Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 18

Date : le 26 juin 2020

Numéro du dossier : T2201/2317

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Tesha Peters

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

United Parcel Service du Canada Ltd. et Linden Gordon

les intimés

Décision sur requête

Membre : Kathryn A. Raymond, c.r.

 



I.  Introduction

[1]  Le 17 janvier 2020, la plaignante, Tesha Peters, a sollicité par voie de requête une ordonnance visant, d’une part, à enjoindre à l’intimé Linden Gordon de fournir des renseignements et de procéder à une divulgation plus détaillés et de meilleure qualité, et d’autre part, à obliger la société intimée, United Parcel Service Canada Ltd. (« UPS »), à divulguer certains documents. Le 25 mai 2020, le Tribunal a statué sur la partie de la requête de Mme Peters visant M. Gordon. Pour ce qui est de la partie de la requête en divulgation concernant UPS, les parties ont été informées qu’une décision serait rendue séparément, ce à quoi le Tribunal procède maintenant.

[2]  Le Tribunal a organisé comme suit les divers types de documents dont Mme Peters demande la divulgation :

  1. L’intégralité du dossier d’employé de l’intimé Linden Gordon, y compris l’ensemble des communications se rapportant à la cessation de son emploi;
  2. L’ensemble des communications et de la documentation concernant la première enquête sur les actes présumés de harcèlement sexuel de M. Gordon à l’endroit de Mme Peters;
  3. Les documents relatifs à la formation des cadres en matière de harcèlement sexuel et de sécurité et respect au travail;
  4. Les documents relatifs aux plaintes internes pour harcèlement sexuel reçues par UPS au Canada et par sa société mère aux États-Unis;
  5. Les documents relatifs aux enquêtes informelles en matière de harcèlement sexuel réalisées par UPS au Canada et par sa société mère aux États-Unis;
  6. Les documents relatifs aux poursuites externes concernant des plaintes pour harcèlement sexuel qui ont été intentées contre UPS au Canada et contre sa société mère;
  7. Les rapports internes et externes analysant l’efficacité de la formation et des politiques d’UPS sur la supervision de ses employés.

[3]  En ce qui concerne les documents mentionnés aux paragraphes c) à g), Mme Peters a précisé que sa requête visait plus particulièrement la divulgation des documents suivants :

  1. Les documents traitant de l’évolution des politiques et pratiques en matière de harcèlement sexuel et de respect au travail au fil des ans, et comportant suffisamment de détails pour permettre de déterminer dans quelle mesure les pratiques élaborées aux États-Unis ont été adoptées par la filiale canadienne;
  2. Les documents traitant du nombre de plaintes pour harcèlement sexuel reçues par UPS en interne et à l’externe qui se sont traduites par des poursuites au Canada et contre la société mère aux États-Unis;
  3. Les documents traitant du nombre d’enquêtes informelles menées par UPS Canada et sa société mère, du nombre d’enquêtes ayant abouti à une constatation de harcèlement sexuel, des sanctions appliquées et des indemnités accordées, le cas échéant;
  4. Les documents traitant de l’issue des poursuites découlant de plaintes externes pour harcèlement sexuel déposées contre la filiale canadienne et la société mère américaine;
  5. Tous les rapports internes et les rapports produits par des consultants externes au sujet de l’efficacité de la formation et des politiques d’UPS sur la supervision des employés d’UPS.

a)  Résumé des positions des parties

[4]  La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») et l’intimé Linden Gordon ne prennent pas position sur la requête en divulgation de Mme Peters visant UPS.

[5]  Dans leurs observations, Mme Peters et UPS ont d’abord exprimé des avis contraires sur la question de savoir si UPS avait communiqué en tout ou en partie l’information  visée aux paragraphes a) à c) dont la divulgation est demandée dans la présente requête. Dans sa réplique, Mme Peters reconnaît qu’UPS a a communiqué de l’information, en excluant toutefois certains éléments, dont il est question ci-après. Quant aux documents demandés par Mme Peters aux paragraphes d) à g), UPS soit s’oppose à leur production, soit nie qu’ils existent.

b)  Survol des questions en litige

[6]  L’article 6 des Règles de procédure du Tribunal prévoit l’obligation de divulguer les divers documents potentiellement pertinents. Il doit y avoir divulgation s’il existe un lien rationnel entre les documents demandés et les faits, les questions ou les formes de redressement soulevés par les parties à l’instance : Guay c. Canada (Gendarmerie royale), 2004 TCDP 34, au paragraphe 42; Association des employé(e)s de télécommunication du Manitoba inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28, au paragraphe 4; Rai c. Gendarmerie royale du Canada, 2013 TCDP 6, au paragraphe 28; Seeley c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2013 TCDP 18, au paragraphe 6; Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22, au paragraphe 3; et Syndicat des communications de Radio­Canada c. Société Radio-Canada, 2017 TCDP 5, au paragraphe 26.

[7]  En ce qui concerne les éléments demandés par Mme Peters aux paragraphes a) à c), UPS a présenté un tableau des demandes de communication faites par la Commission et Mme Peters et des réponses à ces demandes; elle affirme que ce tableau répond à ces aspects de la requête de Mme Peters. Le tableau constitue l’annexe « A » de la lettre d’UPS du 17 janvier 2020. Pour une grande part, les réponses inscrites par UPS dans le tableau indiquent que les documents pertinents ont été produits ou que les documents demandés n’existent pas. UPS a aussi communiqué d’autres informations.

[8]  UPS soutient que, dès lors que les documents figurant dans la liste d’une partie sont fournis et que les demandes particulières de divulgation ont trouvé réponse, la pratique du Tribunal consiste à admettre que la partie a ainsi divulgué tout ce qui devait l’être, sauf s’il y a une raison de conclure qu’une partie ne s’est pas conformée de bonne foi à son obligation de divulgation. L’avocat d’UPS a confirmé que des efforts seraient faits pour veiller au respect de l’obligation de divulgation continue de l’intimée avant l’audience.

