Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 35

Date : le 20 août 2019

Numéro du dossier : T2180/0217

 

Entre :

Annie Oleson

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et –

Première Nation de Wagmatcook

l'intimée

 

Décision sur requête

 Membre : Colleen Harrington

 



I.  Contexte de la plainte

[1]  En 2014, Annie Oleson a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) à l’encontre de l’intimée, la Première Nation de Wagmatcook (Wagmatcook), dont elle était membre. Au moment de sa plainte, elle était âgée de 85 ans et se déplaçait en fauteuil roulant. Sa plainte se rapportait à la demande qu’elle avait présentée dans le but d’obtenir un logement à accès facile. Elle prétendait avoir été victime de discrimination de la part de Wagmatcook lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement, contrairement à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi). En 2015, sa plainte a été modifiée de manière à inclure l’article 6 de la Loi, lequel interdit la discrimination lors de la fourniture de logements locatifs. Dans sa plainte, elle prétendait avoir été victime de discrimination fondée sur la déficience, l’âge, la situation de famille et le sexe, lesquels sont motifs de distinction illicites en vertu de l’article 3 de la Loi.

[2]  Les allégations de discrimination fondée sur la déficience se rapportent au fait qu’elle avait besoin d’un logement accessible. Selon les allégations fondées sur le motif illicite de l’âge, elle avait l’impression que Wagmatcook faisait preuve de négligence envers les personnes âgées, que Wagmatcook entreposait les aînés dans [traduction] « des logements détériorés et inadéquats jusqu’à [leur] mort alors que les jeunes reç[evaient] de nouveaux logements ». On lui aurait dit que la bande n’offrait pas de nouveaux logements aux aînés parce qu’ils n’avaient pas d’enfant et que la mort approchait.  

[3]  Les allégations de discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille formulées par Mme Oleson se rapportent aux femmes qui, comme elle, ont perdu leur statut d’Indiennes ainsi que leur capacité à transmettre ce statut à leurs enfants parce qu’elles ont épousé des non-Indiens et qui ont ensuite retrouvé leur statut après l’adoption du projet de loi C-31 (loi modifiant la Loi sur les Indiens) en 1985. Dans sa plainte, elle soutenait que Wagmatcook, lorsqu’elle fournissait un logement à ses citoyens, [traduction] « sembl[ait] traiter les Autochtones ayant regagné leur statut en vertu du projet de loi C-31 différemment de ceux qui n’avaient jamais perdu leur statut après avoir épousé un non-Autochtone ».  

[4]  Le 28 décembre 2016, la Commission a envoyé une lettre au président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) pour l’informer qu’elle avait examiné la plainte de Mme Oleson et qu’elle avait pris la décision suivante :

[traduction] Aux termes de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission vous demande d’instruire la plainte puisqu’elle est convaincue, compte tenu des circonstances, que l’examen de la plainte est justifié.

[5]  La Commission a joint à cette lettre une copie de la plainte pour atteinte aux droits de la personne de Mme Oleson. Cette plainte fait état de toutes les allégations de discrimination fondée sur la déficience, l’âge, le sexe et la situation de famille.

[6]  Le 20 janvier 2017, Wagmatcook a déposé une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale du Canada en vue de faire annuler la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal. Malheureusement, Mme Oleson est décédée le 8 février 2017. Pour éviter que la demande de Wagmatcook soit traitée sans opposition, la Commission a demandé et obtenu l’autorisation d’intervenir afin de présenter quelques observations à la Cour.

