Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 51

Date : le 27 décembre 2019

Numéro du dossier : T1956/3613

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Ken Kelsh

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Chemin de fer Canadien Pacifique

l'intimée

Décision

Membre : Olga Luftig


Table des matières

I. Aperçu  1

II. Questions en litige  2

III. Décision  3

IV. Contexte  4

A. Les Services de l’ingénierie, les machines du groupe 1 et les cartes de compétence  4

B. Demander la protection sur la voie ferrée  6

C. Antécédents et carrière de M. Kelsh au CP  8

D. Approche du CP quant aux examens sur les cartes de compétence  13

V. Droit : Discrimination au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne  17

VI. Motifs  20

A. Était‑il discriminatoire d’exiger de M. Kelsh qu’il se soumette à un examen écrit pour la carte D?  21

(i) Les critères servant à déterminer la discrimination  21

(ii) Les critères de justification  22

B. La politique de classification des machines du CP était‑elle discriminatoire?  26

C. La décision d’interdire à M. Kelsh de conduire le camion à plate‑forme parce qu’il ne détenait pas une carte D était‑elle discriminatoire?  28

(i) Les critères servant à déterminer la discrimination  28

(ii) Les critères de justification  30

D. L’imposition d’un processus informatisé de postulation était‑elle discriminatoire?  34

E. Le CP a‑t‑il exercé des représailles contre M. Kelsh par suite de sa plainte?  36

(i) Le critère utilisé pour déterminer l’existence de représailles  36

VII. Réparations  39

A. Restitution des droits, chances ou avantages [alinéa 53(2)b)]  40

B. Pertes de salaire, heures supplémentaires et « dépenses forcées »  40

(i) Dépenses  46

C. Indemnité pour préjudice moral (alinéa 53(2)e))  48

D. Indemnité pour discrimination délibérée ou inconsidérée (paragraphe 53(3)) 49

E. Intérêts  50

F. Réparations systémiques  51

VIII. Décisions sur requête en instance  51

A. Le CP devrait‑il intervenir en ce qui concerne le paiement des témoins?  51

B. Questions de confidentialité  52

IX. ORDONNANCE  54

X. Maintien de la compétence  55

 


I.  Aperçu

[1]  Le plaignant, Ken Kelsh, a déposé le 3 août 2011 une plainte contre son employeur, la société Chemin de fer Canadien Pacifique (le CP ou l’intimée), auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Dans sa plainte modifiée, le plaignant allègue avoir été victime :

  1. de discrimination en cours d’emploi fondée sur la déficience qui a donné lieu à un traitement défavorable, un acte discriminatoire selon l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi);
  2. de discrimination dans les pratiques et procédures de l’intimée en matière d’administration de tests, de postulation et de classification des machines, un acte discriminatoire selon l’article 10 de la Loi;
  3. de représailles, un acte discriminatoire selon l’article 14.1 de la Loi.

[2]  M. Kelsh travaille au CP, aux Services de l’ingénierie. Avec ses collègues, il est responsable de la pose des rails et de la maintenance de la voie ferrée. Ces fonctions font appel à de nombreux éléments de machinerie lourde automotrice (les machines) et la société a conçu un système de classification selon lequel il faut avoir passé certains tests et certaines conditions de qualification pour pouvoir faire fonctionner les différentes machines. En particulier, toute personne aux commandes d’une machine qui pourrait devoir assumer la responsabilité d’éloigner ou de protéger d’autres personnes des mouvements d’un train doit avoir réussi un examen pour l’obtention de ce que l’on appelle une « carte de compétence D » (carte D).

[3]  M. Kelsh est une personne qui peut à peine lire et écrire et il affirme que l’intimée avait tort d’exiger que l’examen pour l’obtention de la carte D se fasse par écrit. Il allègue en outre que le CP classe un trop grand nombre de machines dans la catégorie des machines exigeant une carte D (y compris, en particulier, une machine appelée « le camion à plate‑forme »), et qu’il a été victime de discrimination quand le CP a institué un système informatisé de postulation des emplois. Enfin, il prétend que la Société lui a refusé certains emplois en représailles du dépôt de sa plainte pour atteinte aux droits de la personne.

[4]  L’intimée soutient que la capacité de se soumettre à un examen écrit constitue une exigence justifiée pour toute personne manœuvrant les machines pour lesquelles il faut posséder une carte D. Elle soutient en outre que le fait de dispenser le plaignant de l’exigence de lecture et d’écriture ou de lui l’autoriser à conduire des machines de la catégorie D sans qu’il détienne une carte D représenterait pour le CP une contrainte excessive sur le plan de la sécurité et des coûts. Elle nie toute portée excessive de sa classification des machines et affirme que M. Kelsh n’a subi aucune conséquence négative de la postulation informatisée. Enfin, l’intimée affirme qu’il n’y a pas eu de représailles à l’endroit de M. Kelsh.

II.  Questions en litige

[5]  Dans la présente décision, le Tribunal doit trancher les questions en litige suivantes :

[6]  Tout d’abord, M. Kelsh s’est‑il acquitté de son fardeau d’établir une preuve prima facie de discrimination, au sens de l’article 7 ou de l’article 10 de la Loi, ou les deux?

[7]  Le cas échéant, l’intimée a‑t‑elle établi une justification valide de ses actes qui pourraient être considérés discriminatoires?

[8]  M. Kelsh a‑t‑il établi que l’intimée a exercé à son endroit des représailles par suite du dépôt de sa plainte, ce qui constitue un acte discriminatoire selon l’article 14.1 de la Loi?

[9]  Si la plainte est justifiée en tout ou en partie, quelles sont les réparations prévues par l’article 53 de la Loi?

[10]  Enfin, indépendamment des réponses aux questions ci‑dessus, le Tribunal examine les requêtes suivantes :

  1. Le CP doit‑il être condamné à indemniser ses employés qui ont témoigné devant le Tribunal pour le plaignant?
  2. Le Tribunal devrait‑il prescrire certaines mesures demandées en vue d’assurer la confidentialité?

III.  Décision

[11]  Pour les motifs qui suivent, la plainte est partiellement justifiée.

[12]  Le Tribunal conclut que M. Kelsh s’est acquitté du fardeau d’établir que l’obliger à se soumettre à un examen écrit pour la carte D constituait une preuve prima facie de discrimination. Cependant, l’intimée a justifié l’acte discriminatoire au motif que la capacité de lire et d’écrire est une exigence professionnelle justifiée (EPJ), et que faire passer à M. Kelsh un examen oral pour la carte D représenterait une mesure d’adaptation constituant une contrainte excessive au sens de l’alinéa 15(1)a) et du paragraphe 15(2) de la Loi.

[13]  M. Kelsh a aussi établi une preuve prima facie de discrimination en ce qui concerne son interdiction de conduire un camion à plate‑forme parce qu’il ne détenait qu’une carte E. L’intimée n’a pas justifié l’acte discriminatoire au cours de l’instruction. Malgré l’absence d’éléments de preuve suffisants pour analyser les exigences de l’intimée en ce qui concerne le fonctionnement de toutes les machines et déterminer si elles sont raisonnables, le Tribunal conclut que l’intimée aurait pu prendre des mesures d’adaptation pour le rôle précis d’opérateur ou opératrice de camion à plate‑forme sans qu'elles constituent pour elle une contrainte excessive. Cela étant, M. Kelsh a droit à des réparations.

[14]  Le Tribunal rejette l’allégation de M. Kelsh selon laquelle les pratiques de l’intimée en matière de postulation constituent une discrimination systémique.

[15]  Le Tribunal conclut que l’intimée n’a pas exercé de représailles à l’endroit de M. Kelsh au sens de l’article 14.1 de la Loi après que celui‑ci ait déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

IV.  Contexte

A.  Les Services de l’ingénierie, les machines du groupe 1 et les cartes de compétence

[16]  Le plaignant, Ken Kelsh, travaille aux Services de l’ingénierie (SI) de l’intimée depuis 1998. Les Services de l’ingénierie assurent la maintenance, les réparations et le remplacement des rails, des dispositifs d’aiguillage, des traverses de voie, des signaux et d’autres éléments de matériel du CP.

[17]  Le plaignant et ses collègues agissent en conformité de ce qui suit : la convention collective entre le CP et le Syndicat des Teamsters (convention collective ou convention salariale), la Loi sur la sécurité ferroviaire, LRC 1985, ch. 32 et les règlements afférents, le Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REF) et le règlement intérieur de l’intimée, que Transports Canada applique. Même si l’intimée doit se conformer au moins aux dispositions du REF, des témoins à l’audience ont déclaré clairement qu’elle avait toute la latitude d’adopter également des normes plus élevées qui lui sont propres.

[18]  Le CP divise la province de l’Ontario en diverses subdivisions qui sont elles‑mêmes divisées en section.

[19]  Le travail des Services de l’ingénierie (SI) est saisonnier : pendant près de huit ou neuf mois, durant le printemps, l’été et l’automne, les employés travaillent dans ce qui est appelé des équipes. Ces équipes comportent diverses machines, conduites par des opérateurs et opératrices de machines; généralement au moins un contremaître; des opérateurs et opératrices spécialisés de machines manuelles; des agents d’entretien des signaux et des manœuvres, effectuant tous les différentes tâches requises pour la réparation, le remplacement et la pose de rails et les autres installations fixes et équipements qui font partie intégrante du mouvement des trains. Ces convois de machines sont appelés « rames d’entretien » (ou « rames »). Les rames travaillent sur la voie ferrée ou juste à côté, parfois très loin les unes des autres, et elles avancent toujours le long de la voie ferrée. La « tête » de la rame avance dans le sens du travail, une autre machine la suivant, et ainsi de suite.

[20]  Pendant les trois ou quatre mois de l’hiver, du début ou de la moitié de décembre à la moitié ou à la fin de mars de l’année suivante, selon la quantité de neige, certains des employés des SI travaillent au déneigement de la voie ferrée et des dispositifs d’aiguillage, ainsi qu’à des tâches hivernales connexes. Selon Dan Berek, témoin de l’intimée, au moment de l’audience, environ 50 emplois d’hiver étaient disponibles, alors qu’il n’y en avait environ que 15 à 20 les années antérieures. Selon son témoignage, seuls les employés ayant beaucoup d’ancienneté pouvaient accéder aux postes d’opératrice ou d’opérateur de machines du groupe 1 disponibles en hiver.

[21]  La preuve établit que, plusieurs fois par an, les employés des SI doivent se porter candidats à des postes d’hiver au sein des équipes. Le CP publie dans ses bulletins la liste des postes à combler, précisant les équipes et leur lieu de travail. Le CP est tenu d’accorder les postes en fonction d’une combinaison de facteurs, à savoir 1) l’ancienneté du postulant, et 2) son niveau de compétence dans l’exploitation de la machine précise.

[22]  Selon les témoignages, il y a différents types de machines, classées dans différents groupes (les groupes) – groupes 1, 2, 3 et 4, ainsi que le groupe des machines spéciales – faisant appel à différents niveaux de compétence et, en particulier, exigeant différentes cartes de compétence. Pour accéder aux niveaux de compétence, les employés doivent suivre un cours et réussir un examen. Dans le cas des machines du groupe 1, l’opérateur ou l'opératrice doit, en général, détenir soit une carte E (une carte de niveau inférieur), soit une carte D (niveau plus élevé qu’une carte E).

[23]  La preuve établit qu’il existe, entre une carte E et une carte D, une différence considérable (bien que ce ne soit pas la seule différence); dans le cas de la carte D, le ou la titulaire est capable d’obtenir ce que l’on appelle la « protection en voie » et la « protection de sous‑contremaître », qui seront expliquées en détail plus loin dans la présente décision. En bref, les éléments de preuve présentés par l’intimée établissent que le cours et l’examen pour la carte E portent sur la connaissance du REF et du règlement du CP; le cours et l’examen pour la carte D portent sur la connaissance de ce règlement, mais aussi sur la capacité de les interpréter et de les appliquer dans son travail, ce qui comprend forcément l’acte de demander la protection en voie.

B.  Demander la protection sur la voie ferrée

[24]  La raison d’être et la logistique de l’obtention de la protection en voie sont au cœur de la présente instruction et il faut comprendre de quoi il s’agit pour décider si la capacité de lire et d’écrire est une exigence professionnelle justifiée. Au cours de l’audience, une quantité considérable d’éléments de preuve ont été présentés par de nombreux témoins du plaignant et de l’intimée concernant la protection en voie. Entre autres, les personnes suivantes ont témoigné :

  1. Richard Alward, formateur de longue date au CP qui a donné les cours de la carte E et de la carte D et en a corrigé les examens;
  2. les contremaîtres John Montgomery, Kevin Hutchings, Gilbert Ouellette et le contremaître B (dont le nom est anonymisé en raison des renseignements hautement personnels concernant son revenu), qui ont tous demandé la protection en voie tout au long de leur carrière;
  3. Kenneth McCormack, ancien superviseur de M. Kelsh.
  4. Keith Shearer, directeur général, Normes d’exploitation et réglementation au CP;
  5. M. Kelsh lui‑même.

[25]  La preuve sur cette question était en grande partie incontestée, et je la résume ci‑après.

[26]  Les équipes des SI travaillent sur ou à proximité des voies actives sur lesquelles des trains circulent tout au long de la journée. Par conséquent, lorsqu’une équipe travaille sur une voie active ou à proximité de celle‑ci, cette équipe doit être protégée contre le risque d’être frappée par un train en mouvement pouvant blesser ou tuer des membres de l’équipe ou des personnes dans le train, ou les deux, endommager les machines et le train ainsi que causer des dommages à des biens ou à l’environnement, ou un préjudice au public.

[27]  Pour protéger l’équipe, la portion de la voie ou la zone à proximité de la voie sur laquelle l’équipe travaille doit être fermée aux trains circulant sur cette voie. En général, le contremaître d’une équipe obtient un permis d’occuper la voie (POV) pour fermer la zone dans laquelle l’équipe travaille. Il communique avec le contrôle de la circulation ferroviaire (CCF), qui ressemble au contrôle de la circulation aérienne dans les aéroports par rapport aux chemins de fer, et qui contrôle le mouvement des trains. Le CCF du Chemin de fer Canadien Pacifique se trouve à Calgary. Communiquant par radio, le contremaître précise au CCF l’emplacement et la longueur de la piste que le CCF doit fermer pour l’équipe, désignant les limites de cette longueur par des points miliaires – par exemple du kilomètre 2 au kilomètre 12 ‑, ou précisant la zone en la décrivant comme allant du signal X au signal Y, ou encore en utilisant d’autres signaux repérables.

[28]  Le CCF communique alors au contremaître les paramètres du POV, que le contremaître doit écrire dans un formulaire précis. Il doit ensuite répéter au CCF les limites du POV et le texte préimprimé du formulaire, mot à mot. Si ce que le contremaître répète est exact, le CCF lui accorde le POV selon les paramètres qu’il a répétés. Si sa répétition est inexacte, il doit la reprendre autant de fois qu’il le faut jusqu’à ce que le CCF confirme que le contremaître a saisi correctement les données.