[9]  Le Tribunal a examiné si le tableau remis par UPS avec sa lettre du 17 janvier 2020 répondait aux paragraphes a) à c) de la requête de Mme Peters, comme le prétend UPS. Or, le tableau ne répond pas directement à chacune des demandes formulées par Mme Peters dans sa requête à cet égard. La lettre rédigée par l’avocat d’UPS en date du 17 janvier 2020, lettre à laquelle était annexé le tableau, ne répond pas non plus directement à ces questions.

[10]  L’examen du tableau révèle la présence d’un recoupement entre certaines des premières demandes de production présentées au nom de la Commission et antérieures à la présente requête et les demandes formulées par Mme Peters dans sa requête. Dans le tableau, UPS signale qu’elle a divulgué l’information et fourni les réponses demandées par la Commission, selon le cas.

[11]  Toutefois, les demandes formulées aux paragraphes a) à c) de la requête de Mme Peters ne sont pas toutes identiques à celles que la Commission a faites. La Commission voulait obtenir la divulgation de renseignements concernant la formation du personnel sur les politiques relatives au harcèlement sexuel depuis 2010 et la formation suivie par M. Gordon et un témoin. Mme Peters, elle, demande des renseignements sur la formation reçue en particulier par les cadres en matière de harcèlement sexuel et de respect au travail. Elle demande aussi le dossier d’employé complet de M. Gordon. La Commission a seulement demandé les dossiers disciplinaires figurant dans le dossier d’employé de M. Gordon.

[12]  Après avoir reçu d’autres directives du Tribunal en date du 20 février 2020 et du 27 février 2020, UPS a eu une nouvelle possibilité de présenter des observations, ce qu’elle a fait le 28 février 2020. Elle a fait valoir qu’il avait été satisfait aux demandes visées aux paragraphes a), b) et c) de la requête de Mme Peters, à une exception près. UPS a fait savoir qu’elle n’avait pas produit l’intégralité du dossier d’employé de M. Gordon comme cela était demandé au paragraphe a). Sur la question de la formation offerte aux cadres, UPS a précisé que les documents correspondant à cette demande et en la possession d’UPS au Canada avaient déjà été produits en réponse à la demande de la Commission.

[13]  Le 6 mars 2020, Mme Peters a déposé une réplique.

II.  Paragraphe a) : le dossier d’employé

a)  Positions des parties

[14]  Comme nous l’avons vu, la question de la production du dossier d’employé de M. Gordon est en litige. UPS soutient qu’il n’est pas nécessaire de produire ce dossier, car les documents pertinents ont déjà été produits, à savoir ceux concernant l’enquête sur le harcèlement, les mesures disciplinaires, l’enquête subséquente et le congédiement de M. Gordon par UPS. Selon UPS, il ne reste dans le dossier d’employé rien qui soit potentiellement pertinent. La société intimée s’oppose aussi à la production du dossier d’employé de M. Gordon au motif qu’elle porterait indûment atteinte au droit à la vie privée de celui-ci.

[15]  La Commission a demandé les dossiers disciplinaires liés au harcèlement sexuel qui se trouvaient dans le dossier d’employé de M. Gordon. Elle a aussi formulé d’autres demandes de documents pertinents, mais ces demandes n’étaient pas fondées sur la présomption que les documents se trouveraient forcément dans le dossier d’employé de M. Gordon. Il ne va pas de soi que tous les documents demandés par la Commission, par exemple ceux portant sur les enquêtes en matière de harcèlement, sont conservés dans le dossier d’employé de M. Gordon.

[16]  UPS ne précise pas si les documents qu’elle a déjà produits pour donner suite aux demandes de la Commission provenaient du dossier d’employé de M. Gordon ou de dossiers ou sources différents. Elle ne dit pas non plus si le dossier d’employé de M. Gordon a été parcouru dans l’objectif de confirmer que tous les documents potentiellement pertinents avaient été produits. En supposant que ce dossier renferme d’autres documents que ceux déjà produits — ce qu’UPS semble admettre dans les positions qu’elle adopte à l’égard des questions de protection des renseignements personnels et de pertinence —, UPS n’a donné aucune précision quant au contenu du dossier et n’a pas expliqué en quoi il ne présentait aucun intérêt en l’espèce.

[17]  Compte tenu des circonstances, le Tribunal ne peut admettre que la production du dossier d’employé de M. Gordon n’est pas nécessaire du fait que les documents pertinents ont auparavant été produits.

[18]  Sur la question du bien-fondé de la demande, Mme Peters affirme qu’il existe une probabilité non négligeable que le dossier contienne des renseignements potentiellement pertinents. Mme Peters soutient que, comme M. Gordon est partie à l’instance et qu’il est l’auteur présumé du harcèlement sexuel dont elle aurait été victime, son dossier d’employé n’en est vraisemblablement que plus pertinent. Mme Peters ajoute que le comportement qu’a eu M. Gordon pendant toute la période où il a été employé par UPS est potentiellement pertinent. En réponse à la requête, UPS a déclaré qu’aucun autre employé n’avait déposé de plainte pour harcèlement contre M. Gordon. Toutefois, Mme Peters souligne, par exemple, que UPS ne dit pas si le dossier de M. Gordon contient d’autres plaintes de collègues qui, sans faire mention de harcèlement, cadrent peut-être avec les allégations de Mme Peter concernant la conduite de M. Gordon.

[19]  Mme Peters soutient aussi que seul M. Gordon peut exiger que son dossier d’employé ne soit pas divulgué pour des raisons de protection de la vie privée. Or, il n’a pas formulé d’objection de cet ordre.

b)  Décision concernant la question du dossier d’employé

[20]  S’agissant des observations présentées par UPS au chapitre de la protection de la vie privée, mentionnons que M. Gordon a reçu avis de la requête et qu’il ne s’est pas opposé à la production de son dossier d’employé. Rien ne laisse croire que le dossier contient des renseignements pouvant susciter d’autres préoccupations pour le droit à la vie privée de M. Gordon, comme des renseignements non pertinents d’ordre médical ou concernant sa santé. Dans ces circonstances, rien ne justifie de ne pas divulguer le dossier pour des raisons de protection des renseignements personnels.

