Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 16

Date : le 5 juin 2020

Numéros des dossiers : T1536/8210 à T1607/5310; T1630/17610 à T1645/17610; T1664/01911 à T1681/03611; T1707/6211 à T1722/7711; T1755/11011 à T1768/12311; T1780/1012 et T1781/1012; T1793/2312 et T1794/2412; T1801/3112 à T1806/3612; T1801/3112 et T802/3212; T1858/812 à T1861/9112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Gary Nedelec, Alexander Samanek, Michael S. Sheppard, Douglas Goldie, Gary Bedbrook, Pierre Garneau, Jacques Couture, Larry James Laidman, Robert Bruce Macdonald, Gordon A.F. Lehman, Eric William Rogers, Peter J.G. Stirling, David Malcom Macdonald, Robert William James, Camil Geoffroy, Brian Campbell, Trevor David Allison, Benoit Gauthier, Bruce Lyn Fanning, Marc Carpentier, Mark Irving Davis, Raymond Calvin Scott Jackson, John Bart Anderson, David Alexander Findlay, Warren Stanley Davey, Raymond Robert Cook, Keith Wylie Hannan, Michael Edward Ronan, Gilles Desrochers, William Lance Frank Dann, Robert Francis Walsh, John Andrew Clarke, Bradley James Ellis, Michael Ennis, Stanley Edward Johns, Thomas Frederick Noakes, William Charles Ronan, Barrett Ralph Thornton, Robert James McBride, John Charles Pinheiro, David Allan Ramsay, Harold George Edward Thomas, Murray James Kidd, William Ayre, Stephen Norman Collier, William Ronald Clark

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre : David L. Thomas



I.  Demande sur consentement visant à obtenir une décision préliminaire du Tribunal

[1]  La présente décision porte sur une question préliminaire soumise au Tribunal par consentement des parties à la présente instruction. Les plaintes en l’espèce font partie d’une affaire complexe concernant la retraite obligatoire des pilotes d’Air Canada à 60 ans, et qui est pendante devant le Tribunal depuis plus de 10 ans. Dans une décision antérieure sur une requête présentée par l’Association des pilotes d’Air Canada (l’« APAC ») en vue de faire rejeter toutes les plaintes, j’ai accueilli en partie la demande de l’APAC et rejeté les plaintes des plaignants qui avaient atteint l’âge de 60 ans avant le 31 décembre 2009 (voir 2017 TCDP 22.) La présente décision sur requête vise uniquement les autres plaignants, soit ceux qui ont eu 60 ans le 1er janvier 2010 ou plus tard et qui ont toujours droit à une audience devant le Tribunal.

[2]  Le 11 novembre 2017, les parties visées en l’espèce ont participé à une conférence téléphonique de gestion de l’instance et ont demandé au Tribunal d’examiner certaines questions liées à la présente instruction en procédant par étapes. Les parties présentes ont toutes accepté d’être liées par les décisions du Tribunal sur ces questions préliminaires, tant au moment de présenter des arguments relatifs à d’autres questions préliminaires que lors de l’audience qui se tiendra une fois les décisions préliminaires rendues.

[3]  Le Tribunal est habilité à procéder de cette manière, et le paragraphe 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, dans sa version modifiée (la « LCDP » ou la « Loi »), l’encourage à instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

La question à trancher

[4]  Les parties se sont entendues pour formuler la première question préliminaire comme suit :

Quelle devrait être la méthode employée par le Tribunal pour établir l’« âge de la retraite en vigueur » pour les pilotes d’Air Canada ayant atteint l’âge de 60 ans entre le 1er janvier 2010 et le 15 décembre 2012?

II.  Contexte

[5]  La présente affaire porte sur les plaintes de pilotes retraités d’Air Canada qui soutiennent que celle‑ci a commis des actes discriminatoires et appliqué une politique discriminatoire en les obligeant à prendre leur retraite à 60 ans. Cette retraite obligatoire était conforme à la convention collective négociée entre Air Canada et l’agent négociateur, l’APAC, de même qu’au régime de retraite des pilotes. Ainsi, les pilotes retraités ont déposé de nombreuses plaintes pour atteinte aux droits de la personne contre Air Canada et l’APAC, et les plaintes des quarante-six (46) pilotes visés en l’espèce ont été regroupées en une seule instruction par le Tribunal, maintenant appelée l’affaire Nedelec (avant la décision 2017 TCDP 22, elle était appelée l’affaire Bailie). Les pilotes soutiennent que l’obligation de prendre leur retraite à 60 ans contrevient aux articles 7, 9 et 10 de la LCDP.

