Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 1

Date : le 7 janvier 2019

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l’intimé

- et -

Chiefs of Ontario

 - et –

Amnistie internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties intéressées

Décision

Membres : Sophie Marchildon et Edward P. Lustig



I.  Contexte

[1]  Les plaignantes, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations (la Société de soutien) et l’Assemblée des Premières Nations (l’APN), ont déposé une plainte relative aux droits de la personne dans laquelle elles ont allégué que le financement inéquitable des services d’aide à l’enfance fournis dans les réserves des Premières Nations est assimilable à de la discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, ce qui est contraire à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H-6 (la LCDP).

[2]  Dans une décision datée du 14 mars 2011 (voir 2011 TCDP 4), le Tribunal a fait droit à la requête présentée par le ministère des Affaires autochtones et du Nord canadien en vue de faire rejeter cette plainte au motif que les questions qui y étaient soulevées excédaient la compétence du Tribunal (la requête relative à la compétence). Cette décision a par la suite fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada.

[3]  Le 18 avril 2012, dans le jugement Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (Société de soutien CF), la Cour fédérale a annulé la décision rendue par le Tribunal sur la requête relative à la compétence. La Cour fédérale a renvoyé l’affaire à une formation du Tribunal différemment constituée afin que l’affaire soit réexaminée conformément à ses motifs. L’appel interjeté par l’intimé à l’encontre de cette décision a été rejeté par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75 (Société de soutien CAF).

[4]  En juillet 2012, une nouvelle formation, constituée de Me Sophie Marchildon, à titre de présidente, et des membres Réjean Bélanger et Edward Lustig, a été nommée pour examiner de nouveau l’affaire (voir 2012 TCDP 16). Le Tribunal a rejeté la requête présentée par l’intimé en vue de faire instruire de nouveau la requête relative à la compétence et il a statué que la plainte serait instruite sur le fond (voir 2012 TCDP 17).

[5]  L’audience a débuté le 25 février 2013. Du 25 février au 1er mars 2013, le Tribunal a entendu le témoignage de la Dr Cindy Blackstock, directrice administrative de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada. L’audience s’est ensuite poursuivie pendant cinq jours, les 2, 3, 4, 8 et 9 avril 2013, au cours desquels le Tribunal a entendu le témoignage de M. Jonathan Thompson, directeur du secteur de la santé et du développement social de l’Assemblée des Premières Nations, du Dr Nicolas Trocmé, directeur du Centre de recherche sur l’enfance et la famille de l’Université McGill et de M. Derald Dubois, directeur administratif de l’organisme Touchwood Child and Family Services en Saskatchewan.

[6]  Le 3 juin 2013 et le 3 juillet 2013, le Tribunal a conclu que le Canada n’avait pas respecté les obligations en matière de divulgation qui lui incombaient en vertu des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne et a reporté l’audience sur le fond de trois mois (voir 2013 TCDP 16). Les plaignantes ont déposé une requête en vue d’obtenir les dépens se rapportant à l’allégation suivant laquelle AADNC a abusé de la procédure du Tribunal en raison de sa production tardive de documents. La formation du Tribunal a pris la question en délibéré.

[7]  La plainte a par la suite été modifiée par l’ajout d’allégations de représailles (voir 2012 TCDP 24). Au début de juin 2015, la formation a conclu que les allégations de représailles étaient fondées en partie (voir 2015 TCDP 14).

[8]  Dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2, la formation a conclu que les plaignantes avaient établi le bien-fondé de leur plainte selon laquelle les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans une réserve et au Yukon se voient refuser l’égalité en matière de services à l’enfance et à la famille ou sont défavorisés à l’occasion de la fourniture de ces services, en violation de l’article 5 de la LCDP. Il n’était pas question d’abus de la procédure du Tribunal dans cette décision.