[21]  Comme nous l’avons mentionné plus haut, il est impossible d’affirmer avec certitude que tous les documents potentiellement pertinents figurant dans le dossier d’employé de M. Gordon ont été produits. Le Tribunal ne dispose d’aucun renseignement précis sur le contenu du dossier d’employé de M. Gordon, ni d’aucune confirmation que ce contenu a été parcouru pour en évaluer la pertinence potentielle, en dehors des vérifications nécessaires pour donner suite aux demandes de la Commission. Il serait raisonnable de s’attendre à ce que le dossier comprenne des documents liés à l’évaluation du rendement de M. Gordon qui traitent de la conduite au travail de celui-ci, sans pour autant s’apparenter à des mesures disciplinaires. Le dossier pourrait également contenir des documents où le mot « harcèlement » n’apparaît pas, mais qui concernent le style de gestion, par exemple, et qui sont potentiellement pertinents.

[22]  UPS devra passer en revue le dossier d’employé de M. Gordon et produire, au plus tard le vendredi 10 juillet 2020, tout document potentiellement pertinent en ce qui a trait à la conduite, au comportement et au rendement de M. Gordon au travail.

III.  Paragraphes d), e) et f) : l’information relative aux autres cas de harcèlement sexuel

[23]  UPS s’oppose à la production des renseignements qui sont en sa possession ou sous sa garde et qui se rapportent aux autres cas de harcèlement sexuel au Canada. Elle s’oppose aussi à la production des documents sollicités par la plaignante relativement à United Parcel Service of America, Inc. (« UPS USA »), la société mère d’UPS aux États‑Unis. Cette question est abordée séparément plus loin.

A.  UPS Canada

a)  Introduction

[24]  Mme Peters demande la production des documents traitant du nombre de plaintes pour harcèlement sexuel reçues par UPS en interne et à l’externe qui se sont traduites par des poursuites au Canada; des documents traitant du nombre d’enquêtes informelles menées par UPS, du nombre d’enquêtes ayant abouti à une constatation de harcèlement sexuel, des sanctions appliquées et des indemnités accordées, le cas échéant; et des documents traitant de l’issue des poursuites découlant de plaintes externes pour harcèlement sexuel.

[25]  Mme Peters croit qu’il est permis d’inférer que ce type de documents existe. La déclaration faite par UPS en réponse à la requête, selon laquelle elle [traduction] « ne croit pas que des plaintes pour harcèlement sexuel aient donné lieu à des poursuites au Canada », est pertinente à cet égard. Selon Mme Peters, UPS ne nie pas l’existence des autres documents susmentionnés.

[26]  Le Tribunal note qu’UPS n’a fourni aucune preuve de l’inexistence de ces documents.

b)  Objection : aucune allégation de discrimination systémique

[27]  UPS soutient qu’en demandant la divulgation des autres cas de harcèlement sexuel, présumés ou avérés, Mme Peters essaie de transformer sa plainte en enquête sur la nature systémique du harcèlement sexuel, à l’instar de ce que ferait une commission royale d’enquête. UPS prétend que l’exposé des précisions de Mme Peters ne justifie pas une enquête sur la discrimination systémique.

[28]  UPS affirme que dans sa plainte, Mme Peters n’allègue aucunement qu’il y aurait eu du harcèlement systémique sur les lieux de travail de UPS; on n’y trouve qu’une brève mention selon laquelle le harcèlement sexuel constituerait [traduction] « un problème majeur dans cette entreprise, qui a échoué dans ses tentatives pour le régler ». Selon UPS, aucune preuve à cet effet n’a été fournie dans le cadre de la plainte, et Mme Peters n’a apporté aucune précision. UPS relève une seule autre référence à la question de la discrimination systémique qui se trouve dans la réponse que Mme Peters a donnée, le 13 avril 2018, à l’exposé des précisions de l’intimée, et où il est question d’un [traduction] « historique de discrimination et de harcèlement ».

[29]  UPS fait remarquer que la Commission, dans son exposé des précisions du 18 février 2018 et dans sa réponse du 27 mars 2018 à l’exposé des précisions d’UPS, n’allègue nulle part qu’il y a discrimination systémique et n’invoque aucun fait étayant une telle allégation.

[30]  Selon UPS, [traduction] « aucun fondement n’existe sur lequel le Tribunal pourrait s’appuyer pour considérer que la présente plainte en est une de harcèlement systémique justifiant une divulgation de l’étendue de celle demandée par la plaignante ». UPS invoque la décision Desmarais c. Service correctionnel du Canada, 2014 CHRT 5 [Desmarais] et un arrêt de la Cour suprême du Canada, Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 [Moore].

[31]  Puisqu’aucune discrimination systémique n’est alléguée, UPS soutient que les documents demandés ne sont ni pertinents ni nécessaires et que leur divulgation ouvrirait la porte à des recherches à l’aveuglette. Elle ajoute que leur divulgation lui imposerait des obligations de production onéreuses.

[32]  Mme Peters convient avec UPS qu’elle n’invoque pas de discrimination systémique. Elle dit alléguer dans sa plainte que le harcèlement sexuel est un problème répandu et bien connu au sein d’UPS. Selon elle, les documents qu’elle souhaite obtenir sont pertinents parce qu’elle entend faire valoir que UPS est responsable du fait d'autrui pour la conduite de M. Gordon. Elle rappelle qu’UPS présente un moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c. H-6 (la « Loi »). UPS tentera d’établir que le harcèlement sexuel reproché à M. Gordon a eu lieu sans son consentement, qu’elle « avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, [elle] a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets ».

[33]  Mme Peters soutient qu’UPS s’en remet au fait qu’elle a en place des politiques et procédures en matière de harcèlement sexuel pour établir les volets de son moyen de défense ayant trait à l’absence de consentement et à la prise des mesures nécessaires. Elle affirme qu’UPS a divulgué ses politiques et procédures, mais n’a pas précisé si ces politiques et procédures fonctionnent bien et quels résultats elles produisent eu égard aux plaintes jugées fondées.

