Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP  43

Date : le 28 octobre 2019

Numéro du dossier : T2344/0319

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Robert Philps

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Ritchie-Smith Feeds Inc.

l'intimée

Décision sur requête

Membre : David L. Thomas

 



I.  Contexte

[1]  Il s’agit d’une décision concernant la requête présentée par Ritchie‑Smith Feeds Inc. (l’intimée), qui portait sur trois questions préliminaires dans le contexte de la plainte déposée par M. Michael Philps (le plaignant). La plainte a été déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission ou la CCDP) le 13 décembre 2016. La plainte et les détails sur les parties ont été renvoyés au Tribunal le 14 janvier 2019.

[2]  M. Philps a travaillé pour l’intimée pendant 22 ans en tant que conducteur de camion, et ses fonctions exigeaient divers efforts physiques. En janvier 2015, il a été opéré pour une blessure au cou subie lors d’un accident de la route survenu en 2011. Après l’opération, M. Philps n’a pas pu retourner au travail en raison de limitations physiques. Il allègue avoir fait l’objet d’un traitement défavorable et avoir été congédié, en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[3]  L’intimée a déposé la présente requête pour que le Tribunal définisse clairement sa position quant à trois questions de procédure. L’intimée pose les questions suivantes :

  1. Le plaignant devrait‑il être contraint de fournir les dossiers médicaux tenus par ses médecins traitants dans le cadre de ses obligations de divulgation (la question liée à la divulgation)?

  2. Certains documents constituant du ouï-dire seront-ils admis en tant que preuve de la véracité de leur contenu (l’admission de documents constituant du ouï-dire)?

  3. Si le plaignant omet de citer comme témoins ses médecins ou fournisseurs de traitement, et si l’intimée choisit de les assigner à comparaitre, le Tribunal devrait‑il statuer que l’intimée peut les traiter comme des témoins opposés?

[4]  Je traiterai chaque question, y compris la position respective des parties à l’égard de chaque question, séparément dans la présente décision. La Commission n’a pas pris position relativement aux deux premières questions.

II.  Question 1 : La question liée à la divulgation

[5]  L’intimée allègue que le plaignant n’a pas divulgué les dossiers médicaux complets tenus par les professionnels de la santé qu’il pourrait avoir consultés au sujet de sa déficience physique. L’intimée nomme un certain nombre de professionnels de la santé et d’établissements de soins de santé desquels elle voudrait recevoir les dossiers médicaux complets se rapportant au traitement de M. Philps. L’intimée affirme que ces dossiers se rapportent directement à la présente affaire, étant donné que M. Philps a mis en cause sa santé et ses contraintes médicales.

[6]  L’intimée est d’avis que les documents demandés sont pertinents, car ils ont un lien rationnel avec les faits, les questions en litige et les réparations demandées dans cette affaire. Elle est convaincue que les documents comprendront ce qui suit :

  • a) la nature et la portée des contraintes médicales du plaignant;

  • b) le pronostic de rétablissement du plaignant;

  • c) les renseignements communiqués aux médecins au sujet de la nature et des exigences de l’emploi et du milieu de travail du plaignant sur lesquels ils se sont fondés pour produire leurs rapports médicaux;

  • d) les communications du plaignant avec les sociétés d’assurance invalidité de courte durée et d’assurance invalidité de longue durée de l’intimée concernant ses contraintes médicales et son pronostic de retour au travail;

  • e) les renseignements concernant le préjudice moral que le plaignant aurait subi par suite de la conduite alléguée de l’intimée.

[7]  Le plaignant soutient que les éléments de preuve supplémentaires demandés ne sont pas potentiellement pertinents. Selon l’avocate du plaignant, les documents qui ont déjà été communiqués, et qui seront complétés par le témoignage de quatre personnes, sont déjà exhaustifs. Le plaignant affirme en outre que les documents demandés n’ont aucun lien rationnel avec les faits, constituent une recherche à l’aveuglette et retarderont considérablement l’instruction.

[8]  L’avocate du plaignant soutient également que M. Philps et sa femme sont les meilleurs témoins du [traduction] « préjudice moral que lui ont causé les actes de l’intimée, en particulier l’atteinte à sa dignité que lui a causée son congédiement pour motif de déficience ».

