Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP  32

Date : le 26 juillet 2019

Numéros des dossiers : T1536/8210 à T1607/5310; T1630/17610 à T1645/17610; T1664/01911 à T1681/03611; T1707/6211 à T1722/7711; T1755/11011 à T1768/12311; T1780/1012 et T1781/1012; T1793/2312 et T1794/2412; T1801/3112 à T1806/3612; T1801/3112 et T1802/3212; T1858/812 à T1861/9112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Gary Nedelec, Alexander Samanek, Michael S. Sheppard, Douglas Goldie, Gary Bedbrook, Pierre Garneau, Jacques Couture, Larry James Laidman, Robert Bruce Macdonald, Gordon A.F. Lehman, Eric William Rogers, Peter J.G. Stirling, David Malcom Macdonald, Robert William James, Camil Geoffroy, Brian Campbell, Trevor David Allison, Benoît Gauthier, Bruce Lyn Fanning, Marc Carpentier, Mark Irving Davis, Raymond Calvin Scott Jackson, John Bart Anderson, David Alexander Findlay, Warren Stanley Davey, Raymond Robert Cook, Keith Wylie Hannan, Michael Edward Ronan, Gilles Desrochers, William Lance Frank Dann, Robert Francis Walsh, John Andrew Clarke, Bradley James Ellis, Michael Ennis, Stanley Edward Johns, Thomas Frederick Noakes, William Charles Ronan, Barrett Ralph Thornton, Robert James McBride, John Charles Pinheiro, David Allan Ramsay, Harold George Edward Thomas, Murray James Kidd, William Ayre, Stephen Norman Collier, William Ronald Clark

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre : David L. Thomas



I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une décision portant sur la requête présentée par un groupe de plaignants (la « coalition de plaignants »), représenté par Me Raymond Hall, qui conteste la validité constitutionnelle d’une disposition aujourd’hui abrogée de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, version modifiée (LCDP). Le 26 février 2018, Me Hall a signifié un avis de question constitutionnelle. La présente requête, datée du 5 juin 2018, conteste la validité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP sur le plan constitutionnel, tel qu’il existait avant son abrogation le 15 décembre 2012 (voir L.C. 2011, ch. 24, art. 166).

[2]  La présente requête se rapporte à un ensemble de plaintes faisant partie d’une affaire complexe concernant la retraite obligatoire des pilotes d’Air Canada à 60 ans. Dans une décision antérieure sur une requête présentée par l’Association des pilotes d’Air Canada (APAC) en vue de faire rejeter toutes les plaintes, j’ai accueilli en partie la demande de l’APAC et rejeté les plaintes des plaignants qui avaient atteint l’âge de 60 ans avant le 31 décembre 2009 (voir 2017 TCDP 22). La présente décision vise uniquement les autres plaignants, soit ceux qui ont eu 60 ans le 1er janvier 2010 ou plus tard.

[3]  L’alinéa 15(1)c) de la LCDP permettait la cessation d’emploi fondée sur l’âge, s’il s’agissait de « l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ». La question de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) a été essentiellement tranchée dans le cadre d’une affaire visant un groupe antérieur de pilotes d’Air Canada ayant déposé des plaintes semblables (le groupe Vilven/Kelly). Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale (CAF) a confirmé la validité constitutionnelle de la disposition, infirmant la décision rendue par la Cour fédérale au terme du contrôle judiciaire de la décision du Tribunal (voir 2012 CAF 209). La demande d’autorisation d’appel de l’arrêt de la CAF devant la Cour suprême du Canada (CSC) a été rejetée en 2013 (2013 CanLII 15565).

[4]  La présente requête vise le réexamen de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) au motif qu’il y a eu des changements importants depuis l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 RCS 229 (McKinney), rendu par la Cour suprême du Canada en 1990, et que ces changements justifient une conclusion différente. Dans la requête, les plaignants demandent au Tribunal de conclure que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est inopérant et que, partant, les intimées ne peuvent l’invoquer comme moyen de défense contre les plaintes.

[5]  En mai 2019, le Tribunal a écrit aux parties pour leur demander de présenter des observations sur deux questions qui n’avaient pas été abordées dans leurs observations antérieures. Premièrement, le Tribunal leur a demandé de se pencher sur la question de savoir si la contestation constitutionnelle était théorique. Deuxièmement, si le Tribunal venait à conclure que l’alinéa 15(1)c) était inconstitutionnel, pourrait-il ordonner une réparation, à savoir la réintégration des plaignants dans leur emploi et le paiement de dommages‑intérêts par les intimées?

[6]  La Commission canadienne des droits de la personne n’a pas présenté d’observations sur la requête initiale relative à la question constitutionnelle ni sur la demande subséquente du Tribunal concernant les deux questions.

II.  Contexte

[7]  La présente instruction porte sur les plaintes de pilotes d’Air Canada à la retraite qui soutiennent qu’Air Canada a commis des actes discriminatoires et appliqué une politique discriminatoire en les obligeant à prendre leur retraite à 60 ans. La politique relative à la retraite obligatoire avait été établie conformément à la convention collective négociée entre Air Canada et l’agent négociateur, l’APAC, et était prise en compte dans le régime de retraite des pilotes. Ainsi, au fil des ans, de nombreuses plaintes pour atteinte aux droits de la personne ont été déposées par des pilotes à la retraite contre Air Canada et l’APAC. Les plaintes des quarante‑cinq (45) pilotes visés par la présente requête ont été regroupées en une seule instruction par le Tribunal, maintenant appelée l’affaire Nedelec. (Avant la décision 2017 TCDP 22, elle était appelée l’affaire Bailie.) Les plaignants soutiennent que l’obligation de prendre leur retraite à 60 ans contrevient aux articles 7, 9 et 10 de la LCDP.

[8]  Avant le groupe de plaignants Bailie/Nedelec, le Tribunal a entendu deux autres groupes de plaignants formés de pilotes d’Air Canada à la retraite qui alléguaient de même avoir été victimes de discrimination fondée sur l’âge en raison de la politique sur la retraite obligatoire. Comme dans la présente affaire, le Tribunal a regroupé ces plaignants aux fins d’instructions distinctes. La première affaire sera désignée ci‑après comme l’affaire Vilven/Kelly et la deuxième affaire sera désignée ci‑après comme l’affaire Thwaites/Adamson. Le Tribunal est saisi de plaintes de cette nature, déposées par des pilotes d’Air Canada, depuis 2005 (affaire Vilven/Kelly).

III.  Historique judiciaire des plaintes similaires dans les affaires Vilven/Kelly et Thwaites/Adamson

[9]  L’affaire Vilven/Kelly a été la première instance portant sur la règle de la retraite obligatoire forçant les pilotes à prendre leur retraite d’Air Canada à 60 ans. Les plaintes de deux plaignants, M. Vilven et M. Kelly, tous deux représentés par Me Hall, ont été regroupées dans cette instance. L’affaire Vilven/Kelly visait les pilotes qui avaient été forcés de prendre leur retraite entre 2003 et 2005.

[10]  La question principale dans cette affaire était de savoir si le moyen de défense fondé sur la règle de la retraite obligatoire, prévu à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, était constitutionnel eu égard à l’article 15 et à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). L’alinéa 15(1)c) permettait alors la cessation d’emploi fondée sur l’âge, s’il s’agissait de « l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ». Dans cette affaire, la deuxième question était de savoir, dans l’éventualité où l’alinéa 15(1)c) était jugé constitutionnellement applicable, s’il avait été mis fin à l’emploi des plaignants à l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes occupant ce genre de poste au Canada et comment procéder à cette détermination.

[11]  En ce qui concerne la question constitutionnelle, le Tribunal a initialement conclu que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP ne portait pas atteinte au droit à l’égalité des plaignants garanti par l’article 15 de la Charte et que, cela étant, il n’était pas nécessaire que le Tribunal se penche sur l’article premier de la Charte. Il a aussi conclu que l’alinéa 15(1)c) offrait un moyen de défense à Air Canada puisque, selon le Tribunal, il avait été mis fin à l’emploi des plaignants à « l’âge de la retraite en vigueur » pour ce genre d’emploi (voir 2007 TCDP 36). Cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Madame la juge Mactavish a conclu dans sa décision (2009 CF 367 [Vilven 1]) que le Tribunal était parvenu à la bonne conclusion sur la question de savoir s’il était possible de se prévaloir de la défense que prévoit l’alinéa 15(1)c) avait été établi, compte tenu des faits, mais que le Tribunal avait commis une erreur dans sa conclusion concernant la Charte, et que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP contrevenait effectivement à l’article 15 de la Charte. L’affaire a ensuite été renvoyée au Tribunal pour qu’il détermine si la violation de l’article 15 pouvait se justifier au regard de l’article premier de la Charte.

[12]  Dans la deuxième décision dans l’affaire Vilven/Kelly (2009 TCDP 24), le Tribunal a conclu que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP ne constituait pas une limite raisonnable aux droits à l’égalité des plaignants prévus à l’article 15 de la Charte. Les intimées n’ayant pas démontré l’existence d’« exigences professionnelles justifiées », les plaintes étaient fondées. Air Canada et l’APAC ont demandé que cette décision soit soumise au contrôle judiciaire. Cependant, sur la question de la constitutionnalité, la Cour fédérale a statué que le Tribunal avait eu raison de conclure que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP n’était pas légitimé par l’article premier de la Charte (voir 2011 CF 120 (Vilven 2)). Air Canada et l’APAC ont par la suite interjeté appel à la Cour d’appel fédérale.

[13]  Entre‑temps, le Tribunal a entendu les plaintes du deuxième groupe de pilotes, ceux visés par l’affaire Thwaites/Adamson. Dans le cadre de cette instruction, les parties ont initialement décidé de reporter la question de la validité constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) et de débattre plutôt la question de savoir si les cessations d’emploi fondées sur l’âge dans ce cas avaient eu lieu à l’« âge de la retraite en vigueur » au sens de l’alinéa 15(1)c). Le Tribunal a conclu que l’âge de la retraite en vigueur était 60 ans et les plaintes ont en conséquence été rejetées, en application de l’alinéa 15(1)c) (voir 2011 TCDP 11). Malheureusement, dans la décision Vilven 2, rendue quelques mois plus tôt, la Cour fédérale était arrivée à la conclusion contraire quant à la validité constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) et, sur requête, le Tribunal a modifié sa décision dans l’affaire Thwaites/Adamson, déclarant les plaintes fondées, puisqu’il n’était plus possible d’invoquer le moyen de défense qu’offrait l’alinéa 15(1)c) (voir 2012 TCDP 9).

