Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 5

Date : le 25 mars 2020

Numéro du dossier : T2252/0718

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Stacy White

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Laboratoires Nucléaires Canadiens

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana

 


Contexte

[1]  Stacy White (la « plaignante ») a commencé à travailler pour Laboratoires Nucléaires Canadiens Ltée (l’« intimée ») en janvier 2012. En août 2013, elle a été victime de violence en milieu de travail lorsqu’un collègue l’a prise au cou. La plaignante allègue qu’à la suite de cet incident et d’autres incidents de harcèlement en milieu de travail de la part du même collègue, elle a développé plusieurs problèmes de santé nécessitant des mesures d’accommodement. Elle affirme que l’intimée a causé ou exacerbé ses problèmes de santé en ne lui fournissant pas les mesures d’accommodement dont elle avait besoin parce qu’elle l’a obligée à avoir de nouveau des contacts en personne avec le collègue en cause. L’intimée soutient qu’elle ne savait pas et ne pouvait raisonnablement pas savoir que la plaignante avait une déficience pouvant nécessiter des mesures d’accommodement.

[2]  Les parties ont déjà échangé quelques documents conformément aux obligations de divulgation qui leur incombent au titre des Règles de procédures du Tribunal canadien des droits de la personne (les « Règles »). L’intimée a demandé à la plaignante de lui divulguer d’autres documents médicaux. Celle-ci a produit quelques-uns des documents demandés, mais sous forme caviardée. Elle a refusé de fournir des documents médicaux provenant de son médecin de famille datant d’avant la discrimination alléguée. L’intimée a déposé la présente requête afin de demander au Tribunal d’ordonner à la plaignante de produire tous les documents médicaux demandés, dans leur version non caviardée.

[3]  La plaignante demande au Tribunal d’anonymiser la présente décision sur requête. Elle ne veut pas que son nom figure sur la décision qui sera rendue publique à l’égard de la requête de l’intimée.

Décision

[4]  Je fais droit à la requête de l’intimée, mais j’inclus quelques mesures de protection afin de répondre aux préoccupations de la plaignante à l’égard de la confidentialité de ses renseignements médicaux. La requête de la plaignante visant à faire anonymiser la présente décision sur requête est donc rejetée.

Questions en litige

[5]  La présente décision sur requête répond aux questions suivantes :

  1. L’intimée a-t-elle le droit à une divulgation complète des éléments suivants?
    1. Une version non caviardée de tous les documents médicaux de la plaignante fournis à l’intimée le 15 août 2019;
    2. Toutes les notes cliniques en possession de Mme Pratt, la travailleuse sociale de la plaignante;
    3. Tous les documents en possession du médecin de famille de la plaignante, le Dr Durante, portant sur le traitement médical de la plaignante et remontant au moins jusqu’à octobre 2006.
  2. La présente décision sur requête devrait-elle être anonymisée parce que le risque sérieux que la divulgation de questions personnelles impose une contrainte excessive aux personnes concernées l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique?

Motifs

1.  Les demandes de divulgation de l’intimée

[6]  Les parties doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations (paragraphe 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne [la « Loi »]). Elles ont notamment droit à la divulgation de tous les renseignements potentiellement pertinents que détient la partie adverse afin que chacune connaisse la preuve qu’elle doit réfuter et qu’elle puisse se préparer adéquatement pour l’audience. Voir Egan c. Agence du revenu du Canada, 2019 TCDP 8, au paragraphe 4. Les Règles du Tribunal exigent également que les parties produisent une copie de tous les documents qu’elles ont en leur possession et qui sont pertinents quant à un fait, une question ou à une forme de réparation demandée en l’occurrence, y compris ceux mentionnés par d’autres parties (alinéas 6(1)d) et e)).

[7]  Le seuil établi pour la divulgation est celui de la pertinence potentielle ou possible. Bien que ce seuil ne soit pas tellement élevé, une partie qui demande la production d’un document doit quand même démontrer qu’il existe un lien rationnel entre le document demandé et les questions soulevées dans la plainte. Voir, par exemple, T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 19, au paragraphe 11 (T.P.) et Turner c. ASFC, 2018 TCDP 1, au paragraphe 30 (Turner). Les demandes de divulgation ne doivent pas être spéculatives ou équivaloir à une partie de pêche. Voir Egan c. Agence du revenu du Canada, 2017 TCDP 33, aux paragraphes 31 et 32 (Egan) et Turner, au paragraphe 30.

