaignant sans subir une contrainte excessive. L’intimée a agi à la hâte et sans tenir compte de la situation du plaignant.

[110]  Je n’ai aucune difficulté à reconnaître que la sécurité publique est essentielle et que l’intimée risque de subir des conséquences importantes si elle manque au devoir qui lui incombe envers ses conducteurs et le public, en particulier dans un secteur fortement réglementé. Cependant, l’intimée ne peut pas s’appuyer uniquement sur l’objectif de sécurité pour s’acquitter du fardeau que lui impose l’article 15 de la Loi. Un employeur ne peut pas refuser même d’envisager de prendre des mesures d’adaptation à l’égard d’une personne ayant des restrictions liées à une déficience sous prétexte qu’il est légitime de viser l’assurance de la sécurité au travail.

[111]  Pour prouver que sa norme — exiger du plaignant qu’il conduise sans restriction — est « raisonnablement nécessaire », l’intimée doit démontrer qu’elle inclut toute possibilité d’accommoder sans qu’il en résulte une contrainte excessive (Grismer, précité, au paragraphe 32). Une certaine contrainte est acceptable. Seule la contrainte « excessive » répond à ce critère (Meiorin, précité, au paragraphe 62, citant Renaud, précité, à la page 984).

[112]  Les arguments de l’intimée ne sauraient être retenus. Si un employeur pouvait invoquer la sécurité pour ne pas s’engager dans un processus d’adaptation, bien d’autres travailleurs occupant des postes où la sécurité constitue une priorité seraient renvoyés chez eux indéfiniment ou congédiés jusqu’à ce qu’ils soient totalement rétablis, sans que leurs compétences aient été réellement évaluées. Les chauffeurs d’autobus, les conducteurs de trains et de bateaux, les contrôleurs aériens, les pilotes, les ambulanciers — ils peuvent tous connaître des restrictions pour des raisons de santé à un moment de leur vie et ils ne devraient pas être congédiés sans avoir fait l’objet d’une évaluation individualisée, comme l’envisageait l’arrêt Grismer.

[113]  Les contraintes anticipées causées par une proposition d’adaptation ne devraient pas être maintenues si elles reposent seulement sur des préoccupations hypothétiques ou non corroborées que certaines conséquences négatives « pourraient » s’ensuivre si des mesures d’adaptation sont prises pour le plaignant (Adga Group Consultants Inc. v. Lane, 2008 CanLII 39605 (CSJ Ont., CD), au paragraphe 117 [Lane], citant Grismer, précité, au paragraphe 32, et Meiorin, précité, au paragraphe 79). 

[114]  Je reconnais que c’est « l’ensemble de la situation » qui a inquiété l’intimée, dont le dossier d’absences de M. Christoforou, le contenu des lettres de la Dre Bautista et ce qu’elle a considéré comme une aggravation de l’état du plaignant. Or, le plaignant a passé son examen médical en 2009 et n’a signalé aucune collision en 2008, 2009 ou 2010. John Valeri, le répartiteur, l’a décrit comme un conducteur vigilant et prudent.

[115]  Si l’intimée avait des préoccupations en matière de santé ou de sécurité, elle aurait dû aborder ces questions avec le plaignant, un employé de l’entreprise depuis 33 ans, faire un suivi, obtenir davantage de renseignements médicaux, lui faire passer un examen ou élaborer un plan avec lui pour déterminer si, et comment, il aurait pu être autorisé à travailler dans une certaine mesure. Cependant, l’intimée admet qu’elle n’a pas cherché à voir comment elle pouvait composer avec le plaignant, ni même envisagé de le faire. Elle n’a donc pas fourni d’éléments de preuve pour démontrer qu’il aurait été impossible de prendre des mesures d’adaptation sans subir une contrainte excessive.

[116]  Il existe de nombreux exemples de ce que les employeurs font pour essayer de ramener leurs employés au travail et de les garder en poste. L’intimée aurait pu assurer un suivi auprès de la Dre Bautista, tenter d’obtenir des renseignements sur les capacités fonctionnelles du plaignant ou demander des précisions sur toute restriction médicale ou autre. Elle aurait pu s’enquérir d’un plan de rétablissement ou demander à la Dre Bautista si elle pensait qu’il s’agissait d’un problème de santé temporaire et transitoire. Ces démarches auraient été raisonnables et il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que M. Christoforou participe et collabore à ce processus. M. Shepley a aussi affirmé que le gestionnaire de la sécurité de l’intimée évaluait occasionnellement le niveau de sécurité des conducteurs, mais que cette option avait été écartée dans le cas de M. Christoforou. 

