Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 49

Date : le 16 décembre 2019

Numéro du dossier : T2207/2917

 

Entre :

Cecilia Constantinescu

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la requête

[1]  Mme Constantinescu (plaignante) a déposé, le 27 septembre 2019, une requête visant à modifier certaines décisions interlocutoires du Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal) qui ont été antérieurement rendues. Service Correctionnel Canada s’oppose à la demande puisqu’il considère qu’il s’agit d’un abus de procédure.

[2]  Il s’agit de la 4ième décision du Tribunal dans le dossier : les autres requêtes concernaient une demande en divulgation de document, une demande en suspension des procédures et une demande en élargissement de la plainte (Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018 TCDP 8; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018 TCDP 10; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018 TCDP 17).

[3]  La plaignante allègue avoir été discriminée par le SCC (l’intimé) lors de sa formation du PFC-5 visant à devenir agente correctionnelle. Elle soutient avoir été victime de nombreux incidents, tant de la part de ses collègues que des gestionnaires ou instructeurs de l’intimé. Au final, la plaignante n’a pas accédé au poste d’agente correctionnelle, échouant sa formation. Ainsi, elle allègue avoir été traitée défavorablement lors de sa formation (article 7 LCDP) et avoir été victime de harcèlement (article 14(1)(c) LCDP) en raison de son sexe ainsi que de son origine nationale ou ethnique.

[4]  La plainte de Mme Constantinescu a été déposée en octobre 2015 et a été référée au Tribunal pour instruction le 31 mai 2017. L’étape de la divulgation s’avère particulièrement complexe dans ce dossier ; le processus de divulgation perdure depuis juillet 2017. Les parties ainsi que le Tribunal en sont rendus à 19 téléconférences de gestion de l’instance, en plus de 2 ans de processus de divulgation. Il s’agit d’un total approximatif de 20 heures de téléconférence, soit près de quatre jours d’audience, uniquement dédiées à la divulgation. Force est de constater qu’il reste encore beaucoup à accomplir avant d’en arriver à une audience.

[5]  Le 28 août 2019, la plaignante a fait parvenir au Tribunal ainsi qu’aux autres Parties, une lettre dans laquelle est demandait la reconsidération de décisions ayant été antérieurement rendues par le Tribunal. Ces décisions antérieures concernaient la divulgation de documents. Le Tribunal a considéré que cette demande manquait de précisions. Suite à cette lettre de la plaignante, plusieurs correspondances ont eu lieu entre les Parties. Il n’est pas nécessaire d’en reprendre le contenu. À la fin des échanges, le Tribunal a donné des instructions afin que Mme Constantinescu dépose une requête visant à préciser et à clarifier sa demande.

[6]  L’intimé a répondu à la requête de la plaignante alors que la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) n’a pas déposé de représentations.

[7]  Pour les motifs qui suivent, le Tribunal rejette la requête de la plaignante dans son entièreté.

II.  Questions en litige

[8]  Voici les questions en litige :

  1. Est-ce que la requête de la plaignante constitue un abus de procédure et si tel est le cas, est-ce que sa requête devrait être rejetée sur ce fondement?
  2. Si la requête n’est pas rejetée pour abus de procédure, y-a-t-il lieu de faire droit à la requête et de modifier les décisions interlocutoires du Tribunal rendues antérieurement?

III.  Analyse

A.  Arguments des parties

[9]  Vu la complexité des allégations de Mme Constantinescu et la technicité des arguments de l’intimé, j’estime qu’il est nécessaire d’offrir un bref résumé de la position de chaque partie avant de débuter mon analyse.

(i)  La plaignante

[10]  En résumé, la plaignante demande que je modifie 17 décisions interlocutoires qui ont déjà été rendues par le Tribunal en matière de divulgation. Pour chacune d’entre elles, elle explique sommairement les raisons pour lesquelles elle croit que je devrais modifier mes décisions antérieures.

[11]  Il est pertinent de détailler les décisions dont Mme Constantinescu recherche la modification afin de bien comprendre l’étendue de cette requête. J’ajoute que certaines de ces décisions ont fait l’objet d’une attention particulière de la part de l’intimé dans ses représentations (par exemple la demande sur la déclaration écrite de M. Durdu).

[12]  Mme Constantinescu demande la modification des décisions suivantes, qui sont toutes liées à la divulgation :

  • 1) Pièce 20 de l’intimé qui concerne la déclaration écrit de M. Pierre-Louis Durdu;

  • 2) Les enregistrements audio des déclarations données par les témoins rencontrés lors de l’enquête concernant M. Durdu;

  • 3) Tous les témoignages des recrues pendant la formation PFC-5;

  • 4) Les documents produits pour son dossier de candidate avant et après le 27 octobre 2015 dans le système informatique de l’intimé et les informations relatives aux ressources humaines;

  • 5) Les notes des enquêteurs Mme Annie Poirier et M. Francis Anctil pendant l’enquête concernant M. Durdu, incluant les correspondances avec les autres employés de l’intimé;

  • 6) Les correspondances entre l’intimé et la médiatrice de la Commission;

  • 7) Les documents visant la plainte d’Alexandre Bohémierà l’encontre de M. Durdu;

  • 8) Les correspondances au sujet de la plaignante entre les cadres et l’administration de l’intimé;

  • 9) Les documents visant le bris de sécurité survenu au sein de l’intimé;

  • 10) Les manuels complets de la formation au bâton;

  • 11) Les rapports d’enquête et les conclusions émises par la firme privée Presidia concernant des cas de harcèlement;

  • 12) Tous documents et correspondances de Mme Isabel Morin concernant les allégations de la plaignante;

  • 13) Les documents et correspondances de Mme Elizabeth Van Allen en lien avec les allégations de la plaignante ainsi que les documents démontrant si ces documents ont été enregistrés;

  • 14) Les notes et correspondance de M. Alain Tousignant en lien avec les allégations de la plaignante ainsi que le bris de sécurité;

  • 15) Les documents et correspondances de M. Sylvain Mongrain en lien avec les allégations de la plaignante;

  • 16) Les notes, correspondances et comptes rendus de Mme Louise Laralde en lien avec les allégations de la plaignante;

  • 17) Les notes, correspondances, compte rendus de M. Éric Tessier en lien avec les allégations de la plaignante.

[13]  La trame générale des arguments de Mme Constantinescu est chapeautée par un argumentaire qui, tant dans sa requête, sa réplique, que le processus de divulgation du Tribunal, semble toujours être le même : elle allègue ne pas avoir accès à la preuve pertinente pour sa plainte.

[14]  Elle dit faire ses démarches en tant que victime, femme, agressée, humiliée, qui est privée d’un emploi, alors qu’elle demande l’accès à des documents qu’elle considère importants. Selon elle, l’intimé lui cache les documents qu’elle recherche. Elle estime qu’il invoque sans fondement différentes raisons et privilèges pour ne pas fournir ce qu’elle demande. Mme Constantinescu croit aussi que l’intimé utilise de manière déplacée les notions de procédures oppressives et vexatoires dans ses représentations.

[15]  Mme Constantinescu présente également d’autres arguments au soutien de sa demande. Je tiens à préciser que son argumentaire est généralement lacunaire et difficile à suivre.

[16]  Mme Constantinescu considère que c’est elle la victime qui subit le préjudice dans toute cette procédure. Elle a expliqué se sentir ridiculisée par l’intimé alors qu’il suggère qu’elle recherche des documents imaginaires.

[17]  Comme mentionné précédemment, Mme Constantinescu croit que l’intimé lui cache des documents. À ce sujet, elle revient sur la divulgation houleuse entourant le manuel pratique de la formation du bâton ainsi que sur le remboursement des frais qu’aurait perçus M. Reno Ouellet. Elle soulève par le fait même les problèmes de divulgation en lien avec les déclarations de témoins lors de l’enquête de M. Durdu ainsi que le rapport de Presidia.

[18]  Elle soutient que le Tribunal devrait ordonner la divulgation totale des documents qu’elle recherche. Elle estime que l’intimé soumet des représentations qui sont préoccupantes et croit que le Tribunal devrait davantage s’en inquiéter. Elle ajoute que le Tribunal aurait dû et devrait intervenir différemment.

