Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 3

Date : le 28 février 2020

Numéro du dossier : T2207/2917

 

Entre :

Cecilia Constantinescu

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la demande

[1]  La présente décision traite d’une demande en récusation déposée par la plaignante, Mme Cecilia Constantinescu, le 17 janvier 2020, me demandant de me récuser dans le traitement de la plainte. 

[2]  Service correctionnel Canada a déposé ses représentations le 6 février 2020, demandant que la requête en récusation soit rejetée pour forclusion. Alternativement, l’intimé argue que la requête devrait être rejetée puisque la plaignante n’a pas démontré l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

[3]  La Commission canadienne des droits de la personne, qui ne participe pas à l’audience, n’a pas déposé de représentations en réponse à la requête de Mme Constantinescu alors qu’elle a eu l’opportunité de le faire.

II.  Questions en litige

  • 1) Est-ce que la plaignante est forclose de présenter sa requête en récusation?

  • 2) Si ce n’est pas le cas, existe-t-il une crainte raisonnable de partialité de ma part exigeant que je me récuse?

III.  Question préliminaire – La forclusion

[4]  L’intimé estime que la requête en récusation devrait être rejetée pour motif de forclusion puisque la plaignante n’a pas soulevé la crainte raisonnable de partialité à la première occasion.

[5]  Comme je l’ai écrit dans ma décision Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2019 TCDP 49, au para. 151, ce n’est pas la première fois que Mme Constantinescu affirme que je ne suis pas impartial dans le traitement de sa plainte.

[6]  À l’hiver 2018, dans une de ses correspondances, elle avait affirmé que je n’étais pas impartial. L’intimé était intervenu afin de dénoncer ses propos sérieux. Après cet échange entre les parties, j’ai fait parvenir une lettre aux parties le 4 décembre 2018. Dans cette lettre, je demandais à Mme Constantinescu, entre autres choses, de déposer une requête en récusation dans les plus brefs délais, ou de faire preuve de retenue et de réfréner ses allégations de partialité (Zündel c. Canada (C.D.P.) 2000 CanLII 16575 (CAF)).

[7]  La plaignante n’a pas déposé une telle requête.

[8]  Un an plus tard, le 15 décembre 2019, la plaignante a demandé dans une autre correspondance qu’un autre membre instructeur soit assigné à son dossier puisqu’elle allègue que je serais partial. Une fois de plus, je lui ai dit qu’elle devait déposer une requête à cet effet. La requête a été déposée le 17 janvier 2020.

[9]  Le concept appelé la forclusion, dans la langue française, découle entre autres de la common law. En anglais, il est appelé « waiver ». Ce concept fait référence à l’idée que lorsqu’une partie ne soulève pas une objection quant à la partialité au moment opportun, elle renonce par elle-même à la soulever à un autre moment (d’où l’utilisation du terme anglais « waiver »).

[10]  Le fait de réserver son objection quant à la partialité du décideur, et ce, durant l’instruction du litige, peut être ainsi considéré comme une tactique abusive (tactique de réserve). Cette tactique comporte le risque d’une conclusion de forclusion : la forclusion est donc une réponse à cette tactique, obligeant la partie à soulever la partialité à la première occasion, dès que possible. Lorsque la partialité n’est pas soulevée immédiatement, l’authenticité de la crainte de partialité est ainsi remise en doute (Eckervogt v. British Columbia, 2004 BCCA 398, au para. 48. Voir également Transport Car-Fré Ltée c. Lecours, 2018 CF 1133, au para. 50).

[11]  Les auteurs Brown et Evans (Brown and Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Canvasback Publications, édition à feuilles mobiles, 2003, au paragraphe 11:5500)) expriment que de manière générale, on considérera qu’une partie, ou son représentant légal, a renoncé à soulever l’objection de partialité si elle était au courant des éléments pouvant mener à la récusation et a acquiescée à la poursuite des procédures en ne s’objectant pas à la première occasion.

[12]  Les auteurs poursuivent en mentionnant qu’il n’existe pas de présomption de renonciation si le décideur n’a pas déclaré ses intérêts, si une partie a été dans l’impossibilité de s’objecter puisqu’elle aurait été prise par surprise ou si une partie non représentée par avocat ne savait pas qu’elle avait le droit de s’objecter à ce moment-là. Toutefois, si aucune de ces exceptions ne s’applique et qu’il y a un délai important, l’authenticité de la crainte raisonnable de partialité est remise en doute, et le principe de la forclusion peut s’appliquer.

[13]  La plaignante, dans sa réplique, répond à l’argument de la forclusion et se défend de ne pas avoir déposé la requête en récusation plus tôt. D’abord, elle indique qu’elle n’était pas familière avec la jurisprudence du Tribunal et la recherche jurisprudentielle. De plus, elle indique avoir manqué de temps, ne pas avoir eu d’aide, avoir dû déposer plusieurs requêtes dans ce dossier ainsi que devoir prendre le temps de préparer les téléconférences. Elle a également manifesté que pendant une certaine période, elle travaillait et devait se déplacer dans les embouteillages.

[14]  Depuis novembre 2019, elle dit avoir eu le temps d’écouter les enregistrements des téléconférences et avoir pris connaissance de la jurisprudence récente du Tribunal, ce qui l’aurait menée à croire que j’étais partial.

[15]  Elle ajoute qu’elle croyait que la lettre qui a été envoyée par le Tribunal et datée du 4 décembre 2018 émanait du greffe du Tribunal et non du membre instructeur. À titre de précision, cette lettre a été envoyée aux parties à la suite d’une correspondance de la plaignante et dans laquelle elle soulevait expressément une crainte de partialité à mon égard. La lettre la sommait donc de déposer une demande en récusation dans les plus brefs délais, ce qu’elle n’a pas fait.

[16]  Elle affirme qu’elle a appris, lors de la téléconférence du 26 novembre 2019, que les directives émanaient bel et bien du membre instructeur et non du greffier. Elle argue que c’est cette découverte qui lui a confirmé sa crainte de partialité à mon égard.

[17]  Il est difficile de comprendre comment la plaignante aurait pu croire que la lettre du 4 décembre 2018 envoyée par le Tribunal, bien que signée par un greffier, émanait de ce dernier. Il faut rappeler que cette lettre informait la plaignante que suite à ses propos voulant que je sois partial, elle devait déposer une requête en récusation dans les plus brefs délais ou s’abstenir de faire de tels commentaires. La lettre visait également à recadrer ses comportements inacceptables dans le dossier.

