Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 12

Date : le 25 mai 2020

Numéros des dossiers : T2424/8319 & T2425/8419

 

Entre :

Christopher Karas

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Société canadienne du sang et Santé Canada

les intimés

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la décision

[1]  La présente décision vise à déterminer si les deux plaintes (T2424/8319 et T2425/8419) déposées par Christopher Karas (plaignant), l’une contre Santé Canada (SC) et l’autre contre la Société canadienne du sang (SCS), devraient être entendues par le Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal) lors d’une seule et même instruction.

[2]  Christopher Karas a déposé deux plaintes distinctes devant la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) le 15 août 2016, et ce, contre deux intimés différents : Santé Canada et la Société canadienne du sang.

[3]  Il allègue qu’en raison de son orientation sexuelle (article 3 Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP)), il aurait été l’objet de discrimination dans la fourniture de services en application de l’article 5 LCDP.

[4]  Plus spécifiquement, il affirme que la création et la mise en œuvre de politiques par Santé Canada et SCS pour les donneurs de sang qui sont des hommes et qui ont eu des relations sexuelles avec d’autres hommes (politiques HSH) sont discriminatoires.

[5]  Le président du Tribunal, David L. Thomas, m’a désigné comme membre instructeur afin d’instruire les deux plaintes de Christopher Karas, en vertu du paragraphe 49(2) LCDP. Fait important, au moment de référer les plaintes au Tribunal, la Commission n’a pas exercé son pouvoir d’adjoindre les deux plaintes en application du paragraphe 40(4) LCDP. Ainsi, depuis le début de leur instruction, les plaintes ont été traitées séparément.

[6]  Le 6 mars 2020, j’ai demandé aux parties dans les deux plaintes, ce qui inclut les deux parties intimées, de me fournir leurs représentations sur la question d’une possible instruction unique, commune, des deux plaintes.

[7]  Les parties ont eu l’opportunité de fournir leurs représentations et répliques détaillées aux interrogations du Tribunal, ce qui m’a permis de rendre une décision éclairée sur le sujet.

[8]  Pour les motifs qui suivent, j’ordonne que les plaintes de M. Karas soient instruites dans une seule et même instruction par le Tribunal.

II.  Questions en litige

[9]  Les questions en litige ont déjà été énoncées par le Tribunal dans sa correspondance du 6 mars 2020.

[10]  La question fondamentale en litige est la suivante :

(1)  Est-ce que le Tribunal devrait entendre les deux plaintes lors d’une seule et même instruction?

[11]  Les autres questions posées aux parties sont accessoires, corollaires, à la question fondamentale du Tribunal sur l’adjonction des plaintes. Elles visent plutôt à déterminer la manière dont les plaintes devraient procéder et être gérées par le Tribunal si les plaintes ne sont pas instruites communément.

  • (2) Si le Tribunal ne devait pas entendre les plaintes lors d’une seule et même instruction :

    1. Quels sont les impacts des conclusions de fait et de droit par le Tribunal lors de la première instruction, sur la deuxième instruction?

    2. De quelle manière le Tribunal devrait-il gérer et tenir l’instruction dans chaque plainte?

      1. De quelle manière le Tribunal devrait-il gérer la preuve dans les deux instructions dans la mesure où celle-ci peut faire intervenir des témoins et des documents similaires voire identiques?

      2. Est-ce que la preuve de la première instruction devrait être versée dans la deuxième instruction?

    3. Est-ce que la partie intimée qui n’est pas nommée dans l’une des plaintes devrait avoir le droit d’intervenir/de participer dans l’autre plainte?

III.  Le droit – instruction commune de plaintes

[12]  Avant tout, il n’est pas contesté par les parties que le Tribunal a le pouvoir d’adjoindre ou de scinder les plaintes qui lui ont été référées par la Commission (Paragraphe 48.9(1) LCDP et article 50 LCDP ; voir également les décisions suivantes : Gullason et Attaran c. Secrétariat des programmes interorganismes à l’intention des établissements [Gullason], 2018 TCDP 21; Lattey c. Compagnie de Chemin de fer Pacifique [Lattey], 2002 CanLII 45928 (TCDP); Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada et Wheatcroft c. Agence canadienne de développement international [Cruden], 2010 TCDP 32; Kanagasabapathy c. Air Canada, 2013 TCDP 29).

[13]  J’ajoute qu’il m’apparait aussi clair que de se demander si des plaintes devraient être entendues lors d’une seule et même instruction est une question bien différente de celle de l’adjonction de parties. Dit simplement, l’adjonction de parties signifie l’ajout d’une partie à une plainte alors que l’adjonction de plaintes ne fait que joindre les plaintes dans une seule et même instruction. Autrement dit, les deux plaintes survivent, conservent leurs parties respectives et leurs spécificités, mais la procédure et l’instruction, quant à elles, deviennent communes.

[14]  Cela étant précisé, ma collègue, membre Colleen Harrington, a récemment réitéré dans sa décision Gullason, aux paras. 50 et suivants, que les facteurs élaborés par l’Honorable Anne Mactavish dans sa décision Lattey, « constituent une façon utile de déterminer s’il est dans l’intérêt du public de tenir une instruction commune ou des instructions distinctes ».

[15]  Ainsi, afin de déterminer s’il doit ordonner l’instruction commune des plaintes, le Tribunal doit tenir compte de différents éléments, notamment les suivants (Lattey, précité, au para. 13) :

(1)  L’intérêt du public à éviter la multiplicité des procédures, ce qui inclut la réduction des coûts, des délais, des inconvénients pour les témoins, la répétition de la preuve et le risque que le Tribunal en arrive à des conclusions contradictoires;

(2)  Le préjudice, pour les intimés, à instruire les plaintes ensemble, notamment en raison du prolongement respectif de l’audience pour chacun d’eux ainsi que du risque de confondre les éléments de preuve soumis devant le Tribunal et qui ne visent pas nécessairement chaque intimé;

(3)  L’existence de questions de fait ou de droit qui sont communes.

[16]  Les facteurs élaborés dans Lattey demeurent une référence, un guide, pour le Tribunal afin de déterminer si certaines plaintes devraient être instruites communément.

[17]  Cela dit, il est également bien établi que ces facteurs ne sont pas en soi exhaustifs et qu’une approche au cas par cas est à favoriser (Cruden, au para. 15). En effet, la spécificité des plaintes devant le Tribunal commande, à mon avis, une approche fondée sur les circonstances de chaque affaire, offrant ainsi au Tribunal une certaine souplesse, une possibilité, à considérer d’autres facteurs qui pourraient être jugés pertinents.