[6]  Les premières observations sur la présente question préliminaire ont été présentées le 8 janvier 2018 par la coalition de plaignants. Toutefois, l’affaire a été mise en suspens lorsque cette dernière a signifié un avis de question constitutionnelle le 26 février 2018 et présenté, le 5 juin 2018, une requête contestant la validité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP sur le plan constitutionnel, tel qu’il existait avant son abrogation en 2012. La requête a donné lieu à d’autres questions pour lesquelles les parties ont été invitées à présenter des observations, et la décision du Tribunal sur la question de la constitutionnalité a été rendue le 29 juillet 2019 (2019 TCDP 32). L’issue de cette décision n’a eu aucune incidence sur la présente requête.

[7]  Dans ses observations sur la question préliminaire, la coalition de plaignants a soulevé un nouvel argument fondé sur le Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80-86  et son application possible à la question plus générale de ce qui constitue l’« âge de la retraite en vigueur » pour le groupe d’emploi visé. Même si cet argument ne portait pas directement sur la question préliminaire, il soulevait une question primordiale que le Tribunal devait trancher avant d’examiner la question de la méthode à retenir pour établir l’âge de la retraite en vigueur. Le Tribunal a par la suite demandé aux parties de présenter d’autres observations au sujet de l’applicabilité du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, observations qui ont finalement été reçues le 18 novembre 2019.

[8]  Ainsi, la présente décision sur requête porte sur les trois questions suivantes :

  • L’applicabilité du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations et, plus précisément, de la définition qui s’y trouve de l’« âge normal de la retraite »;

  • La désuétude de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP;

  • Une interprétation large et générale par opposition à une analyse statistique rigoureuse aux fins de l’établissement de la méthode à employer.

III.  Applicabilité du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations

[9]  Dans ses observations sur la question préliminaire, la coalition de plaignants a mis en question l’applicabilité du Règlement. Celui-ci est entré en vigueur en 1980 et n’a pas été mis à jour pour tenir compte des changements apportés à la numérotation de dispositions de la LCDP ou de l’abrogation de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP en 2012.

[10]  La coalition de plaignants soutient que la définition de l’« âge normal de la retraite » prévue par le Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations (ci‑après, le « Règlement ») devrait être retenue en tant qu’interprétation définitive de ce qui constitue l’âge de la retraite en vigueur [aux fins de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP avant son abrogation] pour ce qui concerne les plaintes de tous les plaignants dans la présente instruction.

[11]  La disposition interprétative du Règlement qui nous intéresse est le paragraphe 2(1), en partie libellé ainsi :

âge normal de la retraite, pour un emploi ou un secteur professionnel, désigne l’âge maximal dont il est question à l’alinéa 14b) de la Loi, ou l’âge visé à l’alinéa 14c) de la Loi;

[12]  Le terme « Loi », ci-dessus, renvoie à la LCDP, et les alinéas 14b) et 14c) étaient devenus respectivement les alinéas 15(1)b) et 15(1)c) au moment du dépôt des plaintes en cause.

[13]   Avant son abrogation, en décembre 2012, l’alinéa 15(1)c) de la LCDP était libellé comme suit :

15 (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

[…]

c) le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi;

[14]  La coalition de plaignants estime que la définition de l’« âge normal de la retraite » contenue dans le Règlement est l’équivalent de la règle de l’âge de la retraite obligatoire pour les personnes occupant un même genre d’emploi qu’énonçait l’alinéa 15(1)c) de la LCDP avant qu’il ne soit abrogé. Autrement dit, l’expression « âge maximal » utilisée dans le Règlement serait effectivement l’« âge de la retraite en vigueur » réputé. S’il est permis de travailler à un âge au-delà de celui considéré comme l’âge normal de la retraite de facto, alors cet âge maximal permis devrait, selon la précédente définition, être réputé l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de la LCDP. Selon cette logique, si, par exemple, une seule compagnie aérienne autorisait ses pilotes à piloter jusqu’à l’âge de 65 ans, il importerait peu qu’une majorité d’autres pilotes choisissent ou soient forcés de prendre leur retraite à 60 ans. En application de la définition contenue dans le Règlement, l’âge maximal permis serait considéré constituer l’« âge de la retraite en vigueur » pour cet emploi; c’est-à-dire qu’il serait, dans l’exemple cité, de 65 ans au lieu de 60 ans.