[8]  Le fait d’échanger et de divulguer des documents ne signifie pas qu’ils seront admis en preuve à l’audience. Voir Turner, au paragraphe 35 et Egan, au paragraphe 33. Si une partie s’oppose à un élément de preuve proposé, elle peut le souligner à l’audience et peut aussi présenter des observations sur le poids que le décideur devrait accorder à cet élément s’il est admis en preuve.

[9]  Au-delà de la pertinence potentielle, le Tribunal doit également tenir compte des autres intérêts possibles, comme la confidentialité et les privilèges. Il se peut que la divulgation des documents potentiellement pertinents soit refusée ou soit assortie de conditions, s’il existe des privilèges ou des préoccupations en matière de vie privée.

[10]  Un plaignant a droit au respect de sa vie privée et à la confidentialité en ce qui concerne ses documents médicaux. Toutefois, ce droit peut cesser d’exister quand cette personne invoque son état de santé dans le cadre d’une procédure. Voir Clegg c. Air Canada, 2019 TCDP 3, au paragraphe 52 (Clegg). Cela ne veut pas dire que la divulgation entière de tous les documents médicaux est justifiée dans tous les cas; il faut établir un équilibre entre la divulgation et les préoccupations en matière de vie privée. Le Tribunal peut prendre des mesures afin de protéger la vie privée d’une partie de différentes façons, notamment en limitant la divulgation ou en l’assortissant de conditions. Voir T.P., au paragraphe 37, Egan, aux paragraphes 34 et 50 et Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22, au paragraphe 12.

[11]  L’intimée soutient que puisque la plaignante a nettement invoqué sa santé en l’espèce, elle a droit à la divulgation pleine et entière de ses documents médicaux, y compris ceux qui datent d’avant son emploi chez l’intimée, afin de pouvoir répondre aux allégations de la plaignante.

[12]  La plaignante consent à quelques-unes des demandes de l’intimée, mais veut conserver quelques caviardages, comme il est indiqué ci-dessous. Elle s’oppose également aux demandes de l’intimée visant à obtenir les documents médicaux datant d’avant la discrimination alléguée et son emploi chez l’intimée.

[13]  La Commission ne prend pas position quant à la requête de l’intimée. Elle a plutôt déposé une lettre résumant les principes clés de la jurisprudence qui s’appliquent aux questions soulevées dans la requête. Ces principes sont généralement pris en compte dans les critères permettant de trancher les demandes de divulgation que j’ai énoncés précédemment.

[14]  Je souscris à l’opinion de l’intimée selon laquelle les dossiers qu’elle veut obtenir sont potentiellement pertinents eu égard aux questions en jeu. J’estime d’ailleurs que la divulgation demandée peut être assortie de certaines conditions raisonnables afin de respecter le droit à la vie privée de la plaignante.

Les documents médicaux d’août 2019

[15]  L’intimée a communiqué avec la plaignante et lui a demandé de lui fournir une version non caviardée des documents médicaux initialement divulgués en août 2019 (les « documents d’août 2019 »). La plaignante ne l’a pas fait et lui a plutôt remis un aperçu des passages caviardés et un résumé de leur contenu. Elle a également indiqué que c’est l’expert de l’intimée qui devrait établir l’utilité des documents médicaux non caviardés puisque les notes sont rédigées par des professionnels de la santé.

[16]  La plaignante consent maintenant à la divulgation des documents d’août 2019, à condition que les noms, toute mention de membres de sa famille et les renseignements d’identification personnels, y compris les coordonnées de la plaignante, les détails de sa carte d’assurance-maladie et son numéro d’assurance sociale, soient caviardés (les « caviardages demandés »). La plaignante veut que le Tribunal restreigne la divulgation des documents médicaux aux avocats de l’intimée et de la Commission. Elle veut également qu’il rende une ordonnance afin de restreindre l’utilisation des documents aux fins de l’instance devant le Tribunal et demande qu’ils lui soient remis à la fin de celle-ci.

[17]  L’intimée s’oppose aux caviardages. Elle soutient que la plaignante a déjà fait des caviardages importants qui allaient au-delà des noms et des renseignements d’identification, comme le démontre le résumé des caviardages fourni par l’avocate de la plaignante. L’intimée fait valoir que, sans des copies non caviardées des documents, elle ne peut être certaine que les passages caviardés ne sont que des renseignements d’identification personnels plutôt que des renseignements potentiellement pertinents. Elle soutient que non seulement justice doit être rendue, mais doit aussi paraître être rendue.

