Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 39

Date : le 6 septembre 2019

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada
(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l’intimé

- et -

Chefs de l’Ontario

- et -

Amnistie Internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties interessées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig



I. Introduction

Nous croyons que le Créateur nous a confié la tâche sacrée d’élever nos familles [...], car nous savons que des familles saines sont l’assise sur laquelle s’édifient des collectivités saines et fortes. L’avenir de nos collectivités réside dans nos enfants; il faut donc que ceux-ci bénéficient de l’influence nourricière de leurs propres familles et collectivités (voir le rapport de 1996 de la Commission royale sur les Peuples autochtones (CRPA), Vers un Ressourcement, vol. 3, p. 13, versé au dossier de la preuve du Tribunal).

[1] La place spéciale des enfants dans les cultures autochtones

Les enfants occupent une place particulière dans les cultures autochtones. […] Il faut les protéger […] L’enfant jette sur le monde un regard pur qui peut édifier ses aînés. Il possède en lui des dons qui se manifestent lorsqu’il devient enseignant, mère, chasseur, conseiller, artisan ou visionnaire. Il apporte des forces nouvelles à la famille, au clan et au village. Sa présence joyeuse rajeunit le cœur des anciens.

La plus grande honte que puisse connaître une famille autochtone est sans doute celle de n’avoir pas pris soin du don qu’elle a reçu, de n’avoir pas protégé son enfant et d’avoir permis que d’autres le trahissent. C’est une honte qu’ont vécue d’innombrables familles autochtones, et pour certaines d’entre elles, cela s’est produit de façon répétée sur plusieurs générations (voir CRPA, Vers un Ressourcement, vol. 3, p. 28).

[2] La formation reconnaît la honte, la souffrance et le préjudice moral qui ont été infligés aux enfants, qui ont été privés de ce droit vital de vivre au sein de leurs familles et de leurs collectivités ainsi que la honte, la souffrance et le préjudice moral infligés également aux familles et aux collectivités en raison de la colonisation, du racisme et de la discrimination raciale.

[3] Le Tribunal s’adresse ici à eux pour leur dire : ce n’est pas à vous de porter cette honte, mais à la nation canadienne toute entière, dans l’espoir de rebâtir tous ensemble et de parvenir à la réconciliation.

II. Contexte

[4] Dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autre c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la Décision), notre Tribunal a conclu que les plaignantes avaient établi le bien-fondé de leur plainte selon laquelle des enfants et des familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon se voient refuser l’égalité en matière de services à l’enfance et à la famille ou sont défavorisés à l’occasion de la fourniture de services à l’enfance et à la famille, en violation de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi ou la LCDP).

[5] La présente formation du Tribunal (la formation) a ordonné de manière générale à Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC), maintenant Services aux Autochtones Canada (SAC), de cesser ses pratiques discriminatoires et de réformer le Programme des services à l'enfance et à la famille des Premières Nations (le Programme des SEFPN) ainsi que le Protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens applicable en Ontario (l’Entente de 1965) de manière à ce qu'ils tiennent compte des conclusions énoncées dans la Décision. Elle a également ordonné à AADNC de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre des mesures pour mettre en œuvre immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens.

[6] Dans la Décision 2016 TCDP 2, au paragraphe 485, la formation écrivait :

Le Tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité pour le préjudice moral qu’elle a subi, en vertu de l’alinéa 53(2)e). De plus, le paragraphe 53(3) permet au Tribunal de condamner l’auteur d’un acte discriminatoire à verser à la victime une indemnité si l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré. Dans les deux cas, l’indemnité maximale est de 20 000 $.

[7] La formation avait besoin d’autres éclaircissements de la part des parties en ce qui concerne l’indemnité ; elle a donc reporté le prononcé de sa décision à une date ultérieure, dans l’attente des réponses à ses questions. Étant donné les effets complexes et la grande portée des mesures prévues dans ces ordonnances, la formation a demandé aux parties de fournir davantage de précisions quant à la meilleure façon de les mettre en œuvre de manière pratique, concrète et efficace, tant à court qu’à long terme. Elle a également réclamé des précisions supplémentaires au sujet des demandes d’indemnisation des plaignantes fondées sur l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP. La formation a déclaré qu’elle réservait sa compétence pour examiner les questions encore en suspens, jusqu’à ce que les parties aient fourni davantage de précisions.

[8] La formation du Tribunal a expliqué aux parties qu’elle examinerait en trois étapes les questions encore en litige concernant les réparations à accorder.

Premièrement, le Tribunal traitera des demandes de réformes immédiates au Programme des SEFPN, à l’Entente de 1965 et au principe de Jordan. […]

En guise de deuxième étape, il sera statué sur d’autres réformes à moyen et à long termes au Programme des SEFPN et à l’Entente de 1965 ainsi que sur d’autres demandes en matière de formation et de contrôle permanent. Enfin, les parties traiteront des demandes d’indemnisation en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3). (Voir 2016 TCDP 10, aux par. 4-5).

[9] Dans une décision de 2018, la formation rappelait sa volonté de passer à l’étape de l’examen de la question de l’indemnisation. Voici ce qu’elle écrivait :

La formation rappelle au Canada qu’elle peut mettre fin au processus en tout temps au moyen d’un règlement quant à l’indemnisation et aux mesures de réparation immédiates et à long terme qui remédieront à la discrimination identifiée et expliquée en détail dans la Décision. Autrement, la formation considère que la présente décision sur requête clôt l’étape de la réparation immédiate sauf si ses ordonnances ne sont pas mises en œuvre. Elle peut maintenant procéder à la question de l’indemnisation et des mesures de réparation à long terme (voir 2018 TCDP 4, au par. 385).

[…] Les parties pourront présenter des observations sur le processus, la clarification des mesures de réparation demandées, la durée dans le temps, etc. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 386.)

[…] Il a fallu des années avant que les enfants des Premières Nations obtiennent justice. La discrimination a été prouvée. La justice inclut des mesures de réparation concrètes. Le Canada doit certainement le comprendre. La formation ne peut pas simplement rendre des ordonnances définitives et clore le dossier. Elle a déterminé qu’il était nécessaire de recourir à une approche progressive à l’égard des mesures de réparation afin de s’assurer que l’on allouait premièrement des mesures de réparation à court terme et, ensuite, des mesures de réparation à long terme, ainsi qu’une réforme complète du programme qui prend nettement plus de temps à mettre en œuvre. La formation a reconnu que si le Canada prenait cinq ans ou plus pour réformer le Programme, il y avait donc un besoin crucial de remédier à la discrimination immédiatement, de la manière la plus concrète possible, avec les éléments de preuve dont on dispose jusqu’à présent. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 387).

[10] La formation a également déclaré :

À l’instar de ce qui a été fait dans l’affaire McKinnon, il peut être nécessaire de demeurer saisi de l’affaire afin de s’assurer que la discrimination a été éliminée et que les mentalités ont aussi changé. Cette affaire a été réglée en fin de compte après une période de dix ans. La formation espère que ce ne sera pas le cas ici. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 388.)

[11] En ce qui concerne les conséquences de la présente affaire sur les enfants des Premières Nations et leurs familles, la formation du Tribunal a ajouté ce qui suit :

En tout état de cause, le préjudice subi par les enfants des Premières Nations et leurs familles – qui ont fait l’objet, et continuent de faire l’objet, d’injustice et de discrimination – l’emporte sur tout manquement potentiel à l’équité procédurale envers le Canada. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 389).

[12] Après avoir abordé d’autres points urgents en l’espèce, la formation a posé des questions de clarification aux parties au sujet de l’indemnisation. Elle a autorisé les parties à répondre à ces questions, à déposer des observations complémentaires et à présenter des arguments oraux sur le sujet. La présente décision a pour objet de trancher la question de l’indemnisation à accorder aux victimes et aux survivants des pratiques discriminatoires du Canada.

III. Motifs et points de vue sommaires de la formation sur la question de l’indemnisation

[13] La présente décision est dédiée à tous les enfants des Premières Nations, ainsi qu’à leurs familles et à leurs collectivités, qui ont été lésés en raison du fait qu’ils ont été retirés inutilement de leur milieu familial et de leur communauté. À ces derniers : sachez que la formation tient à reconnaître les grandes souffrances que vous avez endurées en tant que victimes ou survivants des pratiques discriminatoires du Canada. La formation souligne que sa loi constitutive fixe un plafond de 40 000 $ à l’indemnité qui peut être accordée aux victimes en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, et rappelle que cette indemnité est réservée aux cas les plus graves. La formation estime que le retrait inutile d’enfants de vos foyers, de vos familles et de vos collectivités peut être considéré comme le pire scénario possible, comme il en sera discuté plus loin, et qu’il constitue une violation de vos droits fondamentaux de la personne. La formation souligne le fait que l’indemnité ne pourra jamais être considérée comme proportionnelle aux torts qui vous ont été causés, et que le fait de l’accepter ne constitue pas une reconnaissance qu’elle correspond à la valeur du préjudice subi. Aucune indemnité ne pourra jamais vous permettre de récupérer ce que vous avez perdu, de refermer les cicatrices de votre âme ou d’effacer les souffrances que vous avez endurées à cause du racisme, des pratiques coloniales et de la discrimination. C’est la triste réalité. En accordant le montant maximal permis par la Loi, la formation reconnaît, au mieux de sa capacité et avec les outils que la LCDP met actuellement à sa disposition, que la présente affaire de discrimination raciale constitue l’un des pires scénarios possibles et qu’elle justifie l’octroi des indemnités maximales. La proposition selon laquelle une affaire de discrimination systémique peut uniquement donner droit à des réparations systémiques ne trouve aucun appui dans la Loi ni dans la jurisprudence. Le régime de la LCDP permet d’accorder à la fois des réparations individuelles et des réparations systémiques, pourvu qu’elles soient étayées par la preuve présentée dans une affaire donnée. En l’espèce, les éléments de preuve étayent à la fois l’octroi de réparations individuelles et de réparations systémiques. D’entrée de jeu, la formation a clairement indiqué dans sa Décision que le programme fédéral de protection de l’enfance des Premières Nations défavorise les enfants et les familles des Premières Nations qu’il devait servir et protéger. Ces lacunes et ces effets néfastes sont le fruit d’un système colonial, qui a choisi de baser ce programme sur un modèle d’octrois de fonds et d’autorités diverses répartissant les services entre différents programmes, sans la coordination ni le financement adéquats, plutôt que sur la base des véritables besoins des enfants et des familles des Premières Nations ou du principe d’égalité réelle. Des ordonnances imposant des réparations d’ordre systémique, par exemple une réforme du programme et une application élargie du principe de Jordan, sont des moyens de combler ces lacunes.

[14] Les réparations individuelles visent à prévenir la répétition des mêmes actes discriminatoires ou d’actes similaires, et surtout à prendre acte de l’expérience éprouvante vécue par les victimes et survivants en raison de la discrimination.

[15] Dans les cas où les actes discriminatoires étaient connus, ou auraient dû l’être, la condamnation à des dommages-intérêts au titre d’actes délibérés ou inconsidérés envoie le message clair qu’il est inacceptable, au Canada, de tolérer de tels actes portant atteinte aux droits de la personne protégés. Depuis l’audience sur le fond de la cause, la formation a formulé de nombreuses conclusions dans dix décisions différentes. Ces conclusions, tirées après un examen rigoureux de milliers de pages de preuves, y compris la transcription de témoignages et la lecture de rapports, constituent le fondement de la présente décision. Il est impossible pour la formation de discuter dans une seule décision de l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée. Toutefois, le dossier renferme des éléments de preuve convaincants qui permettent de conclure qu’un certain groupe vulnérable, à savoir les enfants des Premières Nations et leurs familles, a subi un préjudice moral. Bien qu’elle encourage chacun à relire les dix décisions concernées pour mieux comprendre les motifs et le contexte des présentes ordonnances, des extraits de ces décisions ont été sélectionnés et reproduits dans les sections ci-dessous portant respectivement sur le préjudice moral, le principe de Jordan et l’indemnisation spéciale, afin de faciliter la lecture des présents motifs. La formation conclut que la thèse du procureur général du Canada (le PGC) sur l’indemnisation est déraisonnable, au vu de la preuve, des conclusions et du droit applicable en l’espèce. Les motifs de la formation seront exposés plus en détail ci‑après.

IV. Position des parties

[16] La formation a examiné attentivement l’ensemble des observations des parties ainsi que des parties intéressées. Par souci de concision, ces observations ne seront pas reproduites intégralement ici.

[17] La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la Société de soutien) affirme qu’en l’espèce, la preuve est accablante : le Canada connaissait et a négligé, ignoré ou minimisé des preuves claires, convaincantes et bien documentées qui démontraient les effets discriminatoires du Programme des SEFPN sur les enfants et les familles des Premières Nations. Le Canada a également fait fi de solutions fondées sur des données probantes qui auraient permis de remédier à la discrimination bien avant le dépôt de la plainte, et certainement avant les audiences. En fait, les conclusions du Tribunal sont claires : le Canada a agi de façon inconsidérée et s’est souvent préoccupé davantage de ses propres intérêts que de l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations et de leurs familles.

[18] La Société de soutien fait valoir que la présente affaire illustre le « pire des scénarios » en fonction duquel le paragraphe 53(3) a été créé, et qu’il vise à prévenir. De multiples experts et sources, y compris des représentants du Ministère, ont alerté le Canada au sujet des effets graves et néfastes de son programme. Pendant de nombreuses années, le Canada a délibérément négligé de corriger sa conduite discriminatoire, en contribuant ainsi directement et consciemment à la souffrance vécue par les enfants des Premières Nations et leurs familles. Cette conduite choquante est d’autant plus troublante que le Canada disposait de solutions fondées sur des données probantes, qu’il a ignorées ou appliquées de façon fragmentaire et inadéquate.

[19] La Société de soutien avance également que la preuve démontre clairement que le versement du montant maximal de 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale est justifié pour chacun des enfants des Premières Nations visés par le Programme des SEFPN du Canada, qui ont été retirés de leur milieu familial et placés en foyer d’accueil depuis 2006. Le gouvernement du Canada a, délibérément ou de façon inconsidérée, fait subir un traitement discriminatoire aux enfants des Premières Nations dans le cadre du Programme des SEFPN, et ce n’est qu’une fois rendues la Décision du Tribunal et les ordonnances d’exécution subséquentes (2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16, 2017 TCDP 14 (modifiée par 2017 TCDP 35), 2018 TCDP 4 et 2019 TCDP 7) que le Canada a lentement commencé à remédier à cette discrimination.

[20] La Société de soutien affirme par conséquent que le Canada devrait payer 20 000 $ à chaque enfant des Premières Nations visé par le Programme des SEFPN du Canada et retiré de son foyer pour être confié à une famille d’accueil, pour la période allant de 2006 au moment où, de l’avis de la formation, le Canada se sera parfaitement conformé à la Décision du 26 janvier 2016 du Tribunal.

[21] La Société de soutien ajoute que chaque enfant des Premières Nations visé par le Programme des SEFPN et ayant été retiré de son foyer pour être confié à une famille d’accueil, entre 2006 et le moment où le Programme des SEFPN aura cessé de perpétuer ses effets préjudiciables, a droit à un montant de 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Canada est parfaitement au courant que bon nombre des aspects discriminatoires du Programme des SEFPN perdurent et que, tant que la réforme à long terme ne sera pas achevée, les enfants des Premières Nations continueront d’être victimes de discrimination. Ces enfants méritent d’être reconnus et pris en considération, et la poursuite de ces actes discriminatoires par le Canada dans le cadre du programme devrait être dénoncée afin de — pour reprendre les mots du juge Mandamin — « dissuader ou […] décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires » (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, au par. 115) et d’empêcher que ces actes discriminatoires se poursuivent ou se répètent à l’avenir, y compris dans d’autres programmes en général.

[22] La Société de soutien plaide que, dès lors que la Chambre des communes a adopté à l’unanimité la motion 296, le Canada savait que le défaut de mettre en application le principe de Jordan causerait du tort et des effets préjudiciables aux enfants des Premières Nations. Malgré tout, pendant une dizaine d’années, le Canada n’a pris aucune mesure concrète pour mettre en œuvre le principe de Jordan, jusqu’à ce que notre Tribunal l’y oblige par ses nombreuses décisions et ordonnances de non-conformité. En négligeant de mettre en œuvre le principe de Jordan et en faisant le choix éclairé d’en nier la véritable portée, le Canada a, délibérément ou inconsidérément, fait subir un traitement discriminatoire aux enfants des Premières Nations. Aux dires de la Société de soutien, la preuve présentée en l’espèce justifie qu’une indemnité spéciale fondée sur le paragraphe 53(3) de la LCDP soit octroyée aux victimes de la conduite inconsidérée ou délibérément discriminatoire adoptée par le Canada entre décembre 2007 et novembre 2017 relativement au principe de Jordan.

[23] La Société de soutien est d’avis qu’il y a lieu de payer, au moyen d’un compte en fiducie créé au profit des enfants concernés, l’indemnité spéciale ordonnée pour (i) chaque personne membre d’une Première Nation et visée par le Programme des SEFPN à compter de 2006 qui, pendant son enfance, a été placée à l’extérieur de son foyer familial; (ii) chaque personne membre d’une Première Nation qui, pendant son enfance, n’a pas reçu un service ou un produit admissible en raison de la mise en œuvre inconsidérée ou délibérément discriminatoire du principe de Jordan par le Canada entre décembre 2007 et novembre 2017.

[24] La Société de soutien sollicite une ordonnance semblable à celle que le Tribunal a rendue dans la décision 2018 TCDP 4, en l’occurrence une ordonnance enjoignant, en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, à la Société de soutien, à l’Assemblée des Premières Nations (l’APN), à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), aux Chefs de l’Ontario, à la Nation Nishnawbe-Aski et au Canada de se consulter relativement à la nomination de sept fiduciaires. Si les parties n’arrivent pas à s’entendre sur l’identité de ces sept fiduciaires, ceux-ci seront nommés par ordonnance du Tribunal. Les fiduciaires auront pour mandat d’élaborer, conformément aux motifs de la formation, un contrat de fiducie qui comportera notamment les rubriques suivantes : (i) l’objet de la fiducie; (ii) l’identité des bénéficiaires; (iii) les critères d’admissibilité à une distribution à titre de bénéficiaire; (iv) les programmes admissibles et conformes à l’objet de la fiducie; (v) le processus décisionnel que doit suivre le conseil d’administration de la fiducie; (vi) le mode d’administration de la fiducie.

[25] La Société de soutien sollicite également une ordonnance enjoignant aux parties de faire rapport, dans les trois mois suivant la décision de la formation, de l’état d’avancement du processus de nomination des fiduciaires. La Société de soutien est d’avis que la création d’une fiducie constituera une réparation significative pour les enfants des Premières Nations et les familles touchées par les répercussions inconsidérément ou délibérément discriminatoires du Programme des SEFPN et par la mise en œuvre du principe de Jordan. Cette mesure permettra aux personnes ayant été victimes de la conduite discriminatoire du Canada d’avoir accès à des services afin de remédier, en partie, aux conséquences de la discrimination.

[26] La Société de soutien appuie la demande d’indemnisation de l’APN, tant au chapitre du préjudice moral (alinéa 53(2)e)) qu’à celui de la discrimination délibérée ou inconsidérée (paragraphe 53(3)) de la LCDP. Il ne fait aucun doute qu’en l’espèce, les victimes ont subi un préjudice moral, certains enfants des Premières Nations ayant perdu leur famille à jamais et d’autres ayant perdu la vie. De plus, la Société de soutien appuie, pour une question de principe, la demande d’indemnisation individuelle de l’APN. Nous reconnaissons également que le processus d’indemnisation individuelle exigera la prise en compte de facteurs spéciaux et particuliers concernant les questions importantes que sont le consentement, l’admissibilité et la protection de la vie privée. Bon nombre des victimes des actes discriminatoires commis par le Canada sont des enfants et de jeunes adultes plus susceptibles d’être touchés par les désavantages et les traumatismes de leur historique.

[27] Selon la Société de soutien, tout processus mis en place devra refléter une approche culturellement adaptée et axée sur l’enfant, qui tienne compte de ces réalités. Il se peut également que les intéressés intentent leurs propres recours contre le Canada, individuellement ou dans le cadre d’un recours collectif ou d’une instance par représentation, et il est impossible pour les parties de saisir les points de vue de tous ces éventuels demandeurs sur les indemnités individuelles au moyen de la procédure du Tribunal. La Société de soutien est également consciente de l’importance et de la complexité des processus d’évaluation nécessaires pour administrer et verser des indemnités individuelles. Selon les meilleures estimations, une éventuelle ordonnance prévoyant le versement d’indemnités individuelles aux personnes placées à l’extérieur de leur foyer familial pourrait viser entre 44 000 et 54 000 personnes. Pour ce qui est du principe de Jordan, à la suite de l’ordonnance rendue par le Tribunal le 26 mai 2017, le nombre de demandes approuvées a considérablement augmenté (de fait, plus de 84 000 demandes visant des produits et des services ont été approuvées au cours de l’exercice 2018-2019), et le témoin du Canada ayant comparu au sujet du principe de Jordan a reconnu que ces demandes correspondaient à des besoins encore insatisfaits.

[28] En ce qui concerne la question posée par la formation quant à savoir qui devrait décider pour les victimes, la Société de soutien estime humblement que le Tribunal, aidé de toutes les parties, est l’instance la mieux placée pour décider de la réparation financière à accorder à cette étape de la procédure. Le Tribunal possède de l’expérience en matière d’indemnisation financière de victimes de discrimination, et il sait, grâce à une approche fondée sur le bon sens, ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas. En effet, la formation a acquis une expertise particulière dans la présente affaire. Elle comprend bien le programme et le principe de Jordan, les répercussions subies par les enfants des Premières Nations et l’importance d’assurer une réforme à long terme. Elle a également démontré que l’intérêt supérieur de l’enfant jouait un rôle central dans la prise de décisions, ce qui est essentiel pour décider avec justesse comment les victimes de discrimination devraient être indemnisées en l’espèce.

[29] Les droits des victimes appartiennent aux victimes. Bien qu’elle appuie la demande de l’APN, la Société de soutien estime que sa propre demande de constitution d’une fiducie à titre de réparation ne restreint nullement le droit des victimes de demander directement une indemnité ou une réparation à une autre instance. C’est pourquoi la Société de soutien sollicite humblement une ordonnance fondée sur le paragraphe 53(3) et enjoignant le Canada à verser la somme de 20 000 $ à titre d’indemnité — plus les intérêts, suivant le paragraphe 53(4) de la LCDP et le paragraphe 9(12) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles de procédure) — à chaque enfant des Premières Nations visé par le Programme des SEFPN qui a été placé à l’extérieur de son foyer familial entre 2006 et le moment où la réforme à long terme aura été mise en place, ainsi qu’à chaque enfant des Premières Nations qui, entre le 12 décembre 2007 et novembre 2017, n’a pas reçu un service ou un produit admissible en raison de l’approche discriminatoire adoptée par le Canada quant au principe de Jordan.

[30] Pour sa part, l’APN demande au Tribunal de rendre une ordonnance accordant une indemnité visant à remédier à la discrimination subie par les enfants vulnérables des Premières Nations et par les familles ayant besoin de services de soutien à l’enfance et à la famille dans les réserves.

[31] L’APN signale que la formation a déclaré ce qui suit dans sa décision principale : « Les traumatismes individuels et collectifs infligés aux Autochtones par le système des pensionnats, ancré dans des attitudes racistes et néocolonialistes, représentent l’un des aspects les plus sombres de l’histoire canadienne [et] les effets de ce système continuent à se faire sentir aujourd’hui chez les enfants, les familles et les collectivités des Premières Nations » (voir 2016 TCDP 2, au par. 412).

[32] L’APN fait valoir que le préjudice moral infligé aux enfants et aux familles victimes est profond, selon l’affidavit souscrit le 3 avril 2019 par la docteure Mary Ellen Turpel‑Lafond, en ajoutant que ce préjudice est directement lié aux actes discriminatoires commis par l’intimé. Sur la base des circonstances de l’espèce, l’APN demande, au nom des enfants et des familles des Premières Nations, que l’indemnité maximale permise par l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP soit versée à chacun et chacune pour tout préjudice moral subi. Compte tenu de la volumineuse preuve soumise au Tribunal en l’espèce et de l’expérience particulière que la formation a acquise jusqu’à présent dans la présente affaire, sans oublier l’expertise qu’elle possède dans l’application de la LCDP, l’APN estime que le Tribunal est l’organe approprié pour statuer sur la rémunération individuelle, compte tenu des faits uniques de l’espèce et des avis du groupe d’experts.

[33] Les personnes victimes des actes discriminatoires commis par l’intimé ont subi un grave préjudice moral et devraient être indemnisées, en particulier celles qui ont été prises en charge par suite d’une négligence. L’APN fait observer que certains enfants ont été pris en charge à la suite de mauvais traitements, et que l’accès à des programmes de prévention aurait pu empêcher ces mauvais traitements. Dans ces conditions, la nécessité d’une approche au cas par cas devient évidente, ce qui rend crédible la méthode suggérée par l’APN, à savoir la mise sur pied d’un groupe d’experts chargé d’examiner l’indemnité individuelle appropriée. En ce qui concerne la preuve, le Tribunal est habilité à accepter des éléments de preuve prenant diverses formes, y compris le ouï-dire. Le témoignage direct de chaque personne touchée par les actes discriminatoires commis par l’intimé n’est pas forcément requis pour qu’il y ait octroi d’une indemnité pour préjudice moral. Le Tribunal pourrait donc décider que les témoignages de quelques victimes peuvent servir à établir l’indemnité pour préjudice moral applicable à un groupe.

[34] L’APN a été mandatée, aux termes d’une résolution adoptée à la suite d’un vote de l’Assemblée générale des chefs, pour veiller à ce qu’une indemnité soit versée aux enfants et aux adolescents des Premières Nations ayant été pris en charge, de même qu’aux autres victimes de discrimination, et pour réclamer l’indemnité maximale permise par la Loi, au vu du fait que la discrimination en cause était délibérée et inconsidérée, qu’elle a causé un traumatisme et un tort continus aux enfants et aux jeunes, et qu’elle a provoqué une crise humanitaire (voir résolution de l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée extraordinaire des chefs, résolution no 85/2018, 4, 5 et 6 décembre 2018 (Ottawa, Ont.), Indemnisation financière des victimes de discrimination dans le système de protection de l’enfance).

[35] L’APN demande qu’une indemnité soit versée à chaque frère, sœur, parent ou grand-parent d’un enfant ou d’un jeune pris en charge en raison d’une négligence ou d’un traitement médical résultant des politiques discriminatoires de l’intimé, et que cette indemnité corresponde au montant maximum permis par la Loi.

[36] L’APN affirme qu’aucune autre preuve n’est requise de la part de l’APN ou des autres parties pour justifier le versement du montant maximum réclamé à titre d’indemnité pour les victimes de discrimination. Elle ajoute que le Tribunal peut se fonder sur les conclusions qu’il a tirées jusqu’ici.

[37] La Société de soutien et l’APN font toutes les deux valoir qu’il serait cruel de forcer des enfants à témoigner au sujet du préjudice moral qu’ils ont subi. De plus, obliger chaque enfant d’une Première Nation à témoigner devant le Tribunal serait à la fois inefficace et fastidieux.

[38] L’APN affirme en outre que les répercussions des actes discriminatoires commis par l’intimé sont bien réelles, et qu’elles sont importantes. Comme la formation l’a constaté, l’intimé n’a pas répondu aux besoins des enfants et des familles des Premières Nations lorsqu’il a fourni des services à leur intention, ce qui a causé, selon l’APN, un préjudice moral ouvrant droit à indemnisation. La discrimination constatée par la formation est survenue dans l’ensemble du territoire canadien.

[39] L’APN reconnaît que le versement d’indemnités aux victimes de la discrimination peut s’avérer une tâche considérable, compte tenu du grand nombre d’individus concernés et de la période visée. Un organisme indépendant comme la Commission pourrait faciliter l’organisation de l’indemnisation et des versements. Quel que soit l’organisme qui sera chargé de verser les indemnités, il lui faudra obtenir de l’intimé tous les documents pertinents et exacts en temps opportun. Des dispositions devront être prises pour protéger les victimes contre les prêteurs sans scrupules et les entreprises prédatrices. Enfin, un plan de notification pourrait faciliter la communication entre les personnes ayant droit à une indemnité.

[40] Dans sa demande de réparation, l’APN suggère la mise sur pied d’un groupe d’experts qui serait chargé de se pencher sur la possibilité de verser une indemnité individuelle aux victimes des actes discriminatoires de l’intimé. La Commission canadienne des droits de la personne pourrait, si elle le souhaite, assumer cette tâche. Dans l’affirmative, le Tribunal devrait ordonner à l’intimé de financer les travaux de la Commission.

[41] L’APN affirme de plus que la demande de versement des indemnités directement aux victimes des actes discriminatoires de l’intimé n’est pas sans précédent, et qu’en réalité, de nombreux parallèles peuvent être établis avec la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (la CRRPI). On peut aussi s’inspirer du Paiement d’expérience commune (le PEC) et de ses processus connexes, ainsi que du Processus d’évaluation indépendant (le PEI) pour trouver des indications sur la façon dont un organisme chargé du versement des indemnités pourrait être établi pour traiter l’indemnisation individuelle des enfants des Premières Nations et de leurs familles qui ont été victimes de discrimination en l’espèce.