IV.  Position des parties et analyse

[18]  Notre Tribunal est un tribunal administratif, quasi judiciaire, qui prend ses assises dans sa loi habilitante (LCDP). Le paragraphe 48.9(1) LCDP commande que le Tribunal traite ses plaintes de la manière la plus expéditive que possible, tout en respectant les principes de justice naturelle et les règles de pratique.

[19]  Afin d’être en mesure de rendre une décision rapide et efficace dans les dossiers impliquant chaque partie, je me concentrerai sur les arguments nécessaires, essentiels et pertinents afin de rendre ma décision (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, au para. 40; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 3, au para. 54).

[20]  De prime abord, la Commission et le plaignant estiment que les deux plaintes devraient être entendues dans une seule et même instruction. Bien que M. Karas n’ait pas déposé de représentations en réponse aux questions du Tribunal, il a laissé savoir le 17 avril 2020, par le biais des avocats de la Commission, qu’il était en accord avec l’adjonction de ses plaintes. Son représentant a également confirmé, le 11 mai 2020, ne pas avoir de réplique à offrir.

[21]  À l’inverse, les intimés, SCS et Santé Canada, s’opposent tous deux à l’adjonction des plaintes.

A.  Questions de droit ou de faits qui sont communes

[22]  Je traiterai de ces facteurs dans un premier temps puisqu’ils apporteront un éclairage pertinent, instructif, sur les autres facteurs et éléments de cette décision.

[23]  Tout d’abord, il est nécessaire de comprendre qui sont les intimés étant impliqués dans les plaintes de M. Karas. Les parties ont soumis des représentations assez détaillées, permettant au Tribunal de bien cerner l’identité des intimés.

[24]  Sans entrer dans tous les détails, il suffit de comprendre que la Société canadienne du sang est une organisation à but non lucratif qui est responsable, entre autres, de la collecte, du traitement, de l’entreposage et de la distribution du sang et de ses composantes, à travers le Canada (à l’exception du Québec). Il semble donc que SCS soit, en fait, un organisme « opérateur » en ce qu’il est sur le terrain et s’occupe des opérations relatives au sang.

[25]  Je comprends également que Santé Canada, quant à lui, est une entité responsable de l’administration et de la gestion d’un vaste éventail de lois et de règlements visant tant les produits de consommation que les polluants environnementaux et les substances toxiques. SC est plutôt une entité réglementaire, en ce qu’elle détient un rôle visant le développement et la mise en place de politiques ayant pour but de protéger la santé et la sécurité des Canadiens et Canadiennes, ce qui inclut entre autres les établissements de sang tel que SCS.

[26]  Maintenant que nous comprenons mieux l’identité respective des intimés, il faut préciser qu’une grande partie de l’argumentaire de SC et de SCS se ressemble beaucoup. Tous deux se fondent principalement sur les distinctions qui existent entre les deux entités, leurs rôles respectifs et donc, les différences qui existent entre les deux plaintes, et ce, afin de justifier une instruction séparée.

[27]  Plus précisément, SC estime que bien que certains faits et questions se retrouvant dans les deux plaintes puissent présenter des similarités, il estime que les questions en litige sont fondamentalement différentes selon l’intimé qui est impliqué.

[28]  Selon lui, dans sa plainte respective, il faut se demander si SC fournit, dans l’accomplissement de son rôle d’organisme réglementaire, un service au sens de l’article 5 LCDP. SC se demande aussi s’il pourrait être tenu responsable pour un acte discriminatoire qui aurait été commis par un organisme indépendant tel que SCS.

[29]  SC poursuit et estime que dans la plainte de SCS, le Tribunal devra plutôt se demander si l’opportunité de pouvoir donner du sang est un service au sens de l’article 5 LCDP.

[30]  Dans la même veine, SCS partage la même opinion en ce qu’elle estime que l’analyse juridique nécessaire afin de déterminer si l’opportunité de donner du sang constitue un service doit uniquement être faite par SCS, et non par SC. SCS confirme que c’est elle qui collecte le sang. Autrement dit, elle est l’opératrice et SC, en tant qu’entité réglementaire, n’interagit pas avec les donneurs.

[31]  La Commission, à l’inverse, estime que les plaintes de M. Karas présentent des faits, des questions de droit et des réparations potentielles qui sont nécessairement interconnectés.

[32]  La Commission allègue que fondamentalement, les plaintes émanent de la même matrice factuelle, c’est-à-dire le filtrage qui est mis en place pour les donneurs de sang qui sont des hommes et ayant, ou ayant eu, des relations sexuelles avec d’autres hommes. Elle ajoute que les réparations qui pourraient être ordonnées par le Tribunal nécessiteraient aussi l’implication des deux intimés, selon leurs rôles respectifs. Ainsi, le Tribunal devrait entendre SC et SCS ensemble sur la faisabilité de potentielles réparations, si la discrimination était jugée fondée.

[33]  Il est intéressant que la Commission précise, par le fait même, que M. Karas a déposé devant elle deux plaintes identiques, en ne changeant que les noms des intimés. À ce sujet, la Commission explique que son formulaire permettant de déposer une plainte ne prévoit l’inscription que d’un seul intimé. Autrement dit, si une personne veut déposer une plainte émanant des mêmes faits contre deux intimés différents, elle doit le faire en remplissant deux formulaires distincts. Ainsi, la Commission confirme que M. Karas a bien déposé deux plaintes qui sont identiques, mais en utilisant deux formulaires et en ajoutant deux intimés, SCS et SC.

[34]  Dans la même veine, la Commission ajoute que l’exposé des précisions que M. Karas a déposé dans les deux procédures était également le même.

[35]  Tant les représentations de SC que celles de SCS sont claires à l’effet que ceux-ci font une division nette entre les deux dossiers et notamment quant à ce qu’ils considèrent être la question en litige principale, fondamentale, dans leur dossier respectif.

[36]  Tous deux accordent une grande importance à leurs rôles respectifs, à leur indépendance et à la distinction entre « opérateur » et « entité réglementaire ». Ils accordent également une grande importance à ce qui devrait être défini comme un « service » au sens de l’article 5 LCDP.

[37]  Lorsque je lis l’exposé des précisions que M. Karas a déposé dans les deux dossiers et qui est, en effet, identique, je comprends que ses représentations visent essentiellement les deux entités, et ce, indistinctement.

