Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 21

Date : le 10 mai 2019

Numéro du dossier : T2251/0618

 

Entre :

Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh)

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Sécurité publique Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Mise en contexte de la demande

[1]  Il s’agit de la deuxième décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne (ci-après Tribunal) dans le présent dossier. Le 27 février 2019, il a rejeté une demande en suspension des procédures demandée par Sécurité publique Canada (ci-après la partie intimée) (voir Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique canada, 2019 TCDP 9). Suivant ce rejet, le Tribunal est maintenant en mesure de rendre une décision quant à la présente requête.

[2]  Le 1er novembre 2018, la Commission canadienne des droits de la personne (ci-après Commission) a déposé une requête au Tribunal, en application de la règle 3(1) des Règles de procédures, lui demandant d’ordonner à la partie intimée de divulguer les documents potentiellement pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandées par les parties, et qu’elle a en sa possession.

[3]  Le 7 décembre 2018, l’intimée a déposé une réponse à la requête de la Commission, réponse à laquelle cette dernière n’a pas répliqué.

[4]  Quant à la partie plaignante, M. Gilbert Dominique, de la part des Pekuakamiulnuatsh, elle n’a pas déposé de représentations quant à cette requête. Le Tribunal se basera donc uniquement sur les représentations de la Commission et de la partie intimée.

[5]  La demande de la Commission vise la divulgation de documents s’articulant en trois catégories :

  • a) tous les documents, incluant les courriels, mémos, notes, présentations, analyses, rapports, ou ébauches de ces documents en possession de la partie intimée portant sur le Programme des services policiers pour Premières Nations (ci-après PSPPN) et non limités à la seule communauté en cause;

  • b) toutes les notes d’entrevues, rapports, commentaires, courriels, en relation avec le rapport du Bureau du vérificateur général du Canada de 2014 sur le PSPPN, incluant les mises à jour depuis 2014;

  • c) tous les documents produits en vertu de la Politique d’évaluation Cadre de gestion et de responsabilisation axé sur les résultats (ci-après CGRR) du Conseil du Trésor quant au PSPPN.

[6]  La partie intimée s’oppose à la divulgation des points a) et b). Quant au point c), elle consent à divulguer les rapports d’évaluation du programme, documents qui sont publics et accessibles. Elle précise que si la demande de divulgation de la Commission touche d’autres documents que ces rapports, elle s’opposera à une telle demande. Ce point pose particulièrement problème pour le Tribunal, ce qui sera expliqué dans les prochains paragraphes.

[7]  Pour les raisons qui suivent, le Tribunal rejette la demande en divulgation de la Commission et prend acte du consentement de la partie intimée de divulguer certains documents qui seront décrits ultérieurement dans cette décision.

II.  Question en litige

[8]  La question en litige est fort simple : est-ce que le Tribunal doit ordonner à la partie intimée de divulguer les documents recherchés par la Commission en raison de leur pertinence potentielle au litige?

III.  Analyse

A.  Le droit applicable

[9]  Les parties ne contestent pas l’autorité qu’a le Tribunal d’ordonner à une partie de divulguer des documents qui sont potentiellement pertinents au litige. Elles ne contestent pas non plus les principes applicables en matière de divulgation. Ceux-ci ont été résumés par le Tribunal dans la récente décision Malenfant c. Vidéotron s.e.n.c., 2017 TCDP 11, aux paragraphes 25 à 29 et 36 :

[25] Chaque partie a le droit à une audition pleine et entière. À cet effet, la LCDP prévoit au para. 50(1) que :

50(1) Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations. [Le Tribunal souligne]

[26] Ce droit inclut la divulgation des éléments pertinents dont les autres parties ont en leur possession ou sous leur contrôle (Guay c. Gendarmerie royale du Canada, 2004 TCDP 34, para. 40). Les Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles) prescrivent à la règle 6(1) et plus précisément aux paras. (d) et (e) que :

6(1) Chaque partie doit signifier et déposer dans le délai fixé par le membre instructeur un exposé des précisions indiquant :