[42] L’APN signale par ailleurs que son chef national et son Comité exécutif travaillent en collaboration avec la Société de soutien pour veiller à ce que l’administration et le versement de tout paiement aux victimes de discrimination proviennent de fonds autres que ceux versés à titre d’indemnité aux victimes, afin qu’aucune partie du montant accordé ne puisse être récupérée ou réclamée par les avocats ou autres représentants légaux des victimes.

[43] De façon générale, l’APN souhaite l’établissement d’un processus de réparation qui pourrait comporter tant des réparations pécuniaires que des réparations non pécuniaires, et qui serait encadré par un organisme indépendant. Étant donné la possibilité de conflits d’intérêts que comporte un tel processus de réparation, il faudrait s’assurer que les questions traitées dans le cadre de celui-ci soient à l’abri de toute influence des parties, en particulier le Canada. C’est pour cette raison précise que, dans la CRRPI, le PEI est traité isolément des autres litiges opposant les parties hors cour.

[44] Le processus de réparation proposé, qui serait supervisé par un organisme indépendant, serait de nature non accusatoire, une autre caractéristique de la CRRPI qui, selon l’APN, pourrait être transposée à l’espèce. De plus, ce processus pourrait reposer sur un processus de demande simplifié et efficace.

[45] L’APN signale qu’elle est au courant de la demande d’autorisation d’exercer un recours collectif qui a été déposée devant la Cour fédérale le mois dernier. À l’heure actuelle, le recours collectif n’en est qu’aux premières étapes, et il n’a pas encore été autorisé. Cette action est d’une nature très semblable à celle en l’espèce. L’APN remet en question l’exactitude du paragraphe 11 de la déclaration, dont voici un extrait : [traduction] « […] aucune indemnité financière individuelle des victimes de cette discrimination n’a eu lieu ou n’aura lieu suite au prononcé de la décision du Tribunal ». Il semblerait que la demanderesse s’attende à ce qu’aucune indemnité individuelle ne soit accordée dans la présente affaire soumise au Tribunal. En réponse, l’APN et les autres parties ont indiqué qu’elles envisageaient depuis le début l’indemnisation comme une réparation à long terme, qui devrait être examinée une fois réglée la question des mesures de redressement provisoires et à moyen terme. Les parties mettent actuellement ce plan à exécution. L’APN invite le Tribunal à ne pas tenir compte de cette observation particulière.

[46] Les Chefs de l’Ontario n’ont pas formulé d’observations écrites sur la question de l’indemnité. Dans leurs observations orales, ils ont indiqué qu’ils étaient satisfaits des demandes d’indemnisation des autres parties.

[47] L’objectif de la Nation Nishnawbe-Aski (la NNA) est de s’assurer que les enfants des Premières Nations touchent une indemnité pour la discrimination constatée par le Tribunal. La NNA appuie les réparations demandées par la Société de soutien.

[48] Citant plusieurs affaires, le PGC fait valoir plusieurs arguments qui ne seront pas reproduits ici intégralement. Comme la formation les a déjà tous examinés, il convient plutôt de les résumer, pour les raisons déjà mentionnées plus tôt.

[49] Le PGC soutient que les réparations doivent être adaptées à l’objet de la plainte déposée et à la discrimination constatée : en d’autres termes, elles doivent s’attaquer aux problèmes systémiques relevés, et non accorder une indemnisation pécuniaire à des personnes. Le versement d’une indemnité aux personnes visées par la présente demande serait incompatible avec l’objet de la plainte, de même qu’avec la preuve et les ordonnances déjà rendues par le Tribunal. Dans une plainte comme la présente, on entend par réparation adaptée celle qui ordonne la cessation des actes discriminatoires, remédie à ces actes et en empêche la répétition.

[50] De plus, le PGC affirme que la LCDP ne permet pas au Tribunal d’accorder une indemnité aux organisations plaignantes, en leur nom propre ou en fiducie pour le compte des victimes. Les plaignantes sont des organismes d’intérêt public, et non des victimes de la discrimination; elles ne répondent pas aux exigences relatives à l’admissibilité à une indemnité au titre de la Loi. Par ailleurs, un recours collectif visant à obtenir des dommages-intérêts pour les mêmes faits que ceux allégués dans la présente plainte, exercé au nom d’un groupe plus vaste de plaignants et couvrant une période plus longue, a déjà été déposé devant la Cour fédérale (voir T-402-19).

[51] Le PGC soutient qu’il s’agit d’une plainte de discrimination systémique. Dans ses observations écrites de 2014, la Société de soutien a reconnu qu’il s’agissait d’une plainte portant sur une discrimination systémique, et qu’il n’y avait pas de victimes individuelles au nombre des plaignantes et peu d’éléments de preuve concernant la nature et l’étendue du préjudice subi par les plaignants individuels. La Société de soutien a déclaré qu’il serait [traduction] « impossible » d’obtenir de telles preuves. L’absence de victimes plaignantes et l’affirmation selon laquelle il serait « impossible » de recueillir des éléments de preuve des victimes indiquent clairement qu’il ne s’agit pas d’une plainte justifiant l’octroi d’une indemnité à des personnes. L’APN semble elle aussi reconnaître qu’il s’agit d’une plainte de discrimination systémique, car selon ses dires, les actes discriminatoires en cause perpétuent à la fois la discrimination systémique et les désavantages historiques.

[52] Le PGC soutient également qu’il y a lieu d’établir une distinction entre les plaintes de discrimination systémique et les plaintes alléguant une discrimination contre une personne, car les unes et les autres commandent des réparations différentes. Les plaintes de discrimination systémique ne constituent pas une forme de recours collectif permettant de regrouper un grand nombre de plaintes individuelles. Il s’agit d’une forme distincte de plainte, qui vise à corriger des préjudices sociaux structurels. La présente plainte a été déposée par deux organismes, l’APN et la Société de soutien, qui réclament des changements systémiques pour remédier aux pratiques discriminatoires. Il ne s’agit pas d’une plainte déposée par des personnes désireuses d’obtenir une indemnisation pour le préjudice qu’elles auraient subi en raison d’un acte discriminatoire. Les organisations plaignantes n’ont pas été victimes de discrimination, et elles ne représentent pas légalement les victimes.

[53] Par ailleurs, le PGC fait valoir que la Commission canadienne des droits de la personne considère elle aussi qu’il s’agit d’une plainte de discrimination systémique. Le commissaire par intérim de l’époque, David Langtry, l’a qualifiée ainsi lors de sa comparution devant le Comité sénatorial permanent des droits de la personne le 11 décembre 2014. À propos de la façon dont la Commission répartissait ses ressources, M. Langtry a expressément cité la présente plainte comme exemple de plainte de discrimination systémique qui méritait une participation importante de la Commission.

[54] En outre, le PGC affirme que la preuve de la nature systémique de la plainte réside dans l’identité des plaignants, la façon dont la plainte est libellée, l’exposé des précisions et la nature des éléments de preuve présentés au Tribunal. Les ordonnances déjà rendues par le Tribunal dans la présente affaire indiquent clairement que le Tribunal considère lui aussi la présente plainte comme une plainte portant sur une discrimination systémique.

[55] Dans la même veine, le PGC ajoute que, dans leur plainte initiale déposée devant la Commission, les plaignantes se sont déclarées victimes de discrimination systémique. La façon dont la plainte est formulée est importante. Dans l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [Moore], la Cour suprême du Canada a déclaré que la réparation doit découler de la plainte telle qu’elle est formulée par le plaignant. Or dans leur exposé des précisions conjoint, les plaignantes indiquent également qu’il s’agit d’une plainte de discrimination systémique.

[56] Le PGC soutient par ailleurs que les plaintes présentées individuellement par des victimes fournissent des détails sur le préjudice que celles-ci auraient subi en raison d’actes discriminatoires. Si l’on était en présence d’une plainte alléguant une discrimination exercée contre une ou plusieurs personnes, on disposerait d’éléments de preuve attestant le préjudice qu’elles auraient ainsi subi et démontrant que les victimes satisfont aux exigences légales leur permettant d’obtenir une indemnité. Or, il n’existe aucune preuve de ce genre en l’espèce. Quant aux pratiques suivies en matière de protection de l’enfance, le dossier renferme très peu d’éléments de preuve concernant les répercussions de la pratique de financement discriminatoire sur les personnes, en particulier en ce qui concerne le lien de causalité, c’est-à-dire la preuve d’un lien entre les actes discriminatoires et le préjudice subi. L’APN reconnaît qu’une condamnation à des dommages-intérêts pour préjudice moral doit reposer sur des éléments de preuve exposant les répercussions des actes discriminatoires sur les victimes individuellement.

[57] Selon le PGC, notre Tribunal n’a indemnisé des personnes, dans des plaintes de discrimination systémique, que lorsqu’ elles étaient plaignantes et que des éléments de preuve établissaient le préjudice qu’elles avaient subi. Dans la présente affaire, le Tribunal ne dispose pas des preuves solides nécessaires pour pouvoir accorder des réparations individuelles. Le membre décideur doit être en mesure de déterminer l’étendue et la gravité du préjudice allégué pour pouvoir évaluer l’indemnité appropriée, mais la preuve requise pour ce faire n’a pas été présentée en l’espèce. Le PGC affirme en outre qu’aucune jurisprudence n’appuie l’argument voulant qu’une indemnité puisse être versée à un individu en cas de discrimination systémique sans qu’au moins une personne plaignante représentative ne fournisse les éléments de preuve nécessaires pour permettre au Tribunal d’évaluer correctement les dommages-intérêts ouvrant droit à indemnisation.

[58] De plus, le PGC plaide qu’aucun des outils dont dispose le Tribunal pour combler les lacunes de la preuve ne convient en l’espèce. Le Tribunal a le droit d’exiger des parties de meilleurs éléments de preuve et d’extrapoler à partir de la preuve présentée par un groupe de plaignants représentatifs. Toutefois, il n’y a pas, en l’espèce, de personnes agissant à titre de plaignantes représentatives, ni aucun élément de preuve concernant leur expérience à partir duquel le Tribunal pourrait extrapoler d’une manière rationnelle et défendable. La capacité du Tribunal d’exiger des éléments de preuve supplémentaires n’est pas non plus utile, puisque la Société de soutien a déclaré qu’il serait impossible de recueillir de tels éléments de preuve et que ceux-ci seraient incompatibles avec la nature fondamentale de la plainte. Le fait d’indemniser les victimes en l’espèce alors qu’elles ne sont pas plaignantes, irait à l’encontre de l’objection de caractère général à l’octroi d’une indemnité à des personnes non plaignantes dans le cadre de plaintes en matière de droits de la personne, ainsi que l’a reconnu la Cour fédérale dans la décision Canada (Secrétaire d’État aux Affaires extérieures) c. Menghani, [1994] 2 CF 102, au par. 62).

[59] Le PGC ajoute que, d’après les observations de la Commission au sujet de l’indemnité, le Tribunal a déjà refusé d’accorder une indemnité dans des plaintes où il aurait été peu pratique de faire témoigner des milliers de victimes, reconnaissant ainsi qu’il ne pouvait consentir des indemnités « en masse ». (Alliance de la Fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2005 TCDP 39, au par. 991; contrairement à d’autres aspects de cette décision, le refus du Tribunal d’accorder une indemnité pour préjudice moral ou une indemnité spéciale pour discrimination délibérée ou inconsidérée n’a pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire).

[60] Pour tirer ses conclusions, le Tribunal a reproduit des extraits d’une autre décision en matière d’équité salariale qui avait donné lieu à des conclusions semblables (Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), 1998 CanLII 3995 (TCDP), aux par. 496-498). L’affaire Postes Canada concernait environ 2 800 victimes, et l’affaire Conseil du Trésor, autour de 50 000 victimes.

[61] Le PGC soutient en outre que la présente plainte n’est pas un recours collectif, et que les réparations demandées par les parties s’apparentent davantage à celles qu’une cour supérieure de compétence générale peut accorder qu’à celles qu’accorde un tribunal administratif investi par la loi d’un mandat précis et limité. Un recours collectif portant sur l’objet de la présente plainte a d’ailleurs été déposé devant la Cour fédérale.

[62] Au demeurant, le PGC avance que dans l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [Moore] le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique avait permis au plaignant de présenter des éléments de preuve concernant des problèmes de nature systémique dans le cadre d’une plainte de discrimination contre une personne, en l’occurrence une personne qui était atteinte de dyslexie et se disait victime de discrimination parce qu’elle s’était vu refuser l’accès à l’éducation. Le tribunal de la Colombie‑Britannique s’était fondé sur cette preuve pour accorder des mesures de réparation d’ordre systémique. Toutefois, la Cour suprême du Canada a conclu que ces mesures étaient trop éloignées de la « plainte telle qu’elle [était] formulée par le plaignant » (au par. 61 [italiques dans l’original]). Elle a confirmé les réparations individuelles, mais annulé toutes les ordonnances relatives aux réparations d’ordre systémique, au motif que la réparation devait découler de la plainte. Selon le PGC, bien que la situation soit inversée en l’espèce, le même principe s’applique. Les plaignantes ont formulé la présente plainte en tant que plainte de discrimination systémique, et elles sont désormais liées par ce choix. En l’espèce, les réparations doivent être d’ordre systémique, d’autant plus que le Tribunal ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour pouvoir déterminer l’indemnité appropriée à accorder, s’il y a lieu, à des personnes. Le PGC ajoute qu’il ressort clairement de l’absence de preuve du préjudice subi par des personnes et de l’impossibilité apparente d’obtenir une telle preuve que nous ne sommes pas en présence d’une plainte dans laquelle il convient de consentir des indemnités sur une base individuelle.

[63] Le PGC ajoute que la Loi ne permet pas de déposer des plaintes au nom de catégories de plaignants ni d’accorder de réparations à ces mêmes catégories de plaignants. Le paragraphe 40(1) de la Loi permet à des individus ou à des groupes d’individus de déposer une plainte auprès de la Commission, tandis que le paragraphe 40(2) de la Loi autorise expressément la Commission à refuser d’examiner une plainte comme la présente, lorsqu’elle a été déposée sans le consentement des victimes elles-mêmes. L’absence de toute autre disposition semblable dans la Loi indique que le législateur fédéral a choisi de ne pas autoriser les plaintes du type recours collectif, et n’a certainement pas accordé au Tribunal la compétence ni les outils nécessaires pour statuer sur les plaintes collectives.

[64] De plus, le PGC ajoute qu’étant donné son absence de compétence en la matière, le Tribunal ne devrait pas s’appuyer sur des principes jurisprudentiels applicables aux recours collectifs. Le Tribunal des droits de la personne du Québec, dont la loi constitutive est semblable à la Loi applicable en l’espèce, a traité, dans la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Québec (Procureur général), 2007 QCTDP 26 (CanLII), des liens qui existent entre les recours collectifs et les droits de la personne dans le contexte du droit civil. Cette affaire concernait une entente intervenue entre le Québec, la Commission québécoise des droits de la personne et des syndicats d’enseignants. Les parties invitaient le tribunal à appliquer les principes relatifs aux recours collectifs et à entériner l’entente en cause, malgré l’opposition d’un groupe de jeunes enseignants qui estimaient que celle-ci leur était défavorable. Le tribunal québécois a refusé d’accéder à cette demande, en faisant observer que « [l]e recours collectif est un véhicule procédural extraordinaire, qui rompt avec le principe que nul ne peut plaider au nom d’autrui. Ce recours ne peut être exercé qu’avec l’autorisation préalable du tribunal » (au par. 105). Il a écarté l’idée suivant laquelle les principes du recours collectif pouvaient s’appliquer dans le contexte des droits de la personne, en faisant observer qu’en matière de recours collectif, le juge avait un rôle important à jouer pour protéger les « membres absents » (au par. 109). En l’absence de telles protections procédurales, on ne devrait pas utiliser le recours devant un tribunal pour déposséder les parties victimes intervenues au litige de leurs droits. Ce tribunal a également conclu que les mécanismes procéduraux relatifs aux recours collectifs étaient de nature législative, qu’ils ne pouvaient être exercés que lorsque les conditions prévues par la loi étaient réunies, et qu’on ne pouvait donc pas les transposer aux instances introduites devant le tribunal sans autorité législative à cet effet.

[65] Le PGC soutient également que, bien qu’il ne lie pas le Tribunal, le raisonnement du tribunal québécois est convaincant. Les principes des recours collectifs ne s’appliquent pas aux plaintes relatives aux droits de la personne, et ils ne devraient pas y être transposés sans autorisation législative en ce sens. Lorsque les tribunaux sont habilités à examiner des recours collectifs, ils disposent des outils nécessaires pour le faire. Par exemple, l’article 334 des Règles des Cours fédérales, qui régit les recours collectifs devant la Cour fédérale, habilite les juges à examiner et à autoriser les demandes de recours collectif, dicte la forme des ordonnances d’autorisation, prévoit un processus permettant de s’exclure du groupe et modifie les autres processus prévus par les Règles pour tenir compte des recours collectifs. L’article 334 des Règles exige notamment la désignation d’un représentant du groupe, soit une personne apte à agir à titre de demandeur ou de requérant au sens des Règles. À défaut de telles dispositions, le Tribunal canadien des droits de la personne n’est pas habilité à statuer sur des plaintes collectives ni à traiter des plaintes censées être présentées au nom de plaignants individuels non identifiés comme des recours collectifs.

[66] De plus, selon le PGC, le Tribunal n’a pas compétence pour accorder des indemnités individuelles dans le cas de plaintes de discrimination systémique, surtout lorsque, comme en l’espèce, il n’y a pas de plaignants individuels. La Loi et la jurisprudence de notre Tribunal et des cours fédérales indiquent clairement que le versement d’une indemnité aux organisations plaignantes ou à des victimes qui ne sont pas au nombre des plaignants outrepasserait la compétence du Tribunal. En effet, une indemnité ne peut être versée que s’il y a des éléments de preuve démontrant le préjudice subi par des personnes physiques plaignantes et que cette indemnité contribue à l’objectif de mettre fin aux actes discriminatoires et d’éliminer la discrimination.

[67] Le PGC avance qu’il n’y a aucun fondement juridique permettant d’indemniser les plaignantes. Le Tribunal a été créé par la Loi, et il ne peut exercer les importants pouvoirs qui lui ont été conférés en matière d’indemnisation des victimes de discrimination qu’en conformité avec celle-ci. Le Tribunal a pour mission de trancher les plaintes dont il est saisi. Son examen ne doit porter que sur la plainte, et les réparations qu’il ordonne doivent découler de cette dernière. Les exigences de l’alinéa 53(2)e) ou du paragraphe 53(3) doivent être satisfaites pour que le Tribunal puisse accorder une indemnité en vertu de la Loi.

[68] Quant au préjudice moral, le PGC ajoute que l’alinéa 53(2)e) de la Loi confère au Tribunal la compétence pour accorder jusqu’à 20 000 $ à la « victime » d’une discrimination pour tout préjudice moral subi en raison de l’acte discriminatoire. Toutefois, les organisations plaignantes ne sont pas victimes de la discrimination en cause, et elles n’ont subi aucun préjudice moral en raison de celle-ci. La preuve présentée au Tribunal par les plaignantes ne portait pas sur « l’existence d’une preuve de manifestations physiques ou mentales du stress occasionné par le préjudice moral, soit de la perte du respect découlant de la pratique discriminatoire alléguée » (Canada (Procureur général) c. Hicks, 2015 CF 599, au par. 48). Les personnes morales ne peuvent subir de préjudice moral, et il n’est donc pas nécessaire de « corriger les effets des actes discriminatoires en cause » (Closs c. Fulton Forwarders Incorporated and Stephen Fulton, 2012 TCDP 30, au par. 84) en ce qui concerne les plaignantes. Il a été jugé nécessaire de remédier à la discrimination constatée en l’espèce, mais c’est ce que les ordonnances antérieures du Tribunal ont permis de faire en l’espèce.

[69] En ce qui concerne le préjudice moral, le PGC ajoute que, pour qu’on puisse conclure qu’un acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré, et que cet acte ouvre par conséquent droit à indemnisation en vertu du par. 53(3) de la Loi, il doit être prouvé qu’il y avait, dans une certaine mesure, une intention ou un comportement dénué de prudence ou qui témoignait d’un mépris des conséquences de ce comportement. Le versement d’une indemnité au titre d’actes discriminatoires commis de manière délibérée ou inconsidérée est justifié lorsque le Tribunal arrive à la conclusion qu’une partie n’a pas respecté les ordonnances rendues par le Tribunal dans des affaires antérieures en vue d’empêcher que des situations semblables ne se reproduisent. Comme pour l’indemnité au titre du préjudice moral, l’indemnité pour des actes discriminatoires délibérés ou inconsidérés ne peut être versée qu’aux « victimes » des actes en cause. Or les organisations plaignantes n’ont pas été victimes de tels actes. De plus, rien ne laisse croire qu’il y ait eu un refus systématique de se conformer aux ordonnances.

[70] Le PGC avance que la présente plainte soulève de nouvelles questions. Aucune ordonnance n’obligeait le gouvernement à régler ces questions avant que le Tribunal ne rende sa première décision en l’espèce. Les décisions que le Tribunal a rendues dans la présente affaire depuis 2017 sont fondées sur les conclusions et le raisonnement de sa décision initiale, et elles ont pour objet de « fourni[r] des directives additionnelles aux parties » (2017 TCDP 14, au par. 32). Elles ne démontrent pas que le Canada a agi de façon imprudente et en négligeant les conséquences de son comportement. Les réserves exprimées au sujet de la pertinence de la réponse que le gouvernement a donnée par le passé à des études et à des rapports ne justifient pas l’octroi d’une indemnité en vertu du paragraphe 53(3). En fait, le financement des services de protection de l’enfance par le Canada a constamment évolué pour s’adapter aux changements observés dans les pratiques en matière de travail social, et pour tenir compte de la hausse constante des coûts engendrés par la prestation des services aux familles. Parmi les exemples de ces changements, mentionnons la refonte de la formule de financement visant à ajouter une source de financement supplémentaire pour les services de prévention, ainsi que le projet de loi C‑92, actuellement à l’étude à la Chambre des communes. Depuis que le PGC a présenté ses observations, le projet de loi C-92 a reçu la sanction royale.

[71] Selon le PGC, notre Tribunal est bien conscient des limites de sa compétence en matière de réparation. Dans les décisions qu’il a rendues dans la présente affaire, le Tribunal a fait preuve d’une compréhension nuancée, aussi bien de ses pouvoirs que des limites de sa compétence réparatrice. Le Tribunal devrait suivre ses propres directives pour trancher la question de l’indemnisation en l’instance. Dans la Décision, le Tribunal a conclu que son pouvoir discrétionnaire en matière de réparation devait être exercé de façon raisonnable et rationnelle, en tenant compte du lien entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée, mais aussi des circonstances particulières de l’affaire et de la preuve présentée. Pour en arriver à cette conclusion, le Tribunal a déclaré que le but de l’ordonnance était d’éliminer la discrimination, et non de punir le gouvernement.

[72] De plus, dans la Décision, lorsqu’il a refusé d’ordonner au gouvernement de payer les frais de transfert des enregistrements des audiences du Tribunal dans un format accessible au public à la demande de l’Aboriginal Peoples Television Network (APTN) [le Réseau de télévision des peuples autochtones], le Tribunal a reconnu l’importance du lien qui existe entre l’acte discriminatoire commis et la perte alléguée. Le PGC affirme que, bien que le Tribunal se soit montré respectueux envers la mission d’APTN et qu’il ait reconnu l’intérêt public à obtenir les enregistrements, le fait qu’APTN n’ait été ni une partie ni une victime signifiait que la demande de réparation n’était pas liée à la discrimination; elle a donc été rejetée.

[73] De plus, selon le PGC, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’il était nécessaire d’accorder des réparations structurelles et systémiques dans le cas des plaintes de discrimination systémique. Dans l’affaire du renvoi C.N.R. Co. and Canadian Human Rights Commission, 1985 CanLII 3179 (FCA) [CN], la Cour a établi que les indemnités ne pouvaient être accordées qu’aux victimes, de sorte qu’il était [traduction] « impossible, ou tout au moins inapproprié, de consentir une indemnité dans les cas de discrimination collective ou systémique » lorsque, comme en l’espèce, [traduction] « il peut, par la force des choses, être difficile d’identifier les victimes individuelles ».

[74] Le PGC soutient en outre que les réparations accordées en cas de discrimination systémique devraient viser à empêcher que des actes discriminatoires identiques ou similaires soient commis à nouveau, alors que, dans le cas d’une réparation accordée à une victime de discrimination, on cherche à replacer la victime dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée n’eût été la discrimination. Comme l’affirment les avocats spécialisés en droits de la personne Brodsky, Day et Kelly dans l’article qu’ils ont rédigé à l’appui de la présente plainte : [traduction] « lorsque le manquement à une obligation en matière de droits de la personne soulève des questions d’ordre structurel ou systémique — par exemple des politiques appliquées de longue date qui sont discriminatoires à l’égard des femmes autochtones —, il faut remédier aux violations sous-jacentes en intervenant sur le plan structurel ou systémique » (Gwen Brodsky, Shelagh Day & Frances Kelly, “The Authority of Human Rights Tribunals to Grant Systemic Remedies” (2017) 6:1 Can J Hum Rts 1 au p. 18).Le PGC soutient par ailleurs que toute indemnité doit être versée directement aux victimes de la discrimination. Rien ne permet légalement à la Société de soutien de demander que l’indemnité pour discrimination délibérée ou inconsidérée soit versée dans un fonds en fiducie qui sera utilisé pour accéder à des services tels que des programmes linguistiques et culturels, des programmes de réunification familiale, des thérapies, des programmes de santé et de bien-être et des programmes éducatifs. L’indemnité n’est payable qu’aux victimes, selon la Loi, et le versement d’une indemnité à une organisation au nom des personnes victimes pourrait empêcher ces dernières de faire valoir elles-mêmes leurs droits devant le Tribunal et d’obtenir une indemnité. Un tel versement pourrait également nuire au recouvrement d’une indemnité par les victimes dans le cadre d’un recours collectif, dans la mesure où d'éventuels dommages-intérêts accordés aux victimes seraient réduits en fonction de l’indemnité déjà accordée à l’organisation par le Tribunal.

[75]De plus, le PGC affirme qu’il ne convient pas d’accorder une indemnité dans le cas d’une demande alléguant des manquements aux principes de Jordan, puisque rien dans la Loi ne permet d’accorder une indemnité à ce titre aux organisations plaignantes ou aux personnes non plaignantes. Comme la Commission le signale dans ses observations, dès lors que le Canada a mis en œuvre des politiques qui s’attaquent de façon satisfaisante à la discrimination, aucune autre ordonnance n’est nécessaire.

[76] Le PGC soutient qu’il n’y a pas lieu de conclure que le gouvernement a fait preuve de discrimination délibérée ou inconsidérée en l’espèce. Dans le jugement Johnstone, sur lequel la Société de soutien se fonde, le Tribunal a justifié sa décision d’accorder une indemnité spéciale en vertu du par. 53(3) de la Loi en indiquant qu’on avait ignoré l’une de ses décisions antérieures portant sur les mêmes questions et que, notamment, le gouvernement s’était fondé sur des politiques arbitraires et non écrites, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[77] Selon le PGC, le Tribunal a demandé si la mise sur pied du groupe d’experts proposé par l’APN était réalisable et conforme à la loi, ou s’il conviendrait davantage que les parties forment un comité (qui pourrait éventuellement comprendre les Chefs de l’Ontario et la NNA), lequel renverrait les victimes individuelles au Tribunal pour indemnisation. Le PGC affirme que ni l’une ni l’autre de ces propositions n’est réalisable ou légale. Le Tribunal ne peut déléguer ses pouvoirs d’ordonner une réparation à un groupe d’experts. De plus, il ne faut pas perdre de vue la nature de la plainte en accordant une indemnisation à des victimes qui ne sont pas des plaignantes dans le cadre d’une plainte de discrimination systémique. Il n’y a pas de personnes physiques plaignantes en l’espèce, et l’on dispose de peu d’éléments de preuve relatifs au préjudice subi par les victimes, à partir desquels le Tribunal pourrait extrapoler. Agir ainsi irait également à l’encontre de l’objection de caractère général à l’octroi d’une indemnité à des personnes qui ne sont pas des plaignantes dans des affaires de droits de la personne.

[78] La Société de soutien demande que l’indemnité soit versée dans une fiducie indépendante semblable à celle créée aux termes de la CRRPI; quant à l’APN, elle demande que l’indemnité soit versée directement aux victimes et à leurs familles. Le PGC affirme que le Tribunal ne devrait adopter aucune des approches proposées par les plaignantes, et que la Loi ne l’y autorise d’ailleurs pas. Comme le Tribunal le signale dans sa question, l’entente relative aux pensionnats indiens est le résultat d’un accord intervenu entre les parties dans le règlement d’un recours collectif, et la fiducie indépendante n’a pas été imposée par un tribunal judiciaire ou administratif.

[79] Enfin, selon le PGC, une indemnité ne saurait être versée aux victimes ou à leurs familles dans le cadre de la présente procédure, puisqu’il n’y a pas de victimes ni de membres de leur famille agissant comme plaignants dans la présente plainte.