[38]  De plus, lorsque je consulte l’exposé des précisions de SCS, qu’elle a déjà déposé dans son dossier, et les arguments des parties quant à la possibilité d’adjoindre les plaintes, je suis d’avis que la ligne nette, cette distinction hermétique, que tentent de faire SC et SCS ne semble pas si hermétique qu’ils ne le plaident.

[39]  Bien qu’effectivement l’analyse de l’article 5 LCDP et la caractérisation de ce qu’est un « service » au sens de la LCDP sera l’une des questions à laquelle le Tribunal devra répondre, il ne s’agit pas, à mon avis, de la seule question en litige dans le dossier. Si les représentations de SCS et SC quant à cette notion de « service » semblent différentes en raison de leurs rôles respectifs, il existe aussi, à mon avis, plusieurs autres interconnexions, interrelations, ailleurs dans le dossier, qui peuvent justifier une instruction unique.

[40]  Je rappelle que la question en litige, dans les deux dossiers, ne se limite pas à uniquement déterminer de l’existence ou non d’un service au sens de la LCDP. L’analyse clé que le Tribunal doit effectuer en matière des droits de la personne et en matière d’actes discriminatoires allégués a été développée dans la décision Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 SCC 61.

[41]  Il est reconnu que le Tribunal doit effectuer une analyse en trois étapes :

(1)  Est-ce que M. Karas a un motif de distinction illicite qui est prévu par la LCDP (dans notre cas, l’orientation sexuelle);

(2)  Est-ce que M. Karas a subi un effet préjudiciable en application de l’article 5 LCDP;

(3)  Existe-t-il un lien entre l’effet préjudiciable et le motif de distinction illicite?

[42]  Déterminer si nous sommes dans une situation qui implique un « service » au sens de la LCDP n’est qu’un élément à trancher parmi tant d’autres. Il ne s’agit pas là de la question en litige principale.

[43]  Les autres éléments à considérer dans les plaintes demeurent, à mon sens, essentiels et tout aussi importants. Les intimés ne font que centrer le débat sur ce qu’ils considèrent être la question principale des dossiers.

[44]  Au surplus, et selon l’exposé des précisions de M. Karas et les représentations des parties quant à la possibilité d’adjoindre les plaintes, les autres éléments des deux plaintes tels que le motif de distinction illicite et l’effet préjudiciable, me semblent très similaires voire identiques. Les plaintes de M. Karas émanent de la même matrice factuelle et il semble que les deux intimés soient indistinctement impliqués parce qu’ils sont tous deux, à leur manière, impliqués dans les allégations de discrimination.

[45]  Il est clair pour moi que personne ne peut, à cette étape-ci, présumer de la décision du Tribunal quant à la notion de « service ». Les intimés ont déployé des efforts considérables afin de centraliser leurs arguments sur ce qu’ils décrivent être le cœur du dossier. Leurs arguments sont intéressants et les intimés auront l’opportunité de les présenter au Tribunal en temps opportun.

[46]  Je suis effectivement d’accord avec la Commission lorsqu’elle écrit que d’entendre les deux intimés ensemble pourra, contrairement à ce que prétendent les intimés, apporter un éclairage plus global sur leurs rôles respectifs.

[47]  Je suis tout aussi d’accord avec la Commission lorsqu’elle mentionne que l’assise prédominante de ce dossier concerne les exigences relatives aux donneurs de sang homme ayant ou ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes. Ainsi, malgré les distinctions qui sont soulevées par SC et SCS, leurs actions respectives en lien avec la politique HSH et ses exigences forment un tout et le tout émane de la même matrice factuelle.

[48]  Entendre les deux intimés dans la même instruction ne les empêchera pas de présenter leur preuve et observations sur ce qu’ils considèrent être ou de pas être un « service » au sens de la LCDP. Dans la présentation de cette preuve, ils tiendront forcément compte du rôle respectif de chaque organisation. J’estime qu’il n’y aura pas d’atteinte aux principes de justice naturelle et d’équité puisque les deux intimés auront la chance de répondre aux allégations portées contre eux dans les plaintes et de se faire entendre (paragraphe 50(1) LCDP).

[49]  La Commission ajoute que selon elle, les défenses de SC et SCS semblent avoir les mêmes assises, les mêmes fondements. SCS a invoqué l’alinéa 15(1)(g) LCDP dans son exposé des précisions. Sans entrer dans les détails, elle invoque que les mesures mises en place et qui sont prévues dans la politique HSH l’ont été pour des motifs de santé et de sécurité du public.

[50]   À ce sujet, il est vrai qu’avant de déterminer de l’existence ou non de discrimination, les intimés peuvent aussi offrir une défense prévue à la LCDP. Dans notre cas, l’article 15 LCDP est pertinent. SC et SCS pourront, s’ils le veulent, présenter des éléments de preuve démontrant l’existence d’un motif justifiable (alinéa 15(1)(g) LCDP).

[51]  Si une partie intimée est en mesure de démontrer que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou catégorie de personnes constituent, pour elle, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité, le Tribunal ne peut conclure à l’existence de discrimination. Dit simplement, s’il y a une justification applicable sous l’article 15 LCDP, et que celle-ci est prouvée, il n’existe pas de discrimination (voir le langage du paragraphe 15(1) LCDP : « Ne constituent pas des actes discriminatoires […] »).

[52]  Bien que je n’aie pas encore accès à l’exposé des précisions de SC, SCS a manifesté à différents endroits, tant dans son exposé des précisions que ses représentations relatives à cette décision, que SC est également guidé par les principes de sécurité et de santé des Canadiens et Canadiennes dans l’accomplissement de son mandat.

[53]  SC a également affirmé que la preuve scientifique qui sera déposée par SCS afin d’appuyer sa politique HSH est présumée, à ce stade-ci, être la même que pour lui. En d’autres termes, je comprends que si les exigences de la politique HSH de SCS se justifient pour des raisons de santé et de sécurité, raisons qui prendront notamment naissance dans la science, SC présume, à cette étape-ci, que cette base scientifique sera la même pour lui.