[15]  L’APAC soulève deux principales objections à l’encontre de cet argument. Premièrement, elle allègue que la coalition de plaignants s’est trompée en citant la partie de la définition du Règlement qui s’applique uniquement à l’alinéa 15(1)b) de la LCDP, lequel n’est pas en cause dans la présente plainte. L’APAC soutient que la définition comporte un énoncé distinct qui se rapporte à l’alinéa 15(1)c), qui concorde avec sa position.

[16]  Deuxièmement, l’APAC avance que la coalition de plaignants n’a pas tenu compte de l’énoncé qui introduit les définitions du Règlement et qui vient préciser le champ d’application de ces dernières, à savoir : « Dans le présent règlement » (au paragraphe 2(1)). L’APAC soutient en outre que les articles de loi consacrés aux définitions ne renferment pas de règles de droit, et ne servent qu’à indiquer le sens que le législateur entendait donner à un terme dans une loi en particulier.

[17]  Air Canada a présenté des observations reprenant en grande partie les mêmes objections que celles formulées par l’APAC. Elle a élargi l’argument de celle-ci en faisant valoir qu’un règlement ne peut modifier une loi ni avoir préséance sur elle en cas d’incompatibilité. Air Canada estime que les exceptions aux actes discriminatoires prévues respectivement dans la LCDP et le Règlement sont différentes et non liées entre elles. Le Règlement s’applique généralement dans le contexte de la participation d’un employé à des régimes de prestations, de retraite ou d’assurance. La définition de l’« âge normal de la retraite » — en ce qui a trait à un emploi ou un secteur professionnel — énoncée dans le Règlement renvoie à deux exceptions distinctes : soit, premièrement, à « l’âge maximal » dont il est question à l’alinéa 14b) (par la suite l’alinéa 15(1)b)); soit, deuxièmement, à « l’âge » visé à l’alinéa 14c) (par la suite l’alinéa 15(1)c)). Les deux exceptions sont séparées par le mot « ou », et si la première exception fait référence à l’âge « maximal », la deuxième n’en fait pas mention.

[18]  Bon nombre des plaignants qui se représentent eux-mêmes ont présenté des observations, mais elles ne portaient pas toutes sur l’applicabilité du Règlement, sa désuétude et la méthode à retenir pour établir l’âge de la retraite en vigueur. M. Robert McBride s’est dit frustré du fait que le dépôt de sa plainte remonte à une dizaine d’années, et il a exprimé des doutes à savoir si l’intention initiale de la LCDP était de scruter [traduction] « les menus détails juridiques de la législation et de tenter de s’immiscer dans l’esprit de ceux qui ont rédigé les lois sur la discrimination […] ». Bien que les observations de M. McBride n’aident pas à répondre à la question, ses observations méritent notre attention.

Décision du Tribunal concernant l’applicabilité du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations

[19]  Les questions dont le Tribunal est saisi ne sont pas nouvelles. Avant le groupe de plaignants Bailie/Nedelec, le Tribunal a entendu deux autres groupes similaires de plaignants formés de pilotes retraités d’Air Canada, à savoir le groupe Vilven/Kelly et le groupe Thwaites/Adamson. À compter de 2005, les deux ensembles de plaintes ont été débattus en profondeur devant les tribunaux, et la Cour d’appel fédérale a rendu des décisions dans chaque cas. L’avocat qui représentait les plaignants dans ces affaires est le même que celui qui représente la coalition de plaignants en l’espèce. Toutefois, au fil des nombreuses années qui se sont écoulées dans ces plaintes, l’argument selon lequel le Règlement s’appliquerait aux fins de l’établissement de l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes d’Air Canada n’a jamais été invoqué.

[20]  En soulevant cet argument dans sa réplique initiale datée du 27 février 2018, la coalition de plaignants qualifiait d’[traduction] « inadvertance manifeste » le fait d’avoir [traduction] « pris conscience tardivement de la définition figurant dans le Règlement ». Elle laissait entendre que l’[traduction] « interprétation maintes fois erronée du terme dans la jurisprudence » ne justifiait pas que l’on continue à interpréter incorrectement le terme dans la présente instance.