[34]  En somme, Mme Peters prétend que le fait que le harcèlement sexuel soit un problème répandu et bien connu à UPS est pertinent pour l’établissement du moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2), y compris la connaissance qu’a UPS de l’efficacité de ses politiques et procédures et sa prétendue ignorance du harcèlement dont M. Gordon aurait été l’auteur. Mme Peters demande la divulgation de ces informations en vue de démontrer que son expérience n’est pas un cas isolé, de manière à étayer son argument selon lequel UPS aurait consenti au harcèlement que la plaignante affirme avoir subi et n’aurait pas pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher.

c)  Décision sur la question de l’absence d’allégation de discrimination systémique

[35]  Les parties conviennent que l’analyse de la pertinence potentielle des documents passe par l’examen de l’exposé des précisions de chaque partie, notamment leur théorie respective de la cause : Syndicat des communications de Radio-Canada c. Société Radio‑Canada, 2017 TCDP 5.

[36]  Mme Peters soulève la question de la connaissance qu’a UPS de l’efficacité de ses politiques et procédures lorsqu’elle allègue, dans sa plainte et dans sa réponse donnée le 13 avril 2018 à l’exposé des précisions d’UPS, que celle-ci a échoué dans ses tentatives de mettre fin au harcèlement sexuel. Il ne s’agit pas d’un cas où la plainte ne fait aucune allusion à une question.

[37]  UPS se fonde sur l’absence de précisions dans cette allégation pour arguer que cet élément de la requête doit être rejeté. L’absence de précisions soulève une tout autre question, dont traite l’article 9 des Règles de procédure du Tribunal.

[38]  Le Tribunal n’est pas convaincu que la brièveté de la référence à l'absence de gestion efficace du problème de harcèlement sexuel puisse inciter à conclure que les demandes en question débordent du cadre de la plainte, qu’elles sont non pertinentes et que Mme Peters se livre à une recherche à l’aveuglette.

[39]  Comme nous le verrons plus loin, en s’appuyant sur ses politiques et procédures pour répondre à la plainte, UPS a elle aussi mis en question sa connaissance de leur efficacité. Les politiques et procédures d’UPS ne débordent pas du cadre de la plainte.

[40]  Mme Peters a précisé que c’est à titre individuel qu’elle présentait une plainte, laquelle se limitait à l’expérience qu’elle affirme avoir vécue, et qu’elle n’alléguait pas de discrimination systémique. 

[41]  Quoi qu’il en soit, le caractère individuel d’une plainte n’exclut pas que le Tribunal puisse examiner d’éventuels éléments de preuve de discrimination systémique pour situer le contexte. Dans l’arrêt Moore, la Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 64, que « [l]e Tribunal était certes autorisé à tenir compte de la preuve de nature systémique afin de décider si [le plaignant] avait été victime de discrimination ». Ce n’est pas la même chose que de se livrer « à une enquête approfondie sur la structure précise des mécanismes de financement provinciaux ou sur tous les aspects de l’administration par la province de l’éducation spécialisée pour décider si [le plaignant] avait été victime de discrimination », comme la Cour suprême en faisait état dans l’arrêt Moore, ajoutant à juste titre qu’à « [son] humble avis, le Tribunal a pour rôle de statuer sur la plainte particulière dont il est saisi, non d’agir comme une commission royale d’enquête ». (Ibid.)

[42]  Le Tribunal a examiné la portée du redressement demandé par Mme Peters. UPS doit divulguer les documents qui n’ont pas à voir avec le lieu de travail immédiat de la plaignante si ces documents sont potentiellement pertinents. En ce qui concerne la présente plainte individuelle, les politiques et procédures d’UPS s’appliquent à ses employés dans l’ensemble du Canada. Rien ne permet de penser qu’elles présentent des différences à l’échelle locale ou régionale. Le fait que les politiques et procédures d’une partie intimée qui est une personne morale sous réglementation fédérale s’appliquent à tous ses employés au Canada n’a pas en soi pour effet d’élargir la portée d’une demande de divulgation visant ces politiques en transformant la plainte en une plainte pour discrimination systémique. L’instruction d’une plainte pour discrimination systémique suppose que le Tribunal considère le fond d’autres plaintes et que les documents pertinents au fond de ces autres plaintes soient divulgués avant l’audience. Ce n’est pas ce qui est recherché en l’espèce. Nous sommes toujours en présence d’une plainte à caractère individuel, à laquelle UPS oppose une défense fondée sur des politiques et procédures qu’elle applique à l’échelle du pays. Il est impossible de limiter la « portée » potentielle de la demande eu égard au recours aux politiques de UPS et à leur efficacité.

[43]  Le Tribunal ne croit pas qu’il faille rejeter la requête de Mme Peters au motif qu’elle demande des documents qui auraient pour effet de transformer son recours en plainte pour discrimination systémique ou que l’objet de sa demande a une portée excessive et injustifiée dans les circonstances. Il sera plus amplement question de pertinence ci‑dessous.

d)  La question de la pertinence : le moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2)

[44]  Ainsi qu’il est énoncé dans la jurisprudence, par exemple les décisions Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 9, au paragraphe 16, et Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28, aux paragraphes 4 à 10, le seuil quant à la pertinence potentielle est peu élevé. Pour que la divulgation d’un document soit ordonnée, il doit exister un lien rationnel entre ce document et les faits, questions ou formes de redressement demandées par les parties dans l’affaire.

[45]  Mme Peters allègue avoir informé son superviseur du harcèlement qu’elle subissait de la part de M. Gordon. Elle affirme que sa plainte n’a pas incité UPS à faire enquête ou à prendre des mesures. Le Tribunal précise que les enquêtes auxquelles la présente décision fait référence ont été réalisées alors que Mme Peters n’était plus employée par UPS. Mme Peters allègue qu’UPS avait connaissance du harcèlement, qu’elle y a par le fait même consenti et qu’en outre, elle n’a pris aucune mesure pour empêcher le harcèlement ou tenter d’en atténuer les effets.

