Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 9

Date : le 17 avril 2020

Numéro du dossier : T2347/0619

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Christian Nwabuikwu

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana

 


CONTEXTE

[1]  Christian Nwabuikwu (le « plaignant ») s’est inscrit au programme de formation des cadets de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) (le « programme »), offert à la Division dépôt (« Dépôt »). Les parties ont des vues divergentes sur ce qui s’est produit pendant que le plaignant suivait le programme et sur les raisons pour lesquelles il ne l’a pas achevé. Le plaignant, qui se définit comme Noir et comme fervent chrétien, soutient que ses instructeurs lui ont adressé des commentaires discriminatoires, l’ont harcelé et, au bout du compte, l’ont renvoyé pour des motifs liés à sa race, sa couleur, son origine nationale ou ethnique et sa religion. Le plaignant allègue également que cette discrimination s’inscrit dans un problème systémique plus vaste au Dépôt, qui touche de façon disproportionnée les cadets issus des minorités visibles. L’intimée rejette ces allégations et fait valoir que le plaignant avait un piètre rendement, ce qui a finalement entraîné la résiliation de son contrat de formation.

[2]  Les parties conviennent que la portée de l’aspect systémique de la plainte se limite à la discrimination vécue par les cadets issus des minorités visibles qui suivent le programme au Dépôt. Ces allégations ne visent pas les membres de la GRC, dans son ensemble, appartenant à une minorité visible.

QUESTIONS EN LITIGE

[3]  Les parties ont déjà échangé des documents conformément aux obligations en matière de divulgation que leur imposent les Règles de procédure du Tribunal (les « Règles »). Dans la présente décision sur requête, il s’agit de trancher si l’intimée doit communiquer les autres catégories de documents demandés dans des requêtes déposées par le plaignant et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »). Le plaignant cherche à obtenir trois catégories de documents, et la Commission en demande sept (décrites ci‑dessous).

DÉCISION

[4]  Les requêtes sont accueillies en partie. Dans les pages ci‑après, je présente mes conclusions concernant chacune des catégories de documents demandés par le plaignant et la Commission.

PRINCIPES RÉGISSANT LA DIVULGATION ET LA PRODUCTION DE DOCUMENTS

[5]  Les parties doivent avoir la possibilité pleine et entière de faire valoir leurs arguments (par. 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »). À ce titre, elles ont notamment le droit d’obtenir la divulgation de tout renseignement potentiellement pertinent se trouvant en la possession de la partie adverse, de telle sorte que chacune des parties puisse connaître la preuve qu’elle doit réfuter et, ainsi, se préparer adéquatement pour l’audience. Voir la décision Egan c. Agence du revenu du Canada, 2019 TCDP 8, au paragraphe 4. Les Règles du Tribunal exigent ainsi que chaque partie communique une copie de tous les documents qu’elle a en sa possession et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties (al. 6(1)d) et e) des Règles).

[6]  Le seuil à franchir pour qu’il y ait divulgation est celui de la pertinence potentielle, ou possible. Même si ce seuil n’est pas particulièrement élevé, la partie qui demande la production d’un document doit tout de même démontrer l’existence d’un lien rationnel entre ce document et les questions soulevées dans la plainte. Voir, par exemple, T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 19 [T.P.], au paragraphe 11, et Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 1 [Turner], au paragraphe 30. La demande de divulgation ne doit cependant pas être spéculative ou équivaloir à une partie de pêche. Voir Egan c. Agence du revenu du Canada, 2017 TCDP 33 [Egan], aux paragraphes 31 et 32  et Turner, au paragraphe 30.

[7]  L’échange et la divulgation de documents ne signifient pas que ces documents seront admis en preuve à l’audience. Voir Turner, au paragraphe 35, et Egan, au paragraphe 33. La partie qui s’oppose à la présentation d’un élément de preuve pourra soulever la question à l’audience et, si l’élément concerné est admis, elle pourra présenter des arguments relatifs au poids que le décideur devrait lui accorder.

[8]  L’obligation de divulgation d’une partie se limite aux documents « qu’elle a en sa possession ». Le Tribunal ne peut au titre de l’article 6 des Règles ordonner à une partie de créer des documents aux fins de la communication (voir Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 42, au paragraphe 17).