[80] Bien qu’elle n’ait pas présenté d’observations sur les réparations demandées, la Commission a présenté des arguments de droit utiles sur la question de l’indemnisation en réponse à la position juridique du PGC à ce propos, arguments qui seront résumés ici. La Commission convient que toute indemnisation financière versée aux victimes doit être étayée par des éléments de preuve. Il importe toutefois de se rappeler que l’alinéa 50(3)c) de la LCDP permet expressément au Tribunal « de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ». Par conséquent, lorsqu’il rend des décisions en vertu de la LCDP, le Tribunal peut se fonder sur des ouï-dire ou sur d’autres renseignements, ainsi que sur tout témoignage direct des parties, des victimes ou d’autres témoins (non souligné dans l’original).

[81] La Commission soutient en outre que les sommes accordées au titre du préjudice moral en vertu de la LCDP constituent des indemnités pour la perte du droit d’une personne d’être protégée contre la discrimination et pour la victimisation qu’elle a vécue. Le montant accordé comprend une indemnité pour atteinte à la dignité de la victime. Le montant exact qui est accordé dépend en grande partie de la gravité des répercussions psychologiques des actes discriminatoires sur la victime. Aucune preuve médicale n’est exigée pour réclamer une indemnité pour préjudice moral, bien que cette preuve puisse être utile pour établir le montant, le cas échéant.

[82] La Commission avance également que le Tribunal a déjà jugé que le jeune âge et la vulnérabilité d’un plaignant étaient des considérations pertinentes lorsqu’il s’agissait de décider du montant de l’indemnité à accorder pour préjudice moral, du moins dans un contexte de harcèlement sexuel. La Commission soutient que la vulnérabilité de la victime devrait être une considération pertinente dans tous les contextes, en particulier lorsqu’il est question d’enfants. Une telle conclusion serait conforme : i) aux approches adoptées par les tribunaux en matière de droits de la personne qui interprètent des dispositions de réparation analogues dans d’autres ressorts; et ii) à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada reconnaissant que les enfants constituent un groupe très vulnérable.

[83] Selon la Commission, la Cour d’appel fédérale a confirmé que lorsque le Tribunal conclut qu’un acte discriminatoire a causé un préjudice moral, une indemnité devrait être accordée en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP.

[84] Comme pour toutes les réparations prévues par la LCDP, les indemnités au titre du préjudice moral doivent être liées à la preuve, être proportionnelles à la nature de la violation et respecter le libellé de la Loi. Par conséquent, les indemnités pour préjudice moral ne doivent pas excéder le montant maximal de 20 000 $ prévu à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Par ailleurs, pour reprendre la mise en garde formulée par la Cour d’appel de l’Ontario au sujet d’un chef d’indemnisation équivalent du Code des droits de la personne de l’Ontario : [traduction] « les tribunaux des droits de la personne doivent veiller à ne pas accorder un montant trop peu élevé à titre de dommages-intérêts généraux, car cela minimiserait l’importance sociale que revêt [le Code] en permettant de fait la discrimination moyennant le paiement de droits » (Strudwick v. Applied Consumer & Clinical Evaluations Inc., 2016 ONCA 520, au par. 59).

[85] La Commission ajoute que la Cour d’appel fédérale a fait observer, dans l’arrêt Lemire c. Canada (Commission des droits de la personne), 2014 CAF 18 [Lemire], que le libellé du paragraphe 53(3) de la LCDP n’exigeait pas que soit apportée la preuve des dommages subis par la victime. Dans le contexte de l’ancienne interdiction des discours haineux prévue par la LCDP, on pouvait considérer que l’indemnité spéciale pour des actes délibérés ou inconsidérés indemnisait les victimes identifiées dans un discours haineux au titre du dommage « présumé avoir été causé » à leur sentiment de dignité humaine et d’appartenance à l’ensemble de la collectivité.

[86] La Commission fait valoir également que l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP permettent au Tribunal de condamner l’intimé à payer une indemnité financière à la « victime qui a souffert un préjudice moral ».

[87] De plus, la Commission avance que, dans la plupart des instances en matière de droits de la personne, le plaignant est également la victime présumée de l’acte discriminatoire reproché, mais que cela n’est pas toujours le cas. La LCDP prévoit clairement la possibilité qu’une plainte soit déposée par une personne qui ne prétend pas avoir été victime de l’acte discriminatoire allégué dans la plainte. En pareil cas, le paragraphe 40(2) confère expressément à la Commission le pouvoir discrétionnaire d’assujettir la recevabilité de la plainte au consentement préalable de la présumée victime. L’existence de ce pouvoir discrétionnaire indique qu’aux yeux du législateur fédéral, la « victime » et le « plaignant » peuvent être deux personnes distinctes.

[88] D’après la Commission, compte tenu de cette éventualité prévue dans la LCDP, le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire d’accorder des réparations financières aux victimes d’actes discriminatoires et de déterminer l’identité de ces victimes, en tenant toujours compte de la preuve qui lui est soumise. Par exemple, si le Tribunal connaît l’identité exacte des victimes, il pourrait ordonner que l’indemnité soit versée directement à celles-ci. Toutefois, s’il ne dispose d’aucun élément de preuve quant à l’identité précise des victimes, mais que la preuve est suffisante pour lui permettre de croire que les parties seraient en mesure de désigner les victimes, il pourrait rendre une ordonnance qui : (i) définit la catégorie de victimes; (ii) donne aux parties le temps de collaborer pour identifier les victimes; (iii) prévoit que le Tribunal conserve sa compétence pour superviser le déroulement du processus.

[89] La Commission affirme en outre que, dans la décision (voir Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1135 (CanLII), aux par. 61 et 67, conf. par 2011 CAF 202 (CanLII) [Walden]), la Cour fédérale : (i) a pris acte de ce vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’admissibilité de la preuve; (ii) a conclu qu’il n’était pas indispensable que le Tribunal entende le témoignage de toutes les victimes présumées de discrimination pour pouvoir les indemniser pour préjudice moral. La Cour a plutôt fait observer que le Tribunal pourrait, dans les circonstances appropriées, se fonder sur le témoignage par ouï-dire de certaines personnes pour déterminer le préjudice moral subi par un groupe.

[90] La Commission fait observer que, dans les questions qu’elle a posées aux parties au sujet de l’indemnisation, la présidente de la formation semble avoir exprimé des réserves au sujet de la possibilité pour le Tribunal d’ordonner qu’une formation soit constituée pour rendre effectivement des décisions sur les réparations appropriées en vertu de la LCDP. En toute déférence pour l’APN, la Commission partage ces réserves. Le législateur fédéral a confié la responsabilité de se prononcer sur l’indemnisation au Tribunal spécialisé créé en vertu de la LCDP. Aucune disposition de la Loi n’autorise le Tribunal à sous-déléguer cette responsabilité à un autre organisme. Sans autorisation législative en ce sens, toute sous‑délégation de ce genre serait probablement contraire aux principes du droit administratif.

[91] La Commission relève par ailleurs que, parmi les questions qu’elle a posées, la présidente de la formation a demandé s’il ne serait pas préférable de confier à un groupe d’experts le travail préliminaire d’identification des victimes et de soumettre ensuite les faits à l’appréciation du Tribunal. Si le Tribunal est prêt à aller dans cette direction, la Commission fait simplement observer que les pouvoirs de réparation du Tribunal ne lui permettent de rendre des ordonnances que contre la personne qui a enfreint la LCDP en l’espèce, en l’occurrence le Canada. Par conséquent, toute ordonnance concernant un groupe d’experts ne devrait pas avoir pour effet d’obliger la Commission ou toute autre partie qui n’est pas intimée en l’espèce à faire partie d’un groupe d’experts.

[92] Ne s’exprimant qu’en son propre nom, la Commission explique qu’elle craint de ne pas disposer des ressources suffisantes pour pouvoir participer à temps et de façon efficace à une procédure d’un groupe d’experts comme celle dont il est question ici. Une ordonnance autorisant la Commission à participer, sans toutefois l’y obliger, lui permettrait d’examiner les répercussions sur les ressources de tout processus qui pourrait être mis en place et de savoir à ce moment-là s’il est possible pour elle d’y prendre part.

V. Pouvoirs conférés au Tribunal par la Loi et objet de la demande

[93] Le pouvoir du Tribunal d’accorder des réparations, telles que des indemnités pour préjudice moral ou des dommages-intérêts spéciaux pour comportement délibéré ou inconsidéré, lui a été conféré par la LCDP, laquelle a été qualifiée à de nombreuses reprises par la Cour suprême du Canada de loi quasi constitutionnelle (voir, par exemple, Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), [1987] 2 RCS 84, aux p. 89-90 [Robichaud]; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30 (CanLII), au par. 81; et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 (CanLII), au par. 62 [Mowat]).

Le principe établissant la prépondérance de la LCDP a été énoncé pour la première fois dans l’arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink 1982 CanLII 27 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 145, à la p. 158, et il a été exposé plus en détail par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Winnipeg School Division No. 1 c. Craton 1985 CanLII 48 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 150, à la p. 156, où la Cour a déclaré :

Une loi sur les droits de la personne est de nature spéciale et énonce une politique générale applicable à des questions d’intérêt général. Elle n’est pas de nature constitutionnelle, en ce sens qu’elle ne peut pas être modifiée, révisée ou abrogée par la législature. Elle est cependant d’une nature telle que seule une déclaration législative claire peut permettre de la modifier, de la réviser ou de l’abroger, ou encore de créer des exceptions à ses dispositions (à la p. 577). (Voir également 2018 TCDP 4, au par. 29.)

C’est sous l’angle de la LCDP et de l’intention du législateur qu’il y a lieu d’examiner les réparations […] (Voir 2018 TCDP 4, au par. 30.)

Il est également important de rappeler que la LCDP consacre des droits qui revêtent une importance primordiale. Ces droits doivent être pleinement reconnus et mis en œuvre par le biais de la Loi. Lorsqu’il s’agit d’élaborer des réparations sous le régime de la LCDP, il convient d’interpréter les pouvoirs qui sont conférés au Tribunal en vertu du paragraphe 53(2) de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation des objectifs de la Loi. Lorsqu’on applique une méthode d’interprétation téléologique, les réparations prévues par la LCDP devraient permettre de faire valoir efficacement le droit protégé et de défendre utilement les droits et libertés de la victime de l’acte discriminatoire (CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 RCS 1114, à la p. 1134; et Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, aux par. 25 et 55). (Voir également 2016 TCDP 2, au par. 469).

[98] De plus, le Tribunal doit exercer ses vastes pouvoirs discrétionnaires en matière de réparation de manière raisonnable et rationnelle, en tenant compte du lien qui existe entre l’acte discriminatoire reproché et la perte alléguée, ainsi que des éléments de preuve présentés (voir Tanner c. Première Nation Gambler, 2015 TCDP 19, au par. 161 (citant Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 (CanLII), au par. 37; et Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, au par. 50).

[99] Lorsqu’il analyse la plainte, le Tribunal examine non seulement celle-ci, mais aussi les éléments qui ressortent de l’exposé des précisions, conformément à l’alinéa 6(1)d) des Règles de procédure (voir Lindor c. Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2012 TCDP 14, au par. 4).

[100] En fait, lorsqu’il examine la plainte, le Tribunal le fait en accord avec les principes susmentionnés et de manière non formaliste et non rigide :

Les formules de plainte ne doivent pas être scrutées de la même façon qu’un acte d’accusation en matière criminelle (Canada (Procureur général) c. Robinson, [1994] 3 CF 228 (CAF), cité dans Lindor, 2012 TCDP 14, au par. 22).

[101] De plus, le Tribunal a déjà conclu que la plainte n’est qu’un élément de la demande, une première étape, et qu’en conséquence, le Tribunal doit aller au-delà du formulaire de plainte pour déterminer l’objet de la demande :

En application du paragraphe 6(1) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les Règles), chaque partie doit signifier et déposer un exposé des précisions indiquant notamment :

  • a)les faits pertinents que la partie cherche à établir à l’appui de sa cause et b) sa position au sujet des questions de droit que soulève la cause. (Voir Kanagasabapathy c. Air Canada, 2013 TCDP 7, au par. 3).

Il faut se rappeler que la plainte originale ne tient pas lieu de plaidoirie (Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, par. 9 [Casler]; voir aussi Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, par. 10 [Gaucher]). De plus, comme il a été expliqué dans l’arrêt Casler :

[…] [I]l faut garder à l’esprit que le dépôt d’une plainte constitue la première étape du processus de résolution des plaintes en vertu de la Loi. […] Comme l’a affirmé le Tribunal au paragraphe 11 de la décision Gaucher, « [i]l est inévitable que de nouveaux faits et de nouvelles circonstances soient souvent révélés au cours de l’enquête. Il s’ensuit que les plaintes sont susceptibles d’être précisées ».

Comme l’indiquent les arrêts Gaucher et Casler, précités, la plainte déposée à la Commission n’est que sommaire : elle se précise nécessairement en cours de processus. C’est dans l’exposé des précisions que les conditions de l’audience se précisent (voir également Polhill c. Première Nation Keeseekoowenin, 2017 TCDP 34, aux par. 13 et 36).

[103] Il est utile d’examiner la présente demande, qui comprend en l’espèce la plainte, l’exposé des précisions et les faits particuliers de l’affaire, pour répondre à l’argument du PGC selon lequel il s’agit d’une demande d’ordre systémique qui ne se prête pas à des réparations individuelles.

[104] En l’espèce, le formulaire de plainte allègue que, [traduction] « dans la formule de financement en vigueur, les services d’intervention primaire, secondaire et tertiaire en cas de maltraitance des enfants, notamment l’application des mesures les moins perturbatrices possible, sont radicalement sous‑financés ». Ces services sont essentiels pour s’assurer que les enfants des Premières Nations ont, au même titre que les autres enfants du Canada, la possibilité de recevoir chez eux, en toute sécurité, des services de soutien (voir formulaire de plainte, aux pages 2 et 3).

[105] La formation a déjà conclu dans des décisions antérieures que ce sont les enfants des Premières Nations qui souffrent et qui subissent les effets préjudiciables du sous‑financement des services de prévention dans la formule de financement fédéral actuelle. La formation a examiné la demande, y compris la plainte, l’exposé des précisions, ainsi que l’ensemble du dossier de la preuve, les arguments, etc., pour en arriver à ses conclusions. Comme l’illustre le libellé repris ci-haut, la plainte désigne expressément les enfants des Premières Nations, et c’est en leur nom que l’APN et la Société de soutien ont présenté la plainte.

[106] De plus, l’exposé des précisions de la Société de soutien et de l’APN du 29 janvier 2013 [traduction] « sollicite une réparation pour préjudice moral, ainsi qu’une indemnité spéciale en vertu des alinéas 53(2)e) et 53(2)f) de la LCDP […] » (voir page 7, par. 21, ci-après reproduit) :

[traduction]

Réparations demandées

[…] sollicite, en vertu des alinéas 53(2)d), 53(2)e) et 53(2)f), une indemnité et une indemnité spéciale sous forme de versement d’une somme de cent douze millions de dollars dans un fonds en fiducie devant être administré par les SEFPN et devant servir : a) à indemniser, sous réserve des limites prévues aux alinéas 53(2)e) et 53(2)f,) chaque membre d’une Première Nation qui a été retiré de chez lui et pris en charge depuis 1989 et qui a de ce fait subi un préjudice moral; […]

[107] En l’espèce, le fait qu’il n’existe pas d’alinéa 53(2)f) dans la LCDP, et qu’il aurait plutôt fallu invoquer le paragraphe 53(3) n’est qu’une erreur sans importance, qui ne change rien à l’objet de la réparation demandée. De plus, cette erreur a été corrigée par la suite dans les observations finales de la Société de soutien.

[108] Il ressort clairement de l’examen de l’exposé des précisions des plaignantes qu’elles cherchaient à obtenir une indemnité depuis le début, soit avant même l’ouverture de l’audience sur le fond. Le Tribunal demande aux parties de préparer un exposé des précisions en vue de préciser la nature de la demande, compte tenu du fait que le formulaire de plainte est abrégé et qu’il est impossible d’y inclure tous les éléments de la demande. C’est aussi un outil d’équité et de justice naturelle qui permet aux parties de connaître à l’avance la thèse de leur adversaire afin de préparer leur cause. Il arrive parfois que les parties présentent également des requêtes en vue de faire annuler les allégations contenues dans l’exposé des précisions afin d’empêcher la partie adverse de présenter des éléments de preuve sur la question.

[109] Le PGC a répondu à ces allégations et demandes relatives à l’indemnisation dans son exposé des précisions mis à jour le 15 février 2013, ce qui démontre qu’il savait très bien que les plaignantes, la Société de soutien et l’APN, sollicitaient dans leur demande des réparations pour préjudice moral, ainsi qu’une indemnité spéciale pour chaque enfant.

[110] En témoigne la position du PGC sur la réparation demandée par les plaignantes, qui se lit comme suit :

[traduction]

En ce qui concerne les réparations sollicitées dans l’exposé des précisions des plaignantes, aux paragraphes 21(2), 21(3) — dans la mesure où la réparation demandée au paragraphe 21(3) vise la constitution d’un fonds en fiducie en vue d’indemniser certains membres non nommés des Premières Nations au titre du préjudice moral et relativement à certains services — et 21(5), ces réparations ne relèvent pas de la compétence du Tribunal […]. Aucune indemnité ne devrait être accordée en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, car aucune des deux plaignantes n’est une victime au sens de cet article. À titre subsidiaire, toute indemnité accordée en vertu de l’alinéa 53(2)e) devrait se limiter à un montant maximal de 40 000 $ (calculé comme suit : le maximum pouvant être accordé, soit 20 000 $, multiplié par le nombre de plaignantes, à savoir deux, pour un total de 40 000 $). (Voir l’exposé des précisions du procureur général du Canada, page 15, aux par. 64 et 66).

[111] La formation estime que cela démontre que le PGC était parfaitement au courant qu’une indemnité pour les personnes victimes et survivantes n’agissant pas elles-mêmes comme plaignantes faisait partie de la demande soumise au Tribunal par les deux plaignantes en l’espèce. De plus, dans un protocole de consultation signé dans le cadre de la présente instance par toutes les parties, y compris par l’ancienne ministre Jane Philpott au nom du Canada, le PGC a déjà admis que la question de l’indemnisation devait être tranchée par le Tribunal :

[traduction]

ATTENDU QUE le Tribunal a conservé sa compétence pour ce qui est d’assurer la mise en œuvre de sa décision, et a ensuite ordonné que cette mise en œuvre se fasse en trois étapes, à savoir : 1) des mesures de réparation immédiates; 2) des mesures de réparation à moyen et à long terme; et 3) l’indemnisation, et qu’il a différé son jugement sur la demande des plaignantes visant à condamner le Canada aux dépens pour entrave à la procédure du Tribunal relativement à la divulgation et à la production de documents; (Voir le protocole de consultation signé le 2 mars 2018, p. 2.) […]

Le Tribunal a ordonné que la mise en œuvre de sa Décision se fasse en trois étapes, à savoir : 1) des mesures de réparation immédiates, 2) des mesures de réparation à moyen et à long terme; et 3) l’indemnisation. Le Canada s’engage à consulter de bonne foi les plaignantes, la Commission et les parties intéressées sur chacune de ces trois étapes, dans la mesure de leurs intérêts et mandats respectifs. (Voir le protocole de consultation signé le 2 mars 2018, p. 7, au par. 4.)

VI. Victimes au sens de la LCDP

[112] Rien dans la Loi ne permet de penser que le Tribunal n’a pas compétence et ne peut accorder de réparations au profit de victimes qui ne sont pas des plaignantes. La formation ne souscrit pas à l’argument et à l’interprétation du PGC en ce qui concerne, notamment, les paragraphes 40(1) et 40(2), comme cela a été résumé précédemment. Voici le texte des paragraphes 40(1) et 40(2) :

40 (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

Consentement de la victime

(2) La Commission peut assujettir la recevabilité d’une plainte au consentement préalable de l’individu présenté comme la victime de l’acte discriminatoire.

[113] Il ressort du libellé de ces dispositions qu’une plainte peut être présentée au nom de la victime par un représentant, et que la Commission a le pouvoir discrétionnaire d’assujettir la recevabilité de la plainte au consentement préalable de la victime.

[114] En l’espèce, la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal, et elle ne s’oppose pas à la réparation demandée au nom des victimes.

[115] En conséquence, la formation est d’accord avec la Commission pour dire que la LCDP envisage clairement la possibilité, pour une personne qui ne prétend pas avoir été victime de l’acte discriminatoire allégué dans la plainte, de déposer une plainte. En pareil cas, le paragraphe 40(2) confère expressément à la Commission le pouvoir discrétionnaire de rendre la recevabilité de la plainte conditionnelle au consentement de la victime. L’existence de ce pouvoir discrétionnaire indique qu’aux yeux du législateur fédéral, la « victime » et le « plaignant » peuvent être deux personnes distinctes.

[116] En outre, la Cour d’appel fédérale a, dans l’arrêt Singh (Re), [1989] 1 C.F. 430, à la p. 442, discuté du sens du mot « victime » et déclaré ce qui suit :

La question de savoir qui est la « victime » de l’acte discriminatoire reproché est presque exclusivement une question de fait. La législation sur les droits de la personne ne tient pas tant compte de l’intention à l’origine des actes discriminatoires que de leur effet. L’effet n’est d’aucune façon limité à la « cible » présumée de l’acte discriminatoire et il est tout à fait concevable qu’un acte discriminatoire puisse avoir des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier qu’on qualifie de « victimes » des personnes qui n’ont jamais été visées par l’auteur des actes en question.

[117] Le Tribunal a déjà établi une distinction entre les plaignants et les victimes qui ne sont pas des plaignants dans le cadre de la LCDP :

Quant au troisième motif, je suis convaincu que l’instance aura des répercussions sur les intérêts des membres de l’IPFPC. L’IPFPC est l’agent négociateur des évaluateurs médicaux plaignants et non plaignants qui peuvent être reconnus à titre de « victimes » au sens de la LCDP et qui ont droit à une indemnisation. Pour cette seule raison, je conclus que l’IPFPC a un intérêt dans cette phase de l’instance. (Voir Walden et autres. c. Procureur général du Canada (représentant le Conseil du Trésor du Canada et Ressources humaines et Développement des compétences Canada), 2011 TCDP 19, au par. 25).

[118] Ces propos entrent en conflit avec l’argument du PGC suivant lequel le Tribunal ne peut accorder de réparation à des personnes qui ne sont pas des plaignantes, ainsi qu’avec son autre argument selon lequel le Tribunal n’a pas compétence pour accorder une réparation à un « groupe » de victimes représentées par une organisation.

[119] Dans l’affaire Walden, les décisions rendues par le Tribunal en ce qui concerne, respectivement, la responsabilité et la réparation ont toutes les deux fait l’objet d’un contrôle judiciaire, sans succès dans le cas de la première, et avec succès dans le cas de la seconde. La question de l’indemnisation a été renvoyée au Tribunal pour qu’il tranche deux questions : la première portait sur l’indemnisation pour préjudice moral, et l’autre sur l’indemnisation relative à la perte de revenu, y compris les prestations. Les parties ont négocié une entente relative au préjudice moral, et elles ont demandé au Tribunal de rendre une ordonnance sur consentement ayant pour effet de trancher cette question. (Voir Walden c. Canada (Développement social), 2011 TCDP 19 (CanLII), au par. 3.)

[120] Bien qu’en fin de compte, il ait rendu dans cette affaire une ordonnance sur consentement concernant l’indemnisation au titre du préjudice moral, le Tribunal ne pouvait rendre d’ordonnances qui n’auraient pas relevé de la compétence que lui confère la Loi.

[121] Le PGC s’appuie également sur le jugement rendu par la Cour fédérale dans l’affaire Canada (Secrétaire d’État aux Affaires extérieures) c. Menghani, [1994] 2 CF 102, au par. 62, pour étayer sa thèse suivant laquelle l’indemnisation des victimes dans la présente demande, où les victimes n’agissent pas comme plaignantes, irait également à l’encontre de l’objection de caractère général à l’octroi d’une indemnité à des personnes qui ne sont pas des plaignantes dans le cadre de plaintes relatives aux droits de la personne.

[122] La formation ne souscrit pas à l’interprétation, par le PGC, du jugement de la Cour fédérale en question ni à l’application qu’il en fait à l’espèce. L’analyse, le fondement factuel et les conclusions de la Cour fédérale sont différents de ceux de la présente affaire. La formation n’appuie pas la thèse du PGC selon laquelle il est interdit au Tribunal d’indemniser les victimes qui ne sont pas des plaignantes dans le cas qui nous occupe.

[123] La présente affaire a toujours concerné des enfants, comme en témoignent la plainte, l’exposé des précisions et les décisions antérieures du Tribunal. De plus, le PGC est conscient du fait que le Tribunal estime que la présente affaire concerne des enfants. Par ailleurs, la formation convient que l’APN et la Société de soutien ont déposé la plainte en qualité de représentantes d’un groupe que l’on peut identifier par des caractéristiques précises, sinon par le nom de ses membres. En outre, la formation estime important de tenir compte de la nature de la présente affaire dans laquelle les victimes et survivants font partie d’un groupe composé d’enfants vulnérables des Premières Nations.

[124] Bien qu’il existe d’autres tribunaux devant lesquels peuvent être exercées des actions collectives, l’APN a déclaré que le Tribunal avait été soigneusement choisi en l’espèce en raison de la nature de la demande, mais aussi des recours que la LCDP offre aux membres d’un groupe de personnes vulnérables, dont l’APN affirme qu’elles sont victimes d’actes discriminatoires commis en violation de la Loi.

VII. Analyse du préjudice moral

[125] Dès lors qu’il est établi qu’un acte discriminatoire a été commis ou qu’une perte a été subie, le Tribunal doit se demander s’il est justifié de rendre une ordonnance (voir par. 53(2) de la LCDP). À ce titre, le Tribunal est tenu d’évaluer la nécessité de rendre une ordonnance sur la foi des éléments qui lui sont soumis; il peut également renvoyer la question aux parties pour qu’elles présentent une preuve plus étoffée quant à l’ordonnance qui devrait être rendue (voir Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1135 (CanLII), aux par. 61 et 67, conf. par 2011 CAF 202 (CanLII) [Walden]). Telle est la situation dans laquelle se trouve la formation au moment de rendre une décision concernant les requêtes présentées en l’espèce (voir 2017 TCDP 14 (CanLII), au par. 27), (voir 2019 TCDP 7, au par. 47). Ainsi, en présence d’éléments de preuve suffisants et d’une réparation qui découle de la plainte, le Tribunal peut rendre les ordonnances qu’il juge appropriées.

[126] Dans une décision récente du Tribunal, Lafrenière c. Via Rail Canada Inc., 2019 TCDP 16, au par. 193, la membre instructrice Perreault a écrit ce qui suit au sujet du montant pouvant être accordé au titre du préjudice moral en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP :

Cependant, 20 000 $ est le montant maximal qui peut être accordé selon la loi et le Tribunal l’accorde habituellement pour les cas les plus graves : lorsque la portée et la durée de la souffrance du plaignant découlant de l’acte discriminatoire justifient le montant complet.

[127] La Cour d’appel fédérale a confirmé que la démonstration de l’existence d’un préjudice moral causé par un acte discriminatoire devrait ouvrir droit à une indemnisation par le Tribunal en vertu de l’al. 53(2)e) de la LCDP (voir Madame Unetelle c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 183 [Madame Unetelle], au par. 29, citant (notamment) Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au par. 115); et Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36, au par. 213).

[128] De plus, « [q]uand une personne subit un préjudice moral, aucune somme d’argent ne peut l’effacer. Le préjudice moral lié à un acte discriminatoire […] varie d’une personne à une autre. Les cicatrices psychologiques sont parfois longues à guérir et peuvent se répercuter sur l’estime de soi. Du point de vue de la personne victime d’un acte discriminatoire, il y a lieu d’accorder d’importantes sommes d’argent pour tenir compte de ce que cette personne a subi ainsi que pour rendre justice. Cela dit, lorsqu’une preuve établit l’existence d’un préjudice moral, il faut tenter de l’indemniser . […] Cependant, 20 000 $ est le montant maximal que le Tribunal peut accorder en vertu de l’alinéa 53(2)e) et il ne le fait que dans les cas les plus flagrants. » (voir Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, par.115, récemment cité dans l’arrêt Madame Unetelle, au par. 29).

[129] La réparation pour préjudice moral réclamée en l’espèce est prévue à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le paragraphe 53(2) est ainsi libellé :

Plainte jugée fondée

(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

[130] L’article 53 assujettit l’octroi de toute réparation à une condition logique, à savoir que la réparation doit découler de la conclusion que la plainte est fondée. Le cas échéant, la victime de l’acte discriminatoire dispose d’un éventail de réparations possibles. Le libellé du paragraphe 53(2) est sans ambiguïté et permet à la victime de l’acte discriminatoire d’obtenir du « membre instructeur qui juge la plainte fondée », « selon les circonstances », l’une ou l’autre des réparations énumérées à l’article 53. Il ne fait aucun doute que le libellé de la LCDP n’empêche pas d’accorder plusieurs réparations, et ce, même si des mesures de réparation d’ordre systémique ont été ordonnées.

[131] Le PGC a raison d’affirmer qu’une discrimination systémique exige une réparation de nature systémique. Toutefois, son argument voulant que cela empêche la formation d’accorder les autres réparations qu’elle juge appropriées à la lumière des faits et de la preuve dont elle dispose est mal fondé.

[132] Pour trancher la question, il convient tout d’abord d’examiner le texte de loi applicable :

La règle d’interprétation législative de base est la suivante : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87; voir également Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21). (Voir également Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2015 TCDP 14, au par. 12).

