Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP  1

Date : le 11 février 2020

No du dossier : T1248/6007

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Levan Turner

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada

l’intimée

Décision

Membre : Edward P. Lustig

 



I.  Historique

[1]  Il s’agit d’une décision concernant la plainte que M. Turner a déposée le 8 février 2005 auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »). Dans sa plainte, il allègue que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC ») a commis à son endroit un acte discriminatoire contraire à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi ») et fondé sur sa race, sa couleur, son origine nationale ou ethnique, son âge et une déficience perçue : l’obésité. Les allégations découlent de deux concours, tenus en 2003 et en 2004 par l’ASFC en vue de doter un poste permanent (à « durée indéterminée ») d’inspecteur des douanes, pour lequel M. Turner avait posé sa candidature, sans succès. Le premier concours, qui concernait un emploi offert à Victoria, portait le numéro de processus de sélection 2003‑2092‑PAC‑3961‑7003 (le « concours Victoria 7003 »). Le second avait trait à un emploi situé à Vancouver, et portait le numéro de processus de sélection 2003‑1727‑PAC‑3961‑1002 (le « concours Vancouver 1002 »).

[2]  Le 24 août 2007, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi, la Commission a demandé au Tribunal d’instruire la plainte.

[3]  Il s’agit ici de la troisième décision du Tribunal portant sur le fond de la plainte, après deux audiences antérieures tenues par des membres différents du Tribunal. Dans ces deux précédentes instances, les décisions que le Tribunal a rendues ont été soumises à un contrôle judiciaire de la Cour fédérale et, dans les deux cas, les décisions de celle-ci ont été portées en appel devant la Cour d’appel fédérale. Par suite de chacune des deux décisions de la Cour d’appel fédérale, l’affaire a été renvoyée au Tribunal pour un nouvel examen.

[4]  L’historique des deux décisions antérieures du Tribunal et de celles de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale est résumé aux paragraphes 4 à 11 de la décision sur requête que j’ai rendue dans le dossier 2017 TCDP 15, et dans laquelle j’ai statué que je réexaminerais l’affaire dans le cadre d’une audition de novo.

[5]  J’ai présidé l’audience à Victoria pendant une période totalisant cinq semaines. Un grand nombre des témoins qui avaient comparu à la première audience ont également comparu à celle tenue à Victoria. Pour ces derniers, il s’était écoulé beaucoup de temps entre les deux audiences et, à certains moments, il a été difficile pour certains de se souvenir clairement de faits survenus de nombreuses années plus tôt. Il est tout à leur honneur d’avoir fait du mieux qu’ils pouvaient à cet égard, et le Tribunal et les parties leur en sont très reconnaissants. Puisqu’autant de temps s’était écoulé, certains des témoins entendus lors de la première audience étaient désormais à la retraite et, hélas, d’autres étaient décédés. Les parties ont convenu que l’on utiliserait, aux fins de la présente instance, la transcription du témoignage livré au moment de la première audience par un témoin clé aujourd’hui décédé, M. Tarnawski. À la demande des parties, l’audience n’a porté que sur la question de la responsabilité, et non sur celle des mesures de réparation, étant entendu que, s’il concluait à la responsabilité de l’ASFC, le Tribunal tiendrait une autre audience sur les mesures de réparation.

II.  Contexte

[6]  Monsieur Turner est un homme de race noire qui se décrit comme corpulent. Il est né le 1er mars 1967, dans une famille qui l’a sensibilisé à l’histoire des Noirs au Canada. Il a plus tard fréquenté l’Université de Toronto, où il a étudié la géographie pendant un certain temps. Alors qu’il vivait à Toronto, il s’était porté volontaire pour servir au sein du corps de police auxiliaire de la ville et avait suivi une formation connexe au Collège de police de Toronto. Il a reçu des félicitations pour les services qu’il avait fournis en cette qualité et, par la suite, quand il avait décidé de déménager à Victoria, son sergent de peloton lui avait remis une lettre de recommandation.

[7]  À Victoria, M. Turner a exercé plusieurs emplois dans le domaine de la sécurité, notamment dans un centre commercial ainsi que dans une galerie d’art, et a suivi une formation en mesures de sécurité. Quand il a posé sa candidature pour un emploi d’inspecteur des douanes à Victoria, en décembre 1997, il a reçu une recommandation favorable de son superviseur à la galerie d’art, qui a également fait remarquer qu’il [traduction] « était un peu en surpoids ». Il a passé avec succès le test d’inspecteur des douanes, qui a été suivi d’une entrevue fructueuse avec Mme Kathryn Pringle et Mme Joanne Deans. On lui a offert un poste d’inspecteur des douanes à durée déterminée, soit pour la période du 4 mai 1998 au 15 octobre 1998, auprès de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (l’ADRC), devenue depuis l’ASFC.

[8]  Monsieur Turner était très content d’avoir été retenu pour cet emploi. Au cours des premières semaines de son travail, il a suivi une formation interne sur l’interrogation des voyageurs et la perception des droits de douane. Il a ensuite commencé à travailler en compagnie d’agents expérimentés à la Section du secteur maritime, d’abord à la ligne d’inspection primaire, où il interrogeait des voyageurs en vue de déterminer leur admissibilité lorsqu’ils arrivaient au port à bord d’un navire et, ensuite, à la ligne d’inspection secondaire, où il fouillait des véhicules et des voyageurs. Au cours de ce premier emploi, il n’a reçu aucun commentaire défavorable à propos de son rendement au travail.

[9]  À la suite de ce premier contrat, M. Turner a été réembauché à l’hiver pour un autre contrat à titre d’inspecteur des douanes, à compter du 29 décembre 1998 et pour une période de trois mois, laquelle a été prolongée à deux reprises, jusqu’au 17 octobre 1999. Monsieur Turner a principalement été affecté au Centre de déclaration par téléphone (le « CDT »), où il s’occupait du dédouanement de bateaux et d’aéronefs privés par téléphone en vue de leur entrée au pays ou de leur renvoi pour une inspection secondaire, mais il a aussi été affecté au Secteur maritime pour y effectuer des inspections primaires. On lui a demandé, à l’occasion, de former et d’orienter de nouveaux employés. Dans son évaluation de rendement, M. Turner a reçu d’excellents commentaires de son supérieur au sujet de son travail et de ses qualités personnelles positives, et les collègues qui avaient travaillé avec lui en avaient une bonne opinion. On a recommandé de le réembaucher.

[10]  Monsieur Turner a donc été réembauché pour une troisième fois au poste d’inspecteur des douanes, pour une durée déterminée allant du 1er mai au 10 octobre 2000. Pendant cette période, il a continué d’être principalement affecté au CDT, où il a assumé des responsabilités toujours plus nombreuses et accompli quelques tâches limitées de traitement extérieur. Il a obtenu une évaluation de rendement favorable et exempte de tout commentaire négatif.

[11]  Monsieur Turner a été réembauché une fois de plus comme inspecteur des douanes pour une quatrième période, du 30 avril au 9 octobre 2001. À cette époque, les événements du 11 septembre 2001 sont survenus et, en conséquence, son contrat a été prolongé jusqu’au 31 mars 2002. Il a continué de travailler principalement au CDT, mais il a été également affecté au Secteur maritime, car il avait suivi une formation sur les [traduction] « pouvoirs des agents et [le] recours à la force ». Une fois de plus, son évaluation de rendement a été favorable, tant sur le plan de son travail que sur celui de sa conduite. Des collègues l’ont d’ailleurs loué pour ses connaissances, son dévouement, son éthique du travail, son sens de l’humour et sa bonne humeur.

[12]  Au cours de ce quatrième contrat, M. Turner a posé sa candidature pour un poste à durée indéterminée en tant qu’inspecteur des douanes à Victoria. Mais, après qu’il eut été reçu en entrevue à la suite d’une présélection, sa candidature a été rejetée. Le jury de sélection lui a attribué une note de 60. Ce chiffre, qui était inférieur à la note minimale requise de 70, était fondé sur l’opinion du jury de sélection selon laquelle M. Turner manquait d’expérience en matière d’application de la loi. Cette opinion était en partie liée au fait que, pour illustrer son expérience sur ce plan, il avait cité comme exemple une situation vieille de quatre ans au lieu de faits plus récents. Lors d’une rencontre postérieure avec l’une des membres du jury, Mme Kathleen Pringle, celle‑ci l’avait encouragé à acquérir plus d’expérience en matière d’application de la loi en effectuant des tâches de traitement extérieur, plutôt que de travailler la plupart du temps au CDT. D’abord contrarié par cette évaluation, M. Turner a déclaré qu’il continuerait de travailler au CDT, mais il s’est ensuite ravisé et a effectivement cherché et obtenu des affectations à l’extérieur, comme Mme Kathleen Pringle le lui avait recommandé. Même s’il revenait en fin de compte à la direction d’affecter les agents aux différents lieux de travail, il y avait une certaine souplesse à cet égard, selon les besoins opérationnels.

[13]  Monsieur Turner a été réembauché comme inspecteur des douanes pour une cinquième période, du 31 mars au 14 octobre 2002. Il a alors acquis plus d’expérience en travaillant à l’extérieur. Ses évaluations de rendement établies par son superviseur, M. Trevor Baird, étaient positives en ce qui avait trait à son rendement au travail, ses compétences, ses connaissances et son comportement. Le seul aspect à propos duquel M. Baird avait exprimé de légères réserves lors de l’évaluation de mi‑parcours, qui concernait la manière dont M. Turner faisait part de ses préoccupations, avait été signalé comme ayant été entièrement rectifié lors de l’évaluation de fin de période. À l’audience, M. Baird a parlé d’un élément qui ne figurait pas dans l’évaluation de rendement écrite qu’il avait faite au sujet de M Turner à l’époque, à savoir qu’il avait l’impression que celui-ci cherchait à éviter les tâches plus difficiles. Cependant, il a souligné, dans son témoignage, que ce problème avait été corrigé avant la fin de la saison et que M. Turner avait suivi les conseils de ses superviseurs, c’est‑à‑dire acquérir plus d’expérience sur le plan des inspections secondaires et de l’application de la loi au cours de la période visée. Monsieur Hughes, qui, cette saison‑là, était un collègue de M. Turner, a fait à l’audience un témoignage qui contredisait celui de M. Baird à propos du fait que M. Turner évitait les tâches difficiles. Il a témoigné de manière positive au sujet de l’éthique de travail de M. Turner ainsi que de ses compétences sur le plan de l’application de la loi.

[14]  Monsieur Turner a été embauché de nouveau pour une période déterminée, au Service à la clientèle, du 2 décembre 2002 au 26 avril 2003, et il a gagné un prix de reconnaissance par ses pairs pour son professionnalisme ainsi que pour son attitude positive et serviable.

[15]  En janvier 2003, M. Turner a postulé un autre poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes à Victoria. Mais, une fois de plus, sa candidature a été rejetée à la suite d’une présélection, puis d’une entrevue. Ce concours en particulier était désigné sous le numéro de processus de sélection 2002‑1060‑PAC‑3961‑7012 (le « concours Victoria 7012 »). Monsieur Turner avait été présélectionné sur la base des exemples qu’il avait donnés par écrit dans ses réponses relatives aux compétences appliquées à un certain nombre de situations prévues par la réglementation.

[16]  L’entrevue du concours Victoria 7012 a essentiellement été menée par deux surintendants : M. Mark Northcote et M. Ron Tarnawski. Ces deux hommes agissaient en tant qu’unité de recrutement spécialisée en processus d’embauche, laquelle avait été mise sur pied pour aider l’employeur à gérer les multiples embauches qui avaient lieu à cette époque, mais aussi pour assister d’autres superviseurs relativement aux nouvelles caractéristiques qui étaient alors ajoutées aux processus d’embauche, de façon à ce qu’ils puissent notamment mener des entrevues.

[17]  Dans le témoignage qu’il a présenté à l’audience, M. Northcote a critiqué la manière dont M. Turner avait répondu, dans l’évaluation portant sur les compétences écrites, à propos de la manière de faire face à une situation difficile, qui, dans l’exemple concerné, mettait en cause un voyageur américain de race noire. Ce voyageur, qui avait préalablement été identifié comme présentant un risque, s’était mis en colère au moment de l’inspection de l’intérieur de son automobile effectuée par un chien et son maître-chien. Monsieur Turner prétendait avoir, plus ou moins seul, calmé le voyageur en désamorçant une situation tendue et potentiellement explosive, et ce, à un moment où, d’après M. Turner, personne d’autre présent sur les lieux ne semblait capable de le faire. Monsieur Northcote a jugé que la réponse était mal rédigée, et que M. Turner avait trop pris la défense du voyageur.

[18]  Lors de son témoignage à l’audience, M. Northcote a aussi reproché à M. Turner sa réponse donnée dans l’évaluation relative aux compétences écrites, qui concernait un autre cas où il s’agissait de déterminer la valeur de marchandises importées pour lesquelles il n’y avait pas d’acte de vente. Monsieur Turner avait indiqué que, dans cette affaire, il avait trouvé la solution qui avait échappé aux autres personnes présentes sur les lieux, et qui consistait à établir la valeur des marchandises en se servant d’un document qui en indiquait la valeur assurée. Monsieur Northcote a estimé qu’il ne s’agissait pas là d’un moyen acceptable d’évaluer les marchandises.

[19]  Pour une sixième fois, M. Turner a été réembauché pour une période déterminée à titre d’inspecteur des douanes, du 28 avril au 28 septembre 2003. Durant cette saison, il a travaillé surtout au CDT et, parfois aussi, dans le Secteur maritime. Son travail a été évalué à la fin de la période par son superviseur, M. Terry Klassen, lequel a fait part de commentaires écrits favorables, en date du 26 septembre 2003, tant en ce qui concernait le rendement de M. Turner que son comportement. Monsieur Klassen a recommandé que l’on réembauche M. Turner, et, dans son évaluation écrite, il n’a fait aucun commentaire défavorable sur l’éthique de travail de M. Turner, ses congés de maladie, ses congés pour raisons familiales ou quoi que ce soit d’autre.

[20]  Quand M. Klassen a rencontré M. Turner, le 26 septembre 2003, pour lui remettre son évaluation de rendement écrite, il lui a dit de vive voix qu’il y avait depuis quelques étés une « perception » défavorable à son endroit en ce qui concerne son éthique de travail, à savoir qu’il évitait les tâches difficiles pour choisir la voie la plus facile. Dans son témoignage à l’audience, M. Turner a déclaré qu’il avait été très surpris et en colère de recevoir ce message de M. Klassen, car personne ne lui avait jamais parlé auparavant d’une telle « perception ».

[21]  Monsieur Klassen a décidé une semaine plus tard, le 2 octobre 2003, d’écrire un courriel (le « premier courriel ») qui faisait état de ses observations à propos de la réunion qu’il avait eue avec M. Turner le 26 septembre 2003. Il a transmis le premier courriel à d’autres surintendants, dont Mme Kathryn Pringle et M. Trevor Baird, ainsi qu’à la chef des opérations, Mme Diane Kavelaars, mais pas à M. Turner. Dans le témoignage qu’il a fait à l’audience, M. Klassen a déclaré avoir agi ainsi pour que les superviseurs puissent surveiller M. Turner en ayant ces observations à l’esprit.

[22]  Le premier courriel est reproduit ci‑après. Il comporte un commentaire défavorable sur M. Turner relativement à une présumée « perception » que l’on aurait eue quant au fait qu’il choisissait la voie la plus facile lorsqu’il était question d’exécuter des tâches, par exemple en ne se chargeant pas des encaissements à la fin d’un quart de travail, et qu’il évitait d’accomplir des tâches difficiles et plus exigeantes qui l’obligeaient à travailler à l’extérieur du CDT. Dans son témoignage à l’audience, M. Klassen n’a pas pu dire d’où venait exactement cette « perception », mais a ajouté qu’il en avait été question lors d’une réunion de la direction. Il n’a pas pu indiquer non plus avec précision les tâches difficiles auxquelles M. Turner s’était soustrait, hormis celles mentionnées dans le premier courriel, ci‑dessous. Il a reconnu, dans son témoignage à l’audience, que cette « perception » n’avait pas été portée à l’attention de M. Turner avant son entretien avec M. Klassen. Monsieur Turner a déclaré à l’audience qu’il s’entendait bien avec M. Klassen, mais qu’il était arrivé à quelques reprises que celui-ci le qualifie de « rat bastard », ce que M. Turner avait considéré comme un jeu de mots fait à partir du nom d’un personnage du film Austin Powers, de Mike Myers : « Fat Bastard » [ou « Gras-Double », dans la version française du film]. Monsieur Klassen a déclaré qu’il ne se souvenait pas clairement d’avoir employé ce terme pour décrire M. Turner et ne connaissait pas le film duquel il aurait été tiré.

 

[traduction]

 

De :    Klassen, Terry

Envoi :    Le 4 octobre 2003, 9 h 09

À :  Pringle, Kathryn; Pinniger, Rick; Gibbons, Mara; Baird, Trevor

Cc :  Kavelaars, Diane

Objet : TR : conversation avec Levan après son évaluation

Voici la discussion que j’ai eue avec Levan après lui avoir remis son évaluation. Certains des éléments de cette conversation pourront ne pas vous sembler pertinents, mais ils me servent de rappels. Le fin mot de tout le document est que Levan a été stupéfait d’être perçu de cette manière et qu’il ne se voyait pas comme une personne qui rejette les tâches plus difficiles, car cela n’est pas dans sa nature. Je lui ai demandé de bien se surveiller l’année prochaine pour s’assurer qu’il n’évite pas d’effectuer les tâches plus difficiles ou qu’il ne cherche pas à trouver un chemin plus facile. Il m’a ensuite demandé qu’on lui donne de la rétroaction continue sur notre perception de son travail. La conversation s’est très bien déroulée, sans conflit.

Terry

---Message original---

De :  Klassen, Terry

Envoi :    Le 3 octobre 2003, 17 h 01

À :  Klassen, Terry

Objet :   Conversation avec Levan après son évaluation

J’ai remis à Levan son évaluation, et il en a été reconnaissant. Je lui ai ensuite demandé ce qui, d’après lui, était le plus difficile dans son travail, et il a répondu que c’était de composer avec Kenmore Air et ses changements par rapport à l’horaire, en ajoutant que personne ne s’en était occupé au cours de l’été. J’ai reformulé les questions et lui ai demandé ce qu’il trouvait le plus difficile à accomplir dans ses tâches au jour le jour. Ce que j’espérais, c’était qu’il me dise qu’il trouvait difficiles les inspections secondaires ou certaines des tâches de nature plus physique et qu’il les évitait. Mais sa réponse à la question reformulée a été quelque chose d’autre (dont je ne me souviens pas).