[18]  Cela dit, les deux premières lignes de cette lettre se lisent comme suit :

[…]

Chères Parties,

Veuillez trouver ci-joint une correspondance du membre instructeur :

[…]

[19]  Je crois qu’il aurait été avantageux de relire avec attention la lettre du 4 décembre 2018, puisqu’à la lecture même de ces deux premières lignes, il est on ne peut plus clair qu’il s’agissait d’instructions de ma part, et non du greffier.

[20]  À mon avis, Mme Constantinescu ne peut invoquer son incompréhension de la lettre de 2018 afin de justifier les délais dans le dépôt de sa requête. La lettre était claire et sans équivoque.

[21]  Et bien que Mme Constantinescu ne soit pas représentée par avocat, elle a été informée de son obligation de déposer une requête en récusation dans cette lettre du 4 décembre 2018. Elle a pourtant décidé, en toute connaissance de cause, de ne pas déposer une telle requête.

[22]  D’un autre côté, la plaignante soutient que ce n’est qu’en décembre 2019 qu’elle a été convaincue, qu’elle a considéré, que j’étais partial et que c’est pourquoi elle a déposé sa requête en récusation le 15 décembre 2019. Les arguments de la plaignante sont incohérents. Comment peut-elle affirmer que ce n’est qu’en décembre 2019 que ses craintes de partialité se sont confirmées alors qu’elle en avait déjà fait part au Tribunal en décembre 2018?

[23]  En effet, la plaignante avait soulevé à la fin de l’année 2018 une crainte de partialité à mon égard et ce, de façon claire. Le fait de soulever cette question dans une correspondance adressée au Tribunal suffit pour démontrer qu’elle considérait  déjà, à l’époque, avoir une crainte de partialité.

[24]  Dans ce contexte, puisque la plaignante a soulevé la crainte de partialité à ce moment-là, et elle aurait dû déposer une requête en récusation dans les plus brefs délais, comme je lui ai demandé de le faire.

[25]  Elle a décidé, en toute connaissance de cause, de ne pas déposer cette requête. Elle ne peut invoquer sa propre inaction pour obtenir ce qu’elle recherche.

[26]  La plaignante estime encore une fois que lorsque l’intimé invoque le principe de la forclusion, il s’agit là de propos vexatoires, déplacés, incitatifs, irréels et insensés.

[27]  Comme je l’ai expliqué précédemment, le principe de la forclusion est un principe qui existe en droit et l’intimé peut l’invoquer afin de faire rejeter la requête. Il ne s’agit pas de propos vexatoires, frivoles et infondés, comme le prétend la plaignante.

[28]  Au contraire, l’argument de l’intimé tient la route et je suis effectivement d’avis que Mme Constantinescu, de par ses propres actions et décisions, s’est forclose de déposer une requête en récusation à mon égard. En attendant un an pour déposer sa requête, Mme Constantinescu a perdu la possibilité qu’elle eût de soulever ma potentielle partialité. En attendant si longtemps, alors qu’elle savait ce qu’elle devait faire, elle a tacitement accepté de ne plus soulever son objection.

[29]  Au surplus, l’intimé a fourni ses arguments en réponse à la requête de Mme Constantinescu. Il a d’ailleurs ajouté une alternative, qu’il a formulée de la manière suivante : si le membre instructeur « […] arrive à la conclusion que la plaignante est forclose de la présenter (la requête) et qu’il décide de se prononcer sur sa requête pour en finir avec les doutes qu’elle soulève et ses insinuations à son égard, l’intimé va soumette des arguments sur le fond de sa requête ».

[30]  J’estime qu’il est effectivement dans l’intérêt de tous, incluant celui des parties, du public et de la justice, que je traite tout de même de la requête en récusation, et ce, même si Mme Constantinescu était forclose, afin que cette question, qui a maintenant été soulevée à deux reprises par la plaignante, soit définitivement tranchée.

IV.  Droit applicable en matière de récusation

[31]  Notre système judiciaire s’appuie sur une pierre angulaire : l’existence une présomption d’impartialité de la part des membres d’un tribunal administratif quasi judiciaire. Ainsi, un membre instructeur est présumé agir avec impartialité dans l’exercice de ses fonctions quasi judiciaire, et ce, jusqu’à preuve du contraire (voir Association des employeurs maritimes c. Syndicat des débardeurs, section locale 375 (Syndicat canadien de la fonction publique) (Syndicat des débardeurs, section locale 375) [Syndicat des débardeurs, section locale 375], 2020 CAF 29, au para. 5).

[32]  La Cour suprême du Canada a rappelé dans Wewaykum c. Canada (Wewaykum), [2003] 2 R.C.S. 259, aux paras. 57 et 58 que :

57  […] la confiance du public dans notre système juridique prend sa source dans la conviction fondamentale selon laquelle ceux qui rendent jugement doivent non seulement toujours le faire sans partialité ni préjugé, mais doivent également être perçus comme agissant de la sorte.

58   ’essence de l’impartialité est l’obligation qu’a le juge d’aborder avec un esprit ouvert l’affaire qu’il doit trancher. […]

[33]   Il faut ajouter qu’impartialité n’est pas synonyme de neutralité. À ce sujet, l’honorable juge Bastarache de la Cour suprême écrivait, dans Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [1999] 3 R.C.S. 851 à la p. 851, lui-même citant l’honorable juge Cory aussi de la Cour suprême dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au para. 119 :

La véritable impartialité n’exige pas que le juge n’ait ni sympathie ni opinion. Elle exige que le juge soit libre d’accueillir et d’utiliser différents points de vue en gardant un esprit ouvert. 

[34]  Ainsi, le critère applicable afin qu’un décideur se récuse est celui de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. Ce critère a été développé dans Committee for Justice and Liberty c. l’Office national de l’énergie (Committee for Justice and Liberty), [1978] 1 R.C.S. 369, aux pages 394 et 395.

[35]  Dans cette décision, la Cour suprême rappelle que :

[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet.

[36]  Elle formule la question suivante :

[…] à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique.

[37]  La question est donc celle à savoir si une personne croirait, selon toute vraisemblance, que le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste.

[38]  Toujours dans la décision Committee for Justice and Liberty, précitée, la Cour suprême a spécifié que les motifs de crainte de partialité sont sérieux. Toutefois, il n’en reste pas moins que cette personne sensée, raisonnable et bien renseignée, n’est pas une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne.