[9]  La formation du Tribunal continue de superviser la mise en œuvre et les actions du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, maintenant Services aux Autochtones Canada, en réponse aux conclusions selon lesquelles les enfants et les familles des Premières Nations des réserves et ceux du Yukon se voient refuser l’égalité en matière de services à l’enfance et à la famille et/ou sont traités défavorablement dans la fourniture de services à l’enfance et à la famille, au sens de l’article 5 de la LCDP (voir 2016 TCDP 2).

[10]  En août 2018, la formation a informé les parties qu’elle se prononcerait sous peu sur la requête des plaignantes relative aux dépens. Les parties l’ont remerciée et l’ont informée qu’elles avaient entamé des discussions dans le but de régler la question. Les parties ont demandé à la formation d’attendre avant de rendre sa décision, ce qu’elle a accepté de faire.

[11]  Le 27 novembre 2018, la Société de soutien et l’APN, le procureur général représentant le ministre de Services aux Autochtones Canada (le Canada) en tant qu’intimé, et les Chiefs of Ontario en tant que partie intéressée ont déposé une requête écrite auprès du Tribunal canadien des droits de la personne dans le but d’obtenir une ordonnance sur consentement selon laquelle le Canada versera une indemnité aux plaignantes et à la partie intéressée les Chiefs of Ontario, en raison de son entrave au déroulement de la procédure du Tribunal en 2013, comme convenu entre les parties.

II.  Requête visant à obtenir une ordonnance sur consentement

[12]  En somme, les motifs de la requête sont les suivants :

[13]  Le Tribunal a conclu que le Canada a sciemment omis de divulguer 90 000 documents, dont certains étaient préjudiciables à sa cause et très pertinents, et a conclu que le Canada avait omis d’aviser le Tribunal et les parties de ce fait dès que possible.

[14]  La plaignante Société de soutien, la plaignante APN et la partie intéressée les Chiefs of Ontario ont engagé des coûts inutilement, en raison de la production tardive des 90 000 documents par le Canada et du report de trois mois de l’audience sur le fond qui en a découlé.

[15]  Les plaignantes ont demandé une indemnité au Tribunal pour les coûts inutilement engagés, sur le fondement de la compétence législative implicite du Tribunal de contrôler sa procédure.

[16]  Le Canada, la Société de soutien, l’APN et les Chiefs of Ontario ont convenu que les coûts engagés en raison du défaut de divulgation du Canada sont les suivants :

  1. Société de soutien : 98 271,70 $;
  2. APN : 29 798 $;
  3. Chiefs of Ontario : 15 400 $.

[17]  Au cours des cinq années qui se sont écoulées depuis que le Tribunal a conclu que la conduite du Canada était loin d’être irréprochable, le Canada a revu ses pratiques et ses procédures concernant la divulgation de documents.

[18]  Le Canada a informé tous les fonctionnaires travaillant au ministère des Services aux Autochtones du Canada que l’obstruction de la procédure par le Canada dans cette affaire était inacceptable et qu’elle ne devait se reproduire en aucun cas. Le Canada a reconnu que ses fonctionnaires avaient la responsabilité de maintenir les normes éthiques les plus élevées afin de conserver et d’améliorer la confiance du public à l’égard de l’honnêteté, de l’équité et de l’impartialité de la fonction publique fédérale.

III.  Analyse du droit

[19]  Lorsque le Tribunal décide de rendre une ordonnance sur le consentement des parties, il cherche un fondement dans la LCDP, dans la preuve au dossier et dans la jurisprudence pertinente applicable aux faits particuliers de l’affaire.