[7]  Le 15 août 2017, bien que la Cour fédérale était toujours saisie de l’affaire, Affaires autochtones et du Nord a nommé le fils de Mme Oleson, Joseph Oleson, comme administrateur de la succession conformément à l’alinéa 43a) de la Loi sur les Indiens. Depuis, M. Oleson agit à titre de représentant de la succession de sa mère par rapport  à la plainte qu’elle avait déposée pour atteinte aux droits de la personne. Il a demandé l’autorisation de comparaître à l’audience du contrôle judiciaire afin de présenter des éléments de preuve et des observations. Toutefois, la Cour fédérale a rejeté sa demande au motif que l’ensemble de la preuve pertinente se trouvait déjà dans les dossiers de Wagmatcook et de la Commission. Le 25 janvier 2018, la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

[8]  Depuis le début de 2018, le Tribunal traite la plainte dans le cadre du processus de gestion d’instance et les parties ont échangé des exposés des précisions et des documents pertinents à la plainte qui étaient en leur possession. Les exposés des précisions portaient essentiellement sur les allégations de discrimination fondée sur la déficience, et non sur l’âge, le sexe et la situation de famille.

[9]  Selon le premier paragraphe de l’exposé des précisions de la Commission, déposé en février 2018, la Commission avait [traduction] « décidé que l’aspect de la plainte portant sur la déficience justifiait un examen plus approfondi de la part du Tribunal ». Dans une note en bas de page, la Commission a ajouté ce qui suit : 

[traduction] Dans la lettre de décision datée du 28 décembre 2016 que la Commission a envoyée aux parties, il est indiqué que la Commission a accepté les conclusions énoncées dans le rapport d’enquête, notamment que « la preuve n’étaye pas l’allégation selon laquelle les décisions prises par la Première Nation intimée en matière de logement étaient fondées sur le sexe, la situation de famille ou l’âge. Cependant, le fait qu’on lui ait refusé un logement accessible a eu des effets défavorables sur la plaignante en raison de sa déficience ». Les parties sont en possession de cette lettre.

[10]  En mars 2018, M. Oleson a déposé, au nom de la succession de la plaignante, un exposé des précisions dans lequel il passe en revue l’exposé de la Commission, paragraphe par paragraphe, et ajoute d’autres précisions, sans qu’aucune ne se rapporte à la discrimination fondée sur l’âge, le sexe ou la situation de famille. Il indique qu’il souscrit à l’exposé des précisions de la Commission, y compris le paragraphe et la note en bas de page susmentionnés selon lesquels la portée de l’instruction de la plainte renvoyée à l’audience se limitait à la déficience.

[11]  Les parties ont tenu quatre conférences téléphoniques de gestion de l’instance (CTGI) avec le Tribunal depuis juillet 2018, et ce, dans le but  d’instruire l’affaire le plus rapidement possible. À la quatrième CTGI tenue le 11 janvier 2019, M. Oleson a, pour la première fois, émis l’idée que la portée de la plainte soumise à l’examen du Tribunal n’englobe pas seulement la discrimination fondée sur la déficience. Il a fait valoir que le Tribunal devrait aussi tenir compte de la discrimination fondée sur l’âge, la situation de famille et le sexe, comme l’avait allégué sa mère dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. M. Oleson a déclaré que les documents qu’il avait demandés pendant l’enquête de la Commission n’avaient pas été produits par l’intimée, ce qui a mené la Commission à limiter la portée de la plainte à la déficience.

[12]  Pendant la CTGI, j’ai fait remarquer que la lettre envoyée au président du Tribunal semblait indiquer que la Commission avait renvoyé au Tribunal l’ensemble de la plainte pour atteinte aux droits de la personne de Mme Oleson pour qu’elle soit instruite. Les avocats de la Commission ont expliqué qu’en fait, une lettre différente avait été envoyée aux parties et que celle-ci limitait la portée de la plainte aux allégations fondées sur la déficience. Comme je n’étais pas en mesure de déterminer la portée de la plainte renvoyée au Tribunal pour instruction d’après les quelques renseignements que contenait le dossier du Tribunal, j’ai convenu d’accepter les observations des parties à propos de la portée que doit avoir l’instruction du Tribunal. J’ai demandé à entendre d’abord la Commission, puis M. Oleson et finalement, l’intimée. Un échéancier a été établi pour le dépôt des observations.