[46]  UPS prétend ne pas avoir consenti à ce que décrit Mme Peters, puisqu’elle ignorait que cette dernière pouvait avoir été victime de harcèlement. UPS affirme que Mme Peters ne lui a jamais fait part d’actes de harcèlement, qu’ils soient réels ou perçus.

[47]  Dans son exposé des précisions, UPS confirme qu’elle se fonde sur le paragraphe 65(2) de la Loi et, à ce titre, sur ses propres politiques et procédures. Aux paragraphes 4 et 5 de cet exposé des précisions déposé le 16 mars 2018, UPS affirme ce qui suit :

[traduction]

4. […] Pendant toute la période pertinente, UPS Canada disposait de politiques interdisant le comportement visé par la plainte – elle formait ses employés au contenu de ces politiques, qu’elle appliquait activement, et y avait expressément stipulé que nul n’en était exempté.

5. Dans toutes les circonstances visées, UPS Canada n’avait pas connaissance de la conduite reprochée à l’époque en cause, n’aurait pas pu en avoir connaissance, n’y a jamais consenti, a clairement signalé à tous ses employés qu’une conduite de cet ordre constituait une violation de ses politiques et procédures, a pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher cette conduite et a tenté, par la suite, d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

e)  Décision sur la question de la pertinence : le moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2)

[48]  Il existe un lien entre, d’une part, le moyen de défense invoqué par UPS au titre du paragraphe 65(2) de la Loi, à savoir qu’elle ignorait la conduite de M. Gordon et qu’elle n’y a donc pas consenti, et qu’elle a pris toutes les mesures nécessaires au moyen de ses politiques et procédures et, d’autre part, la position de Mme Peters selon laquelle l’ignorance de la part d’UPS de ses allégations de harcèlement sexuel  s’expliquait par l’inefficacité des politiques et procédures. Pareille inefficacité peut logiquement amener un employeur à ignorer que du harcèlement ait pu avoir lieu sur les lieux de travail, ou, s’il est au courant de cette possibilité, faire en sorte qu’il s’abstienne de prendre les mesures qui s’imposent.

[49]  Lorsqu’une organisation s’en remet à des politiques et des procédures pour assurer sa défense, il faut en déduire qu’elle les considère comme étant raisonnablement efficaces. Si UPS était consciente de la déficience des politiques et procédures en matière de harcèlement sexuel ou de la formation s’y rattachant, il s’agirait d’un élément pertinent pour apprécier la connaissance qu’avait UPS, et donc potentiellement pertinent au regard de son moyen de défense relatif à l’absence de consentement et au respect de l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires.

[50]  Il existe un lien rationnel entre les documents qui renseignent sur le nombre de plaintes formulées à l’interne, le nombre d’enquêtes internes, le nombre d’enquêtes ayant abouti à la conclusion qu’il y avait eu harcèlement sexuel et l’issue de ces dossiers eu égard aux questions soulevées par le moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2) LCDP. Il existe aussi un lien rationnel entre d’une part, l’utilisation de politiques et procédures en matière de harcèlement sexuel et d’autre part, leur efficacité et l’étendue de l’expérience acquise au chapitre de l’application de ces politiques. La notion d’efficacité comporte un certain nombre d’éléments. L’utilisation en est un. Les solutions s’attaquant au harcèlement sexuel en sont un autre, dans les cas où son existence est établie.

[51]  Le Tribunal fait siens les commentaires énoncés dans la décision Young c. Via Rail Canada Inc., 2019 TCDP 2, aux paragraphes 60 à 62 [Young]. Le Tribunal a rappelé, dans le contexte d’une requête en non‑lieu, qu’il était tenu d’évaluer les actes et omissions de la plaignante comme ceux de l’intimée pour pouvoir déterminer s’il y avait eu discrimination. Dans la décision Young, le Tribunal a ainsi déclaré :

[...] on peut avoir besoin d’éléments de preuve détaillés sur les actes, les politiques et les procédures de la partie intimée afin d’établir si elle a pris toutes les mesures nécessaires dans les circonstances de l’espèce. Or, il se peut que le plaignant n’ait pas accès à cette information, en particulier lorsque (comme dans la présente espèce) les actes de la partie intimée se rapportent au dossier disciplinaire ou au dossier d’emploi d’un autre employé qui n’est pas partie à l’instance. 

[Non souligné dans l’original.]

[52]  Dans l’affaire qui nous occupe, les actes et omissions d’UPS auxquels se rapporte son moyen de défense, y compris ses politiques et procédures, devront être appréciés à l’audience dans le contexte du moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2). Les documents en la possession ou sous la garde d’UPS qui ont trait à l’usage de ses politiques et procédures et aux résultats qui en découlent sont potentiellement pertinents, mais Mme Peters n’y a pas accès. Le fait qu’elle n’y ait pas accès ne fait pas en sorte de transformer sa demande en recherche à l’aveuglette. Les documents potentiellement pertinents auxquels un plaignant n’a pas accès doivent être divulgués. La question est donc de savoir si les documents sont potentiellement pertinents. Les documents en cause ici le sont.

f)  Objection : lourdeur des obligations de divulgation

[53]  Le Tribunal a déterminé que les documents traitant de l’usage des politiques en matière de harcèlement sexuel et des données statistiques sur leur application ainsi que des mesures prises à la suite de plaintes avérées sont potentiellement pertinents. Le Tribunal a aussi pris connaissance des arguments d’UPS voulant que Mme Peters sollicite un redressement de large portée et que le prononcé d’une ordonnance de divulgation imposerait à UPS de lourdes obligations de divulgation. Cela dit, UPS ne donne aucune précision concernant les difficultés pratiques auxquelles elle se heurterait. Par conséquent, le Tribunal a examiné les demandes de divulgation spécifiques de Mme Peters à la lumière des arguments d’ordre général formulés par UPS.

g)  Décision sur la question suivante : lourdeur des obligations de divulgation

[54]  Le Tribunal est convaincu que la demande de divulgation des documents portant sur le nombre de plaintes reçues par UPS en interne est formulée de façon suffisamment précise et circonscrite. Il ne s’agit pas d’une demande de redressement de large portée. La demande se concentre sur l’utilisation des politiques d’UPS et sur la connaissance qu’a UPS de cette utilisation.