Je suis alors entré dans le vif du sujet et j’ai commencé à parler de la façon dont il est perçu, c’est-à-dire qu’il se soustrait parfois aux tâches plus difficiles, ou qu’il connaît la bonne procédure (une tâche difficile) à exécuter, mais demande « conseil » au surintendant dans l’espoir que ce dernier se serve de son pouvoir discrétionnaire et choisisse la voie la plus facile. Je lui ai aussi fait remarquer que d’autres inspecteurs s’étaient plaints du fait qu’il laissait les décaissements à d’autres au lieu de s’en occuper lui-même durant son quart. Ces éléments lui ont été soumis de manière très bienveillante, et Levan a réagi avec stupeur, mais pas de manière défensive. Il a répété que cela va à l’encontre de son éthique de travail ou de sa nature, ainsi que de la façon dont il voit le monde. Il a demandé pourquoi on ne lui en avait pas parlé auparavant et j’ai répondu que je l’ignorais et que ce n’était donc pas inclus dans son évaluation, parce qu’on ne le lui avait pas dit et qu’il ne pouvait pas y répondre ou prendre des mesures correctives. Il a estimé que, si les surintendants lui avaient fait part à ce moment de leurs préoccupations, il aurait pu expliquer ses gestes de façon à ne pas être perçu comme une personne que les tâches difficiles rebutent.

J’ai ensuite expliqué que cette perception existait depuis quelques étés et qu’il s’agissait là d’un aspect qu’il devrait améliorer l’année suivante en exécutant ces tâches difficiles et en étant conscient de ses décisions, de façon à éviter d’opter pour la voie facile. Je lui ai rappelé que ce n’était pas ainsi qu’on le percevait tout le temps, mais que je le considérais plutôt comme un excellent communicateur qui travaillait bien avec le public et qui continuait d’approfondir ses connaissances. Nous avons ensuite discuté du sentiment de frustration qu’il ressent en ce qui concerne l’apprentissage et du fait qu’on ne lui enseigne pas assez de choses... comme chercher des informations dans la série D ou le tarif. Je lui ai répondu en disant que c’est l’employé lui-même qui doit entreprendre un grand nombre de ces tâches d’apprentissage. Je lui ai rappelé que les surintendants travaillent sans arrêt, du début de la journée jusqu’à la fin, et que nous avons tous peu de temps pour faire de la formation supplémentaire, mais je lui ai rappelé que j’ai fait le cours sur le recours à la force à trois reprises différentes, sur les armes à feu à trois reprises différentes aussi, plus une soirée d’apprentissage sur la manière de remplir comme il faut le formulaire B3. Je lui ai dit qu’au début de l’année, je m’étais fixé comme objectif de donner chaque semaine une séance d’apprentissage, mais que cela était devenu trop exigeant. Je lui ai rappelé que chaque heure de cours théorique demande de deux à quatre heures de préparation. Levan a ensuite suggéré de créer des cercles d’apprentissage pour les employés nommés pour une période déterminée; ces derniers, en tant que groupe, choisiraient un sujet pour chaque quart du soir et ils l’analyseraient en détail jusqu’à ce que tous l’aient bien compris. Je lui ai dit que c’était une idée fantastique et qu’il serait bon qu’il l’approfondisse. Nous avons également parlé d’une revue du cours de recyclage destiné aux employés nommés pour une période déterminée, qui inclurait l’envoi d’un courriel avant le retour au travail ou à la fin de la saison afin de demander ce qu’on aimerait suivre comme formations et de faire en sorte qu’une partie du recyclage s’articule autour des sujets proposés. Là encore, je lui ai dit que c’était une bonne idée et que je pensais qu’il devrait l’inclure dans son questionnaire de départ, à la fin de l’année.

Je lui ai demandé pourquoi il aimait s’occuper des navires de croisière alors qu’il était affecté aux aéronefs, et il a répondu qu’il s’agissait d’un nouvel environnement de travail et d’une tâche différente. Je lui ai dit que cela aussi donnait l’impression qu’il optait pour la voie facile plutôt que de revenir donner un coup de main à Clipper. Il m’a assuré que ce n’était pas le cas. Il est ensuite revenu sur le fait qu’il adore se servir des différentes bases de données informatiques et qu’il souhaite toutes les connaître. Il a dit se soucier également du fait que les employés nommés pour une période déterminée ne connaissaient pas le CDT et a demandé pourquoi il ne pourrait pas les former en leur faisant des appels fictifs et en leur demandant d’y donner suite dans le module de formation du CDT. Il a continué en disant que c’était ainsi qu’il formait d’autres recrues au CDT. J’ai dit que nous pourrions examiner cette idée de plus près l’année prochaine, mais que, à ce stade‑ci, les employés nommés pour une période déterminée ne seraient pas affectés au CDT, car c’est au Secteur maritime que nous avions besoin de tous les employés désignés.

À la fin de notre discussion d’une heure et demie, je suis revenu sur le fait qu’il doit être conscient de l’image qu’il présente, soit celle d’un employé qui saute à pieds joints dans le travail et qui ne cherche pas la solution facile. Il m’a demandé de mentionner aux autres surintendants qu’ils devaient se sentir bien libres de venir discuter avec lui lorsque quelque chose ne fonctionnait pas, parce que ce type d’évitement du travail ne fait pas partie de son éthique de travail ni de sa nature.

Je crois qu’une partie de Levan cherche effectivement la solution de facilité et je me demande s’il ne s’agit pas là d’un aspect de lui-même dont il n’est pas conscient ou, s’il l’est, qu’il se refuse à admettre. Il s’agit d’un point à surveiller de près l’année prochaine.

[23]  Le 12 octobre 2003, M. Klassen a envoyé un autre courriel (le « second courriel ») aux mêmes gestionnaires que ceux du premier courriel, à l’exception de Mme Kavelaars. Le texte du second courriel est reproduit ci‑après. On peut y lire un commentaire négatif sur M. Turner relativement au fait qu’il avait soi‑disant un problème de santé et qu’il abusait de ses congés de maladie et de ses congés pour raisons familiales. La seule preuve précise ayant été produite à l’audience à propos de l’utilisation que faisait M. Turner de ces deux types de congés concernait le fait qu’il avait passé du temps à aider sa conjointe invalide, qui, comme il est indiqué ci‑après, avait des problèmes de santé. La direction n’avait pas soulevé auparavant cette question auprès de M. Turner, et celui-ci a déclaré à l’audience qu’il avait déjà informé au préalable la direction de l’état de santé de sa conjointe.

[traduction]

 

De :    Klassen, Terry

Envoi :    Le 12 octobre 2003 12 h 05

À :    Pinniger, Rick; Gibbons, Mara; Baird, Trevor; Pringle, Kathryn

Cc :    Klassen, Terry

Objet : Discussion avec Levan, deuxième partie

J’ai oublié une partie importante de la conversation. Elle portait sur sa présence au travail. Je lui ai dit que nous étions soucieux de savoir si son état de santé était un problème ou, sinon, s’il abusait de ses congés de maladie. Je lui ai montré les rapports sommaires de congé, qui faisaient état d’une augmentation régulière des congés de maladie et des congés pour raisons familiales qu’il avait pris pendant les années où il avait travaillé pour nous.

Son seul commentaire sur les congés de maladie a été qu’à compter de l’année prochaine, leur nombre retournerait à zéro, et il a laissé entendre que, l’année prochaine, ce ne serait pas un problème.

Pour ce qui est des congés pour raisons familiales, il a tenu à me rappeler que sa petite amie (conjointe de fait) était en congé pour invalidité et que, pendant une bonne partie de son temps de congé, il l’accompagnait à ses examens ou à ses rendez-vous chez le médecin. Il a dit aussi que le congé d’invalidité de sa conjointe tirait à sa fin et que celle-ci devrait être bientôt de retour au travail. C’est pourquoi, l’année prochaine, les congés pour raisons familiales devraient être moins fréquents. J’ai dit que je rappellerais aux autres surintendants l’état de santé de sa conjointe.

Je me souviens avoir reçu un message téléphonique de Levan sur la ligne des surintendants, à 1 h 30 la nuit précédant un quart de jour. Il appelait pour dire qu’il serait en congé pour raisons familiales.

Cela ne semble pas cadrer avec un rendez-vous chez le médecin, ni avec le fait d’avoir mal planifié son temps et oublié de nous avertir pour que nous puissions rajuster l’horaire, au besoin. Ce souvenir m’est revenu après notre conversation, si bien que je n’ai pas pu lui poser de questions là-dessus.

terry

[24]  Monsieur Turner a posé sa candidature pour le poste d’inspecteur de douanes à durée indéterminée dans le cadre du concours Victoria 7003, avant la fin de son sixième contrat. Le concours Victoria 7003 était ouvert à tous, peu importe l’expérience acquise ou non, et les candidats ont été nombreux. Pour pouvoir tous les traiter équitablement, on a axé l’évaluation sur leurs compétences écrites et, s’ils étaient présélectionnés en vue d’une entrevue, sur leur rendement lors de cette dernière. Monsieur Turner a été présélectionné dans le cadre de ce concours sur la base des mêmes compétences écrites que celles dont il s’était servi lors du précédent concours tenu à Victoria et mentionné au paragraphe 15, plus haut. Il a été reçu en entrevue par les surintendants Baird et Kathryn Pringle, qui avaient tous deux évalué son rendement de manière favorable par le passé et qui avaient également reçu, avant l’entrevue, les premier et second courriels. Monsieur Baird a déclaré à l’audience qu’il n’avait pas lu les courriels, mais Mme Pringle a dit qu’elle l’avait probablement fait. Madame Janet Sabo, qui est l’épouse de M. Baird et qui travaille elle aussi pour l’ASFC, a également assisté à l’entrevue à titre d’observatrice.

[25]  La candidature de M. Turner n’a pas été retenue lors du concours Victoria 7003 parce qu’il avait échoué à la partie de l’évaluation portant sur les compétences suivantes : [traduction] « Communication interactive efficace » et [traduction] « Travail d’équipe et collaboration ». Le jury de sélection a déterminé qu’il avait enjolivé des faits dans son curriculum vitae (CV) au sujet de son expérience passée à titre d’agent de police auxiliaire à Toronto, et ce, même si on ne lui avait posé aucune question sur le sujet à l’entrevue. En outre, dans le témoignage qu’il a présenté à l’audience, il a nié s’être jamais décrit comme un agent de police ordinaire. Le jury a également conclu qu’il avait enjolivé le nombre de vérifications de cautionnement auxquelles il avait pris part, malgré l’absence de preuve démontrant qu’il avait effectué plus de vérifications de cette nature que celles qu’il avait déclaré avoir faites avec son équipe cette saison‑là.

[26]  De plus, le jury de sélection chargé du concours Victoria 7003 a eu l’impression que, dans certains des exemples que M. Turner avait donnés dans ses compétences écrites, il avait tenté d’enjoliver sa contribution aux faits relatés, de manière à se mettre en valeur tout en minimisant les rôles que d’autres personnes avaient joués, ce qui les faisait mal paraître. Cependant, ce point n’a pas été soumis à M. Turner par les membres du jury de sélection lors de son entrevue, mais il est ressorti dans le témoignage qu’ont fait les membres du jury à l’audience. Or les lignes directrices concernant l’évaluation des candidats permettaient à ces derniers de tenir des propos critiques, et les incitaient même à le faire, si les candidats estimaient que cela leur permettait de décrire des faits avec exactitude. Dans son témoignage, M. Turner a soutenu que ce qu’il avait écrit dans les compétences et déclaré à l’entrevue décrivait avec justesse les circonstances entourant les faits qu’il avait rapportés.

[27]  Dans l’une de ses compétences écrites, où il était question de la situation épineuse ayant mis en cause le voyageur américain de race noire, M. Turner a cité le nom de Mme Nina Patel en tant que personne susceptible de valider l’incident, car c’était elle qui exerçait les fonctions de superviseur sur les lieux au moment où la scène décrite par M. Turner s’était déroulée. Celui‑ci a également mentionné le nom de M. Ken Moore comme autre personne pouvant valider l’incident, car c’était lui qui avait alors agi en tant que maître‑chien. Essentiellement, dans sa compétence écrite relative à cet incident, M. Turner avait décrit Mme Patel comme une superviseure qui s’était révélée incapable de maîtriser la situation délicate à mesure qu’elle évoluait. Il a par ailleurs parlé de M. Moore comme d’un maître-chien dont la manière d’agir avec le voyageur, tandis qu’il faisait inspecter le coffre du véhicule de celui-ci par son chien, avait mis hors de lui le voyageur et aggravé ainsi une situation déjà tendue. Monsieur Turner s’est lui-même décrit comme celui qui avait pu désamorcer la situation difficile en prenant les mesures appropriées pour calmer le voyageur et arranger les choses.

[28]  Aucun membre du jury de sélection du concours Victoria 7003 n’a communiqué avec Mme Patel avant que M. Turner ne soit exclu de ce concours à la suite de son entrevue, mais M. Baird est entré en contact avec Mme Patel environ un mois plus tard, par téléphone. Aucun membre du jury de sélection non plus n’a communiqué avec M. Moore pour valider l’incident. Madame Patel, qui exerce aujourd’hui les fonctions de directrice à l’ASFC et est, elle aussi, une personne de couleur, a fait entendre à l’audience un témoignage contredisant la vision qu’avait M. Turner de l’incident, notamment quant au fait qu’il avait jugé que les autres personnes sur place, elle comprise, avaient été incapables de réagir convenablement pour maîtriser la situation. Monsieur Moore, aujourd’hui instructeur au Collège de l’ASFC à Rigaud (Québec), a lui aussi livré à l’audience un témoignage qui contredisait, d’une part, la manière dont M. Turner avait décrit le rôle qu’il avait joué lors de l’incident et, d’autre part, l’opinion de celui-ci voulant que les autres n’aient pas agi de manière appropriée ou aient été incapables de prendre la situation épineuse en main, contrairement à lui, qui avait été le seul en mesure de la désamorcer.

[29]  Le sixième contrat de travail de M. Turner en tant qu’inspecteur des douanes a été son dernier, car on lui a fait savoir avant la saison suivante que les critères d’embauche avaient changé et qu’on ne lui offrirait pas d’autre contrat.

[30]  Monsieur Turner a posé sa candidature pour le concours Vancouver 1002 le 15 juin 2003. Il s’agissait là aussi d’un concours qui était ouvert à tous, sans égard à l’expérience, et qui avait attiré de nombreux candidats. Monsieur Turner vivait à Victoria à l’époque, et l’avis d’emploi indiquait que le concours s’adressait à toute personne [traduction] « résidant ou travaillant à l’ouest des montagnes Rocheuses canadiennes ». Toutefois, le concours Vancouver 1002 comportait une restriction à l’admissibilité qui était différente de celle en place lors du concours Victoria 7003. Cette restriction était indiquée comme suit : [traduction] « Les candidats qui ont subi l’entrevue pour ce poste depuis le 1er janvier 2002 ne sont pas admissibles au concours. » Dans le témoignage qu’il a fait à l’audience, M. Turner a déclaré qu’il avait interprété cette restriction comme signifiant que le concours excluait les personnes qui, depuis le 1er janvier 2002, avaient posé leur candidature pour un poste d’inspecteur des douanes dans le district de Vancouver. Car, dans le cas de toutes les demandes d’emploi à Victoria qu’il avait présentées antérieurement, le concours était réservé aux candidats de la région de Victoria, où les postes visés étaient situés. Dans son témoignage, à l’audience, M. Hughes a confirmé qu’il avait compris la même chose que M. Turner.

[31]  Monsieur Turner a été interviewé par M. Northcote et M. Tarnawski dans le cadre du concours Vancouver 1002. Ils connaissaient déjà M. Turner en raison de l’entrevue mentionnée ci-dessus, au paragraphe 16. En fait, lorsque M. Tarnawski a rencontré M. Turner à l’entrevue relative au concours Vancouver 1002, il a censément déclaré se souvenir de [traduction] « [sa] voix et [sa] présence » pour l’avoir rencontré lors d’une entrevue antérieure, à Victoria. Dans la transcription du témoignage qu’il a fait lors de l’audience initiale — document qui a été déposé en preuve dans le cadre de l’audience en l’espèce —, M. Tarnawski, à la question de savoir si M. Turner avait pu se démarquer et faire qu’il se souvienne de lui parce qu’il était un homme corpulent de race noire, a répondu : [traduction] « Eh bien, je n’ai pas interviewé, je ne pense pas, un tas de gens qui présentaient les mêmes caractéristiques physiques que celles de M. Levan Turner. »

[32]  À l’audience, M. Northcote a déclaré que la restriction relative à l’admissibilité au concours Vancouver 1002 avait pour but d’exclure les candidats au poste d’inspecteur des douanes que l’on avait déjà jugés non qualifiés, depuis le 1er janvier 2002, dans le cadre de n’importe quel concours relatif à ce poste, quel que soit l’endroit où ils résidaient et travaillaient. D’après M. Northcote, cette mesure avait pour but, d’une part, de fournir aux candidats exclus depuis peu un délai suffisant pour acquérir l’expérience et l’expertise qui leur seraient nécessaires pour réussir le concours la prochaine fois, et, d’autre part, d’alléger le processus en limitant le nombre très élevé de candidats. Dans son témoignage à la présente audience, M. Northcote a reconnu que la restriction aurait pu être formulée différemment, sinon mieux. À la première audience, M. Tarnawski avait déclaré que la restriction imposée dans le cadre du concours Vancouver 1002 n’aurait pas été appliquée à l’égard d’une personne de Victoria ayant été reconnue comme qualifiée dans le cadre d’un autre concours tenu après le 1er janvier 2002. Il a également admis que la formulation de la restriction avait causé des problèmes à l’ASFC.

[33]  Pour le concours Vancouver 1002, M. Turner avait présenté pratiquement les mêmes compétences écrites que celles qu’il avait utilisées pour le concours Victoria 7003 et le concours Victoria 7012. Il avait alors été présélectionné sur la base de ces mêmes compétences écrites en vue de faire l’objet d’une entrevue devant MM. Northcote et Tarnawski et Mme Morin. Cependant, après une entrevue initiale, le jury a estimé que M. Turner n’était pas qualifié parce qu’il ne respectait pas la restriction en matière d’admissibilité, et on ne lui a pas permis de poursuivre le processus d’entrevue. D’après le témoignage de M. Turner à l’audience, il a appris qu’il était exclu du concours lors d’un appel téléphonique reçu de Mme Morin, qui lui avait annoncé qu’il était exclu parce qu’il avait été interviewé, sans succès, pour un poste d’inspecteur des douanes à Victoria au cours de la période visée par la restriction à l’admissibilité. À la suite de cet appel, M. Tarnawski a téléphoné à M. Turner pour lui expliquer que la restriction à l’admissibilité avait pour objet d’exclure les candidats au poste d’inspecteur des douanes déjà interviewés sans succès auparavant au cours de la période restreinte précisée. Une lettre de suivi, adressée à M. Turner par MM. Northcote et Tarnawski, datée du 1er juin 2004 et portant la marque postale du 3 juin 2004, indiquait que la restriction à l’admissibilité s’appliquait aux personnes déjà interviewées pour le poste d’inspecteur des douanes dans le district Metro Vancouver, le district Pacific Highway et le district de l’Aéroport international de Vancouver pendant la période restreinte en question. La lettre invitait M. Turner à envoyer sa réponse par écrit avant le 9 juin 2004.