[13]  La Commission a présenté ses observations le 1er février 2019 et a indiqué qu’à son avis, la plainte renvoyée au Tribunal était effectivement limitée aux allégations de discrimination fondée sur le motif illicite de la déficience. M. Oleson a attendu un bon moment avant de finalement présenter ses observations le 14 juillet 2019. Selon lui, la plainte dont est saisi le Tribunal a une portée plus large et comprend la [traduction] « discrimination fondée sur l’âge et le genre ». L’intimée souscrit à l’analyse et aux conclusions énoncées dans les observations de la Commission et soutient que le Tribunal n’a pas compétence pour examiner une décision rendue par la Commission sur la portée de l’instruction de la plainte.

II.  Questions en litige

  1. Quelle est la portée de la plainte que la Commission a renvoyée au Tribunal afin qu’elle soit instruite?
  2. Si j’arrive à la conclusion que la plainte renvoyée par la Commission se rapporte seulement aux allégations de discrimination fondée sur la déficience, le Tribunal peut-il élargir la portée de la plainte dans le but d’entendre la preuve relative aux allégations de discrimination fondée sur l’âge, la situation de famille et le sexe?

III.  Positions des parties

A.  La plaignante

[14]  M. Oleson soutient que la portée de la plainte devrait être élargie de manière à inclure [traduction] « la discrimination fondée sur l’âge et le genre ».

[15]  Je tiens à souligner que l’article 3 de la Loi interdit la discrimination fondée sur le « sexe », et non sur le « genre », et j’accepte que les allégations de discrimination envers les personnes que Mme Oleson appelle les [traduction] « Autochtones ayant regagné leur statut en vertu du projet de loi C-31 » dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne sont aussi fondées sur le sexe et la situation de famille puisqu’elles se rapportent aux femmes qui ont perdu leur statut d’Indiennes après avoir épousé des non-Indiens. Dans ses observations, M. Oleson soutient que l’intimée fait preuve de discrimination à l’égard des [traduction] « personnes ayant regagné leur statut en vertu du projet de loi C-31 » en ne leur fournissant pas un logement approprié, de sorte que celles-ci « sont laissées à elles-mêmes ou se retrouvent dans des logements insalubres ou surpeuplés. Cependant, elles n’obtiennent jamais un nouveau logement comme les membres ordinaires de la bande ». Selon lui, la raison en est que [traduction] « les électeurs à vie seraient en colère si un Autochtone ayant regagné son statut en vertu du projet de loi C-31 ou un étranger recevait une nouvelle maison ».

[16]  Il prétend également que le gouvernement fédéral a versé de l’argent aux Premières Nations afin qu’elles puissent fournir des logements aux personnes ayant regagné leur statut en vertu du projet de loi C-31. Il ajoute que ces versements ont été donnés, notamment, parce qu’on appréhendait que ces nouveaux citoyens « envahissent » les réserves et demandent des logements. M. Oleson affirme avoir interrogé le premier dirigeant des Premières Nations à propos des fonds versés à la suite de l’adoption du projet de loi C-31, mais que ce dernier prétendait ne pas être au courant. Il affirme également avoir demandé combien de personnes ayant regagné leur statut en vertu du projet de loi C-31 avaient reçu un nouveau logement de la part de l’intimée, mais il n’a reçu aucune réponse. M. Oleson soutient qu’il n’a pas été en mesure de fournir à la Commission une preuve relative à cette [traduction] « discrimination fondée sur le genre » parce que l’intimée a refusé de lui donner les documents nécessaires pour étayer son allégation, et même de lui permettre d’examiner les documents. Selon lui, [traduction] « une mesure préventive qui consiste à dissimuler des documents ne [devrait] pas être tolérée ni récompensée par une conclusion de non-culpabilité ».