[20]  La décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tipple c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 158 (Tipple) le 29 mai 2012 est instructive en l’espèce. Dans cette affaire, l’arbitre de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) a conclu que le licenciement de M. Tipple du poste de conseiller spécial du sous-ministre, Transformation du secteur des biens immobiliers, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC), constituait un subterfuge injustifié selon les modalités de son contrat. L’arbitre a accordé des dommages-intérêts pour perte de salaire, de boni et d’avantages sociaux ainsi que des intérêts, des dommages-intérêts pour préjudice psychologique et perte de réputation, en plus d’accorder des dommages-intérêts pour entrave à la procédure, ce qui incluait les frais juridiques attribuables au défaut constant du sous-ministre de se conformer en temps opportun aux ordonnances de divulgation. Ce défaut de divulguer la totalité des documents pertinents en temps opportun a obligé l’avocat de M. Tipple à entreprendre une correspondance et à tenir des conférences de gestion de l’instance qui n’auraient pas dû être nécessaires, ce qui a entraîné des frais juridiques pour M. Tipple.

[21]  Cet octroi de dommages-intérêts, initialement annulé par la Cour fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire, au motif qu’il constituait une adjudication de dépens déguisée allant à l’encontre de la décision rendue dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309 (plus tard confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53), a été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Tipple. La Cour a reconnu que, conformément à la décision Mowat, la CRTFP n’avait pas le pouvoir d’adjuger des « dépens » selon leur sens juridique habituel. Cependant, la Cour d’appel fédérale a observé que la décision de l’arbitre d’exiger que TPSGC indemnise M. Tipple pour les frais juridiques qu’il a été tenu d’engager en raison de l’entrave à la procédure d’arbitrage de TPSGC « repose sur un fondement juridique différent » (paragraphe 27). Les paragraphes 28 à 31 de la décision sont ainsi libellés :

[28] Je souligne que l’adjudication de dépens par un tribunal peut inclure et inclut effectivement parfois un montant pour les dépens engagés en raison de la conduite d’obstruction de la partie adverse. Le tribunal n’est pas tenu de nécessairement s’appuyer sur son pouvoir traditionnel d’adjuger des dépens pour veiller à ce qu’une partie soit indemnisée pour les pertes financières engagées en raison de la conduite d’obstruction de la partie adverse dans le cadre de la procédure.

[29] En règle générale, les tribunaux et les instances juridictionnelles ont le pouvoir inhérent de contrôler leur propre procédure et de remédier à un abus de celle‑ci. Ce pouvoir inhérent comprend, dans les cas appropriés comme la présente affaire, le droit d’exiger le remboursement de frais qu’une partie a dû engager en raison de la conduite abusive ou de l’obstruction de la partie adverse.

[30] En l’espèce, l’arbitre a conclu que TPSGC a fait de l’obstruction en omettant de façon répétée de respecter les ordonnances de divulgation, ce qui a entraîné pour M. Tipple des frais juridiques inutiles pour faire exécuter les ordonnances de l’arbitre. Devant notre Cour, TPSGC a soutenu qu’il s’était conformé à ces ordonnances, et c’est ce qu’il a finalement fait. Le dossier justifie toutefois la conclusion de l’arbitre selon laquelle TPSGC a adopté un comportement l’amenant à s’exécuter tardivement et de façon insuffisante, et TPSGC n’a remédié à ce comportement qu’à la suite d’une pression incessante exercée par l’avocat de M. Tipple.

[31] À mon avis, il était raisonnable que l’arbitre conclue que le défaut de TPSGC de respecter les ordonnances de divulgation de l’arbitre en temps opportun a imposé un fardeau financier injustifié à M. Tipple, et qu’il conclue que le fardeau devrait être assumé en toute équité par TPSGC. Dans les circonstances hautement inhabituelles de l’espèce, le montant accordé par l’arbitre à titre de dommages‑intérêts pour entrave à la procédure était légal et résultait d’un exercice raisonnable du pouvoir de l’arbitre de contrôler la procédure d’arbitrage.

[22]  Les circonstances de la présente affaire, tout comme celles de l’affaire Tipple, sont très inhabituelles.