[14]  Cependant, l’affaire n’était toujours pas réglée. Trois mois plus tard, la CAF a rendu sa décision, infirmant la décision Vilven 2 sur la question de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) dans l’affaire Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly, 2012 CAF 209 (Kelly CAF). Aux paragraphes 86 et 88, la Cour d’appel fédérale a déclaré que la jurisprudence McKinley s’imposait au Tribunal et à la Cour fédérale, et qu’il y avait lieu pour eux de l’appliquer. Selon l’arrêt McKinley, la retraite obligatoire peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte lorsqu’elle correspond à un arrangement qui est dans l’intérêt à la fois des employeurs et des employés, puisqu’il permet une organisation du travail correspondant aux besoins des deux parties (voir Kelly CAF, au par. 80).

[15]  Tenant compte de la décision antérieure rendue dans l’affaire Vilven 1, dans laquelle la Cour fédérale avait confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes était de 60 ans et jugé que MM. Kelly et Vilven étaient visés par l’alinéa 15(1)c), la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Kelly CAF, a déclaré que cette disposition était constitutionnelle et confirmé que leurs plaintes devaient être rejetées.

[16]  À la suite de l’arrêt Kelly CAF, les décisions du Tribunal dans l’affaire Thwaites/Adamson ont également fait l’objet de contrôles judiciaires devant la Cour fédérale, puis d’appels devant la Cour d’appel fédérale. Plusieurs questions étaient en litige et la Cour d’appel fédérale a accepté la conclusion du Tribunal selon laquelle « […] pour chacune des années de la période de 2005 à 2009, la majorité des pilotes œuvrant pour les compagnies aériennes canadiennes, y compris Air Canada, dans des postes similaires à ceux des plaignants, ont pris leur retraite à l’âge de 60 ans » (voir 2011 TCDP 11, au par. 181).

[17]  En outre, et c’est un point pertinent dans la présente affaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que « la jurisprudence McKinney fait toujours autorité » et a souligné que « [p]ar l’arrêt Kelly FCA, la Cour a conclu que la jurisprudence McKinney faisait toujours autorité en ce qui a trait à la constitutionnalité des mécanismes de retraite obligatoire […] » (au par. 97).

[18]  En plus du résumé de jurisprudence qui précède, il convient de souligner que le législateur a abrogé l’alinéa 15(1)c) de la LCDP le 15 décembre 2012, de sorte que les intimées ont cessé d’exiger que les pilotes d’Air Canada prennent leur retraite à 60 ans.

IV.  Questions en litige

[19]  Le Tribunal doit trancher trois questions principales. Dans la présente décision sur requête, j’analyserai séparément les observations des parties sur chacune des questions en litige, qui sont les suivantes.

Question 1 – La question constitutionnelle est‑elle théorique?

[20]  La question dont le Tribunal est saisi par la présente requête est‑elle théorique dès lors qu’il n’y a plus de litige actuel et que le Tribunal ne serait pas en mesure d’accorder les réparations demandées par les plaignants?

Question 2 – Le Tribunal peut-il accorder des dommages‑intérêts rétroactivement?

[21]  Si le Tribunal constate que les intimées n’ont aucun autre moyen de défense, serait‑il juste et équitable d’accorder des dommages‑intérêts rétroactivement s’il est conclu que la conduite des intimées respectait la loi alors en vigueur?

Question 3 – L’alinéa 15(1)c) de la LCDP

[22]  Le Tribunal devrait‑il conclure que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est inopérant et donc qu’il ne constitue pas un moyen de défense pour les intimées contre les plaintes, et conclure par conséquent à la responsabilité des intimées? Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal doit examiner les trois questions suivantes :

  1. Les changements dans l’état du droit relatif au principe du stare decisis, compte tenu des arrêts Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72 (Bedford CSC), Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 (Carter), et R. c. Comeau, 2018 CSC 15 (Comeau), font-ils en sorte que les décisions Kelly CAF, Adamson CAF et McKinney n’ont plus force de précédent pour le Tribunal sur la question de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP et, par conséquent, le Tribunal devrait‑il réexaminer ces décisions et conclure que l’alinéa 15(1)c) contrevient à l’article 15 de la Charte?
  2. Si le Tribunal conclut que l’alinéa 15(1)c) contrevient à l’article 15 de la Charte, cette violation est-elle légitimée par l’article premier de la Charte?
  3. Si le Tribunal conclut que la violation de l’article 15 de la Charte n’est pas légitimée par l’article premier de la Charte, et si les intimées n’ont aucun autre moyen de défense, comme une défense fondée sur une exigence professionnelle justifiée, la responsabilité des intimées est‑elle prédéterminée en faveur des plaignants?

[23]  J’ai examiné tous les arguments des parties, mais je ne les aborde pas tous dans les présents motifs. J’aborde ceux qui portent sur les points en litige importants et sur les principaux facteurs pertinents que je dois prendre en compte (voir Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, aux par. 40 et 41).

Question 1 – La question constitutionnelle est‑elle théorique?

[24]  Dans la présente requête, la coalition des plaignants conteste la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP et demande qu’il soit jugé inopérant. Toutefois, il est impossible au Tribunal de déclarer l’invalidité de la disposition avec effet prospectif, puisque la disposition a déjà été abrogée. Par suite, reste‑t‑il des questions qui doivent être tranchées par le Tribunal? J’en constate l’absence et partant, conclus que la question visée par la présente requête est théorique.

[25]  La coalition de plaignants, dans sa réponse à la lettre du Tribunal, a affirmé que la requête n’était pas théorique. À son avis, la seule question qui se pose consiste à déterminer si la cessation de l’emploi, aux dates respectives auxquelles chaque pilote a eu 60 ans et a été obligé de cesser de travailler, était conforme à la loi en vigueur à ce moment‑là. Elle soutient que les intimées ont ouvertement contrevenu à la loi en continuant à obliger les pilotes à prendre leur retraite après que la Cour fédérale ait rendu sa décision dans l’affaire Vilven 1.

[26]  Dans leurs observations, les intimées font valoir que la question de la nature théorique dépend de la possibilité pour le Tribunal d’accorder des dommages‑intérêts rétroactivement, qui sera abordée dans la prochaine section.

[27]  Dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, la Cour suprême a établi le critère à deux volets servant à déterminer si une affaire est théorique. Tout d’abord, il faut se demander s’il reste un litige actuel ou si la question est devenue purement théorique. S’il ne reste aucun litige à trancher, la Cour doit alors se demander s’il existe des raisons exceptionnelles pour lesquelles elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre quand même l’affaire. La Cour suprême a déclaré :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

[28]  Dans la décision Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Carlson, 2008 SKQB 312 (Carlson), le critère énoncé dans l’arrêt Borowski a été appliqué dans des circonstances analogues. Mme Carlson a été forcée, en 2003, à l’âge de 65 ans, de prendre sa retraite de son emploi de bibliothécaire. À l’époque, le Saskatchewan Human Rights Code, L.S. 1979, ch. S‑24.1 (le Code de la Saskatchewan) définissait le terme « âge » comme [traduction] « tout âge de 18 à 65 ans ». Le Tribunal de la Saskatchewan a conclu que la définition du terme « âge » dans le Code de la Saskatchewan contrevenait au droit à l’égalité de la plaignante garanti par l’article 15 de la Charte, mais qu’il était lié par l’arrêt McKinney. Il a donc conclu que la violation se justifiait au regard de l’article premier de la Charte et, par conséquent, il a rejeté la plainte en octobre 2007. La plaignante a interjeté appel.

[29]  Entre‑temps, le législateur de la Saskatchewan a apporté des modifications à la définition du terme « âge » prévue dans le Code de la Saskatchewan. En effet, en novembre 2007, cette définition a été modifiée par suppression du renvoi à 65 ans, ce qui a éliminé la possibilité d’imposer la retraite obligatoire.

[30]  En 2008, dans le cadre d’un appel devant la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, la question de savoir si l’appel était théorique a été soulevée. Appliquant la première étape de l’analyse définie dans l’arrêt Borowski, la Cour a jugé que l’appel était théorique. Selon la Cour, il était impossible de déclarer avec effet rétroactif que le terme « âge » (selon la définition prévue dans le Code de la Saskatchewan à l’époque) contrevenait à la Charte. Bien qu’un litige constitutionnel ait pu exister en 2003 quand Mme Carlson a déposé sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, en 2008, les questions constitutionnelles opposant les parties étaient devenues purement théoriques, puisque la disposition contestée avait été modifiée. En outre, la Cour a estimé que l’employeur ne pouvait pas avoir contrevenu à une disposition du Code de la Saskatchewan s’il avait agi en conformité avec les dispositions en vigueur à l’époque (au par. 6 à 11).

[31]  Passant à la deuxième étape de l’analyse définie dans l’arrêt Borowski, la Cour a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire en dépit de son caractère théorique. La Cour a rejeté l’argument selon lequel elle devrait entendre l’affaire au motif que d’autres plaintes semblables concernant la retraite obligatoire étaient encore en litige. Elle a jugé que les questions en litige étaient théoriques, pour Mme Carlson comme pour ces autres plaignants, et que ces derniers n’avaient aucun recours.

[32]  Une contestation constitutionnelle semblable portant sur des dispositions permettant d’imposer la retraite obligatoire en Nouvelle‑Écosse a de même été déclarée théorique après que les dispositions législatives en question ont été abrogées. Voir French c. Nova Scotia (Attorney General), 2012 NSSC 394.

[33]  Dans la présente affaire, le Tribunal doit déterminer si un « litige actuel » existe toujours entre les parties. C’est la première partie du critère dégagé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski : « il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique ».

[34]  Le Tribunal doit donc se demander quelles seraient les conséquences possibles d’une contestation constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, puisque celui‑ci a été abrogé il y a plus de six ans. Les plaignants demandent, outre une déclaration de l’invalidité de l’alinéa 15(1)c), les réparations suivantes :

  1. La réintégration dans leur emploi;
  2. Des dommages‑intérêts pour perte de salaire;
  3. Des réparations non pécuniaires se rapportant aux prestations de retraite et à l’ancienneté en ce qui concerne les passes de vol à la retraite;
  4. Une indemnisation au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP.