[34]  Monsieur Turner a reçu la lettre le 7 juin 2004. Il y a répondu en écrivant à l’adresse indiquée afin de demander des éclaircissements sur les explications qu’on lui avait données, dans les appels et la lettre, à propos de la restriction à l’admissibilité. Sa lettre arborait un cachet de la poste daté du 8 juin 2004 et une estampille de réception apposée le 11 juin 2004. La demande de renseignements portait la mention : [traduction] « Reçu en retard. Pas de rétroaction fournie. » Or, dans d’autres cas, le même jury de sélection avait, dans le cadre du même concours, accepté des observations écrites après la date limite, lorsqu’elles portaient un cachet de la poste attestant leur envoi au plus tard à cette date.

[35]  Dans les témoignages entendus à l’audience, on a évoqué le fait qu’il y avait eu des candidats exclus du concours Victoria 7003, certains avant la tenue d’une entrevue quelconque, sur la foi de leurs compétences écrites, et d’autres, après avoir été jugés non qualifiés à la suite d’une entrevue dans le cadre de ce même concours; dans les deux cas de figure, les candidats avaient été autorisés à passer à l’étape de l’entrevue dans le cadre du concours Vancouver 1002, après leur présélection comme candidats.

[36]  L’un de ces candidats était M. Blaine Wiggins, qui a témoigné à l’audience. À l’instar de M. Turner, M. Wiggins avait été présélectionné dans le cadre du concours Victoria 7003 et avait été reçu en entrevue, mais jugé non qualifié. Comme M. Turner, il avait, lui aussi, posé sa candidature dans le cadre du concours Vancouver 1002 et il avait été présélectionné sur la base de ses compétences écrites. Contrairement à M. Turner, il avait pu se présenter à une entrevue sans qu’on soulève la question de la restriction à l’admissibilité. Mais, à la suite de cette entrevue, on avait conclu qu’il ne possédait pas les qualités requises. À l’audience, M. Wiggins a déclaré qu’au cours de l’entrevue tenue dans le cadre du concours Vancouver 1002, le jury de sélection (qui comptait des membres ayant jugé M. Turner inadmissible) lui avait posé des questions sur son origine autochtone qu’il avait jugées déplacées et hors de propos. Après son entrevue infructueuse, il avait fait état de ses préoccupations à l’égard de ce genre de questions en répondant à la lettre reçue de M. Northcote, dans laquelle celui-ci l’informait du résultat de l’entrevue et l’invitait à soumettre par écrit toute demande de renseignements supplémentaires avant le 5 juillet 2004. Monsieur Wiggins a remis en mains propres sa demande de renseignements supplémentaires, mais n’a pas reçu de réponse de M. Northcote, qui a témoigné à l’audience que cette lettre avait été reçue en retard. Selon son témoignage, M. Wiggins a déclaré qu’il avait fait suivre sa lettre d’une autre lettre adressée au directeur de la région du Pacifique, et qu’on lui avait répondu qu’il recevrait une rétroaction de la Section du recrutement. On l’a bien appelé, mais il n’a pas eu l’impression que cet appel répondait à ses préoccupations.

[37]  Pendant ses années de service auprès de l’ASFC, M. Turner a été l’une des très rares personnes de race noire à travailler comme inspecteur des douanes à Victoria. Madame Lorna Thompson, une femme noire, a témoigné à l’audience. Elle avait été présélectionnée dans le cadre d’un concours visant à pourvoir un poste d’inspecteur des douanes, puis avait passé l’entrevue, mais elle a ensuite été jugée non qualifiée après avoir échoué la formation sur le recours à la force donnée à Rigaud (Québec). Elle a déclaré qu’au cours de la formation, l’un de ses instructeurs, M. Brian McKenna, avait émis des commentaires qu’elle jugeait négatifs et stéréotypés à l’égard des Noirs, à l’occasion d’une tentative d’imitation d’un voyageur potentiellement dangereux à la frontière. Madame Thompson avait trouvé son comportement dérangeant et borné, et elle s’en était plainte de manière informelle, mais elle n’avait reçu aucune réponse à sa plainte. Dans la transcription soumise à l’audience, soit celle du témoignage qu’il avait fait à l’audience initiale, M. McKenna nie la prétention de Mme Thompson voulant qu’il se soit servi d’un exemple négatif stéréotypé et raciste lors de sa formation, et qu’il soit borné.

[38]  Monsieur Ross Fairweather, qui, au cours de la période pertinente, occupait un poste de chef à l’Aéroport international de Vancouver, a témoigné à l’audience au sujet d’un exposé sur les possibilités de carrière qu’il avait fait à l’époque à Victoria, et dans lequel il aurait dit aux personnes présentes que si le secteur des douanes les intéressait et qu’elles avaient moins de 35 ans, il serait bon qu’elles déménagent à Vancouver. Il a déclaré que, si ces paroles avaient effectivement été prononcées, elles ne visaient pas à défavoriser M. Turner, qui devait avoir 37 ans au moment de son exclusion du concours Vancouver 1002, mais plutôt à encourager des personnes jeunes et mobiles à opter pour une carrière dans le secteur des douanes à Vancouver. Des éléments de preuve ont par ailleurs été présentés à l’audience en ce qui concerne le programme de transition mis en œuvre par l’ASFC. Ce programme permettait de promouvoir rapidement des étudiants travaillant comme inspecteurs des douanes à des postes à durée indéterminée, sans qu’il soit nécessaire de passer par le processus de sélection, comme l’avait fait M. Turner, un employé nommé pour une période déterminée. En fait, certains des étudiants qui avaient fait la transition, et qui étaient censés être des [traduction] « éléments prometteurs », aux dires de M. Northcote, avaient nettement moins d’expérience que M. Turner à l’époque où le concours Vancouver 1002 avait eu lieu.

[39]  Depuis la fin de son dernier poste à durée déterminée à l’ASFC, M. Turner a travaillé sans interruption à Service Canada, d’abord dans le cadre d’un poste à durée déterminée et, ensuite, comme employé nommé pour une période indéterminée. Toutefois, dans le témoignage qu’il a fait à l’audience, il a indiqué que les expériences vécues en n’étant pas embauché lors de l’un ou l’autre des concours visés par la plainte ont été — et sont toujours — douloureuses pour lui.

III.  Question en litige

[40]  La question à trancher en l’espèce est la suivante : l’ASFC a-t-elle fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner, en violation de l’article 7 de la Loi, du fait de sa race, de sa couleur, de son origine nationale ou ethnique, de son âge et d’une déficience perçue, l’obésité, en l’excluant des deux concours visant à pourvoir un poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes, soit le concours Victoria 7003 et le concours Vancouver 1002?

IV.  Cadre juridique

[41]  L’article 7 de la Loi est libellé en ces termes :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi;

[42]  Quant au paragraphe 3(1) et à l’article 3.1, ils prévoient ce qui suit :

 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience.

Il est entendu que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs.

[43]  Il incombe à un plaignant qui allègue que la Loi a été violée de faire une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire d'un cas de discrimination. La norme de preuve applicable à cet égard est la norme civile de la prépondérance des probabilités. Pour s’acquitter de ce fardeau, le plaignant doit établir l’existence d’un « lien » avec un motif de distinction illicite prévu par la Loi. (Voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la Jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 65 [Bombardier]).

[44]   La preuve suffisante jusqu’à preuve du contraire est « celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur [du plaignant], en l’absence de réplique de l’employeur intimé. » (voir Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears, [1985] 2 RCS 536, au par. 28).

[45]  Pour faire une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire d’un cas de discrimination, le plaignant doit généralement satisfaire au critère consistant à établir les éléments suivants : i) il présente une ou plusieurs caractéristiques protégées par la Loi contre toute discrimination fondée sur la race, la couleur, l’origine nationale ou ethnique, l’âge ou la déficience; ii) il a subi un traitement défavorable ou un désavantage; iii) une ou plusieurs des caractéristiques protégées du plaignant ont été un facteur — mais pas forcément le seul — qui a joué dans le traitement défavorable ou le désavantage subi (voir Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30, (CanLII) au par. 69, citant Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 RCS 360, au par. 33 et l’arrêt Bombardier, aux par. 60 à 63.)

[46]  Lorsqu’il est saisi d’une affaire qui relève de l’article 7 de la Loi, et qui met en cause une plainte pour discrimination exercée dans le cadre du processus de sélection d’un jury, le Tribunal, pour déterminer si le plaignant qui possède des caractéristiques protégées a satisfait aux deux derniers volets du critère ci-dessus, n’est pas tenu d’évaluer l’expérience et les qualifications du plaignant en termes absolus, ni même de les comparer à celles d’autres candidats. Le Tribunal n’agit pas à titre de jury de sélection ni n’exerce de compétence en matière d’appel à l’égard de décisions prises par de tels jurys. Il doit plutôt apprécier le processus décisionnel du jury de sélection afin d’établir si le plaignant a été défavorisé par la décision et si les caractéristiques protégées du plaignant, ou une combinaison de celles‑ci, ont joué un rôle dans ce processus. (Voir Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 1, au par. 40).

[47]  Le Tribunal a mis au point certains critères pour l’aider à déterminer si une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire a été établie dans les situations d’emploi, par exemple : le plaignant était compétent pour l’emploi convoité, il n’a pas été embauché pour ce dernier et une personne qui n’était pas plus compétente, mais qui ne possédait pas l’une des caractéristiques protégées, a été embauchée à sa place. Cependant, aucun élément de preuve précis n’est requis pour l’établissement d’une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, car le critère doit rester souple de façon à tenir compte du fait qu’une pratique discriminatoire peut revêtir des formes nouvelles et subtiles (voir Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 154, aux par. 10 et 25 à 30 [Morris]).

[48]  Pour établir une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, un plaignant n’est pas tenu de prouver que l’intimé avait l’intention d’agir de manière discriminatoire, car certains actes discriminatoires mettent en cause de multiples facteurs et sont inconscients. En fait, on dit souvent qu’un acte discriminatoire n’est pas une pratique qui, d’ordinaire, se manifesterait ouvertement ou même s’exercerait intentionnellement. De ce fait, le Tribunal se doit d’examiner l’ensemble des circonstances de l’affaire — ce qui, bien souvent, suppose des éléments de preuve circonstancielle qui tantôt étayent tantôt minent l’allégation de discrimination — pour pouvoir décider s’il existe ce que le Tribunal a déjà qualifié de « subtile odeur de discrimination » (voir l’arrêt Bombardier, aux par. 40 et 41; Basi c. Cie des chemins de fers nationaux du Canada (1988), 9 CHRR D/5029; Peel Law Association c. Pieters, 2013 ONCA 396, aux par. 72 et 8; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, au par. 29).

[49]  Engendrés par le conditionnement social et encouragés par la culture populaire et les médias, les stéréotypes raciaux peuvent avoir une incidence sur les décisions que l’on prend. Cela peut se produire dans un contexte d’emploi et faire en sorte qu’un décideur, inconsciemment peut-être, tient un tel stéréotype pour véridique et opte pour une solution facile fondée sur un stéréotype irrationnel, au lieu d’une solution plus difficile qui repose sur une conclusion rationnelle, issue de mécanismes de réflexion, d’écoute et d’évaluation. Le racisme, y compris le racisme anti‑Noirs, est présent dans la société canadienne, non seulement sous des formes manifestes, mais aussi de manière inconsciente chez de nombreuses personnes et dans les institutions qui fondent leurs actions sur des stéréotypes raciaux négatifs, dont ceux visant les Noirs, en particulier de sexe masculin. (Voir R. c. Parks, [1993] OJ no 2157, aux par. 42, 43, 47, 54, 60 et 61 [Parks]; Knoll North America Corp c. Adams, 2010 ONSC 3005, aux par. 20, 32 à 37 et 48 [Knoll]; Sinclair c. London (City), 2008 HRTO 48, aux par. 17, 18, 53 et 54; Shaw c. Phipps, 2012 ONCA 155, aux par. 33 à 36.)

[50]  Certains de ces stéréotypes raciaux négatifs, qui visent les hommes noirs, sont que ces derniers sont peu intelligents, paresseux, incompétents et malhonnêtes, ce qui leur crée des difficultés dans des situations d’emploi. (Voir Balikama c. Khaira Enterprises, 2014 BCHRT 107, aux par. 585 et 586; Francis c. BC Ministry of Justice (no 3), 2019 BCHRT 136, aux par. 300 à 303 [Francis]; Bageya c. Dyadem International, 2010 HRTO 1589, au par. 130; Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social), [2001] DCDP no 20, aux par. 274 et 275.)

[51]  Les personnes qui sont obèses ou qui souffrent d’embonpoint peuvent elles aussi être victimes de discrimination au travail en raison de stéréotypes négatifs découlant de la perception selon laquelle elles sont paresseuses et en mauvaise santé, et ce, malgré leur rendement réel et leur assiduité. (Voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la Jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, aux par. 76 à 80; Hamlyn c. Cominco Ltd., [1989] BCHRD no 29, aux par. 10 et 20.)

[52]  La discrimination peut être attribuable à de multiples motifs combinés. L’analyse d’un moyen de discrimination principal, comme la race, ne doit pas faire abstraction des autres motifs de plainte, comme la déficience, ni de l’existence possible de la discrimination composée résultant de la combinaison de ces motifs. (Voir Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, aux par. 48 et 49.)

[53]  Si un plaignant établit une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, il incombe alors à l’intimée de démontrer, au moyen d’une explication raisonnable, soit que la discrimination n’a pas eu lieu, soit que la conduite n’était pas discriminatoire. (Voir Morris 2005 CAF 154, au par. 26; A.B. c. Eazy Express Inc., 2014 TCDP 35, au par. 13.) Il faut que cette explication soit crédible, et non qu’elle constitue un simple prétexte servant à dissimuler la discrimination. (Voir l’arrêt Bombardier, au par. 37).

[54]  Il suffit qu’un seul motif de discrimination ait joué dans la décision d’un intimé de ne pas embaucher ou promouvoir un plaignant pour que celui‑ci ait gain de cause sous le régime de la Loi. Il incombe donc au Tribunal de déterminer si la discrimination a joué un rôle dans le refus d’embaucher. Pour ce faire, il est tenu de prendre en considération la totalité des preuves circonstancielles, de tirer des conclusions de fait et de décider si l’inférence qu’il est possible de tirer des faits étaye une conclusion de discrimination selon la prépondérance des probabilités. Cependant, il doit y avoir un lien entre la conduite examinée et un motif de distinction illicite. Le lien peut être déduit à partir d’une preuve circonstancielle, mais la conclusion de discrimination doit être plus probable que toute autre conclusion possible. Pour tirer une telle conclusion, il faut que le fait en cause soit établi par d’autres faits. Il n’est pas nécessaire que chaque élément de preuve conduise à cette conclusion. Les éléments de preuve, qui sont insuffisants pris individuellement, permettent, une fois combinés, de conclure à l’existence du fait en cause. La conclusion de discrimination que tire le Tribunal peut reposer aussi bien sur des éléments de preuve circonstancielle que sur des éléments de preuve directs, anecdotiques ou statistiques. (Voir Khiamal c. Canada, 2009 CF 495, aux par. 80 à 84 [Khiamal]).

V.  Positions des parties

A.  Position du plaignant

[55]  Monsieur Turner estime avoir été victime de discrimination en raison de sa race, de sa couleur, de son origine nationale ou ethnique, d’une déficience perçue et de son âge, de même qu’à cause des effets interreliés cumulatifs de ces divers motifs, par les membres des jurys de sélection qui ont rendu leurs décisions dans les deux concours — le concours Victoria 7003, où il a d’abord été présélectionné, puis jugé non qualifié à la suite d’une entrevue, et le concours Vancouver 1002, où il a d’abord été présélectionné et ensuite exclu de toute étape ultérieure en raison d’une restriction à l’admissibilité.

[56]  Il croit qu’il existe en l’espèce des éléments de preuve manifestes et directs attestant la discrimination exercée à son encontre au travail et à l’entrevue, ainsi que des éléments de preuve circonstancielle de discrimination sous forme de [traduction] « signaux d’alarme » qui, selon lui, sont typiques d’un prétexte utilisé pour masquer la discrimination, et desquels le Tribunal devrait inférer que l’opinion des membres du jury de sélection a été influencée, inconsciemment peut-être, par des préjugés stéréotypés infondés, pernicieux et préjudiciables à son endroit au moment où ils ont rendu leurs décisions.

[57]  Monsieur Turner soutient qu’à l’occasion des deux processus de sélection, en tant qu’homme de race noire, corpulent et de grande taille, il s’était vu réserver un traitement défavorable, même s’il avait démontré qu’il possédait les qualités requises pour occuper le poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes, un emploi qu’il avait exercé pendant six saisons consécutives à titre d’employé nommé pour une période déterminée, sans plainte réelle de la part de son employeur.

[58]  Pour ce qui est de la preuve manifeste et directe de discrimination, M. Turner allègue que M. Klassen l’a qualifié au travail de « rat bastard », une expression qui, soutient‑il, était un jeu de mots d’après « Fat Bastard », l’un des personnages fictifs des films Austin Powers de Mike Myers. Dans ces films, Fat Bastard était un personnage corpulent et répugnant. Un autre exemple de preuve manifeste de discrimination au travail, selon M. Turner, est la remarque que M. Fairweather aurait faite aux personnes présentes à un exposé sur les possibilités de carrière à l’ASFC, à savoir que si le secteur des douanes les intéressait, et qu’ils avaient moins de 35 ans, il serait bon qu’ils déménagent à Vancouver.

[59]  Monsieur Turner qualifie également d’acte discriminatoire manifeste la remarque émise par M. Tarnawski au cours de l’entrevue menée dans le cadre du concours Vancouver 1002. Ce dernier avait censément reconnu la [traduction] « voix et [la] présence » de M. Turner pour l’avoir déjà rencontré lors d’une entrevue antérieure, et il l’avait ensuite exclu du concours. Monsieur Turner était alors le seul homme de race noire qui travaillait comme inspecteur des douanes à Victoria et, dans son témoignage lors d’une audience antérieure, M. Tarnawski avait admis qu’il n’avait pas [traduction] « interviewé [...] un tas de gens qui présentaient les mêmes caractéristiques physiques que celles de M. Levan Turner ».