MOTIFS

A.  La requête du plaignant

[9]  Le plaignant sollicite la production de trois catégories de documents décrites ci‑dessous. La Commission concède que les documents demandés sont potentiellement pertinents quant aux questions en litige.

[10]  J’ai regroupé mes motifs concernant les demandes 1 et 2, étant donné que les arguments invoqués par le plaignant à l’appui de ces deux demandes sont très semblables et que l’intimée a soumis une réponse commune aux deux. Les voici donc :

Demande 1 :

Demande 2 :

Formulaires de demande de rapports de sécurité et commentaires

[11]  Le plaignant souhaite obtenir les documents en question au motif qu’ils permettront d’établir si d’autres cadets étaient traités de la même façon par les instructeurs, tant pour ce qui est des demandes d’accès à leurs registres d’utilisation de la carte magnétique qu’en ce qui a trait aux commentaires négatifs émis à leur égard ou à la recommandation de résiliation de leur contrat pour avoir enfreint le couvre-feu. Les demandes 1 et 2 sont similaires, quoique la demande 2 englobe les cas où des commentaires ont été émis sans que les instructeurs aient également tenté d’obtenir le registre d’utilisation de la carte magnétique du cadet. Le plaignant demande aussi des photos‑portraits de tous les cadets qui se sont vu imposer une mesure disciplinaire pour inobservation du couvre-feu.

[12]  L’intimée soutient que les demandes exigeraient d’elle une recherche onéreuse et fort étendue à seule fin de trouver des documents qui sont dénués de pertinence potentielle. Elle ajoute qu’il lui faudrait passer en revue des milliers de dossiers de cadets et examiner chaque commentaire pour vérifier s’il a trait à l’inobservation du couvre-feu. À ses dires, le fait que la Commission demande des redressements systémiques n’engendre pas, pour l’intimée, d’obligation plus importante en matière de divulgation. Il demeure que les documents produits doivent être liés à la plainte de discrimination sous‑jacente.

[13]  J’estime toutefois que les documents demandés sont potentiellement pertinents pour trancher les questions soulevées par la présente plainte; en conséquence, j’ordonne leur production.

[14]  Le plaignant allègue avoir reçu un traitement plus sévère que ses collègues non racialisés qui participaient au programme, ce que nie l’intimée. À mon avis, des éléments de preuve comparatifs concernant le traitement réservé à d’autres cadets qui ont enfreint le couvre-feu sont pertinents aux fins de cette allégation, mais aussi aux fins de la défense qu’y opposera l’intimée. Dans son exposé des précisions, l’intimée nie que le plaignant ait été traité différemment et affirme que les autres cadets font l’objet d’un suivi s’ils ne respectent pas le couvre-feu. Pourtant, dans sa réponse à la présente requête, elle déclare que le couvre-feu est une recommandation plutôt qu’une exigence, et que les cadets ne reçoivent pas normalement de commentaires s’ils ne le respectent pas. Si l’intimée soutient à la fois que le plaignant n’a pas été traité différemment et que les cadets ne reçoivent pas normalement de commentaires pour n’avoir pas respecté le couvre-feu, elle devra fournir un motif non discriminatoire pour justifier que le plaignant ait été traité autrement que les autres pour être rentré tardivement au dortoir.

[15]  De plus, il ne s’agit pas d’une situation où les demandes de divulgation du plaignant débordent le cadre de la plainte, contrairement à certaines des décisions du Tribunal invoquées par l’intimée.

[16]  Le Tribunal a conclu, par le passé, qu’il devait faire preuve de prudence avant d’ordonner une perquisition lorsque cela obligerait une partie à se soumettre à une recherche onéreuse et fort étendue de documentation, lorsque cette recherche entraînerait un retard important dans l’instruction de la plainte ou lorsque les documents ne se rapportent qu’à « une question secondaire plutôt qu’aux principales questions en litige » (voir Brickner c. GRC, 2017 TCDP 28, au paragraphe 8, et Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, 2019 TCDP 21, au paragraphe 10).