[35]  En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal peut ordonner à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire de prendre un certain nombre de mesures de réparation. Il peut aussi au titre du paragraphe 53(3) ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer une indemnité s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré. Toutefois, il devrait être évident que pour prononcer une telle ordonnance, le Tribunal doit conclure qu’un intimé a contrevenu à une ou plusieurs dispositions de la LCDP. Selon le raisonnement suivi par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan dans l’arrêt Carlson, si la conduite des intimées était conforme à la LCDP, le Tribunal ne pourrait conclure à aucune responsabilité et ne pourrait rien ordonner.

[36]  La coalition de plaignants soutient que le raisonnement suivi dans l’arrêt Carlson est [traduction] « douteux », en raison de la façon dont le Code de la Saskatchewan y est interprété. La Cour de la Saskatchewan semble s’être concentrée sur le libellé du Code qui se rapporte au défaut de se conformer à une ordonnance du tribunal des droits de la personne de la Saskatchewan. Selon la disposition pertinente, il faut établir l’intention de commettre une violation (défaut de se conformer à une ordonnance rendue). Je conviens que le libellé du Code de la Saskatchewan est différent du libellé de la LCDP, puisque la LCDP n’exige aucune preuve de l’intention ou de la mens rea pour établir le bien‑fondé d’une plainte. Cependant, cela ne change en rien le fait que le Tribunal doit établir qu’un intimé a contrevenu à une disposition de la LCDP avant de pouvoir ordonner des dommages‑intérêts. Il demeure que les intimées n’ont pas contrevenu à la LCDP à l’égard des plaignants dans l’affaire Vilven/Kelly ou l’affaire Adamson/Thwaites; la Cour d’appel fédérale l’a confirmé deux fois.

[37]  L’avocat de la coalition de plaignants a longuement expliqué que les pilotes visés par la présente affaire ont tous déposé leur plainte après que la Cour fédérale ait rendu sa décision dans l’affaire Vilven 1. Selon lui, les intimées savaient donc que l’alinéa 15(1)c) était inconstitutionnel et ont néanmoins continué à mettre fin à l’emploi des pilotes dès que ceux‑ci atteignaient l’âge de 60 ans. Il soutient que les intimées ont ainsi délibérément et en connaissance de cause violé les droits garantis par la Charte à ces pilotes. Je trouve que cet argument ne présente pas une image fidèle de ce qui s’est produit.

[38]  La décision Vilven 1 a été rendue le 9 avril 2009. Cependant, la question de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) n’a pas été tranchée de façon définitive par cette Cour. La Cour a conclu que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte, mais la juge MacTavish a renvoyé l’affaire au Tribunal pour qu’il décide, « sur le fondement du dossier existant, si la justification de l’alinéa 15(1)c) de la Loi en tant que limite raisonnable peut être démontrée dans une société libre et démocratique » (aux par. 339 et 340).

[39]  Comme je l’ai déjà mentionné, dans sa décision subséquente dans l’affaire Vilven/Kelly (2009 TCDP 24), rendue le 28 août 2009, le Tribunal a conclu, entre autres, que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP ne constituait pas une limite raisonnable aux droits à l’égalité des plaignants prévus au par l’article 15 de la Charte. Cependant, il est important de préciser que cette conclusion ne se rapportait qu’aux faits de cette affaire en particulier (par. 155) et que le Tribunal n’a pas rendu l’« ordonnance d’interdiction » qu’avaient demandée les plaignants. En attendant d’autres observations sur les réparations demandées, le Tribunal est demeuré saisi du dossier (voir les par. 158 à 160).

[40]  Le Tribunal a tenu une audience sur les réparations demandées par MM. Vilven et Kelly, puis il a rendu sa décision le 8 novembre 2010 (2010 TCDP 27). Les plaignants avaient demandé que soit rendue une ordonnance interdisant aux intimées d’obliger les pilotes à prendre leur retraite dès leur 60e anniversaire de naissance. Au paragraphe 12, le Tribunal a clairement rejeté cette demande :

De plus, comme le Tribunal l’a souligné dans sa décision précédente, sa conclusion selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la LCDP viole la Charte n’est pas un précédent juridique et n’est applicable qu’aux faits en l’espèce. Dans les circonstances, l’alinéa 15(1)c) reste en vigueur et peut être utilisé par les intimés comme défense dans toute plainte en cours ou future au sujet de la politique obligatoire en question. Le fait d’accorder l’injonction demandée les priverait de la défense que cet article leur accorde.

[41]  Dans Vilven 2, la Cour fédérale a fait remarquer que MM. Vilven et Kelly ont demandé « une ordonnance prescrivant à Air Canada de cesser d’appliquer à tous les pilotes d’Air Canada les dispositions en matière de retraite obligatoire du régime de retraite et de la convention collective » (au par. 474). Bien que la Cour fédérale ait souscrit à la conclusion du Tribunal selon laquelle l’alinéa 15(1)c) n’est pas légitimé par l’article premier de la Charte, la Cour a jugé que, en demandant une ordonnance d’interdiction, MM. Vilven et Kelly tentaient « d’attaquer indirectement la décision réparatrice du Tribunal » (au par. 485). En outre, la Cour fédérale a indiqué que les « tribunaux ne sont pas habilités à accorder des déclarations générales d’invalidité » (au par. 479).

[42]  Dans l’arrêt Vilven CAF, la Cour d’appel fédérale, qui y a infirmé la conclusion concernant la Charte par ailleurs confirmée dans la décision Vilven 2, a aussi examiné l’appel incident interjeté par MM. Vilven et Kelly du refus par la Cour fédérale de prononcer une déclaration générale d’invalidité. Cependant, la CAF n’avait pas à trancher cette question, étant donné qu’elle avait infirmé la décision Vilven 2 sur le fondement du principe du stare decisis et de l’arrêt McKinney.

[43]  En l’absence d’une déclaration générale d’invalidité quant à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, il est faux de dire que les intimées ne respectaient pas la LCDP telle qu’elle existait à l’époque. Le Tribunal et la Cour fédérale ont tous deux précisé clairement que les réparations accordées ne concernaient que MM. Vilven et Kelly. Même si certaines observations mentionnaient qu’Air Canada avait peut‑être traité différemment d’autres catégories d’employés après la publication de la décision Vilven 1, c’est un argument que je ne trouve pas suffisamment convaincant, même s’il est véridique, pour arriver à une conclusion différente. Les décisions du Tribunal et de la Cour énonçaient très clairement que les réparations accordées ne s’appliquaient qu’à MM. Vilven et Kelly.

[44]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les intimées respectaient la loi et qu’elles ont agi conformément à la LCDP en vigueur pendant toute la période pertinente. Comme je l’ai déjà mentionné, cette conclusion a été confirmée à deux reprises par la Cour d’appel fédérale.

[45]  Si les intimées respectaient la loi alors en vigueur, les plaignants ne peuvent recevoir aucune réparation au titre de la LCDP, puisque le Tribunal ne peut conclure que les intimées ont commis un acte discriminatoire ouvrant droit à des réparations.

[46]  Par conséquent, la seule question toujours actuelle est celle de la réintégration des plaignants dans leur emploi, laquelle a été demandée à titre de réparation. Cependant, Air Canada pourrait invoquer un moyen de défense valide fondé sur une exigence professionnelle justifiée. De fait, selon l’annexe 1 (Licences du personnel) de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), « [u]n État contractant qui a délivré une licence de pilote ne permettra pas au titulaire de cette licence de remplir les fonctions de pilote d’un aéronef qui effectue des vols de transport commercial international s’il a atteint l’âge de 60 ans, ou de 65 ans dans le cas de vols avec plus d’un pilote ». Au paragraphe 33 de ses observations en réplique supplémentaires, la coalition de plaignants a reconnu qu’il serait peu pratique d’ordonner la réintégration sur le fondement de cette exigence professionnelle justifiée.

[47]  Il y a lieu de noter que le Tribunal a ajourné l’instruction des plaintes en 2011 en attendant l’issue des appels dans les affaires Vilven/Kelly et Thwaites/Adamson. Cet ajournement s’est maintenu jusqu’au 10 mars 2016, date à laquelle la demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été rejetée dans l’affaire Thwaites/Adamson. Aujourd’hui, le plaignant le plus jeune du groupe a 67 ans.

[48]  Au vu de ce qui précède, je constate qu’il n’existe plus aucune question actuelle sur laquelle doive se pencher le Tribunal et, par conséquent, la question de la constitutionnalité est théorique.

[49]  Pour le deuxième volet du critère dégagé dans l’arrêt Borowski, s’il est conclu que la question est théorique, le Tribunal doit décider s’il devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire l’affaire malgré tout. Comme il est expliqué dans Powers c. Mitchell, 2019 NLCA 16, au par. 8 :

[traduction]
[8]
Le pouvoir discrétionnaire d’entendre un appel théorique est « à exercer de façon judiciaire selon les principes établis » (Borowski, à la p. 358). Comme il est précisé dans l’arrêt Borowski, l’analyse passe par l’étude de trois grandes raisons d’être de l’exercice du pouvoir discrétionnaire : l’exigence du débat contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et la fonction décisionnelle des tribunaux.

[50]  J’estime qu’il n’y a pas lieu d’exercer mon pouvoir discrétionnaire dans la présente affaire. À l’exception des plaignants visés par la présente affaire, aucun autre pilote d’Air Canada ayant fait l’objet d’une retraite obligatoire n’est partie à une instance devant le Tribunal. L’alinéa 15(1)c) de la LCDP a été abrogé il y a longtemps, et les intimées ont cessé la conduite reprochée. Le Tribunal n’a donc aucune raison d’exercer son pouvoir discrétionnaire.

[51]  En conclusion, le Tribunal est d’avis que la question dont il est saisi dans la présente requête est théorique. Le Tribunal ne pourrait octroyer aucune des réparations demandées par les plaignants si l’alinéa 15(1)c) de la LCDP était jugé inconstitutionnel.

Question 2 – Le Tribunal peut‑il accorder des dommages‑intérêts rétroactivement?