[17]  En ce qui concerne la discrimination fondée sur l’âge, M. Oleson souligne qu’il a remarqué au fil des ans que les aînés de Wagmatcook [traduction] « ne rec[evaient] jamais de nouveaux logements. Ils se retrouv[aient] plutôt dans de vieilles petites cabanes insalubres de sorte qu’ils viv[aient] dans de petites maisons ou cabanes surpeuplées s’ils [avaient] de la famille ». Il ajoute que l’on trouve habituellement de la moisissure dans ces petites cabanes et que cela peut engendrer des problèmes de santé que les aînés traîneront jusqu’à leur mort. Il soutient avoir entendu que les logements sont attribués aux plus jeunes parce qu’ils peuvent avoir des enfants et qu’il leur reste plus de temps à vivre. M. Oleson affirme ne pas avoir été en mesure de prouver cette allégation à la Commission des droits de la personne parce que le premier dirigeant de Wagmatcook lui a refusé l’accès aux documents [traduction] « qui devaient clairement montrer qu’il y avait eu discrimination ». Il soutient qu’on lui avait promis un document qui contenait la liste des aînés ayant reçu un nouveau logement dans les vingt dernières années, mais la liste ne lui a jamais été donnée.

B.  La Commission et l’intimée

[18]  Selon l’intimée, la majeure partie des observations de M. Oleson concernant la discrimination fondée sur l’âge et le genre ne sont que de simples allégations fondées sur l’hypothèse selon laquelle M. Oleson aurait découvert la preuve d’une telle discrimination si elle lui avait fourni certains documents ou renseignements. L’intimée nie cette hypothèse et affirme avoir fourni à la Commission tous les documents demandés au cours de l’enquête.  

[19]  L’intimée soutient également que la plaignante n’a soumis aucune observation ni aucune preuve autre que celles qu’il avait déjà présentées à l’enquêteur de la Commission. La Commission en a tenu compte lorsqu’elle a décidé de renvoyer la plainte au Tribunal.

[20]  La Commission affirme avoir envoyé, le 28 décembre 2016, des lettres identiques à la plaignante et à l’intimée pour les informer de la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction. Voici un passage de ces lettres :  

[traduction] Avant de rendre la décision, la Commission a examiné le rapport qui vous avait été communiqué ainsi que les observations formulées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces éléments, la Commission a décidé, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi […], de demander au président du Tribunal […] d’instruire la plainte (voir la pièce ci-jointe).

[21]  Fait important, la pièce jointe à ces lettres était une « décision de la Commission », et non la plainte pour atteinte aux droits de la personne de Mme Oleson, qui était le seul document joint à la lettre envoyée au président du Tribunal à la même date.

[22]  Dans sa décision, la Commission explique qu’elle a rendu sa décision le 21 décembre 2016 et que, par le fait même, elle a examiné le [traduction] « rapport de conciliation, le rapport d’enquête, le formulaire de plainte et les observations des parties ».  La Commission indique également qu’elle accepte les conclusions formulées dans le rapport d’enquête, y compris le passage suivant :

[traduction] La preuve n’étaye pas l’allégation selon laquelle les décisions prises par la Première Nation en matière de logement étaient fondées sur le sexe, la situation de famille ou l’âge. Cependant, le fait qu’on lui ait refusé un logement accessible a eu des effets défavorables sur la plaignante en raison de la déficience.

[23]  La Commission confirme qu’elle n’a pas fourni de copie de sa décision au président du Tribunal.

[24]  La Commission reconnaît aussi qu’elle aurait pu indiquer de manière plus explicite que la portée de la plainte était limitée à la déficience, mais elle soutient que cela ressortait clairement de la lecture de l’ensemble des lettres envoyées aux parties et de la décision de la Commission qui y était jointe.

[25]  La Commission et l’intimée soutiennent qu’il est clairement reconnu dans la jurisprudence que la lettre envoyée par la Commission au président du Tribunal ne peut pas être examinée sans tenir compte des lettres envoyées aux parties à la même date. Les deux parties soutiennent qu’il est évident que la Commission voulait limiter la portée de la plainte aux allégations de discrimination fondée sur la déficience et que la décision de la Cour fédérale sur la demande de contrôle judiciaire le confirme. Dans l’affaire Wagmatcook First Nation c. Oleson [1] , la Cour a déclaré ce qui suit au paragraphe 25 :

[traduction] Dans sa décision, la Commission a expressément accepté les conclusions du rapport d’enquête [le rapport], mais elle a autrement fourni des motifs limités. La Commission a conclu que, même si la preuve fournie par Mme Oleson n’étayait pas ses allégations de discrimination fondée sur le sexe, la situation de famille et l’âge, elle révélait (i) qu’elle avait besoin d’un logement facilement accessible, (ii) qu’elle avait participé à la recherche d’un tel logement, et (iii) que Wagmatcook ne l’avait pas fourni. [Non souligné dans l’original]

[26]  La Commission affirme qu’il serait contraire à son rôle d’examen préalable que de renvoyer les motifs fondés sur l’âge, le sexe et la situation de famille au Tribunal alors qu’elle a expressément indiqué dans sa décision que la preuve n’étayait pas les allégations de discrimination fondée sur ces motifs.