[17]  Dans l’affaire Dominique, la Commission avait demandé la production de documents se rapportant à chacune des 200 communautés des Premières nations visées à l’échelle du Canada. Le Tribunal a expliqué que le fait d’invoquer l’expression « systémique » ne donnait pas une carte blanche quant à la divulgation, et que les documents devaient tout de même demeurer potentiellement pertinents au litige.

[18]  Au‑delà des allégations de discrimination systémique et des redressements systémiques demandés, je devrai décider si l’intimée a porté atteinte aux droits individuels conférés au plaignant par la Loi. À cette fin, j’analyserai notamment la question de savoir si quelque discrimination systémique est à l’origine de la violation des droits du plaignant, ou encore y a contribué.

[19]  À mon sens, les documents demandés par le plaignant touchent directement aux questions soulevées par la présente plainte en ce qui concerne le traitement dont il aurait fait l’objet. Il ne s’agit pas de « questions secondaires ». En l’espèce, à la différence de l’affaire Dominique, le plaignant souhaite démontrer qu’il a été traité plus durement que ses collègues qui n’appartiennent pas à une minorité visible. Les archives demandées ont trait aux cadets inscrits au programme au Dépôt, et ne visent pas d’autres programmes ni la GRC en général.

[20]  En outre, je constate que les demandes du plaignant sont précises et d’une nature qui les distingue de celles présentées au Tribunal dans les affaires Dominique ou Brickner. Elles visent une période précise et limitée. En ce qui concerne la demande 1, le plaignant sollicite la divulgation des commentaires seulement pour les cadets visés par un formulaire de demande de rapport de sécurité, ce qui devrait représenter un sous‑ensemble restreint du nombre total de cadets inscrits annuellement au programme.

[21]  Mon ordonnance de production se limite aux archives allant de 2015 — soit l’année précédant la participation du plaignant au programme — à 2018, c’est-à-dire une année après son départ. L’intimée affirme que les formulaires de rapport de sécurité servent à diverses fins et qu’elle sera obligée de passer en revue des milliers de formulaires. Afin de restreindre l’ampleur de cette recherche, et par souci de cohérence avec l’approche proposée par le plaignant dans la demande 2, l’intimée n’est tenue de produire les documents demandés que pour cette période plus restreinte.

[22]  En ce qui concerne la demande 2, les cadets inscrits au programme n’auront pas tous reçu de commentaires. L’intimée est une partie institutionnelle de grande taille, qui dispose de moyens avancés, et il ne s’agit pas ici d’une situation où il faudra passer au peigne fin de multiples centres ou programmes, ou encore les archives tout entières de la GRC, en vue de trouver les documents pertinents.

[23]  Dans sa réplique, le plaignant a modifié sa demande 2 de manière à réduire la période visée par la demande de documents. Par conséquent, il est ordonné à l’intimée de produire les documents réclamés dans la demande 2 pour la période allant de 2015, une année avant l’inscription du plaignant, à 2018, une année après qu’il a quitté le programme.

Photographies

[24]  L’intimée s’oppose également à la production de photographies des cadets visée dans les demandes 1 et 2. Elle fait valoir qu’il faudrait caviarder les noms et que, par conséquent, les photos seraient peu utiles pour les besoins de l’instance.

[25]  Je ne souscris pas à l’argument de l’intimée. Je ne vois pas en quoi le caviardage des noms ferait perdre aux photographies leur utilité pour ce qui est d’établir si les cadets ont été traités différemment en raison de leur race ou de leur origine ethnique présumées. Ce ne sont pas les noms qui permettent de conclure si un cadet appartient à une minorité visible. Dans la mesure où les photos existent et pourraient indiquer la race ou l’origine ethnique d’un cadet, elles sont potentiellement pertinentes pour prouver quelles personnes ont reçu des commentaires et quelles autres n’en ont pas reçu.

[26]  Par conséquent, j’ordonne que les photos demandées dans le cadre des deux demandes soient produites, encore une fois pour la même période, à savoir de 2015 à 2018.

Demande 3 :

Tous les documents internes concernant le plaignant, datant d’août 2016 à ce jour, y compris ceux envoyés ou reçus par les employés des ressources humaines, le personnel, les instructeurs ou les gestionnaires du Dépôt. Cette demande vise notamment toutes les communications écrites, datant d’août 2016 à ce jour, entre le caporal Coulibaly et toute personne parmi les précédentes, en plus du plaignant.