[29]  Si les travaux protégés par un POV sont terminés et qu’il reste suffisamment de temps dans la journée pour faire autre chose, ou si pour n’importe quelle autre raison l’équipe a besoin d’un autre POV, le contremaître communique par radio avec le CCF, annule le POV en vigueur, après s’être assuré que personne ne serait en danger en raison de l’annulation (voir ci‑dessous), demande un autre POV pour protéger un autre tronçon de voie et le processus du POV est répété.

[30]  À une certaine époque, seul le contremaître pouvait demander la protection en voie. Par la suite, le CP a institué une exigence selon laquelle le contremaître attribue à la première et à la dernière machine de la rame ce que l’on appelle la protection de sous‑contremaître. Les éléments de preuve présentés n’ont pas permis de déterminer à quel moment le CP a commencé à exiger le système du sous‑contremaître, mais il semble que ce soit à un moment donné après 2003. Le témoin du CP Keith Shearer a expliqué que la protection de contremaître a pour objet de faire en sorte que la rame est encadrée par des opérateurs et opératrices dans la première et la dernière machine qui connaissent aisément les limites du POV et ne les dépasseront pas.

[31]  La procédure suivie pour la protection de sous‑contremaître est la suivante : après que le contremaître a obtenu un POV, il répète les paramètres du POV aux opérateurs et opératrices des premières et dernières machines de la rame; ces personnes transcrivent les renseignements dans un formulaire précis, relisent les paramètres et le texte préimprimé du formulaire au contremaître, mot à mot. Toute erreur dans la répétition signifie que le POV doit être répété jusqu’à ce que les données lues soient correctes. Avant qu’un contremaître puisse annuler un POV, il doit prendre soin de dire à chacun des opérateurs et opératrices de machine à qui il a attribué la protection de sous‑contremaître qu’il va annuler le POV, afin de s’assurer que chacun des sous‑contremaîtres est hors de danger et ne se trouve pas encore sur la voie, soit seul soit avec d’autres membres de l’équipe. Les sous‑contremaîtres ne communiquent pas avec le CCF; ils ne communiquent qu’avec le contremaître qui leur a attribué la protection. Seul le contremaître communique avec le CCF.

C.  Antécédents et carrière de M. Kelsh au CP

[32]  Dans son témoignage, M. Kelsh a déclaré que, toute sa vie, il a eu des difficultés à lire les mots et les phrases. Il peut lire et écrire les chiffres assez bien et affirme qu’il aimait les mathématiques à l’école. Il ne lui manque que deux crédits pour l’obtention d’un diplôme d’études secondaires, mais il a quitté l’école avant d’avoir terminé ses études parce qu’il estimait qu’un diplôme d’études secondaires ne voulait rien dire puisqu’il ne pouvait ni lire ni écrire convenablement.

[33]  Il a appris le Code de la route en le faisant lire à son frère puis en répétant, et il a obtenu son permis de conduire à 16 ou 17 ans en passant un examen oral. Il a entraîné avec succès des chevaux de course pendant de nombreuses années. Il a obtenu sa licence d’entraîneur A de la Commission des courses de l’Ontario en passant un examen oral après avoir étudié le manuel pendant près de deux ans. Il a fini par quitter le monde des chevaux pour travailler au CP.

[34]  M. Kelsh travaille aux Services de l’ingénierie du CP depuis le milieu de l’année 1998. La preuve établit qu’en 1998, le médecin du CP qui lui a fait passer son examen médical préalable à l’emploi l’a aidé à remplir le formulaire médical nécessaire et y a noté que M. Kelsh [traduction] « a des difficultés à lire ».

[35]  M. Kelsh a commencé au CP en tant que manœuvre dans une équipe d’entretien de la voie pendant environ six mois, puis il est devenu opérateur de machines du groupe 2.

[36]  Au début de mars 1999, il a commencé à conduire d’autres machines, y compris des machines à autopropulsion. En 1999, il a demandé et obtenu le poste d’opérateur de cramponneuse, machine classée à l’époque comme machine du groupe 2 ne nécessitant pas une carte D. Il a fait fonctionner la cramponneuse pendant quelques semaines, puis il aurait été supplanté par un employé ayant plus d’ancienneté, en application de la convention collective.

[37]  Nul n’a formulé de contestation quant aux postes que M. Kelsh a occupés du 19 mars 1999 à la fin de 2004, partant de manœuvre d’équipe supplémentaire à aide-opérateur de machines, opérateur de machines des groupes 1, 2, 3 et 4 et opérateur de machines adjoint. Au moment de son recrutement par le CP, il a reçu la formation de base, mais, par la suite, il a appris à faire fonctionner les machines sur le tas. Ce sont ses compagnons de travail qui le lui ont appris.

[38]  Certains témoignages ont été contradictoires et certains éléments de preuve ont été contestés en ce qui concerne les machines précises que M. Kelsh a conduites et la période, surtout de 2006 à la fin 2010. L’historique des postes présenté par l’intimée se trouve dans les pièces C4‑1, C4‑2 et C4‑3. Il y est précisé si le poste était celui d’un opérateur de machines du groupe 1, 2 ou 3, le poste d’un préposé à la voie ou un autre poste, mais sans mentionner le nom de la machine elle‑même.

[39]  J’estime qu’il est pertinent à l’égard des questions en litige dans la plainte de savoir si M. Kelsh a conduit le camion à plate‑forme. Par conséquent, j’ai examiné les témoignages et pièces pertinents et tire les conclusions de fait suivantes quant aux moments auxquels M. Kelsh a conduit le camion à plate‑forme.

[40]  Les éléments de preuve ont clairement établi que M. Kelsh a manœuvré le camion à plate‑forme pendant de nombreuses et longues périodes entre 2007 et 2010 et que le CP le savait et avait accordé informellement des mesures d’adaptation. Bien que les dates exactes et, dans certains cas, la façon dont il a accédé aux rôles (par exemple, postulation par opposition à la « disposition des 45 jours » décrite plus loin) aient été contestées, personne n’a prétendu qu’il n’avait pas manœuvré cette machine. Voici les périodes où j’estime que la prépondérance des preuves a établi que M. Kelsh manœuvrait un camion à plate‑forme :

  1. Du 25 juin 2007 au 16 décembre 2007 : Les témoins du plaignant, soit John Montgomery, qui a été contremaître de M. Kelsh avec lui dans le camion à plate‑forme, le contremaître B et Kenneth McCormack, son superviseur, ont tous témoigné que M. Kelsh a manœuvré le camion à plate‑forme en 2007. Le sommaire de l’adjudication de 2005 à 2008 de l’intimée et son bulletin 07‑02 rectificatif d’adjudication no 1 indiquent que le poste lui a été attribué.
  2. Du 9 septembre 2009 au 4 janvier 2010 : J’accepte sur ce point le témoignage de M. Kelsh et de Nicolas Rehel, qui a été superviseur et contremaître, et tiens également compte de l’Historique des postes no 3 pour conclure que M. Kelsh a obtenu le poste d’opérateur du camion à plate‑forme par postulation et qu’il a manœuvré cette machine durant cette période.
  3. À compter du 1er septembre 2010, pendant environ un mois et demi à Havelock. En m’appuyant sur le témoignage de M. Kelsh, de M. Unyi et de M. Berek, ainsi que sur la convention collective, je conclus que si un poste est requis pour moins de 45 jours civils, il est énoncé dans la convention collective que ce poste n’a pas à faire l’objet de postulation; il peut être comblé par ancienneté ou mouvement latéral au sein d’une équipe (disposition des 45 jours). La preuve établit que cela s’est produit en 2010 et que c’est ainsi que M. Kelsh a obtenu le poste d’opérateur de camion à plate‑forme.

En dépit du fait que, selon l’Historique des postes no 3, M. Kelsh a fait fonctionner la grue à traverses jusqu’au 6 janvier 2011, j’accepte son témoignage et celui de MM. Gilbert Ouellette et Andreas Unyi, qui ont déclaré qu’aux environs du 1er septembre 2010, les équipes ont été scindées et M. Kelsh a manœuvré le camion à plate‑forme.

  1. De fin octobre ou début novembre 2010 au 17 décembre 2010 : Je conclus également que la disposition des 45 jours est aussi intervenue dans le poste d’opérateur du camion à plate‑forme que M. Kelsh a occupé à Bolton en 2010. Il a témoigné qu’il a travaillé sur le camion à plate‑forme d’août 2010 au 17 décembre 2010. Il a obtenu ce poste vers la fin octobre ou le début novembre grâce à son ancienneté qui lui a permis de supplanter un autre employé sur le camion à plate‑forme. Sur ce point, j’accepte le témoignage de MM. Kelsh, Unyi et Ouellette, le contremaître de M. Kelsh à Bolton.

Selon M. Ouellette, M. Kelsh a exécuté des tâches supplémentaires à Bolton pendant environ deux à trois semaines, et M. Ouellette a fait en sorte qu’il soit rémunéré au taux de contremaître adjoint.

[41]  La preuve établit aussi que M. Kelsh a manœuvré le camion à plate‑forme sur un pont tournant à Peterborough pendant deux mois et demi durant le printemps et l’été 2015. Lorsque le contremaître est parti en vacances, il a préféré que M. Kelsh ne conduise pas seul le camion à plate‑forme, si bien que M. Kelsh a été affecté à une équipe de la section en tant que manœuvre.

M. Kelsh et les cartes de compétence

[42]  En août 2002, M. Kelsh a suivi le cours initial de quatre jours aux fins de l’obtention de la carte D. Dans son témoignage, il a déclaré avoir dit à l’instructeur du CP, Richard Alward, qu’il lui fallait passer un examen oral pour réussir. Cependant, M. Alward a fait passer les examens de ce cours par écrit et a exigé des réponses écrites, y compris pour l’examen final. Nul n’a contesté le fait que M. Kelsh a échoué à l’examen final pour la carte D. M. Alward a témoigné que, tout de suite après l’échec de M. Kelsh, il lui a posé des questions sur le REF pour savoir si M. Kelsh en savait suffisamment pour que le CP lui délivre une carte E. Il en savait assez et a obtenu une carte E.

[43]  Le 13 avril 2006, M. Kelsh s’est présenté à l’examen écrit pour la carte E parce que sa carte E de 2002 arrivait à échéance. Il a échoué à cette occasion et lors de deux autres tentatives d’examen écrit en 2006, avec pour résultat que du 13 avril 2005 au 22 octobre 2008, soit trois ans et demi, M. Kelsh ne détenait aucune carte. Il a déclaré que, tout au long de cette période, il a demandé à diverses personnes de la direction qu’on lui permette de passer des examens oraux pour la carte E et la carte D au lieu d’examens écrits. Malgré le fait qu’il ne détenait aucune carte, le CP a pris des mesures d’adaptation à son égard pendant cette période; il lui a permis de manœuvrer des machines du groupe 1 au milieu de la rame et il a continué à gagner son salaire normal.

[44]  En 2007, après des consultations entre le service des relations du travail et d’autres cadres et services du CP, ce dernier a décidé qu’il lui fallait mieux comprendre les limites de M. Kelsh sur le plan de la lecture et de l’écriture et il a organisé, à ses frais, une évaluation de M. Kelsh par un psychologue. Sous la rubrique [traduction] « Motif de consultation », le Dr Feak, le psychologue, a écrit qu’il procédait à une évaluation psychopédagogique de M. Kelsh à la demande de son employeur pour [traduction] « exclure un trouble d’apprentissage », mesurer [traduction] « sa fonction cognitive et ses compétences académiques » et évaluer [traduction] « les facteurs sociaux et affectifs qui pourraient influer sur ses difficultés actuelles ».

[45]  Dans son rapport, que j’ai désigné comme confidentiel, comme je l’explique plus loin, le Dr Feak a conclu qu’un examen écrit ne permettrait pas d’évaluer la connaissance qu’a M. Kelsh du règlement et que, de manière générale, le fait de demander à M. Kelsh de répondre à des questions verbales plutôt qu’écrites lui permettrait mieux de démontrer ses connaissances et sa compréhension. Le Dr Feak a affirmé dans son témoignage qu’il n’avait aucune connaissance des cartes particulières ou du règlement du CP, et que son évaluation était générale.

[46]  Dans mon analyse subséquente, je ne m’appuie sur le rapport du Dr Feak qu’en ce qui concerne son évaluation de la capacité de M. Kelsh de répondre à un examen écrit, ayant attribué très peu de poids au reste de ses conclusions et au témoignage du Dr Feak sur d’autres questions, pour les motifs énoncés dans la décision sur requête Kelsh c. Chemin de fer Canadien Pacifique, 2016 TCDP 9.

[47]  Après avoir reçu l’analyse du Dr Feak et à la suite d’autres consultations et discussions internes entre différents services et gestionnaires ainsi que de l’évaluation de M. Kelsh sur le terrain par MM. Berek et M. Alward, le CP a autorisé M. Kelsh à passer l’examen oral pour la carte E. Le 22 octobre 2008, M. Kelsh a obtenu sa carte E après s’être prêté à un examen oral plutôt qu’écrit. Sur les 40 questions, il n’a eu qu’une seule mauvaise réponse.

[48]  La preuve établit que M. Kelsh a tenté d’obtenir une carte D de nouveau en 2011, mais sans mesure d’adaptation, et qu’il a échoué à l’examen.

[49]  Au moment de l’audience, il avait renouvelé sa carte E en 2011 et 2014 en passant des examens oraux sur la carte E.

D.  Approche du CP quant aux examens sur les cartes de compétence

[50]  L’histoire de M. Kelsh décrite ci‑dessus soulève la question des raisons pour lesquelles le CP procède ainsi aux examens et des facteurs qui ont influé sur sa décision à ce sujet. La preuve établit que la Loi sur la sécurité ferroviaire ne prescrit aucune méthode par laquelle un chemin de fer doit évaluer ses employés pour établir s’ils répondent aux exigences du REF. Par exemple, les examens pour les cartes E et D ont été créés par le CP lui‑même.

[51]  En juin 2013, Transports Canada a écrit au directeur des Affaires réglementaires du CP en réponse à une demande de renseignement concernant la possibilité d’évaluer les futurs candidats aux cartes D par d’autres méthodes. Voici un extrait de la réponse :

[traduction]
Comme le REF comporte de nombreuses règles qui exigent la retranscription d’autorisations et d’instructions entre les contremaîtres, le CP doit pouvoir démontrer clairement comment un employé qui ne peut passer l’examen écrit pourrait répondre à ces exigences. Si le CP décidait de faire passer un examen oral sur les règles, Transports Canada exigerait alors qu’il démontre comment l’employé concerné serait en mesure de respecter les dispositions du REF nécessitant des écrits, par exemple l’alinéa 136(a), les alinéas 840.3(b), 842(a) et (b) et 843(a), ainsi que les paragraphes 854, 855, 864 et 865.

