Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 30

Date : le 17 juillet 2019

Numéro des dossiers : T1848/7812, T1849/7912 et T1850/8012

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

L’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et Renee Acoby

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


Aperçu

[1]  La plaignante, l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry (ACSEF), a déposé deux plaintes dans lesquelles elle allègue que l’intimé, le Service correctionnel du Canada (le SCC), agit de façon discriminatoire à l’égard des femmes dans le système carcéral fédéral en fonction du sexe, de la race, de l’origine nationale ou ethnique, de la religion et/ou de la déficience. Il s’agit de plaintes générales et systémiques qui sont déposées pour le compte de femmes purgeant une peine de ressort fédéral au Canada. Il ne s’agit pas de plaintes déposées pour le compte de femmes en particulier et aucune mesure de réparation n’est demandée pour des femmes à titre individuel.

[2]  Dans la première plainte, l’ACSEF allègue que le SCC a agi de façon discriminatoire à l’égard des femmes purgeant une peine de ressort fédéral, en particulier les femmes autochtones et les femmes ayant des problèmes de santé mentale, de la manière suivante :

  1. Surclassification des femmes purgeant une peine de ressort fédéral dans le système de classification selon le niveau de sécurité;
  2. Placement de détenues en isolement et dans des conditions de détention restrictives dans le système carcéral fédéral;
  3. Défaut de fournir aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral les mesures d’adaptation ou les services nécessaires, en particulier dans le domaine de la santé mentale;
  4. Refus d’offrir aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral l’accès aux programmes.

[3]  Dans la deuxième plainte, l’ACSEF allègue que le SCC agit de façon discriminatoire à l’égard des femmes purgeant une peine de ressort fédéral au Canada en leur refusant l’accès aux pratiques spirituelles et à la culture autochtones.

Questions en litige

[4]  Je dois statuer sur deux requêtes en l’espèce.

[5]  D’une part, le SCC a déposé une requête pour demander au Tribunal d’ajourner les deux plaintes systémiques en attendant à la fois l’issue de contestations constitutionnelles portant sur le régime de l’internement administratif prévu par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la LSCMLC) et la fin du processus législatif du Parlement relativement au projet de loi C-83, Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi. Le SCC demande au Tribunal d’ajourner les plaintes systémiques, parce que l’issue de ces processus aura une incidence importante sur les questions dont le Tribunal est saisi et qu’il doit trancher.

[6]  D’autre part, l’Association des femmes autochtones du Canada (l’AFAC) a déposé une requête en vue d’obtenir le statut de partie intéressée à part entière dans l’instance.

[7]  En outre, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a déposé auprès du Tribunal une requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au SCC de divulguer un certain nombre de documents. Je ne statuerai pas sur cette requête, étant donné que la Commission a demandé au Tribunal de suspendre sa demande.

Décision

[8]  La requête en ajournement des plaintes présentée par le SCC est rejetée, parce que je ne suis pas convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance à ce moment-ci. La requête de l’AFAC est accueillie en partie, sous réserve de certaines conditions et de l’exigence de réexaminer la portée de sa participation au fur et à mesure que les plaintes évoluent vers une audience.

La plainte de Madame Acoby

[9]  Lorsque la Commission a renvoyé les deux plaintes systémiques au Tribunal pour instruction, elle a inclus une troisième plainte déposée par une personne, à savoir Mme Renee Acoby.

[10]  Mme Acoby souhaite que sa plainte suive son cours de façon indépendante. Elle a demandé au Tribunal de scinder sa plainte des plaintes systémiques déposées par l’ACSEF. Elle ne cherche plus à obtenir des mesures de réparation systémiques et circonscrit sa plainte aux allégations relatives au traitement subi lorsqu’elle était incarcérée. Le SCC ne demande pas au Tribunal d’ajourner la plainte de Mme Acoby et ne conteste pas sa demande de poursuivre l’instance à son propre compte. Toutefois, la plainte de Mme Acoby a été renvoyée pour une instruction commune avec les plaintes systémiques.