[27]  Enfin, la Commission reconnaît que, bien qu’il y ait eu des affaires, depuis le renvoi de la plainte au Tribunal en 2016, dans lesquelles leurs procédures administratives ont entraîné l’envoi de différentes lettres  au Tribunal et aux parties, [traduction] « la Commission a pris des mesures pour s’assurer que les lettres véhiculent le même message ».

IV.  Cadre juridique

[28]  Pour déterminer la portée de la plainte dont le Tribunal est saisi, il est utile d’examiner la relation entre la Commission et le Tribunal ainsi que le rôle qu’ils jouent en vertu de la Loi. 

A.  Rôles de la Commission et du Tribunal sous le régime de la Loi

[29]  La Loi « met en place un mécanisme complet de traitement des plaintes liées aux droits de la personne » dans la sphère fédérale [2] . La Loi instaure deux institutions distinctes, soit la Commission et le Tribunal, et chacune d’elle se voit assigner un rôle particulier. La Cour fédérale a décrit la Commission comme étant au cœur de ce mécanisme :  

[S]ous le régime de la Loi, la Commission joue le rôle d’organisme habilité à recevoir, à administrer et à traiter les plaintes relatives à des actes discriminatoires. La Loi n’octroie au Tribunal aucun mandat en ce qui a trait à l’application de ce mécanisme; elle indique uniquement, à l’article 50, que le Tribunal « instruit la plainte » lorsque la Commission formule une requête à cette fin [3] .

[30]  Comme le souligne la Commission dans ses observations, un enquêteur nommé en vertu de l’article 43 de la Loi peut interroger des témoins dont le témoignage est pertinent, chercher des éléments de preuve pertinents et exiger la production de documents pertinents. Pour s’acquitter de la responsabilité que la Loi lui impose, notamment, de faire enquête sur les plaintes liées aux droits de la personne, la Commission doit mener des enquêtes qui sont à la fois exhaustives et neutres [4] . Cependant, les tribunaux ont conclu que les enquêtes de la Commission n’ont pas à être parfaites et que ses enquêteurs ne sont pas tenus d’interroger chacun des témoins proposés par les parties [5] .

[31]  À la fin de l’enquête, l’enquêteur présente un rapport à la Commission. Aux termes du paragraphe 44(3) de la Loi, quand la Commission reçoit un rapport d’enquête, elle peut rejeter la plainte ou la renvoyer au Tribunal pour instruction si elle est convaincue que c’est justifié, « compte tenu des circonstances relatives à celle-ci ».

[32]  La Commission est un organisme administratif chargé de procéder à un examen préalable qui est « assez semblable à celui qu’un juge effectue lors d’une enquête préliminaire. En ce sens, elle doit décider si, vu l’ensemble des faits dont elle dispose, l’examen de la plainte  par le Tribunal serait justifié » [6] . Le rôle de la Commission consiste à évaluer la suffisance de la preuve dont elle dispose et déterminer s’il y a un motif raisonnable de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction [7] .

[33]  La Commission peut adopter les recommandations formulées dans un rapport d’enquête au lieu d’énoncer en détail les motifs de sa décision. Cependant, le cas échéant, le rapport d’enquête sera considéré comme les motifs de la Commission [8] .