[60]  Monsieur Turner soutient que les actes manifestes et directs susmentionnés démontrent qu’il existait, sur les lieux de son travail et à l’entrevue, un climat de nature à faire naître, chez ses superviseurs et les personnes qui l’interviewaient pour l’emploi, des pensées ou des perceptions négatives, infondées et stéréotypées à son égard — et à son détriment — du fait de sa taille, de sa race et de son âge.

[61]  Mais, surtout, M. Turner attire l’attention sur ce qu’il décrit comme divers [traduction] « signaux d’alarme » révélés par la preuve. Ces signaux mettent en cause des incidents ou des situations de nature circonstancielle, mais révèlent des contradictions et des incohérences qui ne peuvent s’expliquer que par le fait que, dans les deux concours, les jurys de sélection ont fait preuve de discrimination à son encontre au moment de prendre leurs décisions. Il soutient que, prise dans son ensemble, cette preuve circonstancielle démontre qu’il émanait une « subtile odeur de discrimination » du processus décisionnel des membres des jurys, et que les raisons qu’ils ont invoquées à l’appui de leurs décisions sont un prétexte destiné à masquer leur attitude discriminatoire. En somme, M. Turner avance que, si l’on analyse les [traduction] « signaux d’alarme », les contradictions et les incohérences en question au regard de l’ensemble des circonstances de la plainte, on ne peut qu’inférer que les décisions des jurys devaient reposer, du moins en partie, sur des motifs de discrimination, car, sans en être l’unique facteur, il suffit que la discrimination ait joué dans les décisions pour que ses allégations soient avérées.

[62]  D’après M. Turner, même si certaines des circonstances en cause n’ont pas de lien direct avec les critères utilisés pour évaluer sa candidature dans le cadre des deux concours publics, ni avec le processus que l’on est censé avoir suivi dans les deux cas, le Tribunal doit les examiner avec soin comme faisant partie de l’ensemble des circonstances de la plainte, afin de déterminer si la « subtile odeur de discrimination » était présente au moment où les jurys ont pris leurs décisions. Car, en effet, la discrimination n’est pas une pratique que l’on peut s’attendre à voir affichée ouvertement, ni même exercée intentionnellement. Les [traduction] « signaux d’alarme », ainsi que les contradictions et les incohérences invoquées par M. Turner à titre d’éléments attestant l’existence d’une « subtile odeur de discrimination », sont exposés dans les paragraphes 63 à 85 qui suivent.

[63]  Même si l’expérience positive acquise en exerçant les mêmes fonctions que celles du poste n’était pas prise en compte dans les critères ou le processus de sélection des candidats qualifiés dans les deux concours publics visés par la plainte, M. Turner avance que les six postes successifs qu’il a occupés avec succès à titre d’inspecteur des douanes nommé pour une période déterminée — et pour lesquels il a obtenu, de manière constante et uniforme, des évaluations de rendement favorables de la part de ses superviseurs, dont certains ont participé aux jurys l’ayant déclaré non qualifié lors des concours — viennent démentir l’idée qu’il ne possédait pas les qualités requises pour exercer les fonctions d’inspecteur des douanes à temps plein. Selon son opinion, les explications que ces personnes ont données à l’audience pour l’avoir exclu au stade de l’entrevue ne concordent pas avec les évaluations qu’elles ont produites auparavant à son sujet, alors qu’il travaillait sous leur supervision, et sont, en réalité, des excuses fournies après coup pour tenter de justifier leurs décisions. Il ajoute que, dans ce contexte, les explications relatives au rejet de sa candidature, dans l’ensemble, sont des [traduction] « signaux d’alarme » qui dénotent le recours à un prétexte à la discrimination. Il cite l’exemple de M. Baird, l’un des membres du jury qui, lors de l’entrevue menée dans le cadre du concours Victoria 7003, l’avait jugé non qualifié, faute de détenir les qualités requises dans les catégories suivantes : traitement des situations difficiles; travail d’équipe; et expérience et connaissances en matière d’application de la loi. Et cela, malgré le fait qu’il avait déjà rédigé une évaluation positive au sujet de M. Turner pour son emploi à durée déterminée à titre d’agent des douanes placé sous sa supervision. De concert avec Mme Kathleen Pringle, M. Baird avait précédemment recommandé à M. Turner d’acquérir plus d’expérience en matière d’application de la loi et de travailler davantage à l’extérieur. M. Baird s’était par ailleurs dit satisfait, dans l’évaluation qu’il avait établie au sujet de M. Turner à la suite de son cinquième contrat, du travail qu’il avait accompli dans le Secteur maritime; des inspections secondaires qu’il avait effectuées; de sa connaissance des dispositions législatives nouvellement adoptées en matière de « pouvoirs des agents et recours à la force »; de son travail auprès des voyageurs et de ses collègues de travail; du traitement des situations difficiles ainsi que de la diligence et de l’esprit de décision dont il avait fait preuve au travail.

[64]  En outre, aux dires de M. Turner, non seulement a-t-il été systématiquement réembauché, mais on a prolongé ses périodes de travail au-delà de la période normale allant de la fin du printemps au début de l’automne. On lui a aussi demandé de former des employés. Et, s’il est vrai qu’il a passé la majeure partie de son temps au CDT pendant ses six années d’emploi à durée déterminée, c’était le choix de la direction que de l’affecter à ce service, et il a également travaillé ailleurs, aux inspections primaires et secondaires ainsi que dans le Secteur maritime, où son travail a également fait l’objet d’une évaluation positive. Il soutient que, dans leurs évaluations de son travail, ses superviseurs n’ont jamais fait état de préoccupations sérieuses quant à son rendement ou à son comportement et sa personnalité. En effet, ses superviseurs et ses pairs l’ont toujours considéré comme bon, serviable, compétent, diligent, optimiste et positif. D’après lui, par leur incohérence, les explications données à l’audience pour justifier les décisions de rejeter sa candidature lors des deux concours sont donc des [traduction]« signaux d’alarme » qu’il faut considérer, eu égard à l’ensemble de la preuve, comme un prétexte à l’exercice d’une discrimination fondée sur ses caractéristiques personnelles ainsi que sur les stéréotypes à la fois injustifiés, injustes et négatifs qui y sont associés, et qui se sont immiscés dans l’esprit des décideurs.

[65]  Fait plus important encore, M. Turner soutient que la « perception » mentionnée à quelques reprises dans les courriels de M. Klassen quant au fait qu’il éviterait les tâches difficiles ou qu’il prendrait trop de congés de maladie ou de congés pour raisons familiales, ne lui avait jamais été signalée par quiconque, par écrit ou de vive voix, de manière à ce qu’il en ait connaissance et puisse y répondre. Monsieur Klassen lui en avait seulement parlé après sa dernière évaluation écrite positive, celle ayant suivi son dernier contrat de travail, et il en avait plus tard fait mention dans des courriels destinés à la direction, courriels dont M. Turner n’avait pas reçu copie. Selon lui, il y a lieu de considérer ces actes de M. Klassen comme un [traduction] « signal d’alarme » dénotant la présence d’une « subtile odeur de discrimination », car ils mettent en cause une « perception » de lui qui est non seulement infondée, mais qui ne cadre pas avec ses véritables antécédents d’emploi et de comportement au travail, dont font foi de nombreuses évaluations favorables.

[66]  Au reste, M. Turner fait valoir que les courriels de M. Klassen recèlent l’élément clé de la présente affaire, car ils brossent de lui un tableau injustifié le faisant passer pour un homme paresseux, incompétent et malhonnête, une « perception » qui, d’après M. Klassen, était due au fait qu’il évitait censément les tâches difficiles et abusait de ses congés de maladie. Or, selon M. Turner, cette « perception » ne cadrait pas avec la réalité de son expérience et de son comportement au travail, comme en témoignaient ses évaluations de rendement. En revanche, elle concorde avec le stéréotype négatif de l’homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête qui est étayé par la documentation produite en preuve par M. Turner à l’audience à propos du racisme anti‑Noirs, de même que par les décisions mentionnées plus haut, aux paragraphes 49 et 50. Monsieur Turner a exprimé son désaccord avec cette « perception » quand il a été confronté à ce sujet à l’entrevue par M. Klassen, après avoir obtenu de lui une évaluation écrite positive qui ne faisait nulle mention de cette « perception ». Il soutient que l’envoi des courriels est une preuve directe de discrimination. Il est également d’avis que M. Klassen, dans le témoignage qu’il a livré à l’audience, a été incapable d’expliquer de manière satisfaisante d’où venait cette « perception », et sur quoi elle se fondait réellement du point de vue concret de l’expérience professionnelle de M. Turner ou de son comportement au travail. Si bien qu’aux yeux de ce dernier, le contenu des courriels est dénué de fondement factuel et sert de prétexte à la discrimination.

[67]  Les courriels de M. Klassen ont été envoyés, à l’insu de M. Turner, à des superviseurs qui, selon celui-ci, ont été influencés par leur contenu dans leur réflexion lors du processus de décision du concours Victoria 7003. Ces mêmes superviseurs, pourtant, avaient déjà auparavant donné à M. Turner des évaluations de rendement qui étaient systématiquement favorables; aussi M. Turner affirme-t-il que leurs décisions ne concordaient pas avec leurs évaluations antérieures, et que ces décisions étaient en fin de compte discriminatoires, car elles reposaient sur un stéréotype négatif, celui de l’homme de race noire paresseux et incompétent. Il dit que ce stéréotype négatif injustifié, non étayé par quelque preuve de paresse ou de malhonnêteté que ce soit de sa part, a été implanté dans l’esprit des décideurs par les courriels en cause et s’est immiscé dans leur réflexion, de façon inconsciente, avec pour conséquence de brouiller leur jugement et de donner lieu à une décision discriminatoire qui, d’après M. Turner, ne peut s’expliquer raisonnablement que sous l’angle du stéréotype négatif, raciste et préjudiciable accolé à un homme noir corpulent.

[68]  D’après M. Turner, il y avait d’autres [traduction] « signaux d’alarme » et contradictions ou incohérences dans la preuve relative aux entrevues et à d’autres questions liées aux concours auxquels il avait participé, et ces signaux devraient raisonnablement amener à inférer qu’il émane des décisions le déclarant non qualifié et l’excluant des deux processus de sélection une « subtile odeur » d’une discrimination fondée sur sa race, sa couleur, son âge, sa taille et son origine ethnique et sur l’effet cumulatif de la combinaison de ces facteurs, notamment ceux décrits aux paragraphes 69 à 85 ci-après.

[69]  Dans un concours qui visait à pourvoir un poste d’inspecteur des douanes à Victoria, et pour lequel M. Turner avait présenté sa candidature en 2002, après son quatrième contrat de travail couronné de réussite (voir le paragraphe 12 qui précède), M. Turner a tout d’abord été présélectionné en vue d’une entrevue, mais le jury de sélection l’a jugé non qualifié et lui a attribué une note de 60, ce qui était inférieur à la note requise de 70. Or, selon M. Turner, Mme Kathleen Pringle, qui faisait partie du jury l’ayant reçu en entrevue, a été incapable, dans son témoignage à l’audience, d’expliquer adéquatement comment on avait arrêté cette note, car il n’y avait aucun guide de notation à suivre. De plus, le jury de sélection avait estimé que le fait que M. Turner se soit servi d’un incident vieux de quatre ans pour l’une de ses compétences écrites était le signe d’un manque d’expérience; pourtant, dans un questionnaire écrit qui se rapportait à un concours tenu peu de temps après, il était expressément indiqué que les incidents datant de cinq ans ou moins étaient acceptables.

[70]  Après un cinquième contrat de travail réussi (voir le paragraphe 15 qui précède), M. Turner a participé à un autre concours à Victoria, en 2003, en vue de pourvoir un poste d’inspecteur des douanes. Il a été d’abord présélectionné en vue d’une entrevue, sur la base des compétences écrites dont il s’était servi dans le cadre des concours visés par la présente plainte. Il a été interviewé par MM. Mark Northcote et Ron Tarnawski, ainsi que par Mme Kathryn Pringle. Rappelons que MM. Northcote et Tarnawski étaient aussi les décideurs du jury de sélection du concours Vancouver 1002. Il a été jugé non qualifié, là aussi, par le jury. Dans son témoignage à l’audience, M. Northcote a été incapable, selon M. Turner, de justifier adéquatement les critiques qu’il a formulées à son endroit — critiques décrites au paragraphe 17 qui précède, concernant le fait qu’il aurait trop pris la défense du voyageur américain de race noire lors de cet incident, en plus d’avoir mal écrit l’incident en question dans ses compétences écrites. Il allègue aussi que le témoignage de M. Northcote à l’audience, dans lequel celui-ci a critiqué l’idée de M. Turner d’utiliser la valeur assurée de marchandises comme moyen de déterminer leur valeur à des fins douanières (comme mentionné au paragraphe 18 qui précède), était injustifié et avait été contredit par d’autres témoins à l’audience, dont M. Baird et Mme Patel, ce qui faisait de M. Northcote un témoin peu fiable.

[71]  Pour ce qui est du concours Victoria 7003, M. Baird et Mme Kathryn Pringle étaient les décideurs du jury de sélection, et tous deux avaient reçu les courriels de M. Klassen avant le concours. Dans son témoignage à l’audience, M. Baird a soutenu qu’il n’avait lu aucun de ces courriels avant l’entrevue avec M. Turner, tandis que Mme Pringle a déclaré qu’elle les avait probablement lus. Monsieur Turner affirme qu’il est inconcevable que M. Baird n’ait pas lu les courriels, et que sa déclaration selon laquelle il n’aurait lu un courriel que si on le lui envoyait une seconde fois, est contradictoire, vu qu’il a aussi déclaré ne pas avoir lu le second courriel de M. Klassen.

[72]  Monsieur Turner fait valoir qu’il a été présélectionné pour le concours Victoria 7003 par M. Baird et Mme Pringle — lesquels lui avaient tous deux fait auparavant une évaluation de rendement favorable — parce que ses compétences écrites répondaient aux exigences nécessaires pour passer une entrevue dans le cadre du concours, mais qu’il a toutefois été jugé non qualifié sur la base de ces mêmes compétences à l’entrevue. Monsieur Turner allègue que les motifs invoqués par M. Baird et Mme Pringle pour avoir jugé qu’il n’était pas qualifié à l’égard des compétences « Communication interactive efficace » et « Travail d’équipe et collaboration » étaient contradictoires, et ne concordaient pas avec les faits énoncés aux paragraphes 73 à 78 qui suivent. Ici encore, il soutient que ces motifs sont dénués de fondement factuel et sont utilisés comme prétexte à la discrimination.

[73]  Par exemple, le jury de sélection a conclu que M. Turner avait [traduction] « enjolivé » les faits à propos de son expérience en tant qu’agent de police auxiliaire à Toronto. Mais, à l’entrevue, on ne lui avait pas fait part de cette critique, ce qui lui aurait permis d’y répondre, et qui plus est, il n’y avait aucune preuve qu’il se soit présenté autrement que comme un agent de police auxiliaire, poste qui était indiqué sur son CV, que le jury avait d’ailleurs en main. De plus, même si le jury de sélection a conclu qu’il avait enjolivé les faits quant au nombre de vérifications de cautionnement qu’il avait effectuées, il dit qu’on ne lui a pas exprimé cette critique à l’entrevue, et que le jury l’a mal compris, car il faisait référence au nombre de vérifications effectuées cette saison‑là par l’équipe entière, et jamais il n’avait laissé entendre qu’il avait fait à lui seul la totalité de ces vérifications.

[74]  De plus, même si le jury de sélection du concours Victoria 7003 s’est fondé sur ses compétences écrites — les mêmes que celles auxquelles un autre jury s’était fié pour retenir sa candidature lors du précédent concours de Victoria, mentionné au paragraphe 70 qui précède — pour le présélectionner, M. Turner fait valoir que le guide de notation applicable à ce concours excluait expressément l’utilisation de formes écrites de communication dans le cadre de l’entrevue. Or, le jury s’est justement appuyé sur ces compétences écrites pour le faire échouer à l’entrevue, sous la compétence « Communications efficaces ».

[75]  Du reste, M. Turner soutient que, bien que le jury de sélection n’ait formulé à l’entrevue aucune critique à l’égard de ses compétences écrites, il s’est servi des incidents décrits dans ces dernières, dont l’exemple du voyageur américain de race noire difficile, pour lui reprocher d’avoir décrit d’autres personnes sous un jour défavorable, d’avoir enjolivé des faits pour se mettre en valeur aux dépens d’autres personnes, et d’avoir fait des remarques désobligeantes au sujet de ses collègues, dont le chef. Et ce, malgré le fait qu’en dehors du récit des incidents fait par M. Turner dans ses compétences écrites, le jury ne disposait d’aucun compte rendu indépendant portant sur ces mêmes incidents qui aurait pu justifier de lui adresser ces critiques et le faire échouer au concours. De surcroît, le jury s’était servi au départ de la description des incidents que M. Turner avait faite dans ses compétences écrites pour le présélectionner en vue d’une entrevue dans le cadre du concours.

[76]  En outre, M. Turner avance que les membres du jury de sélection, dans le témoignage qu’ils ont fait à l’audience, ont été incapables de concilier leurs critiques quant au fait qu’il avait présenté d’autres personnes sous un mauvais jour dans ses compétences écrites avec le fait que les lignes directrices sur la manière de rédiger ces compétences écrites encourageaient explicitement les candidats à donner des exemples, pourvu qu’ils soient exacts, qui présentaient un point de vue négatif ou un angle critique sur les autres.

[77]  De plus, M. Turner soutient qu’il faut voir dans le fait qu’un mois après l’entrevue du concours Victoria 7003, M. Baird ait tenté de contacter Mme Patel — laquelle était mentionnée dans l’exemple du voyageur américain de race noire, et que M. Turner avait indiquée comme personne susceptible de valider l’incident — un autre [traduction] « signal d’alarme » quant au bien-fondé de la décision de l’exclure par suite de l’entrevue. Au moment où M. Baird aurait réussi à contacter Mme Patel, qui se trouvait alors au Québec, il aurait été inutile de le faire, car M. Turner avait déjà été exclu du concours.

[78]  Enfin, M. Turner allègue que les membres du jury de sélection du concours Victoria 7003 ont tout fait pour le critiquer pour ses présumées lacunes, mais ne lui ont pas reconnu ses aptitudes et ses qualités. Au demeurant, le fait que son rendement à l’entrevue, d’après les membres du jury, ne concordât pas avec les évaluations de rendement que ces mêmes personnes et d’autres avaient produites démontre également, selon lui, qu’on lui a réservé un traitement défavorable en se basant sur les présomptions stéréotypées qui ressortent des courriels de M. Klassen, et qui ont entaché la « perception » qu’avait le jury de ses capacités.