[21]  Néanmoins, le Tribunal estime que le Règlement, pour les besoins de la présente affaire, n’établit pas que l’« âge normal de la retraite » correspond à l’âge maximal prévu pour l’emploi en question. La définition de l’expression « âge normal de la retraite » comporte deux parties distinctes, séparées par le mot « ou » afin de marquer la différence.

[22]  La définition qui figure dans le Règlement est claire : sa première partie fait mention de « l’âge maximal » dont il est question à l’alinéa 14b) de la Loi (par la suite l’alinéa 15(1)b)). Ensuite, le libellé introduit une nouvelle proposition séparée par la locution conjonctive « ou », dans laquelle l’âge normal de la retraite est décrit comme étant « l’âge visé à l’alinéa 14c) » de la Loi (par la suite l’alinéa 15(1)c)).

[23]  Tant sous le régime de la LCDP que sous celui du Règlement, une distinction a été faite entre « l’âge maximal » prévu pour un emploi et « l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ». Je souscris à la conclusion d’Air Canada voulant que, si le législateur avait eu l’intention que les mots « l’âge maximal » s’appliquent à l’alinéa 15(1)c), il lui aurait été inutile d’établir une telle distinction dans la LCDP et le Règlement.

[24]  Par conséquent, le Tribunal conclut que, pour l’application de l’alinéa 15(1)c), la définition de l’« âge de la retraite en vigueur » ne renvoie pas à l’âge maximal prévu pour l’emploi en question.

IV.  Désuétude de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne

[25]  La coalition de plaignants soutient que, comme l’alinéa 15(1)c) de la LCDP était tombé en désuétude au moment où il a été utilisé à l’égard des plaignants en l’espèce, il ne devrait pas trouver application. Cette disposition législative pouvait certes s’appliquer aux pilotes de ligne canadiens à l’époque où elle a été adoptée, lorsque pratiquement tous les pilotes au Canada devaient prendre leur retraite à 60 ans, mais au fil du temps, d’autres compagnies aériennes ont fini par éliminer la retraite obligatoire pour leurs pilotes. La coalition de plaignants soutient donc qu’au fil du temps, l’objectif législatif de l’alinéa 15(1)c) est devenu de plus en plus discutable et incompatible avec les pratiques de l’industrie. Après que toutes les autres compagnies aériennes ont eu éliminé la retraite obligatoire, on ne trouvait plus de postes de pilotes comparables pour satisfaire à la disposition d’exception de la loi. En effet, dans la mesure où plus aucun autre pilote de ligne au Canada n’était assujetti à une règle de l’âge de la retraite obligatoire pour son emploi ou son secteur professionnel, il ne restait plus de groupe de référence auquel comparer les pilotes d’Air Canada. L’exception prévue par la loi s’en trouve donc dépourvue de sens dans les faits, selon la coalition de plaignants.

[26]  La coalition de plaignants cite à cet égard un extrait de l’ouvrage de la professeure Ruth Sullivan, Sullivan On the Construction of Statutes (sixième édition, Lexis Nexis Canada inc., 2014) [Sullivan], selon lequel les textes de loi peuvent devenir désuets de différentes façons. La coalition de plaignants fait valoir que l’alinéa 15(1)c) était tombé en désuétude au moment où les plaignants ont été forcés de prendre leur retraite, vu le fait qu’en dehors des pilotes d’Air Canada, il n’y avait tout simplement pas d’autres pilotes contraints de prendre leur retraite à la même époque. La coalition invoque aussi le chapitre 6 de l’ouvrage de la professeure Sullivan pour faire valoir que la disposition est désuète en raison de l’absence de faits auxquels elle peut s’appliquer, et que sa raison d’être, ou les hypothèses ou les valeurs qu’elle reflète, ne correspondent plus à la réalité ou ne sont plus appropriées, et peuvent entraîner des conséquences non désirées.