[54]  Ce faisant, les arguments de SCS et SC laissent croire que les assises de leurs défenses en application de l’alinéa 15(1)(g) et du paragraphe 15(2) LCDP comportent de grandes similitudes. À tout le moins, je peux présumer, selon leurs représentations, que l’interconnexion entre les défenses est existante. Il appert que les deux intimés seront guidés par des préoccupations similaires de santé et de sécurité du public canadien dans la mise en œuvre et l’application de la politique HSH, et ce, en se fondant sur une preuve scientifique identique.

[55]  Je juge donc que ces éléments, qui sont nécessairement interconnectés dans les deux plaintes, militent en la faveur d’une instruction commune.

[56]  Cela étant dit, SCS ajoute que d’entendre de la preuve sur le rôle réglementaire de SC n’est pas pertinent dans son dossier par rapport à son rôle d’opérateur et n’aidera pas à déterminer si elle offre un service au sens de la LCDP. Il ajoute que d’entendre de la preuve spécifique à SC apportera de la confusion dans le dossier et sera préjudiciable quant à son habilité à répondre aux allégations qui le concernent.  

[57]  À ce sujet, SCS affirme que SC n’a aucun contrôle sur ses opérations; SC ne faisant qu’approuver ou rejeter les politiques de SCS. SC a un mandat de surveillance sur les opérations de SCS et n’a pas, directement ou indirectement, de participation dans ses affaires ou de contrôle sur elle. SCS ajoute qu’elle peut soumettre, dans certains cas, des représentations à SC sur certains sujets précis.

[58]  Au surplus, SCS estime que toute la preuve qui sera présentée sur le rôle réglementaire de SC n’est pas pertinente à son litige et que d’entendre de la preuve à ce sujet lui causera un préjudice. Différemment, la preuve de SCS se concentrera plutôt sur son rôle d’opérateur du système de collection, de traitement, d’entreposage et de distribution de sang ; SC concentrera sa preuve sur son rôle réglementaire.

[59]  Quant à SC, son raisonnement est similaire en ce qu’il affirme ne pas être le collaborateur de SCS ; il est plutôt un organisme de réglementation. Selon SC, les rôles distincts et l’indépendance de chaque organisation sont importants pour le maintien de la sécurité de la réserve de sang du Canada et militent en la faveur de la tenue d’une instruction séparée. Il s’appuie également sur une décision de la Cour fédérale, Soullière c. Santé Canada et Société canadienne du sang [Soullière], 2017 CF 686, au para. 30, à l’effet que la LCDP ne requiert pas qu’un organisme réglementaire doive automatiquement être nommé partie à une plainte contre des individus ou des entités qui relèvent d’eux.

[60]  D’ores et déjà, j’estime que cet argument de SC fondé sur la décision Soullière est peu convaincant et de peu d’utilité. J’ai lu la décision Soullière référée par SC et le juge Diner ne dit pas non plus que les organismes réglementaires ne peuvent jamais être nommés comme intimés à une plainte contre des entités ou individus qui relèvent d’eux. Dans notre cas, M. Karas a décidé de nommer SC comme partie intimée ; il n’est pas question d’automatisme, mais bien d’une option, d’un choix, qu’il a fait en déposant ses plaintes.

[61]  Maintenant, je ne suis pas là pour juger, dans la présente décision, de l’issue de la plainte sur le fond ni pour juger si SC est le bon intimé. SC aura l’opportunité de présenter ses arguments, observations, défenses, et le Tribunal décidera de l’issue des plaintes en temps opportun.

[62]  Cela étant dit, la Commission, quant à elle, estime que SC et SCS doivent collaborer dans la gestion du sang au Canada et que leur rôle et implication respectifs sont essentiels. Selon sa compréhension des faits, bien que la politique HSH soit développée par SCS, il n’en demeure pas moins qu’elle doit être approuvée par SC. Sans cette approbation, la politique HSH ne peut être mise en œuvre.

[63]  La Commission ajoute que dans l’exposé des précisions de SCS, celle-ci se défend de ne pouvoir modifier sa politique unilatéralement, sans la participation de SC. De plus, elle argue que SC a demandé que SCS effectue un examen après l’implantation de la politique HSH pour une période de deux ans, et ce, avant de pouvoir effectuer quelconques changements à ladite politique. SCS doit aussi faire un compte-rendu de cet examen à SC. Toujours selon la Commission, SCS se défend aussi d’avoir respecté les exigences de SC. Enfin, elle soumet que SC fournit du financement à SCS à des fins de recherches en lien avec la politique HSH.

[64]  Nous en sommes toujours à cet argument de SCS et SC à l’effet que cette distinction nette entre les deux entités justifie une instruction séparée. Comme je l’ai expliqué précédemment, SCS et SC axent beaucoup leur argumentaire sur les rôles respectifs et séparés de chacun. Ils estiment qu’il est important de conserver ces rôles distinctifs.

[65]  Je comprends les arguments de SC et SCS.  Mais il est vrai qu’à la lecture des représentations des parties relatives à cette décision, mais aussi des exposés des précisions de SCS et de la Commission, il appert que SC a aussi un rôle à jouer quant à cette politique HSH et sa mise en œuvre.

[66]  Dans son exposé des précisions, SCS est clair à l’effet que la politique HSH n’est pas le résultat de sa seule initiative. Autrement dit, un autre acteur doit être impliqué afin que la politique HSH puisse être appliquée et mise en œuvre : il s’agit de l’approbation de SC, qui est nécessaire. Il s’agit là, à mon sens, d’une certaine forme d’interrelation, d’interconnexion entre les deux entités. Les actions de SCS et de SC s’inscrivent dans la même suite d’actions, dans la même matrice de faits.

[67]  La Commission m’a convaincu que l’interconnexion entre les plaintes est suffisante et que plusieurs questions de faits et de droit sont suffisamment présentes pour justifier une instruction commune.

[68]  Je ne suis pas non plus d’accord à l’effet que d’instruire les plaintes ensemble apportera de la confusion sur les rôles respectifs de SC et de SCS, comme les deux intimés le prétendent. Le Tribunal est très bien en mesure de maintenir cette distinction, tout comme il le ferait entre un syndicat et un employeur ou un employeur et un employé. Chacun à son rôle et le Tribunal a tout à fait la capacité de distinguer les parties impliquées dans ses litiges.

[69]  De plus, entendre les deux intimés dans la même instruction et comprendre le système dans son ensemble et les rôles de chacun des intimés, apportera un excellent éclairage et une meilleure compréhension pour le Tribunal des faits entourant les plaintes de M. Karas.

