Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP  37

Date : le 28 août 2019

Numéros des dossiers : T2117/3315 et T2118/3415

 

Entre :

Roy Bentley

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada

les intimées

Décision

Membre : Alex G. Pannu



I.  Plainte

[1]  Roy Bentley, le plaignant, est un pilote à l’emploi de l’intimée Air Canada. L’autre intimée est son syndicat, l’Association des pilotes d’Air Canada (l’APAC). M. Bentley allègue qu’un article (L75.07) de la convention collective entre les intimées est discriminatoire envers lui pour le motif de distinction illicite de l’âge. Ce motif est visé à l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi ou la LCDP). En ce qui a trait à l’article de la convention collective, il permet la cessation des prestations d’invalidité de longue durée des pilotes lorsque ces derniers deviennent admissibles à une pension non réduite.

[2]  La plainte déposée est fondée sur les alinéas 7b) et 10a) de la LCDP. La Loi prévoit que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects, de défavoriser un employé en cours d’emploi. Il est aussi un acte discriminatoire de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite susceptibles d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus. Dans les deux cas, l’âge est le motif de distinction illicite allégué.

[3]  Le plaignant prétend que les alinéas 3b) et 5b) du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations DORS/80‑68 (Règlement) contreviennent au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il allègue que ces alinéas créent des exceptions pour les différences de traitement fondées sur l’âge dans le contexte des régimes de prestations de retraite et d’invalidité de longue durée. Et pourtant, le paragraphe 15(1) de la Charte garantit l’égalité de bénéfice et de protection de la loi, indépendamment de toute discrimination. Par conséquent, ces alinéas seraient inconstitutionnels. Il fait valoir en outre que les dispositions contestées ne sont pas sauvegardées par l’article premier de la Charte.

[4]  Selon l’article 3 du Règlement : « Les dispositions suivantes d’un régime de retraite ne constituent pas des motifs raisonnables pour formuler, en vertu de la Partie III de la Loi, une plainte pour acte discriminatoire de la part de l’employeur :

b) dans le cas d’un régime d’assurance-revenu en cas d’invalidité, les dispositions qui en excluent un employé parce qu’il a atteint l’âge auquel les prestations cessent d’être payables aux membres du régime, ou a atteint cet âge même en tenant compte de la période d’attente entre le début de l’invalidité et la date où les prestations deviennent payables, lequel âge correspond à soixante-cinq ans ou à l’âge normal ouvrant droit à la pension en vertu du régime de retraite auquel participe l’employé, selon ce qui se présente le premier; […] [1]  »

[5]  Selon l’article 5 du Règlement : « Les dispositions suivantes d’un régime d’assurance ne constituent pas des motifs raisonnables pour formuler, en vertu de la Partie III de la Loi, une plainte pour acte discriminatoire de la part de l’employeur :

b) dans le cas d’un régime d’assurance-revenu en cas d’invalidité, les dispositions qui établissent une distinction entre les employés parce qu’elles prévoient la cessation des prestations à l’âge de soixante-cinq ans ou à l’âge normal ouvrant droit à la pension en vertu du régime de retraite auquel participe l’employé, selon ce qui se présente le premier; […] [2]  »

[6]  Le Règlement définit l’âge normal ouvrant droit à la pension comme étant « la première date spécifiée à laquelle un employé peut prendre sa retraite et toucher les prestations auxquelles il aurait normalement droit en vertu du régime, sans rajustement à cause d’une retraite anticipée, que cette date soit celle d’un anniversaire de naissance ou le dernier jour d’une période d’emploi; »

[7]  En vertu de la convention collective entre les intimées, l’âge normal ouvrant droit à la pension est 65 ans, ou 60 ans si l’employé a 25 années de service chez Air Canada.

[8]  Initialement, les deux intimées ont déclaré que les dispositions en cause sont visées par une exception prévue au Règlement, qu’elles ne sont pas discriminatoires et qu’elles sont constitutionnelles. En second lieu, les intimées ont fait valoir que le Règlement constitue une justification raisonnable au titre de l’article premier de la Charte.

[9]  Cependant, l’intimée l’APAC a changé son opinion après la publication de la décision du Tribunal de l’Ontario sur les droits de la personne dans Talos c. Grand Erie District School Board [3] . Dans les observations écrites qu’elle a présentées au Tribunal après l’audience, l’APAC a déclaré que, compte tenu de la décision Talos, sa nouvelle position était que [traduction] « […] ces dispositions contreviennent à l’article 15 de la Charte et, conséquemment, l’article L75.07 de la lettre d’entente 75 est discriminatoire au titre de l’âge […] ». L’intimée Air Canada estime que les conclusions dans Talos ne s’appliquent pas en l’espèce.

[10]  Le plaignant et les deux intimées étaient représentés par des avocats lors de l’audience de quatre jours qui s’est déroulée à Vancouver, en Colombie-Britannique. La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), dont le mandat d’intérêt public consiste à chercher des réparations pour contrer les actes discriminatoires et prévenir tout acte semblable dans l’avenir, a participé aux premiers stades de l’affaire, mais pas à l’audience. Les parties ont fait comparaître plusieurs témoins et ont présenté des preuves.

Contexte – Plaintes, instruites par le TCDP, de discrimination fondée sur l’âge de la part d’une compagnie aérienne

[11]  Le TCDP a instruit au cours des dernières années un certain nombre de plaintes de discrimination fondée sur l’âge déposées par des pilotes d’Air Canada en ce qui a trait à l’âge de retraite obligatoire. Avant décembre 2012, les pilotes d’Air Canada étaient forcés à prendre leur retraite à 60 ans conformément aux dispositions sur l’âge de la retraite obligatoire de leur convention collective et leur régime de pension.