[27]   L’APAC répond à l’argument relatif à la désuétude de la disposition en mentionnant des conclusions antérieures tirées par le Tribunal. Elle cite le paragraphe 87 de la décision 2017 TCDP 22, qui se lit comme suit :

[87] Dans les intérêts de l’économie des ressources judiciaires, de la cohérence et du caractère définitif, pour protéger l’intégrité du Tribunal et par souci d’équité pour les intimés, je ne ferai pas droit à la réouverture de litiges du groupe de comparaison pour les pilotes plus âgés dans le groupe de plaignants en l’espèce. Je suis convaincu que l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes de transporteurs aériens canadiens, pour les périodes prises en considération dans les affaires Vilven/Kelly et Thwaites/Adamson, à savoir jusqu’au 31 décembre 2009, était de 60 ans.

[28]  À titre d’argument, l’APAC soulève la question suivante : si l’alinéa 15(1)c) était valide aux fins de l’établissement de l’âge de la retraite en vigueur jusqu’au 31 décembre 2009, comment a-t-il pu devenir désuet le lendemain, c’est-à-dire le 1er janvier 2010?

[29]  Pour sa part, Air Canada soulève trois objections à l’argument concernant la désuétude. Premièrement, la doctrine de la désuétude trouve rarement application, et il y a lieu de l’aborder avec prudence. Ce ne doit pas être le rôle des tribunaux que d’invalider ou d’écarter des règles que le législateur a jugé bon de maintenir en vigueur. Deuxièmement, Air Canada rejette l’argument selon lequel il n’y a plus de faits auxquels appliquer la disposition en cause. Air Canada indique que l’article en question était en vigueur au moment du dépôt des plaintes, et qu’il s’appliquait aux pilotes ayant atteint l’âge 60 ans avant 2010. Troisièmement, Air Canada invoque Sullivan, au chapitre 6.49, à l’appui de l’argument selon lequel une loi, même jugée désuète, doit tout de même être appliquée, et ce ne sont que ses effets indésirables qui doivent être atténués. Voilà qui va à l’encontre, selon elle, de l’affirmation de la coalition de plaignants voulant qu’il convienne d’annuler l’article au complet.

Décision du Tribunal sur la désuétude de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne

[30]  En demandant au Tribunal d’accepter sa proposition, la coalition de plaignants prie en fait le Tribunal de tirer de nouvelles conclusions sur des questions ayant déjà été amplement débattues devant les tribunaux. Essentiellement, son argument repose sur le fait que, puisque les pilotes d’Air Canada sont les seuls à être assujettis à une règle de l’âge de la retraite obligatoire, il n’existe forcément plus de groupe de référence nécessaire pour donner tout son sens à l’exception prévue dans la Loi.

[31]  Le Tribunal doit s’en tenir à la loi qui est en vigueur. Il n’appartient pas à un tribunal administratif de remettre en question les choix du législateur en décidant que certaines dispositions de la loi ne devraient pas s’appliquer aux faits dont il est saisi.

[32]  La faiblesse de l’argument de la coalition de plaignants tient au fait que le Tribunal ne dispose pas d’un dossier factuel. Pour que le Tribunal puisse tirer quelque conclusion que ce soit au sujet de l’âge de la retraite en vigueur pour une profession, il doit disposer de faits. Cette question très controversée n’en est pas une dont le Tribunal peut prendre « connaissance d’office » afin de tirer une conclusion en l’absence de faits. Il importe de rappeler aux parties que la plainte du groupe de plaignants dans l’affaire Nedelec demeure pendante pour la seule raison que le Tribunal a conclu qu’il serait injuste, en l’absence d’éléments de preuve, de tirer des conclusions sur l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes au Canada entre le 1er janvier 2010 et le 15 décembre 2012. (Voir 2017 TCDP 22, aux paragraphes 88 à 91).

[33]  Il est vrai que le législateur a pris la décision d’abroger l’alinéa 15(1)c) à la fin de 2012. Toutefois, les intimées avaient le droit de l’invoquer pendant qu’il était encore en vigueur. On ne saurait prétendre qu’il n’y avait plus de faits auxquels l’alinéa 15(1)c) pouvait s’appliquer. Les choses ont peut-être évolué au sein de l’industrie du transport aérien, mais un large éventail d’employeurs canadiens relevant de la compétence fédérale pouvait se prévaloir de cette exception.