[27]  Il n’y a pas de désaccord entre les parties au sujet de cette catégorie de documents. L’intimée a produit le dossier de cadet du plaignant dans son intégralité, ce qui devrait comprendre les documents demandés. Dans sa réplique, le plaignant ne conteste pas le fait que l’ensemble des documents de cette catégorie ont été ou seront produits.

[28]  J’ordonne à l’intimée de confirmer qu’elle a divulgué tous les documents demandés qu’il resterait à divulguer, et qu’il a été satisfait à cette demande.

B.  Les demandes de divulgation de la Commission

[29]  Les demandes de la Commission visent sept catégories de documents, dont certaines ont été regroupées. J’ai adopté les mêmes conventions d’appellation que la Commission, en utilisant les lettres a) à g) pour désigner les catégories de documents demandés. Le plaignant souscrit à toutes les demandes de la Commission.

[30]  L’intimée affirme ne pas disposer des données demandées par la Commission. Les candidats ont la possibilité de se définir comme appartenant à une minorité visible durant le processus de candidature, mais la GRC ne met pas ces données en concordance avec les taux d’attrition, y compris les échecs. Toutefois, elle assure un suivi des taux d’abandon et de résiliation de contrats des cadets, ainsi que des raisons de leurs départs.

[31]  Dans sa réplique, la Commission relève que, si l’intimée affirme ne pas assurer de suivi des taux d’attrition sous la forme ventilée demandée par la Commission, elle ne précise pas si elle recueille ces données d’une autre façon. De même, il est difficile de savoir si la GRC effectue un suivi de ces données pour les cadets appartenant à une minorité visible par rapport aux autres cadets, mais pas en ce qui concerne plus spécifiquement les cadets noirs. Enfin, la Commission observe que la GRC a confirmé qu’elle assurait un suivi des taux d’abandon et de résiliation de contrats de cadets, mais elle ajoute qu’il n’est pas clair si la GRC effectue le suivi des taux de résiliation de contrats ou d’abandon des cadets appartenant à une minorité visible par rapport aux autres cadets.

[32]  La Commission fait également valoir que ces mêmes données ont été produites par la GRC dans le cadre d’une plainte antérieure portée devant le Tribunal qui soulevait des questions similaires. On ne sait pas très bien pourquoi les données existaient à l’époque, mais n’existent plus aujourd’hui, et quand ou pourquoi l’intimée a cessé d’assurer un suivi de telles données. Voir Tahmourpour c. Gendarmerie royale du Canada [Tahmourpour], 2008 TCDP 10 (CanLII), aux paragraphes 150 à 152.

[33]  Dans sa réplique, la Commission précise également qu’elle souhaite obtenir des données concernant les taux d’attrition et d’abandon pour les cadets noirs, les cadets appartenant à une minorité visible et les cadets n’appartenant pas à une minorité visible ou, s’il n’y a pas de données concernant les cadets noirs en particulier, des données concernant les taux d’attrition des cadets appartenant à une minorité visible comparativement aux cadets qui n’appartiennent pas à une minorité visible.

[34]  Je conviens que la comparaison des taux d’attrition et d’échecs des cadets appartenant à une minorité visible et des cadets noirs avec les taux des cadets n’appartenant pas à une minorité visible pourrait être utile pour apprécier les allégations du plaignant selon lesquelles l’évaluation de son rendement était influencée par les attitudes discriminatoires de ses instructeurs. De plus, les données sont potentiellement pertinentes pour ce qui est des allégations quant à l’existence d’un contexte plus vaste de discrimination systémique à l’endroit des cadets appartenant à une minorité visible au Dépôt.

[35]  Cela dit, je ne peux ordonner la production de documents qui n’existent pas. Dans la mesure où les données existent, l’intimée doit divulguer les documents demandés pour la période allant de 2015 à la fin de 2018, soit la date où la plainte a été renvoyée au Tribunal. Et si les dossiers en question n’existent pas, que ce soit sous une forme ventilée ou autrement, l’intimée doit le confirmer par écrit au Tribunal et aux autres parties.