[9]  Dans ses observations présentées en réponse, l’intimée estime que [traduction] « l’évaluation subjective du plaignant quant à la preuve la plus probante dans cette affaire » n’est pas pertinente et la rejette, et elle affirme que cela revient à elle de se prononcer à cet égard. L’intimée est d’avis que la portée des contraintes médicales du plaignant est la pierre angulaire de l’affaire.

[10]  Le Tribunal canadien des droits de la personne s’est maintes fois penché sur la question de savoir s’il y avait lieu d’ordonner la divulgation de documents supplémentaires. Voir, par exemple, Guay c. Canada (Gendarmerie royale) 2004 TCDP 34, Syndicat des communications de Radio‑Canada c. Société Radio‑Canada 2017 TCDP 5, Nur c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada 2018 TCDP 16 et Mortimer c. Air Canada, 2018 TCDP 30. Au paragraphe 42 de Mortimer c. Air Canada, la membre instructrice, Mme Harrington, a résumé comme suit les principes sur lesquels le Tribunal s’appuie pour établir les obligations en matière de divulgation préalable à l’audience (renvois omis) :

  • a) Toutes les parties ont droit à une audition équitable, qui exige que « l’intéressé soit informé des allégations formulées contre lui et ait la possibilité d’y répondre »;

  • b) Conformément au paragraphe 50(1) de la Loi, chacune des parties a droit à une audience complète, et on doit leur donner « la possibilité pleine et entière de comparaitre et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations »;

  • c) Chaque partie a droit à la divulgation des éléments de preuve pertinents en la possession ou sous le contrôle de la partie adverse;

  • d) En cas de désaccord sur la question de savoir si un document doit être divulgué, le principe de la « pertinence potentielle » est appliqué. Pour qu’ils soient potentiellement pertinents, il doit exister un lien rationnel entre les documents demandés et les faits, questions ou formes de redressement mentionnés par les parties;

  • e) La question de la pertinence potentielle des documents doit être tranchée au cas par cas, compte tenu des questions soulevées dans chaque affaire;

  • f) Il incombe à la partie requérante de prouver le lien rationnel, mais le seuil quant à la pertinence est peu élevé, et la jurisprudence a reconnu que la tendance favorise une communication de documents plus étendue que moins étendue;

  • g) La demande ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une partie de pêche;

  • h) Les documents demandés doivent être décrits de manière suffisamment précise, et la demande ne doit pas être trop large ou générale;

  • i) En ce qui concerne les documents médicaux, le Tribunal a conclu que le droit de l’intimée de connaître la portée de la plainte dont il fait l’objet l’emporte sur les droits à la confidentialité et à la vie privée, puisque « [l]a justice, dans des procédures en matière de droits de la personne, exige que l’on permette à la partie intimée de présenter une défense pleine et entière à l’argumentation de la partie plaignante. Si la plaignante plaide sa cause en se fondant sur son état de santé, l’intimée a le droit d’obtenir les renseignements de santé pertinents qui peuvent avoir trait à la réclamation »;

  • j) Dans la recherche de la vérité, et malgré la pertinence probable des éléments de preuve, le Tribunal peut rejeter une requête en divulgation lorsque la valeur probante de ces éléments de preuve ne l’emporte pas sur leur effet préjudiciable sur l’instance, surtout « lorsque le fait d’ordonner la divulgation risquerait d’entraîner un retard important dans l’instruction de la plainte ou lorsque les documents ne se rapportent qu’à une question secondaire plutôt qu’aux principales questions en litige ». Dans la mesure où les exigences de la justice naturelle et les Règles sont respectées, afin d’assurer l’instruction informelle et expéditive de la plainte, le Tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de rejeter une demande de divulgation[.]

[11]  Dans sa plainte, M. Philps allègue avoir fait l’objet d’un traitement défavorable et avoir été congédié en raison d’une déficience. Une demande visant la divulgation de dossiers médicaux autres que ceux dont l’intimée disposait au moment où elle a pris ses décisions est peut-être moins pertinente si personne ne conteste l’existence de la déficience.

[12]  Par contre, si le plaignant allègue que l’acte discriminatoire même a nui à sa santé, il met alors son état de santé en cause et l’intimée devrait avoir le droit de procéder à un examen plus approfondi de tous les dossiers médicaux, tant antérieurs que postérieurs à l’allégation de discrimination (voir Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22).