[79]  Pour ce qui est du concours Vancouver 1002, le jury de sélection était formé principalement de MM. Northcote et Tarnawski, qui avaient déjà présélectionné M. Turner dans le cadre d’un concours relatif à un poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes à Victoria (mentionné au paragraphe 70 qui précède), concours dans lequel il avait échoué à l’entrevue. Encore une fois, M. Turner a été présélectionné en vue d’une entrevue par le jury de sélection, sur la base de compétences écrites identiques à celles qu’il avait soumises lors des deux concours de Victoria décrits précédemment. Toutefois, à un certain moment au cours de l’entrevue, d’après M. Turner, M. Tarnawski avait dit l’avoir reconnu par sa [traduction] « voix et [sa] présence ». Pour M. Turner, il s’agissait là d’une remarque discriminatoire manifeste qui était liée à sa race, à sa couleur et à sa taille, et qui avait été suivie de son exclusion du concours pour le motif qu’il avait passé une entrevue pour un poste d’inspecteur des douanes à Victoria depuis la date du 1er janvier 2002, et que cela allait à l’encontre d’une restriction à l’admissibilité précisée dans l’offre d’emploi. Monsieur Turner n’a été mis au courant de son exclusion qu’après l’entrevue, par un appel téléphonique. Jamais, au cours de l’entrevue, le jury de sélection ne l’a confronté ou critiqué en ce qui a trait à l’une quelconque de ses compétences écrites ou avisé qu’il serait exclu en raison de la restriction à l’admissibilité.

[80]  Monsieur Turner, pendant qu’il vivait à Victoria, a posé sa candidature pour le concours Vancouver 1002. Il a suivi les instructions figurant dans l’avis d’emploi, qui indiquaient que le concours s’adressait aux personnes vivant ou travaillant à l’ouest des montagnes Rocheuses canadiennes. À l’instar de M. Hughes, qui a témoigné à l’audience, il en avait compris que la restriction s’appliquait aux personnes ayant passé une entrevue après le 1er janvier 2002 pour le poste d’inspecteur des douanes dans le district de Vancouver, où il n’avait pas subi d’entrevue auparavant. Dans des offres d’emploi antérieures pour lesquelles il avait posé sa candidature à Victoria, il y avait une restriction qui limitait les candidats à ceux résidant dans le district de Victoria. Messieurs Tarnawski et Northcote ont tous deux témoigné au sujet de la difficulté qu’avait posée le libellé de la restriction à l’époque du concours Vancouver 1002, en disant qu’il avait causé des [traduction] « cauchemars » et qu’il était [traduction] « ambigu ». Monsieur Turner estime que leur interprétation de la restriction a changé au cours de la période ayant suivi le moment où il avait appris son exclusion et avait demandé des éclaircissements par écrit. Après son exclusion, le 1er juin 2004, le jury a écrit à M. Turner que la restriction s’appliquait à quiconque avait passé une entrevue pour un poste d’inspecteur des douanes, mais en faisant référence au poste annoncé dans le district de Vancouver. Toutefois, M. Turner avait été exclu même s’il n’avait jamais eu d’entrevue auparavant pour le poste d’inspecteur des douanes à Vancouver. Aux yeux de M. Turner, qui a été initialement présélectionné pour le concours, mais pas interrogé sur ses compétences écrites au cours de l’entrevue, les circonstances entourant sa brusque exclusion après celle-ci, y compris le fait que M. Tarnawski l’avait reconnu d’un précédent concours en raison de sa [traduction] « voix et [sa] présence », et les messages changeants, par la suite, à propos de la restriction à l’admissibilité, sont des [traduction] « signaux d’alarme » qui dénotent l’existence d’un prétexte à la discrimination.

[81]  Comme on l’invitait à le faire dans la lettre reçue le 7 juin 2004, datée du 1er juin 2004 et portant un cachet postal en date du 4 juin 2004, M. Turner a répondu par écrit avant le 9 juin 2004 pour tenter d’obtenir des éclaircissements. Sa lettre de demande d’éclaircissements était datée du 7 juin 2004; elle arborait un cachet postal du 8 juin 2004, et l’estampille de réception indiquait le 11 juin 2004. Il n’y a pas eu de réponse à cette lettre, qui a été marquée comme reçue en retard, malgré le fait que, selon M. Turner, MM. Northcote et Tarnawski avaient répondu à un autre candidat dont la lettre avait été reçue après le délai fixé et qu’ils avaient aussi accepté les observations écrites de candidats au même concours reçues après la date limite, à la condition qu’elles portent un cachet de la poste attestant leur envoi au plus tard à cette date, ce qui était contraire aux instructions. Il s’agissait là encore, selon M. Turner, d’un [traduction] « signal d’alarme » dénotant l’existence d’une discrimination.

[82]  Monsieur Turner allègue également avoir été traité différemment des autres candidats participant au concours Vancouver 1002 en raison de sa race, de sa couleur et de sa taille, car au moins un autre candidat au concours Victoria 7003 qui n’avait même pas été présélectionné en vue d’une entrevue avait pu se présenter à une entrevue dans le cadre du concours Vancouver 1002 sans en être exclu par la restriction à l’admissibilité. Monsieur Turner ajoute que la justification qu’avait donnée l’ASFC à cet égard — à savoir que l’autre candidat ne s’était jamais rendu jusqu’à une entrevue dans le concours Victoria 7003, et qu’il n’avait donc pas vraiment subi d’entrevue pendant la période visée par la restriction — est invraisemblable, et qu’il s’agit donc d’un autre [traduction] « signal d’alarme » démontrant une discrimination à son endroit dans la décision de l’exclure du concours Vancouver 1002.

[83]  Monsieur Blaine Wiggins, dont la situation est décrite au paragraphe 36 qui précède, avait échoué au stade de l’entrevue dans le concours Victoria 7003, après avoir été présélectionné comme M. Turner; il avait aussi posé sa candidature pour le concours Vancouver 1002 et avait été présélectionné comme M. Turner, mais, contrairement à ce dernier, il avait été reçu en entrevue sans être exclu à cause de la restriction à l’admissibilité. Mais le jury avait ensuite conclu, après l’entrevue du concours Vancouver 1002, que M. Wiggins n’était pas qualifié, et ce, pour des raisons que celui-ci avait considérées comme discriminatoires du fait de ses origines autochtones. Monsieur Turner soutient que cet exemple démontre la discrimination à laquelle se livre l’ASFC au travail et dans le processus d’embauche. Selon lui, cette attitude préjudiciable dans le milieu de travail explique également le comportement discriminatoire dont a fait preuve M. McKenna envers une employée de race noire, Mme Lorna Thompson, dans la situation décrite au paragraphe 37 qui précède.

[84]  Monsieur Turner allègue aussi que son âge est l’une des raisons pour lesquelles sa candidature n’a pas été retenue dans l’un ou l’autre des deux concours visés par la présente plainte. À cet égard, il cite la situation décrite ci-dessus, au paragraphe 38, relativement aux remarques de M. Fairweather encourageant les personnes de moins de 35 ans à postuler un emploi à l’ASFC, à titre d’exemple de ce préjugé préjudiciable. En outre, il invoque le programme de transition destiné aux étudiants (lui aussi décrit au paragraphe 38 qui précède) à titre d’exemple de la discrimination fondée sur l’âge exercée par l’ASFC en milieu de travail.

[85]  Monsieur Turner soutient qu’en dépit du fait qu’il a pu finalement décrocher un emploi permanent auprès du gouvernement du Canada, c’est-à-dire à Service Canada, il ressent toujours la douleur d’avoir été traité de manière discriminatoire lors des concours visés par la plainte en l’espèce. Il allègue que sa race, sa couleur, son âge et sa taille, de même que la perception stéréotypée et négative de l’homme de race noire qui s’est immiscée dans l’esprit des décideurs, ont joué dans les décisions de l’exclure injustement des concours et de le priver de l’emploi pour lequel il possédait les qualités requises.

B.  Position de l’intimée

[86]  L’ASFC soutient que la preuve démontre que la décision rendue par le jury de sélection dans le cadre du concours Victoria 7003 était justifiée par le fait que M. Turner n’avait pas répondu à tous les critères d’évaluation requis lors de son entrevue pour le poste d’inspecteur des douanes, et que cela n’avait rien à voir avec ses caractéristiques personnelles. Elle ajoute qu’il ressort de la preuve que la décision du jury de sélection dans le cadre du concours Vancouver 1002 était justifiée par le fait que M. Turner était visé par la restriction à l’admissibilité, car il avait déjà subi une entrevue, sans succès, pour le même poste d’inspecteur des douanes à Victoria, de sorte qu’il tombait sous le coup de la restriction prévue, et que cela n’avait rien à voir avec ses caractéristiques personnelles. Elle estime que M. Turner ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire et qu’il convient donc de rejeter sa plainte.

[87]  L’ASFC soutient qu’en dépit du travail saisonnier que M. Turner avait accompli à titre d’inspecteur des douanes, les concours étaient publics et externes, et il lui fallait démontrer qu’il répondait aux qualifications essentielles du poste, à l’instar de n’importe quel autre candidat et indépendamment de ses antécédents d’emploi. Il ne se trouvait pas alors à rivaliser avec d’autres candidats, et les jurys de sélection n’avaient pas pour tâche de choisir le meilleur candidat possible en fonction du mérite; ils mettaient plutôt entièrement l’accent sur l’évaluation de chacun des candidats, et sur la question de savoir s’ils répondaient aux critères de sélection pendant leurs entrevues.

[88]  L’ASFC allègue que M. Turner ne possédait pas les qualifications requises pour le poste sur lequel portait le concours Victoria 7003, car il avait principalement acquis son expérience de travail à l’endroit qu’il préférait — le CDT —, et que, dans ce contexte, il manquait d’expérience à l’extérieur, auprès des services d’inspection secondaire et d’application de la loi, ce qui limitait les compétences qu’il pouvait démontrer pour que le jury de sélection l’évalue favorablement lors de l’entrevue.

[89]  L’ASFC allègue que la manière très désinvolte avec laquelle M. Turner s’était préparé pour les entrevues exacerbait ce déficit de compétences et englobait le fait qu’il avait présenté, dans les deux concours, le même ensemble de compétences que celui déjà produit dans un autre concours, auquel il avait échoué après son entrevue. Le dossier contenait des informations anciennes, alors qu’il aurait pu faire valoir ses expériences plus récentes dans le secteur de l’application de la loi et le Secteur maritime afin d’améliorer ses chances lors de l’entrevue du concours Victoria 7003, ce qui aurait pu faire une différence pour lui.

[90]  L’ASFC prétend que la preuve de l’exclusion de M. Turner du concours Vancouver 1002 qui a été soumise au Tribunal montrait que la restriction à l’admissibilité, qui aurait pu être mieux libellée, avait pour but d’écarter les candidats qui avaient passé une entrevue auparavant, soit depuis le 1er janvier 2002, et que l’on avait jugés non qualifiés pour le poste d’inspecteur des douanes à l’ASFC. À cet égard, l’ASFC ajoute que M. Turner n’a pas été traité différemment de quatre autres candidats qui avaient été exclus à cause de la restriction. De plus, la raison d’être de la restriction était valable; elle visait à éviter une situation qui se produisait dans certains concours où des candidats posaient leur candidature à plusieurs reprises, sans succès, sans qu’il se soit écoulé une période suffisante pour leur permettre d’acquérir plus d’expérience et d’actualiser leurs compétences.

[91]  L’ASFC plaide que, d’après la preuve produite à l’audience, M. Turner n’a pas établi l’existence d’une discrimination fondée sur l’âge, car, dans les concours, les jurys de sélection auraient été incapables de déterminer s’il avait un peu plus ou un peu moins de 35 ans, l’âge prétendument privilégié. De plus, nombre de candidats qui étaient du même âge que M. Turner, voire plus âgés, avaient réussi le concours, même si le poste offert était un poste au premier échelon.

[92]  L’ASFC admet qu’en ce qui concerne le premier volet du critère défini dans l’arrêt Elk Valley, énoncé précédemment au paragraphe 45, M. Turner possède les caractéristiques protégées que sont la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et l’âge. Cependant, dit-elle, il n’a pas établi qu’il avait une déficience ni que quiconque le percevait comme ayant une déficience. Selon elle, M. Turner n’a produit aucune preuve indiquant que les membres des jurys de sélection, individuellement ou collectivement, ont pu avoir perçu qu’il avait une déficience. De ce fait, il ne satisfait pas au premier volet du critère en ce qui concerne le motif de la déficience.

[93]  L’ASFC fait valoir qu’en ce qui concerne le second volet du critère établi au paragraphe 45 ci-dessus, M. Turner n’est pas arrivé à prouver qu’il avait subi un traitement défavorable dans le cadre du concours Vancouver 1002. Il a été exclu de ce processus de sélection en particulier, parce qu’il n’avait pas réussi l’entrevue en raison de la restriction à l’admissibilité prévue. De nombreux autres candidats se trouvant exactement dans la même situation ont connu le même sort, d’après l’ASFC. Autrement dit, cette dernière affirme que M. Turner n’a pas été victime d’un traitement défavorable par rapport à d’autres candidats qui, eux aussi, ont passé une entrevue, sans succès, depuis le 1er janvier 2002.

[94]  L’ASFC soutient qu’en ce qui concerne l’allégation de discrimination fondée sur l’âge qui aurait entaché les décisions des jurys lors des concours, M. Turner, non seulement n’a pas produit d’éléments de preuve attestant son âge, mais n’a pas non plus produit de preuve indiquant qu’en raison de son âge, il avait été victime d’un traitement défavorable par rapport à d’autres candidats. Outre ces arguments et ceux soulevés au paragraphe 91 qui précède, l’ASFC allègue qu’un large éventail de candidats d’âges différents ont été embauchés durant les périodes de travail de M. Turner — certains plus âgés, et d’autres plus jeunes — mais la majorité l’a été à des postes au premier échelon, comme celui d’inspecteur des douanes, sans prérequis d’expérience antérieure à ce titre. Au contraire, une expérience de vie plus approfondie était considérée comme un atout par les personnes ayant témoigné à l’audience. Selon l’ASFC, au vu de la preuve, M. Turner n’a pas établi, comme l’exige le troisième volet du critère énoncé au paragraphe 45 ci-dessus, l’existence d’un lien tangible entre la conduite de l’ASFC et une violation de la Loi pour cause de discrimination fondée sur l’âge.

[95]  L’ASFC fait valoir qu’il n’existe aucune preuve directe de discrimination à l’endroit de M. Turner, et que la preuve soumise au Tribunal n’étaye pas l’argument circonstanciel de la « subtile odeur de discrimination » qu’a invoqué M. Turner en se fondant sur le stéréotype selon lequel il serait une personne paresseuse et obèse ou un homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête. Il n’y a aucune preuve que l’une quelconque des personnes qui l’ont supervisé, ou qui ont évalué sa candidature dans le cadre des concours, l’a perçu comme obèse ou ayant une déficience, et personne à l’ASFC n’a utilisé le mot [traduction] « paresseux ». En fait, la remarque de M. Klassen, à savoir qu’il y avait parfois — pas tout le temps — une « perception » selon laquelle M. Turner évitait les tâches difficiles, reposait sur des questions de rendement légitimes soulevées afin d’aider M. Turner à mieux réussir dans l’avenir. Le fait d’informer par courriel la direction de la discussion qu’avaient eue à ce sujet M. Turner et M. Klassen était un exercice de ressources humaines légitime, qui ne s’inscrivait pas dans un plan odieux visant à se livrer à de la discrimination contre M. Turner.

[96]  L’ASFC soutient que si elle avait voulu se livrer à de la discrimination contre M. Turner pour les raisons qu’il invoquait dans sa plainte, elle aurait pu — mais ne l’a pas fait — refuser de le réembaucher à répétition pour des périodes déterminées. Elle affirme qu’au contraire, elle lui a systématiquement fait part de commentaires sur son rendement, en plus de lui adresser des encouragements, pour essayer de l’aider à apprendre davantage et à mieux travailler — des faits qui ne concordent pas avec un calcul, conscient ou inconscient, destiné à le priver d’un travail en raison d’un stéréotype négatif et réducteur. Telles sont les circonstances dont le Tribunal devrait tenir compte, selon l’ASFC, pour bien comprendre ce qui a motivé M. Klassen à discuter avec M. Turner, en privé et de manière informelle, de la perception qu’avaient, selon lui, les gens à son égard, à savoir qu’il évitait les tâches difficiles — une discussion dont M. Turner avait initialement parlé de manière positive dans une lettre de réponse.

[97]  De plus, selon l’ASFC, il faudrait considérer les courriels de M. Klassen comme des communications essentielles entre des surintendants chargés et tenus de contrôler le rendement d’un employé et de fournir une rétroaction à des employés subalternes, de façon à évaluer leur rendement de manière significative. De plus, le fait de n’avoir pas consigné ce point dans le dossier personnel de M. Turner, en tant qu’élément de son évaluation de rendement écrite officielle, avait pour but de l’aider en lui permettant de corriger le comportement insatisfaisant sans qu’il soit retenu contre lui.

[98]  L’ASFC avance que, pour que la théorie de M. Turner soit jugée fondée, il faudrait que celui-ci prouve que des jurys de sélection différemment constitués et formés de membres différents, tant individuellement que collectivement, et soit consciemment, soit inconsciemment, concluent tous qu’il n’était pas qualifié pour des raisons tenant d’un prétexte pour camoufler un objectif discriminatoire. Selon l’ASFC, la preuve ne confirme pas que tel a bien été le cas, et le Tribunal aurait tort de tirer une telle inférence d’une mosaïque complexe formée de circonstances dénuées de lien entre elles.

[99]  L’ASFC ajoute que, contrairement aux motifs d’ordre discriminatoire allégués par M. Turner, les raisons pour lesquelles la candidature de ce dernier, dans le cadre du concours Victoria 7003, n’a pas été retenue, et pour lesquelles la décision du jury de conclure au stade de l’entrevue qu’il n’était pas qualifié, étaient légitimement liées à des questions de rendement. Ces raisons avaient trait à son manque d’expérience en matière d’application de la loi, parce qu’il avait été affecté presque exclusivement à l’endroit qu’il préférait, le CDT, qui ne comportait pas de tâches douanières véritables; au fait qu’il avait utilisé les mêmes ensembles de compétences que ceux dont il s’était servi pour des demandes d’emploi antérieures infructueuses, plutôt que de les avoir mises à jour, ce qui l’aurait peut-être aidé à l’entrevue; ainsi qu’à la manière désinvolte dont il avait abordé l’entrevue, notamment en ne prenant pas la peine d’aviser les personnes qui, disait-il dans ses compétences écrites, auraient pu valider les incidents qu’il entendait les mentionner à cette fin, pour vérifier si elles étaient d’accord avec sa vision des incidents en question. Pour ce qui est de ce dernier point, tant Mme Nina Patel que M. Ken Moore, qui ont pris part à l’incident difficile mettant en cause le voyageur américain de race noire, ont fait à l’audience un témoignage qui contredisait la preuve de M. Turner sur des points cruciaux, et ce, même s’ils avaient été mentionnés comme « validateurs ».