[23]  En fait, dans l’affaire 2013 TCDP 16, aux paragraphes 53 à 56, le Tribunal a conclu ceci :

[53] Nous tenons à noter que le comportement de l’intimé en l’espèce est loin d’être irréprochable. Comme le démontre la preuve présentée par la Société de soutien à la suite de la demande d’accès à l’information de Mme Blackstock, l’intimé a eu connaissance de l’existence d’une partie de ces documents, qui lui sont préjudiciables et qui sont très pertinents quant à l’affaire en l’espèce, à l’été 2012 et pourtant, il ne les a pas divulgués. La preuve montre aussi que l’intimé savait qu’il serait incapable de terminer sa divulgation le 25 février 2013, comme convenu depuis octobre 2012. Il y a eu de nombreux moments, y compris les deux CTGI [conférences téléphoniques de gestion d’instance] avant le début de l’audience, au cours desquels l’intimé aurait pu soulever le fait qu’il était fort probable qu’il serait incapable de satisfaire à ses obligations en matière de divulgation. Le Tribunal, à chaque CTGI et dans toutes les communications qu’il a envoyées aux parties, a constamment répété que, si des questions ou des préoccupations survenaient entre les rencontres et les appels, les parties devaient communiquer avec le Tribunal. Ce n’est jamais arrivé. L’intimé s’est présenté aux dates d’audience en avril 2013 en sachant très bien qu’il n’avait pas complètement satisfait à son obligation de divulgation. De plus, il venait tout juste de signer un contrat avec [Canadian Development Consultants Inc.] afin que cette entreprise l’aide à satisfaire à ses obligations de divulgation et il avait été avisé par cette entreprise que la production des grandes quantités de documents qui n’étaient pas encore divulgués prendrait au moins jusqu’à la fin de septembre 2013. L’intimé a caché ces renseignements aux parties et au Tribunal. Ce n’est qu’après que la Société de soutien a envoyé sa lettre au sujet de sa demande d’accès à l’information que l’intimé a avisé les parties et le Tribunal de l’existence des 50 000 documents supplémentaires pendants, dans une lettre datée du 7 mai 2013 qu’il a envoyée peu de temps avant le début de la troisième semaine prévue d’audience.

[54] Il convient de noter les efforts de toutes les parties à une affaire d’une telle ampleur. La Commission, qui est chargée de l’affaire, a affecté trois avocats au dossier, l’APN a affecté deux avocats, et la directrice administrative de la Société de soutien, Mme Blackstock, ou son avocat, M. Paul Champ, ont été présents tout au long de la procédure à ce jour. Même l’intimé a affecté quatre avocats à l’affaire. De plus, un certain nombre d’intervenants ont consacré beaucoup de temps et de ressources à leur participation à l’affaire. Le Tribunal a désigné une formation de trois membres, notant qu’il s’agissait d’un grand défi vu la charge de travail du Tribunal et la disponibilité de ses membres : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada, 2012 TCDP 16, au paragraphe 29. Comme la Société de soutien le notait, les trois membres désignés auraient autrement entendu trois affaires distinctes, comme le veut la pratique habituelle du Tribunal de confier les affaires à des membres seuls. Treize semaines ont été réservées dans les horaires de tous, les témoins ont été assignés à comparaître et les salles d’audience ont été réservées.

[55] Comme Mme Karen Jensen, membre du Tribunal, (tel était son titre) l’a déclaré dans Zhou, au paragraphe 8 :

[traduction]

Le Tribunal doit faire preuve d’efficacité quand il instruit les causes afin de s’acquitter du mandat que le législateur lui a confié d’entendre et de régler les plaintes de façon expéditive (paragr. 48.9(1) de la LCDP; Société canadienne des postes c. AFPC et CCDP, 2008 CF 223, au paragr. 274; Nova Scotia Construction Safety Association, Collins and Kelly c. Nova Scotia Human Rights Commission and Davidson, 2006 NSCA 63, au paragr. 76). La tenue d’une audience exige des ressources financières et humaines considérables. Ces ressources ne peuvent être réaffectées sans que cela ne sème la perturbation dans l’ensemble de l’organisation, particulièrement à la présente étape du processus. De telles perturbations affectent non seulement l’échéancier de la présente affaire, mais également celui de tous les autres litiges en instance. C’est pourquoi un ajournement n’est accordé que dans les cas où aller de l’avant entraverait manifestement la tenue d’un procès équitable.