[39]  Le fardeau de démontrer l’existence d’une crainte de partialité appartient à la partie qui la soulève. Dans notre cas, c’est à Mme Constantinescu qu’appartient ce fardeau.

[40]  La présomption est forte et n’est pas facilement renversable : le fardeau de preuve est élevé pour la partie demanderesse (Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, [2013] 2 R.C.S. 357, au para. 22; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, au para. 26; Bande indienne Wewaykum c. Canada [2003] 2 R.C.S. 259, par. 76). Il doit exister une réelle probabilité de partialité (Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [1999] 3 R.C.S. 851, au para. 2).

[41]  Il a ainsi été répété à de multiples reprises que la crainte raisonnable de partialité est fondamentalement contextuelle ; elle tient compte de l’ensemble de la procédure en question (voir R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au para.141). En d’autres mots, la demande en récusation doit s’apprécier selon les faits et le contexte de l’affaire dont le décideur est saisi (Syndicat des débardeurs, section locale 375, précité, au para. 4).

[42]  Par ailleurs, la Cour d’appel fédérale a tout récemment réitéré, le 29 janvier 2020, que les principes applicables en matière de partialité s’appliquaient aux décideurs des tribunaux administratifs (Syndicat des débardeurs, section locale 375, précité, aux paras. 5 et 6).

[43]  Dans son jugement, la Cour d’appel fédérale a conclu que le juge administratif avait appliqué correctement les principes clés en matière de récusation.  De plus, la Cour estime qu’il les a correctement appliqués au contexte et aux faits de l’affaire dont il était saisi.

[44]  Ainsi, comme l’enseigne la Cour d’appel fédérale, malgré le fait que le Tribunal soit un tribunal administratif, il ne semble pas bénéficier de cette flexibilité inhérente au contexte administratif dans l’application des principes fondamentaux en matière de récusation. Par contre, comme le rappelle la Cour suprême du Canada dans Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, au para. 21, les exigences d’équité procédurale, ce qui comprend les exigences d’indépendance et d’impartialité, peuvent différer d’un tribunal à un autre.

[45]  En conséquence, il faut non seulement tenir compte du contexte et des faits de chaque affaire lors de l’analyse d’une demande en récusation, mais il faut aussi prendre en considération que les exigences procédurales d’un tribunal peuvent varier selon la nature et la fonction du tribunal en question.

[46]  C’est en ayant ces principes à l’esprit que j’appliquerai les principes clés et l’analyse qui ont été développés par les instances supérieures, et ce, tant au regard de la nature et de la fonction de notre Tribunal administratif qu’au contexte et aux faits particuliers de cette instruction.

V.  Argument de la plaignante qui se représente seule

[47]  La plaignante affirme, au début de ses représentations, qu’elle n’est pas représentée par avocat ni par un conseiller spécialisé en la matière. Conséquemment, elle mentionne qu’il est possible que sa requête en récusation ne respecte pas la forme et les critères d’une requête en récusation.

[48]  Très rapidement, j’aborderai cet argument.

[49]  Je prends note du fait que Mme Constantinescu ne soit pas représentée. Cela dit, il a été répété à maintes reprises qu’un justiciable qui décide de se représenter seul a l’obligation de non seulement connaitre les règles de procédures du tribunal où son action est instruite, mais doit aussi tenter de connaitre un tant soit peu le droit substantiel (ou parfois appelé, droit substantif) (voir, par exemple, Bellemare c. Abaziou, 2009 QCCA 230, au para. 7).

[50]  La Cour supérieure du Québec, dans des termes assez francs, a affirmé que :

[97] Se représenter seul est un droit, cependant ne s'improvise pas avocat qui veut!

[98] Les règles de procédures et de preuve doivent être respectées par tous. La personne non représentée qui ne les applique pas ne doit pas se surprendre qu’un Tribunal rejette sa demande, faute de preuve. Même si le droit existe, encore faut-il que le demandeur présente une preuve selon les règles.

(Droit de la famille — 101695, 2010 QCCS 3214)

[51]  Dans le cas actuel, une requête en récusation est très sérieuse et les critères à appliquer en la matière font l’objet d’un courant jurisprudentiel plus que dominant. Les arguments de cette requête doivent être analysés à la lumière de ces critères et il n’est pas, à mon avis, possible d’y échapper.

[52]  Que Mme Constantinescu ne soit pas représentée par avocat ne l’exempte pas de remplir son fardeau quant à sa requête en récusation. Et le fardeau n’est pas moins élevé en raison de son choix de ne pas retenir les services d’un avocat ou d’un autre conseiller ayant les connaissances nécessaires. Faire autrement irait à l’encontre de l’équité du processus judiciaire.

[53]  J’appliquerai ainsi les principes en matière de récusation aux arguments de la plaignante comme il doit l’être, qu’elle soit représentée ou non.

VI.  Analyse et position des parties

[54]  Dans un souci d’efficacité et de concision, et comme plusieurs arguments soumis ne sont pas pertinents et ne m’aident en rien à trancher cette requête en récusation,  j’aborderai seulement les arguments des parties que je juge nécessaires, essentiels et pertinents aux fins de rendre une décision (Turner c. Canada (Procureur général) [Turner], 2012 CAF 159, au para. 40).

[55]  Lorsque je prends connaissance des représentations de la plaignante, tant dans sa requête que dans sa réplique, un argument principal chapeaute tout son argumentaire : la plaignante n’est pas en accord avec la manière dont j’ai rendu mes décisions et la manière dont je traite sa plainte.

[56]  Elle estime que mes décisions ne sont pas rendues selon « le bon sens » et que je ne tranche pas ses requêtes de manière impartiale.

[57]  Elle s’appuie sur différents aspects du dossier pour manifester son profond désaccord avec ma façon de gérer la plainte. Ses  arguments sont les suivants :

·  Elle croit que je ne respecte pas les Règles du Tribunal;

·  Elle soutient qu’il y a un écart entre mes décisions et celles d’autres membres;

·  Elle a protesté lors des téléconférences;

·  Elle n’aime pas la façon dont je gère la question des privilèges;

·  Elle croit qu’il y a un manque de transparence du dossier et débats publics;

·  Elle estime que je n’applique pas correctement le critère de la pertinence potentielle;

·  Elle plaide son désaccord avec l’entièreté de la décision du 16 décembre 2019;

·  Les délais des décisions prises en délibéré sont trop longs;

·  Le nombre élevé de décisions que j’ai rendues qui sont en sa défaveur.