[12]  En 2004 et 2006, deux pilotes ont déposé auprès de la Commission des plaintes contre Air Canada et l’APAC. Ils alléguaient une discrimination fondée sur l’âge en raison de la retraite obligatoire. Le Tribunal a instruit les deux affaires ensemble en 2007 (connues sous le nom de Vilven/Kelly) [4] . Durant l’audience devant le Tribunal pour ce qui est de cette affaire, Air Canada et l’APAC se sont appuyées sur l’exception légale concernant la discrimination fondée sur l’âge dans le contexte de l’emploi décrite à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. Cette disposition précise ce qui suit :

15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

[…]

c) le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi;

[13]  Le Tribunal a rejeté la contestation constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) par les pilotes, jugeant que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les personnes occupant ce genre d’emploi, et que le départ obligatoire à la retraite des pilotes ne constituait pas une mesure discriminatoire au sens de la LCDP. Le Tribunal a également conclu que l’alinéa 15(1)c) ne portait pas atteinte à l’égalité de traitement garantie par l’article 15 de la Charte. Par conséquent, le Tribunal n’a pas eu à dire si l’alinéa 15(1)c) pouvait être sauvegardé par l’article premier de la Charte.

[14]  Dans les deux affaires, les pilotes ont interjeté appel devant la Cour fédérale, qui a jugé, dans un des cas, que l’alinéa 15(1)c) violait l’article 15 de la Charte. La Cour a renvoyé l’affaire au Tribunal pour qu’il décide si cette disposition se justifiait au regard de l’article premier de la Charte. Dans l’autre décision, le Tribunal a conclu que l’alinéa 15(1)c) ne se justifiait pas au regard de l’article premier de la Charte. Enfin, dans un appel subséquent en juillet 2012, la Cour d’appel fédérale a jugé que la décision de la Cour fédérale devait être annulée au motif que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP était constitutionnel et que 60 ans était l’âge normal de la retraite pour les personnes occupant des postes semblables aux leurs.

[15]  Un deuxième groupe de plaignants (Thwaites/Adamson) était constitué d’anciens pilotes d’Air Canada qui ont été obligés de prendre leur retraite à 60 ans en raison de la règle de l’âge de la retraite obligatoire dans la convention collective entre Air Canada et l’APAC [5] . Dans leur plainte déposée contre les deux organisations, ils alléguaient que la règle de la retraite obligatoire constituait un acte de distinction illicite visé par la Loi. Le Tribunal a conclu que la règle de la retraite obligatoire était discriminatoire à première vue. Il a rejeté l’argument de défense de l’intimée fondé sur les exigences professionnelles justifiées visées à l’alinéa 15(1)a) de la Loi. Cependant, il a accepté la défense d’Air Canada fondée sur l’alinéa 15(1)c), et a conclu que 60 ans était l’âge normal de la retraite pour les pilotes d’Air Canada. Par conséquent, les plaintes ont été rejetées.

[16]  Ces décisions ont aussi fait l’objet d’un appel devant la Cour fédérale et ont été annulées. Toutefois, en juin 2015, la Cour d’appel fédérale a finalement annulé la décision de la Cour fédérale et confirmé la décision du Tribunal selon laquelle 60 ans est l’âge normal de la retraite.

[17]  Le législateur a abrogé l’alinéa 15(1)c) de la Loi en décembre 2012 et la retraite obligatoire à 60 ans ne figure plus dans la convention collective entre Air Canada et l’APAC. Cependant, l’âge de la retraite obligatoire pour les pilotes d’Air Canada est 65 ans, car les États-Unis ne permettent pas à des pilotes de 65 ans ou plus de voler dans leur espace aérien. Cet aspect a une incidence énorme sur les opérations d’Air Canada; voilà pourquoi elle a choisi de respecter cette réalité, et la convention collective actuelle avec ses pilotes stipule une retraite obligatoire à 65 ans.

II.  Questions en litige

[18]  Les questions en litige que le Tribunal doit examiner sont les suivantes :

  1. Les alinéas 3b) et 5b) du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80‑68, violent-ils les dispositions visant les droits à l’égalité du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
  2. Si ces alinéas du Règlement sont inconstitutionnels, peuvent-ils être justifiés dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte?

III.  Droit

(1)  La Cour suprême du Canada a examiné la question sur la contestation du paragraphe 15(1) de la Charte dans le contexte d’une plainte de discrimination fondée sur l’âge dans Withler c. Canada (Procureur général) [6] . La Cour a appliqué le critère à deux volets, décrit pour la première fois dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [7] , pour évaluer les plaintes au titre du paragraphe 15(1) : 1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? 2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou par l’application de stéréotypes? La Cour a jugé que le demandeur doit démontrer qu’il s’est vu refuser un avantage accordé à d’autres en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré ou analogue visé au paragraphe 15(1). Si le demandeur peut établir une telle distinction, la Cour peut passer à la deuxième étape de l’analyse. Elle doit se demander si, compte tenu de tous les facteurs pertinents, la mesure législative crée une discrimination en perpétuant un désavantage ou un préjugé à l’égard d’un groupe de demandeurs ou en lui appliquant des stéréotypes, et ce, de façon distincte à comparer d’autres personnes.

[19]  Dans l’arrêt Withler, au paragraphe 30, la Cour suprême reprend le test à deux volets pour évaluer une demande fondée sur le paragraphe 15(1) [8] . La Cour a examiné la première étape et a déclaré, au paragraphe 33, que, selon l’arrêt Andrews, la protection du paragraphe 15(1) n’est opposable qu’aux distinctions fondées sur un motif énuméré ou analogue [9] .

[20]  À la seconde étape, il faut démontrer que la mesure législative a un effet discriminatoire parce qu’elle perpétue un préjugé ou un stéréotype au sens de l’arrêt Andrews [10] . Selon la Cour, la façon de faire la preuve de l’inégalité réelle ou de discrimination est de démontrer que la mesure contestée, dans son objet ou son effet, perpétue un préjugé et un désavantage à l’égard des membres d’un groupe en raison de caractéristiques personnelles [11] .

[21]  La Cour poursuit en disant que la deuxième façon d’établir l’inégalité réelle est de démontrer que le désavantage imposé par une mesure législative repose sur un stéréotype qui ne reflète pas la situation et les caractéristiques véritables du demandeur ou du groupe [12] . Elle insiste sur le fait « [qu’il] s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation » [13] .