Transports Canada ne connaît pas d’autres méthodes d’examen qui permettraient d’établir la capacité d’un employé de lire et de comprendre le REF.

[Pièce C‑1, onglet 153]

[52]  Le témoin du CP, Kari Giddings, conseillère en relations avec les employés, a déclaré dans son témoignage que, dans le courant de ses échanges concernant la plainte, elle a demandé à la section du règlement du CP la raison pour laquelle l’examen aux fins de l’obtention de la carte D devait être fait par écrit. Le courriel du 5 septembre 2012 de Jim Kienzler, présenté à la pièce R4‑126, comportait deux pièces jointes, dont l’une était le Manuel des normes de qualification réglementaires de 1991 (Manuel des NQR de 1991) du CP.

[53]  Je constate que le Manuel des NQR de 1991 couvre, entre autres, les normes du CP que les employés doivent respecter pour voir leur connaissance du REF certifiée, ainsi que le type d’examen administré pour l’octroi des cartes de compétence. Il établit également quelles sont les cartes exigées pour les différents types de machines et de véhicules [traduction] « rail‑route », pour les machines du groupe 1 et du groupe spécial, ainsi que pour le matériel d’exploitation, les trains et les machines des fournisseurs externes (pages 10 à 12).

[54]  M. Kienzler écrit, entre autres, dans son courriel :

[traduction]
Le CP exige depuis toujours que tous les examens de connaissance des règlements aux fins de l’obtention de la carte D se fassent par écrit. La version de 1991 (la version officielle approuvée toujours en vigueur) prévoit une exception pour l’obtention de la carte E, aux fins de laquelle l’examen peut être oral pour des raisons de littératie, mais jamais pour l’obtention de la carte E.

[55]  Keith Shearer, témoin de l’intimée, a déclaré dans son témoignage que la « version officielle approuvée » renvoie non pas à l’approbation législative du Manuel des NQR de 1991, mais à son approbation interne par le CP.

[56]  Il est difficile d’établir si le Manuel des NQR de 1991 était en vigueur au cours des périodes visées par la présente plainte et, de fait, s’il s’agissait d’un document exécutoire ou d’une politique informelle, ce qu’il signifiait et comment il recoupait la Loi sur la sécurité ferroviaire et les règlements afférents, le REF et le règlement intérieur du CP. Dans ses observations finales, l’avocate de l’intimée a admis avec candeur que la preuve prêtait à confusion.

[57]  Je constate que la partie pertinente du Manuel des NQR de 1991 est la suivante :

[traduction]
Pour se conformer à la règle générale A(vii) du REF, au Règlement sur les normes de compétence des employés ferroviaires (1987‑3 Rail) […], les instructions suivantes s’appliquent :

  • (a) La compagnie de chemin de fer ne peut permettre à une personne de travailler à l’un des postes énumérés aux présentes qui sont régis par le Règlement d’exploitation que si celle‑ci a passé avec succès au préalable l’examen requis aux intervalles réglementaires.

Exception : Le titulaire d’un poste dans l’équipe d’entretien de la voie soumis à un examen sur le Règlement d’exploitation de niveau E minimum, qui ne peut réussir à l’examen écrit requis en raison de problèmes de littératie, doit réussir un examen oral aux intervalles réglementaires.

[58]  Le témoin du CP Richard Alward a pris sa retraite le 1er novembre 2014 après avoir travaillé pour le CP pendant 31 ans. Il a commencé dans l’équipe d’entretien – écartement et a progressé jusqu’au poste de contremaître de section. En février 1998, il est devenu formateur au Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REF), formant les équipes des Services de l’ingénierie dans le sud et le nord de l’Ontario, pour tous les services, y compris les programmes de renouvellement des traverses, l’entretien de la voie, les signaux et la communication, ainsi que les ponts et les bâtiments. Il a rempli ce rôle de 1998 au 1er novembre 2014. C’est lui qui donnait les cours sur le règlement pour les cartes D et E et qui faisait subir et corrigeait les examens pour ces cartes quand M. Kelsh a suivi les cours et s’est présenté aux examens. Il continué à occuper ce poste jusqu’à sa retraite en 2014.

[59]  Dans son témoignage, M. Alward a déclaré qu’en 2005, le CP ne permettait plus aucun examen oral pour les cartes de compétence, quelles qu’elles soient. Il a déclaré que même si les lignes directrices révisées sur les examens (pièce R1‑32) mentionnaient le 30 septembre 2005 comme date d’entrée en vigueur de ce changement de politique, lui et les autres formateurs avaient été informés plus tôt en 2005 que cela deviendrait une politique et qu’ils avaient commencé à faire subir exclusivement des examens écrits avant le 30 septembre. Je conclus que c’est la raison pour laquelle, quand M. Kelsh a tenté de renouveler sa carte E le 15 avril 2005, on lui a fait subir un examen écrit, auquel il a échoué.

[60]  M. Alward a confirmé que le projet de lignes directrices administratives sur les examens (2005) avait changé quelque peu le Manuel des NQR de 1991. En effet, il n’y aurait plus de droits acquis, et seulement des examens écrits – plus aucun examen oral. Les formateurs devaient aussi suivre les nouvelles directives de correction des examens.

[61]  La preuve documentaire confirme qu’en 2007, le CP a rédigé des propositions de révision du Manuel des NQR qui étaient encore suivies en 2012, bien que jamais approuvées officiellement (pièce R4‑126, pages 15 à 21). Je constate que la partie pertinente aux examens oraux du projet de politique relative aux NQR de 2007 se trouve à la page 21 et prévoit ce qui suit :

[traduction]
Tous les examens finaux se font par écrit.

EXCEPTION : Ceux dont les compétences relatives au règlement avaient été reconnues avant l’élaboration de la présente politique sont autorisés à passer l’examen du niveau « E » oralement. Ces employés doivent en outre démontrer leur compétence durant une observation sur le terrain.

[62]  Je constate également que l’exception proposée en 2007 diffère sensiblement de celle du Manuel des NQR de 1991, car elle ne mentionne pas du tout les « problèmes de littératie » et exige que les compétences des employés relatives au règlement aient précédemment été reconnues – une sorte de « droit acquis ». Elle ajoute également l’exigence d’une démonstration de compétence sur le terrain.

[63]  M. Kelsh a déclaré qu’il n’a appris l’existence du Manuel des NQR de 1991 et de l’exception qu’il contenait pour l’examen oral qu’en décembre 2015, quand il se préparait à l’audience avec son avocat, qui la lui a lue. Bon nombre des témoins du CP et du plaignant ont aussi déclaré dans leurs témoignages qu’ils n’étaient pas au courant de l’existence du manuel avant que celui‑ci ne leur soit remis à l’audience, y compris, Dan Berek, témoin du CP et Kenneth McCormack, témoin du plaignant, qui avait été le superviseur de M. Kelsh dans de nombreuses équipes. M. Kelsh a aussi déclaré que lorsqu’il a passé son premier examen aux fins de l’obtention de la carte D en 2002, M. Alward ne lui a pas parlé du Manuel des NQR de 1991.

[64]  Je conclus, d’après la preuve documentaire ci‑dessus et les témoignages, que l’approche générale du CP en ce qui concerne les examens oraux aux fins de l’obtention des cartes de compétence était et est la suivante :

  1. Hormis des cas très rares, l’examen oral n’était offert que pour la carte E;
  2. Entre le 1er décembre 1991 et à un moment donné en 2005, conformément au Manuel des NQR de 1991, un tel examen oral n’était autorisé que si un employé ne pouvait passer « l’examen écrit requis en raison de problèmes de littératie ».
  3. De 2005 à un certain moment en 2006, un projet de révision de la politique relative aux NQR (projet de révision du Manuel des NQR de 2006) était suivi, qui excluait les examens oraux pour quelque raison que ce soit pour tout employé, bénéficiant de droits acquis ou non.
  4. À partir d’un certain moment en 2007 jusqu’à la date de l’audience, un projet subséquent (projet de révision du Manuel des NQR de 2007) était suivi. Ce document permettait l’examen oral pour la carte E, à condition que les compétences de l’employé relatives au règlement aient été reconnues avant l’élaboration du projet de révision de la politique relative aux NQR de 2007, et sous réserve d’une démonstration par l’employé de sa compétence sur le terrain.

V.  Droit : Discrimination au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne

[65]  Une plainte de discrimination fondée sur une déficience en cours d’emploi est présentée en vertu des alinéas 7b) et 10a) de la Loi qui prévoient, respectivement, ce qui suit :

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

  […]

b) de […] défavoriser [un individu] en cours d’emploi.

10 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

[66]  Pour établir une preuve prima facie de discrimination, le plaignant doit démontrer :

  1. qu’il possède une caractéristique protégée par la Loi contre la discrimination;
  2. qu’il a subi un effet préjudiciable relativement au service concerné;
  3. que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. C.-B.(Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

[67]  Cette preuve doit être établie selon la prépondérance des probabilités (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc., 2015 CSC 39, aux paragraphes 59 et 65).

[68]  En l’instance, l’intimée s’appuie sur un critère énoncé dans la décision Shakes c. Rex Pak Ltd. (1981), 3 CHRR D/1001 (Shakes), au paragraphe 8918 (Comm. d’enquête de l’Ont.) dans ses arguments quant à savoir si M. Kelsh s’est acquitté de son fardeau. Le Tribunal souligne que la Cour d’appel fédérale, dans Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 154, a déclaré clairement qu’il ne faut pas appliquer systématiquement la décision Shakes de façon rigide et arbitraire dans tous les cas d’emploi :

[24] L’avocate du procureur général a soutenu qu’en droit, une preuve prima facie de discrimination peut normalement être établie uniquement dans les affaires d’emploi si la Commission soumet une preuve comparative sous forme de renseignements concernant les candidats retenus. Il peut y avoir des exceptions (par exemple, lorsqu’il n’y avait pas d’autres candidats ou lorsqu’aucun renseignement comparatif n’est disponible), mais le tribunal doit appliquer la décision Shakes. La question de savoir si la décision Shakes s’applique à la décision qui est rendue à la suite du dépôt d’une plainte fondée sur la discrimination en matière d’emploi est une question de droit. L’avocate a dit qu’étant donné que des renseignements comparatifs étaient disponibles en l’espèce, le Tribunal a commis une erreur de droit en n’appliquant pas la décision Shakes.

[25] Je ne suis pas d’accord. La définition de la preuve prima facie, lorsqu’il s’agit de régler une plainte pour atteinte aux droits de la personne, a été examinée dans l’affaire Lincoln c. Bay Ferries Ltd., qui a été tranchée après que la décision visée par le présent appel eut été rendue. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Stone a dit (paragraphe 18) :

Les arrêts Etobicoke et O’Malley, précités, prévoient les règles de base concernant l’établissement, par un plaignant, d’une preuve prima facie de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. [...] Les décisions des tribunaux dans Shakes et Israeli précités ne sont que des exemples de l’application de cette règle. [...] Comme l’a souligné le Tribunal dans une décision récente Premakumar c. Air Canada, [2002] C.H.R.D. no 3, au paragraphe 77 :

Bien que les critères des affaires Shakes et Israeli soient des guides utiles, aucun des deux ne devrait être appliqué automatiquement d’une manière rigide et arbitraire dans chaque affaire qui porte sur l’embauchage : il faut plutôt tenir compte des circonstances de chaque affaire pour établir si l’application de l’un ou l’autre des critères, en tout ou en partie, est pertinente. En bout de ligne, la question sera de savoir si M. Premakumar a répondu au critère O’Malley, c’est-à-dire : si on y ajoute foi, la preuve devant moi est-elle complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de M. Premakumar en l’absence de réplique de l’intimée?

[26] À mon avis, l’arrêt Lincoln est déterminant : l’arrêt O’Malley indique le critère juridique de la preuve prima facie de discrimination à appliquer en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Les décisions Shakes et Israeli indiquent simplement la preuve qui, si l’on y ajoute foi et si l’intimé ne donne pas d’explications satisfaisantes, suffira pour que le plaignant ait gain de cause dans certains contextes d’emploi.

[27] En d’autres termes, la définition juridique de la preuve prima facie n’exige pas que la Commission soumette un type particulier de preuve afin d’établir les faits nécessaires en vue de démontrer que le plaignant a été victime d’un acte discriminatoire selon la définition figurant dans la Loi. L’alinéa 7b) exige uniquement que l’on défavorise une personne en cours d’emploi pour un motif de distinction illicite. La question de savoir si la preuve qui est fournie dans un cas donné est suffisante afin d’établir que l’on défavorise une personne pour un motif de distinction illicite, si l’on y ajoute foi et si l’intimé ne donne pas d’explications satisfaisantes, est une question mixte de fait et de droit.

[69]  Le critère de principe pour l’établissement d’une preuve prima facie de discrimination demeure l’arrêt Moore, précité, et c’est le critère que j’ai appliqué.

[70]  Trois options s’offrent à un intimé en réponse à une allégation de discrimination prima facie. L’intimé peut réfuter la preuve de discrimination présentée par le plaignant, il peut invoquer un moyen de défense prévu par la loi qui justifie la discrimination, ou il peut faire les deux (voir Bombardier, précité, au paragraphe 64).

[71]  En l’instance, le CP s’appuie sur l’article 15 de la Loi qui est interprété suivant la méthode en trois étapes présentée par la Cour suprême du Canada dans Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CanLII 652 (CSC), [1999] 3 RCS 3 (Meiorin), au paragraphe 54, pour établir l’existence d’une exigence professionnelle justifiée :

[...]

(1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2) qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

VI.  Motifs

[72]  En l’instance, M. Kelsh a formulé des plaintes de discrimination se rapportant à sa situation précise concernant l’examen écrit pour la carte D, ainsi que des plaintes plus générales au sujet des politiques et procédures du CP. J’aborderai ces plaintes successivement à chaque étape de l’application de la méthode, ci‑dessous.

[73]  Le CP soutient que M. Kelsh n’a pas établi une preuve prima facie de discrimination. La discrimination alléguée, soutient‑il, est définie en termes d’omission de prendre des mesures d’adaptation qui, à lui seul, n’est pas un motif de discrimination au sens de la Loi.

[74]  Si l’existence d’une preuve prima facie devait être établie, le CP soutient qu’il a pris pour M. Kelsh toutes les mesures d’adaptation possible sans qu’il en résulte une contrainte excessive et que pousser encore plus cette adaptation entraînerait de graves risques en matière de sécurité et des coûts importants.

A.  Était‑il discriminatoire d’exiger de M. Kelsh qu’il se soumette à un examen écrit pour la carte D?

(i)  Les critères servant à déterminer la discrimination

Caractéristique protégée

[75]  La Loi définit « déficience » à l’article 25 comme suit : « Déficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue. »

[76]  La preuve établit que M. Kelsh a été analphabète toute sa vie en raison de troubles cognitifs. Les deux parties conviennent qu’il a une déficience au sens de la Loi, et j’en suis convaincue, moi aussi.