[52]  Dans une lettre envoyée en mai 2019, le Tribunal a demandé aux parties si elles pensaient qu’il était autorisé à accorder des réparations de façon rétroactive. Dans Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13 (Mackin), la Cour suprême du Canada a réaffirmé le principe général de droit public selon lequel, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, « les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (au par. 78). La Cour a fait remarquer que les fonctionnaires et les institutions législatives bénéficient d’une immunité restreinte vis‑à‑vis de ce type d’actions. Dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, [2004] 1 R.S.C. 789, 2004 CSC 30 (Communauté urbaine), la Cour suprême a confirmé que « des principes bien établis de droit public excluent la possibilité de recours en dommages‑intérêts lorsque des lois sont déclarées constitutionnellement invalides ».

[53]  Les affaires Mackin et Communauté urbaine portaient sur la responsabilité de parties publiques. Aucune des deux affaires n’a réellement traité la question de la responsabilité civile dans le secteur privé quand une loi est déclarée invalide. Cependant, d’autres tribunaux ont appliqué les arrêts Mackin et Communauté urbaine à des parties privées. Par exemple, dans Mullins c. Levy, 2005 BCSC 1217 (Mullins), la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que les médecins poursuivis dans cette affaire avaient le droit de s’appuyer sur une disposition législative donnée, même si celle‑ci avait depuis été invalidée. La Cour a déclaré, aux paragraphes 191 et 192 :

[traduction]
191 Ainsi, le litige de nature privée entre le demandeur et les intimés a évolué, de sorte qu’il comprend maintenant un litige relevant du droit public quant à la validité du cadre législatif de la Colombie‑Britannique en matière de santé mentale. La contestation du demandeur est toutefois erronée, car, si les intimés ont agi conformément à la loi, de bonne foi et sans dessein illégitime, ils ne sauraient être tenus responsables de dommages, même si la loi devait être invalidée par la suite.

192 La contestation constitutionnelle n’a donc pas à être examinée lorsqu’elle vise à obtenir des dommages‑intérêts, puisqu’elle aboutirait, au mieux, à une simple déclaration d’invalidité.

[54]  La décision rendue à cet égard par la Cour dans Mullins a été confirmée en appel par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (voir 2009 BCCA 6, au par. 88).

[55]  La coalition de plaignants est d’avis que l’arrêt Mackin n’est pas utile dans la présente affaire, puisqu’il ne s’applique qu’à la responsabilité d’une partie publique. La coalition de plaignants invoque aussi l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward (2010 CSC 27) (Ward), qui met en relief la conduite de l’État ou les actes qu’il accomplit en vertu d’une loi par la suite invalidée. Les affaires susmentionnées concernaient la responsabilité de parties publiques. Aucune d’entre elles n’a examiné en profondeur la question de la responsabilité du secteur privé lorsqu’une loi est invalidée. La coalition soutient que ces affaires ne relèvent pas du droit privé, mais du droit public, et qu’elles ne s’appliquent donc pas aux questions dont le Tribunal est saisi dans le cadre de la présente requête.

[56]  L’avocat de la coalition de plaignants reconnaît aussi, au paragraphe 4 de ses observations en réponse aux questions du Tribunal, qu’aucune réparation n’est demandée au titre du paragraphe 24(1) de la Charte. Cependant, il fait valoir que la décision Carlson contredit le raisonnement suivi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, aux par. 81 à 83 :

81  La Constitution confère au tribunal le pouvoir d’accorder une réparation constitutionnelle valant à la fois pour le passé et pour l’avenir : voir, par ex., Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679, p. 719. Le paragraphe 24(1) de la Charte reconnaît à la personne dont les droits constitutionnels ont été violés le droit d’ester en justice pour « obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste ». Dans certains cas, il lui permet aussi de toucher des dommages‑intérêts, ce qui constitue une réparation nécessairement rétroactive : Schachter, p. 725‑726.

82  Suivant le par. 52(1), le tribunal doit déclarer inopérante une disposition législative inconstitutionnelle, qui cesse dès lors de s’appliquer. L’annulation vaut donc pour l’avenir. Toutefois, le par. 52(1) peut également avoir une portée rétroactive au bénéfice des parties et remonter dans le passé pour annuler les effets d’une disposition inconstitutionnelle : voir, par ex., Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418.

83  Dans nombre d’affaires, notre Cour a appliqué la « théorie déclaratoire » à la réparation constitutionnelle, conférant ainsi souvent un effet rétroactif à la réparation fondée sur le par. 52(1). Voir, p. ex., l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54, par. 28, le juge Gonthier. Dans cette optique, la réparation fondée sur le par. 52(1) est tenue pour pleinement rétroactive, le législateur n’ayant jamais eu le pouvoir d’édicter une disposition inconstitutionnelle. Pour citer le professeur Hogg, une déclaration d’inconstitutionnalité [traduction] « entraîne l’annulation du texte dès le départ » (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 55‑2 (nous soulignons)). Si le texte de loi était invalide dès l’origine, toute action gouvernementale qu’il a fondée se trouve aussi invalide. Par conséquent, les personnes lésées ont droit à une réparation dont les effets remontent dans le passé. (Non souligné dans l’original.)

[57]  Air Canada précise également que tant dans l’arrêt Mackin que dans l’arrêt Communauté urbaine, les contestations constitutionnelles et les recours visaient le législateur (le gouvernement provincial du Nouveau‑Brunswick dans Mackin) ou l’organisme de réglementation (la Ville de Montréal dans Communauté urbaine) qui avaient adopté la loi ou le règlement contesté qui avéré contrevenir à la Charte. Les intimées font remarquer que dans la présente affaire ni Air Canada ni l’APAC n’ont adopté l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. Elles soulignent que, par conséquent, en appliquant le raisonnement suivi par la Cour dans les arrêts Mackin, Communauté urbaine et Ward, si les institutions législatives et les organismes de réglementation qui ont adopté les dispositions inconstitutionnelles bénéficient d’une immunité à l’égard de l’octroi de dommages‑intérêts, en l’absence de tout comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, il s’ensuit qu’Air Canada, qui appliquait simplement la loi telle qu’elle existait à l’époque, devrait bénéficier de la même immunité.

[58]  Le Tribunal est d’accord pour dire que la question en litige concerne non pas une « action gouvernementale » mais les actes d’une partie privée qui n’a joué aucun rôle dans l’élaboration de la mesure législative dont il est maintenant allégué qu’elle est inconstitutionnelle. Le Tribunal est d’avis qu’il ne peut pas ordonner aux intimées de verser des dommages‑intérêts aux plaignants, que ce soit pour des pertes de salaire ou sous forme d’indemnité au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, puisqu’au moment des faits qui ont donné naissance au litige, les intimées n’étaient que des parties privées appliquant l’alinéa 15(1)c) de bonne foi et sans dessein illégitime.

[59]  Dans ce contexte, le Tribunal conclut que la requête devrait être rejetée sur le fondement des principes essentiels que sont l’équité et la nécessité d’avoir confiance dans la loi. En effet, le Tribunal est invité à rendre une décision qui n’aurait d’incidence que sur des événements passés. Plus précisément, la période visée s’étend du 1er janvier 2010 au 15 décembre 2012, date à laquelle l’alinéa 15(1)c) de la LCDP a été abrogé. Il est demandé au Tribunal de conclure que les intimées se livraient à des actes discriminatoires au cours de cette période.

[60]  Comme je l’ai conclu dans mon raisonnement ci‑dessus, les intimées avaient le droit de se fonder sur l’alinéa 15(1)c) de la LCDP pendant toute la période précédant son abrogation. Il serait manifestement injuste de conclure aujourd’hui que les actes des intimées ne respectaient pas la Charte pendant cette période. En effet, les intimées n’auraient pas pu prévoir les changements qui seraient apportés plus tard à la loi. Malgré le fait que l’abrogation de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP a été annoncée un an à l’avance, elle a été délibérément reportée pour accorder aux employeurs la possibilité de s’adapter au changement. Elle n’a pas été imposée dans l’optique d’une application rétroactive. Au contraire, le législateur avait vraisemblablement l’intention d’accorder aux employeurs la souplesse dont ils avaient besoin pour prendre les mesures nécessaires avant que l’abrogation n’entre en vigueur.

[61]  De même, l’incidence des récents arrêts Bedford CSC, Carter et Comeau n’était pas raisonnablement prévisible. Il n’est pas raisonnable de soumettre les intimées à une norme de prévisibilité relative aux changements apportés à la loi.

[62]  Si les tribunaux et les cours de justice devaient soumettre les parties à une telle norme, comment celles-ci pourraient-elles agir avec assurance? Si c’était le cas, ceux qui agissent conformément à la loi craindraient toujours qu’un jour, leur conduite soit illégale.

[63]  En matière pénale, la Charte elle‑même (à l’alinéa 11g)) prévoit qu’une personne ne peut pas être poursuivie pour une action qui, au moment où elle est survenue, ne contrevenait pas au Code criminel ou n’était pas contraire au droit international. Les modifications ultérieures ne s’appliquent qu’aux actions ultérieures, ce qui garantit que la loi n’est appliquée que de manière prospective. Il s’agit là d’un fondement de notre système judiciaire : les gens doivent pouvoir se comporter et mener leurs affaires avec un certain degré de certitude de respecter la loi.

[64]  Il existe certaines exceptions notables à ce principe. En particulier, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a défendu avec succès des contestations contre l’application rétroactive de nouvelles lois fiscales. Dans l’arrêt Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49 (aux par. 69 à 72), la Cour suprême a confirmé la capacité du législateur à adopter des lois applicables rétroactivement, exprimant « l’opinion selon laquelle le caractère rétrospectif et la rétroactivité ne soulèvent généralement pas de préoccupations d’ordre constitutionnel ». Toutefois, les faits sont différents dans la présente affaire, car le législateur n’a pas précisé que l’abrogation de l’alinéa 15(1)c) était rétroactive.

[65]  Sans une intention expresse de la part du législateur d’appliquer les changements rétroactivement, on ne saurait tenir les intimées responsables des dommages découlant de l’application de l’alinéa 15(1)c) du 1er janvier 2010 au 15 décembre 2012. Les parties privées ne devraient pas être tenues responsables lorsque le législateur adopte des dispositions qui sont par la suite déclarées inconstitutionnelles. Dans le cas contraire, les parties privées et les particuliers se trouveraient dans l’obligation d’évaluer eux‑mêmes la constitutionnalité de chaque loi pour décider s’ils doivent l’appliquer.