[18]  L’intimée soutient par ailleurs que les caviardages demandés par la plaignante sont [traduction] « une réflexion ultérieure manifestement fallacieuse ». Elle fait valoir qu’il ne sert à rien de caviarder ces passages puisqu’elle possède déjà les renseignements que la plaignante prétend vouloir caviarder. Selon l’intimée, la plaignante n’a pas caviardé ces renseignements dans certains des documents auparavant divulgués dans le cadre de l’instance. Par ailleurs, en tant qu’employeur de la plaignante, l’intimée a aussi déjà accès à la plupart de ces renseignements, notamment à son numéro d’assurance sociale ainsi qu’aux noms et aux dates de naissance des personnes à sa charge. Elle laisse entendre qu’en pratique, les renseignements comme les noms, adresses et numéros de téléphone seraient utiles à l’audience et permettraient de mettre en contexte certains éléments des documents médicaux de la plaignante.

[19]  Comme la plaignante consent maintenant à la divulgation des documents d’août 2019, sous réserve des caviardages demandés, je n’aborderai que la question de savoir si les caviardages demandés et les conditions relatives à la divulgation mentionnées au paragraphe [16] sont justifiés.

[20]  Par souci de clarté, la pertinence potentielle est une notion juridique que le Tribunal doit trancher. Il n’appartient pas aux médecins de décider de la pertinence potentielle d’un document. La plaignante semble avoir précédemment fait valoir que le recours à un expert médical pourrait être un facteur permettant de déterminer si d’autres documents doivent être divulgués. Elle n’a pas cité de jurisprudence pour appuyer sa position selon laquelle il appartient à l’expert médical de déterminer la notion juridique de pertinence potentielle.

[21]  Je souscris à l’opinion de l’intimée selon laquelle à l’étape préalable à l’audience, il n’y a pas de raison de procéder aux caviardages demandés. La plupart, voire la totalité, des renseignements que la plaignante cherche maintenant à caviarder ont déjà été divulgués par elle-même ou étaient déjà accessibles à l’intimée en tant qu’employeur de la plaignante. Je ne suis donc pas convaincue que la plaignante subirait un préjudice ou qu’il y aurait atteinte à sa vie privée si tous les documents étaient divulgués dans leur intégralité. Il y a également déjà eu beaucoup d’échanges entre les parties dans ce processus de divulgation. Afin de simplifier les choses et d’éviter tout conflit ultérieur quant à ce qui a été caviardé et à la nature des caviardages effectués, j’ordonne à la plaignante de produire une copie complète non caviardée des documents d’août 2019.

[22]  Bien que la plaignante doive fournir une copie non caviardée des documents d’août 2019 aux autres parties, je reconnais que certaines limites à cette divulgation sont justifiées pour répondre aux préoccupations légitimes de la plaignante en matière de vie privée. Par conséquent, les documents divulgués ne peuvent être utilisés qu’aux fins de l’instance devant le Tribunal et doivent être retournés à la plaignante à la fin de celle-ci.

[23]  L’intimée soutient qu’obliger les parties à rendre les documents serait coûteux et demande plutôt au Tribunal d’ordonner que les documents soient détruits. Elle n’a présenté aucun renseignement à l’appui de cette allégation selon laquelle le renvoi des documents à la plaignante serait trop dispendieux et je ne suis pas convaincue par cet argument.

[24]  Cependant, je ne suis pas prête à restreindre la divulgation aux avocats de l’intimée et de la Commission, comme le demande la plaignante. Celle-ci a reconnu qu’il s’agissait de documents médicaux qu’un expert pouvait examiner. L’intimée a indiqué qu’elle souhaitait faire appel à un expert professionnel de la santé, et elle a le droit de répondre aux accusations portées contre elle. La santé de la plaignante est une question centrale de la présente plainte, y compris les demandes de réparations qu’elle formule. Elle attribue ses problèmes de santé et leurs répercussions au défaut allégué de son employeur de lui offrir des mesures d’accommodement dans son lieu de travail. Je suis en accord avec l’intimée sur le fait que, puisqu’elle a l’intention de faire appel à un expert médical, ce dernier et son conseiller juridique auront besoin d’examiner les documents.