Effet préjudiciable

[77]  Comme je l’ai décrit plus tôt, M. Kelsh a été incapable de réussir l’examen écrit pour la carte D, et il estime qu’il aurait pu réussir cet examen si on lui avait donné la possibilité de le passer oralement. Par conséquent, il affirme que l’exigence d’examen écrit lui a fait subir un effet préjudiciable parce qu’il n’a pas pu obtenir une carte D. Il est convaincu qu’il possède les compétences et les connaissances nécessaires pour réussir l’examen. Il estime qu’il en sait tout autant que les personnes qui ont réussi l’examen écrit.

[78]  Le CP soutient que M. Kelsh n’a subi aucun effet préjudiciable. Il fonde son analyse sur le fait que les opérateurs et opératrices de machines du groupe 1 perçoivent le même salaire horaire, qu’ils possèdent une carte E ou une carte D.

[79]  Je ne souscris pas à cette perspective étroite, car, indépendamment de la rémunération, un nombre inférieur de choix d’emplois s’offraient à M. Kelsh en tant que titulaire d’une carte E seulement, et la preuve établit que l’incapacité d’obtenir une carte D a manifestement eu un effet sur son estime de soi et son assurance.

[80]  Je conclus que M. Kelsh a effectivement subi un effet préjudiciable du fait qu’il n’a pas pu obtenir une carte D, ce qui a limité ses choix et l’a affecté psychologiquement.

Lien entre caractéristique et effet préjudiciable

[81]  Le Dr Feak a tiré la conclusion fondamentale que M. Kelsh ne serait pas capable de démontrer ses connaissances dans un examen écrit. De l’avis de ce psychologue, il arriverait mieux à démontrer ses connaissances et ses capacités dans un examen oral.

[82]  M. Kelsh a aussi déclaré dans son témoignage que sa capacité de lecture ne lui permettrait pas de passer un examen écrit. La preuve documentaire confirme le fait qu’il a échoué à l’examen écrit des cartes E et D à plusieurs reprises, et il a expliqué qu’il sent son esprit devenir [traduction] « complètement vide » quand il doit épeler des mots. Néanmoins, il a réussi à l’examen de la carte E en 2008 en ne commettant qu’une seule erreur sur 40 questions quand M. Alward lui a lu l’examen à haute voix et qu’il a répondu oralement; aussi, il a réussi à un examen oral pour la carte E en 2011 et en 2014.

[83]  Le Tribunal conclut que la preuve établit clairement que la déficience de M. Kelsh l’empêche de réussir un examen écrit pour la carte D; il y a donc un lien solide.

[84]  Par conséquent, je conclus que selon la prépondérance des probabilités, M. Kelsh s’est acquitté de son fardeau d’établir une preuve prima facie de discrimination à l’endroit de l’exigence d’un examen écrit pour la carte D. Je me tourne maintenant vers la question de savoir si l’intimée a établi que l’exigence peut être justifiée aux termes du paragraphe 15(2) de la Loi.

(ii)  Les critères de justification

Le CP a‑t‑il adopté la norme pour la réalisation d’un but ou d’un objectif rationnellement lié à la fonction exécutée?

[85]  Le CP soutient que l’examen pour la carte D reproduit les activités de lecture et d’écriture requises sur le terrain, surtout la procédure et les exigences applicables au POV et à la protection de sous‑contremaître. M. Kelsh, pour sa part, soutient que, en réalité, un grand nombre des titulaires de carte D n’ont presque jamais à demander la protection en voie.

[86]  En me fondant sur la preuve présentée, je conclus que la différence concrète entre une carte D et une carte E est le fait qu’avec une carte D, le ou la titulaire peut obtenir un POV ou recevoir la protection de sous‑contremaître, ce qui n’est pas possible avec une carte E. Le POV est une nécessité absolue pour la sécurité des personnes travaillant dans la rame, des personnes dans un train, de l’environnement, du public et des biens du CP (autrement dit les machines et l’infrastructure).

[87]  Par conséquent, je conclus que la preuve établit que la norme a été adoptée pour la réalisation d’un objectif (notamment, la sécurité), rationnellement lié à la fonction exécutée (conduire des machines quand il peut falloir demander une protection en voie).

Le CP a‑t‑il adopté la norme parce qu’il croyait de bonne foi qu’elle était nécessaire à la réalisation du but ou de l’objectif?

[88]  La position de l’intimée, qu’elle a énoncée dans ses observations finales, est que [traduction] « [L]es normes de sécurité au CP ont évolué avec le temps par suite des accidents ou des incidents qui sont survenus. De fait, les règles ont été écrites en lettre de sang ».

[89]  La preuve établit la nécessité de noter les données du POV et de les lire et les relire correctement, mot à mot au CCF ou, s’il s’agit d’un sous‑contremaître, de le relire mot à mot au contremaître pour s’assurer que le POV a été correctement reçu et consigné. La preuve établit que les contremaîtres et les sous‑contremaîtres ne peuvent pas compter sur leur mémoire en toute sécurité et que les risques de sortie à l’extérieur de la protection sont considérables. Par exemple, le témoin du CP, Keith Shearer, est l’une des personnes qui ont relaté une situation survenue en mars 2016 dans le nord de l’Ontario, quand un contremaître du CN a entraîné son équipe à l’extérieur des limites de la protection et a été heurté par un train qui se déplaçait à 50 milles à l’heure. Le témoin du CP, Dan Berek, a déclaré dans son témoignage qu’il ne serait pas tranquille si lui‑même ou ses employés devaient se trouver sur la voie sous la protection d’une personne qui ne peut pas lire.

[90]  Dans le même ordre d’idée, le témoin du plaignant, Clifford Saith, contremaître à la retraite, a déclaré que, selon lui, exiger que les mesures de protection soient écrites manuellement augmente considérablement la sécurité du système : [traduction] « Les écrire nous aide à nous en souvenir. Si on a un bout de papier en main, on peut le consulter. Quand on nous appelle pour nous dire d’arrêter à une limite donnée, si on l’écrit, on peut la consulter. Ça aide le sous‑contremaître ou l’opérateur de machine à se rappeler que, s’il dépasse cette limite, il pourrait y avoir un train à proximité qui le heurterait. »

[91]  Il ne s’agit pas là d’une question quantitative comme l'a expliqué M. Kelsh, mais d'une question qualitative. Une simple erreur, en dépit d’antécédents impeccables, pourrait être catastrophique. Il n’est pas facile d’arrêter un train, et les risques qu’il pose sont très élevés.

[92]  Par conséquent, je conclus que la norme a été adoptée de bonne foi.

La norme était‑elle raisonnablement nécessaire à la réalisation du but ou de l’objectif, en ce sens que le CP ne pouvait composer avec des employés illettrés sans subir une contrainte excessive, qu’il s’agisse d’une impossibilité, d’un risque grave ou de coûts excessifs?

[93]  La preuve établit que même si le CP a tenu compte des besoins de M. Kelsh de diverses façons, il a manifestement établi une limite en refusant de lui faire passer un examen oral pour la carte D. Le CP n’a jamais offert cette mesure d’adaptation à M. Kelsh, ni à aucun autre employé. Le CP affirme toutefois avoir tenu compte des besoins de M. Kelsh des façons suivantes :

  • il a fait évaluer les difficultés d’apprentissage de M. Kelsh pour déterminer la portée des mesures d’adaptation requises;
  • il a envoyé M. Kelsh suivre un cours de rattrapage en lecture, que celui‑ci a abandonné;
  • il a permis à M. Kelsh de continuer à manœuvrer des machines à l’intérieur de la rame alors qu’il ne détenait aucune carte;
  • il a pris des dispositions pour que M. Kelsh passe l’examen pour la carte E oralement.

[94]  Certains des témoins du plaignant, notamment Clifford Saith, contremaître à la retraite, ont estimé que M. Kelsh aurait pu faire fonctionner nombre des machines nécessitant une carte D en toute sécurité.

[95]  Toutefois, en ce qui concerne le lien entre la littératie et la protection en voie, j’ai été plus convaincue par les nombreux témoignages qui ont fait écho à l’opinion exprimée dans la lettre de Transports Canada. Par exemple, Keith Shearer a témoigné que, selon lui, pour tous les postes nécessitant une carte D [traduction] « il faut pouvoir écrire les instructions; si on ne peut pas passer un examen écrit, on ne peut certainement pas écrire les instructions ». Aussi, M. Alward, formateur REF récemment à la retraite, a déclaré qu’un examen oral pour la carte D ne permettrait pas d’évaluer correctement la capacité du candidat à obtenir un POV ou à assumer la responsabilité de protection de sous‑contremaître.

[96]  Bien que sa position principale soit que la mise en place de la protection en voie est un événement rare qu’un opérateur ou une opératrice de machines peut toujours la refuser, M. Kelsh a aussi soutenu qu’il serait capable tant de mettre en place la protection en voie que de recevoir la protection de sous‑contremaître au besoin, en dépit de son manque de littératie. Il déclare qu’il s’était exercé de façon informelle à la procédure du POV et de la protection avec son ancien contremaître à Oshawa, Clifford Saith. Cependant, je constate que M. Saith, quand on lui a posé la question, a « fait marche arrière » sur la question des exercices de prise de POV et de protection de sous‑contremaître avec M. Kelsh, déclarant de fait que ce que M. Kelsh et lui avaient fait sur le terrain ne correspondait pas exactement à la mise en place d’un POV ou de la protection de sous‑contremaître. Compte tenu de tous les éléments de preuve établissant le rôle crucial de la lecture, de l’écriture et de la répétition dans ce processus, je conclus que le poids de la preuve milite contre l’argument de M. Kelsh.

[97]  La preuve établit selon la prépondérance des probabilités que l’exigence d’un examen écrit pour la carte D est une exigence professionnelle justifiée. Par conséquent, je conclus que ce volet de la plainte de M. Kelsh est non fondé.

B.  La politique de classification des machines du CP était‑elle discriminatoire?

[98]  Selon l’alinéa 10a) de la Loi :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

  • a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

[99]  M. Kelsh a pour position que la majorité des titulaires de carte D n’ont jamais eu à mettre en place la protection ou ne seraient pas disposés à le faire si on le leur demandait, et que moins de machines devraient nécessiter la carte D.

[100]  Dan Berek, témoin du CP, a déclaré que celui‑ci avait procédé à un examen des exigences relatives aux cartes d’opérateurs et d’opératrices des machines des Services de l’ingénierie en janvier 2014, ce qui est présenté aussi dans la pièce R2‑203, intitulée [traduction] « Qualifications requises pour les postes en 2014 ».

[101]  La preuve établit que de nombreuses considérations pèsent dans la décision de savoir si une machine doit être désignée comme nécessitant un opérateur ou une opératrice titulaire d’une carte D ou d’une carte E et dans quel groupe la placer. Par exemple, la même machine peut être désignée carte D dans une équipe et carte E dans une autre équipe, selon sa position dans la rame. En outre, M. Kelsh a lui‑même déclaré qu’à un moment donné, à l’issue de négociations entre le syndicat et le CP, les cramponneuses ont changé de groupe, étant redésignées comme machines du groupe 1. M. Shearer a déclaré également que, même s’il pense que ce sont les Services de l’ingénierie et non pas la section du règlement qui décident quelle carte un opérateur ou une opératrice doit détenir pour manœuvrer une machine donnée, il pense aussi qu’il y a un élément de négociation en la matière entre le CP et le syndicat dans le cadre de la convention collective.

[102]  Il est important de souligner que le syndicat n’est pas partie à la présente plainte. Il n’a pas eu l’occasion de présenter des observations sur les changements que le plaignant propose quant aux exigences liées à la carte de compétence pour les opérateurs des machines du groupe 1.

[103]  Surtout, j’estime que les observations du plaignant sur les changements proposés sont si vagues que je ne peux pas y appliquer le critère de l’arrêt Moore : par exemple, il soutient qu’un trop grand nombre de machines du groupe 1 doivent être manœuvrées par des titulaires de carte D parce que, à son avis, un grand nombre de ces opérateurs n’auront jamais à engager la procédure de protection. Toutefois, en ce qui concerne certaines machines, il n’y a eu pratiquement aucun élément de présenté. Qui plus est, en ce qui concerne d’autres machines, les allégations n’étaient pas parfaitement détaillées. Enfin, bien que de nombreux témoins ont présenté des éléments de preuve par ouï‑dire, le plaignant n’a présenté aucun témoin qui détenait une carte D, occupait un poste nécessitant la carte D et n’avait jamais mis en place la protection en voie.

[104]  M. Kelsh a formulé des allégations précises concernant les machines anti‑neige et le camion à plate‑forme. En ce qui concerne les machines anti‑neige, des éléments de preuve ont été présentés sur deux plans. D’abord a été abordé le fait qu’un opérateur ou une opératrice de machine anti‑neige ou de chasse‑neige travaille presque toujours seul et que cette personne est généralement responsable de sa propre sécurité et de sa protection lorsqu’il y a risque d’obstruction de la voie. Bien que la protection requise pour le déneigement d’un triage se limite à placer des drapeaux autour de l’aire de travail, il n’en demeure pas moins qu’une protection s’impose. Ensuite, il y avait très peu de postes disponibles l’hiver, et ils étaient obtenus par les employés ayant le plus d’ancienneté, ce qui aurait probablement exclu M. Kelsh pour les périodes considérées.

[105]  En revanche, de nombreux éléments de preuve et arguments ont été présentés au sujet du rôle et des exigences du poste d’opérateur ou opératrice du camion à plate‑forme, et la plainte et l’exposé des précisions contiennent des allégations précises à cet égard. C’est pourquoi j’ai limité mon examen sur l’allégation de portée excessive à cette seule machine.

C.  La décision d’interdire à M. Kelsh de conduire le camion à plate‑forme parce qu’il ne détenait pas une carte D était‑elle discriminatoire?

(i)  Les critères servant à déterminer la discrimination

Caractéristique protégée

[106]  Comme je l’ai décrit plus tôt, cette étape est établie.

Effet préjudiciable

[107]  L’effet préjudiciable du point de vue de M. Kelsh est que le CP a cessé de lui permettre de manœuvrer un camion à plate‑forme la plupart du temps après décembre 2010. M. Kelsh a bien témoigné qu’il a manœuvré un camion à plate‑forme en 2015 à Peterborough, mais quand le contremaître est parti en vacances, il a retiré M. Kelsh du camion à plate‑forme parce qu’il s’inquiétait de ce qu’il le manœuvre seul.

[108]  M. Kelsh a déclaré qu’il s’est senti blessé par la perte des occasions de manœuvrer le camion à plate‑forme. Pour lui, le CP faisait en cela preuve de mesquinerie, parce qu’il l’avait laissé le manœuvrer auparavant, ce qu’il avait fait sans incident. À son avis, quand le CP avait eu besoin qu’il fasse le travail, il l’avait fait et était apte à le faire, mais quand le CP n’a plus eu besoin de lui, il n’était plus apte à le faire.