V.  Une interprétation large et générale par opposition à une analyse statistique rigoureuse aux fins de l’établissement de la méthode à employer

[34]  La principale question à trancher dans la présente décision sur requête est la question préliminaire soulevée par les parties : « Quelle devrait être la méthode employée par le Tribunal pour établir l’« âge de la retraite en vigueur » pour les pilotes d’Air Canada ayant atteint l’âge de 60 ans entre le 1er janvier 2010 et le 15 décembre 2012? ».

[35]  La coalition de plaignants a présenté des observations pour demander au Tribunal d’adopter une approche [traduction] « plus globale » de la question. Elle laisse entendre que le Tribunal devrait appliquer une interprétation large et générale des données probantes plutôt que d’employer une analyse statistique rigoureuse basée sur un calcul selon un modèle de 50 p. 100 +1 afin de trancher la question. La coalition de plaignants fait essentiellement valoir qu’il est impossible de prétendre qu’il existe un âge de la retraite en vigueur si aucun pilote, sauf ceux d’Air Canada, n’était assujetti à une règle de la retraite obligatoire à un âge donné pendant la période pertinente. Dans ce contexte, il est impossible de donner un sens quelconque à l’expression « pour ce genre d’emploi » figurant dans l’exception.

[36]  La coalition de plaignants cite les propos d’Elmer Driedger tirés du chapitre 2 de Sullivan pour faire valoir que le Tribunal devrait aborder l’exception de la LCDP dans son contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la LCDP.

[37]  En lui demandant d’adopter une « approche globale » de la question, la coalition de plaignants demande également au Tribunal d’examiner l’historique législatif de l’alinéa 15(1)c). Le document du Comité permanent de la justice et des questions juridiques intitulé Procès-verbal et témoignages afférent à la réunion du 10 mars 1977 a été cité. Ce comité examinait le projet de loi qui deviendrait plus tard la LCDP. Au cours de la réunion, le député Gordon Fairweather s’est adressé à M. B.L. Strayer (sous-ministre adjoint, Politiques et planification, ministère de la Justice) et lui a dit : « Je me demande par conséquent si le projet de loi tolère la discrimination systématique que constitue la mise à la retraite obligatoire. »

[38]  Dans ses observations, la coalition de plaignants cite la réponse de M. Strayer : « Le paragraphe 14c) signifie qu’à partir du moment où quelqu’un est obligé de prendre sa retraite au même âge que tout le monde dans le secteur de sa profession, le fait d’exiger qu’il prenne effectivement sa retraite ne constitue pas un fait discriminatoire. » (Caractères gras ajoutés dans les observations).

[39]  La coalition de plaignants fait remarquer que M. Strayer n’a pas dit [traduction] « la majorité des personnes dans le secteur de sa profession » ou encore [traduction] « la plupart des autres personnes dans le secteur de sa profession ». Il a dit : « tout le monde dans le secteur de sa profession […] » (Caractères gras et soulignement ajoutés dans leurs observations.) La coalition de plaignants ajoute que le régime ne visait que les cas où tous les employés d’une profession donnée devaient mettre fin à leur emploi au même âge. M. Strayer n’a pas fait mention d’une analyse statistique ni d’une majorité de travailleurs dans une profession donnée. Ce concept, soutient la coalition de plaignants, a été créé de toutes pièces par le Tribunal, et non par le législateur, de sorte qu’il ne cadre pas avec l’intention expresse des personnes qui ont adopté la disposition.

[40]  La coalition de plaignants fait également valoir que le Tribunal devrait examiner le but poursuivi par le législateur en créant l’exception. Citant de nouveau la professeure Sullivan, la coalition de plaignants soutient que [traduction] « l’objectif de la loi doit être pris en compte […] tandis que les interprétations qui contrecarrent ou minent l’objet de la loi devraient être évitées ». Cet argument est lié au contexte de 1977, alors que de nombreuses professions étaient assujetties à un âge de la retraite obligatoire, tandis que 25 ans plus tard, très peu de professions l’étaient. De ce point de vue historique, la coalition de plaignants soutient que l’objet initial de la loi ne peut être atteint, étant donné que le monde du travail a beaucoup évolué depuis.

[41]  L’APAC fait valoir que la méthode employée pour établir l’âge de la retraite en vigueur est déjà arrêtée, et qu’il n’y a aucune raison de débattre de nouveau de la question. Plus précisément, l’APAC évoque la décision antérieure Vilven et Kelly c. Air Canada (2007 TCDP 36), dans laquelle le Tribunal avait examiné deux approches pour permettre d’établir l’âge de la retraite « en vigueur », soit l’approche « normative » et l’approche « empirique ».