  • c) Tous les sondages, études, rapports, mémorandums ou analyses ayant trait :

    • (i) aux attitudes des membres de la GRC n’appartenant pas à une minorité visible à l’égard des membres ou des cadets de la GRC appartenant à une minorité visible ou noirs;

    • (ii) à l’expérience vécue par des membres ou des cadets de la GRC appartenant à une minorité visible ou noirs;

    • (iii) aux recommandations visant à remédier à la discrimination vécue par des membres ou des cadets de la GRC appartenant à une minorité visible ou noirs (y compris toutes les études plus récentes que celles datées de 1996 et 2006 et mentionnées aux paragraphes 56 et 248 de la décision Tahmourpour).

[36]  L’intimée a confirmé avoir fait des recherches pour trouver les documents visés aux demandes c)(i) et (ii) ci‑dessus. Elle ne possède pas de documents autres que ceux produits dans l’affaire Tahmourpour et les Sondages auprès des fonctionnaires fédéraux, qui sont accessibles au public. La Commission a renoncé à ces demandes. Je ne rends aucune ordonnance relativement aux demandes c)(i) et (ii).

[37]  L’intimée s’oppose à la demande c)(iii) aux motifs qu’une telle recherche serait onéreuse, qu’elle ne tient pas de base de données de recommandations visant à remédier à la discrimination, et qu’il serait difficile pour elle de les repérer. Elle conteste la pertinence des documents et soutient que la demande est une tentative de la part de la Commission de vérifier si la GRC a mis en œuvre des changements en réponse à une plainte antérieure portée devant le Tribunal.

[38]  Je conviens avec l’intimée qu’une recherche portant sur la totalité des recommandations formulées en vue de remédier à la discrimination nécessiterait beaucoup de temps et pourrait présenter une valeur limitée. Toutefois, ce n’est pas là ce que la Commission a demandé.

[39]  J’estime que les documents demandés sont potentiellement pertinents quant aux questions en litige et aux fins d’éventuelles mesures de redressement d’intérêt public, advenant une conclusion de responsabilité. Les efforts faits par l’intimée pour remédier à la discrimination et les rapports ou recommandations officiels visant à prévenir de tels comportements ou attitudes discriminatoires chez les membres (qui pourraient être des instructeurs) peuvent aider le Tribunal dans son évaluation de la présente plainte. Par conséquent, il est ordonné à l’intimée de produire tous les rapports, sondages, mémorandums et analyses officiels qui renvoient à des recommandations formulées pour remédier à la discrimination à l’égard des cadets ou des membres de la GRC appartenant à une minorité visible et noirs.

[40]  L’intimée a convenu de produire les documents pertinents se rapportant aux plaintes officielles. Je ne rends donc aucune ordonnance visant cette partie de la demande, mais l’intimée doit confirmer qu’elle a achevé la divulgation de cette catégorie de documents.

[41]  Dans sa réplique, la Commission fait valoir qu’elle aimerait modifier sa demande initiale de façon à inclure toutes les plaintes ou communications écrites non officielles de la part de cadets appartenant à une minorité visible ou noirs qui ont été reçues par l’agent de liaison avec les cadets de la GRC, et qui concernent des allégations de traitement inéquitable, de discrimination ou de harcèlement subis au Dépôt pour les mêmes motifs, de 2014 à ce jour. La Commission demande également des renseignements sur l’issue de ces plaintes. Les renseignements personnels des plaignants peuvent être caviardés.

[42]  L’intimée a produit ou produira des documents provenant du caporal Coulibaly, agent de liaison avec les cadets au Dépôt de 2014 à 2017, dont le rôle était d’entendre les préoccupations des cadets, y compris celles ayant trait à la discrimination ou au harcèlement. Il se peut que le caporal Coulibaly ait d’autres documents se rapportant à des plaintes non officielles, y compris des plaintes pour discrimination ou harcèlement.