[22]  Plus loin dans Withler, la Cour souligne l’importance manifeste de l’analyse contextuelle en écrivant : « Lorsque la mesure contestée s’inscrit dans un vaste régime de prestations, comme c’est le cas en l’espèce, son effet d’amélioration sur la situation des autres participants et la multiplicité des intérêts qu’elle tente de concilier joueront également dans l’analyse du caractère discriminatoire. » [14]

[23]  Parlant des régimes de prestations de retraite, comme celui dans l’affaire Withler, la Cour a déclaré : « Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs. Le tribunal pourra également prendre en considération l’affectation des ressources et les objectifs particuliers d’intérêt public visés par le législateur. »

[24]  La plus récente décision portant sur une question semblable est Talos c. Grand Erie District School Board [15] , rendue par le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario en mai 2018 au terme d’une audience.

[25]  Dans Talos, le plaignant était un enseignant d’école secondaire qui alléguait qu’une exception dans le Code des droits de la personne de l’Ontario, qui accorde aux employeurs le pouvoir discrétionnaire de mettre fin à des avantages sociaux des travailleurs de plus de 65 ans, contrevenait à son droit à l’égalité et était inconstitutionnelle. Ses prestations complémentaires d’assurance maladie, d’assurance dentaire et d’assurance-vie ainsi que celles de son épouse malade ont cessé quand il a eu 65 ans, même s’il continuait à travailler à plein temps [16] .

[26]  Dans Talos, la membre Grant a conclu que M. Talos avait été défavorisé en raison de son âge, que son droit garanti au paragraphe 15(1) de la Charte avait été violé par suite des conséquences du paragraphe 25(2.1) du Code, et elle a conclu que l’intimée ne s’était pas acquittée de son fardeau de justifier cette violation au regard de l’article premier de la Charte [17] .

[27]  Dans l’éventualité où le plaignant peut établir que les dispositions du Règlement en question contreviennent au paragraphe 15(1) de la Charte, les intimées peuvent s’appuyer sur l’article premier de la Charte pour faire valoir qu’elles sont justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[28]  Les intimées auraient alors le fardeau de répondre au critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Oakes [18] . En premier lieu, l’objectif des mesures qui apportent une restriction à un droit garanti par la Charte doit être suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution. L’objectif doit se rapporter à des préoccupations sociales, urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. En deuxième lieu, il faut démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer au moyen d’un critère à trois volets : 1) les mesures doivent être équitables, non arbitraires et avoir un lien rationnel avec cet objectif, 2) le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question, et 3) il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l’objectif poursuivi.

IV.  Preuve

Témoins du plaignant

Roy Bentley

[29]  Roy Bentley était pilote chez Air Canada. Maintenant à la retraite, il avait atteint le plus haut échelon dans la hiérarchie des pilotes chez Air Canada, soit commandant de bord d’un Boeing 777. Le 30 mai 2014, M. Bentley a eu 60 ans et avait accumulé 25 années de service chez Air Canada. En vertu de la convention collective avec Air Canada, comme il avait atteint l’âge de 60 ans et accumulé au moins 25 années de service, M. Bentley était admissible à prendre sa retraite avec une pension non réduite.

[30]  Dans son témoignage, M. Bentley a déclaré qu’il a déposé sa plainte quand il a lu les dispositions de la convention collective entre l’APAC et Air Canada, surtout l’article L75.07, et qu’il s’est rendu compte qu’après 60 ans et avec au moins 25 années de service chez Air Canada, il devenait admissible à une pension non réduite et donc, s’il devenait handicapé pendant qu’il travaillait après ce stade, il n’aurait plus droit aux prestations d’invalidité.

[31]  L’article L75.07 est un article de la lettre d’entente no 75 (LE 75) entre Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada portant le titre [traduction] « Élimination de la retraite obligatoire » [19] . Il est écrit ceci au préambule : [traduction] « Afin de respecter les lois canadiennes sur les droits de la personne et les normes de l’OACI, la convention collective est modifiée pour les pilotes travaillant après 60 ans, après le 15 décembre 2012, comme suit […] ».

[32]  Le paragraphe L75.07.01 modifie un article antérieur de la convention collective prévoyant la cessation des prestations d’assurance-invalidité le dernier jour du mois au cours duquel le pilote atteint l’âge de 60 ans. La date de cessation des prestations a été modifiée comme suit : [traduction] « […] la date à laquelle il est admissible à recevoir les prestations du régime de pension sans pénalité en raison d’une retraite anticipée […] »

[33]  En contre-interrogatoire, M. Bentley a admis qu’il n’avait pas présenté lui-même une demande de prestations d’invalidité qui lui avait été refusée en raison de son âge. Il précise que la règle prévue à l’article L75.07 n’a pas eu de conséquence financière négative pour lui, mais il a été affecté sur le plan émotionnel.

[34]  Selon M. Bentley, l’âge auquel les prestations d’invalidité de longue durée devraient cesser est 65 ans, ce qui est, comme on l’a mentionné plus tôt, l’âge de la retraite obligatoire des pilotes chez Air Canada, car c’est à compter de cet âge qu’il est interdit aux pilotes de voler dans l’espace aérien des États-Unis.

Robert Lyon

[35]  Le témoin suivant de M. Bentley était un pilote principal chez Air Canada, un commandant de bord de Boeing 777 comme lui. M. Robert Lyon a eu 60 ans en janvier 2013. Le 1er mai 2013, il est devenu admissible à la retraite avec une pension non réduite en raison de son âge et du nombre d’années de service chez Air Canada.

[36]  M. Lyon a témoigné qu’en juillet 2013, alors qu’il était chez lui, il a reçu un arrêt cardiaque et a dû se rendre à l’hôpital d’urgence par ambulance. Il avait un blocage de deux artères vers le cœur, ce qui a nécessité l’insertion de deux endoprothèses coronariennes. Après sa crise cardiaque, M. Lyon a choisi de continuer à travailler parce que son médecin l’avait assuré qu’il pourrait reprendre le travail environ six mois plus tard.

[37]  À l’époque, M. Lyon avait 18 jours de congé de maladie accumulés et 16 jours de congé annuel pour lesquels Air Canada l’a payé. Après cela, Air Canada a mis M. Lyon en congé non payé.