[117]  L’intimée soutient que l’erreur que la Dre Bautista a commise dans sa lettre du 8 juin 2010 – en indiquant que, selon les modalités de travail de 2006, il fallait travailler 40 heures au lieu de 45 – est préoccupante. Je ne pense pas que cette erreur exonère l’intimée de la responsabilité qui lui incombait d’au moins se demander comment composer avec le plaignant. Si l’intimée avait des doutes quant aux propos de la Dre Bautista, elle avait d’autant plus de raisons de la consulter ou d’assurer un suivi.

[118]  La Dre Bautista a affirmé que, selon elle, le plaignant était [traduction] « parfaitement capable de conduire 40 heures ». Elle s’attendait à ce qu’il s’autoréglemente vu qu’il était un patient de longue date et qu’il suivait ses recommandations à la lettre. Selon la Dre Bautista, il n’était pas nécessaire de signaler les symptômes du plaignant au ministère des Transports. Elle avait plutôt l’impression que son stress et son anxiété étaient de nature situationnelle et elle ne l’aurait pas décrit comme une personne souffrant d’une maladie grave telle que la dépression ou un trouble anxieux généralisé. Elle a confirmé que l’entreprise n’avait jamais communiqué avec elle entre 2006 et 2010 pour lui demander un suivi ou des renseignements supplémentaires.

[119]  L’intimée se fonde sur les témoignages de MM. St. Croix et Trecoce, qui ne se sont pas occupés du dossier du plaignant, mais qui ont une vaste expérience dans l’industrie. Il est révélateur que tous deux soient d’accord pour dire qu’ils auraient été réticents à l’idée de laisser le plaignant conduire et qu’ils auraient voulu plus de renseignements. Or, l’intimée n’a pas choisi de chercher à obtenir plus de renseignements en l’espèce. 

[120]  J’estime également que la norme appliquée au plaignant en était une de perfection. Or, cette norme ne semble pas avoir été appliquée uniformément aux autres employés de l’entreprise. M. Shepley a affirmé que certains conducteurs avaient perdu leur permis à cause de problèmes cardiaques, mais qu’ils étaient retournés travailler à temps plein après s’être rétablis, avoir récupéré leur permis et avoir obtenu l’autorisation du médecin. L’intimée semble donc avoir accepté de prendre un certain risque en ce qui concerne ces conducteurs et elle semble aussi avoir admis l’avis de leurs médecins selon lequel ils étaient aptes à retourner au travail. L’intimée a accepté qu’ils étaient [traduction] « aptes à conduire » malgré le fait qu’il y avait aussi un risque inhérent à laisser des personnes souffrant d’une atteinte cardiaque au volant d’une énorme bétonnière, même si les médecins [traduction] « leur ont donné l’autorisation de travailler ». Ainsi, l’intimée a, dans certains cas, reconnu qu’il n’y avait pas de conducteur [traduction] « exempt de risque » et elle a appliqué une norme qui s’apparente davantage à celle de la « sécurité raisonnable ».

[121]  Comme l’a constaté la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Meiorin, il peut être idéal, du point de vue de l’employeur, de choisir une norme d’une rigidité absolue, mais encore est-il que, pour être justifiée en vertu de la législation sur les droits de la personne, cette norme doit tenir compte de facteurs concernant les « capacités uniques ainsi que la valeur et la dignité inhérentes de chaque personne, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive » (Meiorin, précité, au paragraphe 62).

[122]  Pour être claire, je ne dis pas que l’intimée devait assouplir ses normes de sécurité. Cependant, les employeurs doivent faire abstraction des préjugés qu’ils entretiennent à l’égard des employés qui ont des restrictions liées à une déficience et qui ne sont pas en mesure de s’acquitter de toutes leurs tâches, même temporairement. Ils sont tenus de réfléchir à ce qu’un employé pourrait faire et de ne pas simplement rejeter la notion d’adaptation sans même avoir véritablement essayé de travailler avec l’employé.

[123]   En outre, le fait de « prendre des mesures d’adaptation à l’égard du plaignant sans qu’il en résulte une contrainte excessive » ne signifie pas que l’intimée était tenue de remettre M. Christoforou sur la route après avoir reçu la lettre de la Dre Bautista. Le raisonnement adopté par la Cour suprême dans l’arrêt Grismer est très utile pour chasser la mauvaise impression qu’une conclusion en faveur du plaignant équivaut à ordonner à l’intimée de mettre un conducteur sur la route au détriment de la sécurité : « [e]n l’espèce, il ne s’agit pas savoir s’il faut permettre aux conducteurs à risque de conduire. On ne laisse aucunement entendre qu’un conducteur dont la vue est réduite devrait obtenir un permis s’il ne peut pas surmonter ce handicap de manière à pouvoir conduire de façon sécuritaire » (Grismer, précité, au paragraphe 2). 