[19]  Par exemple, en lien avec la déclaration écrite de M. Durdu qui est non datée et non signée, elle estime que le Tribunal aurait dû demander à l’intimé de démontrer la véracité d’une telle déclaration. Selon elle, le Tribunal aurait dû lui demander de fournir la date de création de la déclaration, insister sur la signature et demander des précisions sur les autorités ou les personnes devant qui la déclaration a été faite.

[20]  Un autre exemple est celui des enregistrements des témoins rencontrés par l’intimé, dont le début serait manquant. Mme Constantinescu suggère que le Tribunal aurait dû solliciter une expertise faite par un spécialiste afin de trancher sur l’intégrité des enregistrements.

[21]  Un autre exemple est celui des notes ayant été prises par Mme Annie Poirier et M. Francis Anctil et qui ont été détruites par l’intimé. Mme Constantinescu croit que le Tribunal aurait dû mieux s’assurer qu’aucune trace de ces notes n’existait, d’autant plus qu’elle croit que l’intimé n’avait pas le droit de les détruire. Elle estime que le Tribunal devrait être plus sévère avec l’intimé, puisqu’il est « habitué de cacher des faits et des documents ». En conséquence, selon elle, si, après des recherches soigneuses, le Tribunal estimait que les notes ont vraiment été détruites, l’intimé devait être ordonné de divulguer le nom du cadre ayant autorisé leur destruction et produire un affidavit. Elle dit que son droit démocratique en tant que victime est que la procédure se déroule ainsi.

[22]  Dans un autre ordre d’idée, Mme Constantinescu demande que le Tribunal fasse droit à sa demande de divulgation des correspondances intégrales entre l’intimé et la médiatrice de la Commission, puisqu’elle croit que celle-ci aurait eu un comportement douteux à l’égard du traitement de sa plainte. Elle demande que malgré le fait que ces documents concernent une procédure de médiation, ce qui, je le rappelle, implique des protections particulières, le Tribunal devrait faire abstractions de ces protections et ordonner la divulgation de ces documents.

[23]  Quant à la plainte qu’aurait déposée M. Alexandre Bohémier à l’encontre de M. Durdu, Mme Constantinescu demande que le Tribunal enquête sur ce qui s’est passé dans cette plainte alors que cela pourrait potentiellement concerner du harcèlement.

[24]  En lien avec les correspondances de M. Alain Tousignant, la plaignante revient sur les représentations faites par l’intimé à l’effet que l’ancienne boite de courriels de M. Tousignant n’est plus accessible. Elle estime que le Tribunal aurait dû tenter d’accéder à ladite boite en ordonnant qu’un spécialiste externe effectue une expertise afin de vérifier si tel est bien le cas.

[25]  En plus de ses demandes liées à la divulgation, la plaignante présente de nouveaux arguments dans sa réplique en réponse aux représentations en abus de procédure de l’intimé.

[26]  Par exemple, Mme Constantinescu allègue que les démarches entreprises par l’intimé, devant la Commissariat à l’information du Canada ainsi que devant la Cour fédérale, constituent une utilisation abusive des fonds publics.

[27]  Elle ajoute que les représentations de l’intimé, en réponse à sa requête en modification des décisions du Tribunal constitue des menaces à son encontre.

[28]  Elle demande également au Tribunal d’ordonner une fouille ainsi qu’une perquisition du bureau de l’intimé afin d’obtenir les documents en lien avec sa plainte.

[29]  Enfin, elle écrit que le but de sa requête en suspension des procédures, déposée en avril 2018, était d’obtenir l’accès à des documents supplémentaires. Elle poursuit en affirmant que l’une de ses demandes en révision judiciaire a été radiée, mais qu’elle a atteint son but, soit que l’audience du Tribunal ne débute pas avant que la divulgation ne soit complétée.

(ii)  L’intimé

[30]  L’intimé, pour sa part, estime que la requête de la plaignante visant à modifier 17 décisions interlocutoires du Tribunal constitue un abus de procédure et demande qu’elle soit rejetée sur ce fondement. Il allègue qu’en déposant cette requête, la plaignante recherche la réouverture de décisions du Tribunal en matière de divulgation et ce, sans présenter de faits ou de circonstances qui puissent appuyer sa demande.

[31]  Il ajoute que pour certaines des décisions du Tribunal, elle s’est déjà adressée à la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, en plus du Commissariat à l’information du Canada, afin d’accéder aux documents recherchés.

[32]  L’intimé estime que puisqu’elle est insatisfaite des décisions rendues par ces différentes autorités, elle revient à la charge devant le Tribunal, le discrédite dans sa prise de décision, et soumet les mêmes arguments qui étaient devant lui lorsqu’il a rendu ses 17 décisions par le passé.

[33]  L’intimé est d’opinion que la requête est vexatoire, contre l’intérêt du public à un régime d’un procès juste et équitable et contraire à la seine administration de la justice.

[34]  L’intimé ajoute que si la requête n’était pas rejetée pour abus de procédure, la réouverture de ces 17 décisions prolongerait le processus du Tribunal, ce qui pourrait frustrer l’équité de son processus. Ainsi, un autre abus de procédure en résulterait.

[35]  À ce sujet, l’intimé énonce qu’avec le temps, la capacité des Parties à prouver et à réfuter la preuve diminue, tout en précisant que les faits à l’origine de la plainte remontent à l’automne 2014. L’intimé allègue que la durée des procédures, qui est déjà longue, risque de compromettre sa capacité à se défendre.

[36]  Enfin, je comprends des représentations de l’intimé qu’il dénonce le fait que Mme Constantinescu multiplie ses recours devant différents forums, ce qu’il considère comme étant tout aussi abusif.

B.  Demandes et représentations particulières de la plaignante

[37]  Tel qu’exposé précédemment, Mme Constantinescu soulève de nombreux arguments, tant dans sa requête que dans sa réplique, qui sont parfois difficile à cerner. J’estime qu’il est plus simple d’aborder certains arguments de manière préliminaire, afin de faciliter l’analyse de la question de l’abus de procédure.

(i)  Demande de fouilles et de perquisition

[38]  Tout d’’abord, Mme Constantinescu estime que le Tribunal devrait être préoccupé par le fait que la déclaration de M. Durdu qui a été divulguée est un document douteux, non daté et non signé. J’ai déjà entendu le même argumentaire, qui a été consigné dans ma décision 2018 TCDP 8, aux par. 14 à 21. J’ai expliqué les raisons pour lesquelles à cette étape-ci, ce type d’éléments n’a rien à voir avec le processus de divulgation de documents devant notre Tribunal. Il est inutile que je revienne sur ces motifs puisque ma décision parle d’elle-même.

[39]  La plaignante demande aussi au Tribunal d’ordonner une fouille dans les bureaux de Service correctionnels Canada si certains documents ne sont pas complets, afin d’accéder à la documentation recherchée. Il s’agit d’une demande tout à fait singulière.

[40]  Les pouvoirs de fouille et de perquisition sont, à mon avis, exceptionnels. C’est pourquoi la Charte canadienne des droits et liberté prévoit une protection spécifique en matière de fouilles, de perquisitions et de saisies abusives (voir article 8).

[41]  Je suis d’avis que le Tribunal ne détient pas ce genre de pouvoirs puisque la LCDP ne les prévoit pas. Le pouvoir du Tribunal en est un d’instruction des plaintes et non d’enquête (paragraphe 49(1) LCDP) : le processus s’apparente à celui d’une cour de justice.

[42]  Plutôt, le Parlement a choisi d’octroyer ce pouvoir d’enquête à la Commission et non au Tribunal au paragraphe 43(1) LCDP. Ce paragraphe prévoit que la Commission peut charger une personne d’enquêter sur une plainte. C’est le paragraphe 2.1 du même article qui prévoit expressément que l’enquêteur, muni d’un mandat visé au paragraphe 2.2, peut pénétrer dans tout local et perquisitionner, aux fins d’y effectuer les recherches justifiées par l’enquête.