[11]  Étant donné que je rejette la requête en ajournement du SCC, je n’ai pas à traiter à ce moment‑ci la demande de Mme Acoby visant à scinder les plaintes. Les parties ont convenu d’essayer de régler la plainte de Mme Acoby par la médiation et cette dernière ne se prononce pas sur la requête en ajournement du SCC. Si les parties ne règlent pas la plainte de Mme Acoby en médiation, je déciderai s’il convient de procéder à une scission entre sa plainte et les plaintes systémiques.

[12]  L’AFAC est au courant du fait que Mme Acoby souhaite que son affaire soit traitée séparément des plaintes systémiques si elle n’est pas réglée en médiation. L’AFAC ne cherche pas à intervenir dans la plainte de Mme Acoby ni à l’entraver.

[13]  Mme Acoby doit faire savoir au Tribunal au plus tard le 19 août 2019 si sa plainte a été réglée ou non. Si la plainte n’est pas réglée, je me prononcerai sur la demande de Mme Acoby de scinder sa plainte des deux autres et, en cas de scission, une audience sera tenue sur sa plainte.

Motifs

A.  Les plaintes systémiques devraient‑elles être ajournées jusqu’à l’issue du processus législatif et des contestations constitutionnelles?

[14]  Non. Ce n’est que dans les circonstances les plus exceptionnelles qu’il y a lieu de suspendre l’instruction d’une plainte (Bailie et al. c. Air Canada et Air Canada Pilots Association, 2012 TCDP 6, au par. 22). L’instruction des plaintes par le Tribunal devrait se faire de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle (par. 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP) et l’alinéa 1(1)c) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne). En l’espèce, « l’intérêt de la justice » comprend l’intérêt de toutes les parties, notamment l’intérêt public (Constantinescu c. Service correctionnel du Canada, 2018 TCDP 10, au par. 10). À mon avis, il est dans l’intérêt de toutes les parties et dans l’intérêt public d’aller de l’avant à ce stade‑ci et d’éviter d’autres retards.

[15]  La Commission a renvoyé les présentes plaintes au Tribunal il y a sept ans. Ce n’est que récemment que j’ai pris en charge ce dossier, mais il est évident que les parties et le Tribunal ont déjà consacré des ressources et un temps considérables à ce processus. Depuis que les plaintes ont été renvoyées au Tribunal, les parties ont déposé leurs exposés des précisions, les ont révisés et mis à jour et ont présenté des résumés nouveaux et révisés des témoignages prévus. Elles ont échangé bien plus de 60 000 documents dans le processus de divulgation. Elles ont participé à de multiples conférences téléphoniques de gestion de l’instance. Le tribunal a l’obligation de procéder de façon expéditive et le fait de retarder le cours de l’instance dans ces circonstances ne favorisera pas cet objectif.

[16]  Il reste beaucoup à faire avant le début de l’audience et il y a eu un certain nombre de faits nouveaux qui pourraient avoir une incidence sur la portée des plaintes. Je ne suis pas convaincue que ces nouveaux faits justifient un ajournement à ce moment‑ci.

[17]  À l’automne 2018, le gouvernement a présenté le projet de loi C-83 en vue de modifier certains aspects du système correctionnel fédéral, notamment le remplacement de l’isolement préventif par un modèle différent pour des détenus qui ne peuvent demeurer de façon sécuritaire au sein de la population carcérale régulière.

[18]  De plus, deux demandes judiciaires ont été présentées dans des cours provinciales en Ontario et en Colombie-Britannique et suivent leur cours parallèlement aux plaintes systémiques (voir Corporation of the Canadian Civil Liberties Association c. Her Majesty the Queen, 2017 ONSC 7491 et British Columbia Civil Liberties Association c. Canada (Attorney General), 2018 BCSC 62)) (les « contestations constitutionnelles »). Dans ces affaires, le cadre législatif de l’isolement préventif prévu par la LSCMLC est contesté au regard de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).

[19]  Le SCC fait valoir qu’il serait dans l’intérêt de la justice d’ajourner les plaintes systémiques, étant donné que les modifications législatives apportées par le projet de loi C-83 pourraient rendre certaines allégations théoriques, restreindre la portée des questions à être tranchées par le Tribunal et avoir une incidence sur l’examen des mesures de réparation possibles. Le SCC soutient que les contestations constitutionnelles permettront de clarifier les questions de droit en litige dans les plaintes systémiques, parce que les tribunaux ont conclu que les dispositions législatives existantes autorisant l’isolement préventif sont invalides et portent atteinte aux droits des détenus découlant de la Charte.