[109]  M. Kelsh a déclaré avoir ressenti que le fait de lui refuser la possibilité de manœuvrer sa machine préférée démontrait que le CP le considérait comme une personne d’intelligence et de capacité limitées, et dont le CP voulait se débarrasser.

[110]  Pour établir si ce qui précède constitue un effet préjudiciable, le paragraphe suivant de Gendarmerie royale du Canada c. Tahmourpour, 2009 CF 1009, est utile :

Que veut dire « différence de traitement défavorable »? La « différence de traitement » est un terme dont le sens ordinaire est la distinction dans la façon d’agir à l’égard de personnes. « Défavorable » est un adjectif dont le sens ordinaire est préjudiciable, dommageable ou mauvais. À mon avis, « différence de traitement défavorable » s’entend d’une distinction entre des personnes ou des groupes de personnes, laquelle distinction est préjudiciable ou dommageable à une personne ou à un groupe de personnes. La « différence de traitement défavorable » peut également, à mon avis, vouloir dire une distinction qui est faite ou mentionnée d’une façon hostile, lorsque c’est la façon dont la distinction est faite qui cause un préjudice ou un dommage. Pour qu’il s’agisse d’une différence de traitement défavorable interdite par le régime législatif en matière de droits de la personne, la distinction, ou l’exercice de cette distinction, doit être fondée sur l’un des motifs illicites de discrimination prévus dans la Loi.

[111]  Selon le juge de la Cour fédérale, le traitement en question dans cette affaire (un cadet de la GRC à qui on avait dit devant tous ses camarades que, à titre d’exception à la règle générale interdisant le port de bijoux, il peut porter son pendentif religieux) ne constituait pas un traitement « défavorable ».

[112]  La Cour d’appel fédérale semblait être également d’avis que traitement « défavorable » sous‑entendait quelque chose de « […] préjudiciable, dommageable ou mauvais » (2010 CAF 192, paragraphe 12). Cependant, la CAF n’était pas d’accord avec la CF pour dire que les faits de l’affaire ne prouvaient pas qu’il y avait eu traitement défavorable. Selon la CAF, l’incident avait manifestement blessé le plaignant et avait créé pour lui une situation inconfortable pendant quelques jours en l’obligeant à répondre à des questions sur ses pratiques religieuses, et que ses relations avec ses camarades en avaient souffert pendant une courte période par la suite (aux paragraphes 13 et 14).

[113]  Les faits de l’affaire Tahmourpour sont importants, parce qu’ils placent en contexte ce que la Cour d’appel fédérale est disposée à accepter comme étant « dommageable » ou « préjudiciable ».

[114]  Le Tribunal juge qu’une définition assez large et permissible de « défavorable » s’harmonise avec l’esprit de la Loi, plus précisément le paragraphe 15(1) qui, en établissant la défense d’EPJ mentionne « […] les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur […] ». Le texte législatif doit tenir compte de l’esprit de la Loi (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au paragraphe 33).

[115]  Dans le cas présent, je suis d’avis que la perte du rôle d’opérateur de camion à plate‑forme a eu un effet « préjudiciable, dommageable ou mauvais » sur le plaignant au sens de l’arrêt Tahmourpour (précité). Il s’agit en conséquence d’un « effet préjudiciable » au sens de l’alinéa 7b) et du critère de l’arrêt Moore (précité).

[116]  Ainsi donc, je considère que la décision par le CP d’interdire à M. Kelsh de conduire un camion à plate‑forme sans une carte D a eu un effet préjudiciable sur lui.

Lien entre caractéristique et effet préjudiciable

[117]  Le CP a cessé de permettre à M. Kelsh de conduire le camion à plate‑forme en raison du fait qu’il ne détenait pas une carte D. La politique du CP exigeait que les opérateurs du camion à plate‑forme possèdent une carte D valide. M. Kelsh n’était pas capable d’obtenir une carte D en raison de la déficience décrite ci‑dessus. Par conséquent, je conclus qu’il existe un lien entre la déficience de M. Kelsh et l’effet préjudiciable que l’interdiction de manœuvrer un camion à plate‑forme a exercé sur lui.

(ii)  Les critères de justification

Le CP a‑t‑il adopté la norme pour la réalisation d’un but ou d’un objectif rationnellement lié à la fonction exécutée?

[118]  Comme le camion à plate‑forme est un véhicule rail‑route, c’est‑à‑dire qu’il peut fonctionner sur la voie et hors de la voie, il faut obtenir un POV lorsque l’on quitte la rame et qu’on y revient. Par conséquent, la possession d’une carte D est rationnellement liée à la fonction exécutée.

[119]  En outre, la preuve a établi que le camion à plate‑forme est, à l’occasion, à la tête de la rame. Bien que ce soit principalement le contremaître qui doive obtenir les POV tout au long de la journée de travail, des éléments de preuve ont établi que le contremaître quitte périodiquement le camion à plate‑forme pour s’acquitter d’autres fonctions de son poste, laissant donc seul l’opérateur ou l’opératrice du camion à plate‑forme.

Le CP a‑t‑il adopté la norme parce qu’il croyait de bonne foi qu’elle était nécessaire à la réalisation du but ou de l’objectif?

[120]  Les éléments de preuve présentés par le CP m’ont convaincue que la norme avait été adoptée de bonne foi. Le témoin du plaignant, John Montgomery, et les témoins du CP, Dan Berek, Keith Shearer et Richard Alward, ont tous témoigné que les règles du CP sont formulées en réaction à des accidents qui se sont produits ou qui ont été évités de justesse, que ce soit sur les lieux de travail du CP ou sur ceux d’autres compagnies de chemin de fer sous réglementation fédérale.

[121]  Le CP a établi qu’il avait adopté la norme en croyant sincèrement et de bonne foi qu’elle était nécessaire au fonctionnement et à la sécurité du chemin de fer.

La norme était‑elle raisonnablement nécessaire à la réalisation du but ou de l’objectif, en ce sens que le CP ne pouvait composer avec des employés illettrés sans subir une contrainte excessive, qu’il s’agisse d’une impossibilité, d’un risque grave ou de coûts excessifs?

[122]  Le CP soutient que la capacité d’obtenir un POV ou de mettre en place une protection de sous‑contremaître est étroitement liée à la manœuvre du camion à plate‑forme. John Montgomery, qui a été le contremaître de M. Kelsh, a décrit le risque que représenterait une erreur de la part de l’opérateur ou de l’opératrice du camion à plate‑forme, expliquant que si le camion à la tête d’une rame sort par erreur de la limite de protection en voie, il est possible que les autres machines de la rame le suivent à l’extérieur des limites mettant en danger toutes les machines et tous les ouvriers.

[123]  Selon le CP, une personne illettrée ne pourrait compter que sur sa mémoire pour s’assurer de rester à l’intérieur des limites de la protection. En outre, il manquerait une étape à la consignation de la séquence des événements en cas d’enquête sur un incident. Même une faible littératie pourrait poser un grand risque, soutient le CP : un de ses témoins, Richard Alward, a précisé que même un seul chiffre ou une seule lettre erronée dans un POV pourrait faire sortir un opérateur ou une opératrice des limites du POV.

[124]  De plus, le CP soutient que le fait qu’un membre du personnel qualifié supervise un membre du personnel non qualifié qui est aux commandes d’une machine du groupe 1 présenterait des risques insoutenables pour la sécurité. Aussi, en argument secondaire, le CP affirme que la prise de mesures d’adaptation pour M. Kelsh imposerait des coûts excessifs à l’entreprise. Le ou la titulaire d’une carte E qui fait fonctionner une machine nécessitant une carte D, a-t-il fait valoir, ralentirait la production et entraînerait des coûts excessifs déraisonnables pour le CP.

[125]  Cette affirmation n’est corroborée par aucun élément de preuve. Par exemple, si le contremaître dans le camion à plate‑forme devait sortir de la machine, M. Kelsh aurait pu ranger celle‑ci hors de la voie et prêter main-forte dans d’autres tâches jusqu’au retour du contremaître. Ou encore, M. Kelsh aurait pu demander au contremaître la permission de déplacer le camion à plate‑forme jusqu’à un certain endroit en l’appelant. Il a affirmé, dans son témoignage, qu’il n’aurait jamais déplacé le camion à plate‑forme de son propre chef, sans que le contremaître soit présent ou lui en donne l’instruction. Il a aussi déclaré que de toutes les fois où il a conduisait le camion à plate‑forme, son contremaître n’a eu à quitter la machine et à se trouver hors de sa vue qu’une seule fois pendant une période prolongée pour s’occuper d’une machine déraillée.

[126]  La preuve établit qu’un autre opérateur de machine, Vasily Cazacu, qui lui aussi ne détient qu’une carte E, faisait fonctionner la grue chargeuse polyvalente qui exige une carte D. J’accepte le témoignage de M. Cazacu ainsi que celui d’autres personnes voulant que M. Cazacu n’a jamais eu à demander la protection de sous‑contremaître parce qu’il ne détenait pas une carte D.

[127]  Dans son témoignage, le contremaître B a déclaré que, quand il était contremaître, de nombreuses configurations et solutions de rechange différentes étaient utilisées pour déterminer qui demanderait la protection. Par exemple, explique‑t‑il, il y avait quelquefois un contremaître supplémentaire dans une machine donnée afin de faire en sorte que l’avant et l’arrière de la rame étaient dotés de personnes pouvant assumer la protection de sous‑contremaître. Selon le contremaître B, certaines personnes titulaires d’une carte D travaillant sur des machines nécessitant la carte D n’avaient jamais demandé la protection de sous‑contremaître.

[128]  Kevin Hutchings, un contremaître qui a aussi assumé les fonctions de superviseur, de gestionnaire et de chef cantonnier, a de même déclaré que certaines personnes titulaires d’une carte D refusaient de demander la protection. Il ne voit pas pourquoi les personnes titulaires d’une carte E ne pourraient pas manœuvrer un camion à plate‑forme puisqu’elles sont accompagnées d’un contremaître et que, à sa connaissance, la grue chargeuse polyvalente est toujours en tête.

[129]  Brent Hann, opérateur de machines du groupe 1 titulaire d’une carte D qui connaît M. Kelsh depuis qu’il a commencé à travailler au CP, a déclaré être convaincu que M. Kelsh serait conscient de ses limites et ne les dépasserait pas. À son avis, s’il était contremaître et avait dit à M. Kelsh de ne pas dépasser un certain kilométrage ou un certain dispositif d’aiguillage, il ne craindrait pas que M. Kelsh ne se conforme pas à cette demande. D’autres personnes, comme Andreas Unyi, ont fait écho à ce témoignage.

[130]  M. McCormack a expliqué que l’opérateur ou l’opératrice d’un camion à plate‑forme peut avoir à sortir de la rame, peut‑être même sur l’autoroute, pour aller chercher du matériel quand il en manque environ deux fois dans la saison; cette personne doit alors demander un POV ou la protection de sous‑contremaître pour pouvoir sortir de la rame et la réintégrer. Je suis d’avis qu’un autre employé dans la rame, titulaire d’une carte D, aurait pu accompagner M. Kelsh dans le camion à plate‑forme sans que cela constitue pour le CP une contrainte excessive en matière de coûts, que ce soit sur le plan du salaire du deuxième employé ou d’une perte de temps de production. Ce sont là des circonstances qui auraient été très rares et ne dureraient que quelques heures, d’ailleurs, sans compter que le deuxième employé aurait pu aider M. Kelsh à charger et décharger le matériel du camion à plate‑forme, raccourcissant éventuellement tout temps d’arrêt de production.

[131]  La preuve établit que, même involontairement, le CP aurait pu répondre aux besoins de M. Kelsh dans le camion à plate‑forme, ce qu’il a fait d’ailleurs, sans qu’en résulte une contrainte excessive en matière de sécurité ou de coûts.

[132]  Selon la preuve présentée, même si l’exigence voulant qu’un opérateur ou une opératrice de camion à plate‑forme détienne une carte D a été imposée dans un but rationnel et de bonne foi, le CP aurait encore pu répondre aux besoins de M. Kelsh dans le camion à plate‑forme après 2010, et il ne l’a pas fait. Je tiens à préciser que le Tribunal ne demanderait jamais au CP d’abaisser ou de compromettre ses normes de sécurité. Toutefois, le CP n’a pas établi selon la prépondérance des probabilités que la prise en compte des besoins particuliers de M. Kelsh pour lui permettre de manœuvrer un camion à plate‑forme constituait ou constituerait, pour le CP, une contrainte excessive en matière de santé, de sécurité ou de coûts.

[133]  Par conséquent, ce volet de la plainte est fondé et des réparations seront accordées.

D.  L’imposition d’un processus informatisé de postulation était‑elle discriminatoire?

[134]  Dans sa plainte initiale, M. Kelsh a déclaré [traduction] « [M]on employeur ne tient pas compte de mes besoins dans le processus de postulation. Quand ce processus se déroulait sur papier, je n’avais aucun problème à postuler l’emploi. Maintenant que mon employeur a informatisé le processus de postulation, j’ai de la difficulté à postuler. J’ai demandé de pouvoir envoyer ma candidature sur papier, ce que mon employeur a accordé, mais pas en temps voulu. J’ai perdu des emplois à cause de ce retard. »

[135]  M. Kelsh a déclaré que 2011 était la première année au cours de laquelle le CP a envoyé les bulletins par ordinateur. M. Kelsh ne savait pas comment utiliser l’ordinateur pour présenter sa candidature. Avant 2011, la postulation se faisait par télécopieur et si, au moment de l’audience, il possédait un ordinateur personnel, il envoyait quand même ses demandes par télécopieur parce qu’il ne savait pas comment présenter sa candidature par ordinateur. Il ne sait pas non plus comment utiliser le courriel. En 2011, comme il travaillait au triage de Lambton à Mississauga, il a télécopié ses demandes à partir de là.

[136]  Le CP lui envoyait généralement par la poste des feuilles de postulation, mais, en 2011, il ne les a pas reçues; il a donc appelé M. Berek en janvier 2011, et ce dernier a pris rapidement des mesures pour que les feuilles lui soient envoyées par messager. À l’audience, une conseillère en relations avec les employés pour le CP, Kari Giddings, a déclaré qu’elle avait aussi fait un suivi en communiquant avec le groupe de gestion de l’équipe d’ingénierie et le bureau local pour s’assurer qu’il avait reçu les feuilles de postulation à temps. Néanmoins, M. Kelsh a estimé qu’il n’avait pas disposé de beaucoup de temps pour présenter sa candidature, ce qu’il a perçu comme étant discriminatoire. Je note que la date de clôture pour la réception des candidatures était le 28 janvier 2011.

Caractéristique protégée

[137]  Cette étape est établie.