[66]  Qui plus est, même si le Tribunal déclarait qu’une disposition de la LCDP était inconstitutionnelle avec effet rétroactif, aucune indemnité au titre des articles 52 et 53 de la LCDP ni réparation au titre du paragraphe 24(1) de la Charte ne s’ensuivrait Il serait tout simplement injuste pour les parties qu’il en soit autrement, et le public perdrait confiance dans la loi s’il était possible qu’une conduite aujourd’hui licite donne lieu plus tard au paiement de dommages-intérêts.

Question 3 – L’alinéa 15(1)c) de la LCDP était‑il inconstitutionnel?

[67]  Cette dernière question est au cœur de la requête des plaignants. Ces derniers demandent que soit réexaminée la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c), au motif qu’il y a eu depuis lors des changements suffisamment importants pour justifier une conclusion différente. Dans la requête, les plaignants invitent le Tribunal à conclure que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est inopérant et donc que les intimées ne peuvent pas l’invoquer comme moyen de défense à l’égard des plaintes. Les plaignants font valoir que le Tribunal n’est plus lié par le précédent qui fait autorité en la matière, soit l’arrêt McKinney, puisqu’une modification de la situation a changé radicalement la donne dans le débat concernant l’âge de la retraite obligatoire des pilotes.

[68]  Selon le principe du stare decisis vertical, les tribunaux administratifs et les juridictions inférieures doivent suivre les décisions des juridictions supérieures. Ce principe est l’une des pierres d’assise de la common law; il garantit un certain degré de certitude de résultat lorsqu’une question est portée à l’attention d’un tribunal ou d’une cour de justice.

[69]  Pour faire valoir que le Tribunal peut maintenant réexaminer les arrêts faisant autorité, soit Kelly CAF et McKinney, les plaignants se sont appuyés sur les arrêts récents Bedford CSC, Carter et Comeau, dans lesquels la Cour suprême du Canada s’est penchée sur le principe du stare decisis.

[70]  Le principe du stare decisis vertical a été confirmé le plus récemment dans l’arrêt Comeau :

[26] Les tribunaux de common law sont liés par les précédents faisant autorité. Ce principe — celui du stare decisis — est fondamental pour assurer la certitude du droit. Sous réserve d’exceptions extraordinaires, une juridiction inférieure doit appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie. C’est ce qu’on appelle le stare decisis vertical. Sans ce fondement, le droit fluctuerait continuellement, selon les caprices des juges ou les nouveaux éléments de preuve ésotériques produits par des plaideurs insatisfaits du statu quo.

[71]  Dans l’arrêt Bedford CSC, la Cour suprême du Canada a jugé qu’un précédent juridique « peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne » (voir le par. 42).

[72]  Cette exception au principe du stare decisis vertical est quelque peu restreinte et a par la suite été circonscrite par la Cour suprême dans l’arrêt Comeau, rendu l’an dernier. Dans cet arrêt, la Cour suprême a expliqué la nature exceptionnelle de cette nouvelle exception :

[30] L’exception relative à la nouvelle preuve s’appliquant au principe du stare decisis vertical est restreinte : Bedford, par. 44; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44. Dans Bedford, nous avons souligné ce qui suit au par. 44 :

[…] la juridiction inférieure ne peut faire abstraction d’un précédent qui fait autorité, et la barre est haute lorsqu’il s’agit de justifier le réexamen d’un précédent. [...] Cette approche met en balance les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité avec la reconnaissance du fait qu’une juridiction inférieure doit pouvoir exercer pleinement sa fonction lorsqu’elle est aux prises avec une situation où il convient de revoir un précédent.

[31] Non seulement l’exception est‑elle restreinte — la preuve doit « change[r] radicalement la donne » —, mais il ne s’agit pas d’une invitation générale à réexaminer les précédents qui font autorité sur le fondement de n’importe quel type de preuve. Comme le laisse entendre les arrêts Bedford et Carter, la preuve d’une évolution importante des faits législatifs et sociaux fondamentaux — « qui intéressent la société en général » — constitue un type de preuve qui peut radicalement changer la donne dans le débat juridique visé : Bedford, par. 48‑49; Carter, par. 47. Ainsi, il a été jugé que l’exception s’applique lorsque le contexte social sous‑jacent qui encadrait le débat juridique original examiné a profondément changé.

[…]

[34] Il convient de rappeler qu’on ne peut déroger au principe du stare decisis vertical sur le fondement de nouveaux éléments de preuve en raison d’un désaccord ou d’une interprétation différente. Pour qu’un précédent contraignant d’une juridiction supérieure puisse être écarté sur le fondement de nouveaux éléments de preuve, ces derniers doivent « change[r] radicalement la donne » pour ce qui est de la façon dont les juristes comprennent la question juridique en jeu. Il ne suffit pas de conclure qu’une perspective différente sur la preuve existante pourrait changer la réponse des juristes à la même question juridique.

[73]  Dans l’arrêt Comeau, qui portait sur la constitutionnalité d’une disposition restreignant l’accès aux boissons alcooliques provenant d’autres provinces, aucun élément de preuve en ce sens n’a été présenté. Le juge du procès s’était appuyé sur le témoignage d’un historien qui avait exprimé l’opinion que l’interprétation antérieure qu’avait faite la Cour suprême du Canada de la disposition en litige était incompatible avec les motivations des rédacteurs de la Constitution (aux par. 15 à 18). La Cour suprême a rejeté cette opinion et statué que « [l]es interprétations divergentes de l’histoire ne changent pas radicalement la donne ». La Cour suprême a jugé qu’on ne peut pas s’appuyer sur le témoignage d’un expert qui avance une interprétation différente pour modifier un précédent juridique. Elle a déclaré :

[41] […] C’est précisément la raison pour laquelle les exceptions définies dans Bedford et dans Carter sont restreintes. Si une juridiction inférieure pouvait réinterpréter une disposition constitutionnelle chaque fois qu’une partie à un litige soumet une interprétation différente avancée par un expert, le système de common law sombrerait dans le chaos. Ce n’est pas ce qu’enseignent les arrêts Bedford et Carter. L’approche relative au principe du stare decisis est stricte. Les arrêts Bedford et Carter ne changent pas ce principe.

[74]  Dans l’arrêt Carter, la Cour suprême a conclu que la preuve présentée au procès était différente de celle qui avait été soumise à la Cour dans l’arrêt de principe faisant autorité, qui étayait l’application de l’exception restreinte définie dans l’arrêt Bedford CSC. Dans l’arrêt Carter, la Cour était saisie d’une contestation relative à la constitutionnalité de la disposition du Code criminel interdisant l’aide médicale à mourir. La Cour a conclu que, au moment où elle s’était prononcée sur cette question dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 RCS 519, il était impossible de connaître les nouveaux éléments de preuve relatifs aux préjudices associés à l’interdiction de l’aide médicale à mourir, à l’opinion publique sur cette aide et aux mesures qui peuvent être mises en place pour limiter les risques, ou alors que ces éléments de preuve n’étaient pas pertinents. La Cour suprême a jugé que ces nouveaux faits législatifs et sociaux n’avaient pas simplement fourni une autre réponse à la question posée dans Rodriguez, mais qu’ils avaient plutôt changé radicalement la donne quant à la façon dont la Cour pouvait évaluer la nature des intérêts opposés en jeu (voir Comeau, au par. 32).

[75]  Pour avoir gain de cause dans cette requête, les plaignants voudraient que le Tribunal réexamine les conclusions formulées dans l’arrêt McKinney au motif que l’arrêt Bedford CSC le permet maintenant. Bien que cet arrêt ait été rendu en 1990, il convient de noter que, dans l’arrêt McKinney, la Cour suprême du Canada a parlé du fait que plusieurs provinces avaient déjà aboli la retraite obligatoire, même à l’époque (au par. 113). En dépit de ces changements législatifs, la Cour suprême a conclu que la retraite obligatoire, à titre de politique facultative, était constitutionnellement valide au titre de la Charte. La Cour suprême a jugé qu’une disposition législative autorisant la retraite obligatoire résulte d’ententes que le mouvement syndical ou des employés, pris individuellement, avaient réussi à obtenir. Pareille disposition découle de contrats d’emploi qui garantissent un travail stable et à long terme et une certaine sécurité au moment de la retraite. Dans ses motifs, le juge La Forest a abordé la constitutionnalité et la nature facultative de la disposition législative de l’Ontario (aux par. 118 et 119) :

118. En réalité, il existe de bonnes raisons non seulement sur le plan économique, mais encore sur celui de la politique sociale, pour lesquelles le législateur n’a pas imposé sa volonté dans ce domaine. La retraite obligatoire n’est pas une politique du gouvernement au sujet de laquelle la Charte peut être invoquée directement. Il s’agit d’une entente négociée dans le secteur privé et elle ne peut relever de la Charte que de façon indirecte parce que le législateur a tenté de protéger, et non pas de contester, une valeur reconnue par la Charte. Il ne s’agit pas d’une affaire comme l’arrêt Blainey, précité, où la disposition en question ne pouvait qu’avoir un objet discriminatoire.

119. Il faut se rappeler que nous n’avons pas affaire à un règlement applicable aux employés du gouvernement; il ne s’agit pas non plus d’une politique gouvernementale qui favorise la retraite obligatoire. Il s’agit simplement d’une politique facultative. Elle permet à ceux qui travaillent dans des divers domaines du secteur privé de fixer leurs conditions de travail, soit personnellement, soit par l’intermédiaire des organisations qui les représentent. Il ne s’agit pas d’une condition imposée aux employés. Elle résulte plutôt en bonne partie des ententes que le mouvement syndical ou des employés, pris individuellement, ont réussi à obtenir avec peine. […]

[76]  Le juge La Forest a pris en compte les valeurs sociales et économiques en cause. Il a reconnu toutefois que la liberté des employeurs et des employés de fixer leurs conditions de travail au moyen d’un processus de négociation est un objectif très souhaitable (McKinney, au par. 121).

[77]  Dans Kelly CAF, la Cour d’appel a fait remarquer que les extraits ci‑dessus soulignent le fait que le juge La Forest était sensible au caractère facultatif des dispositions législatives et aux choix des acteurs du marché de la main-d’œuvre en matière de retraite, choix souvent issus de négociations collectives (au par. 70).