[58]  En ayant pris connaissance des représentations des parties, je considère qu’une personne sensée, raisonnable et bien renseignée, en prenant chaque élément individuellement ou collectivement, ne conclurait pas à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité à mon égard.

A.  Désaccord avec les décisions du Tribunal et non-respect des règles et des principes jurisprudentiels

[59]  La plaignante manifeste qu’elle est en total désaccord avec les décisions du Tribunal.

[60]  Sans surprise, j’estime qu’il s’agit là du cœur de la demande en récusation de la plaignante.

[61]  Dans sa réplique, elle réitère à plus d’une reprise qu’elle a « […] la preuve que le membre instructeur a procédé différemment de ce qui est prévu dans les Règles et différemment des autres membres du Tribunal dans d’autres dossiers […] »

[62]  La plaignante cite quelques exemples où elle est en désaccord avec le Tribunal.

(i)  Destruction de documents

[63]  Mme Constantinescu est en désaccord avec la façon dont j’ai géré ses demandes en divulgation de documents qui ont été détruits par l’intimé, plus particulièrement les notes prises par les enquêteurs durant l’enquête de M. Durdu.

[64]  Elle estime, suivant sa demande à cet effet, que le Tribunal aurait dû demander à l’intimé une preuve que les notes ont été détruites, ce que le Tribunal n’a pas accordé. Elle croit que la décision du Tribunal est sans fondement.

[65]  Elle s’appuie sur la décision Itty c. Agence des services frontaliers du Canada [Itty], 2019 TCDP 31, dans laquelle la membre instructrice a ordonné certaines mesures visant des documents qui auraient été détruits par l’intimé.

[66]  Elle effectue le même raisonnement par rapport aux enregistrements audio de certains individus qui ont été rencontrés par les enquêteurs. Selon la plaignante, certaines parties des enregistrements sont manquantes. Elle croit qu’ils ont été altérés. Elle croit que le Tribunal prend des décisions avec légèreté et frivolité.

[67]  Elle continue en utilisant le même raisonnement quant à la disparition d’une plainte en harcèlement qui aurait été faite contre son potentiel agresseur dans le système informatique de l’intimé.

[68]  Encore une fois, elle croit que le Tribunal aurait dû prendre les mêmes mesures que dans Itty, ce qu’il n’a pas fait. Elle juge que le Tribunal prend des décisions avec facilité et qu’il n’a pas pris les mesures adéquates dans son dossier.

[69]  D’une part, il faut préciser que la décision de ma consœur dans Itty repose sur une situation factuelle particulière qui existait dans ce dossier, au moment où la décision a été prise. Je ne suis pas lié par la spécificité des mesures qui ont été prises dans ce dossier puisque les décisions en matière de divulgation sont forcément contextuelles.

[70]  Bien que je sois lié aux principes fondamentaux du Tribunal en matière de divulgation (entre autres, la pertinence potentielle), ce sont les éléments factuels qui créent la distinction entre chaque affaire.

[71]  Lorsque le Tribunal a rendu ses décisions dans le cas en l’espèce, suivant les demandes de la plaignante, il a rendu ses décisions en s’appuyant sur les représentations des parties au moment où les représentations ont été faites.

[72]  Une fois les représentations faites par les parties, le Tribunal tranche sur la foi de celles-ci.

[73]  D’autre part, il est clair que Mme Constantinescu n’est pas satisfaite avec mes décisions, et ce, depuis un bon moment déjà. J’ai fait état de cette situation dans ma récente décision 2019 TCDP 49, aux paras.100 à 102.

[74]  À la lecture de sa demande en récusation, Mme Constantinescu se permet, encore une fois, de réitérer son désaccord avec mes décisions. Au surplus, elle utilise des décisions publiées récemment afin de soulever ce qu’elle considère comme des erreurs dans mes décisions, erreurs qui, toujours selon elle, suscitent une crainte raisonnable de partialité.

[75]  Je rappelle qu’en matière de récusation, face à la forte présomption d’impartialité dont jouissent les décideurs, incluant ceux des tribunaux administratifs, une erreur, même révisable, n’est pas suffisante afin d’appuyer une crainte raisonnable de partialité. Il faut plus afin de remplir ce lourd fardeau de preuve ; l’erreur ne doit pas être confondue avec la partialité (voir entre autres Protection de la jeunesse — 159253, 2015 QCCS 6627, au para. 49; Genest c. R., 2016 QCCA 1131, au para. 43; R. v. Black, 2003 NSSC 79, aux paras. 12 et 13; Dorey v. Havens, 2019 BCCA 47, au para. 58).

[76]  Enfin, malgré ce que Mme Constantinescu semble en penser, cette requête en récusation n’a pas pour objet de contester quelconques décisions que j’aie pu rendre. Elle n’a pas non plus pour objet que je justifie à nouveau les décisions que j’ai rendues. Si une partie n’est pas satisfaite d’une décision, il lui est toujours loisible de déposer une demande en contrôle judiciaire à la Cour fédérale. La requête en récusation n’est simplement pas le bon véhicule pour ce type de demande.

(ii)  Privilèges

[77]  Mme Constantinescu affirme que la liste des documents pour lesquels l’intimé a invoqué un privilège manque de précisions. Elle estime que le Tribunal n’a pas demandé à l’intimé de fournir une liste plus détaillée et à jour.

[78]  Elle estime que le Tribunal aurait dû demander une liste détaillée immédiatement et non à la fin de la procédure de divulgation. Elle croit que le Tribunal ne suit pas ses règles (notamment la Règle 1(1) des Règles de procédure du Tribunal (les Règles)) et n’a pas procédé dans l’intérêt de la justice.

[79]  Elle estime que le Tribunal aurait dû procéder comme dans le dossier Khouri et Khouri [Khouri] c. Virgin Mobile Canada, 2019 TCDP 26 ou comme dans T.P. c. Forces armées canadiennes [T.P.], 2019 TCDP 14 et se demande pourquoi elle n’a pas eu le même traitement dans son dossier. Ainsi, elle juge que je ne respecte pas les règles du Tribunal ni la jurisprudence à cet égard.

[80]  D’une part, je rappelle qu’en lien avec les décisions Khouri et T.P. de ma consœur, les mêmes commentaires faits précédemment aux paragraphes 68 à 75 s’appliquent en l’espèce.

[81]  D’autre part, je rappelle que je suis maitre de ma procédure et que je jouis d’une discrétion dans la gestion du dossier (Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560).