[133] La nature de la législation relative aux droits de la personne est également prise en compte lorsqu’il s’agit de l’interpréter :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façon à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu’offre la Loi d’interprétation fédérale lorsqu’elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (voir CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 RCS 1114, p. 1134) cité dans 2015 TCDP 14, au par. 13).

[134] En conséquence, il est d’une importance capitale d’analyser les faits propres à l’affaire et d’évaluer la preuve admise versée au dossier du Tribunal. De fait, la Cour d’appel fédérale a récemment expliqué en quoi consistait cet exercice d’interprétation de la Loi :

Pour discerner le sens du terme « indemniser », la Commission est tenue de procéder à un exercice d’interprétation de la loi. Pour que son interprétation soit raisonnable, la Commission doit déterminer l’intention du législateur en examinant l’alinéa 53(2)e) dans son contexte global, selon le sens grammatical et ordinaire des mots qui le composent, d’une manière qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la Loi. Il importe que la Commission garde en tête que la législation sur les droits de la personne doit être interprétée de façon libérale et de manière à reconnaître les droits protégés et à leur donner effet pleinement (voir Madame Unetelle c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 183, au par. 23).

[135] L’analyse juridique appropriée doit être réalisée de manière équitable, large et libérale; elle doit favoriser la réalisation de l’objectif de la Loi et tenir compte de la nécessité de faire respecter les droits de la personne que celle-ci vise à protéger. Comme nous l’avons déjà mentionné, on ne doit pas chercher des moyens de minimiser ces droits et d’en affaiblir l’effet voulu.

[136] Le PGC cite l’arrêt Moore à l’appui de son affirmation selon laquelle le Tribunal ne peut accorder de réparations individuelles dans une affaire de discrimination systémique. Le Tribunal est toutefois en désaccord avec l’interprétation que le procureur général du Canada fait de cette décision.

[137] Dans l’arrêt Moore, la Cour suprême n’a pas dit qu’il était impossible d’accorder à la fois des réparations systémiques et individuelles aux victimes d’actes discriminatoires. Elle a plutôt insisté sur la nécessité qu’il existe un lien entre la réparation et la plainte, mais aussi un fondement probatoire, pour pouvoir rendre les ordonnances. Dans le cas de Jeffrey Moore, il s’agissait d’une plainte de discrimination individuelle, dans laquelle le Tribunal était allé au-delà de la plainte pour conclure à l’existence d’une discrimination systémique. La Cour suprême, qui s’est penchée sur la question, a exposé l’affaire dans les termes suivants :

Le présent pourvoi porte sur l’éducation de Jeffrey Moore, un enfant ayant des troubles d’apprentissage sévères, qui soutient avoir été victime de discrimination, parce que les mesures de remédiation intensives dont il aurait eu besoin au cours de ses premières années d’école en raison de sa dyslexie n’étaient pas offertes dans le système scolaire public. Sur la recommandation d’un psychologue scolaire, les parents de Jeffrey l’ont inscrit dans des écoles privées spécialisées en 4e année du primaire et ont payé les frais de scolarité nécessaires. Les mesures de remédiation qu’il a suivies ont porté fruit et son habileté à la lecture s’est améliorée de façon appréciable.

[138] Le père de Jeffrey, Frederick Moore, avait déposé contre le district scolaire et le ministère de l’Éducation de la Colombie‑Britannique une plainte fondée sur les droits de la personne affirmant que Jeffrey avait fait l’objet de discrimination basée sur sa déficience et avait été privé d’un [traduction] « service [...] destiné au public », en contravention de l’art. 8 du Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210 [le Code]. (Voir Moore, aux par. 1 et 2.)

[139] La Cour suprême a également discuté en ces termes de la question de la réparation : « [l]a réparation doit cependant découler de la demande. En l’espèce, la demande a été présentée au nom de Jeffrey, et tous les éléments de preuve étayant concrètement cette demande le concernaient directement. Le Tribunal était certes autorisé à tenir compte de la preuve de nature systémique afin de décider si Jeffrey avait été victime de discrimination, mais il n’était pas nécessaire qu’il se livre à une enquête approfondie sur la structure précise des mécanismes de financement provinciaux ou sur tous les aspects de l’administration par la province de l’éducation spécialisée pour décider si Jeffrey avait été victime de discrimination. À mon humble avis, le rôle du Tribunal est de statuer sur la plainte particulière dont il est saisi, non d’agir comme une commission royale d’enquête. » (Voir Moore, au par. 64.)

[140] En l’espèce, il s’agit au contraire d’un cas de discrimination raciale systémique, comme l’a admis le Canada dans ses observations orales et écrites sur l’indemnité; et il s’agit également d’une affaire dans laquelle le Tribunal a conclu que le système avait eu des effets préjudiciables pour les enfants des Premières Nations et leurs familles.

[141] Il vaut la peine de mentionner que la Décision sur le fond débute par cette importante conclusion : « La présente décision concerne les enfants. Elle porte plus précisément sur les pratiques, actuelles et passées, en matière d’aide à l’enfance au sein des Premières Nations vivant dans des réserves du Canada et sur les répercussions que ces pratiques ont eues et continuent d’avoir pour les enfants de Premières Nations, pour leurs familles et pour leurs collectivités. » (Voir 2016 TCDP 2, au par. 1, caractères gras ajoutés.)

[142] La formation estime qu’en affirmant qu’il n’y a aucune preuve au dossier qui justifierait de verser une indemnité aux victimes individuelles qui ne sont pas des plaignantes en l’espèce, le procureur général du Canada ne tient pas compte de l’alinéa 50(3)c) de la LCDP qui permet au membre instructeur : « (c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ». La seule restriction concernant la preuve se trouve au paragraphe 50(4) de la LCDP, qui prévoit que le membre instructeur ne peut admettre en preuve les éléments qui, selon le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires.

[143] Le mot « peut » indique qu’il est loisible au membre instructeur d’imposer ou non cette restriction, à sa discrétion.

[144] Le Tribunal estime qu’il est déraisonnable d’obliger des enfants vulnérables à témoigner au sujet des torts qu’ils ont subis en raison de la discrimination raciale systémique, surtout lorsque des éléments de preuve par ouï-dire fiables tels que des rapports d’experts, des affidavits et des témoignages d’adultes s’exprimant au nom des enfants et des documents gouvernementaux officiels en confirment l’existence. Dans ses observations, le PGC ne tient pas compte des conclusions tirées par le Tribunal en 2016, par lesquelles celui-ci avait fait siennes bon nombre des conclusions formulées dans des rapports jugés fiables. Le PGC fait ainsi abstraction des conclusions rendues par le Tribunal en l’instance dans ses décisions antérieures en l’espèce en ce qui a trait aux souffrances subies par les enfants.

[145] Dans l’arrêt Développement social Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), 2011 CAF 202, au par. 73 (Walden CAF), la Cour d’appel fédérale a, comme l’a mentionné la Commission : (i) pris acte de ce vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’admissibilité de la preuve; (ii) conclu qu’il n’était pas indispensable que le Tribunal entende le témoignage de toutes les victimes présumées de discrimination pour pouvoir les indemniser pour préjudice moral. La Cour a plutôt fait observer que le Tribunal pouvait, dans les circonstances appropriées, se fonder sur le témoignage par ouï-dire de certaines personnes pour déterminer le préjudice moral subi par un groupe.

[146] La formation n’adhère pas à l’idée voulant que la discrimination systémique ne puisse donner ouverture qu’à une réparation de nature systémique. Comme nous l’avons déjà mentionné, rien dans la LCDP n’interdit au Tribunal d’ordonner, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, des réparations d’ordre systémique en plus de réparations individuelles si la plainte est fondée et qu’elle est étayée par la preuve.

[147] Une réforme du système ne suffira pas à redresser les torts causés aux enfants qui ont été inutilement retirés de leur foyer ni à réparer ceux causés à leurs parents. Même les enfants qui ont été réunis avec leur famille ne peuvent récupérer le temps qu’ils ont perdu auprès des leurs. Le fait d’être privé de la possibilité de demeurer chez eux, avec leur famille et dans leur collectivité, en raison de la discrimination raciale est l’une des formes les plus flagrantes de discrimination entraînant des conséquences graves et bien documentées, y compris le préjudice moral dont fait état la preuve présentée en l’espèce.

[148] Comme nous le verrons plus loin, la preuve est suffisante pour conclure que chacun des enfants qui ont été retirés inutilement de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité a souffert. Tout enfant retiré de son foyer, même s’il a retrouvé plus tard sa famille, a souffert durant la séparation qui en a découlé.

[149] L’emploi des termes « retirés inutilement » rend compte de la distinction qui est faite entre deux catégories d’enfants : ceux qui n’avaient pas besoin d’être retirés de leur foyer et ceux qui devaient l’être. Les enfants maltraités sexuellement, physiquement ou psychologiquement par leurs parents ou par les personnes qui s’occupaient d’eux devaient être retirés de leur foyer; mais ils auraient dû être placés chez un membre de la famille, ou confiés à une famille d’accueil de la communauté digne de confiance. Ces enfants des Premières Nations ont subi un préjudice important, qui s’est trouvé aggravé par la discrimination ayant fait en sorte qu’ils ont été retirés de leur famille élargie et de leur collectivité alors qu’ils auraient dû trouver du réconfort auprès de personnes qu’ils connaissaient. Voilà un bon exemple d’atteinte au principe d’égalité réelle.

[150] La formation est d’avis que, dans pareilles situations, seuls les enfants devraient être indemnisés, et non les agresseurs. La formation est bien consciente que certains des agresseurs ont eux-mêmes été maltraités, dans des pensionnats ou ailleurs, et que ces crimes violents sont inacceptables et condamnables. La formation a reconnu, dans sa Décision, les souffrances vécues par les peuples des Premières Nations. Cependant, tous les enfants maltraités ne sont pas devenus eux-mêmes des agresseurs, même sans le bénéfice d’une thérapie ou d’autres services. La formation estime qu’il est important que les enfants qui sont des victimes et survivants de violences aient le sentiment d’obtenir réparation, et ne voient pas leurs agresseurs recevoir une indemnité financière, indépendamment des intentions et des antécédents de ceux-ci.

[151] De plus, le Tribunal reconnaît que les souffrances endurées par les enfants des Premières Nations et leurs familles peuvent les suivre tout au long de leur vie, même après que les familles sont réunies, compte tenu de la gravité des effets préjudiciables causés par le démantèlement des familles et des communautés.

[152] Par ailleurs, le Tribunal dispose de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure au préjudice moral subi par les victimes et survivants que sont les enfants des Premières Nations et leurs familles.

[153] Tout au long de la Décision et des autres décisions du Tribunal, il a été question des enfants des Premières Nations et de leurs familles. La formation ne s’est pas concentrée sur les plaignantes lorsqu’elle a analysé les effets préjudiciables. Elle a bien expliqué qu’elle s’en tenait à l’analyse des répercussions des actes discriminatoires sur les enfants des Premières Nations. Ses conclusions portaient sur la capacité des organismes à fournir des services, mais, surtout, sur les enfants des Premières Nations, leurs familles et leurs collectivités, qui sont les victimes et les survivants des actes discriminatoires. La formation fait continuellement référence aux enfants des Premières Nations et à leurs familles dans toute la Décision, qui commence d’ailleurs par la phrase suivante : « [l]a présente décision concerne les enfants. Elle porte plus précisément sur les pratiques, actuelles et passées, en matière d’aide à l’enfance au sein des Premières Nations vivant dans des réserves du Canada et, sur les répercussions que ces pratiques ont eues et continuent d’avoir pour les enfants de Premières Nations, pour leurs familles et pour leurs collectivités » (au par. 1, caractères gras ajoutés).

[154] De plus, il ressort à l’évidence d’une analyse des conclusions du Tribunal que les ordonnances rendues par celui-ci visent à améliorer la vie des enfants des Premières Nations, et que ce sont les enfants et les familles des Premières Nations qui sont les victimes de la discrimination. Le Tribunal a constaté l’existence d’une discrimination raciale systémique, et il reconnaît qu’il s’agit en l’espèce d’un cas de discrimination raciale systémique. La formation a également tiré de nombreuses conclusions sur les effets préjudiciables subis par les enfants et les familles des Premières Nations et sur le fait que ces effets préjudiciables avaient causé de graves préjudices et souffrances aux enfants, ces deux conclusions étant indissociables. Bien qu’une conclusion de discrimination et d’effets préjudiciables n’aboutisse pas toujours à une conclusion de préjudice moral, c’est assurément le cas ici. L’examen de la Décision et des décisions subséquentes le démontre clairement. Il n’y a aucune raison de ne pas accepter que les deux réparations puissent être accordées en l’espèce. La violation des droits individuels résultant d’une discrimination raciale systémique justifie l’adoption de mesures correctives en plus de la réforme systémique déjà ordonnée par le Tribunal. (Voir 2016 TCDP 2, 10 et 16; 2017 TCDP 7, 14 et 35; 2018 TCDP 4).

[155] De plus, dans des décisions antérieures, le Tribunal a déjà tiré de nombreuses conclusions concernant les effets préjudiciables subis par les enfants des Premières Nations et leurs familles. On trouve certaines de ces conclusions dans la compilation des citations ci-après :

Le Programme des SEFPN, les modèles de financement et les autres ententes provinciales/territoriales connexes ne s’appliquent qu’aux membres des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon. C’est uniquement en raison de leur race, ou de leur origine nationale ou ethnique, qu’ils subissent les effets préjudiciables que nous avons énumérés, à l’occasion de la prestation de services à l’enfance et à la famille. De plus, ces effets préjudiciables perpétuent les désavantages historiques et les traumatismes subis par les peuples autochtones, notamment en raison du système des pensionnats indiens. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 459.) […]

Le Tribunal reconnaît les souffrances des enfants et des familles des Premières Nations privés d’une chance équitable de demeurer unis ou d’être réunis en temps opportun. Nous reconnaissons également les familles et les enfants des Premières Nations qui sont, ou qui ont été défavorisés par les méthodes d’aide à l’enfance actuelles et passées utilisées par le gouvernement du Canada dans les réserves. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 467.)

Dans l’ensemble, la méthode appliquée par AADNC pour procurer des fonds destinés à assurer la sécurité et le bien-être des enfants des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon par le biais de services adaptés à la culture des enfants des Premières Nations, conformes aux lois et aux normes des provinces et des territoires et fournis d’une manière raisonnablement comparable à ceux qui sont fournis hors des réserves dans une situation analogue, est loin d’atteindre l’objectif visé. En fait, la preuve démontre que bon nombre des enfants et des familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon sont défavorisés et même, privés de services à l’enfance et à la famille adéquats, par la manière dont AADNC applique le Programme des SEFPN, les modèles de financement et les autres ententes provinciales/territoriales connexes. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 393.)

Comme nous le verrons dans la section suivante, les effets préjudiciables découlant du Programme des SEFPN, des modèles de financement correspondants et des autres ententes provinciales/territoriales connexes perpétuent les désavantages historiquement subis par les Premières Nations. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 394.)

La preuve en l’espèce montre non seulement que l’application du Programme des SEFPN d’AADNC, des modèles de financement correspondants et des autres ententes provinciales/territoriales connexes entraîne différents effets préjudiciables, mais également que ces effets perpétuent les désavantages historiques qu’ont subis les peuples autochtones, principalement en raison du système des pensionnats indiens. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 404.)

[…] L’héritage laissé par les pensionnats indiens a contribué à des problèmes sociaux qui persistent dans de nombreuses communautés aujourd’hui.

[…]

Aux quelque 80 000 anciens élèves toujours en vie, ainsi qu’aux membres de leurs familles et à leurs communautés, le gouvernement du Canada admet aujourd’hui qu’il a eu tort d’arracher les enfants à leurs foyers et s’excuse d’avoir agi ainsi. Nous reconnaissons maintenant que nous avons eu tort de séparer les enfants de leur culture et de leurs traditions riches et vivantes, créant ainsi un vide dans tant de vies et de communautés, et nous nous excusons d’avoir agi ainsi. Nous reconnaissons maintenant qu’en séparant les enfants de leurs familles, nous avons réduit la capacité de nombreux anciens élèves à élever adéquatement leurs propres enfants et avons scellé le sort des générations futures, et nous nous excusons d’avoir agi ainsi. […] (Voir 2016 TCDP 2, au par. 411.)

Dans un esprit de réconciliation, le Tribunal reconnaît également les souffrances infligées par les pensionnats indiens. Les traumatismes individuels et collectifs infligés aux Autochtones par le système des pensionnats, ancré dans des attitudes racistes et néocolonialistes, représentent l’un des aspects les plus sombres de l’histoire canadienne. Ainsi que le Tribunal l’explique dans la section suivante, les effets de ce système continuent à se faire sentir aujourd’hui chez les enfants, les familles et les collectivités des Premières Nations. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 412.)

Cependant, malgré les précisions apportées par ce principe directeur, si le financement se limite à la prestation de ces services, le principe perd tout son sens. […] Si le financement n’est pas réaliste, comment certaines collectivités des Premières Nations peuvent-elles corriger les séquelles des pensionnats indiens? Il sera difficile, sinon impossible, de le faire, de sorte qu’un plus grand nombre d’enfants seront finalement pris en charge, ce qui perpétuera le cycle de contrôle que des forces extérieures ont exercé sur la culture et l’identité autochtones. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 425.)

Aujourd’hui, comme c’était le cas à l’époque des pensionnats, c’est encore le gouvernement qui détermine le sort et l’avenir d’un grand nombre d’enfants des Premières Nations, que ce soit par l’application de modèles de financement restrictifs et inadéquats ou par le biais d’ententes bilatérales avec les provinces. La prestation de services à l’enfance et à la famille par une Première Nation et sa participation par le biais d’un représentant de bande ont pour but d’assurer que les services soient adaptés aux particularités culturelles et correspondent aux besoins de la collectivité. Si ce résultat est atteint, les services à l’enfance et à la famille deviendront peut-être plus légitimes aux yeux de la collectivité, ce qui en accroîtra l’efficacité et pourrait, en fin de compte, aider les personnes, les familles et les collectivités durement éprouvées par le système des pensionnats indiens et d’autres traumatismes historiques à se reconstruire. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 426.)

[…] À cet égard, la formation tient à souligner l’importance de régler le problème du retrait massif d’enfants aujourd’hui. Les collectivités autochtones ont peut‑être des points de vue différents sur le bien-être à l’enfance, mais rien ne prouve qu’elles s’opposent aux mesures prises pour cesser de retirer les enfants de leurs Nations. En fait, il serait quelque peu surprenant qu’elles le fassent, car cela serait assimilable à une mentalité colonialiste. Quoi qu’il en soit, les affirmations du Canada sur ce point ne sont pas une preuve et ne nous aident pas dans nos conclusions. Par ailleurs, les collectivités autochtones ont des obligations envers leurs enfants, comme celle de les garder en sécurité dans leurs foyers, dans toute la mesure du possible. Bien qu’il puisse y avoir des points de vue différents d’une Nation à une autre, le besoin de garder le plus possible les enfants dans leurs collectivités est assurément le même. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 62.)

Cela dit, la formation appuie entièrement l’intention du Parlement d’établir une relation de nation à nation et le fait que la réconciliation est l’objectif que vise le Parlement (voir Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99), et elle le félicite d’avoir adopté cette démarche. La formation a ordonné que l’on réponde aux besoins précis des collectivités et cela consiste à consulter ces dernières. Cependant, elle n’entrevoyait pas que cette ordonnance retarde la réponse aux besoins urgents. La formation a prévu que pendant que les organismes disposeraient de plus de ressources pour mettre fin au retrait massif d’enfants immédiatement, on identifierait les meilleures pratiques ainsi que les besoins et ce, en vue d’améliorer les services pendant que la réforme du programme progresse à plus long terme. Ce n’est pas l’un ou l’autre; c’est l’un en plus de l’autre. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 66.)

Il s’agit là d’un exemple frappant d’un système inspiré d’opinions colonialistes qui perpétue un préjudice historique à l’encontre des peuples autochtones, le tout justifié dans le cadre d’une politique. La nécessité de rendre compte des fonds publics est certes légitime, mais elle devient troublante quand on s’en sert comme argument pour justifier le retrait massif d’enfants, plutôt que de l’éviter. Il est nécessaire de changer cela immédiatement si l’on veut mettre fin à la discrimination. La formation estime que la gravité et l’urgence de la question ne se reflètent pas dans certaines des actions et des réponses du Canada. Il s’agit là d’un exemple clair de politique qui a été jugée discriminatoire et qui perpétue encore de la discrimination. La formation conclut donc qu’elle doit intervenir en rendant des ordonnances supplémentaires. À l’appui de la conclusion de la formation, des preuves convaincantes ont été présentées dans le contexte des procédures relatives aux requêtes. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 121.)

Le témoignage de Mme Lang, fait plus d’un an après la Décision, établit qu’à part quelques discussions aucune donnée ou aucun plan à court terme n’ont été présentés pour étudier cette question. L’accent est mis sur les considérations financières et non sur l’intérêt supérieur des enfants, pas plus qu’on n’examine la question de la responsabilité et de la prévention des retraits massifs d’enfants. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 132.)

La formation conclut [qu’il] est nécessaire de rendre d’autres ordonnances à propos de cette question primordiale si l’on veut mettre fin au retrait massif d’enfants autochtones et ainsi aider les Nations à garder leurs enfants en sécurité dans leurs propres collectivités. […] (Voir 2018 TCDP 4, au par. 133.)

Il est important de se rappeler qu’il est question d’enfants qui subissent des effets préjudiciables importants causant des effets néfastes sur leurs vies. Il est également urgent de s’attaquer aux causes sous-jacentes qui favorisent les retraits de leurs familles et communautés plutôt que de favoriser les mesures les moins perturbatrices (voir la Décision, au par. 341 à 347). (Voir également 2018 TCDP 4, au par.166.)

À l’heure actuelle, le Canada finance le paiement des coûts réels de garde et d’entretien quand les enfants sont pris en charge et retirés de leurs foyers et de leurs familles et, il a mis au point une méthode, pour payer ces frais. Le fait de procéder de cette façon et de ne pas en faire de même pour les services de prévention perpétue le désavantage historique et le legs des pensionnats indiens, comme il a déjà été expliqué dans la Décision et les décisions sur requête. Cela incite à retirer les enfants plutôt qu’à aider les collectivités à demeurer ensemble. […] (Voir 2018 TCDP 4, au par. 230.)

Il est important d’examiner la présente affaire sous l’angle d’instaurer la justice et non simplement d’appliquer la loi, et ce, en ayant la réconciliation pour objectif. Notre pays a besoin de guérison et de réconciliation, et le point de départ est les enfants et le respect de leurs droits. Si cela n’est pas compris de façon concrète, en ce sens que notre travail ne se traduise en changement réel et mesurable, cela équivaudra à le banaliser ainsi que celui de la CVR. Si tel était le cas, ce serait les enfants vulnérables qui en porteraient la souffrance. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 451.)

VIII. La preuve versée au dossier du Tribunal

[156] Pour répondre à l’argument du PGC suivant lequel on ne trouve pas au dossier suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’octroi d’une réparation pour préjudice moral, il est nécessaire de reproduire certains extraits des témoignages qui ont été entendus par le Tribunal en l’espèce :

[traduction]

M. Dufresne : Pourquoi avez-vous porté plainte?

Mme BLACKSTOCK : J’ai porté plainte en dernier recours. Je fais partie de ces gens qui croient qu’il faut d’abord essayer de trouver des solutions. Et nous l’avons fait non seulement une fois, mais deux fois sur une période de plusieurs années. Nous en sommes arrivés au point de documenter l’inégalité. À mon avis, il y avait un consensus sur l’existence de cette inégalité. Nous avons parlé — et je crois que l’intimé était d’accord avec moi — du constat relativement aux sévices causés aux enfants par l’inaction, du nombre croissant d’enfants pris en charge et du nombre d’enfants en difficulté au sein des familles, ainsi que de l’inégalité d’accès aux services et du refus de fournir des services aux enfants.

Nous avons proposé des solutions au problème, d’abord dans le cadre de l’Examen de la politique nationale, puis dans les rapports Wen : de. Nous avons même pris le temps de présenter les résultats aux autorités centrales dans les rapports Wen : de, en octobre 2005, et rien n’a vraiment changé pour les enfants. Nous avions le sentiment qu’il n’y avait pas d’autre solution que de déposer une plainte en matière de droits de la personne. Et même après l’avoir déposée, j’avais bon espoir que cela suffirait à inciter l’intimé à prendre les mesures nécessaires au nom des enfants, mais nous nous retrouvons ici aujourd’hui. (Voir le témoignage de Mme Cindy Blackstock, transcription de StenoTran Services Inc., 28 février 2013, page 3, lignes 17 à 25, et page 4, lignes 1 à 19, vol. 4.)

[157] Le Tribunal a entendu le témoignage de Mme Blackstock, qu’il juge fiable et qui traite, selon lui, de la question du préjudice subi par les enfants des Premières Nations en raison de la discrimination.

[158] Monsieur Dubois est directeur général de l’agence Touchwood. Il est titulaire d’un baccalauréat en service social de l’Université de Calgary, et il a également témoigné devant le Tribunal :

[traduction]

[…] M. DUBOIS : J’ai soulevé la question auprès des Affaires indiennes.

 

M. POULIN : Pourquoi?

M. DUBOIS : Parce que j’en avais assez de n’avoir d’autre choix — en quelque sorte, dans ces situations — que de briser des familles pour respecter la Directive 20-1 avant de pouvoir fournir des services. Il fallait d’abord retirer les enfants de leur milieu familial pour les placer en milieu substitut avant de pouvoir commencer à reconstruire la famille. Je voulais être proactif. Et cela s’explique par notre passé en tant que peuple des Premières Nations, et aussi par ma propre histoire et par celle de mon père, mon défunt père, qui a été envoyé dans un pensionnat tout comme moi. Cela s’explique par les torts que tout cela nous a causés et par l’ingérence de l’Église dans notre système familial. Je voulais prendre mes distances par rapport à tout cela. Ayant vécu cette expérience, nous ne voulions plus d’ingérence. Nous n’avions plus besoin – faute d’un terme plus juste – qu’on cause encore plus de ravages dans nos familles. Dans mon esprit, nos familles ont besoin de guérison et, moi, en tant que professionnel qualifié, tout comme d’autres professionnels de la Saskatchewan et d’autres organismes, nous nous disions qu’il devait y avoir une autre façon d’assurer la protection des enfants que de briser des familles. Nous voulons guérir. Nous devons guérir. Nous devons faire les choses différemment, c’est pourquoi, lorsque j’ai fait allusion au mandataire spécial, c’était vraiment intéressant pour moi, parce que cela met l’accent sur nos forces, sur notre identité et sur ce que nous avons. (Voir le témoignage de Derald Richard Dubois, 8 avril 2013, transcription par StenoTran Services Inc., p. 60 et 61, lignes 7 à 24; lignes 1 à 11, vol 9. Voir également le témoignage de M. Derald Richard Dubois, transcription par StenoTran Services Inc., 8 avril 2013, de p.2, ligne 19 à p. 129, ligne 12 (8 avril, 2013); p. 1, ligne 14 à 85, ligne 11 (9 avril, 2013), vol 9).

[159] Monsieur Dubois, un professionnel en protection de l’enfance, cite la Directive 20‑1, qui a été jugée discriminatoire par la formation et qui a eu des effets préjudiciables sur les enfants des Premières Nations et leurs familles. Qui plus est, il témoigne que l’un des pires effets négatifs a été le retrait inutile des enfants de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité.

[160] Il s’agit là d’un témoignage fiable et puissant, qui illustre la douleur, les souffrances et les torts causés aux enfants, aux familles et aux communautés des Premières Nations par une discrimination raciale et systémique qui perpétue des torts historiques.

[161] La formation estime que le retrait inutile d’un enfant de sa famille et de sa collectivité constitue un préjudice grave causant des souffrances profondes à l’enfant, à sa famille et à la collectivité.

[162] Plusieurs rapports faisant partie du dossier de la preuve, que le Tribunal a déjà examinés et sur lesquels il s’est fondé pour en arriver à ses conclusions sur les effets préjudiciables dans sa Décision de 2016, contiennent également des éléments de preuve sur les préjudices et les torts causés aux enfants des Premières Nations et à leurs familles. Le rapport Wen : de publié en 2005 : Nous voyons poindre la lumière du jour (le rapport Wen : de) a également été déposé en preuve devant le Tribunal. Le PGC a eu l’occasion de présenter ses observations sur ce rapport, et le Tribunal s’est prononcé sur la fiabilité de celui-ci. De plus, le Tribunal a fait siennes les conclusions du rapport Wen : de (voir la Décision, 2016 TCDP 2, au par. 257) : « Le Tribunal estime que l’EPN et les rapports Wen : de constituent des éléments de preuve très pertinents et fiables en l’espèce. Il s’agit d’études du Programme des SEFPN commandées conjointement par AADNC et l’APN. On y a recours à une méthodologie rigoureuse et à une analyse approfondie de la Directive 20‑1, ainsi qu’à des consultations préalables auprès de divers intervenants. Le Tribunal accepte les conclusions de ces rapports. Rien n’indique qu’AADNC ait remis en question les conclusions de ces rapports avant la présente plainte. Au contraire, tout donne à penser qu’AADNC s’est en fait fondé sur ces rapports pour modifier le Programme des SEFPN » à la pièce.