[56] Si l’intimé avait communiqué aux autres parties les difficultés qu’il avait à obtenir la grande quantité de divulgation, le Tribunal, avec les parties, aurait travaillé à trouver une solution qui aurait limité les répercussions sur la procédure et sur toutes les parties. En avisant les parties et le Tribunal de ce problème à ce qui est maintenant plus tard que la dernière minute, l’intimé a enlevé cette possibilité à tous et a forcé le Tribunal, pour être franc, à passer en mode de limitation des dégâts. Il convient aussi de mentionner que l’intimé est celui qui ne s’est pas acquitté de son obligation de divulgation, causant un préjudice aux autres parties, et c’est pourtant lui qui demande un ajournement.

[24]  Bien que la décision Tipple ait été rendue en application de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, le libellé de la décision indique clairement que le pouvoir inhérent d’un décideur de contrôler sa procédure et d’exiger le remboursement des frais qu’une partie a dû engager en raison de la conduite abusive ou de l’obstruction de la partie adverse ne se limite pas aux arbitres de la CRTFP.

[25]  En outre, il est mentionné au paragraphe 28 que « [l]e tribunal n’est pas tenu de nécessairement s’appuyer sur son pouvoir traditionnel d’adjuger des dépens », et le paragraphe 29 parle d’une « règle générale » pour décrire le pouvoir inhérent des « tribunaux et des instances juridictionnelles » de contrôler leur propre procédure et de remédier à un abus de celle-ci. Il semblerait donc que, dans les cas appropriés, le Tribunal, comme d’autres tribunaux et organismes juridictionnels, a le pouvoir d’adjuger des dépens dans la mesure où ils constituent des « frais qu’une partie a dû engager en raison de la conduite abusive ou de l’obstruction de la partie adverse ».

[26]  Le Tribunal reconnaît qu’il demeure lié par l’arrêt Mowat, où la Cour suprême a jugé que le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’adjuger des dépens aux plaignants ayant eu gain de cause au titre des « dépenses entraînées par l’acte [discriminatoire] » aux termes de l’alinéa 53(2)c) de la LCDP. Les dépens demandés en l’espèce, toutefois, ne découlent pas du pouvoir du Tribunal d’accorder le remboursement de dépenses en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la LCDP, mais plutôt de ce que la Cour d’appel fédérale décrit comme le pouvoir inhérent d’un tribunal de contrôler sa propre procédure.

[27]  Par ailleurs, bien que cela ne soit pas précisément lié à une adjudication de dépens, dans la décision Commission canadienne des droits de la personne c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81 (Société canadienne des postes), aux paragraphes 13 à 15, la Cour fédérale a examiné la capacité du Tribunal à contrôler sa procédure et à la protéger contre l’abus :

[13] Les tribunaux administratifs sont maîtres de leur propre procédure. Ainsi que l’écrivait le juge Sopinka dans l’arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, au paragraphe 16 :

Afin d’interpréter correctement des dispositions législatives susceptibles de sens différents, il faut les examiner en contexte. Nous traitons ici des pouvoirs d’un tribunal administratif à l’égard de sa procédure. En règle générale, ces tribunaux sont considérés maîtres chez eux. En l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle.