[13]  Toutefois, la requête de l’intimée est différente dans cette affaire, car personne ne conteste le fait que l’état de santé de M. Philps après son opération au cou a nui à sa capacité de s’acquitter de ses fonctions. De plus, M. Philps ne prétend pas que la discrimination alléguée a causé ou exacerbé son problème de santé. L’intimée, quant à elle, ne semble pas contester les constats médicaux énoncés dans les lettres et les rapports des médecins qu’elle a reçus durant l’emploi de M. Philps. De fait, aux paragraphes 43 et 47 de son exposé des précisions, l’intimée déclare expressément qu’elle s’est appuyée sur ces renseignements pour arriver à la conclusion que la prise de mesures d’adaptation à l’égard de M. Philps lui causerait des contraintes excessives. Par conséquent, dans le cadre de la présente requête, le Tribunal doit trancher la question de savoir dans quelle mesure les autres dossiers médicaux de M. Philps seraient potentiellement pertinents alors qu’il ne prétend pas que la conduite reprochée de l’intimée a exacerbé son état et lui a causé d’autres préjudices que ceux pour lesquels il demande réparation au titre de l’alinéa 53(2)e).

[14]  Il est difficile de comprendre pourquoi l’intimée demande maintenant d’autres renseignements médicaux que ceux que le plaignant lui a fournis durant son emploi. L’exactitude des opinions médicales fournies n’est pas en cause. À aucun moment durant la période visée l’intimée a-t-elle déclaré douter de l’exactitude des opinions médicales ou des limitations physiques déclarées. Il est clair que les parties ne s’entendent pas sur les mesures d’adaptation dans le milieu de travail mentionnées dans la correspondance médicale, mais les dossiers médicaux supplémentaires qui ont été demandés n’auraient aucune incidence sur cette question. Les éléments pertinents pour l’évaluation des actes de l’intimée sont les renseignements qui lui ont été communiqués durant la période visée et sur lesquels elle admet qu’elle s’est appuyée.

[15]  En ce qui concerne la prétention de préjudice moral, normalement, le Tribunal n’a pas besoin de preuve médicale pour octroyer une réparation en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Dans la plupart des lois provinciales sur les droits de la personne, la disposition correspondant à l’alinéa 53(2)e) parle d’indemnité pour [traduction] « atteinte à la dignité », ce qui n’est pas un état médical pour lequel des éléments de preuve sont requis. Par conséquent, dans quelle mesure un plaignant devant le TCDP doit-il fournir des éléments de preuve médicale à l’appui d’une demande de réparation au titre de l’alinéa 53(2)e)?

[16]  Le Tribunal a examiné cette question dans une autre décision sur requête, dans l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Bell Canada, 2005 TCDP 9 (Bell Canada), où l’intimée a soutenu que les plaignants, par leur prétention de préjudice moral, avaient forcément mis leur état de santé respectif en cause et, par conséquent, qu’ils devaient divulguer tous leurs dossiers médicaux. Le Tribunal a rejeté cet argument dans Bell Canada, car les plaignants n’avaient pas fait valoir qu’ils avaient eu besoin de soins médicaux en raison de la discrimination dont ils prétendaient avoir fait l’objet de la part de l’intimée.

[17]  De même, dans cette affaire, M. Philps n’a pas fait valoir que la discrimination, laquelle il allègue avoir fait l’objet de la part de l’intimée, lui a causé un dommage distinct l’obligeant à recourir à des soins de santé. Par conséquent, la requête présentée par l’intimée en vue d’obtenir d’autres dossiers médicaux est rejetée. Toutefois, si M. Philps modifiera ses allégations et ajoutera que la discrimination alléguée lui a causé un dommage autre que le préjudice moral déclaré au titre de l’alinéa 53(2)e), il aura mis son état de santé en cause et le Tribunal pourra alors ordonner la divulgation de ses dossiers médicaux.

III.  Question 2 : Certains documents seront-ils admis comme preuve de la véracité de leur contenu?

[18]  L’intimée demande que le Tribunal rende une décision anticipée sur la question de savoir si certains documents constituant du ouï-dire seront admis comme preuve de la véracité de leur contenu. L’intimée s’intéresse surtout aux documents produits par le Dr Turchen et par la physiothérapeute de M. Philps, Mme Karolyn Chiasson. Selon l’intimée, leurs rapports sont fondés sur ce que le plaignant leur a dit au sujet de ses conditions de travail. L’intimée soutient que si les rapports sont admis comme preuve de la véracité de leur contenu, les règles de justice naturelle ne seraient pas respectées. Elle soutient que ni l’une ni l’autre des parties ne devrait avoir à deviner si le Tribunal admettra ces documents comme preuve de la véracité de leur contenu, et que, par conséquent, le Tribunal devrait rendre une décision maintenant.