[20]  Les décisions des tribunaux inférieurs ont été portées en appel. Le SCC a informé le Tribunal de leur évolution récente, à savoir que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rendu sa décision confirmant la plupart des décisions des tribunaux inférieurs qui invalident des aspects de la LSCMLC portant sur l’isolement préventif. Voir British Columbia Civil Liberties Association c. Canada (Attorney General), 2019 BCCA 202. Il existe également deux demandes d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada à l’encontre d’arrêts de la Cour d’appel de l’Ontario (décision sur le fond, 2019 ONCA 243, et décision sur une prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité, 2019 ONCA 342).

[21]  Le SCC a également annoncé récemment que le projet de loi C-83 a reçu la sanction royale le 21 juin 2019.

[22]  L’ACSEF et la Commission conviennent qu’un ajournement partiel est justifié en ce qui concerne les allégations contenues dans les plaintes systémiques qui portent sur l’isolement préventif. Elles soutiennent que les allégations relatives à l’isolement peuvent être facilement séparées des autres questions litigieuses, lesquelles peuvent suivre leur cours.

[23]  L’ACSEF et la Commission soutiennent toutes les deux que le Tribunal ne devrait pas attendre l’issue des contestations constitutionnelles, étant donné que, dans ces causes, on attaque le régime législatif autorisant le recours à l’isolement préventif en vertu de la LSCMLC, mais on ne met pas l’accent sur les effets disproportionnés de l’isolement préventif sur les femmes en particulier. La Commission admet que les contestations constitutionnelles peuvent apporter des éclaircissements sur les questions de fait et de droit liées au régime d’isolement préventif prévu par la loi, mais elle ne souscrit pas à l’argument selon lequel les contestations sont « liées » aux plaintes.

[24]  Je juge qu’il n’existe pas de circonstances exceptionnelles qui justifient un ajournement à ce moment-ci. Je n’admets pas non plus qu’il existe un moyen facile ou efficace de séparer les allégations relatives à l’isolement préventif des autres questions litigieuses compte tenu de la façon dont les plaintes systémiques ont été formulées.

[25]   Je suis d’accord avec le SCC sur le fait que les plaintes systémiques soulèvent des questions complexes et interreliées. Ni la Commission ni l’ACSEF n’ont expliqué de façon convaincante comment ces questions seraient efficacement scindées avant ou pendant l’audience. Dans l’exposé des précisions actualisé de la Commission, il est précisé que les plaintes soulèvent des allégations de discrimination systémique qui [traduction] « se chevauchent et sont interreliées ». Les déclarations de témoin de la Commission et les mesures de réparation qu’elle cherche à obtenir correspondent également à la thèse selon laquelle les questions soulevées dans ces plaintes sont, par leur nature, systémiques et souvent liées à l’isolement préventif.

[26]  Le projet de loi C-83 a bien progressé depuis que le SCC a déposé sa requête en ajournement. Toutefois, comme la Commission l’a déjà fait observer, il existe peu de renseignements sur la mise en œuvre de quelque nouveau système ou nouvelle approche, ou sur les règlements et politiques y afférents, qui devront tous être élaborés. On ne sait pas non plus comment des fonds supplémentaires pourraient être octroyés, le cas échéant. À ce stade-ci, le Tribunal n’a pas reçu d’information concernant le moment où ces mesures éventuelles seront prises ou le moment où elles entreront en vigueur.

[27]  De plus, bien que l’ACSEF soutienne qu’un ajournement des allégations relatives à l’isolement préventif est justifié, elle affirme également qu’il est douteux que la législation change grand-chose en pratique pour les femmes qui sont au cœur de ces plaintes.