[43]  Le paragraphe 2.2 est très évocateur en ce qu’il précise qui a l’autorité de délivrer ce type de mandat :

Sur demande ex parte, un juge de la Cour fédérale peut, s’il est convaincu, sur la foi d’une dénonciation sous serment, qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la présence dans des locaux d’éléments de preuve utiles à l’enquête, signer un mandat autorisant, sous réserve des conditions éventuellement fixées, l’enquêteur qui y est nommé à perquisitionner dans ces locaux.

[Mes emphases]

[44]  Le mandat prévu au paragraphe 2.1 doit ainsi être autorisé par un juge de la Cour fédérale et rien de moins. À mon avis, cela ne fait que confirmer le poids et l’étendue d’une telle ordonnance, qui doit être rendue par une juridiction supérieure.

[45]  Si l’autorité supérieure, un juge de la Cour fédérale, est celle qui doit émettre ce type de mandat, à plus fortes raisons, je n’ai pas le pouvoir d’ordonner ce que la plaignante me demande.

[46]  Pour ces raisons, il m’apparait clair que le Parlement n’avait pas l’intention d’octroyer ce pouvoir extraordinaire au membre instructeur du Tribunal et, ce faisant, la demande de Mme Constantinescu est rejetée.

(ii)  Demande d’expertise d’éléments de preuve

[47]  L’intimé a divulgué les enregistrements de certains témoins qui ont été rencontrés lors de l’enquête visant M. Durdu. La plaignante a soulevé que ces enregistrements étaient irréguliers, notamment puisque le début serait manquant. Ainsi, elle estime que le Tribunal aurait dû solliciter une expertise sur ces enregistrements.

[48]  Il semble y avoir une incompréhension fondamentale de la part de Mme Constantinescu quant au rôle du Tribunal en matière de divulgation et de gestion de la preuve, et ce n’est pas la première fois que je me prononce à ce sujet (voir par exemple 2018 TCDP 8, aux par. 13 à 18).

[49]  Au moment de la divulgation, le Tribunal a répété à maintes reprises qu’il peut seulement ordonner la divulgation de documents (incluant des enregistrements) qui sont en la possession des parties et qui sont potentiellement pertinents au litige (voir entre autres les récentes décisions Shaw c. Bell Canada, 2019 TCDP 24; Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, 2019 TCDP 21; Nur c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2019 TCDP 5).

[50]  Ainsi, lors du processus de divulgation, les parties s’échangent ces documents, sans plus. Les documents ne constituent pas de la preuve puisque rien n’a encore été déposé devant le Tribunal. C’est à l’audience que les documents sont déposés en preuve et c’est aussi à ce moment que la preuve est testée. Une partie pourrait alors soulever des problèmes de fiabilité ou d’authenticité quant à la preuve déposée. C’est au Tribunal de déterminer le poids à accorder à la preuve qui est déposée à l’audience, et non durant le processus de divulgation.

[51]  De plus, je rappelle que le Tribunal n’a pas pour rôle de faire expertiser les documents des parties. Si Mme Constantinescu estime que les enregistrements présentent des irrégularités, c’est à elle que revient la responsabilité de faire expertiser la preuve en sa possession et ce, à ses propres frais.

[52]  Les mêmes commentaires s’appliquent lorsqu’une partie dépose par exemple un rapport psychologique, médical, social, etc. Les parties ont alors le rôle de gérer leur preuve, incluant celui d’effectuer les expertises et contre-expertises qu’elles jugent nécessaires en vue de soutenir leurs prétentions. Évidemment, les frais sont assumés par la partie qui demande l’expertise.

[53]  Si Mme Constantinescu veut faire expertiser les enregistrements qu’elle a en sa possession, il lui est loisible de le faire. Cela dit, il lui est recommandé d’agir promptement : les expertises prennent du temps et les rapports d’expert doivent être déposés conformément aux Règles de procédures du Tribunal (voir notamment la règle 6(3). Le dépôt d’un rapport d’expert donne également la possibilité de déposer une contre-expertise, ce qui requiert aussi un délai. Enfin, l’assignation de témoins experts à l’audience devient aussi une possibilité, ce qui inclue l’amendement des listes de témoins et des sommaires de témoignages.

[54]  Pour ces motifs, je ne peux donc donner suite à la demande de la plaignante.

(iii)  Dépenses abusives des fonds publics

[55]  La plaignante estime que l’intimé dépense de manière abusive les fonds publics, par exemple en raison de la plainte déposée au Commissariat à l’information du Canada, de la radiation de contrôles judiciaires à la Cour fédérale et de l’utilisation dite abusive de jurisprudence ayant nécessité des recherches. Ainsi, elle estime qu’au lieu de lui divulguer les documents qu’elle recherche, l’intimé dilapide les fonds publics.

[56]  Cet argument est tout à fait impertinent au litige. Ce type de commentaires n’aide en rien le Tribunal à trancher quoi que ce soit en matière de divulgation. Ultimement, la multiplication d’arguments impertinents, inutiles aux questions qui doivent être tranchées, empêche le Tribunal et les parties de se concentrer sur le fond de l’affaire. Notre objectif actuel est d’amener le dossier à instruction le plus rapidement possible tel que l’exige la LCDP.

[57]  Quant à son affirmation qu’elle ne cessera jamais de demander où, quand et devant qui la déclaration de M. Durdu a été produite, cela est à toute fin impertinent à cette étape-ci. Ces informations ne seront pas disponibles pendant le processus de divulgation des documents. La plaignante aurait tout intérêt à relire la décision Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018 TCDP 8, surtout les paragraphes 13 à 21, qui expliquent clairement ce à quoi servent les interrogatoires et contre-interrogatoires de témoins, notamment en lien avec le dépôt de documents.

[58]  Au risque de me répéter, c’est justement durant les interrogatoires et contre-interrogatoires des témoins que les documents échangés lors de la divulgation pourront non seulement être entrés en preuve, mais aussi être testés. Des questions sur les documents pourront être posées aux témoins. De cette manière, les témoins pourront témoigner sur ce qu’ils savent desdits documents et expliquer, par exemple, en quoi consiste le document, s’il en est l’auteur ainsi que sa date de création. Le témoin peut également témoigner sur les circonstances entourant la création dudit document et les gens qui étaient présents. Mme Constantinescu pourra ainsi poser ses questions aux témoins afin de tenter d’obtenir les informations recherchées.

(iv)  La réponse de l’intimé constituerait des menaces

[59]  Dans sa réplique, la plaignante allègue que c’est plutôt l’intimé qui agit de façon abusive. Elle prétend que le simple fait pour l’intimer de plaider que sa requête constitue un abus de procédures équivaut à des menaces à son endroit. Elle estime que l’intimé tente de l’intimider, abuse de la jurisprudence et abuse des mots « oppression » et « vexatoire ».

[60]  D’abord, si Mme Constantinescu estime faire l’objet d’intimidation, la LCDP prévoit une procédure à ses articles 59 et 60 à ce sujet. Il lui est loisible d’entreprendre des démarches à ce sujet, mais je dois noter que le Tribunal n’a aucune compétence en vertu de la LCDP à ce sujet.

(v)  Objectif de la plaignante en déposant certaines requêtes et contrôles judiciaires

[61]  Dans sa réplique, la plaignante s’est exprimée quant au dépôt de ses diverses requêtes et contrôles judiciaires. Elle estime que les requêtes qu’elle a préalablement déposées au Tribunal avaient des fins bien précises. Il est étonnant que la plaignante manifeste que l’objectif de sa requête en suspension des procédures ait atteint son but qui, selon elle, était d’obtenir des documents supplémentaires. J’ai rejeté cette demande en suspension des procédures et je n’ai pas ordonné quelconque divulgation.

[62]  Toujours dans ses représentations, il est tout aussi surprenant que Mme Constantinescu manifeste expressément que l’une de ses demandes en contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal (et qui a été radiée par la Cour fédérale) ait également atteint son but. Pour reprendre ses propres mots, le but étant « […] que les audiences ne débutent pas avant que la divulgation soit complétée ».