[82]  Par ailleurs, la Règle 1(1) des Règles mentionne que les parties doivent être permises de présenter leurs observations en temps opportun et de façon efficace. Opportun veut dire « qui convient dans un cas déterminé, qui vient à propos » (Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nouvelle édition millésime 2019, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2836 pages). Il faut aussi garder à l’esprit que cela doit être efficace considérant le dossier et son contexte. Dans la version anglaise, la même règle utilise les adjectifs timely and efficient, ce qui est identique à la version française. Timely, sans surprise, est défini comme « opportune; occuring, done, or made at a suitable or appropriate time » (Canadian Oxford Dictionary, second edition, 2004, Oxford University Press, 1830 pages).

[83]  Les parties sont au fait des raisons pour lesquelles j’ai pris mes décisions quant à la liste des documents et des privilèges et la présente requête n’a pas pour objectif que je me justifie à nouveau.

[84]  Il faut préciser que je n’ai pas rejeté la demande de Mme Constantinescu : cette demande (une liste plus détaillée) sera traitée après la divulgation complétée. Une fois la divulgation terminée, la question des privilèges sera traitée, puisque cela est opportun et efficace de le faire à ce moment. Lorsque nous traiterons de cette question, la liste des documents dont un privilège a été invoqué par l’intimé sera abordée et qui, selon la plaignante, ne contient pas assez de détails.

[85]  Il faut préciser que lorsque l’intimé mentionne qu’un document est frappé d’un privilège, il confirme que le document apparait sur son Annexe B. De plus, chaque privilège invoqué par l’intimé et chaque contestation de la plaignante sont consignés dans les résumés des téléconférences.

[86]  Ainsi, il est fortuit que la plaignante revienne encore à la charge avec une telle demande alors que j’ai déjà spécifié que cette question sera réglée une fois la longue et complexe divulgation terminée.

[87]  Encore une fois, Mme Constantinescu n’est pas en accord avec cette décision et croit que cela constitue un exemple de partialité de ma part. Cela n’est pas l’objet de la demande en récusation.

[88]  Je ne vois pas en quoi ma décision de reporter cette question à plus tard pour des raisons déjà expliquées aux parties permettrait à une personne sensée, raisonnable et bien renseignée de conclure à l’existence de partialité.

(iii)  Ordonnance de confidentialité

[89]  La plaignante affirme qu’elle a offert à plusieurs reprises que la divulgation de certains documents soit accompagnée d’une ordonnance de confidentialité.

[90]  Elle s’appuie sur la décision Khouri dans laquelle ma consœur a ordonné la divulgation de documents par l’intimé, tout en les protégeant d’une ordonnance de confidentialité. Elle estime que le Tribunal aurait dû prendre les mêmes mesures dans son dossier.

[91]  Encore une fois, les mêmes commentaires faits aux paragraphes 68 à 72 de la présente décision s’appliquent à l’égard de la décision de ma consœur dans Khouri.

[92]  Cela dit, les décisions que j’ai prises considérant de potentielles ordonnances de confidentialité sont fondées sur les représentations des parties, au moment où elles ont été faites. J’ai tranché que cela n’était pas la solution à accorder dans notre dossier. Cette requête n’a pas pour but que je justifie à nouveau mes décisions.

[93]  Je me permets d’ajouter que les ordonnances de confidentialité ne sont pas des remèdes à tous les maux. Les conditions à respecter pour obtenir une ordonnance de confidentialité sont clairement établies dans la LCDP et je ne suis pas d’avis que le Tribunal devrait ordonner la confidentialité sans motifs sérieux. 

[94]  Cela dit, une personne sensée, raisonnable et bien renseignée ne conclurait pas que cet aspect démontre l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de ma part.

(iv)  Critère de la pertinence potentielle

[95]  La plaignante n’est pas d’accord avec les décisions du Tribunal portant sur la pertinence potentielle de certains documents. Elle ajoute que le Tribunal n’a pas demandé à l’intimé de fournir un affidavit ou une preuve établissant que certains documents n’existent pas, alors qu’il aurait dû le faire.

[96]  Elle se fonde entre autres sur la décision Philps c. Ritchie-Smith Feed Inc., 2019 TCDP 43 (du président du Tribunal, David L. Thomas et non de la membre Harrington, comme le mentionne la plaignante) ainsi que la décision T.P., précité. Elle estime que je n’autorise pas une divulgation aussi étendue que dans ces dossiers.

[97]  Les commentaires faits aux paragraphes 68 à 72 de cette décision sont toujours applicables.

[98]  Cela dit, il est vrai que la pertinence potentielle s’évalue au cas par cas. La pertinence potentielle est forcément contextuelle et après avoir entendu les parties et pris en considération leurs représentations au moment où elles sont faites, je dois trancher la question.

[99]  La plaignante ajoute qu’à la suite de plusieurs de mes décisions rejetant la divulgation de documents, je lui mentionne qu’elle aura l’opportunité d’interroger les témoins à ce sujet. Elle n’est pas en accord avec cette réponse puisqu’elle veut avoir accès aux documents qu’elle demande et non interroger les témoins.

[100]   En effet, lorsque la plaignante recherche des informations et non des documents, il faut conclure que ce sont les témoins qui pourront fournir les réponses qu’elle recherche. Je ne reviendrai pas davantage sur cet argument puisque j’ai traité de la question à plusieurs reprises durant les téléconférences et également dans mes décisions entre autres dans ma décision 2018 TCDP 8, aux paras. 17 et suivants et 2019 TCDP 49, aux paras. 57 et 58.

[101]  Maintenant, il est clair que la plaignante n’est pas en accord avec mes décisions et mes conclusions sur la pertinence potentielle de documents.

[102]  Encore une fois, une personne sensée, raisonnable et bien renseignée ne saurait conclure que ces éléments appuient l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de ma part.

(v)  Réponse générale de l’intimé

[103]  En réponse aux nombreux arguments soulevés par la plaignante quant à son insatisfaction face à mes décisions, l’intimé réplique que Mme Constantinescu agit comme une personne de nature scrupuleuse et tatillonne.

[104]  Il estime que les arguments de la plaignante ne sont pas fondés ni sur des faits ni sur le contexte de l’affaire. Il ajoute que la plaignante attaque non pas mon intégrité en tant que membre instructeur, mais plutôt mes décisions, avec lesquelles elle est en désaccord, en se fondant entre autres sur ce que d’autres membres ont rendu comme décision (l’intimé cite Hernandez Victoria c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 388, au para. 32).

[105]  L’intimé estime qu’une personne bien renseignée sur le contexte de la plainte, en profondeur et de manière réaliste et pratique, ne conclurait pas à l’existence d’une crainte de partialité à mon égard.