[28]  Je ne souscris pas à l’argument du SCC selon lequel il s’agit d’une situation où « un ajournement de courte durée permettrait peut-être d’obtenir un gain à long terme, ainsi qu’un meilleur résultat final » (voir Bailie, précitée, au paragraphe 22). Dans certaines circonstances, un ajournement peut permettre d’éviter des audiences, des demandes de contrôle judiciaire et des appels inutiles, lorsque les mêmes questions ou des questions essentiellement semblables sont traitées par le système de justice administrative ou par le système judiciaire. Aucune date d’audience n’a été fixée pour les plaintes systémiques. Bien que le projet de loi C-83 ait reçu la sanction royale, de nombreuses questions demeurent non résolues, tant dans ce processus qu’en ce qui concerne les contestations constitutionnelles.

[29]  Je reconnais l’inquiétude exprimée par le SCC au sujet de la difficulté de se préparer pour une audience sans avoir d’abord compris toutes les répercussions de ces processus. J’admets également que, depuis que ces plaintes ont été déposées, le portrait factuel et juridique n’a cessé de changer. Toutefois, on ne sait pas quand et comment les modifications législatives entreront en vigueur ainsi que toute autre modification apportée aux politiques ou aux règlements des services correctionnels du SCC. Je ne suis pas disposée à ajourner une procédure qui est en cours depuis sept ans devant une telle absence d’information.

[30]  Pour que l’intérêt public et les intérêts de la justice soient servis, cette affaire doit aussi avoir un début et une fin. Comme la Commission et l’ACSEF l’ont fait valoir, les victimes présumées de ces plaintes sont des femmes purgeant une peine de ressort fédéral qui présentent une vulnérabilité et des difficultés particulières, et tout retard supplémentaire serait troublant. La Commission et l’ACSEF devront peut-être préciser la portée des plaintes systémiques à la lumière de l’évolution du processus législatif et des contestations constitutionnelles, et les parties pourraient devoir modifier encore une fois leurs observations afin que cette affaire puisse enfin être entendue. Les parties doivent poursuivre les préparatifs de l’audience, résoudre les questions relatives à la divulgation qui subsistent et terminer et échanger les rapports d’experts.

[31]  J’encourage également les parties à travailler ensemble pour déterminer les points sur lesquels elles peuvent s’entendre, le cas échéant, concernant l’incidence de ces processus sur les plaintes systémiques et à proposer une démarche pour aller de l’avant. Leur collaboration ou un accord sur les questions en litige dans ces plaintes pourrait permettre de raccourcir la durée de la procédure. Le Tribunal convoquera une conférence téléphonique sur la gestion de l’instance afin de faire avancer le processus et d’entendre les parties quant aux efforts déployés à cet égard.

B.  L’AFAC devrait-elle obtenir le statut de partie intéressée?

[32]  Oui, mais sous certaines conditions. Je suis convaincue que l’AFAC satisfait au critère d’intervention, puisqu’elle possède une expertise spécialisée qui sera utile au Tribunal dans les plaintes systémiques et qui renforcera les positions juridiques des parties. L’AFAC collaborera également avec la Commission et l’ACSEF pour éviter le double emploi afin que sa participation ne prolonge pas indûment la procédure. Sans égard à ce qui pourrait se produire concernant la portée des plaintes relatives à l’isolement préventif, je suis persuadée qu’il existe plusieurs allégations qui subsisteront quant à l’incidence des politiques et des pratiques du SCC sur les détenues autochtones et pour lesquelles la participation de l’AFAC sera utile et pertinente.

[33]  À ce stade-ci, il n’est pas possible de déterminer la pleine mesure de l’utilité de la participation de l’AFAC. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la portée des allégations systémiques et les questions en litige pourraient devoir être réexaminées. Par conséquent, la demande de l’AFAC est accueillie en partie pour lui permettre de commencer à préparer et à examiner les volumineux documents contenus dans ce dossier afin d’éviter tout retard supplémentaire. Pour l’instant, l’AFAC sera seulement autorisée à recevoir tous les documents divulgués et échangés dans le cadre des plaintes systémiques et à convoquer les deux témoins experts qu’elle a désignés dans ses documents de requête. L’étendue de toute participation future sera réévaluée au fur et à mesure que les plaintes systémiques seront traitées.