[163] De plus, le Canada a participé à cette étude et était pleinement conscient de ses conclusions, de même que de l’impact de ses pratiques sur les enfants des Premières nations, ce qui aggrave en réalité le comportement délibéré ou inconsidéré qu’il a adopté en ne corrigeant pas les actes discriminatoires relevés pour l’année 2005 dans le rapport, sur lesquels nous reviendrons dans la section suivante portant sur le comportement délibéré ou inconsidéré. Le Tribunal avait examiné tous les rapports Wen : de avant de les faire siens, et avait cité certains extraits des conclusions de ces rapports dans la Décision. Les conclusions supplémentaires suivantes viennent appuyer la question de l’indemnité pour le préjudice moral des enfants et de leurs familles et guident le Tribunal dans la rédaction de ses ordonnances :

[traduction]

Une analyse secondaire des données de l’ECI-1998 sur les Autochtones a révélé que, même si les enfants autochtones étaient moins susceptibles de faire l’objet d’un signalement aux services de protection de l’enfance en cas de violences physiques ou sexuelles, ils étaient deux fois plus susceptibles d’être victimes de négligence (Blackstock, Trocme et Bennett, 2004). Lorsque les chercheurs ont décortiqué la question de la négligence en tenant compte de divers facteurs sociodémographiques et du mode de fonctionnement des personnes qui s’occupaient des enfants, ils ont constaté que les principaux facteurs de risques favorisant la négligence chez les enfants des Premières Nations étaient la pauvreté, le logement inadéquat, et l’alcoolisme et la toxicomanie (Trocme, Knoke & Blackstock, 2004). Il importe de souligner que deux de ces trois facteurs, soit la pauvreté et le logement inadéquat, sont probablement des facteurs sur lesquels les parents ont peu de prise. Comme ces facteurs de risque échappent à leur contrôle, il est peu probable que ces parents soient en mesure de les éliminer sans investissements sociaux destinés à réduire la pauvreté et à améliorer la situation en matière de logement. Le contrôle limité des parents sur les facteurs de risque peut entraîner une période de placement de leurs enfants plus longue. Cela est particulièrement préoccupant dans les régions où l’on instaure des limites légales quant à la durée de la période pendant laquelle un enfant est pris en charge. Si les parents ne peuvent pas, à eux seuls, faire face aux risques, et que les investissements sociaux sont insuffisants pour réduire les risques, les enfants peuvent leur être retirés de manière permanente. Quant au troisième facteur, l’alcoolisme et la toxicomanie, il appartient jusqu’à un certain point aux individus d’apporter des changements, mais ils doivent, pour ce faire, avoir accès à des services. Dans l’ensemble, les résultats de l’ECI-1998 indiquent que des investissements ciblés et soutenus dans des services axés sur la négligence, qui tiennent expressément compte de l’alcoolisme et de la toxicomanie, de la pauvreté et du logement inadéquat, auraient probablement des incidences positives sur la sécurité et le bien-être de ces enfants. [Caractères gras ajoutés.]

[164] Le Tribunal estime que les enfants et les familles des Premières Nations sont lésés et pénalisés parce qu’ils sont pauvres et mal logés. Or, il s’agit là de facteurs sur lesquels les parents ont peu ou pas de contrôle.

[165] Les auteurs du rapport Wen : de expliquent en outre ce qui suit :

[traduction]

[…] il est probablement plus compliqué de fournir dans les réserves une gamme de services axés sur la négligence aussi complète qu’à l’extérieur des réserves en raison des services déjà offerts par le gouvernement et les organismes bénévoles. Une étude menée en 2003 par la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations a révélé que les enfants et les familles des Premières Nations ne reçoivent qu’une faible partie des 90 milliards de dollars que le secteur bénévole fournit annuellement aux autres Canadiens. De plus, il y a beaucoup moins de services gouvernementaux provinciaux et municipaux dans les réserves qu’à l’extérieur des réserves. Il s’ensuit que les familles des Premières Nations sont moins en mesure de recevoir des services de soutien à l’enfance et à la famille, y compris des services de traitement de la toxicomanie, que leurs homologues non autochtones (Nadjiwan & Blackstock, 2003). Des lacunes ont également été constatées en ce qui concerne le financement des services de soutien sur le plan de la répartition, par le gouvernement fédéral, des services offerts aux enfants et aux familles des Premières Nations (MacDonald & Ladd, 2000). Ce rapport a conclu à l’insuffisance du financement consacré par le gouvernement fédéral aux mesures les moins perturbatrices, en l’occurrence une série de services visant à garder en sécurité, chez eux, les enfants des Premières Nations victimes ou à risque d’être victimes de maltraitance à la maison. Si l’on tient compte des principaux facteurs de risque qui font que les enfants des Premières Nations sont pris en charge (l’alcoolisme et la toxicomanie, la pauvreté et le logement inadéquat) et qu’on y ajoute la pénurie de services de soutien, on constate aisément la situation défavorable dans laquelle se trouvent les familles des Premières Nations lorsqu’il s’agit de s’occuper de leurs enfants. (Voir le rapport Wen : de, p.13 et 14.) [Caractères gras ajoutés.]

Bien qu’aucune étude longitudinale n’ait été menée sur l’expérience des enfants autochtones pris en charge tout au long du continuum de soins (c’est‑à-dire à partir du signalement jusqu’au placement permanent), les données indiquent que les enfants autochtones sont beaucoup plus susceptibles de faire l’objet d’un placement, d’y faire un séjour prolongé et de devenir en permanence des pupilles de l’État. Il est possible que la surreprésentation des enfants autochtones au sein des services de protection de l’enfance s’explique par le fait que l’on ne s’attaque pas suffisamment aux facteurs de risque structurels (pauvreté, logement inadéquat et abus de substances) au moyen des mesures ciblées les moins perturbatrices, tant sur le plan de la famille que de la collectivité. Le manque de services peut faire en sorte que la situation à la maison évolue peu pendant la période où l’enfant est pris en charge; il est donc plus probable que l’enfant ne retourne pas chez lui. (Voir le rapport Wen : de, p. 13 et 14.)

Le manque de services et de possibilités et les conditions de vie déplorables qui caractérisent bon nombre des réserves du Canada ont entraîné une urbanisation massive des peuples autochtones […]

Le financement accordé aux Premières Nations a établi un lien direct entre l’état de santé des enfants et la colonisation et les tentatives d’assimilation des peuples autochtones. Les séquelles de dépendance, d’impuissance culturelle et linguistique, de dépossession et de désarroi laissées par les pensionnats indiens et par des politiques fédérales mal conçues continuent d’avoir des effets durables. Les désaccords fédéraux-provinciaux sur les champs de compétences n’ont fait qu’empirer la situation et se sont soldés par des infrastructures et des services inférieurs aux normes.

Les conséquences les plus importantes du flou qui perdure en ce qui concerne le partage des compétences sont, selon de nombreux commentateurs, les lacunes constatées dans les services et le financement, qui jouent au détriment des enfants des Premières Nations. Comme McDonald et Ladd l’expliquent dans leur exhaustif examen conjoint des politiques (préparé pour l’Assemblée des Premières Nations et le MAINC : [traduction] « On s’attend à ce que les organismes des Premières nations, en raison de la délégation de pouvoirs par les provinces, des attentes de leurs collectivités et du MAINC, fournissent une gamme comparable de services dans les réserves avec le financement qu’ils reçoivent en vertu de la Directive 20.1. Toutefois, la formule prévoit le même niveau de financement pour les organismes, quel que soit l’ampleur, l’intensité ou le coût de l’éventail des services offerts ». (Voir le rapport Wen : de, p. 90 et 91.)

Les problèmes soulevés par les fournisseurs des SEFPN illustrent les effets concrets des limites du financement sur la capacité des organismes à répondre aux besoins des enfants. Sans financement pour la prestation de services de prévention, de nombreux enfants ne reçoivent pas les services dont ils ont besoin, ou encore sont inutilement retirés de leur foyer et de leur famille. Dans certaines provinces, l’option du retrait est d’autant plus radicale qu’aucun financement n’est prévu pour les enfants s’ils sont placés chez un membre de la famille. Les limites imposées aux organismes mettent clairement en péril le bien-être de leur clientèle, les enfants autochtones et leurs familles. Comme société, nous sommes de plus en plus conscients des répercussions sociales désastreuses que subissent les collectivités des Premières Nations, et nous avons longuement discuté de l’importance de la guérison et de la revitalisation culturelle. Malgré tout, nous maintenons en place des politiques qui perpétuent les souffrances des collectivités des Premières Nations et qui entravent considérablement la capacité de la prochaine génération à apporter les changements nécessaires. (Voir le rapport Wen : de, p. 93.)

[166] La Cour suprême du Canada a jugé que la décision de retirer à un parent la garde de son enfant portait atteinte à la dignité personnelle de ce parent :

[traduction]

Dans l’arrêt Godbout c. Longueuil, le juge La Forest a déclaré ce qui suit :  […] l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles […] le choix d’un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle.

Bien que la liberté de choisir son lieu de résidence ne soit manifestement pas un droit inaliénable, on peut considérer comme un argument de poids le fait que les enfants ne devraient être contraints de quitter leur foyer familial que dans les circonstances les plus extrêmes. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce, car les enfants autochtones sont retirés de chez eux en beaucoup plus grand nombre que les enfants non autochtones pour pouvoir recevoir des services.

À titre subsidiaire, on pourrait soutenir que la prise en charge d’enfants pour cause de manque de services équivaut à une atteinte au droit du parent à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7. (Voir le rapport Wen : de, p. 96 et 97.) [Caractères gras ajoutés.]

[167] Suivant la Cour suprême du Canada, la décision de retirer la garde d’un enfant à son père ou à sa mère a une incidence négative sur l’intégrité psychologique de ce parent au point de causer de la détresse. Ainsi, dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46 :

[traduction]

La Cour suprême du Canada a conclu que le droit à la sécurité de sa personne englobait l’intégrité psychologique et pouvait être violé par un acte de l’État causant une détresse émotionnelle importante.

La Cour a également jugé que le fait d’être privé de son enfant constituait le genre de préjudice psychologique pouvant donner ouverture à une demande fondée sur la violation de l’art. 7. Le juge Lamer a déclaré, au nom de la majorité : « Je ne doute aucunement que le retrait de la garde par l’État conformément à la compétence parens patriae de celui-ci ne porte gravement atteinte à l’intégrité psychologique du parent. […] Comme la qualité de parent est souvent fondamentale à l’identité personnelle, la honte et l’affliction résultant de la perte de cette qualité est une conséquence particulièrement grave de la conduite de l’État. »

La Cour a ajouté qu’il existait des circonstances dans lesquelles le fait de se voir retirer la garde de son enfant ne serait pas, à première vue, considéré comme une atteinte à l’art. 7, notamment lorsque l’enfant est condamné à la prison ou enrôlé dans l’armée par conscription. De toute évidence, ces situations sont différentes de celles dans lesquelles on retire l’enfant de son foyer familial en raison de l’incapacité du gouvernement de fournir un financement et des services adéquats. (Voir le rapport Wen : de, p. 96 et 97.) [Caractères gras ajoutés.]

La formule de financement fédéral – la directive 20-1 – touche un segment très vulnérable de notre société, celui des enfants autochtones. La protection de ces enfants contre toute ingérence de l’État ayant pour effet de porter atteinte à leurs droits et libertés les plus fondamentaux est clairement conforme à l’esprit des articles 7 et 15 de la Charte. Des recherches menées sur la question de la protection de l’enfance montrent clairement qu’il existe une différence dans la qualité des services offerts aux enfants autochtones et non autochtones, dans les réserves et hors des réserves. Ce type de différenciation est inacceptable dans une société qui se targue de protéger les personnes vulnérables (Rapport Wen : de, p. 96 et 97.) [Caractères gras ajoutés.]

[168] De plus, des preuves convaincantes contenues dans d’autres rapports déposés en preuve traitent également des dommages psychologiques et du préjudice moral causés aux enfants des Premières Nations et à leurs familles :

NOTRE EXAMEN DE LA POLITIQUE SOCIALE porte tout d’abord sur la famille, car nous sommes convaincus que c’est souvent au niveau familial que se manifeste l’abdication des responsabilités qui contribue au déséquilibre et au désarroi marquant aujourd’hui la vie des autochtones. Précisons d’emblée que cette abdication des responsabilités que nous nous efforçons de comprendre et de corriger n’est pas la marque d’un échec de la part des familles autochtones elles-mêmes, mais de celui d’une politique qui ne reconnaît et ne respecte pas les structures culturelles et familiales autochtones, et n’assure pas une répartition équitable de la richesse et du pouvoir qui permettrait aux nations, aux collectivités et aux familles autochtones de subvenir à leurs besoins et de décider de quelle façon mener une vie pleine et heureuse. (Voir CRPA, vol. 3, p. 8.)

Beaucoup de spécialistes de la protection de l’enfance en arrivent à penser que le seul fait de retirer un enfant de sa famille est préjudiciable à cet enfant […] Pour les enfants autochtones, la prise en charge a des effets beaucoup plus graves qu’elle n’en a pour les non-autochtones. Souvent, l’enfant autochtone que l’on sépare de ses parents est en même temps retiré d’un milieu communautaire très uni, qui comprend des membres de la famille étendue et des voisins qui offrent un soutien aux enfants. De plus, on coupe cet enfant de la culture distincte et familière qui est la sienne. Cette prise en charge nuit à l’enfant autochtone d’un triple point de vue (voir CRPA, Vers un Ressourcement, vol. 3, p. 23 et 24).

[169] Pour la formation, il n’y a absolument aucun doute que le retrait des enfants de leur famille et de leur communauté est une expérience traumatisante, qui leur cause un grave préjudice moral :

Au cours de nos audiences à Kenora, Josephine Sandy, présidente des Ojibway Tribal Family Services, a expliqué ce qui l’a amenée à demander, avec d’autres, des changements :

[traduction] Pendant des années, j’ai vu la douleur et les souffrances qu’a entraînées chez nous l’emprise de plus en plus forte de la loi non indienne sur nos vies et sur nos terres ancestrales. J’ai vu mon peuple lutter pour essayer de survivre aux assauts de cette loi étrangère.

C’est dans le domaine de la vie familiale que cette douleur a été la plus vive. Comme tous les autres Anishnabés de ma génération, j’ai connu les souffrances et l’humiliation causées par les organismes non indiens de protection de l’enfance lorsqu’ils enlevaient les enfants de nos villages par centaines au cours des années 50, 60 et 70. Mon peuple a éprouvé des souffrances indicibles lorsque la loi de l’homme blanc a entraîné la disparition de notre mode de vie traditionnel.

Comme si cela ne suffisait pas, il a fallu encore que nos familles soient déchirées par des organismes non indiens créés par cette même loi de l’homme blanc.

Beaucoup de gens comme moi ont décidé de faire quelque chose. Nous devions agir pour guérir les blessures qu’on nous a infligées au cours de cette période tragique.

Josephine Sandy, présidente, Ojibway Tribal Family Services, Kenora (Ontario), le 28 octobre 1992 (voir CRPA, Vers un Ressourcement, vol. 3, p. 25). [Caractères gras ajoutés.]

[170] Un autre rapport déposé en preuve tend à confirmer l’existence d’un préjudice moral chez les enfants des Premières Nations et leurs familles. Les graves traumatismes que plusieurs d’entre eux ont subis ont perturbé les familles des Premières Nations et se sont traduits par des problèmes d’identité et des difficultés de fonctionnement. En 1996, plus de 10 % des enfants autochtones (âgés de 0 à 14 ans) ne vivaient pas avec leurs parents (voir p. 7, rapport du Comité d’examen conjoint des politiques nationales (EPN), déposé en preuve). Tout comme il l’a fait pour le rapport Wen : de, le Tribunal a accepté les conclusions de l’EPN (voir 2016 TCDP 2, au par. 257). De plus, le Canada avait participé cette étude et il était pleinement au courant des conclusions du Tribunal, ce qui aggrave d’autant la conduite délibérée ou inconsidérée dont il a fait preuve en ne corrigeant pas les actes discriminatoires dénoncés dès 2000, année de publication du rapport. Nous y reviendrons plus loin.

[171] Plus récemment, la formation a tiré des conclusions qui tendent à confirmer celles relatives au préjudice moral occasionné aux enfants des Premières Nations et à leurs familles par l’éclatement de celles-ci :

Mme Marie Wilson, l’une des trois commissaires de la CVR mandatés pour faciliter la découverte de la vérité à propos des pensionnats indiens et mener le pays vers un processus de guérison et de réconciliation permanente, a signé un affidavit déposé en preuve dans les procédures entourant les requêtes. Elle affirme avoir été personnellement témoin de mille cinq cents déclarations faites à la CVR. Un grand nombre de ces déclarations étaient le fait de personnes qui avaient passé leur enfance dans le système des placements en famille d’accueil, tel qu’il existe à l’heure actuelle. Elle a également entendu les commentaires de centaines de parents dont les enfants avaient été pris en charge. Elle dit que les commissaires ont entendu dire, encore et encore, que le pire aspect des pensionnats indiens n’était pas les abus sexuels, mais plutôt la séparation forcée de la famille et du foyer et de tous ceux que l’on connaissait et que l’on chérissait. Parmi les voix qui ont été entendues, c’était là l’aspect le pire et le plus universel. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 122.)

Mme Wilson signale dans son affidavit que les enfants retirés à leurs parents pour être placés en foyer d’accueil ont vécu des expériences semblables à ceux qui avaient fréquenté les pensionnats. Le jour dont ils conservent le souvenir le plus vivace est celui où ils ont été enlevés de leur foyer. Elle mentionne, comme les commissaires l’ont déclaré dans leur rapport, que les services de bien-être à l’enfance peuvent être considérés comme un prolongement, ou un remplacement, du système des pensionnats indiens. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 123.)

Mme Wilson affirme que la CVR a délibérément axé ses cinq premiers appels à l’action sur le bien-être à l’enfance. Cela a pour but de faire ressortir que les pensionnats indiens ont causé du tort à des enfants, que, pour ces derniers, le pire préjudice perçu est le fait d’avoir été enlevés de leur foyer et de leur famille, et que non seulement le legs des pensionnats indiens se poursuit, mais il empire, en raison du nombre croissant d’enfants pris en charge par l’entremise du système de bien-être à l’enfance. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 124.)

Elle explique qu’en plus des appels à l’action concernant les services de bien-être à l’avance, les commissaires, dans la section suivante, qui porte sur la réconciliation, ont également exposé les objectifs liés au bien-être à l’enfance. L’appel à l’action no 55 souligne l’importance de créer et de suivre des mesures honnêtes du nombre d’enfants autochtones encore pris en charge et pourquoi, ainsi que les mesures de soutien qui leur sont fournies, en se fondant sur des dépenses comparatives en matière de prévention et de soins. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 125.)

Selon Mme Wilson, il est impératif que l’on s’attaque sans délai au système de bien-être à l’enfance, qui place des enfants autochtones en famille d’accueil à des taux disproportionnés. Elle a appris directement que les enfants que l’on sépare de leur famille éprouveront à tout jamais un sentiment durable et préjudiciable de perte, ainsi que d’autres facteurs négatifs susceptibles de changer le cours de leur vie. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 126.)

La formation a tiré des conclusions à cet égard dans la Décision, et nous faisons écho à l’appel à l’action de Mme Wilson pour que l’on élimine immédiatement les causes pour lesquelles des enfants autochtones sont placés en famille d’accueil. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 127.)

[172] La formation a entendu le témoignage de Mme Wilson en 2017-2018 et s’est fondée sur celui-ci dans sa décision. Après en avoir reçu une copie confidentielle préalable, le Canada a accepté la décision dans ses observations, et la formation a inclus les observations du Canada et ses propres commentaires dans sa décision :

Enfin, le même jour, le PGC a […] indiqué que le Canada est entièrement résolu à mettre en œuvre la totalité des ordonnances incluses dans la présente décision et qu’il est conscient que sa méthode de financement doit être changée. Le Canada doit donc fournir aux organismes, les fonds dont ils ont besoin pour répondre aux besoins et au meilleur intérêt des enfants et des familles des Premières Nations.

La formation est ravie de cet engagement et de cette ouverture de la part du Canada. Cela est très encourageant et alimente l’espoir à un plus haut niveau. (Voir 2018 TCDP 4, aux par. 449 et 450.)

[173] Ces propos ont été repris plus tard dans le cadre du protocole de consultation auquel toutes les parties à l’instance ont participé, et que Mme Jane Philpott, alors ministre, a signé (voir le protocole de consultation signé le 2 mars 2018).

[174] De plus, Canada a accepté le rapport de la CVR qui avait été rédigé par les trois commissaires, dont Mme Wilson, et il s’est engagé à mettre en œuvre la totalité des 94 appels à l’action (voir 2018 TCDP 4, au par. 61). Il est improbable que le Canada ait pu accepter les recommandations sans en faire autant pour les conclusions à l’origine de celles-ci.

[175] Qui plus est, la formation est d’avis que, comme les autres adultes susmentionnés, cette très crédible commissaire de la CVR s’exprimait au nom des enfants, et témoignait des torts et des traumatismes subis par les enfants des Premières Nations, qui n’ont pas à venir témoigner devant le Tribunal pour que celui-ci puisse se prononcer sur les souffrances qu’ils ont subies en étant retirés inutilement de leur foyer, de même que sur les torts qui leur ont été causés en raison d’une discrimination raciale et systémique.

[176] De plus, comme mentionné ci-dessus, le Tribunal a déjà reconnu la nécessité et l’importance que des mesures urgentes soient prises en faveur des enfants, des collectivités et des peuples des Premières Nations pour que cesse le retrait des enfants des Premières Nations de leurs familles et de leurs collectivités en raison de la discrimination exercée par le Canada. Il a également reconnu l’importance du rôle que le Canada est censé jouer pour remédier à cette discrimination aux termes du protocole de consultation du 2 mars 2018 signé par la ministre Philpott :

[traduction]

S’attaquer à ce que le Tribunal désigne, au paragraphe 47 de la décision sur requête du 1er février, comme le « retrait massif d’enfants ». Comme le Tribunal le déclare : « Il est urgent d’agir et de prioriser l’élimination de la pratique consistant à retirer les enfants de leurs familles et de leurs collectivités ». (Protocole de consultation signé le 2 mars 2018, section d, page 5.)

Promouvoir l’égalité réelle des enfants, des familles et des collectivités des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon dans la prestation des services à l’enfance et à la famille, surtout compte tenu de leurs besoins plus grands en raison des désavantages historiques subis par les familles, les enfants et les collectivités des Premières Nations du fait de l’héritage du colonialisme et des pensionnats indiens. (Protocole de consultation, section g, page 5.)

[177] De plus, à la question de savoir ce qu’il advient de l’enfant qui a été retiré inutilement de sa famille en raison de facteurs multiples, et non uniquement à cause des actions du Canada, le Tribunal répond que, bien qu’il reconnaisse que les questions de protection de l’enfance comportent de multiples aspects et qu’elles peuvent supposer l’interaction de nombreux facteurs sous-jacents (voir, par exemple, la décision 2016 TCDP 2, au par. 187), la responsabilité du Canada n’est pas pour autant réduite en ce qui concerne les torts subis par les enfants des Premières Nations et leurs familles. Ceux-ci sont les victimes des répercussions négatives du contrôle exercé par le Canada sur la prestation des services aux enfants et aux familles dans les réserves des Premières Nations et au Yukon par le biais des formules de financement du Programme des SEFPN.

[178] De plus, la formation estime qu’il s’agit en l’espèce d’un contexte constitutionnel unique, en raison des pouvoirs législatifs exclusifs conférés au Parlement sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens » en vertu du paragraphe 91(24) de Loi constitutionnelle de 1867. De plus, il existe un rapport fiduciaire entre le Canada et les peuples autochtones. Qui plus est, le Canada s’est engagé à améliorer le sort des enfants et des familles des Premières Nations en matière de prestation des services à l’enfance et la famille. Pour cette raison, le Tribunal estime que le Canada doit faire davantage pour s’assurer que la prestation des services à l’enfance et la famille dans les réserves des Premières Nations répond à l’intérêt supérieur de ces collectivités et, dans le contexte particulier de la présente affaire, à l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations (voir la décision 2016 TCDP 2, au par. 427).

[179] Cette obligation va de pair avec les engagements internationaux du Canada reconnaissant le statut spécial des enfants et des peuples autochtones. La formation conclut par ailleurs que le Canada offre effectivement un service par le truchement du Programme des SEFPN et d’autres ententes provinciales/territoriales connexes, et que le mode de financement du Programme des SEFPN et des ententes provinciales/territoriales connexes exerce un degré élevé de contrôle sur la prestation des services fournis aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon, et ce, au détriment de ces derniers.

[180] Ces modèles sont structurés de telle sorte qu’ils défavorisent les enfants et les familles des Premières Nations, plus précisément en encourageant la prise en charge des enfants. Il s’ensuit que bon nombre des enfants et des familles des Premières Nations sont privés de la possibilité de demeurer unis ou d’être rapidement réunis (voir la Décision 2016 TCDP 2, aux par. 111, 113 et 349).

[181] La formation a déjà constaté dans de nombreuses décisions l’existence d’un lien entre le retrait des enfants de leur famille et la responsabilité du Canada, y compris dans l’extrait suivant d’une de ses décisions : « On continue pourtant d’appliquer cette formule de financement. Comme l’a exprimé la vérificatrice générale, “[t]rès honnêtement, il y a lieu de se demander pourquoi on continue d’administrer un programme pendant 20 ans, tandis que tout change autour, pourquoi la formule de financement demeure la même, pourquoi les services de prévention ne sont pas financés et pourquoi nombre d’enfants sont pris en charge.” » (Voir la Décision 2016 TCDP 2, au par. 197).

[182] On peut raisonnablement chiffrer à au moins 20 000 $ le préjudice moral causé par le retrait inutile des enfants des Premières Nations de leurs familles et par le rôle joué par le Canada. Même s’il s’agit de l’indemnité maximale permise par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, ce montant n’est pas très élevé en comparaison du grave préjudice subi par les enfants des Premières Nations et leurs familles en raison de la discrimination raciale et des effets préjudiciables constatés en l’espèce. Il serait éventuellement possible de chercher à obtenir devant d’autres tribunaux une indemnité pour le préjudice moral causé par d’autres acteurs. Le rôle de la formation consiste à quantifier le mieux possible la réparation qu’il convient d’accorder aux victimes et survivants pour les indemniser dans le cadre de la présente instance, à la lumière de la preuve soumise.

[183] Le PGC invoque par ailleurs la décision Alliance de la Fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes (voir 2005 TCDP 39, au par. 991) pour laisser entendre que le Tribunal ne peut pas accorder une réparation « collective » pour le préjudice moral subi par des victimes qui ne sont pas au nombre des plaignants. Dans l’affaire Postes Canada, le Tribunal a conclu qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve, et qu’il ne s’agissait pas d’une affaire de nature systémique. La situation est différente dans la présente affaire, dans laquelle il y a suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure à la discrimination systémique et pour confirmer les souffrances endurées en l’espèce par les victimes et survivants, en l’occurrence les enfants des Premières Nations et leurs familles.

[184] La preuve est amplement suffisante pour nous permettre de conclure que chaque enfant des Premières Nations qui a été inutilement retiré de son foyer, de sa famille et de sa collectivité a subi un préjudice. Tout enfant qui a été retiré de sa famille pour la retrouver ultérieurement a subi un préjudice pendant la période de séparation, mais aussi en raison des effets durables du traumatisme subi depuis la séparation.

[185] La preuve est amplement suffisante pour nous permettre de conclure que chaque parent ou grand-parent qui s’est occupé d’un ou de plusieurs enfants ayant été inutilement retirés de leur foyer, de leur famille et de leur communauté a souffert. Tout parent — ou grand-parent, si ce n’étaient pas les parents qui s’occupaient de l’enfant — à qui un ou plusieurs enfants ont été retirés pour ensuite lui être confiés à nouveau a souffert pendant la période de séparation. Le Tribunal a l’intention d’indemniser l’un des deux parents ou les deux parents à qui l’on a retiré les enfants et, si les parents étaient absents et que les enfants avaient été confiés à un ou plusieurs de leurs grands-parents, d’indemniser les grands‑parents qui se sont occupés des enfants. Bien qu’elle ne souhaite pas minimiser la douleur éprouvée par les autres membres de la famille, comme les autres grands-parents qui ne s’occupaient pas de l’enfant, les frères et sœurs, les tantes et les oncles et la collectivité, la formation a décidé, à la lumière du dossier dont elle est saisie, de restreindre l’indemnisation aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou, si leurs parents ne s’en occupaient pas, à leurs grands-parents.

[186] La formation reconnaît par ailleurs que la souffrance peut subsister même lorsque les familles sont réunies, compte tenu de la gravité des effets préjudiciables causés par l’éclatement des familles et des collectivités.

[187] La formation s’est penchée tout au long de sa Décision sur les effets préjudiciables subis par les enfants. Elle a constaté l’existence d’un lien entre la discrimination raciale systémique et les effets préjudiciables et a conclu que ces effets préjudiciables avaient lésé les enfants des Premières Nations et leurs familles. Tous ces éléments sont liés entre eux et étayés par la preuve. La formation a reconnu ce préjudice dans sa Décision non contestée. Aucun enfant n’a témoigné au sujet des effets préjudiciables qu’il avait subis, mais la formation a néanmoins conclu que les enfants avaient subi ces effets préjudiciables, et elle a conclu à la discrimination systémique en se fondant sur les éléments de preuve suffisants dont elle disposait. La formation a conclu que les effets préjudiciables relevés dans la Décision, qui avaient été infligés aux enfants et aux familles, étaient le résultat de la discrimination raciale systémique découlant du Programme des SEFPN du Canada, ainsi que des formules de financement, des autorisations et des pratiques du Canada.