[…]

d) les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels aucun privilège de non-divulgation n’est invoqué – et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties en vertu de cette règle;

e) les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels un privilège de non-divulgation est invoqué – et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties en vertu de cette règle;

[…]

[Le Tribunal souligne]

[27] En matière de divulgation, le Tribunal a déjà statué à plusieurs reprises que le principe directeur est celui de la pertinence probable ou possible (Bushey c. Sharma, 2003 TCDP 5 et Hughes c. Transport Canada, 2012 TCDP 26. Voir subsidiairement Guay, précitée; Day c. Ministère de la défense nationale et Hortie, 2002 CanLII 61833 Warman c. Bahr, 2006 TDCP 18; Seeley c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2013 TCDP 18). Le Tribunal rappelle que les parties ont l’obligation de divulguer les documents potentiellement pertinents qu’elles ont en leur possession (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 42, para. 17).

[28] Afin de démontrer que des documents ou informations sont pertinents, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien rationnel entre ceux-ci et les questions soulevés en l’occurrence (Warman, précitée, para. 6. Voir notamment Guay, précitée, para. 42; Hughes, précitée, para. 28; Seeley, précitée, para. 6). La pertinence s’évalue au cas par cas, en tenant compte des questions soulevées dans chaque situation (Warman, précitée, para. 9. Voir aussi Seeley, précitée, para. 6). Le Tribunal rappelle que le seuil de la pertinence potentielle est peu élevé et la tendance actuelle se veut à plus de divulgation que moins (Warman, précitée, para. 6. Voir également Rai c. Gendarmerie Royale du Canada, 2013 TCDP 36 para. 18). Bien entendu, la divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une partie de pêche (Guay, précitée, para. 43).

[29] Le Tribunal rappelle que le stade de la production des documents est différent du stade de leur admissibilité en preuve à l’audition. Par le fait même, la pertinence est une notion distincte. Comme l’indique le Membre Michel Doucet, dans la décision Association des employé(e)s des télécommunications du Manitoba Inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28 (ci-après AETM), au para. 4 :

[4] …La production de documents est assujettie au critère de la pertinence potentielle, qui n'est pas un critère très exigeant. Il doit y avoir une certaine pertinence entre le document ou les renseignements demandés et la question en litige. Il ne fait aucun doute qu'il est dans l'intérêt public de veiller à ce que tous les éléments de preuve pertinents soient disponibles dans le cadre d'une affaire comme celle en l'espèce. Une partie a le droit d'obtenir les renseignements ou les documents qui sont pertinents quant à l'affaire ou qui pourraient l'être. Cela ne veut pas dire que ces documents ou renseignements seront admis en preuve ou qu'on leur accordera une importance significative.

[…]

[36] Finalement, je rappelle aux parties que l’obligation de divulguer les documents concerne les documents qu’elles ont en leur possession. Conséquemment, l’obligation ne s’étend pas à la création de documents à des fins de divulgation (Gaucher, précité, para. 17). […]

[10]  Ajoutons qu’il existe des limites à la divulgation de documents, comme rappelés dans la décision du président du Tribunal, David L. Thomas, Brickner c. la Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28, au para. 8. Par exemple, une divulgation pourrait être rejetée si la valeur probante des éléments ne l’emporte par sur l’effet préjudiciable sur l’instance. Elle pourrait aussi être rejetée si l’étendue de la recherche et de la divulgation est particulièrement onéreuse et crée des coûts disproportionnés pour l’une des partie au litige (ou une tierce partie le cas échéant). Enfin, une demande de divulgation pourrait être refusée lorsque les documents concernent une question secondaire aux questions principales en litige ou si une telle divulgation risquerait d’entrainer un retard important dans l’instruction de la plainte. (Nur c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2019 TCDP19, au para. 15).

B.  Arguments des parties et analyse

[11]  Rappelons que M. Gilbert Dominique, qui agit au nom de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, allègue, dans sa plainte, que la Première Nation est traitée de manière défavorable par la partie intimée à l’occasion de la fourniture de services en application de l’alinéa 5(b) LCDP, et ce, en se fondant sur les motifs de distinction illicite de la race et de l’origine nationale ou ethnique.