[25]  La plaignante pourrait vouloir renouveler sa demande visant à caviarder certains renseignements personnels et d’identification selon ce qui sera admis en preuve. Je pourrais ordonner à l’intimée de caviarder les noms, adresses et d’autres renseignements connexes des pièces proposées et de renvoyer une copie caviardée au Tribunal pour son dossier afin de protéger la vie privée des membres de la famille, particulièrement des enfants. Je ne suis pas encore convaincue qu’il soit nécessaire d’utiliser le nom et les renseignements d’identification à l’audience, comme le laisse entendre l’intimée, simplement à des fins pratiques. Nous verrons cela au moment de l’audience ou lorsque nous en approcherons. Pour l’instant, tous les documents d’août 2019 doivent être divulgués aux autres parties dans une version non caviardée, dans les 21 jours suivant la présente décision sur requête.

[26]  Enfin, j’éviterai de mentionner tout renseignement d’identification ou renseignement personnel qui n’est pas pertinent à l’égard des questions en litige dans les décisions que je rendrai dans cette affaire.

Documents et notes de Mme Pratt

[27]  La plaignante consent à la divulgation des documents et des notes de sa travailleuse sociale, sous réserve des caviardages demandés et énoncés au paragraphe [16] ci-dessus.

[28]  Comme il a été mentionné, ces documents n’ont pas encore été admis en preuve. La plaignante peut renouveler sa demande visant à caviarder les noms ou les renseignements personnels liés aux membres de sa famille si ces documents doivent être déposés au dossier du Tribunal.

[29]  J’ordonne donc à la plaignante de divulguer une copie non caviardée de tous les documents et de toutes les notes de Mme Pratt portant sur le traitement de la plaignante dans les 21 jours suivant la présente décision sur requête. Comme c’est le cas pour les documents d’août 2019, ces documents ne peuvent être utilisés qu’aux fins de l’instance devant le Tribunal. Ils doivent être retournés à la plaignante à la fin de celle-ci.

Documents du Dr Durante

[30]  L’intimée demande tous les documents, y compris les résultats de tests et les rapports, détenus par le médecin de famille de la plaignante, le Dr Durante, portant sur le traitement médical de la plaignante et remontant jusqu’à octobre 2006. Elle soutient que les dossiers divulgués jusqu’à maintenant indiquent que les problèmes de santé de la plaignante remontent au moins jusqu’en 2006.

[31]  Bien que la plaignante consente à la divulgation des documents du Dr Durante à partir de 2012, sous réserve des caviardages demandés, elle conteste la pertinence potentielle des documents datant d’avant cette période.

[32]  La plaignante fait valoir que tout problème médical antérieur qu’elle pourrait avoir eu au cours de sa vie n’est pas potentiellement pertinent en ce qui concerne l’obligation de l’intimée de s’informer des possibles mesures d’accommodement à prendre à l’égard de sa déficience. Selon la plaignante, tout préjudice ou dommage qu’elle allègue est le résultat du défaut de l’intimée de respecter cette obligation.

[33]  La plaignante invoque également deux décisions du Tribunal d’appel de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail de l’Ontario (le « TASPAAT ») pour appuyer son allégation selon laquelle les facteurs concourants ou les déclencheurs d’un accident en milieu de travail ne sont pas pertinents (voir 2017 ONWSIAT 2503, aux paragraphes 36 et 37 et 2014 ONWSIAT 1883, au paragraphe 31). La plaignante soutient que la seule question dont est saisi le Tribunal est celle de savoir si son état de santé était un résultat direct de l’incident en milieu de travail, malgré son possible [traduction] « état de vulnérabilité » avant ou après l’incident.

[34]  Je ne suis pas d’accord pour dire que ces décisions appuient la proposition voulant que les facteurs concourants ne soient « pas pertinents », comme la plaignante le prétend. Au contraire, dans la décision de 2017, le TASPAAT a conclu que les rapports médicaux démontraient que le travailleur s’était remis de tout état psychologique antérieur depuis au moins dix ans, de sorte qu’il pouvait être considéré comme étant [traduction] « asymptomatique » avant l’accident en cause dans cette affaire. Ce n’est pas que le tribunal a conclu que les documents médicaux passés ou les facteurs concourants n’étaient « pas pertinents » aux fins de la détermination d’un réseau complexe de causes. Il a plutôt considéré que, malgré sa vulnérabilité en raison de ses antécédents, le travailleur n’avait pas de symptômes pouvant avoir une incidence sur son admissibilité à des prestations au moment pertinent.