[43]  Je conviens que si l’agent de liaison avec les cadets sert de relais pour la réception des plaintes non officielles des cadets qui pourraient avoir trait à des allégations similaires de traitement discriminatoire, ces plaintes sont potentiellement pertinentes et doivent être divulguées. Par conséquent, l’intimée doit confirmer par écrit que les dossiers de l’agent de liaison avec les cadets qui se rapportent à des plaintes pour discrimination ou pour harcèlement qu’elle a convenu de divulguer pour la période allant de 2014 à 2017 ont effectivement été produits. Il est également ordonné à l’intimée de produire tous les dossiers additionnels du ou des successeurs du caporal Coulibaly ayant exercé les fonctions d’agent de liaison avec les cadets de 2017 à la date où la présente plainte a été renvoyée au Tribunal, en décembre 2018.

[44]  L’intimée conteste la pertinence des données relatives aux taux de représentation des cadets appartenant à une minorité visible ou noirs, car les candidats ne sont pas tenus de se définir comme appartenant à une minorité visible. Les candidats ont la possibilité de déclarer leur appartenance à une minorité visible au moment où ils présentent leur candidature, mais ils ne sont pas tenus de le faire. L’intimée soutient que la plainte ne vise pas l’inscription au programme, mais plutôt l’expérience vécue par le plaignant pendant qu’il y participait. Elle soutient aussi que les données seront d’une utilité restreinte, car seulement environ un cinquième des candidats choisissent de faire la déclaration volontaire, et que les données ne sont pas mises en concordance avec les taux d’attrition et d’échecs. Les cadets ne sont pas des membres ou des employés de la GRC et, par conséquent, ils ne peuvent pas remplir les questionnaires prévus par la législation sur l’équité en matière d’emploi en général.

[45]  J’accepte l’argument de la Commission selon lequel les taux de représentation des cadets appartenant à une minorité visible ou noirs au Dépôt peuvent offrir un contexte pertinent pour le Tribunal pour les fins de son évaluation de l’expérience vécue par le plaignant et d’autres cadets racialisés au cours du programme. Je conclus que les données demandées sont potentiellement pertinentes. Par conséquent, il est ordonné à l’intimée de divulguer ces données pour la période allant de 2014 à décembre 2018, soit la date où la plainte a été renvoyée au Tribunal.

[46]  L’intimée pourra présenter des arguments sur le poids que je devrais accorder à ces renseignements s’ils sont présentés et admis en preuve à l’audience.

[47]  L’intimée s’oppose à la demande et soutient que les taux de représentation des membres appartenant à une minorité visible au sein de la GRC dans son ensemble peuvent être attribués à plusieurs facteurs, la discrimination possible au Dépôt n’étant qu’un de ces facteurs. L’intimée fait aussi valoir que les données ne brosseront pas un portrait fidèle de la représentation des minorités visibles à la GRC, car les membres ne sont pas tenus de s’identifier comme appartenant à une minorité visible.

[48]  Je juge que les données demandées sont potentiellement pertinentes, et j’ordonne qu’elles soient produites. Le plaignant affirme que son contrat a été résilié au moins en partie en raison d’un motif illicite, et que le traitement discriminatoire dont il a fait l’objet n’était pas un fait isolé. Si toute personne qui souhaite faire carrière comme membre de la GRC doit d’abord réussir le programme offert au Dépôt, les données relatives aux taux de représentation des membres appartenant à une minorité visible pourraient être pertinentes à l’égard de mon appréciation des allégations du plaignant et de la défense de l’intimée.

[49]  Quant aux arguments de l’intimée sur l’utilité restreinte des données, elle pourra formuler des observations sur le poids qu’il convient d’attribuer à ces renseignements s’ils sont admis en preuve à l’audience. Par conséquent, il est ordonné à l’intimée de divulguer les données demandées pour la période allant de 2014 à décembre 2018, soit la date où la plainte a été renvoyée au Tribunal.