[55]  Mme Peters ne sollicite pas la divulgation de tous les documents qui présentent un intérêt par rapport aux plaintes reçues, mais uniquement ceux qui chiffrent ou évaluent le nombre de plaintes.

[56]  De la même façon, pour ce qui concerne les documents traitant du nombre d’enquêtes informelles réalisées sur des plaintes pour harcèlement sexuel, la demande de divulgation est suffisamment précise et ne vise pas l’obtention d’un redressement de large portée.

[57]  Cela vaut également pour les documents qui consignent ou décrivent le nombre de plaintes ou d’enquêtes ayant abouti à la confirmation qu’il y a bien eu harcèlement sexuel. 

[58]  En ce qui concerne de tels cas, Mme Peters sollicite la divulgation de tous les documents faisant état de l’issue de l’affaire, c’est-à-dire des sanctions infligées ou des indemnités accordées, le cas échéant. Le Tribunal est conscient que si les plaintes ayant abouti à la conclusion qu’il y avait eu harcèlement sexuel sont nombreuses, il pourrait être nécessaire de déployer d’importants efforts pour retrouver les documents relatifs aux diverses plaintes individuelles et ainsi s’acquitter de cette demande de divulgation. Toutefois, il existe peut-être des documents qui consignent ou décrivent l’issue des dossiers dans lesquels il a été établi qu’il y avait eu harcèlement sexuel. Or, il est raisonnable de s’attendre à ce que le siège social d’UPS, son service des ressources humaines ou le service compétent de l’intimée soit en mesure de recenser tous les documents qui existent à cet égard, s’il en est. En clair, UPS n’est pas tenue de créer des documents en vue de produire cette information.

[59]  Si UPS n’a pas déjà colligé les renseignements dans des documents consignant l’issue des plaintes individuelles, il lui faudra parcourir ces dernières pour en extraire les documents pertinents. Cela dit, la divulgation ne vise que les plaintes pour lesquelles le harcèlement sexuel a été établi. Rien ne permet de penser qu’il s’agit là d’une tâche démesurément lourde, et le Tribunal n’est pas disposé à présumer de quoi que ce soit à cet égard.

h)  Décision relative à UPS Canada

[60]  En conséquence, le Tribunal enjoint à UPS de divulguer tous les documents qui sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde au Canada et qui consignent ou décrivent le nombre de plaintes pour harcèlement sexuel, le nombre d’enquêtes informelles, le nombre de plaintes ou d’enquêtes ayant abouti à la confirmation qu’il y avait eu harcèlement sexuel et tous les documents indiquant l’issue des dossiers pour lesquels il a été établi qu’il y avait eu harcèlement sexuel et les sanctions appliquées, y compris les indemnités accordées. Cette divulgation vise la période commençant trois ans avant la date à laquelle Mme Peters a quitté son emploi à UPS et se terminant à la date du renvoi de sa plainte au Tribunal. Les documents pour lesquels un privilège est revendiqué devront être signalés. Si les documents dont UPS dispose aux fins de divulgation sont des documents consignant l’issue de plaintes individuelles déterminées, les renseignements personnels signalétiques devront d’abord en être retranchés. Ces documents doivent être communiqués à la plaignante, sous réserve de la revendication d’un privilège, au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.

i)  Paragraphe f) : demandes relatives aux poursuites

[61]  Mme Peters demande, au paragraphe f), la divulgation des documents d’UPS ayant trait au nombre de plaintes reçues dans le cadre de poursuites externes au Canada et à l’issue de ces dossiers. Le 17 janvier 2020, UPS a fait valoir que ces documents n’étaient pas pertinents et que la demande lui imposait un lourd fardeau. UPS a aussi déclaré qu’à sa connaissance, il n’y avait eu aucune poursuite concernant des allégations de harcèlement sexuel au travail ayant débouché sur une décision, et que les dossiers ayant fait l’objet d’un règlement extrajudiciaire seraient de toute façon protégés par le privilège relatif aux règlements. Le 28 février 2020, UPS a déclaré croire qu’aucune plainte pour harcèlement sexuel n’avait donné lieu à des poursuites au Canada.

[62]  UPS affirme que tout document faisant état du règlement extrajudiciaire d’une poursuite ou de la plainte d’un employé serait assujetti au privilège relatif aux règlements, et que sa production ne pourrait être ordonnée. Mme Peters ne conteste pas le fait que le privilège relatif aux règlements s’applique à ces documents.

[63]  Le Tribunal a examiné toutes les réponses d’UPS. UPS a tout récemment déclaré croire qu’aucune plainte n’avait donné lieu à des poursuites. Puisqu’elle ne l’exprime pas avec certitude, et qu’il s’agit d’une question pour laquelle il est possible d’obtenir une réponse certaine, UPS devra confirmer que ce qu’elle croit correspond bien à la réalité, ou, si elle ne le peut pas, expliquer aux autres parties sur quoi repose cette croyance. S’il est établi qu’il existe en effet des documents traitant de l’issue d’une poursuite qui n’a pas été réglée, elle devra produire ces documents au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.

B.  Les demandes de divulgation de documents de la société américaine

a)  Introduction

[64]  Dans sa requête, Mme Peters sollicite la divulgation des documents suivants d’UPS USA :

  1. Les documents traitant du nombre de plaintes pour harcèlement sexuel reçues par UPS USA en interne et à l’externe qui se sont traduites par des poursuites aux États-Unis;
  2. Les documents traitant du nombre d’enquêtes informelles menées par UPS USA en matière de harcèlement sexuel, du nombre d’enquêtes ayant abouti à une constatation de harcèlement sexuel, des sanctions appliquées et des indemnités accordées, le cas échéant;
  3. Les documents traitant de l’issue des poursuites découlant de plaintes externes pour harcèlement sexuel déposées contre UPS USA;
  4. Les documents traitant de l’évolution des politiques et pratiques en matière de harcèlement sexuel au fil des ans, et comportant suffisamment de détails pour permettre de déterminer dans quelle mesure les pratiques élaborées aux États-Unis ont été adoptées par la filiale canadienne.

b)  La position d’UPS

[65]  UPS renvoie aux observations qu’elle a formulées au sujet d’UPS Canada relativement à ces demandes. Elle a aussi présenté des observations particulières concernant les demandes de documents américains.