[19]  La Commission ne s’est pas prononcée sur cette question. Le plaignant s’est opposé à ce que toutes les ordonnances demandées par l’intimée soient accordées, mais n’a présenté aucun argument ou commentaire précis se rapportant à cette question. Ils ont toutefois fait remarquer que le plaignant allait témoigner, ce qui laisse entendre qu’il pourrait témoigner de ce qu’il a dit à ses fournisseurs de traitement.

[20]  Le ouï-dire est une déclaration extrajudiciaire présentée pour établir la véracité de son contenu (voir R. c. Bradshaw, [2017] 1 RCS 865, au par. 1). Dans les cours civiles et pénales, il existe depuis longtemps une présomption contre l’admissibilité de ce genre de preuve. Cependant, dans le contexte des plaintes en matière de droit de la personne, le législateur a expressément décidé d’accorder une plus grande souplesse quant à admettre différents types de preuve, notamment le ouï-dire, dans certaines circonstances.

[21]  À ce sujet, l’alinéa 50(3)c) de la LCDP guide le Tribunal :

(3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

 

[…]

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire[.]

[22]  En général, le Tribunal évite de rendre des décisions générales anticipées au sujet de documents qui pourraient ou non faire partie du dossier officiel d’une audience.

[23]  Dans leurs observations, les avocats de l’intimée ont cité une décision du Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique, Redek c. Henderson Development (Canada) and Securigard Services (No.3), 2005 BCHRT 302, dont le paragraphe 54 est ainsi libellé :

[traduction]
54
 En fin de compte, la preuve par ouï-dire pourrait être admissible dans la mesure où toutes les parties bénéficient d’une audience équitable et où le Tribunal dispose d’une preuve fiable sur laquelle il peut tirer ses conclusions de fait. Comme toutes les parties dans cette affaire en ont finalement convenu, l’admissibilité et l’utilisation de la preuve par ouï-dire doivent être évaluées au cas par cas. À cet égard, j’ai pris en compte dans chaque cas la fiabilité de la preuve, la nécessité de présenter une preuve par ouï-dire plutôt qu’une preuve directe, la valeur probante de la preuve et la question de savoir si, en me fondant sur cette preuve, les autres parties subiraient un préjudice injustifié ou seraient autrement désavantagées.

[24]  La démarche concernant la preuve par ouï-dire suivie par la Colombie‑Britannique est semblable à celle du Tribunal. Périodiquement, le TCDP est invité à accepter une preuve par ouï‑dire comme preuve de la véracité de son contenu. (Voir Jeffers c. Citoyenneté et Immigration Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada, 2008 TCDP 25 (Jeffers) et Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada, 2014 TCDP 2 (Société de soutien à la famille)).

[25]  Dans la décision Société de soutien à la famille, le Tribunal a rejeté la demande du plaignant en vue d’obtenir une ordonnance générale prévoyant l’admission de classeurs de documents comme preuve de la véracité de leur contenu, indépendamment de la question de savoir si l’auteur ou le destinataire du document en cause était cité à comparaitre et de la question de savoir si le document en cause était soumis à d’autres témoins. Le Tribunal a déclaré que le paragraphe 9(4) des Règles de procédure du TCDP devait être respecté et que les documents seraient admis en preuve au cas par cas après avoir été présentés à l’audience et ensuite accepté par le membre instructeur.

[26]  Les décisions Jeffers et Société de soutien à la famille ne traitent pas directement de la question de savoir si des documents constituant du ouï-dire peuvent être admis comme preuve de la véracité de leur contenu. Cependant, le paragraphe 48.9(1) de la LCDP sert de guide :

48.9(1) L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[27]  Il semblerait contraire à la justice naturelle que le Tribunal rejette catégoriquement des documents avant que ceux‑ci n’aient été présentés à l’audience. Chaque partie a le droit d’être informée de la preuve à laquelle elle doit répondre. Il s’ensuit logiquement que le Tribunal doit être diligent et prudent dans l’admission des documents, en particulier s’il s’agit de preuve par ouï-dire. En l’espèce, toutefois, l’intimée semble parler de deux documents en particulier, et les portions contestées des documents ont été cernées. Si ces portions contestées constituent une partie importante du dossier du plaignant, l’intimée aura eu la possibilité de les réfuter.