[50]  Dans la décision Tahmourpour, le Tribunal a ordonné à l’intimée de prendre des mesures pour éviter que ne se reproduisent des actes discriminatoires comme ceux dont le plaignant avait été victime. Bien que le Tribunal ait demandé aux parties de s'entendre sur la nature exacte des mesures à prendre ainsi que sur le calendrier de leur mise en œuvre, il a signalé, au paragraphe 253 de sa décision, que ces mesures devaient comprendre les suivantes :

i. Une politique et un ensemble de procédures visant à mettre fin au harcèlement et à la discrimination au Dépôt et permettant aux cadets de faire part immédiatement de leurs préoccupations, sans crainte de représailles ou de conséquences négatives, à quelqu'un ayant le pouvoir d'apporter des changements. Une copie de la politique et des procédures sera remise à chaque cadet dans sa trousse de bienvenue, dès son arrivée au Dépôt.

ii. Un programme de formation sur la diversité et la sensibilisation aux réalités culturelles que suivront les cadets ainsi que tous les membres du personnel du Dépôt, laquelle formation visera à développer et favoriser une culture de respect et de tolérance de la diversité au sein de la GRC. Les questions soulevées aux pages 59 à 64 du Rapport 3 suivant un sondage mené auprès des membres réguliers, datant de septembre 1996, doivent également être prises en compte, de même que tout autre document pertinent. Les suggestions concernant une formation sur la diversité formulées dans l'Étude des systèmes d'emploi effectuée par Lakshmi Ram and Associates (avril 2006) doivent également être prises en compte, particulièrement pour ce qui est de la nécessité d'une formation portant sur la diversité au sein de la GRC.

iii. Un comité consultatif ou un officier responsable du multiculturalisme au Dépôt qui formule des recommandations au commandant du Dépôt au sujet de la prévention de la discrimination et de la promotion du respect et de la tolérance envers la diversité au Dépôt. Le commandant devrait toujours répondre par écrit à ces recommandations et justifier tout rejet d'une recommandation.

(Tahmourpour, au par. 253).

[51]  La Commission soutient que les mesures ordonnées par le Tribunal dans la décision Tahmourpour visaient à remédier au même type d’incidents discriminatoires présumés qui sont en cause en l’espèce. Elle s’appuie sur l’analyse du Tribunal dans la décision Johnstone c. ASFC, 2010 TCDP 20, pour faire valoir que les mesures prises par la GRC à la suite de la décision Tahmourpour seront pertinentes pour la présentation d’une demande d’indemnité spéciale. Dans la décision Johnstone, le Tribunal a ordonné le versement d’une indemnité spéciale en raison du manque d’effort et de souci dont avait fait preuve l’intimée à l’égard de ses politiques concernant les mesures d’accommodement pour la situation de famille, en s’abstenant de tenir compte d’une décision antérieure du Tribunal qui portait sur des questions similaires.

[52]  L’intimée s’oppose à cette demande au motif qu’elle exigerait une recherche onéreuse et fort étendue couvrant la période allant de 2008 à aujourd’hui. Il n’y a pas de base de données à interroger pour trouver des documents liés aux mesures prises par la GRC pour mettre en œuvre l’ordonnance du Tribunal dans la décision Tahmourpour. Qui plus est, il faudrait passer en revue de nombreux courriels et dossiers de membres de la GRC. Une recherche aussi étendue entraînerait un retard important dans la production de documents d’une utilité restreinte. L’intimée ajoute que toute mesure prise dans la foulée de la décision Tahmourpour pourrait être caduque et dénuée de pertinence, car les procédures et le matériel des cours évoluent. L’intimée a produit ou produira le matériel de cours afférent au programme et le matériel destiné aux instructeurs, ainsi que les politiques et procédures de lutte contre la discrimination et le harcèlement à la GRC.

[53]  Je n’ordonne pas à la GRC de passer en revue chaque courriel ou dossier qui pourrait renvoyer à la décision Tahmourpour, et ce n’est d’ailleurs pas ce que demande la Commission. À mon avis, les politiques en place, ou toute initiative ou mesure importante instaurée depuis la décision Tahmourpour, sont potentiellement pertinentes à l’égard de la plainte, et possiblement à l’égard des redressements susceptibles d’être ordonnés si la plainte s’avère fondée. Par conséquent, il est ordonné à l’intimée de produire les documents demandés par la Commission. Si la formation donnée par la GRC a évolué, l’intimée pourra traiter de la question à l’audience.