[63]  Il est vrai qu’une audience ne peut débuter sans que le processus de divulgation ne soit complété, cela va de soi. Mais, c’est le Tribunal qui doit déclarer que le dossier est complet et qu’il est prêt à procéder aux audiences.

[64]  Il est tout aussi vrai que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale pourraient forcer le Tribunal à suspendre sa procédure, lorsqu’il existe des circonstances exceptionnelles ou une urgence inhabituelle justifiant leur intervention, et ce, en attendant qu’une demande en contrôle judiciaire soit tranchée (voir Canadian National Railway Company v. BNSF Railway Company, 2016 FCA 284. Voir également Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2018 TCDp 5, au par. 37).

[65]  Cela étant dit, l’objectif d’un contrôle judiciaire n’est pas d’allonger les délais d’un tribunal administratif. En fait, c’est exactement ce que la Cour fédérale veut éviter :

On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif.

(C.B. Powell Limited, précité, au par. 32; voir également Ching, précité, au par. 36; Shen, précité, au par. 50).

[66]  Force est de constater que les représentations de la plaignante, lorsque je le les lis de manière globale, soulèvent de sérieuses questions quant à ses motifs et ses intentions dans le cadre des différentes procédures dans lesquelles elle s’engage.

[67]  C’est dans ce contexte que cet aveu judiciaire doit être analysé. Le fait de déposer des contrôles judiciaires afin de retarder le début des audiences du Tribunal, à la lumière de tous ses autres arguments frivoles, frustratoires, dilatoires, oppressifs et vexatoires, devient problématique.

[68]  Ce genre d’aveu judiciaire constitue les fondations même de ce que je caractérise de mesures dilatoires et frustratoires, ce qui est justement corollaire au principe général de l’abus de procédure.

(vi)  Divulgation de documents protégés par le privilège de médiation

[69]  La plaignante demande que le Tribunal ordonne la divulgation de documents qui ont été impliqués dans le processus de médiation offert durant l’enquête de la Commission.

[70]  D’abord, il est dommage que la Commission n’ait pas pris le temps de faire des représentations à ce sujet, considérant que Mme Constantinescu demande la divulgation de documents qui, à mon avis, sont protégés par un privilège et qui ont été échangés au stade de la médiation de la Commission.

[71]  Mme Constantinescu soutient qu’il y a eu des irrégularités dans l’enquête de l’enquêtrice de la Commission et relativement à la médiation qui lui a été offerte ainsi que son processus. Elle demande au Tribunal de faire fi du privilège de la médiation et de divulguer tous documents en lien avec ce processus.

[72]  J’ai déjà rejeté cette demande considérant que non seulement j’estime que ces documents font l’objet d’une protection particulière, mais également que toutes irrégularités qui auraient pu survenir lors de l’enquête de la Commission n’ont aucune incidence sur l’instruction de la plainte par le Tribunal. Le Tribunal n’est pas un tribunal révisant les actions de la Commission et si Mme Constantinescu avaient des inquiétudes à ce niveau, elle devait s’adresser à la Cour fédérale.

[73]  La plaignante a fait cette demande au Tribunal à quelques reprises et il a, à chaque fois, donné la même réponse. On se retrouve encore une fois à traiter de la même question et il semble que la plaignante refuse d’accepter l’ordonnance du Tribunal quant à cette demande.

C.  Caractérisation des décisions, demandes en contrôle judiciaire et manque de clarté dans certaines représentations

[74]  J’estime que d’autres remarques préliminaires s’imposent alors qu’il existe toujours une certaine confusion à propos de ce qui constitue une décision interlocutoire ou une décision finale. Je suis aussi d’avis qu’une mise au point s’impose quant aux rôles et objectifs des demandes en contrôle judiciaire. Finalement, je tiens à m’attarder au manque de clarté des propos et des intentions de l’intimé dans ses représentations écrites.

(i)  Décisions interlocutoires vs finales

[75]  Les parties, à certaines reprises, ont parfois différencié, parfois confondu, ce qu’est une décision interlocutoire ou une décision finale.  Cela a engendré une certaine confusion, d’abord de la part de l’intimé, qui s’est finalement ravisé. Le Tribunal avait invité l’intimé à lui expliquer en quoi le principe de functus officio s’appliquait aux décisions en matière de divulgation, alors qu’il s’agit sans aucun doute de décisions interlocutoires. L’intimé a expliqué que c’est la raison pour laquelle il n’a pas fourni de représentations à ce sujet et s’est ravisé dans sa position.

[76]  Cela dit, la plaignante semble accorder une importance particulière à la caractérisation des décisions du Tribunal au point où elle lui demande de caractériser chacune de ses décisions à l’avenir. Le Tribunal ne caractérisera pas toutes et chacune de ses décisions, à savoir si elles sont interlocutoires ou finales, puisque cela est inutile.

[77]  Par contre, afin de bonifier la compréhension de tous, je pense qu’il est utile d’expliquer la différence entre les deux concepts et, par le fait même, ce que cela implique juridiquement.

[78]  La LCDP ne prévoit aucune définition précise de ce qu’est une décision finale ou définitive (ou un jugement final ou définitif ; il s’agit tous de synonymes). En revanche, la Loi sur les cours fédérales prévoit, à son article 2, ce que signifie un jugement définitif.

[79]  Elle le qualifie comme un « [j]ugement ou autre décision qui statue au fond, en tout ou en partie, sur un droit d’une ou plusieurs des parties à une instance ». En d’autres mots, la décision définitive touche la question essentielle du verdict (Duhamel c. La Reine [Duhamel],  [1984] 2 R.C.S. 555, p. 558).

[80]  Attention, il faut rappeler que les décisions finales ou définitives sont toutes deux révisables par des tribunaux supérieurs. Cela dit, les décisions finales font aussi intervenir un autre principe, qui découle de la common law, et qui est traditionnellement appelé le principe de functus officio.

[81]  Il s’agit d’une expression latine utilisée lorsqu’un décideur (par exemple un arbitre, membre instructeur, juge administratif, voire un juge) a rempli le mandat qui lui a été confié. En d’autres mots, ce décideur a rendu une décision, une ordonnance, et cela a épuisé son autorité.

[82]  Dans le cas de notre Tribunal, le cas le plus simple serait, par exemple, lorsque celui-ci rejette la plainte ou au contraire, juge du bien-fondé de la plainte et ordonne réparation. Il s’agit de la raison d’être du Tribunal, qui est prévue à l’article 53 LCDP. En rendant une décision en application de l’article 53 LCDP, le Tribunal aura épuisé son autorité : il a accompli ce que la LCDP lui demande de faire, son but ultime, soit d’adjuger de la plainte. Une fois que c’est fait, le Tribunal est ainsi dessaisi du dossier, à moins qu’il réserve compétence.

[83]  Cela étant dit, les décisions interlocutoires, à mon sens, sont toutes les autres décisions qui ne touchent pas la question essentielle du verdict, du litige. Autrement dit, ce sont les décisions qui ne déchargent pas le Tribunal de son autorité. Par sa définition même, la décision interlocutoire englobe tout ce qui n’est pas une décision définitive (Duhamel, précitée, p. 558).

[84]  Les décisions interlocutoires incluent une infinie de possibilités. Par exemple, elles incluent les décisions sur la procédure : sans faire une liste limitative, nous pourrions penser à des décisions sur les dates, le lieu et la durée de l’audience, l’utilisation d’un mode de signification spécifique, l’utilisation de visioconférence ou du téléphone pour entendre des parties ou des témoins, l’exclusion de témoins, etc. À mon avis, cela inclut tout autant les décisions en matière de divulgation de documents et d’informations.

[85]  Attention, certaines décisions interlocutoires pourraient revêtir un caractère final ou définitif. Certaines décisions interlocutoires qui mettent fin à la plainte et dessaisissent le Tribunal de son autorité revêtent un caractère final ou définitif.

[86]  Par exemple, pensons à une requête en irrecevabilité ou en non-lieu voire une requête en abus de procédure qui demanderait le rejet de la plainte dans son entièreté. Ces types de décisions qui ferment un dossier, qui rejettent une plainte, font en sorte que le Tribunal se décharge de son autorité. Une fois la décision rendue, le Tribunal ne peut plus adjuger de la plainte : il est, encore une fois, dessaisi du dossier.