[38]  À ce moment‑là, M. Lyon a découvert qu’on avait mis fin à ses prestations d’invalidité, d’assurance dentaire, d’assurance-vie et d’assurance maladie. Il a communiqué avec Air Canada et a fait réactiver son assurance-vie en payant lui-même les primes. Il affirme que personne ne l’a prévenu de la cessation de ses prestations d’invalidité et de ses autres prestations lorsqu’ il a eu 60 ans.

[39]  Six mois après sa crise cardiaque, M. Lyon a reçu le feu vert des médecins et est retourné au travail.

[40]  En contre-interrogatoire, M. Lyon a déclaré être d’avis que les prestations d’invalidité devraient cesser à 65 ans, âge de la retraite obligatoire pour les pilotes d’Air Canada.

Sandra Anderson

[41]  Le dernier témoin du plaignant était Sandra Anderson, pilote qui a pris sa retraite d’Air Canada après avoir atteint le niveau de première officière d’un Boeing 777. Elle a eu 60 ans le 22 août 2016.

[42]  Mme Anderson a subi une opération importante en décembre 2016. En raison de douleurs postopératoires persistantes, elle n’a pas pu reprendre le travail, même si elle espérait pouvoir recommencer un jour à voler pour Air Canada.

[43]  De décembre 2016 à juin 2017, elle a perçu un revenu provenant des jours de congé de maladie et de congé annuel qu’elle avait accumulés. Une fois ceux-ci écoulés, Mme Anderson avait le choix de demander un congé personnel non payé jusqu’à ce qu’elle puisse retourner au travail ou de prendre sa retraite avec une pension non réduite.

[44]  Comme les médecins ne pouvaient pas lui dire avec certitude quand elle pourrait reprendre le travail, Mme Anderson a choisi de prendre sa retraite à compter du 1er juillet 2017. Elle affirme qu’elle serait retournée au travail si elle avait pu le faire. Elle précise qu’elle a choisi la retraite parce qu’elle ne recevait plus les prestations d’invalidité et qu’elle avait besoin du revenu de sa pension. Elle déclare que, bien que la plupart des gens pourraient trouver sa pension généreuse, celle-ci ne représentait qu’environ 45 % du revenu qu’elle avait auparavant.

[45]  Durant le témoignage de Mme Anderson, le plaignant a produit en preuve un courriel de Brad Ridge, le président de l’Association des pilotes d’Air Canada. Ce dernier répondait à la demande que le plaignant avait faite à l’APAC voulant que celle–ci dépose un grief en son nom pour la cessation de ses prestations d’invalidité [20] .

[46]  Ce courriel est rédigé comme suit : [traduction] « L’APAC a étudié attentivement la question. Nous avons conclu que le grief que vous souhaitez déposer ne pourrait pas être accueilli pour deux raisons : d’une part, les dispositions contestées font partie de la convention collective APAC-Air Canada et ne constituent pas une violation d’une de ces dispositions et, d’autre part, les dispositions ne violent pas des mesures législatives applicables en matière de droit de la personne. Par conséquent, l’Association ne déposera pas un grief ».

[47]  Le courriel se poursuit ainsi : [traduction] « Comme vous devez certainement le savoir, les dispositions en question n’ont pas fait l’objet d’une négociation collective au sens habituel du terme. Elles ont été ajoutées dans une proposition de la compagnie lors de la dernière offre dans le cadre du processus de sélection de l’arbitrage qui a donné lieu à notre convention collective précédente. L’Association préférerait de loin que tous les pilotes demeurent admissibles au Régime collectif de protection du revenu en cas d’invalidité (le PCPRI), sans égard à leur âge ou à leur pension. Cependant, l’Association a récemment tenté d’obtenir ce droit lors de la négociation, mais en vain. La compagnie n’a pas voulu bouger sur cette question et a négocié avec fermeté pour veiller à ce que les dispositions applicables continuent de figurer dans la convention collective ».

Témoins de l’intimée

Harlan Clarke

[48]  L’intimée Air Canada a cité comme témoin Harlan Clarke, directeur des Ressources humaines pour l’Amérique du Nord chez Air Canada. Auparavant, il travaillait aux Relations de travail d’Air Canada. Son témoignage a porté sur les conditions de travail des pilotes, le processus de négociation collective qui a donné lieu à la lettre d’entente 75 et les changements apportés en raison de l’élimination de la retraite obligatoire.

[49]  M. Clarke a décrit une négociation difficile à l’issue de laquelle il a fallu soumettre au choix d’un arbitre deux conventions collectives complètes. Le choix de l’arbitre est devenu la convention collective entre Air Canada et l’APAC pour la période de 2011 à 2016. Il n’est pas clair si l’arbitre a traité directement dans sa décision de la question des prestations d’invalidité aux pilotes après l’âge de 60 ans.

[50]  En contre-interrogatoire, le plaignant a tenté d’obtenir de M. Clarke une estimation du coût représenté par l’assurance-invalidité pour les pilotes jusqu’à l’âge de 65 ans, compte tenu du fait qu’Air Canada déclarait dans son rapport annuel de 2012 des économies de plus de 100 millions de dollars en raison de l’arrêt de la retraite obligatoire à 60 ans. Cependant, M. Clarke n’a pas été en mesure de donner une estimation en raison d’un manque de connaissances. L’intimée Air Canada a fait valoir que ce n’était pas une question soulevée par le plaignant avant l’audience et que ce dernier aurait dû présenter une preuve à cet égard par l’entremise de son propre témoin expert.

Christine Sinclair

[51]  L’intimée Air Canada a convoqué Christine Sinclair, directrice des pensions chez Air Canada, comme témoin. Mme Sinclair a déclaré que, dans le cadre du régime de pensions, les pilotes sont admissibles à la retraite avec pension non réduite à 60 ans s’ils ont 25 années de service admissible, ou à 65 ans s’ils n’ont pas les 25 années de service admissible.

[52]  Elle a expliqué que la date la plus hâtive à laquelle un employé peut prendre sa retraite et recevoir la totalité des prestations prévues par le régime sans un ajustement pour motif de retraite anticipée est l’âge normal de la retraite.