[14] Par conséquent, il semble parfaitement régulier pour le Tribunal, au début d’une enquête, de donner suite à des requêtes préliminaires afin de débroussailler la procédure. C’est précisément ce qu’a fait le Tribunal dans le cas présent. Il a étudié la requête préliminaire de la SCP, qui soutenait que ce serait un abus de la procédure du Tribunal que d’enquêter sur une affaire remontant à plus de huit ans, laquelle avait été l’objet de deux arbitrages et d’une plainte distincte devant la Commission. Saisi d’une requête portant expressément sur la question de l’abus de procédure, le membre du Tribunal, M. Groarke, est arrivé à la conclusion qu’une enquête sur la partie du dossier se rapportant à la demande de transfert serait effectivement un abus de la procédure du Tribunal. Il ne s’agissait pas d’un contrôle de la décision de la Commission de renvoyer l’affaire au Tribunal. C’était plutôt une décision nouvelle par laquelle le membre Groarke déterminait la manière la mieux à même de disposer des points qui avaient été soumis au Tribunal.

[15] Il m’apparaît évident que l’on ne peut affirmer que le Tribunal est « maître chez lui » s’il ne peut prémunir sa propre procédure contre les abus.

[28]  De même, dans l’arrêt ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4 (ATCO), au paragraphe 51, la majorité des juges de la Cour suprême du Canada a expliqué la « doctrine de la compétence par déduction nécessaire » :

[51] Il incombe à notre Cour de déterminer l’intention du législateur et d’y donner effet (Bell ExpressVu, par. _62) [sic] sans franchir la ligne qui sépare l’interprétation judiciaire de la formulation législative (voir R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 26; Bristol‑Myers Squibb Co., par. 174). Cela dit, cette règle permet lapplication de « la doctrine de la compétence par déduction nécessaire » : sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à la réalisation de l’objectif du régime législatif : voir Brown, p. 2‑16.2; Bell Canada, p. 1756. Par le passé, les cours de justice canadiennes ont appliqué la doctrine de manière à investir les organismes administratifs de la compétence nécessaire à l’exécution de leur mandat légal :

[traduction] Lorsque l’objet de la législation est de créer un vaste cadre réglementaire, le tribunal administratif doit posséder les pouvoirs qui, par nécessité pratique et déduction nécessaire, découlent du pouvoir réglementaire qui lui est expressément conféré.

Re Dow Chemical Canada Inc. and Union Gas Ltd. (1982), 141 D.L.R. (3d) 641 (H.C. Ont.), p. 658‑659, conf. par (1983), 42 O.R. (2d) 731 (C.A.) (voir également Interprovincial Pipe Line Ltd. c. Office national de l’énergie, [1978] 1 C.F. 601 (C.A.); Ligue de la radiodiffusion canadienne c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, [1983] 1 C.F. 182 (C.A.), conf. par [1985] 1 R.C.S. 174).

[29]  La formation du Tribunal est d’avis que les arrêts Société canadienne des postes et ATCO (voir aussi R. c Caron, [2011] 1 RCS 78, 2011 CSC 5, aux paragraphes 51 et 54) appuient l’approche relative aux dépens adoptée dans l’affaire Tipple. Conformément au paragraphe 48.9(1) de la LCDP, l’instruction des plaintes par le Tribunal doit se faire, autant que possible, de façon expéditive. Si une partie abuse de la procédure du Tribunal et empêche celui-ci de remplir son mandat conformément au paragraphe 48.9(1) de la LCDP, le Tribunal peut prendre des mesures pour protéger sa procédure contre l’abus. Comme il est expliqué dans l’affaire Tipple, le remboursement des frais engagés par d’autres parties en raison d’une conduite abusive ou d’une obstruction peut être une réparation nécessaire pour réaliser l’objectif prévu au paragraphe 48.9(1) de la LCDP.

[30]  Dans l’affaire Tipple, l’obstruction a donné lieu au non-respect de plusieurs ordonnances de la CRTFP, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Cependant, le Tribunal conclut que le manque de transparence du Canada et son mépris flagrant pour sa procédure, en plus des graves répercussions que cela a eues sur les procédures, dans les circonstances, constituent une obstruction de la procédure comme dans l’affaire Tipple, justifiant donc l’octroi de dommages-intérêts pour les frais inutilement engagés.