[124]  De même, il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut permettre à un conducteur de bétonnière à risque de conduire. Il s’agit plutôt, comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt Grismer, de savoir si le conducteur aurait dû avoir la possibilité de prouver, au moyen d’une évaluation individuelle, qu’il était en mesure de conduire. À mon avis, à ce stade de l’analyse, si l’on veut que le droit aux mesures d’adaptation raisonnables prenne tout son sens, il doit permettre de procéder à une certaine évaluation individuelle, et non tout simplement permettre à un employeur de faire fi de la capacité d’un employé à faire quoi que ce soit sans entamer un processus ou une analyse quelconque. Les normes doivent être aussi générales que possible (Grismer, précité, au paragraphe 22). 

[125]  Les mesures d’adaptation ont pour but de permettre à un employé capable de travailler de le faire. L’employeur n’a pas l’obligation de modifier de façon fondamentale les conditions de travail, mais il a cependant l’obligation d’aménager, si cela ne lui cause pas une contrainte excessive, le poste de travail ou les tâches de l’employé pour lui permettre de fournir sa prestation de travail (Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43, [2008] 2 R.C.S. 561, aux paragraphes 14 et 16).

[126]  L’intimée se fonde sur la décision Dennis c. Conseil de bande d’Eskasoni, 2008 TCDP 38 [Dennis], pour affirmer que le caractère délicat du travail sur le plan de la sécurité justifiait la norme et qu’elle ne pouvait pas prendre le risque de laisser le plaignant [traduction] « s’autoréglementer » compte tenu des dangers que présentait le fait de lui faire prendre la route. Dans l’affaire Dennis, la politique « Apte au travail » du conseil de bande a été contestée. Cette politique obligeait tous les employés d’une pêcherie commerciale à se soumettre à un test de dépistage de drogues et d’alcool comme condition d’emploi.

[127]  Dans l’affaire Dennis, le Tribunal a conclu que le conseil de bande aurait subi une contrainte excessive en matière de sécurité et de coûts s’il avait exigé qu’elle permette aux personnes ayant obtenu un résultat positif au dépistage de drogues de travailler sur ses navires. Il était impossible d’accommoder ces personnes en leur offrant un autre emploi sur terre ou sur la mer, puisqu’il n’existait pas de tels emplois. Il a aussi conclu qu’il n’y avait pas d’autres moyens d’évaluer le risque et que le dépistage de drogues était une norme raisonnable.

[128]  Je ne suis pas convaincue, comme l’était le Tribunal dans l’affaire Dennis, que l’intimée ne disposait d’aucun autre moyen. L’intimée n’a suivi aucune procédure pour tenter de travailler avec M. Christoforou, ni envisagé différentes possibilités. Elle ne s’est pas appuyée sur une politique écrite, comme celle dont il est question dans l’affaire Dennis, qui aurait pu offrir un cadre pour des mesures d’adaptation individualisées. L’intimée a simplement prononcé un refus catégorique et n’a pas mis en place un processus de dépistage pour détecter la présence de dangers à la sécurité en milieu de travail, comme dans l’affaire Dennis. La politique « Apte au travail » du conseil de bande prévoyait elle-même des mesures d’adaptation individuelles. Les personnes qui obtenaient un résultat positif pouvaient se soumettre à nouveau au test et elles recevaient l’information dont elles avaient besoin afin de réussir le prochain test de dépistage et de pouvoir retourner au travail. Un employé qui échouait au test de dépistage pouvait s’y soumettre à nouveau avant d’être refusé définitivement (Dennis, précité, au paragraphe 114).