[53]  En réponse à une question directe, Mme Sinclair a déclaré qu’il était mathématiquement impossible, dans le cadre du régime de pension d’Air Canada, d’avoir un âge qui est inférieur à l’âge normal ouvrant droit à la pension précisé dans le Règlement. Elle a convenu qu’il y avait un lien parfait entre la définition de l’âge ouvrant droit à pension dans le Règlement et la définition figurant dans le régime de pension d’Air Canada.

Peter Gorham

a)  Peter Gorham a été appelé par l’intimée Air Canada en tant que témoin expert. Actuaire-conseil, il a témoigné à titre d’expert sur les questions actuarielles portant sur les pensions et les avantages sociaux dans un certain nombre d’affaires, dont Talos. Le plaignant n’a pas contesté ses compétences à titre de témoin expert. M. Gorham a rédigé un rapport et présenté une opinion à Air Canada sur la question de savoir s’il serait approprié, dans le contexte d’un programme d’assurance‑invalidité au travail a) de limiter la couverture d’un programme d’assurance-invalidité d’un employé après l’atteinte par l’employé d’un âge donné et b) de limiter le montant payable aux employés handicapés dans le cadre d’un programme d’assurance-invalidité après l’atteinte par l’employé d’un âge donné [21] .

[54]  M. Gorham a formulé la remarque générale suivante concernant son rapport : [traduction] « […] À mon avis, il est approprié sur le plan actuariel et des assurances de remplacer les indemnités pour perte de revenu par des prestations de retraite à un moment donné entre 61 et 65 ans. C’est la plage d’âge raisonnable à mon avis. Et le renvoi à un âge ouvrant droit à pension est un moyen raisonnable de tenir compte de ces situations. »

[55]  Quant aux régimes d’assurance-invalidité en particulier, M. Gorham a déclaré que les programmes comme le RCPRI ont pour objet de fournir une protection du revenu : [traduction] « Un pilote ne devrait recevoir des prestations que durant la période au cours de laquelle il est incapable de travailler en raison d’une invalidité, mais aurait travaillé s’il n’avait pas l’invalidité. L’indemnisation doit prendre fin à un moment donné et cette fin doit être précisée dans les conditions du régime pour que celui‑ci puisse agir comme régime d’assurance. »

[56]  Quand on lui a demandé d’estimer ce que coûterait une assurance-invalidité après l’âge de 60 ans, M. Gorham a répondu : [traduction] « […] J’estime le coût de l’assurance-invalidité de longue durée à 65 ans, s’il n’y avait pas un âge limite, à plus de 18 fois celui d’un employé d’âge moyen ».

[57]  Au paragraphe 190 de son rapport, M. Gorham précise ceci : [traduction] « À mon avis, la cessation des prestations de perte de revenu entre 61 et 65 ans est fondée sur de solides principes actuariels. D’autres âges seraient appropriés également à condition que l’écart entre ceux-ci et la plage de 61 à 65 ans soit raisonnablement mineur. [22]  »

[58]  En conclusion, au paragraphe 191, il déclare que [traduction] « […] la cessation des prestations d’assurance-invalidité à un moment déterminé en fonction de l’âge ouvrant droit à pension est une base raisonnable et une méthode appropriée de reconnaître les différentes circonstances de retraite des employés et, comme je l’ai déjà dit, cela repose sur de saines pratiques actuarielles et en matière d’assurances. [23]  »

V.  Questions en litige et analyse

Les alinéas 3b) et 5b) du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80-68, violent-ils les dispositions visant les droits à l’égalité du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

[59]  Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Withler, il est important d’analyser les mesures réglementaires en contexte. Quel objectif de la loi devrait‑on prendre en compte quand on décide s’il y a eu discrimination? Quels sont les intérêts que le législateur tentait d’équilibrer?

[60]  À la première étape de l’analyse fournie dans Withler, il est clair que l’âge est un motif de distinction énuméré. Par conséquent, bien que l’admissibilité à une pension non réduite soit fonction à la fois de l’âge de 60 ans et de l’accumulation d’au moins 25 années de service, l’âge reste un facteur important dans la convention collective. En effet, l’âge  détermine la cessation des prestations d’invalidité une fois que la personne devient admissible à la pension. Une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue a donc été établie.

[61]  L’alinéa 3b) du Règlement prévoit une exception pour exclure le plaignant du régime de prestations d’invalidité des pilotes d’Air Canada à 65 ans ou à l’âge normal ouvrant droit à pension. Comme je l’ai déjà précisé, l’âge normal ouvrant droit à la pension pour les pilotes d’Air Canada est 65 ans, ou plus tôt s’ils ont atteint 60 ans et accumulé 25 années de service.

[62]  Mon analyse passe alors à la deuxième partie du critère à deux volets décrit dans Withler : l’exception prévue au Règlement permettant la cessation des prestations d’invalidité du plaignant a-t-elle contrevenu au droit de ce dernier à la protection de l’égalité réelle visée au paragraphe 15(1)? La question est la même que celle posée par la Cour suprême dans Withler – à savoir si, « compte tenu du contexte pertinent, la loi contestée perpétue un désavantage ou un préjugé ou applique un stéréotype au groupe de demandeurs. [24]  »

[63]  Dans Withler, la question en litige était de savoir s’il était discriminatoire de réduire la prestation supplémentaire de décès des membres des régimes de pension gouvernementaux à compter d’un certain âge. La Cour suprême a confirmé l’analyse textuelle de la juge de première instance qui affirmait qu’on ne peut séparer la prestation supplémentaire de décès des autres prestations offertes par le gouvernement. Ne pas examiner les prestations dans leur ensemble mènerait à une analyse irréaliste [25] .

[64]  Dans Withler, la juge de première instance a déclaré que la prestation supplémentaire de décès n’est pas destinée à constituer une source de revenus à long terme pour les conjoints survivants âgés. Cette sécurité à long terme est plutôt garantie par la pension de survivant. Dans le cas présent, les prestations d’invalidité prévues par la convention collective n’étaient pas, elles non plus, destinées à être un remplacement du revenu une fois que les membres du régime ont atteint l’âge ouvrant droit à pension. À ce stade, le revenu perdu est remplacé par une pension non réduite.