[12]  Plus particulièrement, la discrimination alléguée concerne la fourniture de services policiers dans la communauté en application du PSPPN et des ententes triparties qui en découlent entre le fédéral, le provincial ainsi que la Première Nation elle-même. La plainte inclut des allégations quant à l’insuffisance dans le financement accordé, la durée problématique de ces ententes et le niveau déficient des services policiers.

[13]  La Commission demande la divulgation des documents détaillés au paragraphe 3 de la présente décision, puisqu’elle considère qu’ils sont potentiellement pertinents au litige.

[14]  Elle allègue également que les faits de la plainte soulèvent des questions de discrimination systémique basée sur la race ou l’origine nationale ou ethnique pour les Premières Nations qui participent aux PSPPN. Ce faisant, cela justifierait que le Tribunal examine en profondeur l’ensemble de ce programme et ordonne des redressements qui remédieraient à cette discrimination systémique.

[15]  La partie intimée estime que la requête de la Commission est laconique et que cette dernière n’a pas expliqué en quoi les documents recherchés sont pertinents au litige. Elle estime avoir divulgué tous les documents potentiellement pertinents en sa possession et que cette demande est trop large, vise des documents impertinents et constitue une partie de pêche. Elle réitère qu’un lien rationnel doit exister entre les documents recherchés et le litige et maintient que la requête ne rencontre pas ce fardeau.

[16]  La partie intimée ajoute que la divulgation concernant uniquement la communauté des Pekuakamiulnuatsh a déjà donné lieu à une divulgation de plus de 220 documents. Elle précise dans sa réponse que près de 200 communautés autochtones bénéficient du PSPPN.

[17]  En conséquence, elle estime que la divulgation demandée par la Commission est très étendue et qu’une telle quantité de documents, bien que considérés non pertinents selon elle, ne desservirait pas les parties ni le Tribunal dans la résolution de la plainte. Elle ajoute que les délais qu’une telle divulgation engendrerait seraient désavantageux pour tous.

(i)  Documents visés au point a)

[18]  La Commission allègue que la plainte soulève des questions de discrimination systémique et que le PSPPN est un programme à l’échelle nationale. Est-ce suffisant pour que le Tribunal ordonne à l’intimée de divulguer les documents sur le PSPPN qui ne sont pas uniquement limités à la communauté des Pekuakamiulnuatsh? La Commission demande, à son point a), la divulgation de tous les documents, incluant les courriels, mémos, notes, présentations, analyses, rapports, ou ébauches de ces documents en possession de la partie intimée portant sur le PSPPN et non limités à la seule communauté en cause.

[19]   La discrimination systémique a notamment été définie de la manière suivante dans Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du trésor), T.D. 4/91, 1991-04-29, à la page 9 :

Par ailleurs, le concept de la discrimination systémique est axé sur les formes de discrimination les plus subtiles, comme l’a dit le juge en chef Dickson dans CN c. Canada (Commission des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, aux pages 1138 et 1139. Il est fondé sur la reconnaissance du fait que les mœurs sociales et culturelles de longue date transmettent des présomptions de valeur qui contribuent à créer de la discrimination sous des formes totalement ou presque entièrement voilées et inconscientes.

[20]  Récemment, l’ancien vice-président du Tribunal, membre Susheel Gupta, s’est penché sur la discrimination systémique dans la décision Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 23. Il a écrit au paragraphe 73 :

[73] Récemment, dans la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz métropolitain inc., 2008 QCTDP 24 [Gaz métro QCTDP], conf. par 2011 QCCA 1201, le Tribunal des droits de la personne du Québec a défini la discrimination systémique comme suit :

[36] [...] la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination.

[21]  Le Tribunal réitère que ce sont les documents qui sont potentiellement pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement, qui doivent être divulgués. La pertinence s’apprécie à la lumière de la plainte ainsi que de l’exposé des précisions (voir Lindor c. Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2012 TCDP 14; voir également Nur c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2019 TCDP 5, au para. 16).