[35]  La plaignante allègue qu’elle a une déficience permanente et que ses nombreux problèmes de santé découlent de la façon dont l’intimée a géré ses interactions avec son collègue. Bien qu’elle maintienne que toute disposition antérieure à un problème médical [traduction] « de courte durée » n’est pas pertinente à l’égard des questions en litige, les dossiers déjà divulgués indiquent que certains des mêmes symptômes ou problèmes médicaux que la plaignante attribue à la discrimination alléguée de l’intimée étaient présents avant qu’elle ne commence à travailler chez celle-ci. Toutefois, la plaignante n’a pas fait valoir qu’elle avait été asymptomatique durant une période de temps significative avant son emploi. Par ailleurs, les dossiers font également mention de facteurs concourants qui ne sont pas liés au travail.

[36]  L’intimée a le droit de se défendre contre ces allégations à l’audience et de se préparer en conséquence. Je souscris à son opinion selon laquelle, pour des raisons d’équité, elle doit savoir ce qui s’est passé pour la plaignante sur le plan médical, durant une période de temps significative avant son arrêt de travail. Malgré les arguments de la plaignante à l’effet contraire, si le Tribunal établit qu’il y a responsabilité, il devra nécessairement prendre en considération les symptômes et les problèmes médicaux préexistants et évaluer dans quelle mesure ils peuvent avoir été exacerbés par l’acte discriminatoire. Le Tribunal devra alors déterminer si tous les préjudices peuvent être attribués directement à l’acte discriminatoire et établir quels symptômes ou problèmes de santé peuvent être indemnisés à la suite de l’acte discriminatoire pour quantifier l’indemnisation à accorder au demandeur (voir Me Unetelle c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 183, aux paragraphes 24 à 33). 

[37]  En outre, lorsqu’il établira la responsabilité, le Tribunal devra déterminer si, selon les symptômes que présentait la plaignante au travail, l’intimée savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’elle avait une déficience qui nécessitait des mesures d’accommodement durant cette période.

[38]  La plaignante se fonde sur les conclusions tirées par le Tribunal dans les affaires T.P. et Clegg pour appuyer son objection à l’égard de la divulgation des documents médicaux datant d’avant la discrimination alléguée. Les faits de ces affaires se distinguent de la présente affaire. Dans ces deux cas, le Tribunal a conclu que les intimées avaient omis d’établir un lien suffisant entre les documents demandés et les questions précises soulevées par les plaignants.

[39]  Pour toutes les raisons énoncées précédemment, ce n’est pas le cas en l’espèce. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où la divulgation peut se limiter aux dossiers portant sur un problème médical ou de santé précis, comme dans certaines autres affaires citées par la plaignante et la Commission. L’intimée a le droit de tenir compte du fondement médical des problèmes de santé de la plaignante et de contester l’allégation selon laquelle ses graves problèmes de santé sont attribuables à l’acte discriminatoire allégué plutôt qu’à d’autres facteurs concourants qui existaient avant ou durant son emploi, et la mesure dans laquelle ils le sont.

[40]  De plus, la question de la pertinence des documents doit être tranchée au cas par cas, compte tenu des questions soulevées dans chaque affaire. Voir Turner, précitée, au paragraphe 34, citant Warman c. Bahr, 2006 TCDP 18, au par 9.

[41]  Comme je l’ai mentionné précédemment, à mesure que cette affaire progresse, les parties peuvent présenter des observations sur l’admissibilité des éléments de preuve proposés à l’audience et sur le poids à accorder aux documents admis en preuve.

[42]  Par conséquent, je conclus que tous les dossiers détenus par le DDurante, portant sur le traitement médical de la plaignante et remontant jusqu’en 2006, sont potentiellement pertinents eu égard aux questions soulevées dans la présente plainte. La plaignante doit les divulguer dans les 21 jours suivant la présente décision sur requête. Ces documents ne peuvent être utilisés qu’aux fins de l’instance devant le Tribunal et doivent être retournés à la plaignante à la fin de celle-ci.