[34]  Le Tribunal acquiert sa compétence à l’égard des plaintes liées aux droits de la personne quand la Commission demande au président du Tribunal d’instruire la plainte.  Lorsque la Commission formule une requête à cette fin, le rôle du Tribunal consiste à statuer sur la plainte, et non à examiner de manière incidente le processus décisionnel de la Commission :

[…] le Tribunal n’a pas compétence relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission aux termes du paragraphe 44(3) (rejet ou renvoi d’une plainte) […] de la LCDP. Un contrôle judiciaire de la Cour fédérale est la voie qu’il convient de suivre pour contester une décision de la Commission touchant de telles décisions [9] .

B.  Définition de la portée de la plainte

[35]  La Commission et l’intimée soulignent que le contexte général de l’historique de la plainte est important lorsque vient le temps de déterminer la portée de la plainte dont le Tribunal est saisi.

[36]  Dans l’affaire Murray c. Canada (Commission des droits de la personne) [10] , la Cour fédérale a examiné une situation dans laquelle la Commission a écrit au président du Tribunal une lettre qui ne contenait pas autant de détails à propos de sa décision que les lettres envoyées aux parties. Dans cette affaire, la Cour a déclaré ce qui suit :  

[67] Je conviens qu’en principe, la lettre que la Commission envoie au Tribunal définit la portée de ce qui est renvoyé au Tribunal aux fins d’enquête. En outre, je suis d’accord pour dire que la lettre envoyée au Tribunal en l’espèce ne précisait pas que seules des portions de la plainte de M. Murray avaient été renvoyées aux fins d’enquête. Cependant, la lettre de la Commission ne peut être dissociée du long historique de la plainte et du contexte dans lequel le Tribunal a été saisi de la plainte de M. Murray. À la lumière des circonstances précises en l’espèce, je considère que les décisions sur lesquelles le demandeur s’est appuyé sont peu utiles.

Le Tribunal a examiné une situation semblable dans l’affaire Association canadienne des maîtres de poste et adjoints c. Société canadienne des postes [11] , où les lettres que la Commission a envoyées aux parties laissaient entendre que la portée de la plainte renvoyée au Tribunal était limitée à une période précise alors que la lettre envoyée au Tribunal n’en faisait aucune mention. Se fondant sur l’affaire Murray, le Tribunal a conclu que la portée de la plainte était limitée aux dates précisées dans les lettres que la Commission a envoyées aux parties.

V.  Analyse de la plainte

[37]  Je reconnais que la Commission fait part de son intention de limiter la portée de la plainte renvoyée au Tribunal pour instruction dans les lettres qu’elle a envoyées aux parties le 28 décembre 2016. À la lecture de ces lettres, il semble évident que les parties comprenaient toutes les deux que la plainte était limitée aux allégations de discrimination fondée sur la déficience. Malgré cela, M. Oleson soutient maintenant que le Tribunal devrait, dans le cadre de l’instruction, tenir compte de tous les motifs de discrimination invoqués par sa mère dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne qu’elle a déposée en 2014. Les motifs sont l’âge, le sexe et la situation de famille (bien qu’il qualifie les allégations fondées sur le sexe et la situation de famille de [traduction] « discrimination fondée sur le genre »).  

[38]  Il ressort clairement de la jurisprudence que, pour déterminer la portée de la plainte dont il est saisi, le Tribunal ne doit pas se fier uniquement à la lettre dans laquelle la Commission demande au président d’instruire la plainte. Il doit plutôt examiner le contexte général de l’historique de la plainte. Or, si l’on examine la plainte déposée par Mme Oleson en 2014, ainsi que les renseignements que détient le Tribunal à propos de l’examen de la plainte fait par la Commission et les lettres que la Commission a envoyées aux parties, j’estime qu’il est clair que la portée de la plainte renvoyée au Tribunal pour instruction est limitée à la déficience.

[39]  Les allégations de M. Oleson fondées sur les motifs de distinction illicite sont le sexe, la situation de famille et l’âge. Elles sont identiques aux allégations qu’avait formulées sa mère dans sa plainte déposée en 2014. Elle déclarait alors avoir été traitée différemment des autres membres de la communauté [traduction] « parce qu[’elle était] âgée et considérée comme une étrangère ».