[100]  Indépendamment de l’expérience professionnelle qu’il avait acquise à titre d’employé nommé pour une période déterminée, le rendement de M. Turner à l’entrevue constituait le point central du processus, pour lui et pour tous les autres candidats participant au concours Victoria 7003, et, selon l’ASFC, il n’avait pas répondu aux critères d’évaluation. De plus, d’après l’ASFC, sa candidature infructueuse dans le cadre du concours Vancouver 1002 était liée à une restriction à l’admissibilité justifiée qui, même mal libellée, s’appliquait à lui et à d’autres personnes qui avaient été également exclues de la possibilité de poursuivre le processus de concours, lequel était aussi un concours public pour lequel l’expérience importait peu, si ce n’est dans la mesure où elle aurait dû aider les candidats expérimentés à obtenir un meilleur résultat à l’entrevue que ceux qui n’en avaient pas.

[101]  L’ASFC fait valoir que le Tribunal devrait également prendre en compte les demandes d’emploi infructueuses présentées par M. Turner lors de deux processus de sélection concernant un poste d’inspecteur des douanes à durée indéterminée qui s’étaient tenus à Victoria, avant le concours Victoria 7003, devant des jurys de sélection différents (mentionnés aux paragraphes 12 et 15 qui précèdent), car ces demandes concordent, dans une large mesure, avec l’évaluation faite par le jury de sélection dans le cadre du concours Victoria 7003.

[102]  L’ASFC soutient qu’au vu de la preuve produite à l’audience, de solides raisons, qui n’étaient pas un prétexte, justifiaient la décision rendue par le jury de sélection lors du concours Victoria 7003, c’est‑à‑dire que, dans ses compétences écrites, M. Turner avait enjolivé des faits et avait dépeint d’autres personnes sous un jour défavorable, à son propre avantage. C’est ce qui avait amené le jury à lui accorder une note de 60 dans la catégorie [traduction] « Communications interactives efficaces », et une note de 40 dans la catégorie [traduction] « Travail d’équipe et collaboration », alors que la note de passage était de 70. Un échec dans ces deux catégories de compétences était suffisant pour qu’il échoue globalement, sans qu’il soit nécessaire d’attribuer une note pour les autres catégories.

[103]  Autrement dit, l’ASFC soutient qu’indépendamment des caractéristiques protégées qu’il possédait, M. Turner n’a tout simplement pas satisfait aux normes établies, lors de l’entrevue du concours Victoria 7003, pour être jugé qualifié pour le poste, et il a été exclu du concours Vancouver 1002 parce qu’il tombait sous le coup d’une restriction à l’admissibilité justifiable, qui visait également d’autres candidats; enfin, les décisions de l’exclure n’ont pas été rendues pour un quelconque motif de discrimination.

VI.  Analyse

[104]  Dans la décision sur requête 2018 TCDP 1, que j’ai rendue dans la présente affaire, j’ai défini en ces termes, aux paragraphes 37 à 40, la portée de la présente instruction :

[37] Comme il a été mentionné dans ma décision précédente, selon les allégations au cœur de la présente affaire, l’intimée, dans le cadre de deux concours d’embauche (ou processus de sélection), a commis des actes discriminatoires à l’endroit du plaignant, au sens de l’article 7, qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, l’âge ou une déficience perçue attribuable à l’obésité.

[38] Il semble maintenant bien reconnu que, pour étayer de telles allégations, le plaignant doit établir ce qui suit :

a) il possède une ou plusieurs caractéristiques protégées par la LCDP contre la discrimination;

b) il a subi un effet préjudiciable relativement aux processus de sélection;

c) une ou plusieurs caractéristiques protégées ont constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

(Stewart c. Elk Valley Coal Corp, 2017 CSC 30, au paragraphe 24)

[39] Au bout du compte, l’analyse qui précède fait en sorte que le Tribunal doit examiner les processus de prise de décisions des entités chargées de mener les processus de sélection, en l’occurrence, les comités de sélection. En d’autres mots, s’il possédait des caractéristiques protégées, le plaignant a‑t‑il subi un effet préjudiciable découlant des gestes et des décisions des comités de sélection et, le cas échéant, les caractéristiques protégées constituaient-elles un facteur lié aux gestes et aux décisions des membres des comités de sélection?

[40] Dans le cadre de la présente analyse, le Tribunal n’a pas, à proprement parler, à évaluer l’expérience et les qualifications du plaignant en termes absolus, ni même à les comparer à celles des autres candidats. Le Tribunal n’agit pas à titre de comité de sélection ni n’exerce de compétence en matière d’appel à l’égard de décisions prises par de tels comités (voir Turner c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 2, au paragraphe 70). Le Tribunal doit plutôt apprécier le processus de prise de décisions du comité de sélection afin d’établir si les caractéristiques protégées du plaignant, ou une combinaison de celles‑ci, ont joué un rôle dans ce processus de décision.

[105]  Au vu de la preuve, je conclus que les points a) et b) du critère énoncé au paragraphe 38 de la décision citée au paragraphe 104 qui précède ne sont pas en litige, car M. Turner possède une ou plusieurs des caractéristiques protégées contre la discrimination en vertu de la Loi, et qu’il a bel et bien subi un effet défavorable, soit celui de ne pas avoir été jugé qualifié et de ne pas avoir été embauché dans le cadre des deux concours qui font l’objet de sa plainte. Le point c) est une question litigieuse et, pour les motifs qui suivent, je conclus que l’ASFC a fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner, en violation de l’article 7 de la Loi, sur le fondement de sa race, de sa couleur et de son origine nationale ou ethnique, en l’excluant du concours Victoria 7003 visant à combler un poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes.

[106]  En tant qu’êtres humains, nous sommes imparfaits. Malheureusement, nous risquons tous de développer des sentiments et des attitudes préjudiciables envers d’autres êtres humains qui ont des caractéristiques personnelles différentes des nôtres — non pas à cause d’une chose qu’ils ont pu faire, mais parce que nous souscrivons, consciemment ou non, à des stéréotypes négatifs fallacieux, véhiculés au fil du temps, au sujet de qui ils sont. L’article 7 de la Loi vise à garantir que ceux qui possèdent les caractéristiques que protège la Loi ne sont pas victimes de discrimination dans les décisions rendues en matière d’emploi, que ce soit intentionnellement ou non, consciemment ou non, en tout ou en partie, à cause de leurs caractéristiques personnelles protégées.

[107]  Comme il est indiqué au paragraphe 48 qui précède, un acte discriminatoire n’est habituellement pas affiché ouvertement ni même exercé intentionnellement. Dans la présente affaire, tous les témoins clés que l’ASFC a cités ont déclaré sous serment ou affirmé solennellement dans leur témoignage qu’ils n’avaient pas fait preuve de discrimination envers M. Turner pour les motifs invoqués dans sa plainte. De plus, selon moi, aucun des exemples mis de l’avant par M. Turner à titre d’éléments de preuve directe ou manifeste d’une discrimination exercée en l’espèce ne constitue, à lui seul, une preuve directe ou manifeste de discrimination à l’endroit de M. Turner ni n’établit une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire d’un cas de discrimination visé à l’article 7 de la Loi, contre l’ASFC. Ni le terme « rat bastard » présumément employé par M. Klassen au travail en visant M. Turner; ni la remarque alléguée de M. Tarnawski lors de l’entrevue de Vancouver, à savoir qu’il avait perçu ou reconnu la [traduction] « voix et [la] présence » de M. Turner; ni la remarque qu’aurait faite M. Fairweather lors d’un salon de l’emploi tenu à Victoria pour encourager les personnes de 35 ans ou moins à postuler un emploi dans le secteur des douanes; ni non plus la rédaction des courriels ou leur envoi par M. Klassen. En conséquence, conformément aux principes juridiques énoncés aux paragraphes 48 et 54 qui précèdent, il a fallu que j’examine l’ensemble des circonstances et des éléments de preuve, circonstanciels ou autres, y compris les précédents exemples, pour décider si, dans l’ensemble, il est possible d’inférer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il émanait des décisions d’exclure M. Turner des deux concours une « subtile odeur de discrimination », comme ce dernier l’allègue.

[108]  Pour ce faire, il m’a fallu essayer de déterminer ce qui s’était passé dans l’esprit des décideurs au moment où ils avaient pris la décision d’exclure M. Turner des deux concours tenus, il y a longtemps de cela, à Victoria et à Vancouver. Et en particulier, de discerner si les caractéristiques personnelles protégées de ce dernier ont joué dans ces décisions. Je ne suis ni psychiatre ni devin. Cela étant, essayer de déterminer ce que quelqu’un d’autre pensait quand il a rendu une décision plus de 15 ans plus tôt n’est pas une tâche aisée ou évidente, surtout quand les décideurs, qui paraissent honnêtes et impartiaux, ont déclaré sous serment ou affirmé solennellement que les caractéristiques personnelles protégées de M. Turner n’ont pas joué dans leurs décisions de l’exclure des deux concours. Dans ces circonstances, le fait que je conclue que les circonstances personnelles protégées de M. Turner ont joué dans leurs décisions de l’exclure signifie nécessairement l’une des deux choses suivantes : soit ils n’ont pas dit la vérité dans leur témoignage et se sont livrés, intentionnellement ou consciemment, à de la discrimination à l’endroit de M. Turner, soit ils se sont livrés, involontairement ou inconsciemment, à de la discrimination à son encontre en souscrivant à des stéréotypes négatifs fallacieux liés à ses caractéristiques personnelles protégées. Comme il a été mentionné plus tôt, un plaignant n’est pas tenu de prouver l’intention pour établir une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, et la discrimination peut n’être qu’un seul facteur parmi plusieurs autres ayant joué dans un acte jugé discriminatoire au sens de la Loi.

[109]  J’ai observé les témoins et pris en considération les éléments de preuve produits en l’espèce avec grand soin, et j’ai conclu qu’aucune des personnes avec lesquelles M. Turner a interagi à l’ASFC, relativement aux concours qui font l’objet de la plainte, ne s’est livrée, intentionnellement ou consciemment, à de la discrimination contre lui en raison de ses caractéristiques personnelles protégées. Comme il a été mentionné plus tôt, la totalité des témoins de l’ASFC a déclaré sous serment ou affirmé solennellement qu’ils n’avaient pas fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner. Je ne crois pas que les témoins mentaient à ce propos. Je pense qu’ils croient vraiment ne pas avoir fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner. C’est donc dire que, s’ils ont bel et bien fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner, ils ont dû le faire involontairement et inconsciemment.

[110]  Pour autant que j’aie pu en juger après avoir passé en revue les éléments de preuve et observé les témoins, tout le monde semblait apprécier M. Turner personnellement ou, du moins, personne ne semblait ressentir d’animosité à son égard. En fait, j’ai remarqué qu’un grand nombre de témoins appelés par l’ASFC disaient personnellement « bonjour » à M. Turner et échangeaient des commentaires ou des regards amicaux avec lui lors des pauses tenues au cours de l’instance. Des commentaires critiques ont certes été faits, à l’audience, par des membres des jurys de sélection à propos des qualifications de M. Turner et de son rendement lors des deux concours qui sont visés par sa plainte et qui ont mené à son exclusion. Mais les éléments de preuve qu’ont fournis à l’audience ses supérieurs et ses collègues au sujet des évaluations de rendement de M. Turner, du travail qu’il accomplissait ainsi que de ses habitudes et de ses caractéristiques personnelles lors des emplois qu’il a exercés à l’ASFC étaient presque toujours positifs et favorables. Et cela inclut les recommandations annuelles, pendant six années successives, de le réembaucher à des postes à durée déterminée. Dans les cas où l’ASFC a indiqué à M. Turner qu’il avait peut-être besoin d’acquérir davantage d’expérience dans certains secteurs d’activités, je pense qu’elle l’a fait d’une manière essentiellement positive et constructive. En réalité, dans presque toutes les évaluations écrites concernant M. Turner, on l’a félicité pour son travail, y compris celui accompli à l’extérieur du CDT, dans le secteur des inspections primaires et secondaires et dans celui de l’application de la loi. Il a aussi été loué pour son comportement positif, sa disposition à aider les autres et son bon tempérament.

[111]  Fait qui n’a rien d’étonnant, les parties divergent d’opinion au sujet de la valeur probante des évaluations de rendement écrites. L’ASFC reconnaît que les évaluations qu’elle a effectuées et les commentaires qu’elle a faits au sujet du travail et de la personnalité de M. Turner au cours de ses six contrats de travail successifs à titre d’inspecteur des douanes nommé pour une durée déterminée étaient favorables (mis à part l’entretien de vive voix tenu avec M. Klassen à la fin du dernier contrat). Cela démontre, à ses dires, qu’elle n’avait pas de préjugé en fournissant ces évaluations favorables de M. Turner et en le réembauchant pour chacune des saisons. Cependant, elle soutient également que l’instruction devrait porter non pas sur les évaluations de son travail antérieur, mais plutôt sur les décisions des jurys de sélection, qui avaient estimé qu’il n’avait pas les qualifications nécessaires pour occuper le poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes, d’abord lors de l’entrevue menée pour le concours Victoria 7003, et, ensuite, en raison de la restriction à l’admissibilité qui s’appliquait à lui dans le concours Vancouver 1002. Elle ajoute qu’étant donné que ces concours étaient ouverts à tous, peu importe l’expérience, c’était les entrevues avec les candidats présélectionnés qui étaient l’aspect le plus important, et M. Turner n’était tout simplement pas parvenu à se qualifier aux étapes de l’entrevue, indépendamment des évaluations positives effectuées auparavant par l’ASFC pour son travail en tant qu’inspecteur des douanes nommé pour une période déterminée. Monsieur Turner est d’avis que le contraste frappant entre, d’une part, les évaluations écrites positives concernant son travail et sa personnalité et, d’autre part, les motifs donnés dans les décisions pour l’exclure des deux concours, constitue un [traduction] « signal d’alarme », qui ne peut se justifier que par l’existence d’un prétexte à la discrimination fondée sur les motifs cités dans sa plainte.

[112]  Il ne fait aucun doute dans mon esprit, au vu de la preuve, que les évaluations écrites que l’ASFC a faites du travail et de la personnalité de M. Turner au cours des six saisons successives ont été toujours favorables, comme l’a d’ailleurs reconnu l’ASFC, et qu’elles contrastent avec les motifs qu’a donnés l’organisme à l’appui de la décision de l’exclure du concours Victoria 7003. Bien que, comme je l’ai expliqué au paragraphe 104 qui précède, la présente instruction soit axée sur la manière dont il a été décidé — et pourquoi — d’exclure M. Turner au stade de l’entrevue lors des deux concours publics, où l’expérience n’était pas censée être un facteur, selon moi, conformément au point mentionné à la dernière phrase du paragraphe 107 qui précède, il faut aussi examiner les évaluations écrites du travail de M. Turner afin de pouvoir apprécier convenablement les décisions qu’ont prises les jurys de sélection d’exclure M. Turner, dans le but de déterminer si ces décisions dégageaient une « subtile odeur de discrimination ».

[113]  Je ne crois pas, d’après la preuve, que M. Klassen ait eu l’intention de faire preuve de discrimination envers M. Turner à cause de l’une quelconque de ses caractéristiques personnelles protégées. Je suis d’avis qu’il voulait que M. Turner réussisse, et qu’il croyait l’aider en lui faisant part, en privé, de la présumée « perception » que l’on avait à son égard, à savoir qu’il évitait les tâches difficiles, et ce, malgré le fait que cette « perception » ne semblait pas avoir de réel fondement factuel, tant sur le plan de son existence que sur celui de sa substance. Quoi qu’il en soit, je pense que M. Klassen avait le sentiment que la « perception » que l’on avait du travail de M. Turner était réelle. Je crois aussi qu’il était incorrect de la part de M. Klassen, et injuste pour M. Turner de rédiger et d’envoyer les courriels; toutefois, je ne crois pas qu’il l’ait fait pour des raisons intentionnellement discriminatoires, mais plutôt à cause de ce qu’il pensait devoir faire, en tant que membre de l’équipe de gestion, pour tenir d’autres gestionnaires au fait de la discussion qu’il avait eue avec M. Turner. Comme il a été mentionné plus tôt, même si M. Turner a d’abord été stupéfait et contrarié par la révélation de M. Klassen au sujet de la « perception » — une première, après six saisons de travail —, la réponse qu’il lui a envoyée à ce sujet dans un courriel après l’entrevue était positive et exprimait de la reconnaissance. Il semblait vraiment apprécier et respecter M. Klassen, et vice versa. Cela dit, comme je l’explique plus loin, le fait d’avoir fait part de cette perception à M. Turner aussitôt après l’évaluation de rendement favorable, et ensuite, la rédaction et l’envoi des courriels, est néanmoins problématique. Car il est possible qu’inconsciemment, les courriels aient eu une incidence sur la décision prise par les décideurs d’exclure M. Turner du concours Victoria 7003. Selon moi, ces courriels étaient fondés sur une perception qui ne reposait pas sur des faits, mais plutôt sur un stéréotype négatif de l’homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête.

[114]  Monsieur Baird a formulé quelques critiques restreintes à propos du travail de M. Turner pendant la période où il l’avait supervisé et évalué, mais la plupart des commentaires qu’il a faits dans son évaluation écrite étaient favorables, et les quelques points qu’il a critiqués avaient été rectifiés par M. Turner avant la fin de la période, selon lui. Cependant, dans l’entretien relatif au concours Victoria 7003, M. Baird a critiqué M. Turner sur un certain nombre de points au sujet desquels il a témoigné à l’audience. À son avis, M. Turner avait enjolivé ses antécédents et son expérience en tant qu’ancien agent de police auxiliaire, de même qu’en ce qui a trait aux activités d’application de la loi. Il pensait aussi qu’il avait embelli son rôle dans les incidents relatés dans ses compétences écrites. Mais M. Baird trouvait surtout que M. Turner avait manqué de respect envers ses collègues et ses superviseurs, et qu’il s’était montré déloyal en les critiquant et en minimisant leurs rôles par rapport à celui qu’il avait joué dans quelques‑uns des incidents décrits dans ses compétences écrites. Monsieur Baird n’était pas présent lors des incidents en question, et il n’avait vérifié leur exactitude auprès d’autres personnes qui s’y trouvaient, dont les « validateurs », qu’après l’entrevue et à la suite de sa décision. Mais j’estime que l’expérience personnelle de M. Baird et sa propre personnalité l’ont amené à croire que certains des faits que M. Turner avait décrits étaient à la fois injustes pour ses collègues et inexacts. De plus, M. Baird me paraît avoir eu le sentiment que quelques réponses de M. Turner à des questions posées à l’entrevue témoignaient d’un manque d’expérience et de connaissances relativement à certaines des fonctions et des responsabilités des inspecteurs des douanes, compte tenu de tout le temps qu’il avait passé à l’intérieur du CDT plutôt qu’à l’extérieur, à effectuer des inspections. J’ai le sentiment que M. Baird était intransigeant sur le plan de la discipline et de la loyauté, et qu’il avait fixé des normes très élevées pour ce qui était des communications et du travail d’équipe particuliers à un poste d’inspecteur des douanes, en fonction de sa personnalité, de son expérience et de son propre rendement au travail. S’il avait décidé que M. Turner n’était pas qualifié dans le cadre du concours Victoria 7003, c’est que, à mon avis, il croyait qu’il n’avait pas satisfait à ces normes au cours de l’entrevue et, pour cette raison, il l’a exclu.