[28]  Dans Butler c. Nenqayni Treatment Centre Society, [2002] DCDP no 25 (Butler), le Tribunal a refusé d’admettre un billet de médecin comme preuve de l’état médical de la plaignante, parce qu’il était au cœur de l’affaire. Le médecin n’avait pas été appelé comme témoin, ce qui a éliminé toute possibilité de le contre-interroger. Cependant, l’affaire Butler se distingue de l’affaire qui nous occupe de deux façons :

  • a) Dans l’affaire Butler, aucun renseignement concernant les compétences du médecin ou de son domaine d’expertise n’avait été fourni, et le billet lui-même laissait entendre que son auteur n’était même pas un médecin en titre.

  • b) En ce qui a trait à la présente affaire, le fait que M. Philps a une déficience médicale n’est pas la principale question en cause. L’intimée reconnaît la déficience médicale de M. Philps dans son exposé des précisions. Dans cette affaire, il s’agit principalement de savoir quelles mesures d’adaptation l’intimée a tenté de fournir, et dans la mesure où la déficience peut avoir joué un rôle dans le congédiement du plaignant, quelle défense s’offre à l’intimée.

[29]  On peut dire de façon générale que, comme tous les juges des faits, le Tribunal préfère disposer de la meilleure preuve possible. Dans ce cas, il s’agirait manifestement d’un témoignage direct, qui pourrait être vérifié en contre-interrogatoire, par opposition à des documents constituant du ouï-dire. Si aucun autre élément de preuve n’est disponible, le Tribunal pourrait devoir prendre en compte des éléments de preuve documentaire constituant du ouï-dire. Toutefois, si ceux-ci prêtent à controverse ou vont directement au cœur de l’affaire, il est possible que le Tribunal ne leur accorde pas beaucoup de poids.

[30]  Dans la présente affaire, l’intimée s’oppose à l’admission de lettres de professionnels de la santé ayant traité le plaignant, que celui‑ci propose de présenter en preuve sans appeler ces professionnels à témoigner. Dans ces documents, il est allégué que les professionnels de la santé formulent des recommandations concernant le retour éventuel au travail de M. Philps, fondées sur certaines hypothèses concernant les conditions de travail.

[31]  De toute évidence, si l’intimée estime que les recommandations et les hypothèses sont inexactes, elle devrait pouvoir présenter un témoin ayant une connaissance directe du milieu de travail pour les réfuter. Si les professionnels de la santé ne comparaissent pas pour défendre leurs déclarations écrites, le Tribunal aurait alors plutôt tendance à accorder davantage de poids au témoignage de vive voix du témoin de l’intimée.

[32]  Cependant, il faut faire une distinction entre les « vérités » que l’on pourrait déduire des documents si les professionnels de la santé ne comparaissent pas comme témoins. On pourrait considérer comme véridique le fait que le plaignant a été examiné à une date donnée. On pourrait aussi considérer comme véridique le fait que le professionnel de la santé a tiré certaines conclusions au sujet de l’état de santé du plaignant à ce moment‑là. Au paragraphe 47 de son exposé des précisions, l’intimée confirme qu’elle était parfaitement au courant des limitations physiques du plaignant. Cependant, si la question est contestée, l’intimée aura alors la possibilité de contester les observations en présentant son propre expert ou d’autres éléments de preuve.

[33]  Cependant, la principale objection de l’intimée semble viser davantage l’évaluation par les professionnels de la santé du milieu de travail et de l’aptitude de M. Philps à retourner au travail. Il serait raisonnable de présumer que le Tribunal préférera la preuve directe et, compte tenu de celle-ci, qu’il accordera le poids qui convient aux déclarations faites par les professionnels de la santé dans leurs lettres.

[34]  En conclusion, le Tribunal ne fera pas de déclaration générale concernant l’admissibilité de documents, ou le poids à leur accorder, avant l’audience elle-même. Il est normal que le Tribunal traite chaque document séparément, au cas par cas, et permette aux parties de se prononcer au sujet de chaque document au fur et à mesure que ceux‑ci sont présentés.