[66]  UPS explique être une société distincte de UPS USA, constituée au Canada il y a plus de quarante ans et ayant son propre conseil d’administration, sa propre direction, son service des ressources humaines et son service du contentieux. Elle soutient qu’elle possède ses propres politiques, qu’elle applique en tenant compte du cadre juridique et législatif canadien.

[67]  Selon UPS, Mme Peters ne prétend pas que UPS USA est fautive ou qu’elle prend part à la discrimination ou au harcèlement systémiques qu’aurait pratiqués UPS. Celle‑ci relève l’absence d’éléments de preuve indiquant qu’UPS USA exerce un contrôle quelconque sur les mesures prises par UPS pour se conformer à la Loi.

[68]  UPS rappelle que les États-Unis sont un territoire différent, possédant son propre cadre juridique et législatif. Elle soutient que la simple existence de liens organisationnels entre deux entreprises ne peut justifier la production forcée de documents d’un pays ou d’un territoire de droit à un autre. Selon elle, il n’y a pas de lien rationnel entre l’expérience américaine d’UPS USA et les faits, questions ou formes de redressement mentionnés par la plaignante en l’espèce. UPS affirme que les politiques et [traduction] « pratiques d’un pays ou d’un territoire de droit entièrement différent sont bien loin de constituer ce lien qui est requis ». Il s’ensuit, ajoute-t-elle, que ces documents ne sont pas potentiellement pertinents.

c)  La réplique de Mme Peters

[69]  Dans les observations qu’elle a déposées en réplique, Mme Peters souligne qu’UPS n’a produit aucun élément de preuve visant à étayer l’argument selon lequel elle constitue une société distincte dotée de ses propres politiques, applicables uniquement au Canada.

[70]  Mme Peters renvoie à un document divulgué par UPS et datant de 2011, intitulé [traduction] « Recueil des politiques ». Elle affirme que le contenu de ce recueil lui permet d’avancer qu’UPS USA exerce un certain degré de contrôle ou d’influence sur UPS. Elle cite des passages tirés de la partie du recueil intitulée [traduction] « Notre histoire » :

[traduction] Le territoire desservi par UPS est divisé en régions [...] Chaque région est divisée en districts et/ou en pays. Chaque district et chaque pays sont à leur tour divisés en divisions et en zones d’exploitation.

[71]  Mme Peters semble se fonder sur la référence aux pays pour étayer son argument voulant qu’UPS USA présente un intérêt. Elle affirme par ailleurs que dans une affaire de harcèlement sexuel visant UPS USA et jugée en Iowa, aux États-Unis, la Cour suprême de cet État a décrit UPS comme étant une [traduction] « multinationale ».

[72]  Mme Peters souligne que certaines des politiques qu’UPS a divulguées omettent de préciser si elles sont propres à UPS ou s’il s’agit de procédures provenant d’UPS USA. Certaines font référence à UPS Canada, et d’autres, à UPS, ou encore elles arborent le logo générique utilisé à la fois par UPS USA et UPS. Selon Mme Peters, il est difficile de savoir quelles politiques et procédures proviennent d’UPS USA plutôt que d’UPS. Elle fait valoir que celle-ci se fonde sur des politiques et procédures qui semblent empruntées à UPS USA et que, par le fait même, elle soulève la question de l’interdépendance entre UPS USA et UPS.

[73]  Mme Peters fait également remarquer qu’il y a eu aux États-Unis des causes très médiatisées ayant abouti à la conclusion qu’UPS USA était coupable de harcèlement sexuel. Elle soutient que cet élément renforce le caractère potentiellement pertinent des documents demandés.

[74]  Mme Peters précise que sa demande ne revêt pas un caractère extraterritorial : elle demande simplement la production des documents qu’UPS a en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde. Elle ajoute que la Loi exige la divulgation de documents en fonction de critères de possession, d’autorité et de garde et qu’elle ne prévoit pas de restrictions d’ordre géographique.

d)  Décision relative à UPS USA

[75]  Mme Peters précise qu’elle demande la production de documents qui sont sous la garde d’UPS. UPS a divulgué les politiques et procédures qui sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde, telles qu’elles existent au Canada. Le Tribunal a conclu qu’il n’était pas indiqué d’exiger que UPS demande à UPS USA de lui fournir les politiques qui concernent exclusivement les États-Unis, et qui n’existaient pas au Canada à l’époque visée par la présente plainte, que ce soit sur papier ou en format électronique.

[76]  UPS a produit des politiques qui peuvent être propres au Canada ou s’appliquer à l’échelle internationale. À mon sens, l’origine des politiques et leurs territoires d’application hors Canada sont sans intérêt. Ce qui importe en l’espèce, c’est de savoir quelles étaient les politiques applicables à Mme Peters à l’époque des faits visés par sa plainte.

[77]  Dans sa requête, Mme Peters a demandé la divulgation de documents traitant de l’évolution des pratiques et politiques au fil des ans, et comportant suffisamment de détails pour permettre de déterminer dans quelle mesure les pratiques élaborées aux États-Unis ont été adoptées par la filiale canadienne. L’évolution suivie par ces politiques n’a rien à voir avec ce que Mme Peters allègue avoir vécu. Ce qui importe, c’est ce qui est déclaré dans les politiques applicables, la façon dont elles ont été appliquées et ce qu’UPS savait de leur efficacité.

[78]  La présente plainte vise UPS. UPS USA n’est pas mentionnée dans la plainte ni dans aucun des exposés des précisions déposés par les parties. UPS USA est donc une société distincte qui n’entre pas dans les paramètres définis par la plainte.