[78]  Dans l’arrêt Kelly CAF, la Cour a conclu que le Tribunal était tenu d’appliquer l’arrêt McKinney et que la retraite obligatoire était justifiée au regard de l’article premier de la Charte :

80 Selon moi, ce que l’arrêt McKinney a dit, c’est que la retraite obligatoire, qui constitue une exception à l’interdiction de toute mesure discriminatoire fondée sur l’âge, peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte lorsqu’elle correspond à un arrangement qui est dans l’intérêt à la fois des employeurs et des employés, puisqu’il permet une organisation du travail correspondant aux besoins des deux parties. De tels arrangements ne se limitent pas aux emplois syndiqués, mais le juge La Forest était tout à fait conscient de l’importance des négociations collectives lorsqu’il s’agit de parvenir à ce type d’arrangement : voir McKinney, précité, aux paragraphes 120 à 122.

81 Il n’y a rien, dans l’arrêt McKinney, qui permette de dire que l’analyse ayant mené à conclure que l’alinéa 9a) du Code se défendait au regard de l’article premier de la Charte ne s’applique pas aux dispositions autorisant la retraite obligatoire avant l’âge de 65 ans.

82 L’âge de 65 ans est certes l’âge normal de la retraite pour l’ensemble de la main‑d’œuvre, mais il existe depuis longtemps, pour certains groupes professionnels, des dispositions prévoyant la retraite obligatoire à un âge autre que 65 ans. Le présent cas n’est qu’un exemple de ce genre d’arrangement. L’arrêt McKinney ne contient rien qui contraigne à conclure que de tels arrangements ne se justifient pas au regard de l’article premier de la Charte simplement parce qu’ils prévoient la retraite obligatoire à moins de 65 ans.

[79]  Cependant, dans l’arrêt Kelly CAF, la Cour a reconnu que les conditions peuvent avoir évolué au point où la Cour suprême serait disposée à réexaminer la question (Kelly CAF, aux par. 86 à 88).

[80]  L’arrêt McKinney a aussi été soulevé dans l’arrêt Adamson CAF, dans le contexte de la question incidente de savoir si le juge avait commis une erreur en ne concluant pas que la retraite obligatoire constituait une discrimination de prime abord. La Cour d’appel fédérale a conclu que le juge avait commis une telle erreur, étant donné que la jurisprudence McKinney faisait toujours autorité. Bien que, dans l’arrêt Kelly CAF, la Cour ait conclu que l’arrêt McKinney faisait toujours autorité en ce qui a trait à la constitutionnalité des mécanismes de retraite obligatoire, et qu’elle se soit penchée principalement sur la question de savoir si l’analyse relative à l’article premier faite par la Cour suprême valait pour l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, elle a conclu que le principe du stare decisis s’appliquait également aux autres éléments de l’analyse de la Cour suprême dans l’arrêt McKinney (au par. 97).

[81]  En arrivant à cette conclusion, la CAF a souligné les changements survenus dans l’état du droit relatif au principe du stare decisis par suite de l’arrêt Bedford CSC, reconnaissant qu’une juridiction inférieure ne pouvait réexaminer un arrêt qui la lie que si la preuve ou la situation avait fait l’objet d’une modification importante changeant radicalement la donne. Cependant, dans l’arrêt Adamson CAF, la Cour d’appel fédérale a conclu que ce critère n’avait pas été rempli.L’arrêt McKinney a ainsi été confirmé (voir les par. 99 et 100).

[82]  La coalition de plaignants soutient que la ratio decidendi de l’arrêt Kelly CAF était erronée. Elle fait valoir que la décision Vilven 2 a été infirmée sur le seul fondement de la doctrine juridique du stare decisis, s’appuyant sur l’autorité de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire R. c. Bedford (2012 ONCA 186) (Bedford ONCA). Dans l’arrêt Bedford CSC, la Cour suprême du Canada a « infirmé » la décision Bedford ONCA en citant deux situations dans lesquelles une juridiction inférieure pourrait réexaminer ses propres décisions, indépendamment du principe du stare decisis.

[83]  Invoquant les principes énoncés de nouveau dans l’arrêt Carter, la coalition de plaignants soutient que le Tribunal peut réexaminer les décisions de juridictions supérieures : a) si une nouvelle question de droit est soulevée, ou b) si une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne.

[84]  Selon la coalition de plaignants, le droit a beaucoup évolué depuis l’arrêt McKinney, de sorte que le critère pour déterminer si le Tribunal peut réexaminer les questions relatives à la Charte qui ont été tranchées dans la décision Kelly CAF est rempli.

[85]  La coalition de plaignants soutient que, compte tenu de la conclusion erronée formulée dans Kelly CAF, l’article premier de la Charte ne devrait pas légitimer l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. Cela étant, les droits des plaignants garantis par la Charte devraient prévaloir. Ainsi, la demande fondée sur la Charte devrait l’emporter sur le principe du stare decisis, ce qui permettrait au Tribunal de parvenir à la reconnaissance évidente de la responsabilité des intimées.

[86]  Ainsi, selon la coalition de plaignants, la seule question à trancher est de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est légitimé par l’article premier de la Charte, et si le fardeau de prouver qu’une disposition est légitimée par l’article premier incombe aux parties qui demandent que la constitutionnalité de la disposition soit confirmée, et non pas à celles qui la contestent.

[87]  La coalition de plaignants fait valoir que les facteurs examinés dans Vilven 1 peuvent être [traduction] « regroupés sous la rubrique de l’analyse portant sur l’existence d’une “modification de la situation ou de la preuve” […] » et reprend les motifs de la Cour fédérale dans cette décision. Plus particulièrement, elle souligne la nature différente de la législation ontarienne et de la législation fédérale, et fait ressortir l’argument selon lequel les syndicats ne devraient pas être autorisés à se servir des droits de leurs membres plus âgés comme monnaie d’échange dans les négociations.

[88]  Enfin, la coalition de plaignants déclare qu’il y a dans la présente affaire des questions dont la Cour, dans l’affaire McKinney, ou le Tribunal, dans l’affaire Vilven, n’étaient pas saisis, notamment des questions qui ont été mentionnées dans les arrêts Bedford CSC et Carter, à savoir le caractère arbitraire, la portée trop grande et le caractère totalement disproportionné.

[89]  L’APAC et Air Canada soutiennent que le Tribunal est lié par les conclusions formulées par la Cour dans l’arrêt Kelly CAF et que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est constitutionnellement valide par application du principe du stare decisis. Selon la jurisprudence, un précédent vertical qui fait autorité continue de faire autorité à moins que des changements sociaux ou juridiques profonds ne changent la donne, ce qui doit être établi par des éléments de preuve.

[90]  Selon les intimées, les plaignants n’ont présenté aucun élément tendant à prouver l’existence de changements sociaux ou juridiques profonds qui puissent changer radicalement la donne dans le débat. Par conséquent, en l’absence de preuve de « nouveaux faits législatifs et sociaux » indiquant que le contexte social a profondément changé, les arrêts Bedford CSC, Carter et Comeau établissent que les juridictions inférieures ne peuvent pas réexaminer les décisions des juridictions supérieures (voir Comeau, aux par. 31 et 32).

[91]  En outre, les intimées contestent l’assertion des plaignants selon laquelle l’arrêt Kelly CAF a été invalidé par l’arrêt Bedford CSC. Selon les intimées, s’il est vrai que l’arrêt Kelly CAF est antérieur à l’arrêt Bedford CSC, l’arrêt Adamson CAF a été rendu en 2015, soit après l’arrêt Bedford CSC et après l’abrogation de l’alinéa 15(1)c). Elles font remarquer que les plaignants n’ont pas mentionné l’arrêt Adamson CAF dans leurs observations.

[92]  L’arrêt Adamson CAF a réitéré et entériné la conclusion formulée dans l’arrêt Kelly CAF selon laquelle le Tribunal continue d’être lié par l’arrêt McKinney, même après la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bedford. L’établissement par la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Bedford CSC,d’une nouvelle exception restreinte au principe du stare decisis vertical ne change en rien l’analyse de la Cour d’appel fédérale quant au caractère obligatoire de l’arrêt McKinney. Il est clairement précisé dans l’arrêt Adamson CAF, rendu en 2015, soit après l’arrêt Bedford CSC, que « la jurisprudence McKinney fait toujours autorité », que « McKinney faisait toujours autorité en ce qui a trait à la constitutionnalité des mécanismes de retraite obligatoire » et que « toute partie du raisonnement nécessaire à la Cour [dans l’arrêt McKinney] pour en arriver à son résultat est revêtue de l’autorité du précédent » (Adamson CAF, au par. 97).

[93]  Au vu des arguments des parties, le Tribunal considère qu’il est encore lié par l’arrêt McKinney rendu par la Cour suprême. En l’absence de facteurs qui lui permettraient de s’écarter de la jurisprudence qui fait autorité, l’arrêt McKinney et les arrêts subséquents Kelly CAF et Adamson CAF doivent être appliqués et conduisent le Tribunal à conclure que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP n’était pas inconstitutionnel.

[94]  Même si le Tribunal accepte que l’arrêt Kelly CAF n’énonce plus correctement l’état du droit en ce qui concerne le principe du stare decisis et que l’état actuel du droit correspond à ce que la Cour d’appel fédérale a énoncé dans des remarques incidentes dans Adamson CAF (au par. 99), je suis d’avis que les plaignants n’ont pas démontré que les exceptions énoncées dans les arrêts Bedford CSC et Carter s’appliquent dans la présente affaire.

[95]  Les plaignants font valoir que de nouvelles questions de droit ou la modification de la situation ou de la preuve changent radicalement la donne. Cependant, je suis d’avis que les observations des plaignants ne suffisent pas à appuyer une telle conclusion.