IV.  Question 3 – Si le plaignant omet de citer comme témoins ses médecins ou fournisseurs de traitement, et si l’intimée choisit de les assigner à comparaitre, le Tribunal devrait‑il statuer que l’intimée peut les traiter comme des témoins opposés?

[35]  Si, à l’audience, le Tribunal permet d’admettre des rapports médicaux dans le dossier du plaignant et si le plaignant n’appelle pas les auteurs de ces rapports comme témoins, l’intimée veut savoir si le Tribunal lui permettra de citer ces fournisseurs de traitement comme témoins opposés.

[36]  L’intimée fait valoir que si elle doit citer comme témoins les fournisseurs de traitement du plaignant, leur témoignage ne devrait pas être considéré comme faisant partie de sa preuve pour ce qui est de l’application du fardeau de la preuve. En l’absence d’une conclusion selon laquelle la preuve présentée par un témoin opposé ne fait pas partie de la preuve de l’intimée, cette dernière soutient qu’elle se trouverait à contredire la maxime qu’on [traduction] « ne peut approuver et désapprouver en même temps ». L’intimée ajoute qu’elle ne devrait pas être dans l’obligation de présenter des éléments de preuve potentiellement contradictoires parce que le Tribunal admet des documents constituant du ouï-dire portant sur une [traduction] « question de fait cruciale ».

[37]  Le plaignant ne traite pas directement l’argument concernant les témoins opposés, mais il affirme que l’intimée n’a pas bien démontré le lien entre les témoignages en question et l’allégation selon laquelle elle a fait preuve de discrimination envers M. Philps en raison de sa déficience, en contravention de la LCDP.

[38]  La Commission elle aussi ne traite pas directement l’argument concernant les témoins opposés. Elle soulève une autre question, celle de savoir si le Tribunal devrait ou non tirer une conclusion défavorable si M. Philps décide de ne pas citer ses fournisseurs de traitement comme témoins. (C’est une question que l’intimée a soulevée dans son exposé des précisions. Toutefois, l’argument relatif à la conclusion défavorable n’a pas été avancé dans le cadre de la présente requête.)

[39]  La Commission affirme cependant que le fait de convoquer les fournisseurs de traitement de M. Philps à témoigner à l’audience pourrait ne pas être nécessaire, efficace ou rentable. Comme je l’ai déjà mentionné, au paragraphe 43 de son exposé des précisions, l’intimée déclare expressément qu’elle s’est appuyée sur les renseignements des fournisseurs de traitement de M. Philps pour conclure que la prise de mesures d’adaptation à l’égard de M. Philps lui occasionnerait des contraintes excessives.

[40]  Dans la mesure où l’intimée conteste une conclusion quelconque de la part des fournisseurs de traitement concernant les conditions de travail, ces préoccupations ont été prises en compte dans la section ci‑dessus.

[41]  Dans les procédures pénales et civiles, un témoin opposé est généralement soit un témoin censé donner un témoignage défavorable pour la partie qui l’a cité ou soit un témoin qui se montre peu disposé à coopérer à la barre des témoins. Dans de tels cas, diverses lois fédérales et provinciales sur la preuve et la procédure prévoient comment les témoins peuvent être appelés à témoigner et traités comme témoins opposés, de façon à ce qu’ils puissent être contre-interrogés. Dans ces cas, il est important que ces témoins soient officiellement désignés comme étant opposés, pour que les avocats soient autorisés à poser des questions subjectives, typiques d’un contre-interrogatoire.

[42]  Le Tribunal n’est pas lié par les mêmes formalités que les cours civiles et pénales. Les préoccupations des avocats de l’intimée ont été abordées lors d’une conférence téléphonique de gestion de l’instance le 1er mai 2019. Pour les avocats de l’intimée, le fait que le Tribunal affirme de vive voix qu’une certaine souplesse serait accordée dans la façon d’interroger ce genre de témoins n’était pas suffisant.

[43]  L’intimée renvoie à la décision Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1999] DCDP n5 (Chopra 2). Plus précisément, les avocats de l’intimée citent le paragraphe 10 de cette décision, qui est ainsi libellé :

10. Cependant, peu importe la quantité de renseignements que le plaignant ou la Commission peut recueillir, il n’en demeure pas moins que certains faits peuvent être obtenus ou démontrés uniquement en contre-interrogeant les témoins de l’intimé. L’idée voulant que le plaignant ou la Commission puisse décider de faire témoigner, lors du témoignage en chef, les personnes dont les intérêts sont opposés n’est pas une solution appropriée à ce problème, car elle obligerait les parties à présenter ce qui constitue essentiellement la preuve de l’intimé tout en les privant de l’occasion de contre-interroger les témoins sur cette preuve.