(vi)  Conclusion

[106]  La plaignante fait un lien entre le fait que d’autres membres, dans d’autres dossiers différents, ont pris, selon elle, des décisions différentes des miennes. Ce faisant, elle croit que ces membres seraient impartiaux, et moi non.

[107]  L’argument de la plaignante, pris dans un autre sens, est à l’effet que comme je n’ai pas ordonné ce qu’elle a demandé ou ce qu’elle se serait attendue que j’ordonne, et que d’autres membres auraient ordonné dans d’autres dossiers certaines mesures qu’elle aurait voulu que je rende, je serais donc partial dans le traitement de sa plainte.

[108]  Les décisions rendues prennent en considération le contexte du dossier, les faits, et les représentations des parties. Les ordonnances sont rendues selon ce qui est présenté. La plaignante n’est tout simplement pas en accord avec la manière dont je traite le dossier. Elle n’est pas en accord, ni avec mes motifs, ni avec mes décisions.

[109]  Le lien qu’elle tente de créer entre son insatisfaction et ma présumée impartialité est sans fondement et n’appuie pas sa demande en récusation. Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée sur le dossier, son contexte, ne conclurait pas à l’existence d’une crainte de partialité de ma part fondée sur cet élément.

B.  Décision du 16 décembre 2019

[110]  Mme Constantinescu affirme que ma décision du 16 décembre 2019, dans laquelle j’ai rejeté sa demande de modification de 17 décisions interlocutoires puisque j’ai déterminé qu’il s’agissait d’un abus de procédure, appuie sa demande en récusation. Elle ajoute que c’est le Tribunal qui lui a ordonné de déposer sa requête.

[111]  L’intimé estime que les termes que j’ai employés dans ma décision concernant les comportements vexatoires de la plaignante, bien que fermes, ne permettent pas non plus de susciter une crainte raisonnable de partialité. Il argue que ma décision est une réponse corolaire aux comportements inacceptables de la plaignante et qu’en agissant de la sorte, elle devait s’attendre à une réponse forte du Tribunal (voir Agnaou c. Canada (Procureur général), 2014 CF 850, aux paras. 84 et 85).

[112]  Il est important d’analyser les faits dans leur contexte. Il faut préciser que c’est la plaignante elle-même qui a déposé une demande le 28 août 2019, dans laquelle elle annonçait demander la modification de décisions du Tribunal. Elle a demandé de quelle manière elle devait procéder et que si le Tribunal lui demandait de procéder par le dépôt d’une requête, de l’en informer.

[113]  Comme sa correspondance manquait de précisions, le Tribunal lui a demandé de déposer une requête détaillée à cet effet et il a donné des échéances aux parties afin de traiter cette demande.

[114]  Les instructions du Tribunal ne découlent que de la demande de la plaignante datée du 28 août 2019, sans plus. Et le Tribunal a considéré que sa demande ayant été déposée le 27 septembre 2019, et contenant toutes les précisions nécessaires afin qu’une décision soit rendue, constituait un abus de procédure.

[115]  Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée ne conclurait pas à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité à mon égard en raison de ce fait.

[116]  D’autre part, la plaignante juge que ma décision du 16 décembre 2019 dans laquelle j’ai déclaré que la demande de modification de 17 décisions du Tribunal constituait un abus de procédure appuie l’idée que je serais partial. Elle ajoute que la décision a été envoyée le lendemain de sa demande de renseignement quant à la procédure à suivre pour demander ma récusation. Ainsi, elle estime qu’il y a un lien entre la décision et sa demande, croyant que ma décision est punitive, ce qui appuie une crainte raisonnable de partialité.

[117]  Ces insinuations sont sans fondements et attaque les fondements mêmes de l’administration de la justice.

[118]  Le Tribunal distribue ses décisions lorsque les décisions sont tranchées et prêtes à être distribuées. La décision du 16 décembre 2019 était prête à être distribuée le 16 décembre 2019, tout simplement. Il n’y a rien d’autre à ajouter à ce sujet.

[119]  D’autre part, ma décision qui déclare un abus de procédure fait suite à la requête abusive de la plaignante ainsi qu’à ses comportements vexatoires dans le dossier. Je ne reviendrai pas sur les motifs puisque ma décision parle d’elle-même et les comportements menant à cette décision y sont consignés.

[120]  La plaignante n’est pas en accord avec ma décision, et c’est encore une fois, l’élément chapeautant son argumentaire. Elle doit assumer les actions qu’elle pose dans le dossier et les potentiels impacts que cela pourrait avoir. 

[121]  Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée sur le dossier et son contexte ne conclurait pas que cet élément établit l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

C.  Protestation lors de l’appel du 18 décembre 2019

[122]  Lors de deux téléconférences, celle du 26 novembre et celle du 18 décembre 2019 entre le Tribunal et les parties, la plaignante affirme avoir protesté contre mes décisions en ne participant pas activement à l’appel. Elle estime que j’ai pris mes décisions avec légèreté et que j’ai accepté avec sérénité le fait qu’elle protestait.

[123]  L’intimé, quant à lui, estime que c’est à la suite d’une série de décisions de ma part visant des demandes de divulgation de la plaignante que cette dernière a décidé de ne plus participer à la téléconférence, et ce, en signe de protestation.

[124]  Il affirme que j’ai donné l’occasion à la plaignante de fournir ses observations afin d’appuyer ses demandes de divulgation, ce qui respecte mon obligation en tant que membre instructeur.

[125]  L’intimé ajoute qu’au contraire, si j’avais cédé aux protestations de la plaignante, cela aurait pu effectivement susciter une crainte raisonnable de partialité. Selon lui, je suis resté neutre comme je devais l’être.

[126]  Je n’ai pas l’intention de m’étendre sur le sujet. Il suffit de dire que lorsque je demande aux parties de se joindre à une téléconférence afin de traiter des questions de divulgation, les parties en sont informées. Elles savent où nous en sommes rendus dans le traitement des demandes. Les parties ont l’obligation d’arriver préparées aux appels.

[127]  Lorsque j’ai besoin de renseignements additionnels afin de prendre une décision, je demande aux parties de me fournir les renseignements demandés. Si une partie ne se joint pas à l’appel, n’a aucune autre observation à ajouter, refuse de répondre ou quitte l’appel, elle doit assumer ses actions, et accepter les conséquences potentielles, qui sont que le membre instructeur devra trancher avec les informations qu’il a en sa possession.