[188] La formation n’a pas besoin d’entendre chacun des enfants des Premières Nations pour comprendre que le fait d’être retiré contre son gré de son foyer, sa famille et de sa collectivité peut causer beaucoup de torts et de souffrances. Les témoignages d’experts l’ont déjà démontré. Le régime de la LCDP est différent de celui des tribunaux judiciaires devant lesquels un recours collectif peut être exercé. Le modèle de la LCDP est fondé sur une approche des droits de la personne qui est à la fois téléologique et libérale, et qui vise à redresser les torts causés aux victimes d’actes discriminatoires, que ces actes soient considérés comme systémiques ou non (voir l’alinéa 50(3)c) de la LCDP). Il s’agit en l’espèce du retrait massif d’enfants de leur Nation respective (voir 2018 TCDP 4, par. 47, 62, 66, 121 et 133). Le mandat du Tribunal s’inscrit dans le cadre d’une loi quasi constitutionnelle qui établit un régime législatif spécial pour remédier à la discrimination. C’est le premier mécanisme à utiliser pour trancher les questions soumises au Tribunal. En cas de silence de la LCDP et de la jurisprudence sur les droits de la personne, il peut alors être utile de se tourner vers d’autres régimes, au besoin. En l’espèce, la LCDP et la jurisprudence sur les droits de la personne offrent certaines voies de recours. La nouveauté d’une affaire et le fait qu’elle défriche une terre inexplorée ne devraient pas intimider les décideurs en matière de droits de la personne et les empêcher de proposer une démarche juste et appropriée pour les victimes et survivants, dès lors que cette démarche est étayée par la preuve et par la loi. Comme la Commission l’a fait valoir, la suffisance de la preuve est une considération importante.

[189] De plus, les aspects non pratiques et le risque de victimiser à nouveau les enfants l’emportent sur les difficultés que comporte l’établissement d’un processus visant à indemniser l’ensemble des victimes et survivants et sur le besoin que la preuve comporte le témoignage d’enfants sur les sentiments qu’a provoqués chez eux la séparation d’avec leur famille et leur communauté.

[190] La formation rejette l’argument du PGC suivant lequel il n’y a aucune preuve du préjudice subi par les victimes en raison de la discrimination qui démontrerait que les victimes satisfont aux exigences prévues par la Loi pour être admissibles à une indemnité.

[191] La preuve est suffisante pour établir un lien entre la discrimination raciale systémique et les enfants des Premières Nations qui n’ont pas reçu de services ou ont reçu des services qui étaient inadéquats et qui leur ont causé du tort. Tous ces aspects ont été expliqués dans la Décision, et il est maintenant trop tard pour en contester les conclusions. Les enfants ne devraient pas être pénalisés parce que la formation a laissé en suspens des questions sur l’indemnisation, ce qui a incité les parties à lui soumettre d’autres observations.

[192] Enfin, sur ce point, la formation rejette l’affirmation du PGC selon laquelle elle ne dispose d’aucun élément de preuve lui permettant de se prononcer sur l’ampleur et la gravité des torts subis dans le but de déterminer l’indemnité appropriée à verser à chaque victime individuelle. De plus, l’argument du PGC selon lequel rien ne permet de conclure que les enfants et les familles ont subi un préjudice moral en raison de la discrimination est tout simplement faux. Il s’agit d’une affirmation semblable à celle que le Canada a avancée au sujet de la preuve présentée pour établir le bien-fondé de la plainte. En fait, une telle assertion de la part du Canada est pour le moins inquiétante. Elle soulève également des questions pour la formation. Le tort causé aux enfants des Premières Nations qui sont vulnérables ainsi qu’à leurs familles et à leurs collectivités est précisément la raison pour laquelle le Tribunal a rendu de nombreuses décisions exigeant la prise de mesures immédiates. Le Tribunal reconnaît, à l’instar de la Société de soutien, que les droits de l’enfant sont des droits de la personne qui reconnaissent que l’enfance est une période de développement importante, assortie de circonstances spéciales. Ces considérations sont également reconnues par les tribunaux de tous les échelons au Canada, et le Tribunal en a discuté dans sa Décision sur le fond, 2016 TCDP 2, au par. 346 :

L’accent mis sur les services de prévention et les mesures les moins perturbatrices dans les lois provinciales susmentionnées est indissociable du concept de l’intérêt supérieur de l’enfant, un principe juridique qui revêt une importance primordiale, tant en droit canadien qu’en droit international (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (CanLII), par. 9; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817, par. 75 [Baker]). Comme l’explique le professeur Nicholas Bala :

[traduction] [L]es arrêts de principe canadiens, les lois fédérales et provinciales et les traités internationaux posent tous comme principe que les décisions concernant les enfants doivent se fonder sur l’évaluation de leur intérêt supérieur. Il s’agit là d’un concept fondamental pour ceux qui prennent des décisions impliquant un enfant, non seulement les juges et les avocats, mais également les évaluateurs et les médiateurs. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 346).

Les services d’aide à l’enfance, ou services à l’enfance et à la famille, sont des services visant à protéger les enfants et à encourager la stabilité de la famille […] Ainsi, l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe fondamental dans la prestation de ces services, qui est reconnu tant en droit international qu’en droit canadien. Ce principe doit guider les décisions susceptibles d’avoir des conséquences sur les enfants. Ce principe s`applique à tous les enfants, y compris les enfants des Premières Nations. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 3.)

[193] D’où l’urgence de remédier à la discrimination raciale systémique, comme la formation l’explique clairement dans ses décisions. Retirer les enfants de leur foyer, de leur famille, de leur communauté et de leur Nation détruit le tissu social des Nations et entraîne des conséquences incommensurables, ce qui est le contraire de tout ce qui contribue à l’édification des Nations. Il s’agit de traumatismes et de torts de la plus extrême gravité, qui causent un préjudice moral.

[194] Ce n’est pas sans raison que la formation a exhorté à plusieurs reprises le Canada à passer à l’action : la présente affaire porte sur des enfants. Il est urgent d’agir et la formation l’a bien compris.

[195] Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 69-71 [Baker], qui portait sur l’appel d’une mesure d’expulsion fondée sur la situation des enfants de Mme Baker nés au Canada, la Cour suprême a jugé que l’équité procédurale obligeait le décideur à tenir compte du droit international et des conventions internationales, notamment de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992, no 3 (la CDE). La Cour a jugé que la décision du ministre devait respecter les valeurs du droit international des droits de la personne.

[196] Le PGC ne devrait pas pouvoir se soustraire à ce principe au Canada, un pays qui prétend défendre l’intérêt supérieur de l’enfant et qui a signé et ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant (voir 2016 TCDP 2, au par. 448). De plus, la LCDP est le fruit de la mise en œuvre, en droit interne, de principes internationaux en matière de droits de la personne (voir la Décision, aux par. 437, 438 et 439).

[197] Le Tribunal convient que les réparations prévues à l’alinéa 52(2)e) de la Loi ne visent pas à punir l’intimé, mais à dissuader les auteurs d’actes discriminatoires de continuer ou de répéter les mêmes actes. Elles constituent aussi une sorte de mécanisme visant à redresser les torts qui ont été causés aux victimes et survivants. Elles rappellent à la société qu’il y a un prix à payer lorsqu’on favorise des inégalités, et que ce prix joue un rôle important lorsque la justice cherche à favoriser dans une certaine mesure la guérison chez les victimes et survivants.

IX. L’argument selon lequel les organisations ne peuvent pas recevoir d’indemnité et ne représentent pas les victimes

[198] Les personnes touchées par la Décision et par les ordonnances subséquentes qui souhaitent avoir des chances d’épanouissement égales à celles des autres sont les enfants des Premières Nations (voir 2017 TCDP 14, au par. 116).

[199] La formation estime mal fondé l’argument du PGC selon lequel, si le Tribunal conclut qu’il a compétence pour accorder des réparations en vertu de l’alinéa 53(2)e), il devrait accorder ces réparations à l’APN et à la Société de soutien, et non aux enfants des Premières Nations. Cette thèse contredit l’argument du PGC lui-même, selon lequel l’APN et la Société de soutien sont des organisations, pas des victimes (voir par. 110, ci‑dessus).

[200] Dans une décision antérieure, la formation a discuté du rôle de l’APN et de la Société de soutien en ce qui concerne la représentation des droits des enfants des Premières Nations :

Pour s’assurer que les droits des Autochtones et l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations sont respectés en l’espèce, la formation estime que les organismes de gouvernance protégeant ces droits et ces intérêts et représentant les enfants et les familles touchés par la décision et qui sont des professionnels dans le domaine de l’aide sociale aux enfants des Premières Nations, comme les plaignantes et les parties intéressées, devraient être consultés pour ce qui touche la meilleure façon de sensibiliser le public, plus particulièrement les peuples des Premières Nations, au principe de Jordan. Cette consultation permettra également de s’assurer que les plans et les documents sont adaptés aux particularités culturelles. (Voir 2017 TCDP 14, au par. 118.)

[201] Il est vrai toutefois que les plaignantes n’ont pas reçu de la part de chaque enfant et parent des Premières Nations vivant dans une réserve un mandat de représentation en justice pour demander une réparation en leur nom devant le Tribunal. Elles ont en revanche une résolution de l’assemblée des chefs de l’APN qui les a chargées de solliciter une réparation au nom des membres des Premières Nations, lesquels sont représentés par leurs chefs élus. Certains peuples des Premières Nations pourraient ne pas être d’accord pour que l’APN ou d’autres personnes défendent leurs intérêts, et choisir d’exercer des recours individuels devant le Tribunal. C’est leur droit, et la formation croit qu’ils devraient pouvoir renoncer à l’indemnité qui leur revient. La possibilité de ne pas se prévaloir de l’indemnité fera partie du processus d’indemnisation dont il est question plus loin.

[202] Cela dit, pour ceux qui accepteront l’indemnité, la formation estime que l’APN, qui a été mandatée par résolution des chefs des Premières Nations, devrait être en mesure de parler au nom de leurs enfants, d’exprimer les besoins de ces derniers et de solliciter des réparations en vue d’obtenir des indemnités. Ces indemnités devraient être versées directement aux victimes et survivants, à l’issue d’un processus indépendant et adapté à la culture autochtone qui protège les renseignements sensibles et la vie privée, et qui est assorti d’une option de retrait. La formation estime également que les Chefs de l’Ontario et la NNA devraient pouvoir parler au nom de leurs enfants, exprimer leurs besoins et solliciter des réparations sous forme d’indemnités. De plus, la Société de soutien dirigée par Mme Cindy Blackstock a travaillé sans relâche depuis de nombreuses années pour représenter l’intérêt supérieur des enfants du point de vue des Autochtones, et elle possède une expertise précieuse pour aider la formation et les parties tout au long de ce processus.

[203] Cela étant dit, la formation ne croit pas avoir compétence pour créer un autre tribunal à qui elle déléguerait les attributions qu’elle possède en vertu de la LCDP. Nous aborderons plus loin le processus d’indemnisation.

X. Le droit d’exercer des droits individuels, le recours collectif et l’identification des victimes

[204] La formation estime que chaque personne a le droit d’exercer ses droits individuels, et que celles qui choisissent de le faire devraient pouvoir décider de renoncer à l’indemnité dont le versement est ordonné en vertu de la présente décision.

[205] La formation signale également que le recours collectif n’a pas encore été autorisé par la Cour fédérale. De plus, la possibilité que ce recours soit autorisé et que, en cas de réussite, le montant d’éventuels dommages-intérêts punitifs auxquels le Canada serait condamné en vertu de la Charte soit notamment réduit par les indemnités maximales permises par la LCDP et ordonnées par notre Tribunal ne constitue pas un argument convaincant pour ne pas accorder de réparation en l’espèce. Par ailleurs, les ordonnances que le Tribunal rend en l’espèce ne couvrent pas les années 1991 à 2005. Elles visent aussi les enfants des Premières Nations, ainsi que leurs parents et grands-parents.

[206] Le fait qu’un recours collectif ait été intenté ne change rien à l’obligation qu’a le Tribunal, en vertu de la Loi, de remédier à la discrimination et, au besoin, comme en l’espèce, de dissuader et de décourager ceux qui se livrent à des actes discriminatoires, en accordant des réparations individuelles et systémiques concrètes au groupe vulnérable formé par les enfants des Premières Nations et leurs familles, qui sont des victimes et survivants en l’espèce.

[207] En ce qui concerne l’identification des victimes et survivants, comme l’explique la Société de soutien, certains des enfants peuvent être identifiés grâce au Registre des Indiens et selon un processus d’indemnisation convenu par les parties qui souhaitent y participer. Par conséquent, il n’est pas impossible de les identifier, et il est facile d’obtenir leur identité, contrairement à ce qui s’était passé dans l’affaire du CN de la Cour d’appel fédérale sur laquelle se fonde le PGC. Le PGC soutient que la Cour avait conclu que le paiement d’une indemnité à des personnes ne constituait pas une réparation appropriée dans les plaintes de discrimination systémique. Le PGC ajoute que la Cour a conclu que les indemnités ne pouvaient être accordées qu’aux victimes, si bien qu’il était [traduction] « impossible, ou tout au moins inapproprié, de consentir une indemnité dans les cas de discrimination collective ou systémique » lorsque, comme en l’espèce [traduction] « il peut, par la force des choses, être difficile d’identifier les victimes individuelles ». Encore une fois, ce n’est pas le cas en l’occurrence.

[208] La formation estime qu’il convient en l’espèce d’indemniser les victimes et survivants, étant donné que la discrimination raciale systémique et les effets préjudiciables constatés par le Tribunal dans sa Décision, dans ses décisions subséquentes, ainsi que dans la présente décision leur ont causé de graves préjudices. Bien que la tâche d’identifier tous les individus soit complexe, elle n’est pas impossible, compte tenu de l’existence du Registre des Indiens et du processus et des dossiers liés au principe de Jordan.

XI. Recours collectifs et représentants des victimes

[209] D’une part, le PGC affirme que le Tribunal n’est pas la bonne tribune pour statuer sur les recours collectifs et, d’autre part, il invoque certains des critères du recours collectif pour appuyer sa thèse selon laquelle il n’y a pas de représentant du groupe des victimes devant le Tribunal. En tout respect, le PGC ne peut jouer sur les deux tableaux. Accepter l’idée suivant laquelle le Tribunal n’est pas la bonne tribune pour exercer un recours collectif compte tenu de sa loi constitutive exige que l’on examine ce que la Loi permet de faire et que l’on n’impose pas les critères propres aux recours collectifs au processus du Tribunal. Bien qu’il puisse être utile d’examiner les exigences relatives aux recours collectifs, les règles d’interprétation des lois exigent que le Tribunal examine d’abord la LCDP, étant donné que sa compétence en découle. Par ailleurs, la LCDP est une loi de nature quasi constitutionnelle, de sorte qu’elle aurait préséance sur toute autre loi incompatible. Si la LCDP est muette sur une question, le Tribunal peut alors utiliser un certain nombre des outils utiles dont il dispose.

[210] En tout état de cause, même la preuve par présomptions de fait, à condition que ces dernières soient suffisamment graves, précises et concordantes, s’applique aux recours collectifs (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 RCS 211, 1996 CanLII 172 (CSC), au par. 132), ce qui est d’autant plus vrai dans le cas d’un tribunal des droits de la personne autorisé à admettre tout type de preuve en vertu de la Loi.

XII. Les réparations fondées sur le principe de Jordan

[211] Il ne fait aucun doute que le principe de Jordan a toujours fait partie de la demande, du dépôt de la plainte à l’exposé des précisions et de la présentation de la preuve aux conclusions et ordonnances du Tribunal. Le Tribunal a déjà répondu à cette question, et il ne peut la réexaminer.

[212] Pour résumer, le principe de Jordan, qui a été formulé en l’honneur et à la mémoire de Jordan River Anderson, place l’intérêt de l’enfant en priorité et s’applique également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non. Il ne se limite pas aux enfants qui sont en situation de déficience ou qui ont, à court terme, des affections médicales ou sociales particulières générant des besoins critiques requérant des services de santé et des services sociaux ou ayant une incidence sur leurs activités de la vie quotidienne (voir 2017 TCDP 35, au par.135,1.B.i.).

[213] Le principe de Jordan répond aux besoins des enfants des Premières Nations en s’assurant qu’il n’y a pas de lacunes dans les services gouvernementaux offerts à ces enfants. Il peut notamment répondre aux lacunes dans la prestation des services de santé mentale, d’éducation spécialisée, de soins dentaires, de kinésithérapie, d’orthophonie et de physiothérapie, ainsi que dans l’obtention d’équipement médical (voir 2017 TCDP 35, au par. 135,1.B.ii.).

[214] Qui plus est, la formation rejette l’argument du PGC suivant lequel il ne convient pas d’accorder une indemnité dans les affaires fondées sur le principe de Jordan puisque le Tribunal a déjà ordonné au Canada de réexaminer rétroactivement les demandes qui ont été refusées. L’examen rétroactif des dossiers permet de s’assurer que l’enfant reçoit le service, s’il est encore temps, et d’éliminer la discrimination. Il ne tient pas compte des souffrances endurées par les enfants et leurs parents pendant la période où ils n’ont pas reçu le service.

[215] Quant à l’argument selon lequel rien dans la Loi ne permet d’accorder une indemnité aux organisations plaignantes ou aux individus non plaignants en vertu du principe de Jordan, la formation applique le même raisonnement que celui exposé ci-dessus. En ce qui concerne l’argument du Canada selon lequel, dès lors qu’il a mis en œuvre des politiques qui s’attaquent de façon satisfaisante à la discrimination, aucune autre ordonnance n’est nécessaire, la formation s’appuie aussi sur les motifs qu’elle a déjà exposés, à savoir qu’elle peut accorder à la fois des réparations systémiques et des réparations individuelles si la preuve présentée dans un cas donné le justifie et qu’elle le juge approprié.

[216] De plus, la formation a ordonné que l’on applique une définition du principe de Jordan assez large pour englober l’ensemble des services offerts à toutes les Premières Nations. Il convient de mentionner que bon nombre des affaires visées par le principe de Jordan concernent des enfants vulnérables qui souffrent de handicaps mentaux ou physiques. Nous y reviendrons après avoir examiné l’objet de la LCDP :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, la déficience ou l’état de personne graciée.

(Article 2 de la LCDP.)

[217] Dans le même ordre d’idées, de pair avec ce principe, la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, adoptée le 13 décembre 2006 lors de la soixante et unième séance de l’Assemblée générale par la résolution A/RES/61/106 signée par le Canada le 30 mars 2007, et ratifiée par lui le 11 mars 2010, indique, dans son préambule :

Reconnaissant également que toute discrimination fondée sur le handicap est une négation de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine (voir Grant, par.103 et 104). Voir également l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), qui énonce que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.

[218] La Cour suprême du Canada a reconnu le concept de l’appréciation objective de la dignité chez les personnes vulnérables ayant une déficience mentale, qui ne sont pas toujours en mesure d’apprécier leur propre dignité ou le fait qu’on y a porté atteinte :

À la lumière de la définition donnée à la notion de « dignité » de la personne et des principes d’interprétation large et libérale en matière de Lois sur les droits et libertés de la personne, j’estime que l’art. 4 de la Charte vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l’être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu’elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même.

[…]

Dans le cas qui nous intéresse, la majorité de la Cour d’appel me paraît avoir relevé, avec raison, qu’en ce qui concerne la situation des déficients mentaux, la nature des soins qui leur sont normalement prodigués revêt une importance fondamentale. On ne saurait ignorer, en effet, que l’objectif général des services offerts à l’Hôpital dépasse la satisfaction des besoins primaires des bénéficiaires (voir Commission des droits de la personne c. Coutu, 1995 CanLII 2537 (QC TDP), [1995] R.J.Q. 1628 (T.D.P.), aux pp. 1652 et 1653). Ceci témoigne, entre autres, de l’intention du législateur (voir la Loi sur les services de santé et les services sociaux, L.R.Q., ch. S-4.2) et de l’existence d’un certain consensus social en ce qui a trait à l’encadrement requis pour que les besoins de ces personnes soient satisfaits.

Ceci dit, la faible conscience que certains bénéficiaires avaient de leur environnement en raison de leur condition mentale peut sans doute influencer la conception qu'eux-mêmes se font de la dignité. Comme l'observe le juge Fish, cependant, en présence d’un document de la nature de la Charte, il est plus important de s’attarder à une appréciation objective de la dignité et de ses exigences quant aux soins et services requis. En l’espèce, j’estime que les conclusions de fait du juge de première instance indiquent, sans l’ombre d’un doute, que l’inconfort souffert par les bénéficiaires de l’Hôpital, bien que provisoire, constitue une atteinte à la sauvegarde de leur dignité, droit garanti à l’art. 4 de la Charte, en dépit du fait que note le premier juge, que ces patients pouvaient ne pas avoir de sentiment de pudeur. (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 RCS 211, 1996 CanLII 172 (CSC), au par. 105 et 107 à 108) (Curateur public).

[220] De plus, la Cour suprême a conclu que la perturbation des services prodigués aux bénéficiaires avait porté atteinte à leur dignité et leur avait causé un préjudice moral au sens des règles de la responsabilité civile et de la Charte :

Du reste, les pressions que les appelants désiraient exercer sur l’employeur passaient inévitablement par la perturbation des services et des soins normalement assurés aux bénéficiaires de l’Hôpital et, nécessairement, par une atteinte voulue à leur dignité. (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 RCS 211, 1996 CanLII 172 (CSC), par. 124) (Curateur public).

[221] Bien qu’il ne s’agisse pas en l’espèce d’un recours collectif, d’une action en responsabilité civile ou d’une cause fondée sur la Charte, le principe peut être appliqué pour conclure que la perturbation des services offerts à un groupe vulnérable de personnes, en l’occurrence les enfants des Premières Nations et leurs familles, constitue une atteinte à leur dignité, selon une appréciation objective du principe de la dignité. En vertu de la LCDP, ce préjudice tomberait sous le coup de l’alinéa 53(2)e). Ce raisonnement vaut également pour les enfants et les familles des Premières Nations pour ce qui est des enfants retirés de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité.

[222] Qui plus est, le Tribunal a déjà tiré des conclusions dans des décisions antérieures concernant les interruptions, les délais et les refus affectant les services essentiels aux enfants des Premières Nations en vertu du principe de Jordan, et du lien de ce principe avec la protection de l’enfance. Voici certaines de ces conclusions :

En attendant qu’une réforme soit entreprise, le principe de Jordan demeure un moyen efficace de combler certaines des lacunes liées à la prestation des services aux enfants et aux familles des Premières Nations qui ont été cernées dans la décision; cependant, l’approche du Canada risque de perpétuer la discrimination et les lacunes relevées dans la décision, surtout en ce qui a trait à l’allocation des fonds et des ressources réservés au règlement de certains de ces problèmes. (Voir la décision, au paragraphe 356.) […] (Voir 2017 TCDP 14, au par. 78.)

Les travaux des deux ministères sur le principe de Jordan ont fait ressortir ce que nous savions depuis des années : il y a des divergences d’opinions et des différences entre les deux ministères en ce qui concerne les autorisations et les ressources, qui semblent causer des lacunes dans la prestation des services aux enfants et aux familles résidant dans les réserves. Parmi les principaux programmes visés, mentionnons le Programme de soutien du revenu d’AINC et le Programme des services à l’enfance et à la famille d’AINC, ainsi que le Programme des services de santé non assurés de Santé Canada. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 369.)

D’autres dépenses médicales qui posent problème sont celles concernant les services en santé mentale. Le financement de Santé Canada pour les services en santé mentale ne couvre que les crises de courte durée, alors que les enfants pris en charge ont souvent des besoins en santé mentale de longue durée et que ces services ne sont pas toujours offerts dans les réserves. Par conséquent, les enfants pris en charge se voient refuser l’accès à des services en santé mentale en raison des retards à obtenir les services, du financement limité et des contraintes de temps imposées à la prestation de ce type de service. Pour empirer la situation, certains enfants, qui ne peuvent obtenir les services en santé mentale dont ils ont besoin, ne sont pas admissibles aux programmes scolaires destinés aux enfants ayant des besoins spéciaux, qui exigent une évaluation ou un diagnostic d’un psychologue (Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region, p. 2 et 3). (Voir 2016 TCDP 2, au par. 372.)

Le Tribunal est d’avis que c’est en raison de l’interprétation étroite que Santé Canada et AADNC font du principe de Jordan qu’il n’y a aucun cas qui réponde aux critères de ce principe. Cette interprétation méconnait l’ampleur des problèmes de compétence susceptibles de se manifester lors de la prestation de bon nombre de services fédéraux visant à assurer la santé, la sécurité et le bien-être des enfants et des familles des Premières Nations. Cette approche va à l’encontre du principe de Jordan et se traduit par des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves. Une coordination entre l’ensemble des ministères et des programmes fédéraux, surtout AADNC et les programmes de Santé Canada, contribuerait à éviter ces failles dans les services offerts aux enfants des Premières Nations dans le besoin. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 381.)

Mais surtout, le principe de Jordan est censé s’appliquer à l’ensemble des enfants des Premières Nations. Il y a beaucoup d’autres enfants des Premières Nations qui ne sont pas polyhandicapés, mais qui ont besoin de services, notamment de services à l’enfance et à la famille. La nécessité de prendre un enfant en charge pour lui permettre d’accéder à ces services alors que les mêmes services sont accessibles à l’ensemble des autres enfants canadiens est l’une des principales raisons pour lesquelles la présente plainte a été déposée. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 382.)

La conception, la gestion et le contrôle du Programme des SEFPN par AADNC, ainsi que ses modèles de financement et les autres ententes provinciales/territoriales connexes, se sont traduits par des refus de services et ont créé divers effets préjudiciables pour un grand nombre d’enfants et de familles des Premières Nations vivant dans les réserves. Voici une liste non exhaustive des principaux effets préjudiciables constatés par le Tribunal : […] La définition étroite et l’application insuffisante du principe de Jordan, ont entraîné des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations. (Voir 2016 TCDP 2, par. 458.)

En janvier 2017, deux enfants âgés de 12 ans se sont tragiquement enlevé la vie dans la Première Nation Wapekeka (« la PN Wapekeka »), une collectivité de la NNA. Avant la mort de ces enfants, la PN Wapekeka avait prévenu le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de Santé Canada, qu’elle s’inquiétait d’un pacte de suicide conclu au sein d’un groupe de jeunes enfants et d’adolescents. Cette information figurait dans une proposition détaillée datée de juillet 2016, qui était destinée à obtenir des fonds en vue de mettre sur pied une équipe communautaire de santé mentale à titre de mesure préventive. (Voir 2017 TCDP 7, au par. 8.)

La proposition de la PN Wapekeka est restée sans réponse de la part du Canada pendant plusieurs mois, et une réponse réactive n’a été donnée qu’après le suicide des deux jeunes. La réponse médiatique de Santé Canada a été la suivante : le ministère reconnaissait avoir reçu en septembre 2016 la proposition de juillet 2016, mais celle-ci avait été soumise à un [traduction] « moment peu propice dans le cycle de financement fédéral » (voir l’affidavit du Dr Michael Kirlew, 27 janvier 2017, au par. 16). La formation est consciente que cette réponse est inacceptable dans de telles circonstances et que cela a certainement dû causer des souffrances supplémentaires. (Voir 2017 TCDP 7, au par. 9.)

Malheureusement, en février 2017 deux autres jeunes âgés de 11 ans et de 21 ans se sont enlevé la vie dans deux collectivités de la NNA : Deer Lake et Kitchenuhmaykoosib Inninuwug (voir l’affidavit de Sol Mamakwa, 13 février 2017, au par. 5). (Voir 2017 TCDP 7, au par. 10.)

La formation tient à offrir ses condoléances aux familles et aux collectivités de ces jeunes, de même qu’à tous ceux qui ont perdu des enfants, dans de semblables et tragiques circonstances. (Voir 2017 TCDP 7, au par. 11.)

La perte de nos enfants par suicide dans la Nation Nishnawbe-Aski (NNA) a été la source d’une douleur et d’un désespoir indicibles pour les familles, les collectivités et l’ensemble de nos membres. L’engagement de Santé Canada « à établir avec la Nation Nishnawbe-Aski (NNA) un Groupe de travail sur la prévention du suicide dans le but d’établir un processus concret et simplifié qui permettra aux collectivités de présenter dans le cadre de l’Initiative “L’enfant d’abord” une demande de financement » crée une voie importante qui aidera nos collectivités en crise à avoir accès à des fonds dans le cadre du principe de Jordan (voir 2017 TCDP 7, annexe A, lettre concernant le Groupe de travail pilote sur la prévention du suicide adressée le 22 mars 2017 par le grand chef Alvin Fiddler, de la Nation Nishnawbe-Aski à Mme Valerie Gideon, sous-ministre adjointe, Opérations régionales, Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits, Santé Canada).