[65]  La Cour suprême a aussi confirmé l’analyse de la juge de première instance dans Withler en ce qui concerne le but de la loi et écrit : « Par conséquent, lorsque la prestation supplémentaire de décès est examinée à la lumière des autres prestations et pensions auxquelles ont droit les conjoints survivants, il est clair que son objet correspond (bien que parfois imparfaitement) aux besoins des demanderesses […]. [26]  »

[66]  Dans Withler, la juge de première instance a déclaré que les dispositions imposant une réduction opèrent de concert avec un vaste programme d’avantages sociaux. Elle a conclu qu’elles ne traitent pas les demanderesses de façon inéquitable, compte tenu de tous les éléments du cadre légal de la mesure contestée [27] .

[67]  Dans la présente affaire, la preuve m’amène à conclure que les prestations d’invalidité ont été conçues pour offrir aux membres du régime un moyen de pallier la perte de revenu s’ils deviennent invalides ou incapables de travailler. Cependant, si le membre est admissible à une pension non réduite, même s’il n’a plus droit aux prestations d’invalidité, il peut choisir en cas d’invalidité d’utiliser ses jours de congé de maladie et de congé annuel, et peut-être même prendre un congé non payé, avant de reprendre le travail. C’est l’option qu’a choisie Robert Lyon. L’alternative est de prendre sa retraite et de toucher une pension non réduite. C’est l’option qu’a choisie Sandra Anderson.

[68]  Il n’y a pas de lien parfait entre le régime de prestations prévu par la convention collective et les circonstances réelles de M. Lyon et de Mme Anderson, mais la jurisprudence ne l’exige pas. Dans Withler, la Cour suprême a dit que ce dont il faut tenir compte, c’est l’affectation des ressources et l’objectif du législateur [28] .

[69]  Le plaignant conteste la validité constitutionnelle des alinéas 3b) et 5b) du Règlement. Dans ses observations finales, le plaignant déclare que le Règlement pourrait être désuet, faisant remarquer qu’il est entré en vigueur avant la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte en 1995 et l’élimination de la retraite obligatoire en 2012.

[70]  L’intimée Air Canada soutient que quand le Règlement a été adopté au début des années 1980, la retraite obligatoire n’était pas généralisée au Canada, du moins dans le milieu fédéral. En fait, précise l’intimée, le Règlement était nécessaire parce que la retraite obligatoire n’était pas généralisée : des employés travaillaient après l’âge de 65 ans. Selon l’intimée, le Règlement n’aurait pas été nécessaire si la retraite obligatoire avait été universelle.

[71]  L’intimée Air Canada signale aussi que ce règlement s’appuie sur les recommandations de la Commission canadienne des droits de la personne après une consultation exhaustive en 1979 des employeurs, des regroupements d’employeurs, des assureurs de régimes de prestations, des sociétés d’experts-conseils en prestations, d’autres administrateurs de droits de la personne et d’autres organisations intéressées.

[72]  Le Règlement permet aux régimes de prestations de mettre fin aux prestations d’invalidité à un moment défini qui correspond essentiellement à la date à laquelle les employés peuvent accéder aux prestations de retraite intégrale aux termes du régime de pension applicable ou, le cas échéant, lorsqu’ils atteignent l’âge de 65 ans, âge auquel les régimes gouvernementaux deviennent aussi accessibles, notamment le Régime de pensions du Canada, la Sécurité de la vieillesse et, au Québec, le Régime de rentes du Québec.

[73]  La notion de l’âge ouvrant droit à la pension, soit 65 ans, est ainsi introduite dans la plupart des provinces. Le témoin expert de l’intimée Air Canada, M. Gorham, a déclaré qu’il était approprié, sur le plan actuariel et des assurances, de remplacer les prestations pour perte de revenu, comme le RCPRI, par des prestations de retraite, comme une pension, à un moment donné entre 61 et 65 ans. C’est une caractéristique nécessaire de la conception des régimes d’assurance-invalidité.

[74]  M. Gorham est aussi d’avis que la cessation des prestations d’invalidité à un âge moins élevé pourrait être appropriée quand le contexte de l’emploi diffère de la moyenne au Canada, comme ce cas particulier, le régime prévoit une pension non réduite avant 65 ans dans certaines circonstances.

[75]  Au paragraphe 75 de son rapport, M. Gorham estime qu’offrir des prestations d’invalidité aux employés de 65 ans serait 18 fois plus cher qu’offrir des prestations aux employés ayant entre 40 et 45 ans [29] . Bien qu’il ne s’agisse pas dans ce cas d’employés ayant plus de 65 ans, la preuve appuie la notion que les régimes d’assurance-invalidité pour les employés plus âgés sont moins existants.

[76]  Au paragraphe 68 de son rapport, M. Gorham déclare aussi :

[traduction] « Même si la retraite n’était pas une raison de limiter l’âge auquel les prestations de retraite sont payées, le coût imposé par l’assureur donnerait lieu à une limite. Si les prestations d’invalidité se poursuivaient toute la vie, le coût de l’assurance serait si élevé que les employeurs refuseraient probablement d’offrir un tel régime ou exigeraient une solution moins onéreuse, ce qui se traduirait par une cessation des prestations à un âge donné. Dans le contexte de la négociation collective, les syndicats pourraient ne pas demander l’assurance-invalidité, puisque le coût serait si élevé que les concessions au niveau des salaires et des autres avantages sociaux seraient inacceptables. » [30]

[77]  Aucune des parties n’a contesté le fait que les alinéas 3b) et 5b) du Règlement prévoient explicitement une exception à l’article L75.07. Le plaignant ne m’a pas fourni suffisamment de preuves à l’audience pour me convaincre de l’inconstitutionnalité du Règlement.

[78]  Le plaignant s’est fondé sur la récente décision Talos pour appuyer sa contestation de la constitutionnalité du Règlement. Dans Talos, le tribunal n’a pas suivi les affaires semblables et bien établies comme Chatham-Kent et a tenté de faire une distinction avec l’affaire Withler.