[87]  Au surplus, je crois que la distinction entre une décision interlocutoire et finale revêt une importance notable dans les instructions du Tribunal puisque la Cour fédérale a récemment réitéré, dans deux récentes décisions, que les décisions interlocutoires ne sont généralement pas soumises au contrôle judiciaire dans le droit administratif contemporain (voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Shen [Shen], 2018 CF 636, aux par. 49 et suivants; Ching c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté) [Ching], 2018 CF 839, aux par. 36 et 37).

[88]  Ces deux décisions reprennent les mêmes propos, mais il m’apparait pertinent de reproduire les motifs d’un des juges de la Cour fédérale dans la décision Ching :

[36] En général, le droit administratif protège les décisions interlocutoires du contrôle judiciaire. Un résumé des principes pertinents a été fourni récemment dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shen2018 CF 636 (CanLII) [Shen 2018] :

[49] Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale, il existe une jurisprudence abondante qui interdit à la Cour d’entendre certaines questions de façon prématurée dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie)2014 CAF 245 (CanLII)[2015] 4 R.C.F. 75. Dans l’arrêt Forest Ethics, la Cour d’appel fédérale a ajouté que la cour « peut et doit, de son propre chef, toujours refuser d’entendre un contrôle judiciaire prématuré lorsque l’intérêt public le dicte, plus précisément lorsqu’un tel refus serait dans l’intérêt d’une saine administration et assurerait le respect de la compétence du décideur administratif » (au paragraphe 22). Voir aussi C.B. Powell, précité, au paragraphe 30.

[50] Il existe un certain nombre de motifs pour lesquels les tribunaux hésitent à intervenir dans des décisions interlocutoires de tribunaux administratifs, notamment le risque de division du processus administratif, ainsi que les coûts et retards y afférents. À cela s’ajoute toujours la possibilité que la Commission finisse par modifier sa décision initiale à mesure que progresse l’audience, ou que la question finisse par être dépassée ou par devenir théorique si la demande de contrôle judiciaire est accueillie au terme du processus administratif : C.B. Powell, précité, au paragraphe 32; Mcdowell c. Automatic Princess Holdings, LLC2017 CAF 126 (CanLII) au paragraphe 26, [2017] A.C.F. no 621.

[51] De plus, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt C.B. Powell, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur. Or, ces conclusions « se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire » (au paragraphe 32). De plus, le refus d’intervenir avant qu’une décision définitive ait été rendue dans une affaire précise est conforme au concept du respect dont les tribunaux judiciaires doivent faire preuve envers les décideurs administratifs investis de responsabilités décisionnelles : C.B. Powell, précité, au paragraphe 32, citant Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick2008 CSC 9 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 48, [2008] 1 R.C.S. 190.

[37] L’arrêt CB Powell a limité la portée des « cas exceptionnels » de sorte que « les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces » (au paragraphe 33).

(Ching, précité, aux par. 36 et 37)

[89]  Ainsi, les décisions interlocutoires et les décisions définitives sont traitées différemment par la Cour fédérale puisqu’elles ne font pas intervenir les mêmes critères d’intervention développés dans la jurisprudence des Cours fédérales.

[90]  J’ajoute que les décisions finales peuvent non seulement faire l’objet d’une révision judiciaire par la Cour fédérale, mais peuvent aussi être reconsidérées par le Tribunal. Il s’agit de deux recours distincts : la révision judiciaire d’une décision par un tribunal supérieur et la reconsidération d’une décision par le décideur lui-même. Quant à la reconsidération, comme le principe de functus officio s’applique aux décisions finales (c’est-à-dire que le Tribunal s’est déchargé de son autorité), cela peut extraordinairement donner ouverture à l’application de ce principe de common law.

[91]  Le Tribunal estime qu’il n’est pas nécessaire de développer davantage sur la question de la reconsidération d’une décision finale. Il suffit de comprendre que la reconsidération fait intervenir des principes et des critères qui sont précis en raison du caractère final et définitif de ce type de décisions (pour plus de détails, voir Chopra c. Canada (Procureur général), 2013 CF 644, aux par. 63 et 64).

[92]  Quant aux décisions interlocutoires, la Cour fédérale ne dit pas que les décisions interlocutoires ne peuvent jamais être révisées et je crois que c’est là que Mme Constantinescu semble confondre certains principes clés en la matière.

[93]  La Cour fédérale explique plutôt que les décisions interlocutoires sont révisables dans des circonstances rares ou exceptionnelles (voir entres autres Ching, précitée, aux par. 36 et 37; Shen, précitée, aux para. 49 et suivants).

[94]  Dans la décision Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited [C.B. Powell Limited], [2011] 2 R.C.F. 332, la Cour d’appel fédérale confirme qu’une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé tous ses recours utiles dans le processus administratif (au par. 30). Plusieurs appellations existent quant à ce principe en droit administratif : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré (au par. 31). La Cour précise que :

Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celuici n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[95]  L’objectif, tout comme rappelé par le Cour fédérale dans les décisions Ching et Shen, précitées, est entre autre d’éviter le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire. Le but est aussi de diminuer les coûts et les délais qu’entraineraient l’intervention prématurée des tribunaux. La Cour d’appel fédérale ajoute que :

[…] on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif Demandes en contrôle judiciaires

(C.B. Powell Limited, précitée, au par. 32)

[96]  Mme Constantinescu, toujours dans ses représentations, indique qu’elle s’adresse à la Cour fédérale parce que le Tribunal l’a encouragée à procéder ainsi lorsqu’elle n’est pas d’accord avec l’une de ses décisions. Cela semble poser problème dans la mesure où les décisions qu’elle conteste sont interlocutoires et que certains de ses contrôles judiciaires ont été radiés par la Cour fédérale.

[97]  D’abord, à des fins de bonne compréhension, l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales [Loi sur les cours fédérales], L.R.C. (1985), ch. F-7, prévoit que quiconque qui est directement touché par l’objet de la demande peut présenter un contrôle judiciaire dans les 30 jours qui suivent la communication de la décision.

Demande de contrôle judiciaire

 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

Délai de présentation

(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

[98]  Je n’ai certainement pas la prétention de vouloir me lancer dans une grande interprétation de la Loi sur les cours fédérales. Cela dit, il me semble que le paragraphe 18.1(2) est relativement large, mentionnant « […] qui suive la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance […] à la partie concernée […] ».

[99]  Cet article 18.1 ne fait aucune distinction entre une décision interlocutoire ou finale ayant été rendue par un office fédéral.

[100]  Assurément, la plaignante n’est pas en accord avec une multitude de décisions du Tribunal. Il n’y a rien de problématique dans le fait de ne pas être d’accord avec certaines décisions du membre instructeur. Cela est inévitable dans tout type de processus décisionnel. Lorsque les parties ne s’entendent pas sur une question et qu’aucun accord n’est possible, le Tribunal n’a d’autres choix que de trancher la question en faveur de l’une ou l’autre des parties.

[101]  Si une partie au litige estime qu’elle a matière à demander un contrôle judiciaire de la décision du Tribunal, il lui est tout à fait loisible de demander l’intervention de la Cour fédérale. Tous les justiciables ont le droit d’utiliser ce processus de supervision et de révision des tribunaux inférieurs en déposant une demande en contrôle judiciaire.

[102]  Je ne vois pas comment le Tribunal pourrait dire autrement : si Mme Constantinescu n’est pas en accord avec une décision du Tribunal, elle peut déposer une demande en contrôle judiciaire en application de cet article 18.1 Loi sur les cours fédérales. Par contre, c’est à la partie qui demande la révision d’une décision interlocutoire du Tribunal de démontrer, à la Cour fédérale, qu’il y a des circonstances rares ou exceptionnelles justifiant son intervention, tel que l’a rappelé la Cour fédérale à de multiples reprises.