Lors de l’audience des 30 et 31 octobre 2019 (audience d’octobre), le témoin du Canada, Dre Valerie Gideon, sous-ministre adjointe principale de la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits au ministère des Services aux Autochtones Canada, a admis dans son témoignage que la décision 2017 CHRT 14 (CanLII), rendue en mai par le Tribunal, ainsi que ses ordonnances sur la définition du principe de Jordan et les mesures de publicité, ont entraîné une forte hausse des affaires concernant des enfants des Premières Nations. En fait, de juillet 2016 à mars 2017, il y a eu environ 5 000 services approuvés selon le principe de Jordan. Après la décision de la formation, ce nombre est passé à un peu moins de 77 000 services approuvés selon le principe de Jordan en 2017-2018. Ce nombre ne cesse d’augmenter. Au moment de l’audience d’octobre, plus de 165 000 services visés par le principe de Jordan ont maintenant été approuvés en vertu de ce même principe, comme l’a ordonné le Tribunal. Ces données sont confirmées par le témoignage de Dre Gideon et ne sont pas contestées par la Société de soutien. En outre, elles font également partie de la nouvelle preuve documentaire présentée lors de l’audience d’octobre et sont maintenant intégrées au dossier de la preuve du Tribunal. Ces services représentent les lacunes du service et n’auraient pas été fournis aux enfants des Premières Nations sans la définition large du principe de Jordan, telle qu’elle a été ordonnée par la formation. En réponse aux questions de la présidente de la formation, Sophie Marchildon, Dre Gideon a également déclaré que le principe de Jordan n’est pas un programme; il est plutôt considéré comme une règle juridique par le Canada. Ceci est également confirmé dans un document joint comme pièce à l’affidavit de Dre Gideon. Dre Gideon a déclaré avoir rédigé ce document (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 24 mai 2018, pièce 4, à la page 2). Sous l’en-tête Our Commitment, ce document, intitulé Jordan’s Principle Implementation-Ontario Region, énonce ce qui suit :

[traduction]

Le principe de Jordan ne disparaîtra pas. Le principe de Jordan est une obligation juridique et non un programme et il ne disparaîtra pas […]. Il ne peut y avoir de rupture dans la réponse du Canada à la pleine mise en œuvre du principe de Jordan (voir 2019 TCDP 7, au par. 25).

La formation est ravie d’apprendre que des milliers de services ont été approuvés depuis qu’elle a rendu ses ordonnances. Il est maintenant prouvé que cette importante mesure de réparation égalitaire a entraîné des changements substantiels pour les enfants des Premières Nations et qu’elle est efficace et mesurable. Bien qu’on puisse encore faire mieux, elle suscite aussi l’espoir. Nous aimerions rendre hommage à Jordan River Anderson et à sa famille pour leur legs. Nous remercions également la Société de soutien, l’APN et la Commission canadienne des droits de la personne d’avoir porté cette question devant le Tribunal, ainsi que la Société de soutien, l’APN, Chiefs of Ontario, la Nation Nishnawbe Aski et la Commission pour leurs efforts inlassables. Nous sommes également reconnaissants envers la Commission de vérité et de réconciliation pour ses conclusions et ses recommandations. Enfin, la formation reconnaît qu’il reste encore beaucoup à faire pour éliminer la discrimination à long terme, mais que le Canada a déployé des efforts considérables pour fournir des services aux enfants des Premières Nations en vertu du principe de Jordan, surtout depuis novembre 2017. Ces efforts sont déployés par des gens comme Dre Gideon et l’équipe du principe de Jordan, et la formation estime qu’ils sont dignes de mention. La Société de soutien l’a également reconnu dans une lettre datée du 17 avril 2018 déposée en preuve (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, en date du 21 décembre 2018, à la pièce A). Il ne s’agit pas de véhiculer le message selon lequel il faut louanger un système colonial qui a engendré de la discrimination raciale dans tout le pays pour avoir commencé à le corriger. Il s’agit plutôt de reconnaître les efforts déployés par les décideurs et les fonctionnaires pour mettre en œuvre les ordonnances du Tribunal, lesquels ont des répercussions réelles sur la vie des enfants (voir 2019 TCDP 7, par. 26).

La formation estime que le dénouement du cas de S.J. est déraisonnable. La couverture en vertu du principe de Jordan a été refusée parce que la mère de S.J. était inscrite en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens et ne pouvait lui transmettre le statut d’Indien suivant la règle de l’exclusion après la deuxième génération. C’est la principale raison pour laquelle on a refusé de couvrir les frais de déplacement de S.J. La deuxième raison, c’est que le Canada n’a pas jugé l’examen d’imagerie urgent, alors qu’en fait, la situation n’a pas été évaluée adéquatement. Enfin, personne ne semble s’être penché sur les besoins de l’enfant et sur son intérêt supérieur. Rien n’indique qu’une analyse de l’égalité réelle ait été effectuée dans ce cas. Une approche bureaucratique a plutôt été appliquée pour refuser la couverture à une enfant d’un peu plus de 18 mois (l’équipe du Canada a décrit l’enfant comme étant âgée d’un an et demi, voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 21 décembre 2018, chaîne de courriels en pièce F), qui attendait cet examen d’imagerie depuis sa naissance. Ce type d’approche bureaucratique dans les programmes a été associé à de la discrimination dans la décision (voir la décision aux paragraphes 365 à 382 et 391). (Voir 2019 TCDP 7, au par. 73.)

[223] Toutes les conclusions susmentionnées nous permettent de conclure que les enfants des Premières Nations et leurs familles ont subi un préjudice moral et une atteinte à leur dignité par suite d’interruptions, de délais et de refus dans les services essentiels.

[224] D’autres éléments de preuve versés au dossier illustrent également le fait que les interruptions, les délais et les refus de service ont causé un véritable préjudice moral aux enfants des Premières Nations et à leur famille :

[Traduction]

Dans un autre cas, une enfant atteinte de la maladie de Batten, une maladie héréditaire mortelle du système nerveux, a dû attendre seize mois avant d’obtenir un lit d’hôpital pouvant s’incliner à 30 degrés, afin d’atténuer la détresse respiratoire causée par son état. (AANDC, Jordan’s Principle Chart Documenting Cases, 6 octobre 2013 (voir HR, Vol 15, onglet 422, p 2).

M. WUTTKE : Très bien. Je constate que le premier contact a eu lieu en 2007 et que le lit a été livré en 2008. Il a donc fallu environ un an à l’enfant pour obtenir un lit, n’est-ce pas?

Mme BAGGLEY : Eh bien, c’était à l’été 2008.

M. WUTTKE : D’accord.

Mme BAGGLEY : C’est bonnet blanc et blanc bonnet.

M. WUTTKE : Donc, entre six et neuf mois?

Mme BAGGLEY : Oui, oui.

M. WUTTKE : Étant donné qu’il s’agit d’une enfant qui souffre d’insuffisance respiratoire et qu’elle pourrait se retrouver en détresse respiratoire, je me pose la question suivante : comment ce délai de six mois à un an pour fournir un lit à l’enfant peut-il être considéré comme raisonnable, quelles que soient les circonstances?

Mme BAGGLEY : Eh bien, selon moi, ce n’est pas raisonnable, mais il n’y a pas suffisamment d’information pour en déterminer les raisons (voir le contre-interrogatoire de Corinne Baggley, 1er mai 2014 (vol. 58, p. 117 et 118, lignes 16 à 25, 1 à 12).

[225] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve au dossier, comme nous venons de le démontrer, pour lui permettre de conclure que les enfants des Premières Nations et leurs familles ont subi un préjudice moral d’une extrême gravité justifiant l’indemnisation maximale prévue à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, en raison de l’approche adoptée par le Canada pour appliquer le principe de Jordan qui est à l’origine des décisions rendues par le Tribunal dans la présente affaire.

[226] Des services essentiels ont été refusés aux enfants des Premières Nations. Le Tribunal a entendu de nombreux témoignages qui démontrent qu’ils se sont vu refuser des services essentiels après avoir dû composer avec de longs délais qui leur ont causé un préjudice véritable, ainsi qu’aux parents ou grands-parents qui s’occupaient d’eux. La Cour suprême du Canada a discuté de l’élément objectif de la dignité des personnes ayant une déficience mentale dans l’affaire du Curateur public précitée, et la formation estime que ce principe s’applique aux enfants vulnérables lorsqu’il s’agit de déterminer le préjudice que leur a causé le refus de leur fournir un service essentiel. En outre, comme l’illustrent les exemples susmentionnés, certains des enfants et des familles ont également subi un grave préjudice mental et physique en raison des délais imposés dans la prestation de ces services.

XIII. Indemnité spéciale pour discrimination délibérée ou inconsidérée

[227] L’indemnité spéciale réclamée en l’espèce est fondée sur le par. 53(3) de la LCDP, qui stipule :

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

[228] Dans la disposition de la Loi précitée, il est question de « victime » plutôt que de « plaignant ». Comme nous l’avons déjà mentionné, le libellé de la LCDP permet de faire la distinction entre le plaignant qui est victime de l’acte discriminatoire et la victime de l’acte discriminatoire qui n’est pas un plaignant.

[228A] Dans la décision Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18 (CanLII), le Tribunal a récemment repris à son compte le raisonnement juridique suivi par le Tribunal pour justifier l’octroi d’une indemnité spéciale. Voici ce qu’écrit le membre instructeur Gaudreault :

Les membres Sophie Marchildon, Réjean Bélanger et Edwards P. Lustig, dans leur décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) [Société de soutien à l’enfance], 2015 TCDP 14 (CanLII), au paragraphe 21, se sont penchés sur l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) LCDP. Ils ont écrit :

[l]a Cour fédérale a considéré que ce paragraphe est une « […] disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires » (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113 (CanLII), au paragraphe 155, décision confirmée par 2014 CAF 110 (CanLII) [Johnstone CF]). Une conclusion d’agissement délibéré exige que « […] l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels » (Johnstone CF, au paragraphe 155). L’acte inconsidéré est « […] celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante » (Johnstone CF, au paragraphe 155.) (Voir Duverger, au par. 293).

[229] La LCDP a pour objet de remédier à la discrimination (Robichaud, au par. 13). La Cour fédérale a, dans le jugement Johnstone, conclu que, contrairement aux réparations prévues à l’alinéa 53(2)e), qui ne visent pas, comme nous l’avons déjà vu, à punir l’auteur de l’acte discriminatoire, le paragraphe 53(3) de la LCDP était une disposition punitive.

[230] Pour pouvoir conclure à l’existence d’un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré, il doit y avoir « dans une certaine mesure, une intention ou un comportement si dénué de prudence, ou encore, un mépris des conséquences de ce comportement » (Canada (Procureur général) c. Collins, 2011 CF 1168 (CanLII), au par. 33). Là encore, le Tribunal ne devrait accorder le montant maximal permis par cet article que dans les cas les plus graves (voir Grant, au par.119).

[231] La formation estime que le Canada a fait preuve d’un comportement dénué de prudence et d’un mépris des conséquences de ce comportement envers les enfants des Premières Nations et leurs familles, tant en ce qui concerne le programme de protection de l’enfance que l’application du principe de Jordan. Le Canada était conscient de la discrimination et de certaines de ses graves conséquences sur les enfants des Premières Nations et leurs familles. Le Canada a été mis au courant par l’EPN en 2000, et encore plus en 2005, par sa participation au rapport Wen : de et à sa connaissance de celui-ci. Le Canada n’a pris les mesures suffisantes pour remédier à la discrimination qu’après que le Tribunal a rendu ses ordonnances. Comme la formation l’a déjà constaté dans des décisions antérieures, le Canada s’est concentré sur des considérations financières plutôt que sur l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations et le respect de leurs droits de la personne.

[232] Lorsqu’on examine la question de la discrimination délibérée ou inconsidérée, le contexte de la demande est important. En l’espèce, nous avons affaire à des violations des droits de la personne d’enfants vulnérables des Premières Nations ayant été commises de façon répétée et pendant une très longue période de temps par le Canada, qui a des obligations internationales, constitutionnelles et en matière de droits de la personne, envers les enfants et les familles des Premières Nations. De plus, la Couronne a l’obligation d’agir honorablement dans tous ses rapports avec les peuples autochtones :

Les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans des réserves entretiennent des rapports fiduciaires avec AADNC. Dans la mise en œuvre du Programme des SEFPN, de ses modèles de financement et des autres ententes provinciales/territoriales connexes, « l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à l’égard [des enfants et des familles des Premières Nations vivant dans les réserves] sur les plans économique, social et foncier a également eu pour effet d’exposer ces populations aux risques de faute et d’ineptie de la part de la Couronne » (Wewaykum, par. 80). Ce rapport fiduciaire doit faire partie de l’analyse du Tribunal, avec le principal corollaire selon lequel, dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, l’honneur de la Couronne est toujours en jeu. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Nation Haïda, au paragraphe 17 :

Il s’agit là du minimum requis pour parvenir à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté » : Delgamuukw, précité, par. 186, citant Van der Peet, précité, au par. 31 (voir la Décision 2016 TCDP 2, au par. 95).

[233] Compte tenu des obligations susmentionnées du Canada, le fait que la discrimination raciale systémique ait des répercussions négatives sur les enfants et leur cause des torts, le préjudice moral est un facteur aggravant qu’il ne faut pas négliger.

[234] La formation estime qu’elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que la conduite du Canada était délibérée ou inconsidérée, ce qui a donné lieu à ce que nous avons qualifié de pire scénario envisagé par notre Loi.

[235] Qui plus est, de nombreux représentants de divers niveaux du gouvernement fédéral étaient au courant des effets préjudiciables du Programme des SEFPN sur les enfants des Premières Nations et leurs familles, et certaines des admissions à cet égard font partie de la preuve et ont été mentionnées par la formation dans ses conclusions. L’examen des conclusions formulées par la formation dans sa Décision et dans ses décisions ultérieures le confirme.

[236] La formation rejette la thèse du Canada selon laquelle les rapports contenus dans le dossier de la preuve et les conclusions ne peuvent servir de fondement au Tribunal pour conclure que le Canada a fait preuve d’une conduite délibérée ou inconsidérée parce que le Canada est en train d’améliorer graduellement les services qu’il offre. Les auteurs du rapport Wen : de avaient expressément mis en garde contre une mise en œuvre des recommandations à la pièce, mais c’est précisément ce qu’a fait le Canada. Le Tribunal évoque aussi ce problème dans la Décision.

[237] De plus, dans ses décisions antérieures, le Tribunal a déjà tiré des conclusions au sujet de la conduite du Canada et du fait qu’il était conscient des effets préjudiciables de celle-ci sur les enfants des Premières Nations et leurs familles. Bien qu’elles soient trop nombreuses pour qu’on puisse les reproduire entièrement dans la présente décision, certaines d’entre elles ont déjà été citées; d’autres le sont ici, et ces conclusions ne peuvent plus être contestées :

Dans une autre communication, AADNC qualifie la Directive 20‑1 de « brisée » :

[traduction]

Le système actuel est BRISÉ; il est fragmenté et décousu.

Le système actuel contribue à créer des relations dysfonctionnelles, c’est-à-dire des conflits de compétence (tant au palier fédéral qu’au palier provincial), un manque de coordination, des objectifs contradictoires et une mentalité de cloisonnement.

[…]

Le programme actuel est axé sur la protection (la prise en charge des enfants) plutôt que sur la prévention (l’aide aux familles).

[…]

Les mesures d’intervention et de prévention précoces sont devenues une pratique courante dans les provinces et les territoires, dans bon nombre d’États des États-Unis et en Nouvelle-Zélande.

Les SEF du MAINC n’ont pas réussi à suivre l’évolution des changements provinciaux.

Là où les mesures d’appui aux services de prévention sont une pratique courante, les résultats ont démontré que les statistiques concernant les enfants pris en charge et les coûts se sont stabilisées ou ont diminué.

(Annexe, pièce 35, p. 2 et 3 [communication intitulée Putting Children and Families First in Alberta].) (Voir 2016 TCDP 2, au par. 270).

La communication intitulée Putting Children and Families First in Alberta qualifie la prévention d’option idéale pour résoudre ces problèmes, à la page 4 :

[Traduction]

La prévention précoce et les solutions axées sur l’enfant sont les pièces manquantes du casse-tête en ce qui concerne les enfants et les familles de Premières Nations vivant dans les réserves.

La prévention précoce appuie les mesures permettant d’améliorer la qualité de vie des enfants et des familles, ce qui favorise de meilleurs résultats dans le domaine du développement, de l’éducation et de la santé de la petite enfance. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 271.)

Enfin, l’organisme Putting Children and Families First in Alberta affirme ce qui suit, à la page 5 :

[Traduction]

Les faits sont clairs :

Le rapport Wen : De : l’intervention et la prévention précoces sont ESSENTIELLES.

[…] (Voir 2016 TCDP 2, au par. 272.)

[238] Ces citations sont tirées d’exposés préparés par des employés du gouvernement fédéral qui permettent de penser qu’ils étaient bien conscients de ce qu’il fallait faire pour mettre fin à la discrimination raciale systémique et du fait que la prévention est un élément clé de ce processus. Cela étant, même si le Canada a augmenté les fonds de prévention, il a adopté une approche insuffisante et fragmentée, ce que la formation a également constaté dans la Décision.

[239] Les organismes des Premières Nations font des pressions sur le Canada depuis 1998 pour changer le système (voir 2016 TCDP 2, au par. 272). Or, dix ans plus tard, dans la décision 2018 TCDP 4, le Tribunal a dû ordonner au Canada de financer des services de prévention :

À l’heure actuelle, le Canada finance le paiement des coûts réels de garde et d’entretien quand les enfants sont pris en charge et retirés de leurs foyers et de leurs familles et, il a mis au point une méthode, pour payer ces frais. Le fait de procéder de cette façon et de ne pas en faire de même pour les services de prévention perpétue le désavantage historique et le legs des pensionnats indiens, comme il a déjà été expliqué dans la Décision et les décisions sur requête. Cela incite à retirer les enfants plutôt qu’à aider les collectivités à demeurer ensemble (voir 2018 TCDP 4, au par. 230).

[239A] Pendant tout ce temps, le Canada connaissait les avantages des services de prévention pour assurer la sécurité des enfants chez eux et dans leur famille, mais il n’a pas suffisamment financé et réformé le système pour favoriser ce changement.

Cela est contraire à l’ordonnance du Tribunal de fournir les services en fonction des besoins, ce qui oblige le Canada à obtenir les besoins précis de chaque organisme des Premières Nations ainsi que des Premières Nations. Enfin, permettre aux organismes en difficulté de conserver les fonds prévus au budget d’une année à l’autre plutôt que de les retourner aiderait peut-être à régler le problème. En ce qui concerne les autres organismes qui sont prêts à dispenser les services de prévention et ont les moyens nécessaires, le Canada décide unilatéralement pour eux et retarde les services de prévention et les mesures les moins perturbatrices le tout à partir d’une fausse prémisse. Procéder ainsi porte préjudice aux enfants (voir 2018 TCDP 4, au par. 143).

La formation a toujours reconnu qu’il peut y avoir un certain nombre d’enfants à protéger qu’il est nécessaire de retirer de leurs foyers. Cependant, dans la Décision, les conclusions tirées soulignent le fait qu’un trop grand nombre d’enfants ont été retirés inutilement, alors qu’en recevant des services de prévention ils auraient eu l’opportunité de demeurer dans leurs foyers (voir 2018 TCDP 4, au par. 161).

La formation trouve à nouveau problématique que la justification du Canada soit fondée sur le cycle de financement, et non sur l’intérêt supérieur des enfants ou sur le fait d’avoir été reconnu responsable en vertu de la LCDP. Par ailleurs, le fait que le Budget de 2016 s’échelonne sur cinq ans présente un problème de taille. La formation n’a pas entrevu qu’il faudrait autant de temps pour mettre en œuvre l’ordonnance de réparation immédiate. Conséquemment, le fait de ne pas effectuer les investissements les plus importants avant la quatrième et la cinquième année ne répond pas entièrement à l’ordonnance de réparation immédiate (voir 2018 TCDP 4, par. 146).

Ceci étant dit, la formation est encouragée par les mesures de réparations immédiates prises à ce jour par le Canada. Cependant, nous considérons aussi que le Canada ne se conforme pas entièrement aux ordonnances antérieures rendues par la formation et visant les mesures les moins perturbatrices et les services de prévention, les organismes de petite taille, les services d’accueil et d’enquête et les frais juridiques. De plus, à ce stade-ci, la formation conclut qu’il y a lieu de rendre des ordonnances supplémentaires dans l’intérêt supérieur des enfants (voir 2018 TCDP 4, au par. 195).

[240] Le Tribunal a formulé de nombreuses conclusions sur la nécessité d’offrir des services de prévention pour mettre fin au retrait des enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille et de leur communauté :

Par ailleurs, l’Évaluation a identifié plusieurs problèmes de compétence susceptibles de compromettre l’efficacité de la prestation de services, notamment la disponibilité des services de soutien aux fins de la prévention et l’accès à ceux-ci. À cet égard, les auteurs de l’Évaluation ont souligné qu’un défi de la mise en œuvre commun aux organismes de prestation des SEFPN était la nécessité d’offrir des services spécialisés à l’échelon communautaire (p. ex. évaluation de l’ensemble des troubles causés par l’alcoolisation fœtale, assistance médicale, thérapie, counseling, aide aux toxicomanes). Les auteurs de l’Évaluation ont également souligné l’importance primordiale de la disponibilité des services de soutien, aux fins de la prévention et de leur accès. À leur avis, le financement accordé par AADCN ne permet pas de ces services, quoiqu’ils soient offerts par d’autres ministères et programmes dans les réserves et à l’extérieur de celles-ci. (Évaluation par AADNC de la mise en œuvre de l’AAAP en Alberta, p. 16-18, 21-24.) (Voir 2016 TCDP 2, au par. 286.)

Les difficultés causées par l’éloignement ont également été identifiées comme un des principaux défis qui se posaient en Saskatchewan et en Nouvelle‑Écosse. Le tiers des organismes ont signalé le coût élevé des déplacements et le temps qu’il faut y consacrer, de même que le risque de ne pas pouvoir intervenir à temps dans les cas critiques. En Nouvelle‑Écosse, qui ne compte qu’un seul organisme de SEFPN doté de deux bureaux sur tout le territoire de la province, un intervenant peut prendre deux à trois heures pour rejoindre un enfant dans le sud‑ouest de la province. En revanche, le modèle provincial est structuré de façon telle que ses agences peuvent rejoindre tout enfant en état de besoin en une demi‑heure au maximum. Dans les pires des cas, les organismes de SEFPN de la Nouvelle‑Écosse ont dû se tourner vers les agences provinciales pour obtenir de l’aide. Selon l’Évaluation, ces problèmes ont incité la province à recommander à AADNC d’appuyer financièrement l’ouverture d’un troisième bureau dans le sud‑ouest de la province (Évaluation par AADNC de la mise en œuvre de l’AAAP en Saskatchewan et en Nouvelle-Écosse, p. 39) (Voir 2016 TCDP 2, au par. 291.)

La Direction générale de l’évaluation et de la vérification interne d’AADNC a également procédé à sa propre évaluation du Programme des SEFPN en 2007 (Annexe, pièce 14 [Évaluation du Programme des SEFPN (2007)]). Les conclusions et les recommandations de l’Évaluation du Programme des SEFPN (2007) reprennent celles de l’EPN et des rapports Wen : De. Signalons, à la page ii, les conclusions suivantes de l’Évaluation du Programme des SEFPN (2007) :

Bien que le programme soit parvenu à satisfaire à une demande de services de plus en plus forte, on ne peut affirmer qu’il a atteint son objectif consistant à créer un environnement plus sécuritaire et plus stable pour les enfants qui vivent dans les réserves, pas plus qu’il n’est parvenu à suivre le rythme imposé par la tendance, tant à l’échelle nationale qu’internationale, à accorder plus d’importance à l’intervention précoce et à la prévention.

Le mode de financement du programme, la Directive 20-1, a probablement été l’un des facteurs ayant mené aux augmentations du nombre d’enfants pris en charge et des dépenses du programme, car il a eu pour effet d’inciter les organismes à choisir des solutions axées sur la prise en charge - le placement en famille d’accueil, les foyers pour enfants et les soins en établissement - étant donné que seuls les coûts de ces organismes sont intégralement remboursés (voir 2016 TCDP 2, au par. 273).

[…] corrige la lacune du mode de financement du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières nations qui favorise le placement des enfants à l’extérieur du foyer alors qu’il serait plus approprié de faire appel aux mesures les moins perturbatrices (mesures appliquées dans le foyer). Le bien-être et la sécurité des enfants doivent être les principaux facteurs dont tiennent compte les organismes dans leurs décisions en matière de placement (voir 2016 TCDP 2, au par. 274.)

Le sous-ministre Michael Wernick a qualifié l’AAAP d’[traduction] « [...] approche qui permettra d’améliorer la situation des enfants des Premières Nations » (Annexe, pièce 36), dans une réponse donnée le 11 septembre 2009 à des questions soulevées par le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord. La réponse de M. Wernick montre qu’AADNC était conscient des répercussions que la structure et le financement du Programme des SEFPN prévus par la Directive 20-1 avaient eues sur la situation des enfants des Premières Nations (voir 2016 TCDP 2, au par. 276).

Toutefois, comme le Rapport de 2008 de la Vérificatrice générale du Canada, le Rapport de 2009 du Comité permanent des comptes publics, le Rapport Le Point de la Vérificatrice générale du Canada (2011) et le Rapport du Comité permanent des comptes publics (2012) l’ont souligné, bien que l’AAAP se veuille une amélioration par rapport à la Directive 20-1, elle repose toujours sur des hypothèses problématiques concernant les enfants pris en charge, les familles dans le besoin et les niveaux de population pour calculer le financement. De plus, bon nombre de provinces ainsi que le Yukon sont toujours assujettis à la Directive 20-1 malgré l’engagement d’AADNC de les faire graduellement passer à l’AAAP (voir 2016 TCDP 2, au par. 278).

Bien qu’il soit au courant, depuis des années, des conséquences néfastes du Programme des SEFPN, AADNC ne l’a pas vraiment modifié depuis sa création en 1990. Les annexes de l’Entente de 1965 de l’Ontario n’ont pas été mises à jour non plus depuis 1998. De nombreux rapports et recommandations ont été publiés pour proposer des solutions aux effets préjudiciables susmentionnées, incluant les propres analyses et évaluations internes d’AADNC. Malgré tout, AADNC n’a donné suite que parcimonieusement aux conclusions de ces rapports. Certes, AANDC a fait des efforts pour améliorer le Programme des SEFPN, notamment par l’adoption de l’AAAP et l’injection de fonds supplémentaires. Toutefois, ces mesures sont loin de combler les lacunes constatées dans la prestation des services et de résoudre les problèmes d’interruption, de refus de services et les effets préjudiciables que nous avons évoqués. En fin de compte, ces mesures ne répondent pas à l’objectif de fournir aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves des services adaptés à la culture autochtone, qui se comparent raisonnablement à ceux offerts aux personnes vivant hors réserve (voir 2016 TCDP 2, au par. 461).

[241] L’un des cas les plus tragiques et des pires scénarios en l’espèce et dans le contexte du principe de Jordan est celui des retards déraisonnables qu’accusait la prestation des services de prévention et de traitement en santé mentale, comme en témoigne la situation de la Nation de Wapekeka. Ces retards étaient intentionnels, et le Canada les a justifiés en invoquant des considérations financières et administratives. En agissait ainsi, le Canada a fait preuve d’un comportement dénué de prudence qui témoignait d’un mépris des graves conséquences de son comportement pour les enfants et leur famille. Nous reproduisons ici quelques extraits des conclusions de la formation :

La proposition de la PN Wapekeka est restée sans réponse de la part du Canada pendant plusieurs mois, et une réponse réactive n’a été donnée qu’après le suicide des deux jeunes. La réponse médiatique de Santé Canada a été la suivante : le ministère reconnaissait avoir reçu en septembre 2016 la proposition de juillet 2016, mais celle-ci avait été soumise à un [traduction] « moment peu propice dans le cycle de financement fédéral » (voir l’affidavit du Dr Michael Kirlew, 27 janvier 2017, au paragraphe 16.) (Voir 2017 TCDP 14, au par. 89).

Bien que le Canada ait fourni de l’aide après les suicides de la PN Wapekeka, les failles du processus lié au principe de Jordan ont fait en sorte que l’on n’a pas pu prévenir la tragédie de la PN Wapekeka, qui n’a donné lieu qu’à une réponse réactive puisque les services ont subséquemment été offerts. Sur une note positive, comme il a été mentionné précédemment, Santé Canada s’est depuis engagé à mettre sur pied un Groupe de travail sur la prévention du suicide en collaboration avec la NNA, dont l’objectif sera d’établir un processus concret et simplifié permettant aux collectivités de présenter une demande de financement dans le cadre de l’initiative « L’enfant d’abord » (principe de Jordan). Néanmoins, les événements tragiques de la PN Wapekeka révèlent qu’il faut modifier la façon de coordonner le processus lié au principe de Jordan. (Voir 2017 TCDP 14, au par. 90.)