[70]  Bien que SC et SCS aient tenté de distinguer, et ce, disons-le, de manière assez hermétique, leur rôle respectif, je suis d’avis qu’il existe dans les deux plaintes plusieurs autres questions de droit et de faits qui sont assez communes et qui justifient de les instruire ensemble.

[71]  J’aborderai un dernier argument soulevé par SCS, soit celui de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et liberté, L.C. 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11 [Charte canadienne]). Selon SCS, M. Karas allèguerait, dans son exposé des précisions, que son droit à l’égalité garantie à l’article 15 de la Charte canadienne a été violé. SCS y voit une différence notable dans les questions de droit qui sont soulevées dans les deux dossiers du Tribunal puisqu’elle estime ne pas être soumise à la Charte canadienne alors que SC, en tant qu’organisme gouvernemental, y est soumis.

[72]  La Commission estime que cet argument de charte de SCS est sans réel fondement. Selon elle, M. Karas ne semble pas, dans son exposé des précisions, demander au Tribunal de trancher une violation en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne. Elle ajoute que le Tribunal n’a pas non plus compétence afin de traiter de l’atteinte au droit à l’égalité prévu à cet article. Cependant, elle précise qu’il peut prendre en considération la Charte canadienne, mais cela, dans le contexte de l’analyse qu’il fait en vertu de la LCDP.

[73]  Les arguments des parties sont intéressants, mais je n’en suis pas à me positionner sur le bien-fondé de l’argument de M. Karas et de la potentielle violation de l’article 15 de la Charte canadienne. Cela n’est pas le but de cette décision. Cela dit, je ne suis pas d’avis que l’argument de SCS voulant que le Tribunal puisse devoir trancher une question de charte milite en la faveur de poursuivre les instructions séparément.

[74]  Le critère de Lattey sur les questions de faits et de droit communes ne veut pas dire que toutes les questions de faits ou de droits doivent, entièrement, être communes. À mon avis, cela serait un non-sens. Cela aurait pour résultat de limiter considérablement, voire anéantir, toutes possibilités d’instruire des plaintes dans une seule instruction dès qu’il y a une question de faits ou de droit qui n’est pas commune.

[75]  Par exemple, certains dossiers du Tribunal qui ont été joints impliquent des employeurs et des employés, des employeurs et des syndicats et même des plaignants différents ayant vécu des situations spécifiques, mais qui ont déposé une plainte contre le même intimé. Il existe des spécificités pour chacune des parties impliquées, mais les questions de faits et de droit sont, disons-le autrement, suffisamment communes pour justifier une instruction unique.

[76]  Le Tribunal doit évaluer la question dans son ensemble. C’est un exercice de pondération, de balance entre les divers intérêts de chacun, du public, ainsi que d’autres facteurs pertinents dans chaque cas et selon les circonstances.

[77]  Lorsque je pondère les arguments des parties dans leur ensemble, j’estime que bien que chaque plainte présente certaines spécificités en raison des intimés qui sont impliqués, il existe suffisamment de questions de faits et de droit communes, qui sont interconnectées et interreliées, ce qui milite en la faveur d’une instruction unique des plaintes de M. Karas.

B.  Préjudice et intérêt du public

[78]  Il y a peu à dire quant au facteur de l’intérêt du public. Les tribunaux et les cours de justice sont nécessairement guidés par cette idée que le public, dans son sens large, tire avantage à ce que les procédures judiciaires ne soient pas multipliées, soient simplifiées et raccourcies. Il est également bénéfique pour le public que la preuve ne soit pas répétée et que les coûts soient réduits. Il est tout aussi dans l’intérêt du public de minimiser les inconvénients pour les témoins et de minimiser le risque que les tribunaux et les cours de justice en arrivent à des décisions ou à des résultats contradictoires.

[79]  La Commission estime qu’il est dans l’intérêt du public d’entendre les deux plaintes lors d’une seule instruction et que la duplication des débats peut être évitée. Selon elle, les preuves documentaire et testimoniale de l’une et l’autre plainte seront potentiellement pertinentes dans les deux procédures ; elles seront similaires, voire identiques. Comme indiqué précédemment, la Commission estime aussi que les questions de droit, de faits et les réparations sont tout aussi interconnectées.

[80]  Elle ajoute qu’aucun préjudice ne sera causé aux parties par l’instruction commune des deux plaintes. Elle argue que s’il y avait préjudice, celui causé au plaignant et au public par l’instruction séparée des deux plaintes l’emporterait sur le préjudice qui serait causé aux intimés par l’instruction commune des plaintes. Elle croit également que d’entendre les plaintes ensemble permettra au Tribunal d’avoir une meilleure compréhension générale des dossiers.

[81]  Tant SC que SCS estiment qu’il n’est ni dans l’intérêt du public ni dans leur propre intérêt que les plaintes soient instruites de façon commune : l’adjonction des plaintes leur causerait préjudice. Selon eux, d’entendre les dossiers conjointement ne sera pas efficace, ne sauvera pas de temps et leur sera plus coûteux.

[82]  Plus spécifiquement, SCS croit que la preuve qui sera présentée à l’audience sera fort différente selon l’intimé en question. Comme indiqué dans la section précédente, SCS estime que les activités des deux entités sont distinctes et donc, la preuve documentaire et les témoins seront différents ; leur preuve se concentra alors sur leur rôle respectif.

[83]  SC a exprimé les mêmes arguments à ce sujet. À plusieurs reprises, il a dit que l’analyse de l’article 5 LCDP sera différente, que sa preuve sera limitée en raison de son rôle d’entité réglementaire, et que c’est la preuve de SCS qui sera la plus longue.

[84]  J’ai déjà jugé qu’il y a plusieurs autres éléments dans les plaintes qui sont similaires, interconnectés, voire identiques. Entendre les deux intimés lors d’une instruction commune me semble dans l’intérêt du public. Le Tribunal n’aura pas à apprécier la preuve ni à effectuer ses analyses juridiques à deux reprises. Cela permettra également d’avoir une conception cohérente, logique, de l’ensemble du dossier et des implications respectives des intimés. Je rappelle que la plainte de M. Karas émane de la même matrice factuelle. Les actions de SCS et SC s’inscrivent dans cette matrice générale des faits.

[85]  SCS a aussi ajouté qu’elle est un organisme à but non lucratif.  Impliquer SC dans son processus alors que ce dernier est un organisme réglementaire lui demandera plus de ressources humaines, financières (incluant certains fonds publics) et organisationnelles, ce qui n’est pas souhaitable pour elle.