Effet préjudiciable

[138]  À mon avis, la preuve, décrite ci‑dessus, n’a pas établi selon la prépondérance des probabilités que M. Kelsh a perdu des occasions d’emploi ou a reçu ses documents de postulation en retard parce que le CP avait adopté le processus de postulation en ligne en 2011.

[139]  Les témoins de l’intimée ont présenté des preuves établissant qu’ils ont agi rapidement pour corriger tout problème ou retard que M. Kelsh aurait subi, et cette preuve n’a pas été contestée. Rien n'indique que les pratiques ou politiques du CP en matière de postulation aient posé des problèmes à M. Kelsh pour l'année 2012 ou les années suivantes.

[140]  Par conséquent, je conclus que M. Kelsh n’a subi aucun effet préjudiciable des pratiques ou politiques du CP en matière de postulation. J’arrête ici l’analyse de cette allégation de discrimination au sens de la Loi, et je conclus qu’elle n’a pas été prouvée selon la prépondérance des probabilités.

E.  Le CP a‑t‑il exercé des représailles contre M. Kelsh par suite de sa plainte?

[141]  Selon l’article 14.1 de la Loi :

Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la Partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[142]  M. Kelsh a modifié sa plainte le 12 mars 2013 pour y ajouter une plainte pour représailles. M. Kelsh présente ainsi sa position dans la modification de sa plainte : [traduction] « J’allègue que l’intimée m’a refusé le poste d’opérateur de chargeuse frontale en décembre 2012 et continue de me le refuser en représailles du dépôt de ma plainte pour atteinte aux droits de la personne. »

[143]  Au cours de l’audience, M. Kelsh a formulé de nombreuses autres allégations de représailles, y compris certaines remarques controversées, des questions concernant la postulation, ainsi que l’érosion de l’ancienneté. Cependant, ces allégations n’ont jamais été formellement ajoutées à la plainte ou à l’exposé des précisions. Qui plus est, bon nombre des allégations ne se rapportaient pas au dépôt de la plainte, mais étaient plutôt formulées comme des représailles dans le sens familier de ce terme, ou seraient plus correctement caractérisées comme allégations de discrimination persistante plutôt qu’acte discriminatoire distinct, comme l’a fait valoir l’avocat de M. Kelsh dans ses observations finales. Par conséquent, je n’examine que l’allégation qui a été officiellement ajoutée à la plainte au moyen d’une modification.

(i)  Le critère utilisé pour déterminer l’existence de représailles

[144]  La Loi traite les actes de représailles comme des actes discriminatoires, au même titre que toutes les autres allégations de discrimination. La Loi prévoit que constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[145]  Dans Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 18 (confirmée par 2016 CF 894), le Tribunal a jugé qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’intention pour démontrer l’existence de représailles. Aux paragraphes 6 à 9, il énonce le critère fondamental utilisé pour établir l’existence de représailles selon la prépondérance des probabilités :

C’est au plaignant qu’il incombe d’établir qu’il y a eu représailles en présentant une preuve suffisante à première vue. Autrement dit, le plaignant doit produire une preuve qui, si on lui ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict portant que l’intimé a exercé des représailles contre lui (voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28 [O’Malley]). Pour établir à première vue l’existence de représailles, le plaignant doit montrer qu’il a déposé une plainte sous le régime de la LCDP, qu’il a subi, par suite du dépôt de sa plainte, un traitement préjudiciable de la part de la personne visée par la plainte ou d’une personne agissant en son nom et que la plainte a constitué un facteur à l’origine du traitement préjudiciable (voir Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

Lorsqu’il s’est agi de montrer qu’une plainte déposée en matière de droits de la personne a constitué un facteur dans le traitement préjudiciable réservé au plaignant, le Tribunal a parfois exigé du plaignant qu’il prouve une intention d’exercer des représailles (voir Virk c. Bell Canada2005 TCDP 2Malec, Malec, Kaltush, Ishpatao, Tettaut, Malec, Mestépapéo, Kaltush c. Conseil des Montagnais de Natashquan, 2010 TCDP 2 et Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29). Dans d’autres cas, au lieu d’exiger une preuve de l’intention, le Tribunal a plutôt retenu le fait que les mesures prises étaient perçues par le plaignant comme des représailles, si cette perception était raisonnable (voir Wong c. Banque Royale du Canada, 2001 CanLII 8499 (CHRT) et Bressette c. Kettle and Stony Point First Nation Band Council, 2004 TCDP 40). Dans le second groupe de décisions, le caractère raisonnable de la perception du plaignant est mesuré, le but étant d’éviter que l’intimé soit tenu responsable de l’angoisse ou des réactions exagérées du plaignant.

À mon avis, le fait d’exiger une preuve de l’intention d’exercer des représailles revient à imposer au plaignant, pour établir l’existence de cet acte discriminatoire, un fardeau de preuve plus lourd que pour tous les autres actes discriminatoires visés par la LCDP. Cette façon de faire est incompatible avec le principe voulant que la LCDP et, plus généralement, les lois sur les droits de la personne doivent recevoir une interprétation large et libérale (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada), 2015 TCDP 14, aux paragraphes 3 à 28).

Selon la LCDP, les représailles constituent un acte discriminatoire (voir les articles 4 et 39 de la LCDP). La LCDP vise avant toute chose à éliminer la discrimination plutôt qu’à punir les auteurs d’actes discriminatoires. Il s’ensuit que « les motifs ou les intentions des auteurs d’actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur » (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 3 (CSC), au paragraphe 10 [Robichaud]). Au contraire, la LCDP « vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence » (Robichaud, au paragraphe 10). De plus, exiger une preuve de l’intention afin d’établir l’existence de discrimination serait comme « élever une barrière pratiquement insurmontable pour le plaignant qui demande réparation », car « [i]l serait extrêmement difficile dans la plupart des cas de prouver le mobile » (O’Malley, au paragraphe 14). Comme l’a déclaré le Tribunal à de multiples reprises, « [l]a discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire » (Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)).

[146]  C’est au plaignant qu’il incombe d’établir une preuve prima facie de représailles selon la norme civile de la prépondérance des probabilités (Bombardier, précité, aux paragraphes 59 et 65).

[147]  La plainte en question est la plainte déposée le 24 août 2011, ce qui répond à la première question.

[148]  Ensuite, je conclus que M. Kelsh a effectivement été défavorisé par le CP après qu’il a déposé sa plainte. Plus précisément, il n’a pas obtenu le poste qu’il avait postulé.

[149]  Cependant, la preuve établit que la chargeuse frontale est une machine pour laquelle une carte D est exigée, et une machine qu’une personne fait fonctionner seule. Étant seul, le conducteur de la chargeuse frontale serait en tout temps responsable de sa propre protection en voie, même s’il ne s’agit que de poser des drapeaux dans le triage.

[150]  Par conséquent, je conclus que c’est la raison pour laquelle le CP lui a refusé le poste. Durant l’audience, on ne m’a présenté aucun élément de preuve qui pourrait raisonnablement amener une personne à percevoir que la plainte de M. Kelsh pour atteinte aux droits de la personne a joué un rôle quelconque dans la décision du CP d’attribuer à quiconque cette machine.

[151]  La preuve n’a pas étayé l’allégation de représailles selon la prépondérance des probabilités.

VII.  Réparations

[152]  Les réparations que prévoit la Loi sont accordées en vertu du paragraphe 53(2). Je vais maintenant déterminer à quelles réparations le plaignant a droit, le cas échéant, en prenant pour base la conclusion que la plainte de discrimination pour cause de déficience a été partiellement justifiée.

[153]  Avant de commencer, je dois souligner que les calculs, en l’instance, étaient doublement compliqués : tout d’abord, les éléments de preuve apportés par le plaignant comportaient certaines faiblesses. Plus précisément, un certain nombre des témoignages et des éléments de preuve documentaire présentés par le plaignant étaient vagues et spéculatifs, forçant le Tribunal à déduire certains paramètres et montants. La phrase suivante, tirée de l’ouvrage de S.M. Waddams, The Law of Damages (à la page 13-30), citée par le juge Evans dans la décision Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 2011 CSC 57, est particulièrement appropriée dans le présent contexte :

[TRADUCTION] Si ce montant [le montant de la perte] est difficile à estimer, le tribunal doit simplement faire de son mieux à partir des éléments dont il dispose; évidemment, si la partie demanderesse n’a pas produit une preuve dont on aurait pu s’attendre qu’elle soit produite si la demande était bien fondée, son omission sera interprétée en sa défaveur.

A.  Restitution des droits, chances ou avantages [alinéa 53(2)b)]

[154]  L’alinéa 53(2)b) de la Loi précise que, lorsque le Tribunal juge la plainte fondée, il peut ordonner à l’intimée d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte discriminatoire l’a privée.

[155]  M. Kelsh a demandé de pouvoir conduire le camion à plate‑forme ou de pouvoir passer l’examen pour la carte D oralement.

[156]  Ayant conclu que le CP a fait preuve de discrimination à l’égard de M. Kelsh en ce qui concerne le camion à plate‑forme au motif de sa déficience, j’ordonne ce qui suit.

[157]  J’ordonne que le CP autorise M. Kelsh à postuler un poste d’opérateur de camion à plate‑forme rail‑route la prochaine fois qu’un tel poste est ouvert à la postulation dans le prochain bulletin ou bulletin correcteur publié par l’intimée pour la région de l’Est, quel que soit le nom de cette région à l’heure actuelle ou à l’avenir, et ainsi l’autorise chaque fois par la suite qu’un poste d’opérateur ou d’opératrice de camion à plate‑forme est ouvert à la postulation dans un bulletin de la région de l’Est, quel qu’il soit, dans la mesure où l’intimée aurait permis la postulation, n’eût été le fait que M. Kelsh ne détient pas une carte D. Ensuite, si le seul facteur qui disqualifie M. Kelsh pour l’obtention du poste est le fait qu’il ne détient pas une carte D, l’intimée lui attribue le poste d’opérateur de camion à plate‑forme rail‑route.

B.  Pertes de salaire, heures supplémentaires et « dépenses forcées »

[158]  M. Kelsh demande une indemnité pour perte de salaire qui, selon lui, découle de la vaste gamme des possibilités dont il a été privé en raison de tous les actes discriminatoires allégués de l’intimée.

[159]  Cependant, j’ai conclu que le seul acte discriminatoire fondé dans la présente plainte se rapporte au refus par l’intimée d’offrir au plaignant des mesures d’adaptation lui permettant de manœuvrer le camion à plate‑forme avec sa carte E. Donc, mon examen de cette réclamation au titre des salaires se limite à la perte de revenu attribuable au refus de lui donner la possibilité de postuler un poste d’opérateur de camion à plate‑forme.

[160]  La réclamation de salaire comporte deux éléments : une réclamation pour perte de salaire reliée aux heures supplémentaires et une réclamation pour perte de salaire normal. Je commence par examiner la réclamation pour perte de salaire reliée aux heures supplémentaires.

[161]  M. Kelsh demande à être indemnisé de la perte de salaire reliée aux heures supplémentaires de travail sur le camion à plate‑forme dans les équipes (pour une somme de 52 500 $) et de déneigement dans la division, en hiver (pour une somme de 69 300 $).

[162]  Je n’ai déclaré fondée que la réclamation de M. Kelsh qui concerne le camion à plate‑forme; par conséquent, je n’accorderai aucune indemnité pour le travail de déneigement en hiver.

[163]  En particulier, la réclamation pour perte de salaire concernant le camion à plate‑forme repose sur l’affirmation du plaignant selon laquelle il aurait accumulé un plus grand nombre d’heures supplémentaires s’il avait pu obtenir du travail dans le camion à plate‑forme. Il affirme qu’il aurait accumulé presque autant d’heures supplémentaires que le contremaître qui l’aurait accompagné dans le camion à plate‑forme. Le calcul du plaignant, dans ses observations finales, établit cette perte à environ 52 500 $. Il est fondé sur les témoignages du contremaître B et de John Montgomery. Selon le plaignant, ces témoins travaillent [traduction] « peut‑être 400 heures supplémentaires chaque année », alors que ses propres heures supplémentaires se situaient, en moyenne, à 123 heures par année. Durant les périodes pertinentes, les heures supplémentaires étaient rémunérées au taux de 42 $ par heure, et le plaignant demande d’être indemnisé de ces pertes à compter du début de 2011, sans préciser jusqu’à quelle date.

[164]  Le CP n’a pas contesté directement cette affirmation particulière dans ses observations finales, ayant adopté la position que M. Kelsh n’avait pas établi qu’il avait subi quelque perte de salaire par suite des actes reprochés au CP. En tout état de cause, je constate que les éléments de preuve ne corroborent pas l’entièreté de la demande d’indemnisation du plaignant pour perte de salaire reliée aux heures supplémentaires de travail sur le camion à plate‑forme.

[165]  Le taux de rémunération horaire auquel les membres du personnel syndiqué détenant une carte D ont droit n’est pas plus élevé que celui qui est offert aux titulaires d’une carte E pour manœuvrer une machine du groupe 1. Cependant, la preuve établit que durant la période pertinente, les membres du personnel manœuvrant un camion à plate‑forme (tenus de détenir une carte E) avaient la possibilité de faire des heures supplémentaires.

[166]  M. Hutchings, contremaître, a déclaré que les heures supplémentaires des contremaîtres dans le camion à plate‑forme et du personnel manœuvrant le camion à plate‑forme étaient essentiellement les mêmes. De nombreux autres témoins, dont l’ancien contremaître Gilbert Ouellette, l’ont également attesté. La seule différence importante était la demi‑heure que le contremaître consacrait à la fin de chaque jour de travail à remplir son rapport quotidien, demi‑heure à laquelle le conducteur du camion à plate‑forme, ne participant pas à l’élaboration du rapport, n’avait pas droit.

[167]  Les éléments de preuve concernant la question des heures supplémentaires n’étaient pas aussi complets qu’ils auraient pu l’être, malheureusement, compte tenu de l’importance primordiale de cet aspect. Cependant, le contremaître B, qui avait travaillé dans le camion à plate‑forme avec M. Kelsh par le passé, a fourni de nombreux éléments concernant son propre revenu, y compris les heures supplémentaires, et j’ai extrapolé à partir du relevé écrit de son salaire fournis par CP (pièce C1‑174) et de son témoignage oral pour vérifier les affirmations de M. Kelsh.

[168]  Entre 2011 et 2015, le contremaître B a accumulé les heures supplémentaires suivantes : en 2015, 337 heures; en 2014, 495 heures, en 2012, 60,5 heures et en 2011, 363,5 heures. Selon le témoignage de nombreuses personnes, en 2013, le CP avait institué un gel général des heures supplémentaires dans toute l’entreprise, ce qui a été confirmé par les archives et le témoignage du contremaître B, qui ne font mention d’aucune heure supplémentaire cette année-là. Il en résulte un total de 1 256 heures pour la période de cinq ans, ce qui donne une moyenne de 251,2 heures supplémentaires par année.