[96]  L’avocat de la coalition de plaignants soutient que la question de droit prédominante réside dans la nature totalement différente des dispositions législatives examinées dans l’arrêt McKinney et les objectifs législatifs afférents qui sous-tendent chacune de ces dispositions. La loi ontarienne visée dans McKinney prévoyait un âge de retraite obligatoire fixe, qui s’appliquait nécessairement à toutes les personnes plus ou moins de façon égale, tandis que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP prévoyait un âge de retraite obligatoire variable, déterminé par des parties privées. Appliquant le raisonnement exprimé par la Cour fédérale dans Vilven 1, l’avocat de la coalition de plaignants affirme que :

  • a) les particuliers ne peuvent pas déterminer si leurs droits ont été violés parce que les groupes de comparaison appropriés sont incertains, et les renseignements nécessaires à une détermination au titre de l’alinéa 15(1)c) peuvent être difficiles à obtenir;

  • b) Air Canada étant le transporteur aérien principal au Canada, la compagnie a la capacité de « fixer » l’âge normal de la retraite pour l’ensemble de l’industrie;

  • c) les syndicats ne devraient pas pouvoir se servir des droits de leurs membres plus âgés comme monnaie d’échange dans les négociations, présentant la chose comme un conflit non résolu entre le droit, selon la Charte, qu’ont les personnes de bénéficier des avantages de la négociation collective par opposition au droit de ne pas faire l’objet de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite prescrit.

[97]  On ne peut pas dire que ces arguments n’ont jamais été invoqués. Ils ont été débattus à fond devant la Cour fédérale dans l’affaire Vilven 1 et rejetés dans Kelly CAF. Même si le Tribunal devait examiner à nouveau ces arguments aujourd’hui, ils ne sont pas suffisamment convaincants pour satisfaire au premier volet du critère établi dans l’arrêt Bedford CSC, qui consiste à déterminer si de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit. En ce qui concerne l’argument a), je suis d’accord avec la Cour d’appel fédérale pour dire que les employés n’ont pas à se livrer à l’analyse juridique à laquelle un tribunal devra procéder pour décider s’ils ont effectivement fait l’objet de  mesures discriminatoires (voir Kelly CAF, aux par. 30 et 31). Les employés connaissent bien l’industrie dans laquelle ils travaillent, surtout en fin de carrière, après avoir exercé leur profession pendant de nombreuses années. Ils ne devraient pas ignorer l’âge normal de la retraite, un fait généralement connu.

[98]  Quant aux arguments b) et c) ci-dessus, les dispositions législatives sont de nature facultative. Les employés ne sont pas forcés de conclure un arrangement en matière d’emploi; ils le font librement, notamment en choisissant s’ils veulent se joindre ou non à une main‑d’œuvre syndiquée. De même, si une personne choisit de travailler pour un acteur dominant dans une certaine industrie, elle le fait en connaissance de cause et y consent. Un emploi syndiqué offre des avantages évidents. De plus, d’autres avantages sont certainement associés au fait de travailler pour un acteur dominant dans une industrie. Cependant, il faut accepter les avantages et les inconvénients de ses décisions et, dans la mesure où les employés ne sont pas forcés à accepter un emploi particulier, ils doivent assumer la responsabilité de leurs décisions en matière d’emploi, avec les avantages et les inconvénients que celles-ci comportent. Ce principe concorde avec la nature facultative de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP.

[99]  La coalition de plaignants fait valoir que le seul changement important dans l’état du droit depuis Vilven 1 est le fait que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP a été abrogé. Elle soutient que ce facteur renforce les considérations sociales sous‑jacentes dans cette décision et devrait obliger le Tribunal à réexaminer la constitutionnalité de la disposition à la lumière de l’arrêt Bedford CSC. Je ne suis pas convaincu que cette évolution du droit justifie un réexamen de ma part de l’arrêt McKinney. Dans cet arrêt, la Cour suprême savait que d’autres provinces avaient déjà aboli des mécanismes de retraite obligatoire, mais cela n’a pas changé son opinion selon laquelle il n’y avait aucune violation indue des droits garantis par la Charte (McKinney, au par. 113).

[100]  M. Stephen Collier est un plaignant non représenté. Il soutient que le Tribunal devrait être lié par la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Vilven 2. M. Collier invoque la décision intérimaire rendue récemment par le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario dans l’affaire Talos c. Grand Erie District School Board (2018 HRTO 680) (Talos). Dans cette affaire, M. Talos a contesté une disposition du Code des droits de la personne de l’Ontario qui permettait, dans certaines circonstances, que soit consentie une rémunération inégale pour les travailleurs de 65 ans et plus. Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a conclu que la disposition contestée violait l’article 15 de la Charte et qu’elle n’était pas légitimée par l’article premier de la Charte.

[101]  Dans ses observations, M. Collier affirme que la décision Talos devrait être appréciée dans le contexte d’une évolution du droit qui pourrait justifier un réexamen du principe du stare decisis selon les premières exceptions énoncées dans l’arrêt Bedford CSC. Malheureusement, la décision Talos n’est pas particulièrement utile pour les questions en litige dont le Tribunal est saisi dans la présente affaire. Bien qu’elle porte sur une disposition du Code des droits de la personne de l’Ontario qui permette la discrimination fondée sur l’âge, la distinction autorisée en fonction de l’âge est limitée aux prestations de groupe versées aux employés âgés de 65 ans et plus; elle ne s’étend pas à la retraite obligatoire. Les différences entre les régimes législatifs analysés dans la décision Talos et dans l’arrêt McKinney ont eu une incidence sur l’applicabilité de l’arrêt McKinney dans l’affaire Talos (voir Talos, au par. 18). En outre, dans sa décision Talos, bien qu’il ait laissé entendre que la situation avait changé depuis l’arrêt McKinney (voir le par. 18, la note 1 et le par. 243), le tribunal n’a pas procédé à une analyse formelle du principe du stare decisis comme dans les arrêts Bedford CSC, Carter ou Comeau.

[102]  En outre, la conclusion d’un tribunal administratif, comme le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario, concernant la validité constitutionnelle de certaines dispositions législatives n’a pas le même effet contraignant que le jugement rendu par une cour de justice (Nouvelle‑Écosse (W.C.B.) c. Martin et al., 2003 CSC 54, au par. 31). En l’absence de toute autre jurisprudence pertinente, il est parfois utile pour le Tribunal de prendre en compte les décisions des tribunaux des droits de la personne provinciaux. Cependant, dans la présente affaire, je suis d’avis que les arrêts Kelly CAF et Adamson CAF sont plus pertinents, étant donné qu’ils traitent de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. De plus, la Cour d’appel fédérale étant une cour de justice ayant un pouvoir de surveillance à l’égard du TCDP, le Tribunal doit nécessairement tenir compte de ses décisions et les appliquer, dans la mesure où elles fournissent des réponses faisant autorité aux questions dont il est saisi. En cas d’incompatibilité entre les conclusions du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario et celles des juridictions supérieures, le Tribunal est tenu de respecter la jurisprudence faisant autorité des juridictions supérieures.

[103]  En plus de ses autres arguments concernant le principe du stare decisis, l’avocat de la coalition de plaignants soutient que le Tribunal peut dorénavant disposer des nouvelles questions mentionnées dans Bedford CSC et Carter, à savoir le caractère arbitraire, la portée trop grande et le caractère totalement disproportionné.

[104]  Le caractère arbitraire s’entend de l’absence d’un lien rationnel entre l’objet de la loi contestée et la limite qu’elle impose aux droits de la personne. La portée est trop grande lorsque la disposition prive de droits, sans lien avec son objectif. Une disposition est totalement disproportionnée lorsque ses répercussions sont totalement disproportionnées par rapport à son objet.

[105]  Je ne suis pas convaincu que ces considérations sont valides dans le contexte actuel. Tout d’abord, le poste de pilote de ligne est un poste critique sur le plan de la sécurité. Les restrictions liées à l’âge qui demeurent en vigueur dans l’industrie, et que les plaignants ne contestent pas, relèvent de considérations liées aux exigences professionnelles justifiées et à la sécurité des passagers des lignes aériennes. Par conséquent, le lien n’est pas arbitraire. Pour les mêmes raisons, je suis d’avis que la portée n’est pas trop grande. Les restrictions ont une incidence sur le droit des pilotes de ligne de poursuivre leur emploi à ce titre du fait de considérations de sécurité légitimes. Elles n’ont aucune incidence sur d’autres droits. L’incidence n’est pas totalement disproportionnée, non plus. Il n’y a pas de juste milieu. À un certain point, l’âge devient une exigence professionnelle justifiée légitime pour un poste critique sur le plan de la sécurité, comme celui de pilote de ligne. Les parties ne contestent pas ce fait. Par conséquent, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu d’appliquer à la présente affaire les notions de caractère arbitraire, de portée trop grande et de caractère totalement disproportionné.

[106]  Le deuxième volet du critère énoncé dans Bedford CSC consiste à déterminer s’il y a eu une modification importante de la situation ou de la preuve qui change radicalement la donne. À cet égard, la coalition de plaignants n’a pas présenté de nouveaux éléments de preuve, mais elle a demandé au Tribunal de s’appuyer sur les observations qu’elle avait présentées à la Cour fédérale dans Vilven 1. Air Canada s’est opposée à cette approche et a soutenu qu’on ne peut pas simplement renvoyer à la preuve présentée dans une autre affaire. Quoi qu’il en soit, Air Canada fait valoir que tout nouveau fait présenté à l’appui de l’argument selon lequel le Tribunal devrait s’écarter de l’arrêt McKinney devrait, par définition, être postérieur à 2009.

[107]  Je suis d’avis que le Tribunal devrait prendre en compte tout nouveau fait à compter de la date où l’arrêt McKinney a été rendu. Cependant, après avoir passé en revue la liste des points présentés par la coalition de plaignants dans ses observations, j’estime qu’aucun des facteurs énumérés n’est convaincant. Plusieurs facteurs chevauchent des arguments présentés à propos des nouvelles questions de droit qui se sont posées. Cependant, les autres facteurs se rapportent à une évolution des mentalités et à des hypothèses sur le vieillissement et la retraite qui ne sont pas corroborées. Aucune des affirmations n’est corroborée et rien ne laisse entendre que cette évolution des mentalités et ces hypothèses n’avaient pas déjà été prises en compte quand l’arrêt McKinney a été rendu en 1990.