Mme Buckland a reconnu que la proposition de la PN Wapekeka a cerné des lacunes dans les services et que les fonds réservés aux affaires visées par le principe de Jordan auraient pu servir à combler ces lacunes. Malgré cela, et malgré le fait qu’il s’agissait d’un cas de vie ou de mort, Mme Buckland a indiqué qu’il s’agissait d’une demande de groupe, que celle-ci devait être traitée comme toute autre demande de groupe et qu’il fallait la faire signer par le sous-ministre adjoint. Mme Buckland a laissé entendre que le traitement de la demande de la PN Wapekeka aurait probablement pris deux semaines (voir la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 174, lignes 19 à 21; page 175, lignes 1 à 4; page 180, lignes 1 à 9 et page 182, lignes 11 à 16). (Voir 2017 TCDP 14, au par. 91.)

Si une demande comme celle de la PN Wapekeka ne peut pas être traitée rapidement, comment les autres demandes sont-elles traitées? Le Canada a fourni des délais détaillés pour ce qui touche le traitement des demandes visées par le principe de Jordan, mais la preuve indique que ces processus ont été créés peu de temps après le contre-interrogatoire de Mme Buckland. En effet, rien n’indique que ces délais existaient avant février 2017. Au contraire, la preuve laisse croire que le processus comportait un délai prédéfini puisqu’on ne savait pas exactement en quoi consistait le processus [voir « Jordan’s Principle, ADM Executive Oversight Committee,Record of Decisions », 2 septembre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce F, page 3); voir également la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, page 82, lignes 1 à 12). (Voir 2017 TCDP 14, par. 92.)

Qui plus est, les commentaires de Mme Buckland semblent indiquer que le traitement des affaires visées par le principe de Jordan met encore l’accent sur les besoins administratifs du Canada plutôt que sur la gravité et le caractère urgent de la demande et, surtout, sur les besoins et les intérêts supérieurs des enfants. Il est manifeste que l’organe gouvernemental fédéral qui est contacté en premier ne répond toujours pas directement à la demande en finançant le service et en se faisant ensuite rembourser comme l’exige le principe de Jordan. La formation estime que le nouveau processus du Canada quant au principe de Jordan est très semblable à l’ancien, à quelques exceptions près. Les responsables de l’élaboration de ce nouveau processus ne semblent pas avoir pris en considération les failles de l’ancien processus (voir 2017 TCDP 14, au par. 93).

Les délais imposés aux enfants et aux familles des Premières Nations qui demandent des fonds en vertu du principe de Jordan donnent au gouvernement le temps de naviguer entre ses propres services et programmes; cette situation est semblable à un problème ciblé dans la décision (voir 2017 TCDP 14, au par. 94).

[242] Les éléments de preuve les conclusions susmentionnées permettent de conclure que le Canada était au courant de l’existence d’une discrimination ayant des conséquences des répercussions négatives sur les enfants et les familles des Premières nations dans le contexte de la protection de l’enfance ou du principe de Jordan. Par conséquent, le Canada a fait preuve d’un comportement dénué de prudence qui témoignait d’un mépris des graves conséquences de son comportement pour les enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents, et ce comportement constitue une conduite inconsidérée ouvrant droit à indemnisation en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. La formation estime que la conduite du Canada correspond au pire scénario possible justifiant l’octroi du montant maximal de 20 000 $ permis par la Loi.

[243] L’APN a déposé des éléments de preuve au sujet de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (CRRPI) dans le cadre de la présente instance, et la formation a choisi d’adopter une approche similaire pour déterminer les réparations à accorder aux victimes et survivants en l’espèce pour éviter la tâche lourde et potentiellement nuisible d’établir individuellement l’indemnité dont le montant maximal permis par la LCDP est de 20 000 $. Les dispositions de la CRRPI qui sont citées dans l’affidavit souscrit par M. Jeremy Kolodziej le 4 avril 2019, et qui sont ci-après reproduites, illustrent la raison d’être d’un paiement forfaitaire aux victimes et survivants ayant fréquenté un pensionnat indien :

« PEC » ou « paiement d’expérience commune » s’entend d’un montant forfaitaire versé à un candidat admissible au PEC, conformément à l’article cinq (5) des présentes.

5.02 Montant du PEC

Le montant du paiement d’expérience commune sera de :

1) dix mille dollars (10 000 $) pour chaque candidat admissible au PEC qui a habité dans un ou plusieurs pensionnats indiens pendant une année scolaire ou une portion d’année scolaire;

2) une somme additionnelle de trois mille dollars (3 000 $) pour chaque candidat admissible au PEC qui a habité dans un ou plusieurs pensionnats indiens, pour chaque année scolaire, ou portion d’une telle année, après la première année scolaire;

3) moins tout paiement anticipé déjà versé relativement au PEC.

[Traduction]

Recommandations

1.0 Pour que tous les torts soient réparés, nous recommandons l’attribution d’un montant forfaitaire à toute personne ayant fréquenté un pensionnat indien, peu importe si elle a été victime de sévices sexuels, corporels ou émotionnels graves.

La politique des pensionnats indiens s’appuyait sur l’identité raciale. Elle imposait le retrait des enfants à leurs familles et à leurs collectivités pour les placer dans certaines écoles. Largement critiquée, la politique a eu des effets dévastateurs bien documentés sur les gens et les collectivités. Les formes uniques et distinctes de préjudices découlant directement de cette politique gouvernementale sont, notamment, une faible estime de soi, l’éloignement de la famille, la perte des langues et des cultures, des blessures spirituelles, l’absence d’une éducation de qualité raisonnable, la destruction de liens de parenté, et la perte des méthodes communautaires et traditionnelles. Ces symptômes sont communément appelés « syndrome du pensionnat indien ». On peut supposer que tous ceux qui ont fréquenté un pensionnat indien ont directement souffert de tels préjudices, et qu’ils ont droit à un montant forfaitaire à savoir :

  • 1.1un montant global suffisamment important pour chaque personne ayant fréquenté un pensionnat indien, afin de lui apporter du réconfort pour les pertes précitées, de reconnaître la gravité des sévices et des préjudices qui l’ont marquée à vie, et de lui offrir une indemnité;

 

  • 1.2un montant additionnel pour chaque année ou parties d’années de fréquentation des pensionnats indiens afin de reconnaître la durée et l’accumulation des préjudices, y compris l’absence de marques d’affection, de vie familiale et d’encadrement parental, la négligence, la dépersonnalisation, le refus de dispenser une éducation adéquate, le travail forcé, la nutrition et les soins de santé inférieurs, et la croissance dans un climat de peur, d’appréhension et d’infériorité imposée.

Puisque la fréquentation des pensionnats est à la base du processus de réclamation et que le gouvernement possède la documentation nécessaire, une simple vérification administrative suffit à l’émission de paiement. [Caractères gras ajoutés.]

[244] Le Tribunal estime que ce raisonnement s’applique en l’espèce. Quant au processus, il doit faire l’objet d’une discussion plus approfondie, comme nous l’expliquerons dans la section qui suit.

XIV. Ordonnances

Toutes les ordonnances qui suivent s’appliqueront une fois que le processus d’indemnisation qui suit aura été accepté par les parties ou ordonné par le Tribunal.

Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou grands‑parents à la suite du retrait inutile d’enfants dans le cadre du système de protection de l’enfance

[245] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et de renseignements en l’espèce (voir alinéa 50(3)c) de la LCDP) pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la discrimination raciale systémique dont le Canada a fait preuve — selon ce que le Tribunal a conclu dans sa Décision 2016 TCDP 2 et dans ses décisions subséquentes 2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16 et 2018 TCDP 4 —, a eu pour effet de léser les enfants des Premières Nations vivant dans une réserve et au Yukon qui, pour cause de pauvreté, d’absence de logement ou de logement jugé convenable ou encore de négligence ou d’alcoolisme et de toxicomanie, ont été inutilement placés à l’extérieur de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité et, surtout en ce qui concerne l’alcoolisme et la toxicomanie, n’ont pas bénéficié de mesures moins perturbatrices ou d’autres services de prévention qui leur auraient permis de demeurer en sécurité au sein de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité. Ces enfants ont subi un préjudice moral d’une extrême gravité justifiant le paiement du montant maximal d’indemnité de 20 000 $ permis par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le Tribunal condamne donc le Canada à payer 20 000 $ à chaque enfant d’une Première Nation qui a été retiré de son foyer, de sa famille et de sa communauté entre le 1er janvier 2006 (date suivant la publication du dernier rapport Wen : de, ainsi que nous l’avons déjà expliqué) et le premier en date des événements suivants : la conclusion, par la formation, à la lumière des renseignements fournis par les parties et de la preuve, que le retrait inutile des enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité en raison de la discrimination constatée en l’espèce a cessé; l’intervention, entre les parties, d’une entente de règlement visant des mesures correctives et concrètes à long terme; le dessaisissement de l’affaire par la formation, après avoir modifié la présente ordonnance. Le tout en suivant le processus ci-après exposé.

[246] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et de renseignements pour conclure que, même si un enfant d’une Première Nation a été pris en charge pour retrouver ultérieurement sa famille immédiate ou élargie, lui et sa famille ont subi un préjudice pendant la période de séparation et le traumatisme subi perdure au-delà de cette période.

[247] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et d’autres renseignements en l’espèce pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la discrimination raciale systémique pratiquée par le Canada, à laquelle le Tribunal a conclu dans sa Décision 2016 TCDP 2 et dans ses décisions subséquentes 2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16 et 2018 TCDP 4, a eu pour effet de léser les parents ou les grands-parents des Premières Nations vivant dans une réserve et au Yukon et qui, pour cause de pauvreté ou d’absence de logement ou de logement jugé convenable, ou encore de négligence ou d’alcoolisme et de toxicomanie, ont vu leurs enfants inutilement pris en charge et placés à l’extérieur de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité et, surtout en ce qui concerne l’alcoolisme et la toxicomanie, n’ont pas bénéficié de mesures moins perturbatrices ou d’autres services de prévention qui auraient permis à leurs enfants de demeurer en sécurité au sein de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité. Ces parents ou grands-parents ont subi un préjudice moral d’une extrême gravité justifiant le paiement du montant maximal d’indemnité de 20 000 $ permis par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP.

[248] Le Tribunal condamne le Canada à payer 20 000 $ à chaque parent ou grand‑parent d’un enfant d’une Première Nation qui a été retiré de son foyer, de sa famille et de sa communauté entre le 1er janvier 2006 et le premier en date des événements suivants : à la lumière des renseignements fournis par les parties et de la preuve, la formation constate que le retrait inutile des enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité en raison de la discrimination constatée en l’espèce a cessé; les parties ont convenu d’une entente de règlement visant des mesures correctives et concrètes à long terme; le Tribunal se dessaisit de l’affaire après avoir modifié la présente ordonnance. Le tout en suivant le processus ci-après exposé. Cette ordonnance s’applique à chaque enfant retiré de son foyer, de sa famille et de sa collectivité en raison de la discrimination susmentionnée. Par souci de clarté, si un parent ou un grand‑parent perd trois enfants dans ces circonstances, il devrait recevoir 60 000 $, soit le montant maximal de 20 000 $ pour chaque enfant pris en charge.

Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations dont le retrait de leur famille était nécessaire dans le cadre du système de protection de l’enfance

[249] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et d’autres renseignements en l’espèce pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la discrimination raciale systémique pratiquée par le Canada, à laquelle le Tribunal a conclu dans sa Décision 2016 TCDP 2 et dans ses décisions subséquentes 2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16 et 2018 TCDP 4, a eu pour effet de léser les enfants des Premières Nations vivant dans une réserve et au Yukon qui, pour des raisons de maltraitance, ont dû être retirés de leur famille, mais ont été placés à l’extérieur de leur famille élargie et de leur collectivité et n’ont donc pas bénéficié de mesures moins perturbatrices ou d’autres services de prévention qui leur auraient permis de demeurer en sécurité au sein de leur famille élargie et de leur collectivité. Ces enfants ont subi un préjudice moral d’une extrême gravité justifiant le paiement du montant maximal d’indemnité de 20 000 $ permis par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le Tribunal condamne le Canada à payer 20 000 $ à chaque enfant d’une Première Nation qui a été retiré de son foyer, de sa famille et de sa communauté entre le 1er janvier 2006 et le premier en date des événements suivants : la conclusion, par la formation, à la lumière des renseignements fournis par les parties et de la preuve, que le retrait inutile des enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité en raison de la discrimination constatée en l’espèce a cessé; l’intervention, entre les parties, d’une entente de règlement visant des mesures correctives et concrètes à long terme; le dessaisissement de l’affaire par la formation, après avoir modifié la présente ordonnance. Le tout en suivant le processus ci-après exposé.

Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou grands‑parents en cas de retrait inutile d’un enfant dans le but d’obtenir des services essentiels ou à cause d’interruptions, de délais et de refus dans des services essentiels qui auraient été offerts en vertu du principe de Jordan

[250] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et d’autres renseignements en l’espèce pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la discrimination raciale systémique du Canada, à laquelle le Tribunal a conclu dans sa Décision 2016 TCDP 2 et dans ses décisions subséquentes 2017 TCDP 7, 2017 TCDP 14, 2017 TCDP 35 et 2018 TCDP 4, a eu pour effet de léser les enfants de Premières Nations vivant dans les réserves ou hors des réserves qui, en raison d’une interruption, d’un délai ou d’un refus de service, se sont vu privés des services essentiels et ont été placés à l’extérieur de leur foyer pour pouvoir recevoir ces services, ou qui, sans avoir été retirés de leur foyer, se sont vu refuser des services et n’ont donc pas bénéficié des services visés par le principe de Jordan, tel qu’il a été défini dans les décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 (par exemple, services en santé mentale et en prévention du suicide, éducation spécialisée, services dentaires, etc.). Enfin, les enfants qui ont reçu des services à la suite d’un réexamen ordonné par le Tribunal et ceux qui ont subi des retards déraisonnables dans la prestation de ces services ont également été lésés pendant la période du refus ou du retard. Tous les enfants susmentionnés ont subi un préjudice moral d’une extrême gravité justifiant le paiement du montant maximal d’indemnité de 20 000 $ permis par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le Tribunal condamne le Canada à payer 20 000 $ à chaque enfant d’une Première Nation qui a été placé à l’extérieur de son foyer pour pouvoir recevoir des services, et à chaque enfant qui n’a pas été retiré de sa famille, mais qui s’est vu refuser des services ou les a reçus après un retard déraisonnable ou à la suite d’un réexamen ordonné par le Tribunal, entre le 12 décembre 2007 (date de l’adoption du principe de Jordan par la Chambre des communes) et le 2 novembre 2017 (date de la décision 2017 TCDP 35 du Tribunal sur le principe de Jordan). Le tout, en suivant le processus ci-après exposé.

[251] La formation estime qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et d’autres renseignements en l’espèce pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la discrimination raciale systémique du Canada, à laquelle le Tribunal a conclu dans sa Décision 2016 TCDP 2 et dans ses décisions subséquentes 2017 TCDP 7, 2017 TCDP 14, 2017 TCDP 35 et 2018 TCDP 4, a eu pour effet de léser les parents ou les grands-parents d’enfants de Premières Nations vivant dans une réserve ou hors d’une réserve qui, en raison d’une interruption, d’un délai ou d’un refus ont été privés de services essentiels pour leur enfant et se sont vu retirer leur enfant pour qu’il soit placé dans un foyer d’accueil à l’extérieur du foyer, de la famille et de la collectivité afin de pouvoir recevoir ces services et qui n’ont donc pas bénéficié des services visés par le principe de Jordan, tel qu’il a été défini dans les décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35. Les parents ou grands-parents en question ont subi un préjudice moral d’une extrême gravité justifiant le paiement du montant maximal d’indemnité de 20 000 $ permis par l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le Tribunal condamne le Canada à payer 20 000 $ à chaque parent ou grand-parent d’une Première Nation qui a vu son enfant lui être retiré pour qu’il soit placé dans un foyer d’accueil afin de pouvoir recevoir ces services et à chaque parent ou grand-parent d’une Première Nation dont l’enfant n’a pas été retiré de sa famille, mais qui s’est vu refuser des services ou a reçu ces services après un retard déraisonnable ou à la suite d’un réexamen ordonné par le Tribunal entre le 12 décembre 2007 (date de l’adoption du principe de Jordan par la Chambre des communes) et le 2 novembre 2017 (date de la décision 2017 TCDP 35 du Tribunal sur le principe de Jordan); le tout, en suivant le processus ci-après exposé.

[252] Il convient de préciser que l’indemnité accordée au titre du préjudice moral pour un enfant d’une Première Nation, un parent ou un grand-parent visé par les ordonnances rendues relativement au principe de Jordan ne peut être combinée avec les autres ordonnances condamnant le Canada à verser une indemnité aux enfants retirés de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité; le retrait d’un enfant de son foyer est plutôt visé par les ordonnances rendues relativement au principe de Jordan.

[253] La formation conclut, comme elle l’a déjà expliqué, qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve et d’autres renseignements dans la présente affaire pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que le Canada était au courant des effets discriminatoires de son programme de protection de l’enfance offert aux enfants et aux familles des Premières Nations, ainsi que de la difficulté pour les enfants et les familles des Premières Nations à recevoir des services visés par le principe de Jordan. La formation conclut que le Canada a fait preuve d’un comportement dénué de prudence et d’un mépris des conséquences de ce comportement pour les enfants des Premières Nations et leurs familles, ce qui justifie qu’elle ordonne le paiement de l’indemnité maximale permise par le paragraphe 53(3) de la LCDP à chaque enfant et parent ou grand-parent d’une Première Nation visé par les ordonnances qui précèdent.

[254] Le Tribunal condamne le Canada à payer 20 000 $ à chaque enfant, parent ou grand-parent d’une Première Nation visé par les ordonnances qui précèdent pour la période comprise entre le 1er janvier 2006 et le premier en date des événements suivants : la conclusion, par la formation, à la lumière des renseignements fournis par les parties et de la preuve, que le retrait inutile des enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité en raison de la discrimination constatée en l’espèce a cessé, et que des mesures correctives et concrètes à long terme ont été mises en place; l’intervention, entre les parties, d’une entente de règlement visant des mesures correctives et concrètes à long terme; le dessaisissement de l’affaire par la formation, après avoir modifié la présente ordonnance en ce qui a trait à toutes les ordonnances qui précèdent, à l’exception de celles relatives au principe de Jordan, étant donné que les ordonnances rendues relativement au principe de Jordan visent la période comprise entre le 12 décembre 2007 et le 2 novembre 2017, comme nous l’avons déjà expliqué. Le tout, en suivant le processus ci‑après exposé.

[255] Par l’utilisation du terme « parents ou grands-parents », le Tribunal reconnaît le fait que certains enfants pouvaient être orphelins et se trouver sous la garde de leurs grands‑parents lorsqu’ils ont été retirés du foyer ou qu’ils ont subi des retards, des interruptions de services ou des refus de services. Le Tribunal condamne le Canada à indemniser chacun des parents ou grands‑parents qui s’occupaient de l’enfant au foyer. Si le père et la mère s’occupaient tous les deux de l’enfant, chacun d’eux a droit à l’indemnité déjà précisée. Si deux grands-parents s’occupaient de l’enfant, ils ont droit tous les deux à l’indemnité déjà précisée.

[256] Il demeure entendu, pour les motifs précédemment exposés, que les parents ou les grands-parents qui ont agressé sexuellement, physiquement ou psychologiquement leurs enfants n’ont droit à aucune indemnité dans le cadre du processus.

[257] Le parent ou le grand-parent qui a droit à une indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP et qui s’occupait d’un enfant ayant été retiré inutilement a droit, en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP, à une indemnité de 20 000 $ par enfant qui a été pris en charge ou qui a été privé inutilement de services essentiels.

XV. Processus d’indemnisation

[258] Après avoir tenu compte des facteurs de l’accès à la justice, de l’efficacité et de la célérité, la formation a opté pour les ordonnances susmentionnées afin d’éviter une évaluation au cas par cas du degré de préjudice subi par chaque enfant, parent ou grand‑parent visé par ces ordonnances. Comme l’indique la NNA, il n’existe pas de solution parfaite sur cette question, et le Tribunal abonde dans le sens de la NNA. La difficulté de la tâche qui nous incombe ne justifie pas le refus d’indemniser les victimes et survivants. En reconnaissant que le versement de la somme maximale de 20 000 $ est justifié dans chacun des cas susmentionnés, on évite une analyse au cas par cas du préjudice, et on accorde l’indemnité en question à l’ensemble d’un groupe vulnérable de victimes et survivants qui, comme l’illustre la preuve présentée en l’espèce, ont été lésés en raison d’une discrimination raciale systémique. Certains enfants et parents ou grands‑parents peuvent avoir souffert plus que d’autres; toutefois, la réparation sous forme d’indemnité est plafonnée dans la LCDP, et le Tribunal ne peut accorder plus que le montant maximum permis, même si le montant consenti est peu élevé par rapport au degré de préjudice et de discrimination raciale subi par les enfants des Premières Nations et leur famille. La formation estime justifié d’accorder l’indemnité maximale pour chaque enfant et adulte faisant partie des groupes identifiés dans les ordonnances qui précèdent.

[259] Ce type d’approche en matière d’indemnisation s’apparente à celle prévue par le Paiement d’expérience commune dans la CRRPI, dont nous avons déjà parlé. Le PEC reconnaissait que leur séjour dans les pensionnats indiens avait eu des répercussions sur tous les élèves ayant fréquenté ces établissements. Le PEC a indemnisé tous les anciens élèves ayant fréquenté des pensionnats indiens, pour les violences psychologiques qu’ils avaient subies, le fait d’avoir été privés de leur famille, de leur culture et de leur langue, etc. (voir l’affidavit souscrit par M. Jeremy Kolodziej le 4 avril 2019, au par. 10).

[260] La formation préfère la demande de l’APN quant au versement de l’indemnité directement aux victimes suivant un processus approprié, plutôt que dans un fonds qui permettrait aux enfants et aux familles des Premières Nations d’avoir accès à des services et à des activités de guérison pour atténuer certains des effets de la discrimination qu’ils ont subie. La formation ne s’oppose pas en soi à la création d’un fonds en fiducie, mais plutôt à ce que les indemnités soient versées dans un fonds en fiducie pour financer des services et des activités de guérison plutôt que versées à titre d’indemnités financières, comme le propose la Société de soutien. Le Canada devrait effectivement offrir des activités de ce type, mais non en remplacement d’indemnités financières aux victimes et survivants. L’indemnité financière revient de plein droit aux victimes et survivants, à qui il devrait être loisible de décider par eux-mêmes de la meilleure façon de l’utiliser.

[261] Le Tribunal reconnaît toutefois aussi l’argument de la Société de soutien suivant lequel il ne convient pas de verser une indemnité de 40 000 $ à un enfant de trois ans. Il est donc nécessaire d’établir un processus prévoyant que l’indemnité accordée aux mineurs âgés de moins de 18 ou de 21 ans sera placée dans un fonds auquel ils auront accès à leur majorité.

[262] En ce qui concerne le principe de Jordan, dans le cas de bon nombre d’enfants qui se sont vu refuser des services et qui vivent encore chez leurs parents, le fonds d’indemnisation pourrait être administré par les parents ou les grands-parents jusqu’à ce que ces enfants deviennent majeurs.

[263] Pour tous les autres enfants mineurs qui ne sont sous la responsabilité d’aucun parent, grand-parent ou membre adulte de leur famille, la création d’un fonds en fiducie pourrait être une des options à envisager au cours des discussions ci-après mentionnées.

[264] On devrait tenir compte, au cours du processus, de la prise de mesures spéciales de protection pour les enfants ayant un handicap intellectuel et pour les parents ou grands‑parents qui abusent de substances susceptibles d’affecter leur jugement.

[265] Il serait préférable que l’indemnité versée à titre de réparation n’ait aucune incidence sur les avantages sociaux des victimes et survivants. Cette question pourra être abordée lors des discussions sur le processus d’indemnisation.

[266] La possibilité, pour les victimes et survivants, de renoncer à l’indemnité à laquelle ils ont droit devrait faire partie de ce processus d’indemnisation.

[267] Étant donné que les parties et les personnes intéressées en l’espèce sont toutes des membres des Premières Nations, à l’exception de la Commission et du PGC, et qu’elles ont toutes des opinions différentes sur la définition qu’il convient de donner en l’espèce aux « enfants des Premières Nations », il est primordial que cette question soit abordée lors des discussions sur le processus d’indemnisation. La formation répète qu’elle reconnaît les droits de la personne des Premières Nations, ainsi que le droit à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale des Autochtones.

[268] Si la création d’un fonds en fiducie ou d’un comité est proposée, il peut être utile de faire également intervenir dans le débat des personnes apolitiques, telles que des victimes et des survivants adultes, des femmes autochtones, des aînés, des grands-mères, etc.

[269] La formation reconnaît par ailleurs la nécessité de créer un processus culturellement sûr pour identifier les victimes et survivants susmentionnés, notamment les enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents. Ce processus doit respecter leurs droits et leur vie privée. Le Registre des Indiens ainsi que le processus et les documents relatifs aux principes de Jordan sont des outils parmi d’autres pour faciliter l’identification des victimes et survivants. Il est également nécessaire de créer un processus indépendant pour distribuer les indemnités aux victimes et survivants. L’APN et la Société de soutien ont exprimé leur désir de proposer leur aide à ce sujet. Le Canada devra donc amorcer des discussions à ce sujet avec l’AFN et la Société de soutien. La Commission et les personnes intéressées devraient être consultées dans le cadre de ce processus, mais elles sont libres de ne pas y participer. La formation ne rend pas de décision définitive sur le processus de distribution de l’indemnisation, mais accorde plutôt aux parties jusqu’au 10 décembre 2019 pour discuter des diverses options et pour lui soumettre, le cas échéant, des propositions. La formation examinera ensuite ces propositions et décidera du processus approprié pour identifier les victimes et survivants et pour établir la façon de distribuer les indemnités.

[270] Dans le cadre des discussions sur le processus d’indemnisation, la formation accueille favorablement tout commentaire ou toute suggestion ainsi que toute demande d’éclaircissements de toute partie sur le déroulement du processus d’indemnisation ou sur le libellé ou la teneur des ordonnances, par exemple à savoir si les catégories de victimes et survivants devraient être plus détaillées, ou si de nouvelles catégories devraient être ajoutées.

XVI. Intérêts

[271] En vertu du paragraphe 53(4) de la Loi, les plaignantes sollicitent des intérêts sur toute indemnité accordée par le Tribunal.

[272] Le paragraphe 53(4) permet au Tribunal d’accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés :

(4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[273] Dans la disposition de la Loi précitée, il est question de « victime » plutôt que de « plaignant ». Comme nous l’avons déjà mentionné, le libellé de la LCDP permet de faire la distinction entre le plaignant qui est victime de l’acte discriminatoire et la victime d’un acte discriminatoire qui n’est pas un plaignant.

[274] Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[275] La formation accorde donc des intérêts sur l’indemnité au taux courant de la Banque du Canada, ainsi qu’il est ci-après précisé.

[276] L’indemnité pour préjudice moral et l’indemnité spéciale englobent les intérêts, qui sont accordés pour les mêmes périodes que celles visées dans les ordonnances mentionnées. C’est la démarche qu’a suivie le Tribunal par le passé (voir, par exemple, Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 20, au par. 21).

XVII. Le Tribunal conserve sa compétence

[277] La formation conserve sa compétence sur l’affaire jusqu’à ce que la question du processus d’indemnisation ait été réglée, par ordonnance sur consentement ou autrement, après quoi elle réévaluera la pertinence de demeurer saisie de l’affaire relativement à la question de l’indemnisation. Cela n’affecte pas le maintien de la compétence de la formation à l’égard de toute autre question soulevée dans la présente affaire.

Signée par

 

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

 

Edward P. Lustig

Membre instructeur

 

Ottawa (Ontario)

Le 6 septembre 2019


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision du tribunal : Le 6 septembre 2019

Date et lieu de l’audience : Les 25 et 26 avril 2019

Gatineau (Québec)

Comparutions :

David Taylor et Sarah Clarke, avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke et Thomas Milne, avocats de l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith et Jessica Walsh, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, c.r., et Max Binnie, pour l'intimé

Maggie Wente, avocate des Chefs de l’Ontario, partie intéressée

Akosua Matthews et Molly Churchill, avocats de la Nation Nishnawbe-Aski, partie intéressée


Annexe A

Dans la décision sur requête 2022 TCDP 8, le Tribunal a modifié la décision sur requête 2019 TCDP 39.

Conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal rend l’ordonnance modifiée dans la décision sur requête 2019 TCDP 39 :

Conformément aux paragraphes 245, 248, 249 et 254 de la décision sur requête 2019 TCDP 39, la date de fin de l’indemnisation pour les enfants des Premières Nations pris en charge et leurs parents ou grands-parents fournisseurs de soins est fixée au 31 mars 2022.

Annexe B

Dans la décision 2023 TCDP 44, le Tribunal a apporté des précisions quant à la décision sur requête 2019 TCDP 39.

Conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP, le Tribunal rend l’ordonnance avec précisions dans la décision sur requête 2019 TCDP 39 :

E) Le Tribunal rend une ordonnance qui précise son ordonnance dans la décision sur requête 2019 TCDP 39 afin de confirmer que, pour recevoir une indemnité (40 000 $ plus les intérêts applicables) en raison des refus, des retards déraisonnables et des interruptions en matière de services essentiels pour leur enfant, les parents (ou les grands-parents) fournisseurs de soins des victimes ou survivants de l’approche discriminatoire adoptée par le Canada pour appliquer le principe de Jordan doivent eux-mêmes avoir subi les effets les plus graves (y compris souffrances ou préjudice moral de la pire espèce).

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