[86]  La notion de préjudice, qu’il soit financier, humain ou organisationnel, ne peut pas être que théorique (par opposition au préjudice réel). SCS n’a pas déposé, au soutien de ses représentations, la preuve tangible d’un préjudice potentiel. Je suis sensible à l’effet que SCS est un organisme à but non lucratif, mais le préjudice, les impacts financiers, humains, organisationnels, n’ont pas fait l’objet d’une preuve.

[87]  Au surplus, et comme je l’ai mentionné antérieurement, je suis plutôt d’avis que d’entendre le dossier dans une seule instruction, d’entendre la preuve dans son ensemble, sera généralement bénéfique pour toutes les parties.

[88]  SCS ajoute que l’instruction commune des plaintes causera de la confusion dans l’évaluation des allégations qui pèsent contre l’un ou l’autre des intimés. En d’autres mots, il existe une crainte que de la preuve impliquant un intimé soit, à tort, retenue contre l’autre intimé, et vice-versa. SCS allègue qu’il sera également difficile pour le Tribunal, lors d’une instruction commune des plaintes, de départager et de décider de l’admissibilité de la preuve pour l’un ou l’autre des intimés, ce qui la privera, selon elle, d’un procès juste et équitable.

[89]  À ce sujet, j’estime que le Tribunal est en mesure d’éviter cette confusion qui inquiète SCS. Le Tribunal est en mesure d’évaluer les plaintes lors d’une instruction commune tout en comprenant que les intimés et leur rôle sont différents. En fait, déterminer de l’admissibilité de la preuve et de sa pertinence par rapport aux plaintes est l’un des mandats du Tribunal.

[90]  À ce sujet, SCS et SC participeront entièrement et pleinement à l’instruction commune des plaintes. Ils auront définitivement l’opportunité de présenter leur défense sur tous les éléments et les allégations qui les concernent dans le dossier.

[91]  Enfin, je suis tout aussi certain que SC et SCS seront en mesure d’accompagner le Tribunal dans la preuve qui sera déposée à l’audience et de présenter leurs arguments quant à l’applicabilité de la preuve à leur situation respective. Et il est, à mon sens, raisonnable d’entendre les plaintes lors d’une seule et même instruction et les inquiétudes quant à l’équité de la procédure et l’atteinte aux principes de justice naturelle des intimés ne sont pas, à cette étape-ci, convaincantes. J’estime au contraire qu’il n’y pas d’atteintes, et que les droits de tous seront sauvegardés.

[92]  Dans une autre veine, SC juge avoir un rôle limité dans les plaintes déposées par M. Karas et croit que son audience sera plus courte. En conséquence, l’implication et la participation de SCS ainsi que la gestion d’éléments de preuve qui ne sont pas pertinents à la plainte le visant rallongeraient les procédures et les coûts.

[93]  À ce sujet, SC n’a pas encore déposé son exposé des précisions dans le dossier qui le concerne. Le Tribunal n’a accès qu’à une petite partie des représentations de SC et des défenses qu’il entend faire valoir. Je rappelle que l’objectif de cette décision n’est pas de déterminer du degré d’implication de chaque intimé.

[94]  Cela dit, en m’appuyant sur les représentations des parties, il me semble que SC a définitivement un rôle à jouer. Maintenant, son degré d’implication reste à déterminer. Je suis d’avis que d’entendre les plaintes lors d’une seule instruction permettra de bien positionner les rôles des intimés et de mieux comprendre cette dynamique, cette interrelation, qui semble exister. Je ne peux conclure d’emblée, comme le fait SC, que son rôle est limité et qu’en conséquence, son instruction sera plus courte. Tirer ce genre de conclusion m’apparait hâtif. SC aura l’opportunité de présenter ses arguments, sa défense, en temps opportun, ce qui inclut sa vision de son implication dans les allégations de M. Karas.

[95]  De plus, SC plaide que lorsque le Tribunal analyse le facteur du préjudice énoncé dans la décision Lattey, il est clair qu’il doit le faire sous l’angle des intimés. Dans le cas présent, les intimés arguent que de joindre les plaintes engendrerait des délais et des coûts additionnels pour les intimés.

[96]  Je ne partage pas l’opinion de SC. Lorsque je lis la décision Lattey, rien dans cette décision ne me permet de conclure que le préjudice doit uniquement être évalué sous l’angle des intimés. Nulle part l’Honorable Mactavish n’a tiré une telle conclusion, même au contraire. Lorsque je lis le paragraphe 15, l’Honorable Mactavish écrit :

Par ailleurs, tout préjudice qui pourrait en résulter pour les intimés est, à mon avis, compensé par le préjudice que causerait à la plaignante et au public le fait d'exiger que la plaignante assiste à deux audiences distinctes, témoigne deux fois au sujet des mêmes allégations et doive présumément demander à plusieurs des mêmes témoins de répéter leur témoignage. Enfin, le fait d'ordonner deux instructions exposerait toutes les parties au risque d'en arriver à des conclusions contradictoires à l'égard des mêmes faits de base.

[Le Tribunal met l’emphase]

[97]  Ainsi, l’Honorable Mactavish a non seulement pris en considération le préjudice des parties intimées, mais à tout aussi pris en considération le préjudice causé à la partie plaignante, et même au public.

[98]  J’ajoute que dans la décision Lattey, la Commission avait référé les plaintes de façon jointe au Tribunal. Évidemment, la Commission a la prérogative de le faire (paragraphe 40(4) LCDP). Ce sont les intimés, Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique et M. Douglas, qui avaient fait une demande pour séparer l’instruction des plaintes. Dans le cas actuel, c’est le Tribunal lui-même qui a demandé aux parties de fournir leurs observations à ce sujet. À mon avis, tout comme l’a fait l’Honorable Mactavish, le Tribunal doit évaluer la question dans son ensemble et pondérer les intérêts de toutes les parties, le préjudice pour elles, l’intérêt du public ainsi que les autres facteurs jugés pertinents dans les circonstances.  

[99]  Dans le cas actuel, la Commission soulève aussi que le fait de ne pas joindre les plaintes causerait un plus grand préjudice pour M. Karas et le public que le préjudice qui serait causé aux intimés. Ignorer le préjudice potentiel, tant pour le public que pour la Commission et M. Karas, d’une possible jonction des plaintes n’est pas raisonnable. Je crois que le Tribunal doit considérer le préjudice causé à chacune des parties afin de pondérer les différents impacts et enfin, déterminer si les plaintes doivent être jointes ou non.