2.  La présente décision sur requête doit-elle être anonymisée?

[43]  Non.  Il est dans l’intérêt du public que les processus judiciaires soient ouverts et transparents. Les audiences en matière de droits de la personne sont destinées à être instruites publiquement (paragraphe 52(1) de la Loi). Le Tribunal doit rendre compte de ses processus au public. Il ne peut faire droit aux demandes d’anonymisation ni rendre d’autres ordonnances de confidentialité sans d’abord avoir soupesé l’intérêt de la société à ce que l’instruction soit publique et les intérêts privés de la partie qui demande une ordonnance de confidentialité.

[44]  Le Tribunal peut prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu qu’il y a un risque sérieux que la divulgation impose une contrainte excessive aux personnes concernées. Il doit également être convaincu que la nécessité d’empêcher la divulgation l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique (alinéa 52(1)c) de la Loi).

[45]  La plaignante demande que la présente décision sur requête soit anonymisée parce qu’elle est préoccupée du fait que les décisions du Tribunal sont publiées sur son site Web, sur CanLii et sur d’autres sites publics. Elle craint que sa famille puisse rechercher cette décision et lire les détails de son historique de santé et de celui des membres de sa famille. Elle soutient que la requête de l’intimée fait mention de questions personnelles qui ne sont pas liées à la discrimination alléguée et que ces détails pourraient faire peser sur elle et sa famille une contrainte excessive s’ils étaient rendus publics.

[46]  La plaignante demande également que tous les documents présentés en preuve soient caviardés afin de retirer toute mention de sa famille et des événements préalables à son emploi chez l’intimée. Je juge que cette demande est prématurée. Rien n’a encore été admis en preuve et nous en sommes toujours à l’étape de la divulgation préalable à l’audience. La plaignante pourra renouveler sa demande de confidentialité au moment approprié.

[47]  La Commission, agissant dans l’intérêt public, ne s’oppose pas à la demande d’anonymisation de la plaignante. Elle n’explique pas pourquoi ni comment le risque sérieux que la divulgation des renseignements impose une contrainte excessive à la plaignante et à sa famille l’emporte sur l’intérêt public à l’égard de la transparence des processus judiciaires. L’intimée ne s’oppose pas à la demande non plus.

[48]  Le Tribunal a rendu des ordonnances d’anonymisation par le passé dans certaines affaires où il a conclu que l’identification du plaignant pourrait entraîner une contrainte excessive et un risque de préjudice pour les enfants de celui-ci ou pourrait entraîner la divulgation de renseignements hautement personnels ou sensibles, par exemple dans des plaintes pour harcèlement sexuel (voir, par exemple, M. X c. Chemin de fer Canadien Pacifique, 2018 TCDP 11 et N.A. c. 1416992 Ontario Ltd. et L.C., 2018 TCDP 33, aux paragraphes 15 à 30) (N.A.). Dans d’autres affaires, la partie qui demandait une ordonnance de confidentialité a convaincu le Tribunal qu’il y avait une possibilité réelle qu’elle subisse un préjudice en raison de stigmates pouvant nuire à ses perspectives d’emploi futures (voir, par exemple, T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 10, aux paragraphes 24 à 30).

[49]  Bien que la plaignante se soit fondée sur certaines affaires, comme l’affaire N.A., où le Tribunal a conclu que l’anonymisation était justifiée, à mon avis, une déclaration générale concernant les intérêts en matière de vie privée de la plaignante ne suffit pas à démontrer un « risque sérieux » de contrainte excessive pour elle et sa famille. Les questions de droits de la personne sont complexes et souvent très personnelles pour les parties concernées, y compris pour les plaignants. En l’espèce, la plaignante n’a pas démontré en quoi son cas était différent des autres affaires de droits de la personne qui abordent de façon similaire des questions personnelles et qui portent souvent sur des questions de déficience et de santé.

[50]  Je reconnais que les parties consentent à la demande d’anonymisation. En revanche, ce consentement ne peut pas être déterminant. Autrement dit, le consentement des parties n’est pas suffisant pour que j’écarte le libellé de l’alinéa 52(1)c) de la Loi ou les principes établis dans la jurisprudence qui exigent que les décideurs effectuent un exercice de pondération. Ce n’est pas parce qu’une partie demande une ordonnance de confidentialité et que personne ne s’y oppose que je peux ignorer le cadre analytique contraignant à appliquer pour déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance de confidentialité. Je suis tenue de prendre en compte l’ouverture des processus judiciaires et de déterminer si la partie qui demande l’ordonnance a démontré qu’il existait un risque sérieux, bien étayé par la preuve, menaçant un intérêt important dans le contexte du litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque (voir les arrêts Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 SCC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, aux paragraphes 48 et 53; Dagenais c. Société Radio-Canada, 1994 3 R.C.S. 835, [1994] S.C.J. N104 et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442).