[79]  Comme la plainte ne laisse entendre nulle part qu’UPS USA était impliquée, l’existence de liens organisationnels entre cette dernière et UPS n’est pas pertinente. Par conséquent, le défaut d’UPS de produire des éléments de preuve établissant que les sociétés constituent des entités distinctes et qu’UPS USA n’exerce aucun contrôle sur UPS est sans importance. La question qui importe est de savoir si UPS, qu’elle soit ou non une entité juridique distincte d’UPS USA, a fait preuve de discrimination contre Mme Peters au Canada. Le Tribunal est uniquement habilité à statuer sur la responsabilité et à accorder un redressement, s’il est justifié, en sol canadien.

[80]  Indépendamment de ces considérations sur la pertinence et la compétence ainsi que des plaintes et des poursuites qui ont visé UPS USA, le Tribunal ne peut tenir pour acquis que le cadre juridique et législatif en matière de harcèlement sexuel est le même au Canada et aux États‑Unis. Mme Peters n’a pas établi qu’ils sont identiques, ni même dans quelle mesure ils sont semblables. Le dossier dont dispose le Tribunal ne renferme aucun renseignement qui l’autoriserait à conclure qu’il existe une corrélation entre, d’une part, l’utilisation de politiques en matière de harcèlement sexuel au sein de UPS USA, le nombre d’enquêtes informelles menées aux États‑Unis ou les poursuites et les issues de ces poursuites aux États‑Unis, et d’autre part, la Loi et, plus précisément, le moyen de défense prévu au paragraphe 65(2).

[81]  Les demandes de Mme Peters visant UPS USA sont refusées, et sa requête à cet égard, rejetée.

IV.  Paragraphe g) : les documents relatifs à l’évaluation de la formation et des politiques

[82]  Les demandes visées au paragraphe g) concernent les rapports internes et externes analysant l’efficacité de la formation et des politiques d’UPS sur la supervision de ses employés. Le 17 janvier 2020, UPS a affirmé qu’aucun rapport de cette nature n’avait été produit par des consultants. Le 28 février 2020, cette affirmation a plutôt été exprimée sous forme de croyance. UPS devra indiquer clairement aux autres parties si l’existence ou l’inexistence de ces documents a été établie, et, s’il s’agit d’une affirmation fondée sur une croyance, expliquer aux autres parties sur quoi repose cette croyance. Si UPS constate qu’elle détient des documents liés à une évaluation interne de sa formation et de ses politiques, ces documents sont pertinents et devront être produits au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.

V.  Obligation continue

[83]  Les parties conviennent qu‘une obligation continue de divulgation des documents potentiellement pertinents leur incombe, en application de l’article 6 des Règles de procédure du Tribunal. L’avocat d’UPS s’est engagé comme il se devait de passer en revue tous les documents disponibles en vue d’une divulgation au moins quatre semaines avant l’audience pour s’assurer du respect de cette obligation. Le Tribunal ordonne que cette tâche soit accomplie au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.

VI.  Ordonnance

[84]  Pour les motifs exposés précédemment, le Tribunal ordonne ce qui suit :

  1. UPS doit passer en revue le dossier d’employé de M. Gordon et communiquer à Mme Peters et aux autres parties, au plus tard le vendredi 10 juillet 2020, tout document potentiellement pertinent en ce qui a trait à la conduite, au comportement et au rendement de M. Gordon au travail.
  2. UPS doit divulguer tous les documents qui sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde au Canada et qui consignent ou décrivent le nombre de plaintes pour harcèlement sexuel, le nombre d’enquêtes informelles, le nombre de plaintes ou d’enquêtes ayant abouti à la confirmation qu’il y avait eu harcèlement sexuel et tous les documents indiquant l’issue des dossiers pour lesquels il a été établi qu’il y avait eu harcèlement sexuel et les sanctions appliquées, y compris les indemnités accordées. Cette divulgation vise la période commençant trois ans avant la date à laquelle Mme Peters a quitté son emploi à UPS et se terminant à la date du renvoi de sa plainte au Tribunal. Si un privilège est revendiqué sur tout ou partie de certains documents, UPS devra préciser sur quels documents elle revendique, en tout ou en partie, ce privilège et expliquer le fondement de la revendication. Si les documents dont UPS dispose aux fins de divulgation sont des documents consignant l’issue de plaintes individuelles déterminées, les renseignements personnels signalétiques devront d’abord en être retranchés. Ces documents doivent être remis à Mme Peters et aux autres parties, sous réserve de la revendication d’un privilège, au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.
  3. UPS doit confirmer si des plaintes internes ou externes présentées au Canada ont donné lieu à des poursuites ou, si elle ne peut le confirmer, expliquer aux autres parties sur quoi repose sa croyance. S’il est établi qu’il existe des documents traitant de l’issue d’une poursuite qui n’a pas été réglée, ces documents devront être remis à Mme Peters et aux autres parties au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.
  4. UPS doit indiquer clairement aux autres parties s’il existe ou non des rapports internes ou externes analysant l’efficacité de sa formation et de ses politiques sur la supervision de ses employés et, si elle ne peut le confirmer, expliquer aux autres parties sur quoi repose sa croyance. Si UPS constate qu’elle détient des documents liés à une évaluation interne de sa formation et de ses politiques, ces documents sont pertinents et devront être produits au plus tard le vendredi 31 juillet 2020.

[85]  Le Tribunal se réserve la compétence de fournir des directives pour résoudre tout problème lié à l’exécution de l’ordonnance.

Signée par

Kathryn A. Raymond, c.r.

Membre du Tribunal

Halifax, Nouvelle-Écosse

Le 25 juin 2020

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2201/2317

Intitulé de la cause : Tesha Peters c. United Parcel Service du Canada Ltd. et Gordon

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 26 juin 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

David Baker, Laura Lepine et Claire Budziak, pour la plaignante

Sasha Hart et Ikram Warsame , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Seann D. McAleese, pour United Parcel Service du Canada Ltd.

Linden Gordon, pour son propre compte

 

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