[128]  Dans le cas actuel, lors de ces téléconférences, j’ai donné la possibilité à la plaignante de fournir ses représentations alors que je demandais des renseignements supplémentaires. Cette opportunité lui a été donnée, ce qui respecte l’esprit de la LCDP, les Règles et l’équité procédurale. Toutefois, elle a refusé de donner plus de renseignements et il s’agit de son choix.

[129]  Le fardeau de démontrer la pertinence potentielle des documents que la plaignante demande repose sur ses épaules. En refusant de donner plus de détails comme je l’ai demandé, elle n’a pas été en mesure de rencontrer son fardeau et certaines demandes ont été rejetées.

[130]  Les procédures doivent continuer leurs cours, et ce genre de tactique de la part de la plaignante est frustratoire et dilatoire. Comme je l’ai mentionné dans ma décision 2019 TCDP 49, au para. 148, mon rôle est de rester au-dessus de la mêlée et de gérer le dossier avec sérénité, et ce, malgré les états d’âme des parties.

[131]  Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée ne saurait conclure que cet élément démontre une crainte raisonnable de partialité de ma part.

D.  Transparence du dossier et débats publics

[132]  Elle estime que le Tribunal ne lui permet pas de partager le déroulement de son dossier avec des tierces parties.

[133]  Par exemple, elle a demandé au Tribunal au début décembre 2019 si elle pouvait transmettre les enregistrements audio des téléconférences à des tierces personnes. Le Tribunal a répondu à cette demande de la même manière que lors des demandes en 2018, menant à deux correspondances à ce sujet (en mars et avril 2018) : les enregistrements des téléconférences ne sont pas publics et ne peuvent être distribués.

[134]  Elle s’appuie sur la décision Lafrenière c. Via Rail Canada Inc. (Lafrenière), 2017 TCDP 9 dans laquelle il est affirmé que les enregistrements des procédures sont publics.

[135]  Il est très difficile de comprendre le lien que tente de faire la plaignante entre la crainte raisonnable de partialité et la transparence du dossier ainsi que la publicité des débats judiciaires.

[136]  Cela dit, comme je l’ai rappelé antérieurement, je ne suis pas lié par la décision de ma consœur dans Lafrenière. Et je ne me positionnerai pas non plus sur cette décision puisque je ne suis pas le membre instructeur ayant entendu cette affaire.

[137]  Néanmoins, je note que les questions de la publicité des enregistrements dans le dossier de ma consœur n’étaient pas au cœur de la question en litige dont elle était saisie. Ainsi, il semble que l’analyse sur la question des enregistrements n’avait pas à être développée en profondeur.

[138]  Il est vrai que les enregistrements des audiences sont publics, tout comme une personne du public peut assister à nos audiences en personne.

[139]  Par contre, le Tribunal a décidé que les enregistrements des téléconférences ne sont pas publics. C’est la position du Tribunal et les parties en ont été informées à plus d’une reprise.

[140]  Cela n’est pas différent de la position de la Cour fédérale elle-même et de sa Politique sur l’accès du public et des médias, dans laquelle elle précise que les enregistrements des conférences préparatoires ne sont pas publics.

[141]  Il est écrit que :

Accès du public et des médias à la Cour fédérale

Les audiences de la Cour fédérale, autres que les conférences préparatoires et les conférences de règlement des litiges, sont généralement ouvertes et accessibles au public et aux médias, tout comme les documents déposés devant la Cour, exception faite des ordonnances de confidentialité, notamment en ce qui concerne les secrets commerciaux dans les affaires de propriété intellectuelle, et les renseignements personnels dans le cas des réfugiés. […]

[142]  Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée ne saurait conclure à une crainte raisonnable de partialité parce que j’ai réitéré la position du Tribunal à cet effet.

[143]  De plus, Mme Constantinescu ajoute qu’elle désire que le public ait connaissance de tous les documents et les enregistrements de son dossier et non pas uniquement des décisions prises par le Tribunal et qui ne représentent qu’une partie de la procédure.

[144]  Elle croit que les décisions ne contiennent pas les détails de ses requêtes, de ses arguments, des téléconférences, des correspondances et des lettres adressées au Tribunal. Elle trouve injuste que le public n'ait pas accès à ces informations.

[145]  Tous ces éléments n’ont pas de lien avec l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de ma part.

[146]  La plaignante semble confondre plusieurs éléments. D’abord, si une partie dépose une requête, le Tribunal rend sa décision sur les représentations faites dans cette requête ainsi que les documents joints au soutien de ses prétentions. Il est de la responsabilité des parties de s’assurer qu’elles émettent les observations nécessaires, complètes, et suffisantes, au soutien de leur requête, et ce, en vue de s’acquitter de leur fardeau.

[147]  Le public peut avoir accès aux représentations écrites des parties et qui ont mené à la décision écrite du membre instructeur. Une personne du public peut en faire la demande au Tribunal.

[148]  Ensuite, l’argument de la plaignante voulant que les décisions ne contiennent pas tous les détails et les arguments des parties n’est pas non plus utile. Il est reconnu qu’un membre instructeur n’a pas l’obligation de traiter chaque argument des parties.

[149]  À ce sujet, la Cour d’appel fédérale a exprimé dans Turner, précité, au para. 40, que :

[40] Premièrement, le tribunal administratif n’est pas tenu d’aborder chacun des arguments formulés. Comme l’a fait remarquer le juge Dickson dans l’arrêt Service Employees’ International Union, Local No. 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association et al.,1973 CanLII 191 (CSC)[1975] 1 RCS 382, à la p. 391 : « Un organisme n’est pas tenu de conclure explicitement par écrit sur chaque élément constitutif, si subordonné soit-il, qui mène à sa décision finale. 

[150]  Le Tribunal considère ainsi les éléments essentiels et jugés pertinents afin de rendre sa décision.

[151]  Le Tribunal ne publie pas non plus les correspondances des parties, ni leurs représentations, ni leurs lettres ou correspondances adressées au Tribunal. Ces éléments ne sont tout simplement pas publiés, même si certains éléments sont accessibles si un membre du public en fait la demande.

[152]  De plus, il faut préciser que ce ne sont pas tous les documents d’un dossier qui sont accessibles au public. Par exemple, les documents qui sont échangés lors du processus de divulgation ont un statut particulier.

[153]  En effet, les documents qui ont été divulgués dans le cadre d’une procédure judiciaire, comme celle du Tribunal, sont régis par un principe bien établi en common law, soit celui de l’engagement implicite de confidentialité.