[40]  M. Oleson prétend essentiellement que la Commission n’a pas examiné tous les renseignements pertinents avant de prendre sa décision au terme de l’examen préalable puisque l’intimée a refusé de lui fournir certains documents qui, selon lui, devaient étayer ses prétentions concernant le manque de logements appropriés pour les aînés et les « personnes ayant regagné leur statut en vertu du projet de loi C-31 ». Il affirme avoir demandé à Wagmatcook de lui donner une copie des documents indiquant les personnes à qui elle avait  attribué un logement, ce qu’elle a refusé.

[41]  L’intimée affirme avoir fourni à la Commission tous les éléments de preuve que celle-ci avait demandés pendant l’enquête.

[42]  Le Tribunal n’est pas au courant des détails de l’enquête de la Commission quant à la plainte, y compris le rapport d’enquête, ce qui est approprié. Comme l’a déclaré la Cour fédérale dans l’affaire Warman, la Commission est un organisme, distinct du Tribunal, créé par la loi et chargé de protéger les droits de la personne, dont le rôle bien défini consiste à examiner les plaintes. Il revient à la Commission de procéder à l’examen préalable des plaintes afin de déterminer, à la lumière de son appréciation de la suffisance de la preuve, si elle les rejette ou les renvoie au Tribunal pour instruction. Il n’appartient pas au Tribunal de superviser ou d’examiner le travail de la Commission. Si une partie est en désaccord avec une décision de la Commission ou croit qu’une enquête a été menée de manière inéquitable, elle doit présenter une demande de contrôle à la Cour fédérale.

[43]  Il incombe à la Commission, et non à la plaignante, de mener l’enquête. Pendant l’enquête sur la plainte de Mme Oleson, l’intimée n’était pas tenue de fournir des documents à la plaignante, mais bien à l’enquêteur nommé par la Commission. Maître de sa propre procédure, la Commission décide quels documents seront exigés pour appuyer son enquête sur une plainte. Elle n’est pas tenue d’obtenir le témoignage de chaque témoin ou chaque document identifié par les parties dans la mesure où son enquête est exhaustive.

[44]  Au moment de prendre sa décision quant à la plainte de Mme Oleson, la Commission disposait du rapport d’enquête, d’un rapport de conciliation, de la plainte initiale pour atteinte aux droits de la personne et des observations des parties. Saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Commission, la Cour fédérale a conclu dans Wagmatcook que [traduction] « la Commission a bel et bien examiné de façon indépendante les documents dont elle disposait » et n’a relevé aucune erreur à l’égard de la Commission dans l’adoption du rapport d’enquête, lequel constituait la majeure partie de ses motifs [12] .

[45]  Les parties étaient au courant des conclusions tirées par l’enquêteur à propos des allégations de discrimination fondée sur l’âge, le sexe et la situation de famille puisqu’elles avaient reçu une copie du rapport d’enquête avant de recevoir la décision de la Commission. Elles ont eu la possibilité de présenter des observations à l’égard du rapport et, lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a souligné que les parties avaient présenté de « multiples observations » durant la procédure. Si, dans ses observations, la plaignante a exprimé son désaccord avec la conclusion de l’enquêteur selon laquelle il n’y avait aucune raison de donner suite aux allégations de discrimination fondée sur l’âge, le sexe ou la situation de famille (et le Tribunal ne dispose d’aucun renseignement à ce sujet, de toute façon), la Commission en aurait tenu compte en prenant sa décision. Si la plaignante a choisi de ne pas faire de commentaires sur la conclusion tirée par l’enquêteur concernant les observations qu’elle a présentées à la Commission, elle ne peut plus le faire dorénavant devant le Tribunal. À tout le moins, la Commission a pu bénéficier du réexamen du formulaire de plainte de Mme Oleson, dans lequel étaient exposées les mêmes allégations de discrimination fondée sur l’âge, le sexe et la situation de famille que celles formulées par M. Oleson devant le Tribunal.   