[51]  Je fais également une distinction entre les faits entourant la demande de la plaignante et une décision récente de la Cour d’appel fédérale portant sur le critère pertinent à appliquer pour déterminer si une ordonnance de confidentialité est nécessaire afin de préserver ou de promouvoir un intérêt engagé par des poursuites (Canada (Procureur général) c. Philps, 2019 CAF 240, aux paragraphes 22 à 35 (Philps)). M. Philps a déposé un grief concernant sa suspension pour avoir commis des gestes inappropriés auprès d’employées subalternes. Les employés qui ont témoigné au nom de l’employeur avaient obtenu la garantie que leur nom complet ne serait pas publié et avaient demandé que leur nom soit expurgé des décisions rendues.

[52]  La Cour a conclu que l’arbitre n’avait pas soupesé raisonnablement les intérêts pertinents et n’avait pas appliqué le critère bien établi en rejetant la demande d’expurgation des témoins. Elle a reconnu que les intérêts légitimes en matière de vie privée devaient être protégés dans une situation impliquant un plaignant accusé par de jeunes employées subalternes d’avoir commis des gestes inappropriés. La Cour a également conclu que la décision de la Commission était déraisonnable, car l’arbitre n’avait pas tenu compte de la question de savoir si la publication du nom des témoins pourrait avoir l’effet de décourager la dénonciation de gestes inappropriés de la part des supérieurs en milieu de travail.

[53]  L’arrêt Philps mettait en cause des demandes faites par des témoins qui ont aussi exprimé des préoccupations concernant leur statut d’employés et les répercussions négatives possibles que pourrait avoir une dénonciation sur leur carrière. Au-delà du fait que l’arrêt Philps se distingue par ses faits, car il porte sur ce que la Cour a qualifié de « circonstances inhabituelles », à mon avis, en l’espèce, la plaignante a uniquement présenté des déclarations générales à propos du fait que la décision soulevait des questions personnelles qui pouvaient lui être préjudiciables.

[54]  Il incombe à la partie qui demande une ordonnance de confidentialité d’établir que cette limite est nécessaire en raison des circonstances particulières de l’affaire. Le critère dont il est question dans l’arrêt Philps, et qui est visé par l’alinéa 52(1)c) de la Loi, m’oblige à soupeser des intérêts personnels et publics importants ainsi que des considérations en matière de vie privée. D’après les observations très limitées qui m’ont été présentées, je ne suis pas convaincue que la plaignante a respecté le seuil requis ou a démontré l’existence d’un « risque sérieux » bien étayé par la preuve.

[55]  Enfin, j’ai pris soin d’éviter de mentionner des détails personnels qui ne sont pas pertinents pour trancher les questions limitées dans la présente décision sur requête. Il s’agit également d’une alternative raisonnable à l’anonymisation de la décision.

Ordonnance

  1. Dans les 21 jours suivant la date de la présente décision sur requête, la plaignante doit divulguer aux parties une version complète et non caviardée des éléments suivants :
    1. les documents d’août 2019;
    2. tous les documents cliniques détenus par Laurie Pratt en sa capacité de travailleuse sociale de la plaignante;
    3. tous les documents détenus par le Dr Lino Durante portant sur le traitement médical de la plaignante de 2006 à aujourd’hui.

Les documents susmentionnés ne peuvent être utilisés qu’aux fins de l’instance devant le Tribunal et doivent être retournés à la plaignante à la fin de celle-ci.

  1. La demande d’anonymisation de la plaignante quant à la présente décision sur requête est rejetée.
  2. Les parties doivent participer à une conférence téléphonique de gestion de l’instance après la divulgation des documents susmentionnés. Le greffier communiquera avec les parties pour fixer une date. Les parties doivent être prêtes à indiquer les dates prévues pour le dépôt de tout rapport d’expert et pour l’audience. Le Tribunal enverra les détails de la conférence téléphonique ainsi que l’ordre du jour lorsque la date sera confirmée.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 mars 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2252/0718

Intitulé de la cause : Stacy White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 25 mars 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Christine Roth, pour la plaignante

Sasha Hart, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Kevin MacNeill, pour l'intimé

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