[108]  Dans l’affaire McKinney, la Cour suprême du Canada a reçu des observations sur des théories sociales concurrentes quant à l’incidence des mécanismes de retraite obligatoire. Selon la Cour, « le législateur peut faire un choix entre elles et agir certainement avec prudence en apportant des modifications à des questions socio‑économiques si importantes » (au par. 112). La Cour a reconnu que le contexte social et historique était complexe et nécessitait que soit établi un équilibre entre les revendications sociales concurrentes (au par. 123.) Cependant, en fin de compte, la Cour a conclu que le mécanisme facultatif de retraite obligatoire pourrait établir un équilibre raisonnable entre ces revendications concurrentes :

Je n’ai pas l’intention en l’espèce de me prononcer sur les arguments économiques et il se peut bien que l’on conclue à l’avenir des ententes acceptables qui tiendront mieux compte des désavantages que comportent les ententes actuelles pour les personnes âgées. Mais je ne suis pas prêt à dire que la ligne de conduite adoptée par le législateur, dans le contexte social et historique que nous connaissons actuellement, n’établit pas un équilibre raisonnable entre les revendications sociales concurrentes auxquelles doit s’attaquer notre société. Le fait que d’autres ressorts aient adopté un point de vue différent prouve seulement que leurs législatures ont adopté un processus d’évaluation différent à l’égard d’un ensemble de valeurs concurrentes complexes. Ce dernier choix peut empiéter sur des droits importants d’autres personnes, particulièrement celles qui sont sur le point d’atteindre l’âge de la retraite. Mes observations dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité, à la p. 795, s’appliquent en l’espèce :

Par là, je ne veux pas laisser entendre que la Cour devrait, en règle générale, s’en remettre au bon jugement du législateur lorsque celui‑ci porte atteinte à des droits considérés comme fondamentaux dans le cadre d’une société libre et démocratique. Bien au contraire, j’aurais pensé que la Charte établit le régime opposé. D’autre part, ayant reconnu l’importance de l’objectif du législateur en l’espèce, on se doit dans le présent contexte de reconnaître que, si l’objectif du législateur doit être atteint, il ne pourra l’être qu’au détriment de certains. En outre, toute tentative de protéger les droits d’un groupe grèvera inévitablement les droits d’autres groupes. Il n’y a pas de scénario parfait qui puisse permettre de protéger également les droits de tous.

Dans ces circonstances, comme je l’ai affirmé dans cet arrêt, « le législateur doit disposer d’une marge de manœuvre raisonnable pour répondre à ces pressions opposées ». Une cour de justice doit donc examiner si, compte tenu des éléments de preuve disponibles, le législateur pouvait raisonnablement conclure que la protection qu’il accordait à un groupe ne portait pas atteinte de façon déraisonnable à un droit garanti. (par. 123)

[109]  Quand le législateur a décidé, en 2011, d’abroger l’alinéa 15(1)c), c’était probablement pour répondre aux intérêts sociaux concurrents et tenter d’atteindre l’équilibre raisonnable mentionné par la Cour suprême.

[110]  L’autre modification de la situation qui mérite d’être prise en compte dans le cadre du deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Bedford CSC a été soulevée par M. Collier dans le cadre de sa plainte concernant son syndicat. Comme je l’ai déjà mentionné, en 2006, l’OACI a modifié ses règles pour autoriser les pilotes de plus de 60 ans, mais de moins de 65 ans, de piloter dans l’espace aérien international si leur copilote était âgé de moins de 60 ans. Bien qu’elle n’ait pas fait l’objet d’un argument, il s’agissait bel et bien d’une modification de la situation ou de la preuve qui pouvait changer radicalement la donne et à ce titre, justifier un réexamen de l’arrêt McKinney.

[111]  Je ne suis pas convaincu que le seuil prévu dans les arrêts Bedford CSC, Carter et Comeau a été atteint. La possibilité pour certains pilotes de piloter après l’âge de 60 ans est un facteur susceptible d’influer sur une défense fondée sur une exigence professionnelle justifiée invoquée par les intimées. Toutefois, cette question n’est pas en cause dans la présente requête.

[112]  Dans l’arrêt McKinney, la Cour suprême a conclu que la disposition sur l’âge de la retraite obligatoire contrevenait en effet à l’article 15 de la Charte, mais qu’elle était sauvegardée par l’article premier de la Charte. Si le Tribunal décide que les décisions Kelly CAF et Adamson CAF ne font plus obstacle au réexamen de la conclusion tirée dans l’arrêt McKinney, il ne reste plus (comme l’a soutenu l’avocat de la coalition de plaignants, et je suis d’accord avec lui) que la question de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est légitimée par l’article premier de la Charte. Je ne suis pas d’avis que la modification des règles de l’OACI a une incidence sur la conclusion formulée par la Cour suprême du Canada. La modification des règles de l’OACI peut avoir une incidence sur la défense fondée sur une exigence professionnelle justifiée, bien que cette question ait déjà été examinée par le Tribunal dans les autres affaires. Toutefois, il importe avant tout de déterminer si les parties elles‑mêmes devraient avoir la liberté de conclure des accords pouvant comporter des dispositions sur la retraite obligatoire. À cet égard, j’accepte le raisonnement énoncé dans l’arrêt McKinney, au par. 426 :

La situation qui prévaut au pays, en l’absence d’une décision de notre Cour que la retraite obligatoire est constitutionnellement inacceptable, est la suivante. Le gouvernement fédéral et plusieurs provinces ont légiféré contre celle‑ci. D’autres ont refusé de le faire. Ces décisions ont été prises au moyen du processus démocratique habituel et, de toute évidence, ce processus va se poursuivre à moins qu’une décision de notre Cour n’y mette fin. Qui plus est, les employeurs et les employés peuvent, dans le cadre du processus de la négociation collective, déterminer eux‑mêmes s’il y a lieu de fixer un âge de retraite obligatoire et quel devrait être cet âge. Ils l’ont fait dans le passé et la position adoptée par les syndicats à l’égard de cette question indique qu’ils veulent que ce processus se poursuive. Une décision portant que la retraite obligatoire est inconstitutionnelle imposerait à tout le pays un régime qui a été conçu non pas dans le cadre du processus démocratique mais par la puissance du droit. Ironiquement, la Charte serait utilisée pour limiter la liberté de bien des gens pour promouvoir les intérêts de quelques‑uns. Bien que la reconnaissance des droits et libertés des particuliers comporte en soi une certaine restriction des droits d’autrui, la nature et l’étendue de la restriction en l’espèce serait tout à fait injustifiée.

[113]  La Cour suprême a examiné les objectifs de la retraite obligatoire dans le but de déterminer s’ils étaient suffisamment importants pour justifier la limitation du droit garanti par l’article 15 de la Charte. Elle a appliqué un critère de proportionnalité où les objectifs sont soupesés en fonction de la nature du droit à l’égalité et de la mesure dans laquelle la limite apportée favorise d’autres droits ou politiques importants dans une société libre et démocratique. En fin de compte, la Cour suprême s’est prononcée en faveur de la nature facultative de la politique. Le meilleur énoncé de cette conclusion se trouve peut-être au paragraphe 122 de l’arrêt McKinney :

Bien qu’il soit tout à fait compréhensible qu’un individu puisse s’opposer à la retraite obligatoire lorsqu’il atteint 65 ans, cela ne change rien au fait qu’il s’agissait de l’entente qui sous‑tendait les attentes des deux parties au début et au cours de la vie active de l’employé et qui faisait l’objet de leur contrat.

[114]  Puisqu’il a été conclu que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP était valide pendant toute la période pertinente, la seule autre possibilité de contestation qui s’offre aux plaignants se rapporte à la question de savoir si, durant la période en cause, l’« âge normal de la retraite » des personnes occupant ce genre d’emploi était de 60 ans. Il a déjà été constaté qu’aucun élément de preuve n’a été présenté au Tribunal sur cette question dans le cadre d’instructions antérieures. Par conséquent, en application du paragraphe 50(1) de la LCDP, le Tribunal est tenu d’offrir aux plaignants la possibilité pleine et entière de lui présenter cet argument (voir Bailie et autres c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada, 2017 TCDP 22, aux par. 88 à 91).


 

V.  Conclusion

[115]  La présente requête est rejetée au motif que les questions en litige sont maintenant théoriques. Les réparations demandées par les plaignants ne pourraient pas leur être accordées, même s’il était établi que l’alinéa 15(1)c) était inconstitutionnel à l’époque pertinente.

[116]  En outre, et subsidiairement, la requête est rejetée au motif qu’il serait injuste et inéquitable de la part du Tribunal de prononcer une déclaration d’invalidité rétroactive et d’octroyer des dommages‑intérêts contre les intimées, qui ont agi conformément à la loi pendant toute la période pertinente.

[117]  De plus, les plaignants n’ont pas étayé leur affirmation selon laquelle de nouvelles questions de droit ont émergé par suite d’une évolution importante du droit ou d’une modification de la situation ou de la preuve qui change radicalement la donne, de façon à ce que le critère établi dans les conclusions relatives au principe du stare decisis formulées dans les arrêts Bedford CSC, Carter et Comeau soit satisfait et que le Tribunal puisse réexaminer les arrêts Kelly CAF et Adamson CAF. Par conséquent, le Tribunal demeure lié par ces arrêts, dans lesquels il a été conclu que la question a été tranchée dans l’arrêt McKinney.

[118]  Enfin, même si le Tribunal jugeait qu’il n’est pas tenu de suivre les arrêts Kelly CAF et Adamson CAF, je n’ai pas suffisamment de raisons de m’écarter de la conclusion tirée par la Cour suprême selon laquelle la retraite obligatoire, en tant que politique facultative, constitue une limite raisonnable dans une société libre et démocratique.

[119]  Pour les motifs qui précèdent, la requête est rejetée.

Signée par

David L. ThomasDavid L. Thomas

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 26 juillet 2019


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T1536/8210 à T1607/5310; T1630/17610 à T1645/17610; T1664/01911 à T1681/03611; T1707/6211 à T1722/7711; T1755/11011 à T1768/12311; T1780/1012 et T1781/1012; T1793/2312 et T1794/2412; T1801/3112 à T1806/3612; T1801/3112 et T1802/3212; T1858/812 à T1861/9112

Intitulé de la cause : Nedelec et al. c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 26 juillet 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Raymond D. Hall , pour la coalition de plaignants

Stephen Collier, pour lui-même

Daniel Poulin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Fred W. Headon , pour Air Canada

Bruce Laughton, c. r., pour l’Association des pilotes d’Air Canada

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