[46]  La Loi énonce clairement que, si la Commission conclut qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une instruction au Tribunal, elle doit rejeter la plainte, ou cet aspect de la plainte. Si la Commission demande au Tribunal d’instruire la plainte après avoir conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour ce faire, elle agit contrairement au rôle d’examen préalable que lui confère la Loi.

[47]  Si M. Oleson soutient que la Commission n’a pas mené une enquête équitable et exhaustive à l’égard de la plainte de sa mère, ou qu’elle a commis une erreur en décidant de limiter la portée de la plainte, il revient à la Cour fédérale d’examiner la question, et non le Tribunal. Certes, la décision de la Commission a fait l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, mais c’était à la demande de l’intimée, et non de la plaignante.

[48]  Dans ce cas particulier, je comprends que l’intimée a déposé une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission peu avant le décès de la plaignante, Mme Oleson, et que la Cour n’a pas autorisé M. Oleson à participer à la procédure de contrôle judiciaire après qu’il fut nommé administrateur de la succession de sa mère plusieurs mois plus tard. Il n’en demeure pas moins que la Cour a examiné le rapport d’enquête et la décision de la Commission et a souligné que le processus administratif qui sous-tend la décision de la Commission s’est échelonné sur trois ans et [traduction] « englobait une enquête, un long rapport d’enquête, des efforts de conciliation et multiples observations des deux parties » [13] . Lorsqu’elle a déterminé que la décision de la Commission était raisonnable, la Cour a expressément fait référence à la conclusion relative à la preuve selon laquelle les allégations de discrimination fondée sur le sexe, la situation de famille ou l’âge qu’avait formulées Mme Oleson n’étaient pas étayées.

[49]  Compte tenu de l’historique de la plainte, et plus précisément de la décision de la Commission à l’égard des motifs fondés sur l’âge, le sexe et la situation de famille, je ne peux que conclure que la portée de la plainte renvoyée au Tribunal pour instruction est limitée à la discrimination fondée sur la déficience. Le Tribunal ne peut pas élargir la portée de la plainte pour inclure des motifs qui ont déjà été examinés par la Commission. Dans ce cas particulier, les motifs fondés sur l’âge, le sexe et la situation de famille figuraient dans la plainte initiale. Ils ont été évalués par l’enquêteur et ont été examinés par la Commission, qui a conclu que la preuve n’offrait aucun fondement raisonnable pour renvoyer ces allégations au Tribunal pour instruction.

VI.  Conclusion

[50]  La portée de la plainte que la Commission a renvoyée au Tribunal pour instruction est limitée aux allégations de discrimination fondée sur la déficience de Mme Oleson, et n’englobe pas les motifs fondés sur l’âge, le sexe et la situation de famille. Le Tribunal n’a pas compétence d’examiner l’enquête de la Commission à l’égard de la plainte de Mme Oleson ni la décision de celle-ci de demander au Tribunal d’instruire la plainte. Le Tribunal n’a pas non plus compétence pour élargir la portée de la plainte de manière à inclure les allégations qui ont déjà été examinées par la Commission dans le cadre de l’examen préalable.

Signé par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 20 août 2019

 

La version française de la décision du Membre instructeur

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal :   T2180/0217

Intitulé :  Annie Oleson c. Première Nation de Wagmatcook

Date de la décision du tribunal : Le 20 août 2019

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Joseph Oleson , pour la plaignante

Sasha Hart et Giacomo Vigna, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Patrick O’Neil et Gary A. Richard , pour l'intimée



[1] 2018 CF 77

[2] Canada (Commission des droits de la personne) c. Lemire et al., 2012 CF 1162, aussi citée sous Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162 (CanLII) [« Warman »], par. 55.

[3] Ibid.

[4] Majidigoruh c. Jazz Aviation LP, 2017 CF 295, par. 26.

[5] Ibid., par. 27 à 29.

[6] Keith c. Canada (Service correctionnel) 2012 CAF 117, par.43.

[7] Ibid.

[8] Ibid, par. 31.

[9] Warman, précité note 2, par. 56.

[10] 2014 CF 139

[11] 2018 TCDP 3

[12] Wagmatcook, précité, note 1, par. 36.

[13] Ibid, par. 56

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