[44]  Je ne suis pas tenu de suivre une décision antérieure du Tribunal et, en l’instance, je considère que cela ne serait pas approprié compte tenu du contexte différent de l’affaire dont je suis saisi. Dans Chopra 2, la question qu’examinait le Tribunal était de savoir si l’intimée devait être forcée de choisir entre déposer une requête en non-lieu lorsque le plaignant a clos la preuve ou devait elle-même présenter d’autres éléments de preuve. Dans la décision Chopra 2, le Tribunal a décidé que le contre-interrogatoire des témoins de l’intimée pourrait dégager d’autres éléments de preuve qui pourraient se révéler essentiels à la preuve prima facie du plaignant.

[45]  Cependant, dans la décision Chopra 2, le Tribunal n’a pas expliqué pourquoi il ne ferait preuve d’aucune souplesse quant à la façon dont il autoriserait le plaignant à interroger les témoins à l’emploi de l’intimée. Maître de sa procédure, le Tribunal avait le pouvoir d’accorder une telle souplesse dans la façon d’interroger les employés de l’intimée. Toutefois, ce n’était pas la question principale dont était saisi le Tribunal dans cette affaire.

[46]  Dans la présente affaire, l’intimée veut s’assurer que tout élément de preuve venant d’un témoin opposé ne soit pas traité comme faisant partie de sa preuve pour ce qui est de l’application du fardeau de la preuve. J’ai déjà assuré les avocats de l’intimée que le Tribunal leur permettra de poser des questions subjectives à ce genre de témoins. L’intimée semble craindre que, si un témoin opposé présente un élément de preuve qu’elle conteste, elle soit forcée de citer un autre témoin pour contredire cette preuve. Les avocats de l’intimée craignent de se trouver à présenter au Tribunal des éléments de preuve qui se contredisent et qui feraient tous partie de sa preuve, autrement dit, qu’elle se trouverait à la fois à confirmer et à infirmer la preuve.

[47]  Comme je l’ai indiqué lors de la conférence téléphonique de gestion de l’instance, le Tribunal n’est pas lié par les formalités des cours civiles et pénales. En raison des circonstances, je ne vois pas pourquoi le Tribunal n’accepterait pas l’argument des avocats de l’intimée avançant qu’ils n’acceptent pas l’ensemble ou une partie du témoignage de certains témoins convoqués, surtout si ceux-ci sont liés au plaignant, comme ses fournisseurs de traitement. L’alinéa 50(3)c) de la LCDP permet ce genre de souplesse.

[48]  Si les avocats de l’intimée seraient plus à l’aise de qualifier ces témoins de « témoins opposés » auprès de leur cliente, ils sont libres de le faire. Il n’est pas nécessaire que le Tribunal le déclare officiellement avant l’audience.

V.  Conclusion

[49]  La demande de l’intimée concernant la production de dossiers médicaux supplémentaires est rejetée. Toutefois, si M. Philps allègue que la discrimination lui a causé un dommage autre que le préjudice moral déclaré au titre de l’alinéa 53(2)e), il pourrait lui être ordonné de divulguer ses dossiers médicaux.

[50]  Le Tribunal ne fera pas de déclaration générale concernant l’admissibilité des documents, ou le poids à leur accorder, avant l’audience elle-même. Il est normal que le Tribunal traite chaque document séparément, au cas par cas, et permette aux parties de se prononcer au sujet de chaque document au fur et à mesure que ceux‑ci sont présentés.

[51]  Il n’est pas nécessaire pour le Tribunal de prononcer avant l’audience une déclaration officielle concernant les témoins opposés. L’intimée peut qualifier de « témoins opposés » certains des témoins qu’elle citera et aura toute la latitude de leur poser les questions nécessaires pour les contre-interroger.

Signée par

David L. Thomas

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 28 octobre 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2344/0319

Intitulé de la cause : Robert Philps c. Ritchie-Smith Feeds Inc.

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 28 octobre 2019

 

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Fiona H. McFarlane, pour le plaignant

Julie Hudson, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Donald J. Jordan et Jessica Fairbairn, pour l'intimée

 

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