ORDONNANCE

[54]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, l’intimée doit communiquer les éléments ci‑dessous aux parties dans les 45 jours civils suivant la date de la présente décision sur requête :

  1. tous les documents relatifs aux formulaires de demande de rapports de sécurité qui, de 2015 à avril 2018, ont été transmis par les instructeurs du Dépôt à la Sous‑direction de la sécurité ministérielle, et qui visaient à obtenir les registres d’utilisation des cartes magnétiques par les cadets suivant une formation au Dépôt;

  2. tout document écrit qui fait état de commentaires négatifs ou d’une recommandation de résiliation du contrat communiqués aux cadets visés par les formulaires de demande de rapport de sécurité par suite de la communication des registres d’utilisation des cartes magnétiques;

  3. la photo‑portrait de tout cadet ayant fait l’objet de commentaires négatifs ou d’une recommandation de résiliation de son contrat en raison de son inobservation du couvre-feu;

  4. tous les commentaires communiqués, de 2015 à avril 2018, aux cadets suivant une formation au Dépôt au sujet de leur inobservation du couvre-feu, sans égard au fait que les instructeurs aient obtenu ou non le registre d’utilisation de la carte magnétique des cadets visés;

  5. la photo-portrait de tout cadet ayant fait l’objet de commentaires négatifs ou d’une recommandation de résiliation de son contrat de la part des instructeurs en raison de son inobservation du couvre-feu;

  6. si elles existent, les données relatives aux taux d’attrition (départs pour quelque motif que ce soit) au Dépôt, ventilées en fonction des taux pour les cadets noirs, les cadets appartenant à une minorité visible et les cadets n’appartenant pas à une minorité visible, de 2015 à la fin de 2018. Si ces données n’existent pas, l’intimée doit le confirmer par écrit dans le même délai;

  7. si elles existent, les données relatives aux taux d’échecs (un sous-ensemble de l’attrition) au Dépôt, ventilées en fonction des taux pour les cadets noirs, les cadets appartenant à une minorité visible et les cadets n’appartenant pas à une minorité visible, de 2015 à la fin de 2018. Si ces données n’existent pas, l’intimée doit le confirmer par écrit dans le même délai;

  8. tous les sondages, études, rapports, mémorandums ou analyses ayant trait aux recommandations visant à remédier à la discrimination vécue par des membres ou des cadets de la GRC appartenant à une minorité visible ou noirs (y compris toutes les études plus récentes que celles datées de 1996 et 2006 et mentionnées aux paragraphes 56 et 248 de la décision Tahmourpour);

  9. tous les dossiers de l’agent de liaison avec les cadets qui se rapportent à des plaintes pour discrimination ou pour harcèlement et qui n’ont pas encore été divulgués, pour la période allant de 2017 à la fin de 2018;

  10. les données relatives aux taux de représentation au Dépôt des cadets appartenant à une minorité visible ou noirs, comparativement aux cadets n’appartenant pas à une minorité visible, pour la période allant de 2015 à la fin de 2018;

  11. les données relatives aux taux de représentation des membres de la GRC appartenant à une minorité visible ou noirs, comparativement aux membres de la GRC n’appartenant pas à une minorité visible, pour la période allant de 2015 à la fin de 2018;

  12. tout document, politique ou procédure de haut niveau qui décrit les programmes, formations, comités et initiatives officiels que la GRC a mis sur pied à la suite de la directive du Tribunal sur les mesures systémiques à implanter, énoncée aux paragraphes 252 et 253 de la décision Tahmourpour, depuis le prononcé de cette décision jusqu’à la fin de 2018.

[55]  L’intimée est également tenue de confirmer qu’elle a produit tous les documents qu’elle a convenu de produire et qui sont précisés aux paragraphes 28, 40 et 43, ci‑dessus.

[56]  Les parties participeront à une conférence téléphonique de gestion d’instance après la divulgation décrite ci‑dessus. Le greffier communiquera avec les parties pour fixer la date et l’heure de cette conférence téléphonique. Les parties devraient se tenir prêtes à donner les dates prévues pour le dépôt des rapports d’expert, s’il en est. Le Tribunal enverra un ordre du jour une fois que la date aura été confirmée.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 17 avril 2020


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2347/0619

Intitulé de la cause : Christian Nwabuikwu c. Gendarmerie royale du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 17 avril 2020

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Sherry Shir, pour le plaignant

Sasha Hart et Simone Akyianu, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Lisa Riddle, pour l’intimée

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