(ii)  Manque de clarté de la part de l’intimé

[103]  Dans un autre ordre d’idée, l’intimé estime que la plaignante, dans sa lettre du 28 août, s’en est prise à l’intimé, à ses représentants, ainsi qu’au Tribunal. Selon lui, la sérénité du déroulement de l’instance est mise en danger et il croit que le Tribunal a la responsabilité d’en assurer le maintien. Il fait référence à une décision de la Commission des relations de travail du Québec (Poplawski c. Association accréditée du personnel non enseignant de l’Université McGill, 2012 QCCRT 430 (CanLII) dans laquelle cette Commission a rejeté le recours du demandeur, entre autres, pour des comportements irrespectueux et le non-respect d’instruction et d’ordonnances.

[104]  L’intimé fait référence à l’une de ses correspondances, celle du 6 septembre, dans laquelle il demandait à Mme Constantinescu de retirer sa lettre du 28 août. Toujours dans la même correspondance, il dénonçait son irrespect envers lui, ses avocats, ainsi que le Tribunal. L’intimé écrit aussi dans ses représentations qu’il s’attendait, à la suite de cette lettre, à ce que le Tribunal intervienne, même s’il n’a pas demandé le rejet de la plainte entière ni aucune autre mesure.

[105]  J’ai relu cette lettre et je n’ai pas été en mesure de comprendre ce que l’intimé recherchait de façon concrète. En effet, l’intimé n’y a pas demandé, que ce soit de façon implicite ou explicite, l’intervention du Tribunal. Enfin, l’intimé admet, dans ses représentations, qu’il aurait pu être plus clair quant à ses attentes envers le Tribunal.

[106]  Je rappelle aux parties que le Tribunal n’est pas devin : le membre instructeur n’a pas pour rôle de deviner les intentions des parties. Si les parties ont des demandes à faire au Tribunal, elles doivent le faire clairement et en temps opportun. Et si une demande n’est pas claire et manque de précisions, comme c’était le cas de la demande en modification de décision de Mme Constantinescu du 28 août, le Tribunal peut demander aux parties de préciser leurs demandes.

[107]  Cela dit, l’intimé demande maintenant clairement au Tribunal d’intervenir et d’ordonner à Mme Constantinescu de corriger ses comportements, tant dans ses représentations orales qu’écrites, sous peine que sa plainte soit rejetée si elle ne respectait pas cette ordonnance. J’y reviendrai dans la section IV de cette décision.

D.  Abus de procédure et rejet de la requête

[108]  Les éléments que j’ai abordés dans les sections précédentes permettent de mettre en contexte la question de l’abus de procédure. Les représentations de Mme Constantinescu sont particulièrement révélatrices à ce sujet.

[109]  Avant tout, l’intimé invite le Tribunal à se questionner sur sa compétence pour rejeter la requête en modification de décisions interlocutoires de la plaignante pour abus de procédure.

[110]  Je n’ai pas l’intention de m’attarder longtemps sur ce point puisque cela n’est pas contesté par la plaignante. Le Tribunal a tout à fait le pouvoir de remédier à un abus de procédure, incluant le pouvoir de rejeter une requête, même interlocutoire, sur ce simple fondement.

[111]  Comme je l’ai déjà écrit, la Cour d’appel fédérale a été claire à l’effet que le Tribunal est « maître chez lui », ce qui englobe le pouvoir de protéger sa procédure contre les abus possibles (voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81, au par. 15 décision confirmée en appel Commission canadienne des droits de la personne c. Société canadienne des postes, 2004 CAF 363. Voir également Johnston c. Forces armées canadiennes, 2007 TCDP 42, au par. 31).

[112]  Cela dit, je suis effectivement d’avis que dans les circonstances, la requête de Mme Constantinescu en modification de 17 décisions interlocutoires ayant déjà été tranchées constitue un abus de procédures. Cette requête est oppressive, vexatoire et viole les principes d’équité et de décence, de bienséance, de décorum (voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, au par. 35).

[113]  J’ajoute que le fait de revisiter ces 17 décisions aurait un impact majeur sur les délais du Tribunal et qu’il faut éviter que les délais dans tout le processus deviennent abusifs en eux-mêmes (Blencoe c. Colombi-Britannique (Human Rights Commission) [Blencoe], 2000 CSC 44).

[114]  Je rappelle également que nous sommes toujours en processus de divulgation dans la présente plainte. Il est indéniable que ce processus est particulièrement long, complexe et ardu. Cela fait près de 2 ans et 5 mois que ce processus perdure et il reste encore beaucoup à accomplir.

[115]  Rouvrir les 17 décisions interlocutoires tel que demandé par Mme Constantinescu, réentendre les parties à ce sujet et retrancher de nouveau après tous les efforts qui ont été mis afin d’avancer dans les procédures: cela est tout à fait irréaliste et exagéré. La demande est abusive et frustrerait considérablement le déroulement de l’instance.

[116]  Il est aussi étonnant de constater que dans les 17 décisions que Mme Constantinescu me demande de revisiter, certaines décisions n’avaient même pas encore été rendues lorsqu’elle a déposé sa requête en septembre 2019. Par exemple, les problèmes quant à la divulgation des documents et correspondances de Mme Elizabeth Van Allen ont été tranchés par le Tribunal lors de la téléconférence du 26 novembre 2019 seulement. Comment, en septembre 2019, le Tribunal aurait-il pu modifier des décisions qu’il n’avait pas encore tranchées? Le fait de déposer une requête qui est sans objet est, en soi, vexatoire et abusif.

[117]  De plus, la demande de Mme Constantinescu quant à la déclaration de M. Durdu a déjà fait l’objet d’une décision écrite et détaillée de ma part en 2018 (voir Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018 TCDP 8). Ce qui est nouveau dans ses représentations, c’est qu’elle aurait voulu que le Tribunal ordonne une fouille et perquisition dans les bureaux de l’intimé alors que le Tribunal n’a pas ce genre de pouvoirs.

[118]  Les mêmes commentaires s’imposent alors que Mme Constantinescu estime que le Tribunal devrait faire expertiser les enregistrements audio des témoins rencontrés lors de l’enquête visant M. Durdu. Comme je l’ai mentionné précédemment, ce n’est absolument pas du ressort du Tribunal de faire expertiser la preuve des parties. Cette demande est tout autant déraisonnable.

[119]  En résumé, Mme Constantinescu dépose, au Tribunal, une requête en modification de certaines décisions et lui demande de rendre certaines ordonnances qui sont impossibles à rendre. Déposer des requêtes frivoles et sans objet, ainsi que demander au Tribunal de rendre des ordonnances qu’il n’a pas le pouvoir de rendre militent en la faveur d’une conclusion d’abus de procédures.

[120]  De plus, le Tribunal tient à noter que la Cour fédérale a fait des commentaires similaires, à quelques reprises dans ses décisions, affirmant que la plaignante lui demande de rendre des ordonnances qu’elle ne peut pas rendre. La Cour fédérale a alors décrit les demandes en contrôle judiciaire de la plaignante comme étant inutiles, puisqu’à toutes fins pratiques, elle ne pouvait pas ordonner les réparations recherchées (voir par exemple la décision de la juge Sylvie Molgat, Constantinescu c. Procureur général du Canada, T-102-19, 7 juin 2019, à la page 4. Constantinescu c. Procureur général du Canada, T-1571-18, 22 novembre 2018, à la page 2.

[121]  J’ajoute qu’il appert que Mme Constantinescu multiplie les recours parce qu’elle veut obtenir certains documents à tout prix. Par exemple, après la décision du Tribunal concernant la déclaration de M. Durdu (2018 TCDP 8), elle a aussi déposé une plainte au Commissariat à l’information du Canada afin d’obtenir les mêmes documents qui lui avaient été refusés par le Tribunal. Le Commissariat a rejeté sa demande et concluait que les recherches effectuées par l’intimé étaient raisonnables et qu’aucun document répondant à cette demande n’avaient été identifiés.

[122]  Après cette décision négative, Mme Constantinescu a poursuivi ses démarches en déposant une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.  La cour a aussi rejeté sa demande puisque Mme Constantinescu n’avait pas déposé les documents pertinents démontrant l’existence des documents recherchés.