[79]  Le paragraphe 25(2.1) du Code de l’Ontario ainsi que la Loi sur les normes d’emploi (S.O. 2000, ch. 41) (la LNE) et son règlement retirent expressément aux travailleurs de 65 ans et plus les protections conférées par différents régimes de prestations, de pensions et autres régimes professionnels dans le but d’offrir aux employeurs la souplesse de prendre les dispositions qui les permettent d’assurer le dévelopement financier de ces régimes [31] . L’arbitre a conclu qu’une différence de traitement expliquée seulement par l’âge de l’employé constitue une discrimination à première vue fondée sur l’âge en vertu du Code. Par conséquent, elle a jugé qu’une disposition législative qui empêche un travailleur de 65 ans ou plus de contester toute réduction ou élimination de son accès aux prestations constitue une discrimination à première vue fondée sur l’âge qui contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte [32] .

[80]  L’arbitre a fait une distinction avec la décision Chatham-Kent (Municipality) c. O.N.A. (O’Brien) (Re) [33] , qui confirme la constitutionnalité du paragraphe 25(2.1) du Code et des dispositions pertinentes de la LNE et de son règlement. Elle a aussi établi une distinction avec la décision Withler et elle a rejeté les arguments de l’ intimée avançant que M. Talos n’ait pas été défavorisé en raison de la [traduction] « générosité » de sa pension et du fait [traduction] « qu’il [M. Talos] pourra mener une vie économiquement acceptable dans ses vieux jours », parce qu’il avait pu être membre d’un syndicat et que le passage aux programmes gouvernementaux à 65 ans a compensé adéquatement les avantages dont il bénéficiait dans le cadre de son régime salarial [34] .

[81]  Je ne suis pas lié à la décision Talos, rendue par la membre Grant, et je suis d’avis que cette décision ne s’applique pas dans ce cas particulierpour de nombreuses raisons.

[82]  Contrairement à l’affaire qui nous occupe, Talos traite de la cessation des prestations d’assurance maladie, d’assurance dentaire et d’assurance-vie et non des prestations d’invalidité. La membre Grant précise clairement à plusieurs reprises dans sa décision que son analyse exclut l’assurance-invalidité de longue durée, notamment au paragraphe 284 où elle écrit : [traduction] « pour plus de clarté, je précise que cette décision ne porte pas sur l’assurance-invalidité de longue durée, les régimes de pension et les caisses de retraite » [35] .

[83]  Cette distinction est particulièrement pertinente parce que la membre Grant a établi une distinction avec la décision Withler au motif que, dans Talos, la cessation des prestations à 65 ans n’était pas déclenchée par un autre accord de compensation. Alors que la Cour suprême a conclu dans Withler qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 15(1), la membre Grant déclare ceci au paragraphe 222 : [traduction] « En revanche, en l’espèce, il n’y a aucun autre “ensemble” de prestations offert aux employés de 65 ans et plus que l’on pourrait considérer “suffisamment équivalent” aux prestations offertes aux employés de 64 ans et moins. » [36]

[84]  Au paragraphe suivant, elle écrit :

[traduction] Dans Withler, la Cour a considéré que les compromis au sein de l’ensemble des prestations étaient adéquatement équilibrés et a donc conclu que le groupe de membres dans son ensemble n’était pas défavorisé en raison de la réduction de certaines prestations fondées sur l’âge. Ces faits se distinguent du cas présent où des prestations différentes en fonction de l’âge dans un régime de l’employeur ne sont pas améliorées ou compensées par d’autres prestations fournies par l’employeur.  [37]

[85]  Dans ce cas particulier, les parties ont négocié une convention collective qui comprenait un régime collectif d’assurance-invalidité pour la perte de revenu en cas d’invalidité. Mais la convention a été conçue en fonction d’une transition des prestations d’invalidité à des prestations de retraite dès que l’employé devient admissible à une pension non réduite. Non seulement la retraite avec une pension non réduite est un avantage tangible, mais le gouvernement fédéral l’autorise explicitement dans le règlement sur les prestations de pension.

[86]  Dans Chatham-Kent, la preuve actuarielle présentée démontrait que le coût des prestations d’invalidité augmentait radicalement dès que les travailleurs avaient 60 ans. Dans Talos, au contraire, la membre Grant a conclu qu’il n’y avait pas une augmentation radicale du coût de l’assurance maladie et dentaire qui justifierait une protection pour maintenir le dévelopement financier de ces régimes.

[87]  Toutefois, dans ce cas particulier, la preuve actuarielle produite par le témoin expert, M. Gorham, qui n’a pas été contestée à l’audience, indique que le coût de l’assurance-invalidité de longue durée d’un employé de 65 ans serait 18 fois plus élevé que celui d’un employé d’âge moyen (de 40 à 45 ans) [38] . Le dévelopement financier du régime d’assurance-invalidité serait donc ce que considère Air Canada lorsqu’elle détermine un âge pour la cessation du régime de prestations d’invalidité.

[88]  J’accepterais que Withler continue d’être la règle, tout en faisant une distinction avec Talos. Comme je n’ai pas conclu que le Règlement avait contrevenu au paragraphe 15(1), il n’y a pas lieu de procéder à l’analyse prescrite dans l’arrêt Oakes concernant l’article premier de la Charte.

VI.  Décision

[89]  Je rejette la plainte au motif que les alinéas 3b) et 5b) du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80‑68, prévoit une exception constitutionnellement valide pour la cessation des prestations d’invalidité des pilotes d’Air Canada qui ont atteint l’âge ouvrant droit à la pension.

[90]  Le Règlement s’appuie sur les recommandations de la Commission canadienne des droits de la personne après une consultation exhaustive en 1979 des employeurs, des regroupements d’employeurs, des assureurs de régimes de prestations, des sociétés d’experts-conseils en prestations, d’autres administrateurs de droits de la personne et d’autres organisations intéressées. À ma connaissance, il n’a pas encore fait l’objet d’une contestation constitutionnelle.

[91]  Le libellé du texte législatif est clair et sans équivoque. Les alinéas 3b) et 5b) du Règlement prévoient des exceptions pour les régimes de prestations qui font de la discrimination à l’égard des membres s’ils ont atteint l’âge normal ouvrant droit à la pension prévu dans le régime en leur refusant l’accès à certaines prestations.