[31]  Pour les motifs qui précèdent, la formation croit que la délivrance de l’ordonnance sur consentement demandée par les parties relève du pouvoir inhérent du Tribunal de contrôler sa procédure en vertu de la LCDP.

IV.  Ordonnance

[32]  LA PRÉSENTE REQUÊTE présentée sur consentement par les plaignantes, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et l’Assemblée des Premières Nations, le procureur général du Canada en tant qu’intimé et les Chiefs of Ontario en tant que partie intéressée, en vue d’obtenir une ordonnance qui règle les questions en suspens découlant de la décision du Tribunal datée du 3 juillet 2013 concernant l’entrave à la procédure par le Canada, a été instruite à Ottawa (Ontario).

APRÈS lecture de l’avis de requête daté du 27 novembre 2018.

APRÈS lecture de la présentation du ministère de la Justice, jointe à la présente ordonnance à titre d’annexe A.

ET APRÈS réception du consentement de la Société de soutien, de l’Assemblée des Premières Nations, du Canada et des Chiefs of Ontario.

  1. LA FORMATION DU TRIBUNAL ORDONNE, conformément au paragraphe 48.9(1) de la LCDP, que les questions en suspens découlant de la décision du Tribunal datée du 3 juillet 2013 concernant l’entrave à la procédure par le Canada soient réglées selon les modalités suivantes : le Canada versera aux plaignantes et à la partie intéressée les Chiefs of Ontario une indemnité pour avoir sciemment omis de divulguer 90 000 documents, dont un certain nombre étaient préjudiciables à son dossier et très pertinents, et pour avoir omis d’aviser le Tribunal et les parties de ce fait le plus tôt possible. L’indemnité sera la suivante :
  1. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada : 98 271,70 $;
  2. Assemblée des Premières Nations : 29 798 $;
  3. Chefs de l’Ontario : 15 400 $.
  1. Le Canada, les plaignantes et la partie intéressée les Chiefs of Ontario ont convenu que le sous-ministre de Services aux Autochtones Canada enverrait un courriel à tous les employés de Services aux Autochtones Canada concernant les processus et les obligations du Canada en matière de divulgation, courriel qui a été envoyé le 20 novembre 2018 et est joint à la présente ordonnance à titre d’annexe B.

ORDONNANCE signée le 7e jour de janvier 2019.

AVIS AUX LECTEURS :

L’annexe « A » mentionné au paragraphe 3 de cette ordonnance n’est pas inclus dans la version du document affichée sur le site Web du Tribunal canadien des droits de la personne.  Pour obtenir une copie, prière de communiquer avec le greffe au Registraire@chrt-tcdp.gc.ca / tél. (613) 995-1707

NOTICE TO READERS :

Annex « A » mentioned in paragraph 3 of this order is not included in the version of the document posted on the website of the Canadian Human Rights Tribunal.  To obtain a copy, please contact the Registry: Registrar@chrt-tcdp.gc.ca / tel. (613) 995-1707 

Signée par

Sophie Marchildon
Présidente de la formation

Edward P. Lustig
Membre instructeur

Ottawa (Ontario)
Le 7 janvier 2019


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision du tribunal : Le 7 janvier 2019

Requête traitée par écrit Représentations écrites par :

David Taylor, Sarah Clarke et Barbara McIsaac, avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, plaignante

Stuart Wuttke, David Nahwegahbow et Thomas Milne, avocats de l’Assemblée des Premières Nations, plaignante

Daniel Poulin, Samar Musallam et Brian Smith, avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, Jonathan Tarlton et Melissa Chan, avocats de l’intimé

Maggie Wente et Krista Nerland, avocats des Chiefs of Ontario, partie intéressée

Julian N. Falconer et Akosua Matthews, avocats de la Nation Nishnawbe Aski, partie intéressée

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