[123]  Bref, ce qui est déterminant en l’espèce, c’est que Madame Constantinescu revient à la charge dans le dossier du Tribunal et me demande de modifier ma décision antérieurement rendue le 3 mars 2018, et ce, malgré ma première décision ainsi que des décisions d’un autre office fédéral et d’une cour de justice rejetant également cette demande.

[124]  C’est exactement ce à quoi fait référence l’intimé lorsqu’il dit que la plaignante revient à la charge devant le Tribunal tout en faisant fi des décisions antérieures ou des décisions d’une autre instance. C’est la multiplication des recours pour les mêmes demandes et le refus de la plaignante d’accepter les décisions qui sont en sa défaveur qui est problématique et qui est créateur d’abus de procédures.

[125]  L’intimé précise que l’abus de procédures peut englober non seulement le délai des procédures, qui peut créer certaines difficultés quant à la preuve, mais inclus d’autres situations telles que le préjudice psychologique et l’atteinte à la réputation possible de ses témoins.

[126]  L’arrêt clé à propos des délais menant à l’abus de procédures est l’arrêt Blencoe. La Cour Suprême a réitéré dans cette affaire que les principes de justice naturelle et l’obligation d’équité des procédures sont des fondements essentiels aux procédures administratives. Cela inclut inévitablement la capacité pour les parties intimées de présenter une défense pleine et entière. Dans la LCDP, l’article 50(1) est clair à cet effet. Le membre instructeur doit donner aux parties « […]  la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations ».

[127]  Comme l’a manifesté le membre Athanasios D. Hadjis dans sa décision Grover c. Conseil national de recherche Canada [Grover], 2009 TCDP 1, le retard dans les procédures peut affecter la capacité d’une partie à répondre à une plainte déposée contre elle. Effectivement, les souvenirs deviennent vagues, certains témoins peuvent décéder ou ne plus être retracés, des éléments de preuve peuvent se perdre, etc. Le délai administratif devient ainsi un fondement pour contester la procédure administrative et obtenir réparation, ce qui peut inclure le rejet de la plainte elle-même.

[128]  Cela dit, la Cour suprême est claire à l’effet que le délai, à lui seul, ne justifie pas un arrêt des procédures (Blencoe, précité, au para. 101) : le délai doit être tel qu’il compromet les éléments essentiels à l’équité du processus. Ainsi, les cours et tribunaux s’entendent sur le fait que de la preuve doive être présentée afin de démontrer que le préjudice subi est assez important pour nuire à l’équité de l’audience (Blencoe, précité, au para. 104; Grover, précité, au para. 38; Ford Motor Co. of Canada c. Ontario (Human Rights Comm.), 1995 CanLII 7431 (Ont. S.C.), au paragraphe 16; Montoya c. Canada (Procureur general), 2016 CF 827, au par. 42 ; Chabanov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au par. 45).

[129]  La Cour suprême reconnaît que les délais indus peuvent avoir des impacts néfastes sur plusieurs aspects de la procédure. À cet effet, l’intimé soutient que la réouverture des débats sur les 17 questions dûment tranchées créerait un prolongement indu de l’audience. Selon lui, ce délai additionnel entacherait non seulement sa capacité à se défendre, mais pourrait aussi mener à un préjudice psychologique pour ses témoins et constituer une atteinte à leurs réputations.

[130]  J’entends l’intimé, mais à cette étape-ci, il est impossible de déterminer si les délais engendrés par la réouverture de 17 questions de divulgation déjà tranchées mèneraient automatiquement à un abus de procédure. À ce stade-ci, sans preuve d’un préjudice réel et prouvé, cet argument reste théorique. Et, de toute manière, puisque je rejette la requête de la plaignante, je n’ai pas à approfondir davantage sur ces arguments.

[131]  Enfin, les arguments présentés par Mme Constantinescu dans cette requête démontrent une certaine tendance à exhiber des comportements et des attitudes qui sont vexatoires, frustratoires, impertinents et abusifs.

[132]  Cela est illustré par la recherche d’ordonnances que le Tribunal est dans l’impossibilité de rendre (demande de fouilles, perquisition, d’expertise, etc.), par la présentation d’arguments frivoles, impertinents et non-fondés (dépenses des fonds public, menaces de l’intimé, etc.), par la multiplication des recours, par son acharnement à contester toutes décisions qui sont en sa défaveur et par l’usage d’un langage inflammatoire, accusateur et irrespectueux (tant envers le Tribunal qu’envers les autres parties).

[133]  Cela m’amène à considérer les enseignements de la Cour fédérale dans Canada c. Nourhaghighi [Nourhaghighi], 2014 CF 254, au par. 46, en matière d’abus de procédures et de comportements abusifs et vexatoires.

[134]  Dans cette décision, la Cour fédérale a évalué le comportement du demandeur afin de déterminer s’il devait être déclaré justiciable quérulent. Afin de se faire, la Cour a analysé ce qui était vexatoire dans les comportements du demandeur.

[135]  Je suis d’avis que cette décision est très utile dans la mesure où le juge Russell précise que le terme « vexatoire » est, de manière générale, un synonyme de la notion d’abus de procédures (Nourhaghighi, précitée, aux par. 44 et 45). Cela me semble logique avec la décision Toronto, précitée, alors que la Cour suprême rappelle que l’abus de procédure peut avoir lieu si les procédures sont considérées oppressives ou vexatoires.

[136]  Il ressort des enseignements de la cour fédérale que lorsque le Tribunal évalue si une demande est vexatoire ou abusive, il peut prendre en considération différents facteurs, incluant entre autres, et de manière non limitative :

  • l’introduction de requêtes frivoles;
  • la formulation d’allégations non fondées reprochant à la partie adverse, aux avocats ou à la Cour d’avoir posé des actes irréguliers;
  • le refus ou l’omission de se conformer aux règles ou aux ordonnances;
  • l’emploi d’un langage scandaleux, abusif, inflammatoire ou l’emploi d’allégations insensées ou non étayées dans les actes de procédure ou devant la Cour;
  • l’introduction de multiples instances n’ayant aucune chance d’être accueillies;
  • la présentation de demandes de réparations que la Cour n’a pas le pouvoir d’ordonner;
  • l’omission d’agir avec diligence;
  • les allégations de partialité évidente ou de conduite non professionnelle du décideur;
  • les comportements irrespectueux et perturbateur devant la Cour.
  • l’omission ou le refus de payer les dépends adjugés dans les instances antérieures et l’omission d’intenter des poursuites en temps opportun;

(voir Nourhaghighi, précité, au par. 42 et suivants).

[137]  La Cour fédérale rappelle également que l’examen du comportement de la partie visée ne se limite pas uniquement à l’instance en question : la Cour peut prendre en considération les comportements de cette partie devant d’autres tribunaux.

[138]  À l’instar des enseignements de la Cour suprême du Canada dans la décision Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, je peux, lorsque j’emploi les pouvoirs discrétionnaires attribués par ma loi habilitante et la common law, adapter et appliquer de manière raisonnable les critères relevant des tribunaux de juridiction civile tout en respectant mon régime législatif. (voir également Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc.(Aéropro), 2018 TCDP 5, au par. 56).

[139]  Il semble que certains juges de la Cour fédérale aient aussi soulevé certaines préoccupations quant aux comportements de Mme Constantinescu dans leurs propres procédures. Par exemple, la juge Molgat a écrit ce qui suit dans sa décision Constantinescu c. Procureur général du Canada, T-102-19, 7 juin 2019 :

Alors que la demanderesse alléguait dans cette dernière instance que Service correctionnel Canada (le « SCC ») lui cachait des documents, elle prétend maintenant qu’au cours des quatre dernières années le SCC a détruit ou altéré plusieurs éléments de preuve importants et pertinents à sa Plainte.

La demanderesse allègue que les représentations du défendeur ne sont pas soutenues en fait et en droit et qu’elles ont comme seul but de lui priver l’accès à des documents qui sont sensibles et compromettants pour le SCC. Elle sollicite l’intervention de la Cour en vue d’avoir accès aux documents qu’elle insiste sont manquants. À mon avis, ses allégations quant à la destruction ou la retouche de documents ne sont que des affirmations audacieuses. […]

[140]  Dans sa décision Constantinescu c. Procureur général du Canada, T-102-19, 5 septembre 2019, le juge Pamel a écrit :

Dans ses prétentions écrites, Madame Constantinescu prétend que la protonotaire Molgat a accueilli la requête en radiation du défendeur sans étudier le dossier et en le traitant avec superficialité. Je ne vois nulle part dans la décision de la protonotaire datée du 7 juin 2019 qu’elle a traité le dossier autrement qu’avec attention et diligence.