[100]  Avec les représentations qui m’ont été fournies par les parties ainsi que la documentation à laquelle j’ai accès, je ne suis pas certain que comme le soutiennent SCS et SC, il serait plus efficace d’instruire les plaintes séparément. Je ne suis pas convaincu que les coûts et les délais s’en retrouveraient nécessairement réduits.

[101]  Bien que SCS et SC aient été créatifs, en offrant au Tribunal des alternatives afin de minimiser les impacts d’instructions séparées, ces alternatives ne règlent pas, à mon avis, toutes les difficultés qui pourraient survenir dans les dossiers.

[102]  Par exemple, il fut proposé que les audiences dans les deux dossiers se fassent consécutivement. De plus, la preuve documentaire et les transcriptions des témoignages du premier dossier pourraient être versées dans le dossier subséquent. Les témoins dans la première audience n’auraient à témoigner, dans la deuxième audience, que sur les éléments qui sont nécessaires. Ainsi, le temps de témoignage serait réduit. Peut-être que certains témoins n’auraient pas du tout à témoigner dans la deuxième audience.

[103]  Contrairement à ce que prétendent SC et SCS, je suis d’avis que d’emprunter la preuve d’un dossier et de l’importer dans un autre dossier comporte des risques, tant au niveau de la preuve elle-même que de la procédure. Cela complexifierait nécessairement la gestion du dossier, la procédure et la preuve, ce qui est contraire aux exigences de la LCDP (paragraphe 48.9(1) LCDP).

[104]  À titre d’exemple, il est délicat et risqué de travailler avec des transcriptions de témoignages, comme il est tout aussi délicat et risqué de verser de la preuve d’un dossier dans un autre dossier. Les intimés n’ont pas envisagé qu’il serait toujours possible que de la preuve documentaire contradictoire soit présentée dans le deuxième dossier. Il pourrait aussi y avoir des témoins qui se contredisent. Les objections sur les contradictions devraient être tranchées par le Tribunal, le cas échéant. Il faudrait aussi nécessairement du temps et de l’énergie aux parties et au Tribunal afin d’organiser la preuve documentaire et testimoniale qui serait versée dans le deuxième dossier. Cela ne veut pas dire non plus que les parties consentiraient toutes aux mêmes mesures. Il faudrait aussi gérer le fait que les parties pourraient être en désaccord sur l’utilisation de la preuve dans l’une ou l’autre des instructions.

[105]  Il m’apparait beaucoup plus logique, simple et efficace d’aborder les plaintes ensemble afin de gérer la preuve documentaire et d’entendre les témoins dans un ordre logique, et ce, sans avoir à se fonder sur des transcriptions et de la preuve importée d’un autre dossier.

[106]  C’est cet esprit que la LCDP nous commande d’adopter : une procédure la plus simple et la plus expéditive que possible, qui respecte les principes de justice naturelle et d’équité.

[107]  Adopter les suggestions des intimés n’est, pour moi, que synonyme de complexité. Je n’y vois que des coûts, que des délais et que des formalités supplémentaires. De plus, le préjudice qui pourrait leur être causé est définitivement contrebalancé par le préjudice qui pourrait être causé au public en général, mais aussi au plaignant et à la Commission qui, eux, participeront aux deux audiences. Ce faisant, j’estime qu’une instruction commune des plaintes est justifiée.

[108]  Dans un autre ordre d’idées, SC estime que puisque je suis le membre instructeur qui a été désigné afin d’instruire les deux plaintes, j’aurais ainsi une meilleure compréhension de la preuve, ce qui pourrait minimiser les risques de conclusions contradictoires.

[109]  À mon sens, si les parties estiment qu’il est bénéfique que leurs plaintes soient entendues par le même membre instructeur, à plus forte raison, de joindre les dossiers leur garantira automatiquement le même instructeur et ainsi, garantira une meilleure compréhension de la preuve, dans son ensemble, par le Tribunal. Par conséquent, j’estime que l’argument de SC, bien malgré lui, milite tout autant, sinon plus, en la faveur d’une instruction commune des plaintes.

[110]  De plus, lorsque le Tribunal a posé la question à savoir si les intimés devraient avoir un droit d’intervention dans la plainte de l’autre intimé si les procédures demeuraient séparées, SC a estimé que la preuve et les positions des intimés sont suffisamment différentes qu’il ne devrait pas être nécessaire pour les intimés d’intervenir dans l’autre dossier. SC croit que si ses intérêts étaient en jeu dans le dossier de SCS, le membre du Tribunal aurait compétence pour lui demander d’y répondre. La Commission, quant à elle, argue que si les audiences demeuraient séparées, l’intervention de SC dans le dossier impliquant SCS serait, de toute manière, inévitable. Ainsi, la tenue de deux audiences séparées ne diminuerait pas nécessairement les ressources dépensées par SC.  

[111]  À mon avis, et selon les représentations des parties quant à cette requête, les exposés des précisions de M. Karas, de la Commission et de SCS, il me semble beaucoup plus efficace et pratique que les plaintes procèdent ensemble. SCS et SC seront à même de répondre aux allégations qui les concernent et de protéger leurs intérêts, lors de la même instruction. Autrement dit, lors d’une instruction commune, toutes les parties seront sur place, ensemble, et pourront répondre immédiatement aux éléments qui les concernent, tant la preuve documentaire que les témoignages. Il ne sera pas nécessaire de gérer la potentielle intervention d’une tierce partie dans le but de protéger ses intérêts. Procéder dans une instruction commune améliore, renforce l’équité procédurale et la justice naturelle pour tous, et j’estime que la qualité de la preuve qui sera présentée sera nécessairement optimisée.

[112]  J’ajoute que le Tribunal a aussi le rôle de s’assurer qu’il comprend la preuve qui lui est présentée. S’il a des questions pour les parties, pour certains témoins, tous seront en mesure d’y répondre immédiatement. Procéder séparément obligerait les parties ainsi que le Tribunal, lors du premier dossier, à délimiter hermétiquement toutes réflexions, toutes questions, toutes interventions, qui toucheraient la seconde procédure, ce qui n’est pas souhaitable dans notre processus qui se veut non-formaliste et expéditif.