[42]  Le Tribunal a retenu une approche statistique. Il a examiné les données de diverses compagnies aériennes et conclu que l’âge de la retraite en vigueur était de 60 ans « pour la majorité des emplois du genre […] » (voir le paragraphe 69).

[43]  Cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans Vilven c. Air Canada (2009 CF 367), et l’APAC soutient que l’analyse statistique était appropriée, en citant à cet effet le paragraphe 169 :

169 Étant donné que l’alinéa 15(1)c) traite de « l’âge de la retraite en vigueur pour » le genre d’emploi qu’occupait un plaignant, je conviens avec le Tribunal que la détermination de l’âge normal de la retraite oblige à soumettre à une analyse statistique le dénombrement total des emplois applicables. Comme le Tribunal l’a fait remarquer dans l’affaire Campbell, il serait déraisonnable qu’une société aérienne de très petite taille soit évaluée sur le même pied qu’une société aérienne de grande taille comme Air Canada, afin de déterminer la norme applicable dans l’industrie : voir la page 4.

[44]  Air Canada présente plusieurs arguments à l’appui de sa position selon laquelle il faut répondre à la question de l’« âge de la retraite en vigueur » au moyen d’une analyse statistique. Premièrement, Air Canada cite les termes employés par la Cour fédérale dans la décision Vilven c. Air Canada (2009 CF 367), qui confirme, au paragraphe 167 que « l’approche suivie par les tribunaux des droits de la personne est généralement fondée sur un dénombrement d’emplois semblables […] ». Ces propos étayent l’argument d’Air Canada voulant que la question ait déjà été réglée par un tribunal supérieur, dont la décision est censée lier le présent Tribunal.

[45]  Deuxièmement, Air Canada avance que le mot « en vigueur » [« normal », dans la version anglaise], devrait être interprété selon son sens clair et ordinaire dans ce contexte. Elle soutient qu’une interprétation selon le sens clair et ordinaire exige de prendre en compte l’âge moyen.

[46]  Air Canada conteste également l’interprétation faite par la coalition de plaignants des débats parlementaires cités. En rappelant la réponse de M. Strayer, « à partir du moment où quelqu’un est obligé de prendre sa retraite au même âge que tout le monde dans le secteur de sa profession », Air Canada soutient que ce dernier ne voulait pas dire par là que tout le monde devait prendre sa retraite conformément à une politique de retraite obligatoire pour que l’alinéa 15(1)c) puisse s’appliquer. Tout ce qui compte, c’est que les personnes assujetties à une règle de la retraite obligatoire prennent leur retraite à l’âge en vigueur, peu importe que le groupe de comparaison soit assujetti ou non à la retraite obligatoire.

[47]  Air Canada a avancé un autre argument, à savoir qu’il peut toujours y avoir un « âge de la retraite en vigueur », même si ce ne sont pas tous les pilotes qui ont l’obligation de prendre leur retraite à un certain âge. Air Canada conteste l’affirmation de la coalition de plaignants selon laquelle il n’existe pas d’âge en vigueur. À moins d’admettre que les pilotes ne prennent jamais leur retraite, il existe nécessairement un « âge de la retraite en vigueur ». Air Canada soutient que c’est l’analyse statistique de l’âge de la retraite des pilotes faisant partie du groupe de comparaison qui est l’approche tout indiquée, et non les politiques à caractère obligatoire des autres compagnies aériennes. Air Canada souligne également que la présente requête vise simplement à arrêter la méthode qu’emploiera le Tribunal pour évaluer les faits, lesquels n’ont par ailleurs pas encore été présentés.

Décision du Tribunal concernant la méthode à employer pour établir l’âge de la retraite en vigueur

[48]  La requête appelle le Tribunal à choisir entre une interprétation large et générale de l’exception prévue à l’alinéa 15(1)c) et une analyse statistique rigoureuse afin d’établir la méthode qu’il emploiera lorsque lui seront présentés des éléments de preuve à l’audience. Il s’agit là de la question préliminaire que le Tribunal doit trancher, comme en ont convenu les parties.