[141]  Ce sont les mêmes propos, remarques, que Mme Constantinescu fait, et a fait, à l’égard du Tribunal, et ce, à plus d’une reprise. C’est ce que je caractérise de manque de respect pour l’autorité du Tribunal tout comme pour l’autorité des cours de justice.

[142]  Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en ajouter plus. Tant les comportements de Mme Constantinescu, les représentations qu’elle a faites dans sa requête ainsi que sa réplique ne sauraient être caractérisés autrement que de vexatoires et abusifs (Nourhaghighi, précité).

[143]  La requête, en elle-même, est tout autant vexatoire et oppressive et entache directement les principes fondamentaux d’équité et de décence, de bienséance, de décorum (Toronto, précité).

[144]  La requête de la plaignante est donc rejetée dans son entièreté.

IV.  Ordonnance visant à corriger les comportements vexatoires

[145]  Je suis d’accord avec les représentations de l’intimé à l’effet que lorsque les comportements d’une partie sont qualifiés d’abusifs, vexatoires, dilatoires, frustratoires ou frivoles, le rejet de la plainte est un des redressements disponibles afin de corriger la situation.

[146]  L’intimé estime que Mme Constantinescu, dans sa lettre du 28 août, s’en est prise à l’intimé, à ses représentants, ainsi qu’au Tribunal. Selon lui, la sérénité du déroulement de l’instance est perturbée et il croit que le Tribunal a la responsabilité de s’assurer de la sérénité de sa procédure.

[147]  Il fait référence à une décision de la Commission des relations de travail du Québec (Poplawski c. Association accréditée du personnel non enseignant de l’Université McGill, 2012 QCCRT 430 (CanLII) dans laquelle cette Commission a rejeté le recours du demandeur, entre autres, pour des comportements irrespectueux et le non-respect des instructions et ordonnances données par la Commission.

[148]  Cela étant dit, je suis d’avis qu’un membre instructeur doit intervenir au moment où il le juge opportun. Le membre instructeur doit agir avec sérénité, qui est une composante essentielle au principe d’impartialité. À mon avis, afin de préserver cette sérénité et de pouvoir traiter le dossier dont il est saisi, le membre instructeur doit se tenir au-dessus de la mêlée, et ce, malgré les états d’âme des parties.

[149]  Dans la même veine, Mme Constantinescu plaide qu’elle est respectueuse et polie envers le Tribunal et les parties. J’avoue que les notions de respect et de politesse sont des notions subjectives. La plaignante manque définitivement de retenue, tant dans ses représentations générales que dans la présente requête et sa réplique.

[150]  Comme expliqué précédemment, la plaignante fait usage d’un lange inflammatoire, abusif et parfois difficile à saisir. Il est également très clair qu’elle formule des allégations qui sont non-fondées, par exemple en reprochant au Tribunal d’avoir posé des actes irréguliers.

[151]  Ce n’est pas la première fois que je demande à la plaignante de corriger son comportement. Cette question a notamment été traitée dans ma décision Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2018, TCDP 8, au par. 30, mais aussi dans mes instructions du 4 décembre 2018 après ses commentaires à l’effet que le Tribunal n’était pas impartial. Je l’ai invitée à déposer une requête en récusation à la première occasion (2000 Zündel c. Canada (C.D.P.) 2000 CanLII 16575 (CAF), ce qui n’a pas été fait. Ses comportements inacceptables ont aussi mené à une autre intervention écrite du Tribunal le 13 septembre 2019.

[152]  Ainsi, malgré que le Tribunal soit intervenu à différentes reprises afin de demander à la plaignante de corriger son comportement, ses représentations dans la présente requête sont la preuve même qu’elle a décidé de faire fi des instructions du Tribunal. Ses propos  franchissent parfois des limites qui ne devraient pas être franchies.

[153]  Mme Constantinescu estime que le Tribunal traite son dossier avec superficialité, qu’il accepte avec légèreté les représentations de l’intimé et qu’il précipite la fermeture des questions de divulgation. Elle estime que son dossier est traité avec irrégularité depuis le début du processus. Enfin, elle affirme que les avocats de l’intimé font de fausses représentations. Tous ces reproches se retrouvent dans la lettre du 28 août 2019, lettre qui a mené à la présente requête.

[154]  Afin de défendre son attitude, son comportement, Mme Constantinescu allègue avoir un droit à la liberté d’expression lui permettant de dire ce qu’elle veut. Avec égard, la question de la liberté d’expression n’est pas pertinente en l’espèce. La LCDP prévoit, à son paragraphe 50(1), que les parties ont le droit à une défense pleine et entière et de présenter leurs observations.

[155]  Dans le cas qui nous occupe, j’estime que le problème n’est pas celle de la violation de son droit à la liberté d’expression, mais plutôt celle de la civilité minimale requise dans un processus judiciaire. Il est primordial et nécessaire, pour toutes les parties, de faire preuve de retenue dans leurs interactions entre elles et le Tribunal (Nourhaghigi, précité; Toronto, précité).

[156]  Je suis clair à l’effet qu’il est définitivement possible pour Mme Constantinescu de présenter ses arguments au Tribunal. Elle a tout à fait le droit de ne pas être en accord avec les représentations de l’intimé ou de ne pas être en accord avec mes décisions. Néanmoins, certaines limites ne doivent pas être franchies.

[157]  Dans ce contexte, j’émets un autre avertissement clair à l’effet que les comportements vexatoires de la plaignante ne peuvent pas être tolérés dans le processus du Tribunal. Elle aurait avantage à concentrer son énergie sur ses arguments reliés aux faits et au droit entourant sa plainte, plutôt que sur ses manœuvres vexatoires.

[158]  Dans cette décision, je n’en suis pas encore au point de considérer que les comportements de Mme Constantinescu exigent le rejet de sa plainte dans son entièreté. Ce n’est pas non plus ce que demande l’intimé dans ses représentations à cette étape-ci.

[159]  Par contre, à la lecture des enseignements de la Cour fédérale en matière d’abus de procédure et des indices à considérer afin de caractériser une conduite comme étant vexatoire (Nourhaghigi, précité), force est de constater que Mme Constantinescu a de moins en moins de latitude dans ce dossier et s’approche aux limites de la conduite acceptable dans notre processus quasi-judiciaire.

[160]  Ainsi, je réitère mes attentes pour la suite du dossier afin que le processus du Tribunal se poursuive avec sérénité, respect et décorum :

  • Tout échanges, contenus, propos, commentaires, représentations, observations, etc., tant écrits ou verbaux, ne doivent pas contenir de langage scandaleux, abusif, inflammatoire, ou vexatoire;
  • Aucune attaque contre le caractère d’une partie, représentant, procureur, Tribunal, membre, son personnel et éventuellement les témoins, n’est toléré, pas plus que le dénigrement ou le mépris envers ces mêmes personnes;
  • Tout comportement tel qu’énuméré par le juge Russell dans sa décision Nourhaghighi, précité, au par. 46, doit être réfréné;

[161]  Toutes les parties comprennent donc les potentielles conséquences pouvant être appliquées si ces attentes ne sont pas respectées. Les parties sont aussi au courant du pouvoir discrétionnaire qu’a le membre instructeur pour réaliser son mandat, incluant la possibilité de prévenir les abus de procédures et, dans les cas les plus graves, la possibilité de rejeter la plainte.

V.  Décision

[162]  Pour tous ces motifs, je rejette la requête de la plaignante.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 16 décembre 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2207/2917

Intitulé de la cause : Cecilia Constantinescu c. Service correctionnel Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 16 décembre 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Cecilia Constantinescu, pour la plaignante

Paul Deschênes et Patricia Gravel, pour l'intimé

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