[129]  Je fais aussi une distinction entre la situation du plaignant et les faits de l’affaire Alberta (Human Rights and Citizenship Commission) v. Kellogg Brown & Root (Canada) Company, 2007 ABCA 426 [KBR], sur laquelle se fonde l’intimée. Dans cette décision, la Cour était d’avis que le juge en chambre avait commis une erreur en concluant que l’employé éventuel avait été victime de discrimination parce que l’employeur l’avait perçu comme un toxicomane. Comme les employés de KBR opéraient de la machinerie lourde, ils étaient tenus de passer un test de dépistage de drogue. L’intimée s’appuie sur cette conclusion tirée de la décision KBR : [traduction] « Assurer la protection des droits de la personne dans des situations pouvant mettre la vie des autres en danger défie toute logique » (KBR, précité, au paragraphe 36). Tout comme dans l’affaire Dennis, le test de dépistage des drogues était obligatoire dans l’affaire KBR. Le test sert à évaluer si la personne peut accomplir son travail en toute sécurité. Dans le cas de M. Christoforou, son aptitude à remplir ses fonctions, ou encore une version modifiée de ses fonctions, n’a fait l’objet d’aucune évaluation individuelle.

[130]  De même, l’intimée se fonde sur la décision Simcoe (County) c. Ontario Public Service Union, 98 O.R. (3d) 523 [Simcoe]. L’affaire Simcoe portait sur un ambulancier paramédical dont la vue était affaiblie en raison d’un problème médical. Il ne pouvait pas satisfaire aux exigences visuelles relatives à la catégorie de permis requise pour les ambulanciers paramédicaux. Il a été destitué de ses fonctions et l’arbitre a conclu que le fait que le règlement ne prévoyait pas de mesures d’adaptation raisonnables constituait une discrimination réelle. L’arbitre a ajouté que le rôle de l’ambulancier paramédical aurait pu se limiter à la fourniture de soins et qu’il aurait pu être à bord de l’ambulance sans être au volant. La Cour divisionnaire a infirmé la décision de l’arbitre au motif qu’il était déraisonnable de conclure que la norme sur le milieu de travail n’était pas raisonnablement nécessaire pour la santé et la sécurité des patients. Le travail d’un ambulancier paramédical consiste essentiellement à transporter les patients le plus rapidement possible. Or, si un ambulancier paramédical n’est pas en mesure de conduire, le transport peut être ralenti. Contrairement au cas de M. Christoforou, dans l’affaire Simcoe, l’arbitre disposait d’éléments de preuve propres au travail et aux principales fonctions d’un ambulancier paramédical, qui comprenaient le fait d’être en mesure de conduire l’ambulance. 

[131]  Dans le dossier de M. Christoforou, l’intimée n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer son affirmation selon laquelle le plaignant ne pouvait effectuer aucune tâche pour l’intimée, que ce soit dans le parc à camions, pour charger ou décharger les camions, ou même conduire une ou deux journées par semaine. Selon M. Shepley, ce sont toutes des tâches à risque élevé en matière de sécurité et, par conséquent, trop risquées pour le plaignant. Il a ajouté qu’il n’y avait aucune autre tâche que M. Christoforou aurait pu accomplir au moment des faits. Ce dernier ne pouvait pas travailler avec des employés non syndiqués. Il n’était pas formé pour travailler comme répartiteur ni qualifié pour travailler comme mécanicien. Aucun autre élément n’a été présenté pour étayer les prétentions de l’intimée, que ce soit sur la nature du travail ou sur les raisons pour lesquelles ces solutions n’étaient pas raisonnables. 

[132]  Outre le fait que les affaires KBR et Simcoe sont distinctes sur le plan des faits, je n’accepte pas qu’elles appuient la proposition selon laquelle il n’y a pas de place pour les droits de la personne dans les milieux de travail qui présentent un risque pour la sécurité. Il doit y avoir certains éléments de preuve qui lient le [traduction] « refus catégorique d’accorder même la possibilité d’accommoder à un risque excessif en matière de sécurité » (Lane, précité, au paragraphe 119).

[133]  L’intimée a affirmé que les lettres d’octobre et de novembre 2011 que la Dre Bautista a envoyées après le congédiement prouvent que l’état du plaignant n’avait pas changé et que le diagnostic était toujours une source d’inquiétude, mais elle ne disposait pas de ces éléments de preuve au moment où elle a suspendu ou congédié le plaignant. L’employeur ne peut utiliser des éléments de preuve obtenus après les faits pour appuyer sa thèse selon laquelle il était impossible de prendre des mesures d’adaptation à l’égard d’un employé. La preuve postérieure aux faits est pertinente seulement en ce qui concerne la réparation à accorder (Lane, précité, au paragraphe 107).

[134]  Dans ses observations finales, l’intimée a fait référence à la plainte relative à l’obligation de représentation équitable déposée par le plaignant contre son syndicat, laquelle a été rejetée par le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI). Elle souligne que le CCRI a conclu que la politique et les préoccupations de l’intimée en matière de santé étaient raisonnables, [traduction] « louable[s] et appropriée[s] ». Je ne suis pas liée par la conclusion du CCRI, qui ne constitue pas une preuve. En outre, le rôle du Tribunal consiste à appliquer la Loi, ainsi que la jurisprudence et les principes concernant les droits de la personne, comme la membre l’a expliqué à l’audience. 