[169]  Je considère que la demi‑heure supplémentaire mentionnée ci‑dessus accordée au contremaître pour l’établissement de son rapport doit être soustraite pour obtenir une estimation du nombre d’heures supplémentaires qu’un conducteur de camion à plate‑forme aurait travaillées. Selon la preuve documentaire des heures supplémentaires travaillées par le contremaître B, entre 2011 et 2015, il a fait des heures supplémentaires 326 jours. Une demi‑heure quotidienne ces jours‑là aurait été consacrée au rapport à l’élaboration duquel le conducteur de camion à plate‑forme ne participe pas. De la sorte, sur ces 326 jours, le conducteur du camion à plate‑forme n’aurait pas accumulé 163 des heures supplémentaires effectuées par le contremaître B. Ce nombre doit être soustrait du nombre total des heures supplémentaires calculées ci‑dessus, soit 1 256, produisant un total rajusté de 1 093 heures. Ce total nous permet d’utiliser les heures effectuées par le contremaître B comme guide approximatif de la rémunération des heures supplémentaires qu’un conducteur de camion à plate‑forme fictif aurait effectué au cours de la même période. Réparti sur cinq ans, il permet de conclure que M. Kelsh aurait ainsi travaillé en moyenne 218,6 heures par année.

[170]  Toutefois, les choses ne s’arrêtent pas là. Les données relatives au contremaître B sont fondées sur une année de 12 mois de travail. Ce nombre doit être de nouveau réduit pour faire état de la nature saisonnière d’un poste de conducteur de camion à plate‑forme. La preuve a établi que, en moyenne, les équipes travaillent huit mois et demi. Par conséquent, les 218,6 heures (sur 12 mois), rajustées sur 8,5 mois, donnent 154,84 heures. C’est là la meilleure estimation du nombre d’heures supplémentaires qu’aurait accumulées M. Kelsh à travailler sur le camion à plate‑forme au cours de cette période s’il n’avait pas été exclu de façon discriminatoire de cet emploi.

[171]  M. Kelsh a témoigné au sujet de la pièce C1‑174 qui, a‑t‑il déclaré, est un imprimé par le CP de ses propres feuilles quotidiennes pour la période de janvier 2011 au 30 novembre 2015. Cet imprimé présente les postes qu’il a occupés, ses heures normales de travail et ses heures supplémentaires. Il déclare qu’il avait examiné précédemment le document et fait le total de ses heures supplémentaires annuelles. L’avocate de l’intimée a indiqué qu’elle ne contesterait pas ces calculs, puisque l’intimée avait produit le document et pouvait vérifier les calculs. L’avocat du plaignant a écrit un résumé du nombre d’heures supplémentaires travaillées par le plaignant chaque année durant la période, et la moyenne annuelle des heures supplémentaires travaillées durant la période, soit 123 heures. Si l’on accepte que la moyenne annuelle réelle des heures supplémentaires de M. Kelsh soit de 123 heures et que la moyenne annuelle rajustée des heures supplémentaires du contremaître B pour la période soit de 154,84, il en résulte une perte annuelle réelle de 31,84 heures de salaire pour les heures supplémentaires.

[172]  Le dernier jour de l’audience était le 13 mai 2016. Je suis convaincue de l’existence d’un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et la perte de salaire particulière pour les heures supplémentaires jusqu’à cette date. Cependant, M. Kelsh n’a pas présenté de réclamation pour pertes futures pour la période suivant l’audience ni d'éléments de preuve étayant éventuellement une telle réclamation. Par conséquent, le Tribunal ne peut ordonner une indemnité pour une période postérieure au 16 mai 2016 et, conformément aux principes énoncés dans Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 (Chopra), cette date marque la fin de la période d’indemnisation.

[173]  L’intimée soutient que le Tribunal ne devrait pas accorder au plaignant une indemnité pour les pertes de salaire qu’il aurait subies durant la période du 20 mars 2011 au 7 août 2011 pendant laquelle il travaillait à Oshawa à l’entretien de la voie, car, malgré le fait qu’il avait une carte E, il n’a sollicité que cinq ou six postes d’équipe exigeant une carte D en janvier 2011 et le CP ne lui a attribué aucun de ces postes puisqu’il n’avait pas de carte D. Par conséquent, le CP soutient qu’il a omis d’atténuer le préjudice, conformément à la décision Chopra précitée.

[174]  En outre, Dan Berek, témoin du CP, a déclaré que le CP aurait accordé à M. Kelsh le poste d’opérateur de cramponneuse nécessitant une carte E qui avait été annoncé dans le même bulletin, parce que M. Kelsh avait plus d’ancienneté que la personne à qui ce poste a été accordé. M. Kelsh, à qui on avait demandé pourquoi il n’avait pas sollicité ce poste particulier, a répondu qu'il ne souhaitait pas parcourir la longue distance entre son domicile de Marmora et le lieu de l’affectation, et qu’il lui était loisible de solliciter le poste de son choix.

[175]  Quand on lui a demandé pourquoi il n’a sollicité que des postes exigeant une carte D en janvier 2011, M. Kelsh a répondu qu’il avait supposé que, comme il avait conduit un camion à plate‑forme les années antérieures, et surtout parce qu’il venait tout juste de le manœuvrer à Bolton et avait été responsable d’une partie de l’équipe auxiliaire, il avait démontré au CP qu’il était un employé conscient de la sécurité à qui on pouvait faire confiance. Par ailleurs, il croyait que M. Berek savait que M. Kelsh avait manœuvré un camion à plate‑forme et qu’il l’avait autorisé à le faire par le passé, et, à une occasion en 2010, notamment en ce qui concerne Bolton, avait permis qu’il soit rémunéré au taux de contremaître adjoint. Il a donc supposé que ses sollicitations en janvier 2011 ne présenteraient aucun problème, étant donné que c’était M. Berek qui attribuait les postes. Je conclus que M. Kelsh ne s’était pas rendu compte que M. Berek s’était opposé à ce que M. Kelsh soit rémunéré au taux de contremaître adjoint. Toutefois, je conclus aussi que M. Berek savait que M. Kelsh avait assumé, au moins pendant un certain temps, un rôle de quasi‑leadership à Bolton.

[176]  Je constate également que peu après s’être rendu compte qu’il n’avait obtenu aucun des postes d’opérateur ou d'opératrice de machines annoncés dans le bulletin de janvier 2011, M. Kelsh a continué de présenter sa candidature pour des postes du groupe 1 jusqu’à ce qu’il en obtienne un en août 2011, atténuant ainsi le préjudice conformément à la décision Chopra (précitée).

[177]  Compte tenu de ce qui précède, je refuse de réduire l’indemnité pour perte de salaire de M. Kelsh pour motif de défaut d’atténuation.

[178]  Par conséquent, la perte de salaire reliée aux heures supplémentaires à la présente rubrique est indemnisable sur une base annuelle de 31,84 heures, le montant devant être calculé en fonction du taux de rémunération horaire des opérateurs et opératrices de machines du groupe 1 figurant dans la convention collective, à partir du 1er février 2011 (date à laquelle j’estime que les actes discriminatoires se sont concrétisés) jusqu’au 13 mai 2016.

[179]  J’aborde maintenant la question de la réclamation concernant le salaire normal.

[180]  M. Kelsh demande à être indemnisé pour la rémunération horaire normale que la discrimination lui aurait fait perdre. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, sa réclamation déborde du cadre de la responsabilité à laquelle j’ai conclu : il demande à être indemnisé pour toutes les heures qu’il a travaillées en tant que préposé à la voie plutôt qu’opérateur de groupe 1 de 2004 à 2015 (27 000 $), pour le salaire perdu pendant 10 hivers pour n’avoir pu conduire le matériel de déneigement (26 000 $) et, enfin, pour l’écart de salaire entre un préposé à la voie et un opérateur du groupe 1 entre le 29 mars et le 7 août 2011 (3 146 $).

[181]  Comme pour la réclamation pour perte de salaire reliée aux heures supplémentaires, je ne peux accepter cette réclamation que dans la mesure où elle concerne le salaire normal qu’il aurait gagné à manœuvrer le camion à plate‑forme. Il prétend qu’entre le 29 mars et le 7 août 2011, il aurait gagné 3 146 $ de plus s’il avait manœuvré le camion à plate‑forme, en raison la différence de salaire horaire entre le poste de préposé à la voie qu’il occupait et le poste d’opérateur de camion à plate‑forme qui lui a été refusé. Je conclus que la preuve a établi que M. Kelsh a effectivement subi la perte de salaire qu’il a indiquée, par suite des actes discriminatoires du CP et j’ordonne à ce dernier de lui verser 3 146 $.

[182]  Je rejette toutes ses autres réclamations pour perte de salaire, car elles débordent du cadre de la responsabilité à laquelle j’ai conclu.

(i)  Dépenses

[183]  Le plaignant affirme qu’à plusieurs reprises en 2011, il a dû accepter du travail à Oshawa, loin de son domicile à Marmora, pour lequel il n’a pas reçu de remboursement au titre du kilométrage et aurait eu certaines dépenses qualifiées de forcées.

[184]  Les dépenses forcées correspondent à un droit établi dans la convention collective pour les situations où un employé est « forcé » de poser sa candidature à un poste temporaire si loin de chez lui qu’il engage des dépenses pour le logement, les repas, le kilométrage et d’autres frais énumérés pour remplir l’affectation. M. Kelsh a demandé le remboursement des dépenses forcées pour trois (3) périodes distinctes au cours desquelles il a travaillé à Oshawa.

[185]  Le CP soutient que M. Kelsh n’a pas droit au remboursement des dépenses forcées parce que, premièrement, le poste à Oshawa était un poste permanent plutôt que temporaire et, deuxièmement, parce que M. Kelsh n’a pas déboursé d’argent pour le logement, les repas ou tout autre élément constituant une dépense forcée.

[186]  Je constate que les alinéas 12.9(e) et 12.9(f) de la convention collective, en ce qui concerne les dépenses forcées, précisent que l’employé a droit au remboursement de ces dépenses quand il est [traduction] « forcé d'accepter un poste temporaire vacant […] ». Je conclus que M. Kelsh n’est pas admissible à ce remboursement parce que le poste de préposé à la voie, à Oshawa, pour lequel il a posé sa candidature était un poste permanent.

[187]  Je conclus que, du 29 mars au 7 août 2011, M. Kelsh n’a engagé aucune dépense pour le logement, les repas ou la lessive par suite d’un acte discriminatoire de la part du CP. Il voyageait de son domicile à Marmora à son lieu de travail à Oshawa cinq jours par semaine. Il vivait chez lui, faisait sa lessive et prenait ses repas chez lui, à l’exception du repas de midi.

[188]  Toutefois, la présente plainte est faite en vertu de la Loi, et je conclus que c’est à la Loi que nous devons nous reporter pour déterminer si M. Kelsh a droit au remboursement de dépenses quelconques. L’alinéa 53(2)c) de la Loi prévoit une indemnisation à l’égard « […] des dépenses entraînées par l’acte ».

[189]  Je conclus qu’en raison de l’acte discriminatoire commis par le CP durant cette période, M. Kelsh a engagé des frais de déplacement pour se rendre dans sa propre voiture de son domicile de Marmora à Oshawa, soit un aller‑retour de 304 kilomètres par jour.

[190]  M. Kelsh a présenté à l’audience des preuves concernant deux autres périodes pour lesquelles il a demandé le remboursement de dépenses forcées, soit du 29 novembre 2011 au 22 avril 2012 et du 3 janvier au 31 mars 2013. Si sa plaidoirie et ses observations écrites finales n'ont pas porté sur ces périodes, je les aborderai néanmoins en expliquant pourquoi je n’aurais ordonné aucune indemnité pour kilométrage pour ces périodes. Comme celles‑ci couvraient largement ce qui aurait été du travail d’hiver et non pas la manœuvre du camion à plate‑forme, les frais liés au kilométrage accumulés ne découlaient pas de l’acte discriminatoire visé par la plainte jugée fondée. Ces circonstances particulières ne résultent pas de l’acte discriminatoire du CP et M. Kelsh n’a donc pas droit à une indemnité au titre de la Loi pour ses déplacements à destination et en provenance d’Oshawa pendant ces périodes.

[191]  Néanmoins, pour la période du 29 mars au 7 août 2011, il a droit, en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi, au remboursement des frais qu’il a engagés au titre du kilométrage pour travailler en tant que préposé à la voie à Oshawa et pour se déplacer à destination et en provenance du travail, ne recevant qu’une indemnité partielle pour ces dépenses, dès lors que j’ai conclu qu’une carte D n’était pas une EPJ pour la manœuvre du camion à plate‑forme par M. Kelsh. Par conséquent, l’acte discriminatoire de l’intimée a entraîné les frais qu’il a engagés au titre du kilométrage.

[192]  M. Kelsh a établi dans son témoignage que le CP l’avait indemnisé pour l’équivalent de 80 kilomètres par jour.

[193]  Indépendamment de la convention collective, les éléments de preuve concernant le remboursement que le CP accorderait au titre du kilométrage étaient contradictoires. Je laisse aux parties le soin de déterminer le taux applicable pour la période visée, et M. Kelsh devra être indemnisé à ce taux pour 93 jours à raison de 224 kilomètres par jour (la distance parcourue, moins les 80 kilomètres pour lesquels il a déjà été indemnisé).

C.  Indemnité pour préjudice moral (alinéa 53(2)e))

[194]  Selon la Loi, la victime d’un acte discriminatoire qui a souffert un préjudice moral peut être indemnisée jusqu’à concurrence de 20 000 $.

[195]  Si, dans son exposé des précisions, M. Kelsh demandait 75 000 $ en [traduction] « dommages‑intérêts généraux », tant les plaidoiries et observations écrites finales du plaignant que la plaidoirie orale finale de son avocat à l’audience ont réclamé 40 000 $ en dommages‑intérêts généraux au titre de l’indemnité pour préjudice moral et de l’indemnité spéciale prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la Loi, respectivement. Aucun élément n’indique clairement que le plaignant demande une indemnité au motif que l’intimée a commis un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré, mais comme il réclame 40 000 $ en tout, il est raisonnable de supposer qu’il demande 20 000 $ pour chacune des deux catégories d’indemnité.

[196]  La preuve a démontré que M. Kelsh a effectivement été victime de discrimination.

[197]  Malgré le respect et la gratitude qu’il a exprimés à l’endroit du CP dans son témoignage, M. Kelsh semblait aussi manifestement très bouleversé par la situation. Il est devenu visiblement émotif à de nombreuses reprises et a témoigné qu’il s’était senti humilié, jugé, embarrassé et singularisé par son employeur. Il a décrit son sentiment d'inégalité et comme un employé de deuxième ou troisième classe quand il allait travailler. La preuve indique qu’il a fait appel régulièrement au soutien d’un travailleur social pour gérer ces éléments de stress.