[115]  Si M. Baird les a lus, je ne crois pas que les courriels de M. Klassen l’aient amené, consciemment ou intentionnellement, à décider dans le cadre du concours Victoria 7003 que M. Turner n’était pas qualifié du fait de ses caractéristiques personnelles protégées. Je crois plutôt que les courriels, s’il les a lus, l’ont peut-être amené inconsciemment à penser que M. Turner n’était pas assez motivé ou diligent pour être admissible au poste à durée indéterminée d’inspecteur des douanes, en partie à cause du stéréotype négatif de l’homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête. Malgré le caractère inéquitable, pour M Turner, de l’influence ainsi exercée sur M. Baird par les courriels — dans la mesure où ni l’existence ni la substance de la « perception » évoquée dans les courriels n’avaient été prouvées, et où M. Turner n’était pas au courant de ceux-ci et avait contesté cette « perception » quand M. Klassen l’avait soulevée —, je suis d’avis que la décision de M. Baird n’était pas intentionnellement discriminatoire. Cela dit, comme je l’explique plus loin, je pense que sa décision d’exclure M. Turner après l’entrevue menée dans le cadre du concours Victoria 7003 est néanmoins problématique, car elle repose inconsciemment, en partie, sur un stéréotype négatif, celui de l’homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête.

[116]  Je ne crois pas non plus que Mme Kathryn Pringle, qui siégeait au jury de sélection du concours Victoria 7003, a fait preuve, intentionnellement ou consciemment, de discrimination à l’endroit de M. Turner quand elle a décidé, au stade de l’entrevue, qu’il n’était pas qualifié. Elle avait eu un certain nombre d’échanges avec M. Turner avant l’entrevue relative au concours Victoria 7003, notamment lorsqu’elle l’avait embauché, au départ, pour son premier poste à durée déterminée à Victoria à titre d’inspecteur des douanes (comme il est mentionné au paragraphe 7 qui précède), de même qu’au moment où elle avait fait une évaluation positive à son sujet lors de son quatrième contrat de travail (comme il est mentionné au paragraphe 11 qui précède). Elle avait également participé, dans un rôle secondaire, à l’entrevue réalisée dans le cadre de la demande d’emploi infructueuse qu’il avait présentée pour le concours Victoria 7012 (et dont il est question au paragraphe 15 qui précède). Dans son témoignage à l’audience, elle s’est montrée nettement plus mesurée, dans ses critiques concernant l’entrevue de M. Turner lors du concours Victoria 7003, que M. Baird ne l’avait été dans les déclarations qu’il avait faites à l’audience. Elle s’est fiée à des notes prises à l’occasion de cette entrevue, et elle a eu, il va sans dire, un peu de mal à se souvenir de faits survenus longtemps auparavant. Même si les critiques qu’elle a formulées devant le Tribunal au sujet des réponses fournies par M. Turner à l’entrevue passée lors du concours Victoria 7003 étaient de la même teneur que celles de M. Baird, pour ce qui était d’avoir enjolivé ses antécédents à titre d’agent de police auxiliaire; du rôle qu’il avait joué dans certains des incidents décrits dans ses compétences écrites; et du fait d’avoir critiqué d’autres employés tout en se donnant le beau rôle, elle a également reconnu qu’elle n’avait aucune connaissance directe des incidents que M. Turner avait décrits et que, de ce fait, la description des incidents par celui-ci était peut-être exacte. Elle a également reconnu que les directives concernant la rédaction des compétences écrites incitaient les candidats à s’exprimer de manière franche et à critiquer les rôles joués par d’autres personnes, le cas échéant, dans la description des incidents.

[117]  Madame Kathryn Pringle, dans son témoignage à l’audience, a dit qu’elle pensait avoir lu les courriels de M. Klassen. Mes commentaires sur l’effet qu’ont eu les courriels sur Mme Kathryn Pringle sont exactement les mêmes que ceux que j’ai formulés au sujet de l’effet de ces mêmes courriels sur M. Baird, au paragraphe 115 qui précède. Et, de plus, comme je l’explique plus loin, je pense aussi que sa décision d’exclure M. Turner après l’entrevue passée pour le concours Victoria 7003 est problématique, car elle est fondée inconsciemment, en partie, sur un stéréotype négatif, celui de l’homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête.

[118]  Je ne crois pas que MM. Northcote et Tarnawski, intentionnellement ou non, consciemment ou non, aient fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner quand ils ont décidé de l’exclure du concours Vancouver 1002 en raison de la restriction à l’admissibilité. Ils avaient mené le processus d’entrevue pendant le concours antérieur auquel M. Turner s’était inscrit, le concours Victoria 7012 (ainsi qu’il est mentionné aux paragraphes 15 et 16 qui précèdent), concours dont ils l’avaient exclu au stade de l’entrevue pour les raisons indiquées par M. Northcote dans son témoignage à l’audience (qui est décrit aux paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Cependant, ce concours n’est pas visé par la plainte. Bien que je partage certaines des préoccupations que M. Turner a soulevées dans son argumentation concernant le témoignage de M. Northcote à l’audience, et qui sont précisées au paragraphe 70 qui précède, je crois que la restriction à l’admissibilité, bien que mal libellée et mal comprise — à juste titre — par M. Turner, a néanmoins été établie pour des raisons valables et rationnelles, et qu’il s’agissait donc d’une raison légitime pour l’exclure du concours Vancouver 1002 quand on avait appris qu’il avait été autorisé, par erreur, à passer au stade de l’entrevue. Même si quelques autres candidats dans la même situation que M. Turner, comme M. Wiggins, n’ont pas été exclus à cause de la restriction, d’autres l’ont été à l’instar de M. Turner, même s’ils ne présentaient pas nécessairement les caractéristiques personnelles protégées qu’il possède.

[119]  Je suis d’avis que la manière dont l’ASFC a traité l’exclusion de M. Turner du concours Vancouver 1002 — y compris le défaut d’identifier plus tôt les candidats visés par la restriction, les tergiversations au sujet des motifs sous-tendant la restriction et le refus de répondre à la demande de renseignements écrite de M. Turner —, révèle des erreurs, de l’arrogance et de l’insensibilité. Cela dit, contrairement à ce qui s’est passé lors du concours Victoria 7003, les décideurs du concours Vancouver 1002 n’étaient pas au courant des courriels de M. Klassen et n’avaient jamais supervisé M. Turner ni évalué auparavant son rendement au travail. Même si M. Turner avait, selon lui, répondu de manière sincère au cours de l’entrevue à la question de savoir s’il avait posé antérieurement sa candidature au poste en question, MM. Northcote et Tarnawski, dès le moment où ils avaient appris que, dans le délai visé par la restriction, M. Turner avait présenté une demande infructueuse lors du concours Victoria 7003, n’avaient pas, selon moi, le pouvoir discrétionnaire de lui permettre de poursuivre le processus du concours Vancouver 1002. Cela étant, je conclus que M. Turner n’a pas réussi à prouver que la décision du jury de sélection de l’exclure du concours Vancouver 1002 en raison de la restriction à l’admissibilité était discriminatoire, car l’inférence de discrimination n’est pas, dans les circonstances, plus probable que d’autres inférences probables, dont la conclusion selon laquelle M. Turner était visé par une restriction à l’admissibilité qui était légitime, et MM. Northcote et Tarnawski se devaient de l’exclure dès que le fait s’est avéré. Je conclus donc qu’aucun des motifs de discrimination invoqués par M. Turner dans sa plainte n’a joué dans la décision prise par le jury de sélection du concours Vancouver 1002 de l’exclure en raison de la restriction à l’admissibilité.

[120]  Je conclus également que l’âge de M. Turner n’est pas un facteur qui a joué dans les décisions prises par les jurys de sélection de l’exclure de l’un ou l’autre des deux concours. Au vu de la preuve qui m’a été soumise, M. Turner, à la mi-trentaine à l’époque en question, n’est pas parvenu à prouver que l’ASFC avait fait preuve de discrimination à son endroit du fait de son âge. Les seuls éléments de preuve relatifs à l’âge concernent les remarques émises par M. Fairweather et le programme de transition mentionnés au paragraphe 38 ci‑dessus. À mon sens, aucun de ces éléments de preuve n’a de rapport ou de lien raisonnable avec les raisons pour lesquelles les décideurs concernés par la plainte ont exclu M. Turner, intentionnellement ou non, consciemment ou non, ou d’une manière quelconque liée à d’autres motifs. Il m’est donc impossible d’inférer que l’âge de M. Turner a été un facteur probable plus qu’improbable dans les décisions qu’ont prises les jurys de sélection de l’exclure des concours. Je retiens le témoignage de M. Fairweather selon lequel ses commentaires ont été mal interprétés, en ce sens qu’ils donnaient l’impression de vouloir dissuader les candidats plus âgés. J’admets également la preuve de l’ASFC qui démontre que de nombreux candidats du même âge — ou plus âgés — que M. Turner ont réussi dans le même genre de concours visant à pourvoir un poste au premier échelon, qui attirerait habituellement des candidats plus jeunes, et que l’ASFC valorise l’expérience de vie acquise par ses employés et par les candidats qui postulent l’un de ses emplois.

[121]  Je conclus également, au vu de la preuve dont je dispose, que le motif de déficience perçue — l’obésité — invoqué dans la plainte de M. Turner et fondé sur sa taille ou son poids, n’est pas un facteur qui a joué dans les décisions qu’ont prises les jurys de sélection de l’exclure de l’un ou l’autre des deux concours. Monsieur Turner s’est lui‑même décrit comme étant en surpoids (comme le sont, semble‑t‑il, la plupart des Canadiens adultes de sexe masculin), mais aucun des jurys de sélection ayant participé aux deux concours ni qui que ce soit d’autre n’en a fait mention. Il n’y a aucune preuve non plus que M. Turner a été incapable d’accomplir quelque tâche, ou qu’il a dû demander une mesure d’adaptation quelconque ou en a eu besoin à cause de sa taille ou de son poids. Bien qu’il ait une forte carrure, il ne m’a pas semblé à l’audience que M. Turner était handicapé de quelque façon par sa taille ou son poids, et je n’ai entendu personne laisser entendre qu’il considérait M. Turner comme quelqu’un d’obèse. Il est clair qu’aucun commentaire de la sorte ne lui a jamais été fait par la direction dans ses évaluations ou dans les entretiens qu’elle a eus avec lui, ou dans n’importe quel autre contexte. J’accepte le témoignage de M. Klassen quant au fait qu’il ne connaissait même pas l’expression « rat bastard » qui serait liée au personnage fictif de cinéma appelé « Fat Bastard » [ou « Gras-Double »]. Je souscris également aux principes énoncés aux paragraphes 51 et 52 qui précèdent, à savoir, d’une part, que les stéréotypes négatifs entretenus au sujet des personnes obèses peuvent mener à des actes discriminatoires à l’encontre de ces personnes au travail, en raison de la perception erronée selon laquelle les obèses sont paresseux et en mauvaise santé, même si leur rendement au travail est bon; et, d’autre part, que la discrimination peut être attribuable à de multiples motifs interreliés, y compris la façon dont l’obésité est perçue. Cela dit, je n’ai tout simplement pas l’impression que la taille ou le poids de M. Turner, d’après la preuve qui m’a été soumise, permettent d’en arriver à une inférence probable selon laquelle il s’agissait là d’un facteur qui, intentionnellement ou non, consciemment ou non, ou d’une manière quelconque liée à d’autres motifs, a joué dans les décisions de l’exclure des concours.

[122]  Comme je l’ai déjà signalé à la section V. B. ci-dessus, l’ASFC est d’avis que M. Turner a échoué au concours Victoria 7003 non pas à cause de motifs servant de prétexte pour dissimuler une discrimination fondée sur ses caractéristiques personnelles protégées, mais parce que, à l’entrevue, il n’avait tout simplement pas obtenu d’assez bons résultats dans deux catégories de compétences particulières : [traduction] « Communications interactives efficaces » et [traduction] « Travail d’équipe et collaboration ». L’ASFC soutient qu’il n’était pas prêt pour l’entrevue, tant dans son approche que dans sa préparation. Il avait aussi démontré un manque de connaissances dans ses réponses à des questions posées à l’entrevue, en partie parce qu’il avait passé trop de temps à accomplir des tâches plus simples au CDT, et pas assez de temps à exécuter des tâches plus complexes dans le secteur de l’application de la loi. L’ASFC allègue qu’il avait enjolivé ses antécédents en tant qu’agent de police auxiliaire, ainsi que le rôle qu’il avait joué dans certains incidents décrits dans ses compétences écrites, où il avait tenté à tort de se mettre en valeur aux dépens de ses collègues et superviseurs. L’ASFC ajoute que ni le fait d’avoir présélectionné M. Turner en vue de l’entrevue sur la base de ses compétences écrites et de son CV, ni le fait de l’avoir évalué de manière positive à la suite de ses six saisons de travail antérieures n’étaient importants dans le cadre du processus, car ce qui comptait réellement, c’était le rendement du candidat à l’entrevue.

[123]  Contrairement à l’avis de l’ASFC relevé au paragraphe 112 qui précède, j’estime pour ma part qu’il est important de prendre en considération les évaluations écrites du rendement au travail de M. Turner effectuées antérieurement par ses supérieurs afin de pouvoir déterminer, dans la présente affaire où les preuves circonstancielles revêtent une importance capitale, si la « subtile odeur de discrimination » était présente dans la décision d’exclure M. Turner du concours Victoria 7003 à l’étape de l’entrevue. Comme l’a énoncé le juge Mandamin dans la décision Khiamal, aux paragraphes 80 à 84 :

[80] Dans l’arrêt Holden, la Cour d’appel fédérale a déclaré : « Comme l’indique la jurisprudence, il suffit que la discrimination constitue un fondement de la décision de l’employeur ». Il suffit que la discrimination soit un des facteurs qui ont joué dans la décision de la défenderesse de ne pas accorder de promotion au demandeur.

[81] Le Tribunal est chargé de discerner si la discrimination est un des facteurs qui expliquent le refus d’engager le demandeur. Pour ce faire, le Tribunal doit tenir compte de tous les éléments de preuve circonstanciels, tirer des conclusions de fait et décider si l’inférence qui peut être tirée des faits permet de conclure à la discrimination selon la prépondérance des probabilités.

[82] Le Tribunal a reconnu qu’il devait décider s’il existait des éléments de preuve permettant de conclure à la discrimination. Voici ce qu’il a déclaré :

Cependant, il faut qu’il y ait un lien entre l’acte à l’étude et un motif de distinction illicite. Le lien peut être déduit à partir d’une preuve circonstancielle, mais la conclusion de discrimination doit être plus probable que toute autre conclusion possible. À défaut de cela, le plaignant peut utiliser les autres recours qu’offrent le milieu de travail, le syndicat ou les tribunaux civils, mais il n’a pas satisfait au critère permettant de prouver le bien-fondé de sa plainte en matière des droits de la personne.

[Non souligné dans l’original.]

[83] Pour tirer une telle conclusion, il faut que le fait en cause soit établi par d’autres faits. Il n’est pas nécessaire que chaque élément de preuve conduise à cette conclusion. Les éléments de preuve, qui sont insuffisants, pris individuellement, permettent, une fois combinés, de conclure à l’existence du fait en cause. Pour ce faire, il faut s’assurer de ne pas exclure des éléments individuels qui sont présentés dans le cadre d’une combinaison plus large (John Sopinka, The Law of Evidence in Canada, 2e éd., Toronto: Butterworths Canada Ltd., 1999, aux paragraphes 2.72 et 2.77).

[84] Dans la décision Morris c. Canada (Forces armées), [2001] TCDP n41, aux paragraphes 134 à 144, conf. par 2005 CAF 154, le tribunal a conclu à la discrimination en se fondant sur des éléments de preuve directs, anecdotiques, circonstanciels et statistiques.