[49]  Le Tribunal se trouve en présence d’une jurisprudence donnant à entendre qu’il faut s’en tenir à l’analyse statistique établie. La coalition de plaignants cherche essentiellement à s’écarter de cette méthode afin de permettre que le terme « en vigueur » soit interprété de manière plus large, en particulier dans le contexte de l’expression « âge de la retraite en vigueur ».

[50]  Le Tribunal permet à ce groupe de plaignants de se faire entendre dans le cadre d’une audience parce que, comme mentionné précédemment dans la décision 2017 TCDP 22, le Tribunal ne disposait d’aucun fait de l’espèce ni d’aucune donnée probante qui lui permettrait de rendre une décision sur l’âge de la retraite en vigueur pour les plus jeunes pilotes du groupe Bailie. Toutefois, en autorisant la poursuite de la plainte pour ce groupe de pilotes, le Tribunal voulait donner à ceux-ci la possibilité de présenter des éléments de preuve qui leur seraient propres. Toutefois, les plaignants cherchent maintenant à élargir cet objectif et à profiter de l’occasion offerte par le Tribunal pour lui demander de changer la méthode qu’il emploiera pour établir l’âge de la retraite en vigueur.

[51]  Je souscris aux arguments des intimées selon lesquels la décision en question du Tribunal a été confirmée par la Cour fédérale, et le Tribunal devrait être lié par elle. En confirmant la décision antérieure du Tribunal, la Cour fédérale a convenu « avec le Tribunal que la détermination de l’âge normal de la retraite oblige à soumettre à une analyse statistique le dénombrement total des emplois applicables » (Vilven c. Air Canada, 2009 CF 367, au paragraphe 169.)

[52]  Le Tribunal se doit d’appliquer les principes du stare decisis et de se conformer aux décisions de la Cour fédérale, et de ne s’en écarter que dans les cas les plus manifestes, en présence de facteurs impérieux qui distinguent la question dont il est saisi de la jurisprudence de la Cour fédérale. En l’espèce, il ne s’agit pas de l’un de ces cas.

[53]  Dans la décision 2019 TCDP 32, le Tribunal a examiné si les changements survenus dans l’état du droit relatif au principe du stare decisis, compte tenu des décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 et R. c. Comeau, 2018 CSC 15 faisaient en sorte que les arrêts Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly, 2012 CAF 209, Adamson c. Canada (Commission des droits de la personne), 2015 CAF 153 et Mckinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 RCS 229, n’aient plus force de précédent pour le Tribunal sur la question de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. Le Tribunal a conclu que le critère strict à remplir pour pouvoir s’écarter du principe du stare decisis n’avait pas été respecté et, au nom de la cohérence et de la prévisibilité du droit, la requête des plaignants a été rejetée.

[54]  De la même façon, la coalition de plaignants n’a pas présenté au Tribunal de facteurs susceptibles de l’inciter à conclure qu’il y aurait lieu de déroger au principe du stare decisis et, à vrai dire, aucune dérogation de la sorte n’a été invoquée.

[55]  Les parties en présence devant le Tribunal s’attendent à ce que nous respections les principes de justice naturelle (paragraphe 48.9(1) de la LCDP) et les principes de la primauté du droit. L’un de ces principes est l’objectif légitime de la certitude juridique et du refus de l’arbitraire.

[56]  Par souci de cohérence et de prévisibilité, le Tribunal se conformera à une analyse statistique rigoureuse pour établir l’âge de la retraite en vigueur pour le présent groupe de pilotes d’Air Canada.

Signée par

David L. Thomas

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 5 juin 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du tribunal : T1536/8210 à T1607/5310; T1630/17610 à T1645/17610; T1664/01911 à T1681/03611; T1707/6211 à T1722/7711; T1755/11011 à T1768/12311; T1780/1012 et T1781/1012; T1793/2312 et T1794/2412; T1801/3112 à T1806/3612; T1801/3112 et T1802/3212; T1858/812 à T1861/9112

Intitulé de la cause : Nedelec et al. c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 5 juin 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Raymond D. Hall, pour les plaignants

Eric William Rogers, pour lui-même

Robert McBride, pour lui-même

Stephen Collier, pour lui-même

Aucune comparution, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Fred W. Headon, pour Air Canada

Bruce Laughton, c.r., et Christopher Rootham, pour l’Association des pilotes d’Air Canada

 

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