[92]  Selon l’article 2 du Règlement, dans le cadre d’un régime de retraite,« âge normal ouvrant droit à la pension désigne la première date spécifiée à laquelle un employé peut prendre sa retraite et toucher les prestations auxquelles il aurait normalement droit en vertu du régime, sans rajustement à cause d’une retraite anticipée, que cette date soit celle d’un anniversaire de naissance ou le dernier jour d’une période d’emploi ».

[93]  Les dispositions de l’article L75.07 sont à l’abri de toute plainte de discrimination parce que l’employé a atteint l’âge normal ouvrant droit à la pension défini dans le Règlement. Dans ce cas particulier, l’âge ouvrant droit à la pension signifie que l’employé est admissible à une pension non réduite quand il atteint 60 ans et a accumulé au moins 25 années de service chez l’employeur. L’âge ouvrant droit à la pension est aussi défini dans la convention collective entre Air Canada et l’APAC, et cette définition correspondant à celle du Règlement.

[94]  Toutes les parties acceptent que la convention collective, et l’article L75.07 en particulier, est à l’abri d’une plainte de discrimination fondée sur le Règlement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le plaignant a choisi de contester le Règlement, affirmant qu’il contrevenait au paragraphe 15(1) sur les droits à l’égalité de la Charte.

[95]  Selon le plaignant et l’intimée l’APAC, la décision Talos appuierait une conclusion d’inconstitutionnalité du Règlement. À mon avis, les faits de l’espèce justifient qu’on établisse une distinction avec la décision Talos. La conclusion principale de la membreMme Grant dans Talos est que les prestations en cause (assurances collectives, assurance maladie, assurance dentaire et assurance-vie) ne sont pas améliorées ou compensées par d’autres prestations fournies par l’employeur quand l’employé atteint l’âge de 65 ans. Elle a déclaré : [traduction] « Dans Withler, la Cour a considéré que les compromis au sein de l’ensemble des prestations étaient adéquatement équilibrés et a donc conclu que le groupe de membres dans son ensemble n’était pas défavorisé en raison de la réduction de certaines prestations fondées sur l’âge. Ces faits sont différents de ceux de la présente affaire où des prestations différentes en fonction de l’âge dans un régime de l’employeur ne sont pas améliorées ou compensées par d’autres prestations fournies par l’employeur. [39]  »

[96]  Toutefois, en l’espèce, la cessation des prestations d’invalidité une fois atteint l’âge ouvrant droit à la pension – 60 ans et au moins 25 années de service chez Air Canada – est généreusement compensée par les prestations de retraite, soit une pleine pension non réduite.

[97]  Il faut aussi distinguer l’affaire Talos de la présente espèce parce qu’elle porte sur les prestations d’assurance collective, d’assurance santé, d’assurance dentaire et d’assurance-vie. Elle exclut les prestations d’invalidité et la membre Grant a insisté sur cette exclusion clairement, à plusieurs reprises, dans sa décision.

[98]  L’opinion du témoin-expert appuie la conclusion que, dans la négociation collective, Air Canada et l’APAC ont jugé raisonnable et acceptable la cessation des prestations d’invalidité lorsque les pilotes atteignent l’âge ouvrant droit à la pension. Le régime d’assurance-invalidité d’Air Canada établit un âge normal ouvrant droit à la pension dont la définition correspond à la définition figurant dans le Règlement.

[99]  Le Règlement avait pour objet de permettre ce processus et d’offrir une certaine protection contre les plaintes de discrimination. Les tribunaux administratifs se doivent d’accorder un certain degré de déférence au Règlement [40] .

[100]  À mon avis, les alinéas 3b) et 5b) du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80-68, ne sont pas inconstitutionnels.

[101]  Ayant conclu à la validité constitutionnelle du Règlement, je n’ai pas à déterminer s’il est justifié au regard de l’article premier de la Charte.

[102]  Pour tous ces motifs, je rejette la plainte.

Signé par

Alex G. Pannu

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 28 août 2019

 

Version française de la décision du membre.


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2117/3315 et T2118/3415

Intitulé de la cause : Roy Bentley c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada

Date de la décision du tribunal : Le 28 août 2019

Date et lieu de l’audience : du 29 janvier au 1er février 2018

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Comparutions :

 

Raymond Hall, pour le plaignant

 

Aucune comparution pour la Commission canadienne des droits de la personne

 

Maryse Tremblay, pour l'intimée Air Canada

 

Bruce Laughton, pour l'intimée l’Association des pilotes d’Air Canada



[1] Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80-68.

[2] Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80-68.

[3] 2018 HRTO 680.

[4] Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly, 2012 CAF 209 (CanLII).

[5] Adamson c. Canada (Commission des droits de la personne), [2016] 2 RCF 75, 2015 CAF 153 (CanLII).

[6] Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 RCS 396.

[7] R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 RCS 483.

[8] Withler, à la p. 410.

[9] Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 RCS. 143.

[10] Withler, au par. 34.

[11] Voir note précédente au, par. 35.

[12] Voir note précédente au, par. 36.

[13] Voir note précédente au, par. 37.

[14] Voir note précédente au, par. 38.

[15] Talos c. Grand Erie District School Board, 2018 HRTO 680 (CanLII).

[16] Voir note précédente, au par. 1.

[17] Voir note précédente, au par. 14.

[18] R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103, 1986 CanLII 46 (CSC).

[19] Pièce A-12.

[20] Pièce C-3 du plaignant.

[21] Pièce R-12 de l’intimée.

[22] Voir note précédente, au par. 190.

[23] Voir note précédente, au par. 191.

[24] Withler, précitée, note 6, au par. 70.

[25] Voir note précédente, au par. 74.

[26] Voir note précédente, au par. 77.

[27] Voir note précédente, au par. 78.

[28] Voir note précédente, au par. 71.

[29] Pièce R-12 de l’intimée.

[30] Voir note précédente, au par. 68.

[31] Voir note précédente au par. 15.

[32] Voir note précédente au par. 16.

[33] 104 CLAS 267 (31 octobre 2010), 202 LAC (4th).

[34] Talos, précitée, au par. 16.

[35] Voir note précédente au par. 284.

[36] Voir note précédente au par. 222.

[37] Voir note précédente au par. 223.

[38] Pièce R-12 de l’intimée.

[39] Voir note précédente, au par. 223.

[40] McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 RCS 229, par. 104-105.

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