[124]  Voici quelques exemples d’extraits des évaluations écrites qui ont été rédigées par les superviseurs de l’ASFC, Mme Kathryn Pringle, M. Baird et M. Klassen, au sujet du travail accompli par M. Turner pendant les quatrième, cinquième et sixième (la dernière) saisons où il a travaillé à Victoria à titre d’inspecteur des douanes nommé pour une période déterminée, et qui ont été produites en preuve à l’audience :

La surintendante Kathryn Pringle :

[traduction]

« Levan, vous vous comportez de manière polie et professionnelle. Vous tentez de régler les problèmes des clients avant de les diriger vers moi. »

« Vous êtes capable de faire des renvois appropriés ainsi que de faciliter le passage à la frontière des voyageurs à faible risque. »

« Vous êtes capable de communiquer efficacement, de vive voix et par écrit. »

« Vous êtes toujours prêt à m’aider, ainsi que d’autres, en accomplissant des tâches supplémentaires, sans vous plaindre. »

« Vous utilisez activement les bases de données relatives à l’application de la loi, et vous vous débrouillez très bien avec la résolution de problèmes liés à divers systèmes informatiques, car vous êtes capable de résoudre des difficultés lorsque nous ne pouvons obtenir de soutien des TI, surtout la fin de semaine. »

Monsieur Trevor Baird :

[traduction]

« Levan, vous avez atteint les buts et les objectifs fixés. »

« Vous vous présentez toujours de manière professionnelle, même dans des circonstances difficiles. Vous avez une bonne compréhension des règlements des douanes et êtes en mesure d’exécuter les fonctions financières et commerciales au terminal des traversiers. »

« Vous avez une très bonne compréhension du processus d’inspection primaire, et vous êtes capable d’effectuer efficacement des renvois de qualité lorsque vous facilitez le passage à la frontière de voyageurs présentant un risque faible. Vous êtes également capable de prendre des décisions appropriées pendant que vous procédez à des inspections secondaires et que vous traitez des importations ordinaires. »

« Vous avez la capacité évidente de communiquer efficacement avec les clients et vos collègues de travail. [...] Vous êtes capable de poser efficacement des questions, d’écouter les réponses et de réagir en conséquence. Vous avez ce qu’il faut pour devenir un interrogateur très efficace. »

« Je vous ai également vu faire part de conseils et de connaissances à de nouveaux employés. Vous avez soumis de nombreuses questions valides, à la suite desquelles des changements ont été apportés. »

« Vous avez une excellente connaissance des procédures d’examen des douanes. Vous avez une bonne connaissance des dispositions législatives régissant les pouvoirs des agents et le recours à la force. Vous avez aussi une excellente connaissance des bases de données douanières. »

Le surintendant Trevor Baird (dans l’évaluation de mi-saison) :

[traduction]

« Vous avez une excellente compréhension de nos procédures d’inspections primaire et secondaire. Vous êtes capable de faire d’excellents renvois en matière de douanes et d’immigration tout en continuant de faciliter le passage à la frontière des voyageurs à faible risque. Vous avez aussi fait preuve de bon jugement lors de mesures prises dans le cadre d’inspections secondaires et d’activités d’application de la loi. »

« Vous avez une capacité de communiquer très efficacement à l’oral et à l’écrit. Vous êtes capable d’échanger efficacement avec les voyageurs et vos collègues de travail, ainsi que d’effectuer des examens secondaires. »

« Vous êtes prêt à exécuter des tâches supplémentaires chaque fois qu’on vous le demande ou à aider vos collègues de travail. »

« Vous avez une excellente connaissance des procédures en matière d’inspection douanière. Vous avez pris part à de nombreuses inspections secondaires cet été, et vous vous êtes efforcé de vous initier au volet « application de la loi » des douanes. Vous avez suivi avec succès une formation portant sur les pouvoirs des agents et le recours à la force au début de l’été, et vous avez démontré que vous compreniez bien cette responsabilité accrue. »

Le surintendant Klassen :

[traduction]

« Levan continue de montrer, année après année, qu’il fournit un service de qualité au public voyageur et à ses pairs. Un exemple de cela est la formation en cours d’emploi de nouveaux employés. Levan fait preuve de courtoisie envers le public voyageur et lui prodigue ses connaissances, ce qui lui permet de comprendre quels sont ses droits et obligations. »

« Levan continue d’apprendre et d’appliquer ses connaissances [...] Il lui est arrivé de jouer un rôle de chef quand le surintendant n’était pas sur place. »

Pour ce qui est des communications efficaces : « L’observation de Levan a permis d’établir qu’il est capable de s’exprimer de manière claire et concise avec les voyageurs et les membres de l’équipe. »

« Levan a été disposé à jouer un rôle prépondérant quand on le lui a demandé, et il a prodigué des conseils à de nouveaux employés. »

« Levan a une bonne connaissance de l’application des mesures douanières ainsi que du processus 133 [Pouvoirs des agents]. C’est ce que dénotent les saisies 811‑6002 et deux incidents liés aux PO (mandat et avertissement lié à un ADA). »

[125]  Ce sont là manifestement des commentaires favorables au sujet de M. Turner et de son rendement au travail, et ils s’étendent sur une longue période de temps. Selon moi, ces évaluations de M. Turner contrastent fortement avec les raisons invoquées pour justifier son exclusion du concours Victoria 7003, qui seraient uniquement liées à sa performance à l’entrevue. De ce fait, elles soulèvent de sérieux doutes quant à la validité de ces raisons. Cette entrevue a vraisemblablement duré une heure, tout au plus. M. Turner a été présélectionné pour cette dernière après que les décideurs eurent accepté ses compétences écrites, lesquelles, par la suite, ont été utilisées contre lui par les mêmes décideurs. S’ajoute à mes doutes le fait que les décideurs aient reçu les courriels de M. Klassen avant de rendre leur décision. Comme il a été mentionné au paragraphe 113 qui précède, les courriels n’avaient aucun fondement factuel clair pour étayer la « perception » selon laquelle M. Turner évitait les tâches difficiles ou abusait des congés de maladie et des congés pour raisons familiales. Les courriels ont été rédigés et envoyés par M. Klassen d’une manière inéquitable, à l’insu de M. Turner et sans lui donner la possibilité de les contester. Ils ont été transmis aux superviseurs ultimement appelés à se prononcer sur sa demande dans le cadre du concours Victoria 7003. Et ce, même si M. Turner avait fait part à M. Klassen de sa surprise et de son désaccord après avoir entendu ce dernier évoquer ladite « perception » pour la première fois, après six saisons de travail fructueuses au cours desquelles les allégations formulées dans les courriels n’avaient jamais été portées à sa connaissance. Je suis d’avis que les courriels ont été lus, et qu’ils ont influencé la réflexion de M. Baird et de Mme Kathryn Pringle dans le cadre de la décision qu’ils ont prise, lors du concours Victoria 7003, d’exclure M. Turner.

[126]  À mon avis, les courriels et les motifs indiqués à l’appui de la décision rendue dans le cadre du concours Victoria 7003 sont reliés. Contrairement à ce qui ressort des évaluations écrites de M. Turner citées plus haut, et contrairement aussi à ce que je comprends de ses compétences écrites ainsi que de son propre témoignage et de son comportement à l’audience, les courriels en cause et les motifs invoqués à l’appui de la décision dénotent une perception négative, fausse et non étayée selon laquelle M. Turner est : 1) paresseux, en ce sens qu’il évite les tâches difficiles, même s’il n’y a aucune preuve réelle que les tâches du CDT étaient plus faciles à exécuter que le travail exécuté à l’extérieur, et même si la direction exerçait un contrôle sur la répartition des affectations de travail et leur emplacement; 2) incompétent, en ce sens qu’il n’était pas au fait de diverses situations liées à l’application de la loi, ou incapable de s’en occuper convenablement, même s’il ressort clairement de ses évaluations de rendement qu’il avait passé un certain temps dans le secteur de l’application de la loi, qu’il connaissait le travail qui s’y accomplissait et était capable de l’exécuter, et qu’il semblait être au courant des activités relatives à l’application de la loi dans le témoignage qu’il a fait devant moi à l’audience; et 3) malhonnête dans sa façon d’enjoliver le rôle qu’il avait joué dans le cadre de divers incidents relatés dans ses compétences écrites, au détriment d’autres personnes; dans son CV, et au sujet de ses congés de maladie et de ses congés pour raisons familiales. Tout cela, même si les décideurs, au moment de leur décision, n’étaient nullement au fait de ce qui s’était réellement passé lors des incidents décrits dans les compétences écrites, lesquelles, d’après les règles, étaient censées être rédigées en toute franchise, quitte à critiquer ses supérieurs, au besoin; et même s’il n’y avait aucune preuve qu’il n’avait pas dit la vérité sur le rôle qu’il avait joué en tant qu’agent de police auxiliaire ou sur ses congés de maladie ou ses congés pour raisons familiales.

[127]  À mon avis, on ne saurait simplement attribuer les courriels de M. Klassen et les raisons invoquées à l’appui de la décision prise dans le cadre du concours Victoria 7003 à une mauvaise performance de la part de M. Turner à l’entrevue ou, subsidiairement, à des erreurs commises par MM. Klassen et Baird et Mme Kathryn Pringle au moment d’évaluer M. Turner à l’époque des courriels ou de la décision. Au regard de l’ensemble des éléments de preuve et des circonstances, il m’est plutôt permis de tirer la conclusion plus probable qu’improbable que, de manière non intentionnelle et non consciente, les superviseurs de M. Turner ont laissé un stéréotype négatif fallacieux, celui de l’homme de race noire paresseux, incompétent et malhonnête, s’immiscer dans leur esprit à propos de M. Turner, qui, à l’époque, était presque le seul homme de race noire à travailler pour l’ASFC à Victoria. Selon moi, ce stéréotype est ensuite devenu un facteur qui a joué dans la rédaction et l’envoi des courriels, ainsi que dans la décision du jury d’exclure M. Turner au stade de l’entrevue. L'excellent témoignage de M. Turner à l'audience, ainsi que le contraste entre les évaluations écrites antérieures de son travail par les décideurs et leurs témoignages plus récents à l'audience,  où ils ont tenté d’expliquer pour quelles raisons ils avaient exclu M. Turner à l’étape de l’entrevue dans le cadre du concours Victoria 7003, sont trop importants pour que j’en fasse abstraction. J’en conclus donc qu’une discrimination involontaire et inconsciente, qui se fondait sur un stéréotype raciste négatif et fallacieux, a joué dans la décision du jury d’exclure M. Turner du concours Victoria 7003.

[128]  Dans l’arrêt Parks, la formation de la Cour d’appel de l’Ontario, dont faisait partie la juge d’appel Abella (tel était alors son titre), a écrit, aux paragraphes 54, 60 (en citant la juge McLachlin) et 61, ce qui suit à propos de l’effet du racisme au Canada, par lequel se perpétuent, de façon inconsciente, des stéréotypes négatifs au sujet des Noirs dans les décisions que l’on prend :

[traduction]

54 Je n’ai pas la prétention d’analyser de manière critique et détaillée les études qui sous-tendent les divers rapports auxquels j’ai fait référence. Compte tenu de cette restriction, toutefois, il me faut souscrire aux conclusions générales que l’on retrouve à maintes reprises dans ces documents. Le racisme, en particulier le racisme anti-Noirs, fait partie intégrante de la mentalité de notre société. Une couche importante de la société professe ouvertement des vues racistes. Une couche plus large encore est inconsciemment influencée par des stéréotypes raciaux négatifs. De surcroît, nos institutions, y compris la justice pénale, reflètent ces stéréotypes négatifs qu’elles perpétuent. Ces éléments se conjuguent pour propager le fléau du racisme dans la société entière. Les Noirs sont parmi les principales victimes de ce fléau.

60 La juge McLachlin a récemment décrit à la fois le danger et le pouvoir que peuvent avoir les préjugés au sein du processus décisionnel (« Stereotypes : Their Uses and Misuses » [allocution prononcée au Forum sur les droits de la personne de la faculté de droit de l’Université McGill, le 25 novembre 1992], à la p. 11) :

Les stéréotypes raciaux servent une fin semblable à celle que servent les stéréotypes sexuels. Nous pouvons décider de rejeter l’opinion d’une personne ou sa demande d’emploi en raison de sa race, parce que cela nous évite d’avoir à réellement analyser si nous devrions admettre le point de vue ou la candidature de cette personne. Je ne veux pas dire que les gens décident consciemment d’appliquer des stéréotypes raciaux inappropriés parce que ces derniers offrent des solutions plus faciles que le fait de prendre une décision rationnelle. L’affaire est plus compliquée, moins explicite que cela. En fait, les stéréotypes raciaux ou sexuels sont là, présents dans notre esprit, issus du conditionnement social et encouragés par la culture populaire et les médias. Parfois, ils sont ancrés dans nos institutions. Nous avons tendance à les accepter comme des vérités. Quand nous sommes confrontés à un problème, nous les appliquons automatiquement parce qu’il est naturel et facile de le faire — nettement plus facile que d’examiner réellement le problème et d’arriver à une conclusion rationnelle en recourant à la pensée, à l’écoute et à l’évaluation.

61 D’autres laissent entendre que les perceptions fondées sur des préjugés raciaux exercent une influence particulière dans le processus décisionnel parce qu’elles ont tendance à filtrer, voire modifier, les informations fournies au décideur [Note 21]. Les partis-pris façonnent les informations reçues de manière à ce qu’elles soient conformes à ces derniers. Cela confère ainsi à la décision rendue, du moins aux yeux du décideur, un air de logique et de rationalité.

[129]  Dans la décision Knoll, où elle avait rejeté une demande de contrôle judiciaire visant une décision du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario qui avait conclu que l’entreprise en cause avait fait preuve de discrimination à l’endroit de son employé de race noire, M. Adams, en mettant fin à son emploi en raison d’un stéréotype négatif lié aux hommes noirs et à la violence, la Cour supérieure de justice de l’Ontario avait écrit ce qui suit, au paragraphe 20 :

[traduction]

 

[20] Le Tribunal fait référence à une décision antérieure du Tribunal, Sinclair v. London (City), [2008] O.H.R.T.D. no 46, 2008 HRTO 48 (T.D.P.), à l’appui de l’observation, admise par le Tribunal, que la race joue un rôle très subtil dans la société, en influençant les gestes que posent des gens sans qu’ils s’en rendent compte ou qu’ils en aient l’intention. Au paragraphe 17 de la décision Sinclair, le Tribunal a déclaré : « La racialisation touche les hommes noirs en particulier, souvent sans la participation consciente de ceux qui prennent les décisions, en raison de stéréotypes les concernant selon lesquels ils sont physiques, violents et plus susceptibles d’être criminels ». Dans la décision Knoll, le Tribunal a conclu qu’étant donné que l’on impute ces caractéristiques aux hommes de race noire, ces derniers sont exagérément contrôlés et surveillés au sein de notre société (Knoll, au par. 46).

[130]  Par ailleurs, dans la décision Francis, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique a conclu que le ministère de la Justice avait fait preuve de discrimination fondée sur la race et la couleur à l’encontre de son employé de race noire, M. Francis, en raison de la manière dont il l’avait traité dans le cadre d’incidents survenus au travail, lesquels incidents reposaient sur un stéréotype négatif, celui de l’« homme de race noire paresseux », et avaient mené à son départ. À une occasion, on avait signalé à la direction la perception qu’il travaillait lentement, sans donner à M. Francis la possibilité de répondre. Aux paragraphes 299 à 302 de la décision, le Tribunal a écrit ce qui suit :

[traduction]

[299] Le fait que l’incident survenu en juin 2012 n’ait été accompagné d’aucune directive, mesure corrective ou mesure disciplinaire n’est pas déterminant. L’incident survenu entre Francis et Manzer s’est intensifié après que Manzer eut refusé de donner les noms de ceux qui accusaient Francis d’être lent. Il était raisonnable que Francis, qui faisait l’objet de plaintes à propos de son rendement, souhaite obtenir de plus amples renseignements. Au lieu de fournir ces renseignements, Manzer a signalé à la direction que Francis avait réagi d’une manière que d’autres personnes avaient peut-être entendue. À mon avis, cela est assimilable au non-respect d’une procédure équitable, en ce sens que Manzer a confronté Francis au sujet de problèmes de rendement possibles, mais ne lui a pas fourni les renseignements nécessaires pour répondre à ces problèmes de manière vraiment utile. L’absence de procédure équitable peut être une preuve de traitement préjudiciable : Brar, par. 732.

[300] Cette forme de ciblage et le profilage sont de solides indicateurs de discrimination raciale : Torres and others v. Langtry Industries (no 5) 2009 BCHRT 3 [Torres]. Comme dans Torres, Francis a été ciblé, plus que d’autres agents de contrôle, à cause de critiques qui n’étaient pas officiellement documentées. Les critiques reposaient en grande partie sur des commérages, et quand Francis a été confronté à ces critiques, sa réaction a alors été signalée à la direction.

[301] J’admets que Manzer croyait peut-être sincèrement qu’il essayait d’aider Francis à réussir quand il l’a rencontré dans le coin-repas. Cependant, cela ne veut pas dire que son intervention ne peut pas être raisonnablement liée à la race de Francis dans des circonstances où une telle intervention reposait sur un point de vue stéréotypé qui ne reflétait pas le rendement véritable. Le fait que Manzer, qui a l’apparence d’une personne à la peau blanche, n’ait pas perçu que sa conduite était discriminatoire n’est pas déterminant.

[302] Dans la décision Balikama obo others v. Khaira Enterprises and others, 2014 BCHRT 107 [Balikama], le Tribunal a admis la preuve d’un expert sur le racisme anti-Noirs, qui a déclaré que certaines croyances discriminatoires envers les personnes d’origine africaine sont des stéréotypes selon lesquels les Noirs sont inférieurs, stupides, paresseux et incompétents. L’expert a signalé que « la quotidienneté du racisme ressort dans le domaine de l’emploi, en ce sens que les Noirs manquent de crédibilité au travail et se voient attribuer les pires emplois et que l’on ne traite pas souvent de leurs préoccupations » : par. 585 et 586.

Il ressort clairement du témoignage du Dr Bernard que le sort d’un grand nombre de Noirs au Canada est excessivement difficile, en raison des problèmes qu’ils éprouvent à être acceptés comme des égaux dans la société canadienne. En particulier, elle a souligné les croyances discriminatoires qu’ont des Blancs au sujet des personnes d’origine africaine, y compris les stéréotypes selon lesquels les Noirs sont inférieurs, stupides, paresseux, incompétents et très portés sur le sexe.

Dr Bernard a signalé le sous-emploi des Noirs, même très scolarisés, au Canada, en raison d’un manque de reconnaissance de leurs titres de compétences. Elle a fait remarquer que, chez les Noirs, le fait de voir constamment d’autres personnes être victimes de racisme est aussi dommageable pour eux que s’ils en étaient eux-mêmes victimes. Elle a qualifié ce fait de « quotidienneté du racisme ». Elle a ajouté que la quotidienneté du racisme se manifeste dans le secteur de l’emploi par le fait qu’on prête peu de crédibilité aux Noirs au travail, que ceux-ci se voient attribuer les pires emplois et que l’on ne tient pas souvent compte de leurs préoccupations.

[131]  Comme l’illustrent les extraits de la jurisprudence reproduits aux paragraphes 127 à 130 qui précèdent, il existe des similitudes entre ces affaires et la présente. Comme c’est le cas dans ces décisions, la présente affaire comporte une conclusion relative à l’existence d’une « subtile odeur de discrimination » à l’endroit d’une personne de race noire. Cette discrimination repose, en partie, sur un stéréotype raciste négatif et fallacieux qui, comme je l’ai inféré en l’espèce à partir de toutes les circonstances portées à mon attention à l’audience, s’est probablement immiscé dans l’esprit des décideurs qui ont participé au concours Victoria 7003 et est devenu, involontairement et inconsciemment, un facteur dans leur décision d’exclure M. Turner du concours. En conséquence, je conclus que M. Turner a, selon la prépondérance des probabilités, établi que sa plainte est justifiée, en partie. C’est‑à‑dire que l’ASFC a fait preuve de discrimination à son égard en raison de sa race, de sa couleur et de son origine nationale ou ethnique en l’excluant du concours Victoria 7003, en violation de l’article 7 de la Loi.

VII.  Ordonnance

[132]  Le Tribunal ordonne aux parties de prendre part à une conférence de gestion de l’instance à l’heure et à la date qu’il fixera, dès que ce dernier et les parties l’estimeront possible, en vue de discuter de la procédure à suivre pour la tenue d’une audience sur les mesures de réparation à accorder.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 11 février 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T1248/6007

Intitulé de la cause : Levan Turner c. Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision du tribunal : Le 11 février  2020

Dates et lieux de l’audience :  Du 14 au 17 mai 2018

Du 28 mai au 1er juin 2018

Du 10 au 14 décembre 2018

Du 14 au 18 janvier 2019

Le 28 janvier 2019

Les 4 et 5 septembre 2019

Victoria (Colombie‑Britannique)

Comparutions :

David Yazbeck , pour le plaignant

Aucune comparution pour la Commission canadienne des droits de la personne

Graham Stark , pour l’intimée

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