[154]  Cette règle limite l’usage des documents qui ont été divulgués, et ce, aux seules fins de la procédure en question. Plus clairement, une partie qui a reçu des documents au stade de la communication, divulgation, interrogatoire au préalable, etc., est réputée s’être engagée auprès de la Cour à ce que lesdits documents ne soient pas utilisés à d’autres fins que pour la procédure judiciaire pour laquelle ils ont été produits. Utiliser ces documents à d’autres fins, même ultérieurement, peut constituer un outrage au tribunal (Seedlings Life Science Ventures LLC c. Pfizer Canada Inc., 2018 CF 443, au para. 3).

[155]  Par contre, lorsque les documents sont déposés à titre de pièces lors de l’audience du Tribunal, ils deviennent nécessairement publics, à moins qu’il n’y ait une ordonnance de confidentialité empêchant leur distribution (paragraphe 52(1) LCDP). Ainsi, une personne du public peut donc déposer une demande au Tribunal afin d’y avoir accès.  

[156]  Que Mme Constantinescu ne soit pas en accord avec ces différentes précisions ainsi que mes décisions à ce sujet ne permettent pas de conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de ma part. Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée n’en viendrait pas à cette conclusion.

E.  Nombre de décisions rejetées

[157]  La plaignante affirme que mes décisions favorisent l’intimé et que considérant le fait que je refuse la plupart de ses demandes, il existe une crainte raisonnable de partialité.

[158]  L’intimé affirme que la Cour fédérale a reconnu que si un décideur tranche systématiquement en la faveur du ministère de la Justice, cela peut possiblement être justifié par le fait que les arguments du demandeur étaient en grande partie non fondés (voir Agnaou, précité).

[159]  Il ajoute que la plaignante a déposé sa requête en récusation à la suite d’une série de décisions récentes du Tribunal, qui déterminaient que les documents demandés par la plaignante n’étaient pas potentiellement pertinents. L’intimé estime que les documents recherchés n’étaient effectivement pas pertinents et note que c’est suite à ces décisions que la plaignante a refusé de participer aux téléconférences en signe de protestation.

[160]  Je n’ai pas l’intention de m’attarder longuement à ce sujet. Au risque de me répéter, l’objectif de cette requête n’est pas de justifier à nouveau mes décisions. Mes décisions sont appuyées par le contexte, les faits de l’affaire et les représentations des parties.

[161]  Si une partie n’est pas satisfaite de mes décisions, comme je l’ai répété à maintes reprises, il lui est loisible d’en demander le contrôle judiciaire.

[162]  Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée, qui connait le dossier et son contexte, ne saurait conclure que cet élément soulève une crainte raisonnable de partialité.

F.  Délais des décisions en divulgation et en délibération

[163]  La plaignante estime que le fait que je n’aie pas encore rendu de décisions concernant six requêtes en divulgation alors que les requêtes ont été déposées en 2019 démontre que je suis partial dans le dossier.

[164]  Au début de l’année 2019, le Tribunal a demandé à la plaignante de déposer une série de requêtes concernant la divulgation tout en continuant à faire avancer le dossier à l’aide de téléconférences. Les Parties ont été informées des raisons pour lesquelles j’ai pris cette décision, et ce, en vue d’accélérer la gestion du dossier.

[165]  Il est important de rétablir les faits. D’une part, il était entendu que les six requêtes allaient être traitées dans une seule décision écrite de ma part. La dernière réplique de la plaignante concernant la dernière requête a été reçue le 20 mai 2019. Il est vrai que juin, juillet et août sont des mois estivaux, et que les travaux du Tribunal peuvent ralentir.

[166]  Cela ne veut pas dire que la procédure a été stoppée. Au contraire, les téléconférences ont continué leur cours et j’ai tranché une multitude d’autres demandes de divulgation. Il n’y avait pas, et n’a pas, à mon avis, péril en la demeure.

[167]   Ensuite, le 28 août 2019, la plaignante a déposé une demande afin que le Tribunal révise une panoplie de décisions qu’il avait antérieurement rendues. En se fondant sur ses représentations, il apparaissait que plusieurs de ces demandes concernaient les requêtes qui étaient en délibéré par le Tribunal.

[168]  J’ai donc suspendu le traitement des six requêtes afin d’éviter le dédoublement de décisions. Les Parties ont été informées de cette décision.

[169]  La requête détaillée de la plaignante au sujet de la modification de décisions a été déposée le 27 septembre 2019 et la réplique a été reçue le 21 octobre 2019. Ma décision a été transmise aux parties moins de deux mois plus tard, soit le 16 décembre 2019. Une fois cette décision rendue, j’ai informé les Parties que ma décision sur les six requêtes allait être rendue au plus tard à la fin de janvier 2020.

[170]  Le 15 janvier 2020, l’intimée a demandé la suspension du traitement de la décision sur les six requêtes en divulgation puisque la plaignante a confirmé vouloir déposer une requête en récusation. À la lumière des représentations des parties, j’ai accordé cette suspension.

[171]  Le 17 janvier 2020, la plaignante a déposé sa requête en récusation. Je me devais donc de traiter cette demande avant de trancher les six autres requêtes.

[172]  L’allégation de la plaignante voulant que j’aie mené l’instruction de manière à empêcher l’avancement du dossier en ne rendant pas les six décisions dans les plus brefs délais est sans fondement.

[173]  Les arguments de la plaignante ne respectent pas les faits et le contexte du dossier.

[174]  Une personne sensée, raisonnable et bien renseignée, qui connaîit le contexte de la procédure et toutes les étapes qui ont été franchies avec la complexité et la multiplicité impressionnante des demandes qui sont faites, ne conclurait pas que cet élément appuie l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de ma part.

VII.  Conclusion sur la demande en récusation

[175]  Considérant les raisons précédentes, qu’une personne sensée, raisonnable et bien renseignée, qui connait les faits et le contexte de l’affaire en profondeur, et qui n’est pas de nature scrupuleuse ou tatillonne, ne conclurait pas que les éléments soulevés par la plaignante, pris collectivement ou isolément, démontrent l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de ma part.

VIII.  Décision

[176]  Pour tous ces motifs, je rejette la demande de la plaignante.

 

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 28 février 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2207/2917

Intitulé de la cause : Cecilia Constantinescu c. Service correctionnel Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 28 février 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Cecilia Constantinescu, pour la plaignante

Paul Deschênes et Patricia Gravel, pour l'intimé

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.