[135]  Le plaignant soutient que, selon les conducteurs expérimentés qui ont témoigné, le fait d’autoriser un conducteur à travailler trois ou quatre jours par semaine n’aurait aucune incidence sur les activités de l’intimée. Jeffrey Seaton a affirmé que les conducteurs pouvaient raccourcir leur semaine de travail puisque l’entreprise avait suffisamment de conducteurs à l’époque et que ceux-ci étaient payés à l’heure. Raymond Guenette a par ailleurs indiqué qu’à un certain moment, l’entreprise employait une centaine de conducteurs syndiqués. Il ne voyait pas en quoi l’entreprise serait lésée du fait qu’un conducteur raccourcisse sa semaine de travail, d’autant plus que d’autres conducteurs auraient pu faire des heures supplémentaires si on le leur avait demandé. Le plaignant fait également valoir que, selon les dispositions de la convention collective, un conducteur peut annuler son quart de travail à deux heures d’avis s’il donne une explication raisonnable. De ce fait, l’intimée pouvait déjà disposer de conducteurs sur appel pour remplacer un conducteur en cas de besoin.

[136]  Certes, l’intimée a refusé de reconnaître que la réduction de la semaine de travail ou des quarts de travail était une option, mais à mon avis, elle n’a pas non plus présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer sa thèse selon laquelle ces options n’étaient pas viables. Elle a de nouveau fait référence aux coûts que devrait supporter l’entreprise si le plaignant était impliqué dans un accident ou si elle perdait ses assurances. Elle n’a pas dit avoir essayé ou envisagé des mesures d’adaptation précises. À mon avis, la preuve qu’elle a présentée sur les conséquences pour son entreprise est minime et hypothétique, et elle ne permet pas de démontrer qu’elle aurait subi une contrainte excessive. 

VIII.  RÉPARATIONS

Question en litige 3 : Si l’intimée ne peut justifier ses actes, quelles réparations convient-il d’accorder par suite de la discrimination?

[137]  Il se peut que la situation ait beaucoup changé tant pour M. Christoforou que l’intimée depuis le début de la présente instruction il y a presque quatre ans. Au moment de l’audience, fin 2016 et début 2017, le plaignant demandait à être réintégré à titre de réparation si le Tribunal concluait qu’il y avait eu discrimination. Il est maintenant âgé de 70 ans. Sa situation et les réparations demandées pourraient bien avoir changé. Je dois entendre les parties sur ces questions et leur poser des questions sur les éléments de preuve qu’elles ont produits à l’audience avant de rendre une ordonnance sur les réparations.  

[138]  Le Tribunal organisera une conférence téléphonique de gestion de l’instance avec les parties si elles ne sont pas en mesure de régler directement la question. Le Tribunal travaillera de concert avec les parties pour examiner la façon d’aborder la partie de l’audience qui a trait à la réparation et déterminer les prochaines étapes.

[139]  Je suis aussi disposée à mener une séance de médiation ou d’arbitrage pour trancher cette question, avec le consentement des parties. La séance pourrait se faire par téléphone ou sous forme de vidéoconférence compte tenu des restrictions sur les rencontres en personne et les déplacements qui sont imposées en raison de la COVID-19. 

IX.  ORDONNANCE

[140]  La plainte est fondée et le plaignant a droit à des réparations.

[141]  Dans les 14 jours suivant la présente décision, les parties sont invitées à aviser le Tribunal si elles sont disposées à procéder par médiation pour régler les questions relatives à la réparation, soit par elles-mêmes ou avec l’aide du Tribunal. Autrement, le Tribunal organisera immédiatement une conférence téléphonique de gestion de l’instance pour passer dès que possible aux prochaines étapes et éviter tout retard supplémentaire.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 19 octobre 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2097/1315

Intitulé de la cause : Michael Christoforou c. John Grant Haulage Ltd.

Date de la décision du tribunal : Le 19 octobre 2020

Dates et lieu de l’audience : 31 octobre au 4 novembre 2016

14 novembre au 18 novembre 2016

23, 25 et 27 janvier 2017

Toronto (Ontario)

Comparutions :

Nikolay Chsherbinin, pour le plaignant

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Aaron Crangle, pour l'intimée

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