[34]  Le Tribunal a compétence pour permettre à une personne d’intervenir devant lui à titre de partie intéressée relativement à une plainte (paragraphe 50(1) de la Loi et paragraphe 8(1) des Règles). Il incombe au requérant de démontrer en quoi son expertise aidera à trancher les questions en litige. Le statut de partie intéressée ne sera pas accordé s’il ne contribue pas de façon importante aux positions juridiques des parties alléguant un point de vue semblable. Voir, par exemple, Attaran c. Citoyenneté et Immigration Canada, 2018 TCDP 6, au par. 10 (« Attaran »).

[35]  Le Tribunal a énoncé des critères pour des parties qui demandent le statut de partie intéressée. Le requérant qui souhaite obtenir le statut de partie intéressée doit faire la preuve des éléments suivants :

Voir, par exemple, la décision Walden et autres c. Procureur général du Canada, 2011 TCDP 19, au par. 23 (« Walden »).

[36]  Le Tribunal doit adopter une approche globale fondée sur les circonstances de chaque cas pour examiner les demandes de statut de partie intéressée. Il doit également prendre en compte la responsabilité qui lui incombe, au titre du paragraphe 48.9(1) de la LCDP, d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive pour déterminer l’étendue de la participation d’une partie intéressée (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 11, au par. 3 (« Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada »). 

[37]  L’AFAC demande au Tribunal de lui accorder le statut de partie intéressée à part entière afin de lui permettre de déposer un exposé des précisions, de produire des éléments de preuve et de présenter des observations orales et écrites. Les éléments de preuve proposés porteraient sur les problèmes plus généraux et systémiques qui contribuent à la surclassification et à la détention en isolement des femmes autochtones purgeant une peine de ressort fédéral. Les éléments de preuve proposés par l’AFAC seraient également utiles pour analyser l’incidence des outils de classement selon le niveau de sécurité et des conditions de détention restrictives sur l’accès des femmes autochtones aux approches traditionnelles à la guérison.

[38]  En tant que seule organisation nationale qui représente collectivement les intérêts des femmes et des filles autochtones, l’AFAC affirme qu’elle a de l’expérience dans la défense des droits et que son expertise a été reconnue à divers paliers de gouvernement en matière de politiques, de programmes et de consultations concernant les femmes autochtones. L’AFAC soutient que l’issue éventuelle de ces plaintes pour les femmes autochtones incarcérées dans les établissements correctionnels est importante, compte tenu de la proportion de femmes autochtones dans les prisons fédérales. Elle précise que les décisions ayant une incidence sur les femmes incarcérées devraient prendre en compte les réalités particulières vécues par les femmes autochtones.

[39]  Le SCC consent à ce que l’AFAC se voie accorder un statut limité de partie intéressée. Il reconnaît l’expertise et la perspective unique de l’AFAC, mais demande que le Tribunal limite la participation de l’AFAC à la présentation d’observations écrites à la fin de l’audience, qui ne font pas double emploi avec celles des autres parties. Le SCC soutient qu’un rôle limité est conforme aux décisions du Tribunal qui essayent d’établir un équilibre entre, d’une part, des droits de participation raisonnables et, d’autre part, l’incidence la plus faible possible sur la procédure d’audience. Le SCC se fonde sur les décisions Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, précitée aux par. 1, 14, 15 et 18, Attaran, précitée, aux par. 1, 3, 7 et 24 ainsi que Walden, précitée, aux par. 1 à 4 et 28 à l’appui de ses arguments en faveur d’une participation limitée. Enfin, le SCC fait valoir que la Commission et l’ACSEF sont des groupes d’intérêt public avisés qui participent activement aux plaintes et qui ont déjà l’intention de présenter des éléments de preuve et des arguments sur des questions relatives aux femmes autochtones détenues dans des établissements correctionnels fédéraux. Selon le SCC, la demande de l’AFAC arrive trop tard, car ces plaintes sont en cours depuis 2011.

[40]  Subsidiairement, le SCC demande au Tribunal de différer toute demande relative à d’autres droits de participation jusqu’à ce que l’incidence des contestations constitutionnelles et du projet de loi C-83 sur la portée des plaintes ait été appréciée et déterminée.