[113]  En conclusion, les intimés ne m’ont pas convaincu que les alternatives offertes réduisent les craintes du Tribunal quant aux résultats discordants, aux impacts, aux risques importants, que pourrait causer l’instruction séparée des plaintes. Ce faisant, je suis d’avis qu’Il est justifié de joindre l’instruction des deux plaintes.

C.  Autres éléments à tenir en compte

(i)  Codéfendeurs et interconnexions dans d’autres procédures

[114]  La Commission ajoute que dans le dossier Freeman (Canadian Blood Services v. Freeman [Freeman], [2010] O.J. No. 3811) qui fut une contestation de la politique HSH sous la Charte canadienne, SCS et SC étaient codéfendeurs. Elle affirme que l’analyse de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans ce dossier démontre aussi l’entrecroisement, l’interconnexion, des questions en jeu. Ainsi, deux jugements séparés dans les deux plaintes sont, à son avis, difficilement envisageables dans les circonstances.

[115]  SC estime plutôt que Soullière est venue déterminer le contraire, c’est-à-dire que les plaintes à l’encontre de SC et SCS ne sont pas inextricablement liées.

[116]  J’apprécie les arguments de la Commission et de SC, mais ils sont, à mon avis, peu convaincants à cette étape-ci. La raison est relativement simple : nous sommes devant le Tribunal et non devant la Commission au stade d’enquête ni devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

[117]  Les procédures du Tribunal n’impliquent pas nécessairement tous les mêmes éléments que les décisions Freeman et Soullière. Des distinctions importantes existent et on ne saurait tirer des conclusions hâtives, tirées de ce qui a pu se produire dans ces autres dossiers.

[118]  Ces décisions sont intéressantes et j’imagine que les parties pourront guider le Tribunal, en temps opportun, sur ce qu’elles estiment être pertinent dans ces décisions respectives.

[119]  Cela dit, que SC et SCS aient été codéfendeurs dans Freeman, ou que leurs enquêtes aient été traitées séparément dans Soullière, cela n’a que de peu d’importance. Le Tribunal doit analyser la question de la jonction des parties dans le cas particulier des plaintes de M. Karas, et ce, selon les éléments spécifiques des plaintes devant lui. Et je juge que considérant les circonstances particulières des plaintes ainsi que l’analyse et la pondération des différents facteurs traités dans la présente affaire, les plaintes doivent être jointes dans une seule instruction.

(ii)  Étapes différentes des plaintes avant la jonction

[120]  Dans un autre ordre d’idée, la Commission affirme que les procédures ne sont pas à des stades très différents, contrairement à ce que plaide SC. Les deux procédures sont encore dans le processus de divulgation.  Bien que dans la plainte impliquant SCS, les exposés des précisions aient été déposés, la Commission juge que suivant le dépôt de l’exposé des précisions de SC, les deux dossiers seront sensiblement au même stade, ce qui peut être rattrapé rapidement.

[121]  SC, quant à lui, estime que les plaintes sont à des stades différents puisque dans la plainte impliquant SCS, les exposés des précisions et les répliques ont déjà été déposés.

[122]  Bien que techniquement, les plaintes soient en effet à des stades différents, je ne suis pas d’avis que cet argument, en soi, soit déterminant dans les circonstances. Je suis tout à fait d’accord avec la Commission qu’en pratique, il sera relativement simple de synchroniser les plaintes à nouveau. À juste titre, le Tribunal a demandé aux parties de présenter leurs observations sur la possibilité de joindre les plaintes au tout début du processus, et ce, afin d’éviter que l’instruction des plaintes soit désynchronisée.

(iii)  Plainte de SCS déterminante pour la plainte de SC

[123]  SC argue que la plainte contre SCS devrait procéder en premier puisque les conclusions du Tribunal quant à cette plainte pourraient être déterminantes pour sa propre plainte. Plus précisément, SC soumet que si la plainte visant SCS n’est pas jugée fondée, la plainte visant SC, dans son rôle d’entité réglementaire, ne pourrait pas non plus être jugée fondée. SC fonde son analyse sur la décision Soullière, précitée, au para. 14, dans laquelle le juge Diner a formulé cette réflexion.

[124]  Je partage tout à fait la même opinion que la Commission : rien n’est certain. SC présume de la décision du Tribunal en se fondant sur la réflexion de la Cour fédérale dans Soullière. Il s’agit d’un argument sur le fond, sur le mérite de la plainte. Personne ne peut présumer des décisions du Tribunal à cette étape-ci. Alors rien ne me permet de conclure que si la plainte visant SCS était non fondée, la plainte visant SC serait aussi jugée non fondée. Il sera tout à fait loisible à SC d’avancer ce genre d’argument, mais ce sera au Tribunal de décider de son bien-fondé et de trancher à cet effet au moment opportun.

[125]  J’ajoute que la décision Soullière a été jugée dans un contexte précis, lors duquel la Commission n’a pas référé les plaintes contre SC et SCS au Tribunal. Il s’agit de sa prérogative et ce genre de décision est soumis à la supervision des cours supérieures.

[126]  Ainsi, la Cour fédérale a effectué son analyse dans un contexte bien spécifique, qui n’est pas le contexte actuel. Les plaintes de M. Karas ont été référées et elles relèvent maintenant de la compétence du Tribunal.

[127]  Ce n’est pas le rôle de la Commission, et avec respect, de la Cour fédérale, de déterminer de l’existence de discrimination alors que cette dernière révise la décision de la Commission de ne pas référer une plainte au Tribunal.

[128]  Le Parlement du Canada a explicitement octroyé ce pouvoir décisionnel au Tribunal (paragraphe 53(1) et (2) LCDP). C’est le Tribunal qui doit juger de l’existence, ou non, de la discrimination, et ce, à la suite de l’instruction de la plainte. Par conséquent, l’argument de SC, à cette étape-ci des procédures, n’est certainement pas déterminant ni convaincant.

V.  Décision

[129]  Pour tous ces motifs, j’ordonne que les plaintes de M. Karas contre la Société canadienne du sang (T2424/8319) et contre Santé Canada (T2425/8419) soient instruites lors d’une seule et même instruction.

 

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 25 mai 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2424/8319 & T2425/8419

Intitulé de la cause : Christopher Karas c Société canadienne du sang et Santé Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 25 mai 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

James Hill, pour le plaignant

Sasha Hart et Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Mark Josselyn et Craig J. Stehr, pour l'intimé Société canadienne du sang

Gail Sinclair et Samantha Pillon, pour l’intimé Santé Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.