[198]  En outre, je trouve significatif que M. Kelsh n’ait pas eu connaissance du Manuel des NQR de 1991 et de son exception concernant les examens oraux avant décembre 2015, alors qu’il se préparait à l’audience dans la présente affaire. On ne sait pas très bien quand le Manuel a été révélé à M. Kelsh, mais je conclus qu’il en a ignoré l’existence durant sa carrière. Le fait de le découvrir l’a profondément bouleversé, car il a estimé que le fait de connaître l’exception aurait pu lui éviter le stress des nombreuses demandes d’accommodement qu’il a dû faire entre 2005 et 2008, y compris le temps passé à attendre de savoir si le CP allait lui faire passer un examen oral pour la carte E.

[199]  Le Tribunal octroie une indemnité de 12 500 $ pour préjudice moral, en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi.

D.  Indemnité pour discrimination délibérée ou inconsidérée (paragraphe 53(3))

[200]  Dans certaines circonstances, le Tribunal peut ordonner à un intimé qui a commis un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré. Comme ci‑dessus, je déduis que le plaignant a demandé une indemnité spéciale de 20 000 $.

[201]  Le CP a pris des mesures pour répondre aux besoins du plaignant entre 2005 et 2008, et lui a fait passer un examen oral pour la carte E. Le CP n’était pas disposé à aller plus loin – il ne lui a pas fait passer un examen oral pour la carte D, estimant qu’un examen écrit pour la carte D imposerait au CP une contrainte excessive sur le plan de la sécurité. Malgré la lenteur de son processus décisionnel à cet égard, le CP a pris de nombreuses mesures pour établir s’il pouvait accéder à la demande du plaignant de passer un examen oral pour la carte D. De plus, le CP a tenu compte de la situation financière du plaignant en l’affectant à des postes d’opérateur de machines du groupe 1 dans les équipes, pour qu’il ne subisse aucune perte de revenu pendant que le CP décidait s’il accéderait à sa demande.

[202]  Même si j’ai conclu que le refus par le CP de laisser M. Kelsh manœuvrer le camion à plate‑forme sans une carte D était un acte discriminatoire, la preuve n’a pas établi qu’il s’agissait d’un acte délibéré ou inconsidéré de la part du CP. Le Tribunal n’octroie aucune indemnité spéciale pour acte délibéré ou inconsidéré, au titre du paragraphe 53(3) de la Loi.

E.  Intérêts

[203]  En vertu du paragraphe 53(4) de la Loi et du paragraphe 9(12) des Règles de procédure du Tribunal, le plaignant a droit à des intérêts sur l’indemnité accordée, à compter du 1er février 2011 jusqu’à la date du paiement. Ces intérêts sont des intérêts simples calculés sur une base annuelle au taux fixé par la Banque du Canada (séries mensuelles). Les intérêts calculés sur les montants accordés au titre de l’alinéa 53(2)e) ne sauraient en aucun cas porter le montant total de l’indemnité au‑delà du montant maximal qui y est prescrit.

F.  Réparations systémiques

[204]  M. Kelsh demande au Tribunal d’ordonner au CP de retirer les machines qui [traduction] « ne nécessitent pas dans la pratique » la mise en place d’une protection en voie que permet la carte D. Ou encore, il demande que le Tribunal ordonne au CP de lui permettre de passer un examen oral pour la carte D.

[205]  Le plaignant n’a pas établi une preuve prima facie sur ces volets de la plainte, et le Tribunal n’ordonnera aucune de ces réparations.

VIII.  Décisions sur requête en instance

A.  Le CP devrait‑il intervenir en ce qui concerne le paiement des témoins?

[206]  Le 12 novembre 2015, le plaignant a demandé au Tribunal d’ordonner une de ces deux choses :

  1. que l’intimée demande la présence à l’audience de tous les témoins du plaignant qui sont des employés syndiqués de l’intimée, entraînant ainsi l’exigence que l’intimée paye ces témoins, conformément à l’article 2.23 de la convention salariale;
  2. que l’intimée ne paye le salaire d’aucun de ses employés, y compris les cadres, absents du travail parce qu’ils ont témoigné à l’audience.

[207]  Bien que le plaignant allègue que l’intimée fait preuve de discrimination en payant à ses témoins leur salaire et en ne payant pas celui des témoins du plaignant, ce dernier ne cite aucun motif de discrimination dans la Loi à l’appui de sa réclamation. Il n’a pas non plus désigné un acte discriminatoire au sens de la Loi entre l’article 5 et le paragraphe 14.1 pour étayer sa demande. Enfin, même si l’on peut comprendre que cette demande n’ait pas fait partie de la plainte et de l’exposé des précisions du plaignant, aucune modification n’a été présentée dans le but de l’inclure. Le plaignant soutient que le fait même que les témoins dont l’intimée ne payera pas le salaire sont les témoins du plaignant est en soi discriminatoire. Ce n’est pas un motif de discrimination au titre de la Loi. La situation est peut-être visée par d’autres politiques du CP ou du syndicat, mais le Tribunal ne peut se saisir d’une question liée à un acte présumé discriminatoire pour un motif qui ne figure pas dans la Loi.

[208]  Le Tribunal est maître de sa procédure, mais il ne possède que les pouvoirs qui lui sont soit expressément soit implicitement conférés par le législateur dans ses lois. Aucune disposition de la Loi n’a été désignée comme accordant au Tribunal le pouvoir de prononcer l’une ou l’autre des ordonnances demandées. Aucune jurisprudence n’a été citée pour démontrer que la Loi confère au Tribunal le pouvoir de prononcer de telles ordonnances. Le Tribunal ne peut aller au‑delà des motifs de fond en matière de discrimination énumérés dans la Loi pour créer un nouveau motif. C’est au législateur de le faire.

[209]  Par conséquent, le Tribunal refuse de prononcer une ordonnance concernant le paiement et rejette cette demande de la requête mentionnée ici.

B.  Questions de confidentialité

[210]  De multiples demandes visant l’obtention d’ordonnances de confidentialité ont été présentées tout au long de l’audience. J’en traite ci‑après.

[211]  Selon l’article 52 de la Loi, l’instruction est publique, mais le membre instructeur peut imposer des mesures ou rendre des ordonnances pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il y a un risque pour la sécurité publique, un risque d’atteinte au droit à une instruction équitable, un risque que la divulgation de questions personnelles ou autres nuise à l’intérêt des personnes concernées ou à l’intérêt public, ou une possibilité que la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne puisse être mise en danger par la publicité des débats.

[212]  Le Tribunal consent aux demandes d’ordonnances de confidentialité visant à empêcher la divulgation de renseignements personnels (alinéa 52(1)c)) s’il est convaincu qu’« il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique ».

[213]  Dans Egan c. Agence du revenu du Canada, 2019 TCDP 27, le Tribunal souligne ce qui suit au paragraphe 37 :

Les objectifs du principe de la publicité des débats sont très importants pour ce qui est d’établir l’indépendance et l’impartialité de la justice et de renforcer la confiance du public dans son intégrité. Cependant, la jurisprudence établit que, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré en vertu de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, il est nécessaire de concilier le souci public de transparence et d’ouverture et le droit à la vie privée, au cas par cas (voir Day et Endean, précités, et Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général)), 1988 CanLII 52 (CSC).

[214]  Dans T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 10, le plaignant avait demandé que soit rendue une ordonnance de confidentialité, de même en vertu de l’alinéa 52(1)c), au motif que si son identité devenait publique dans le cadre de l’instance, il serait victime de stigmatisation, tant sur le plan personnel que professionnel, en raison de la façon dont ses capacités cognitives et sa santé mentale seraient perçues, et que cette stigmatisation pourrait nuire à ses perspectives d’emploi, son estime de soi et sa dignité. Le plaignant a affirmé n’avoir jamais révélé publiquement son trouble d’apprentissage ou ses antécédents psychiatriques ou psychologiques, et que la décision de divulguer une déficience intellectuelle comme la sienne était une décision très personnelle dont les conséquences gênantes découlant de l’atteinte à la vie privée dépassaient l’intérêt du public de connaître son identité (paragraphe 12). Le Tribunal indique :

On peut difficilement nier que la maladie mentale, réelle ou perçue, continue d’être stigmatisée dans notre société, et je comprends les préoccupations du plaignant au sujet de la divulgation de tels renseignements médicaux. Ses préoccupations au sujet de l’impact de la divulgation publique de cette information sur son estime de soi et ses perspectives d’emploi futures sont légitimes. [par. 24]

[215]  En fin de compte, le Tribunal a rendu un certain nombre d’ordonnances, y compris une ordonnance visant à interdire la publication des renseignements personnels du plaignant.

[216]  À plusieurs reprises, le Tribunal a pris des mesures pour protéger la vie privée de tiers qui se sont trouvés associés à l’instruction dans le cadre du processus de divulgation ou de la présentation d’éléments de preuve à l’audience : Karimi c. Zayo, 2017 TCDP 37, paragraphe 14; A.B. c. Eazy Express Inc., 2014 TCDP 35, paragraphes 5 à 7; Fahmy c. L’Autorité aéroportuaire du Grand Toronto, 2008 TCDP 12, paragraphe 6; Premakumar c. Air Canada, 2002 CanLII 23561 (TCDP), note de bas de page 9.

[217]  S’appuyant sur la jurisprudence ci‑dessus et conscient de l’importance du principe de la publicité des débats, le Tribunal désigne comme confidentiels conformément à l’article 52 de la Loi, les éléments suivants :

  1. Pièce R1-4 : Rapport d’évaluation psychopédagogique du Dr Feak en date du 28 mars 2007;
  2. Pièce R1-51 : Copie d’une série de courriels entre les gestionnaires du CP contenant, entre autres, une liste des personnes ne détenant pas une carte de compétence le 28 mars 2006;
  3. Pièce C1-174 : Imprimé de l’historique des heures travaillées par le contremaître B du 4 janvier 2010 au 31 décembre 2015;
  4. Pièce R2-214 : Série de relevés T4 de l’intimée visant sept employés, dont cinq étaient des témoins du plaignant, pour les années 2011 à 2014;
  5. Pièce R2-218 : Tableau dressé par Mme Giddings du CP contenant une liste des relevés T4 de six employés de l’intimée pour les années civiles 2011 à 2014, inclusivement;
  6. Pièce R3 : Déclaration concernant les relevés T4 d’un employé titulaire d’une carte D pour 2012;
  7. Toutes les feuilles de présence quotidiennes des équipes d’entretien de la voie ferrée (FQEVF) présentées en preuve doivent être confidentielles et rangées dans des enveloppes scellées portant la mention « Confidentiel ». Il est interdit aux avocats, parties et témoins de mentionner ou de transmettre, sous quelque forme que ce soit, les renseignements qui y figurent, y compris les renseignements personnels de toute nature et de tout type, comme le nom, le salaire, les heures supplémentaires, la date de naissance, l’adresse domiciliaire, le numéro de téléphone et l’adresse de courriel d’une personne nommée dans une FQEVF, ou d’en discuter, sauf pour les inclure dans le dossier du Tribunal en cas de demande de contrôle judiciaire ou d’appel de la présente décision.

IX.  ORDONNANCE

[1]  Par ces motifs, j’ordonne à l’intimée ce qui suit :

  1. Conformément à l’alinéa 53(2)b), autoriser le plaignant à postuler un poste d’opérateur de camion à plate‑forme rail‑route la prochaine fois qu’un tel poste est ouvert à la postulation dans le prochain bulletin ou bulletin correcteur publié par l’intimée pour la région de l’Est, quel que soit le nom de cette région à l’heure actuelle ou à l’avenir, et doit ainsi l’autoriser chaque fois par la suite qu’un poste d’opérateur ou d’opératrice de camion à plate‑forme est ouvert à la postulation dans un bulletin de la région de l’Est, quel qu’il soit, dans la mesure où l’intimée aurait permis la postulation, n’eût été le fait que le plaignant ne détient pas une carte D. Ensuite, si le seul facteur qui disqualifie le plaignant pour l’obtention du poste est le fait qu’il ne détient pas une carte D, l’intimée lui attribue le poste d’opérateur de camion à plate‑forme rail‑route.
  2. Conformément à l’alinéa 53(2)c), verser au plaignant une somme calculée de la façon décrite dans les présents motifs, à titre d’indemnité pour perte de salaire reliée aux heures supplémentaires.
  3. Conformément à l’alinéa 53(2)c), verser au plaignant la somme de 3 146 $ précisée dans les présents motifs, à titre d’indemnité pour perte de salaire normale.
  4. Conformément à l’alinéa 53(2)c), verser au plaignant une somme calculée de la façon décrite dans les présents motifs, à titre d’indemnité pour les frais qu’il a engagés au titre du kilométrage entre le 29 mars et le 7 août 2011.
  5. Conformément à l’alinéa 53(2)e) de la Loi, verser au plaignant la somme de 12 500 $, à titre d’indemnité pour préjudice moral.
  6. Conformément au paragraphe 53(4), verser au plaignant des intérêts sur l’ensemble des indemnités, de la façon décrite dans les présents motifs.
  7. Conformément à l’alinéa 53(2)c), verser au plaignant un montant de majoration suffisant pour couvrir toute obligation fiscale susceptible de découler de l’ordre donné à l’intimée de verser au plaignant, sous forme de somme forfaitaire, les sommes visées aux paragraphes B et C ci‑dessus, qui auraient normalement été gagnées sur plusieurs années.
  8. Conformément à l’article 52, j’ordonne que toutes les pièces mentionnées au paragraphe 217 (A à G) soient désignées comme confidentielles. Le greffe est par la présente chargé de veiller à ce que le public n’ait pas accès à ces pièces.

X.  Maintien de la compétence

[2]  Le Tribunal s’attend à ce que les parties tentent de négocier la résolution de tout différend que les réparations accordées pourraient occasionner. Cela dit, si les parties ne parviennent pas à résoudre le différend, le Tribunal reste par les présentes compétent pour statuer sur tout différend portant sur la quantification ou la mise en œuvre de l’une quelconque des réparations accordées. La partie qui demande au Tribunal de résoudre pareil différend est tenue de signifier et de déposer un avis à cet effet au plus tard six mois après la date de la présente décision. Si le Tribunal ne reçoit pas l’avis dans le délai prescrit, l’ordonnance de maintien de la compétence est échue et la présente décision devient définitive à tous égards.

Signée par

Olga Luftig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 27 décembre 2019


 

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1956/3613

Intitulé de la cause : Ken Kelsh c. Chemin de fer du Canadien Pacifique

Date de la décision du tribunal : Le 27 décembre 2019

Date et lieu de l’audience :  Du 11 au 15 janvier 2016

Du 18 au 22 janvier 2016

Du 29 février au 3 mars 2016

Du 2 au 6 mai 2016

Du 9 au 11 mai 2016

Le 13 mai 2016

Peterborough (Ontario)

Comparutions :

Ian Wilson, pour le plaignant

Erin Ludwig et Wilson Chan, pour l'intimée

 

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