[41]  L’ACSEF et la Commission consentent à la requête de l’AFAC. La Commission demande au Tribunal de statuer maintenant sur la requête afin d’accorder à l’AFAC le plus de temps possible pour se préparer et de permettre à la Commission de collaborer avec l’AFAC pour réduire au minimum les chevauchements.

[42]  J’accepte le fait que l’AFAC apportera son expertise en ce qui concerne les femmes autochtones dans la présente instance et que sa contribution sera particulièrement utile dans les plaintes systémiques qui touchent les intérêts des femmes autochtones purgeant une peine de ressort fédéral en particulier. L’expertise de l’AFAC est directement pertinente quant à plusieurs des allégations soulevées dans les plaintes. Je suis convaincue que l’expérience de l’AFAC peut aider le Tribunal dans sa tâche en lui fournissant des renseignements et un point de vue qu’il n’aurait pas pu obtenir autrement.

[43]  Je suis également d’accord avec l’AFAC sur le fait que la Commission et l’ACSEF n’apportent pas cette expertise. Il s’agit peut-être de parties avisées en matière de litige d’intérêt public, comme le SCC le fait valoir, et certains des témoins désignés par la Commission peuvent répondre à des allégations concernant des femmes autochtones en particulier. Cependant, on ne m’a pas présenté d’argument convaincant selon lequel la Commission ou l’ACSEF possède une expertise particulière relativement aux questions autochtones, qui pourrait nuire à la contribution que l’AFAC peut apporter à ces plaintes. De plus, la deuxième plainte systémique porte sur les détenues autochtones et les allégations selon lesquelles le SCC leur a refusé l’accès aux pratiques spirituelles autochtones.

[44]  Du reste, je souscris à l’argument de l’AFAC selon lequel, avant l’été 2017, elle n’avait pas les ressources nécessaires pour présenter cette requête et participer à cette instance. J’admets qu’on ne devrait pas lui reprocher le fait qu’à l’époque elle était un organisme sans but lucratif ayant de maigres ressources. Elle a présenté sa requête avant la fixation des dates d’audience, contrairement aux parties qui demandent le statut d’intervenant à l’étape des mesures de réparation, comme dans les décisions Walden et Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada sur lesquelles se fonde le SCC.

[45]  Je suis d’accord avec la Commission sur le moment choisi pour présenter cette requête. Permettre à l’AFAC de travailler avec les parties afin de réduire le temps nécessaire pour l’audition des plaintes et de diminuer au minimum les ressources requises pour toutes les parties concernées est une raison impérieuse de statuer sur cette requête maintenant. Le plus tôt l’AFAC commencera à travailler avec la Commission, le mieux ce sera. Le Tribunal et les parties ont collectivement intérêt à prévenir tout retard supplémentaire.

[46]  Je partage cependant la préoccupation du SCC au sujet d’un prolongement indu de l’instance. J’ai déjà précisé que, même si j’accueille la requête en partie à ce stade-ci, c’est sous réserve que l’étendue de la participation de l’AFAC soit déterminée dans l’avenir.

[47]  Enfin, je suis d’accord avec l’AFAC et la Commission sur le fait qu’il est possible d’établir une distinction entre les circonstances des présentes plaintes et les faits des affaires invoquées par le SCC à l’appui de ses arguments visant à limiter la participation de l’AFAC à la présentation d’observations écrites. Dans l’affaire Attaran, un plaignant individuel agissait pour son propre compte. Il s’est opposé à la pleine participation proposée de la partie intéressée et a soutenu que cela augmenterait grandement les sommes et le temps qu’il devra consacrer à sa participation à l’instruction. Au contraire, les présentes plaintes sont des plaintes systémiques. Comme nous l’avons déjà souligné, plusieurs des allégations et des mesures de réparation éventuelles pourraient avoir une incidence sur les femmes autochtones. Contrairement aux affaires Walden et Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, l’audience des présentes plaintes n’a pas encore commencé.

[48]  Par conséquent, j’accueillerai la demande de l’AFAC, sous réserve des conditions suivantes assujetties à son intervention :

  1. Toutes les parties doivent fournir à l’AFAC une copie de leur exposé des précisions respectif et de tout document déjà divulgué dans le contexte des plaintes. L’AFAC doit également recevoir copie de toutes les communications écrites au sujet de ces plaintes entre les parties et le Tribunal, jusqu’à nouvel ordre;
  2. L’AFAC sera autorisée à convoquer les deux témoins qu’elle a désignés dans ses documents de requête. Le Tribunal fixera des délais pour la confirmation des témoins de l’AFAC et pour le dépôt de ses déclarations de témoins et de la preuve qu’elle entend présenter;
  3. L’AFAC sera autorisée à participer aux conférences téléphoniques de gestion de l’instance jusqu’à nouvel ordre;
  4. La capacité de l’AFAC de participer à tout processus de médiation ou de règlement de différends mené par le Tribunal sera déterminée lorsque les processus se dérouleront, s’ils ont lieu;
  5. La capacité de l’AFAC de déposer son propre exposé des précisions, de contre‑interroger les témoins, de présenter des observations écrites et orales complètes et de répondre à toutes les requêtes sera réexaminée en fonction de l’évolution des plaintes.

Requête en divulgation de la Commission

[49]  Par ailleurs, la Commission a déposé une requête demandant au Tribunal d’ordonner au SCC de communiquer un certain nombre de documents relatifs au processus de [traduction] « divulgation progressive » et à la mise en œuvre du projet de loi C-83, y compris les mesures provisoires prises par le SCC. Lors de la dernière conférence téléphonique de gestion de l’instance, les parties ont été encouragées à travailler ensemble et le SCC s’est engagé à examiner les documents que la Commission avait inscrits comme manquants. Les parties ont également convenu de travailler ensemble sur les documents relatifs au projet de loi C-83 et de faire rapport au Tribunal.

[50]  Depuis lors, la Commission a communiqué avec le Tribunal et a demandé que sa requête soit mise en suspens pendant que les parties essayent de régler les demandes. La Commission s’est engagée à tenir le Tribunal au courant de l’évolution des questions relatives à la divulgation.

[51]  Pour le moment, je ne rends aucune ordonnance sur la requête. Si les parties ne sont pas en mesure de régler la question relative aux demandes de production des documents figurant dans la requête de la Commission, celle-ci doit en aviser le Tribunal. Si la requête de la Commission devient théorique et que je n’ai pas de question litigieuse à trancher, elle doit en aviser le Tribunal ou retirer sa requête en conséquence.

Ordonnance

  1. La requête en ajournement présentée par l’intimé est rejetée.
  2. Renee Acoby est tenue de faire savoir au Tribunal au plus tard le 19 août 2019 si elle a réglé sa plainte avec les parties. Si la plainte de Mme Acoby n’est pas réglée avant le 19 août 2019, je statuerai sur sa demande visant à obtenir que sa plainte soit scindée des autres plaintes.
  3. La demande de l’AFAC en vue d’obtenir le statut de personne intéressée est accueillie, sous réserve des conditions énoncées au paragraphe 48 de la présente décision. L’intitulé de la cause est modifié en conséquence. L’étendue et la portée de la participation de l’AFAC en dehors de la convocation des deux témoins qu’elle a désignés dans ses documents de requête seront réexaminées en fonction de l’évolution des présentes plaintes.
  4. Les parties sont invitées à participer à une conférence téléphonique de gestion de l’instance concernant l’évolution de ces plaintes. Dans les sept jours suivant la réception de la présente décision, les parties doivent informer le Tribunal de leur disponibilité à assister à une conférence téléphonique de gestion de l’instance en août. Le Tribunal enverra des précisions sur la conférence téléphonique ainsi que l’ordre du jour lorsque la date aura été confirmée.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 17 juillet 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1848/7812, T1849/7912 et T1850/8012

Intitulé de la cause : L’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et Renee Acoby c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 17 juillet 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Morgan Rowe, pour les plaignantes

Samar Musallam , Fiona Keith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Elizabeth Richards, Vanessa Wynn-Williams et Tom Finlay, pour l'intimé

Elana Finestone, pour l’Association des femmes autochtones du Canada

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