[22]  Bien que le Tribunal conçoive qu’une plainte qui soulève des questions de discrimination systémique puisse avoir une portée plus large que la plainte d’origine en elle-même, il faut tout de même demeurer prudent quant à la corrélation à faire entre, d’une part, les allégations de discrimination systémique et, d’autre part, la divulgation de documents potentiellement pertinents au litige.

[23]  Le Tribunal n’est pas d’avis que puisqu’une plainte soulève des questions de discrimination systémique, nécessairement, la divulgation serait par ailleurs plus étendue et plus large pour cette raison. Le fait d’invoquer l’expression « systémique » ne donne pas une carte blanche quant à la divulgation; les documents doivent tout de même demeurer potentiellement pertinents au litige.

[24]  Une plainte jugée fondée, bien qu’individuelle, et qui ne soulèverait pas de questions de discrimination systémique en elle-même, peut tout autant, indirectement, avoir un effet systémique. Pensons notamment aux redressements que le Tribunal peut ordonner en application du paragraphe 53(2) LCDP qui, dans certains cas, auront indirectement un effet systémique.

[25]  Le Tribunal, à ce sujet, écrivait dans la décision Gaucher c. Force armées canadiennes, 2005 TCDP 1, aux paras. 15 et 16, ce qui suit :

[15] […] Les dispositions de l’article 53 qui traitent de redressement ne font pas de distinction entre les aspects personnels et les aspects systémiques d’une plainte et c’est une erreur que de faire une certaine dichotomie stricte entre les plaintes suivant l’article 7 et celles suivant l’article 10. La Loi est réparatrice et requiert une conception organique plus large. Comme règle générale, le Tribunal est tenu de suivre le fond de la plainte, peu importe où il conduit. La question à l’égard de la réparation est simplement celle de savoir si l’action réparatrice que la Commission demande résulte naturellement des allégations soumises au Tribunal. Cela est généralement établi par les faits de l’affaire plutôt que par l’article en vertu duquel la plainte a été déposée.

[16] L’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Procureur général) c. Robinson, [1994] 3 C.F. (C.A.F.) 228, à la page 248, appuierait, du moins implicitement, la prétention selon laquelle l’étendue du pouvoir réparateur exercé par le Tribunal est établie par les dispositions de l’article 53, comme je l’ai suggéré, plutôt que par l’article en vertu duquel la plainte a été déposée. Il s’ensuit que des redressements systémiques sont offerts si la plainte, l’enquête qui en résulte et le processus de divulgation devant le Tribunal montrent qu’ils sont appropriés. […]

[Le Tribunal souligne]

[26]  Tout comme l’a rappelé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), [2012] CSC 61, au para. 64, un Tribunal peut bien tenir compte d’une preuve de nature systémique afin de déterminer de l’existence de discrimination, mais la réparation qui est ordonnée doit tout de même découler de la demande. Le Tribunal a pour fonction de statuer sur la plainte dont il est saisi, c’est-à-dire celle déposée par M. Gilbert Dominique, de la part des Pekuakamiulnuatsh ; il ne doit pas agir comme une commission royale d’enquête.

[27]  Cela dit, le Tribunal comprend l’argument que fait la Commission dans ses représentations voulant que l’application du PSPPN aux Premières Nations à travers le Canada justifie un examen étendu de l’ensemble du programme ainsi que l’ordonnance de redressements qui remédieraient à une discrimination systémique.

[28]  Par contre, le fait qu’un programme soit d’application pan-nationale, qu’un large groupe d’individus puisse bénéficier d’un tel programme et qu’il y ait une possibilité de discrimination systémique ne veut pas nécessairement dire que les documents concernant toutes les communautés qui bénéficient de ce programme soient pertinents au litige. En effet, la tâche du Tribunal est de déterminer si M. Dominique et sa communauté ont vécu de la discrimination en application du PSPPN, et non pas si chacune des 200 communautés a vécu la même discrimination.

[29]  Bien que le Tribunal ne se positionne pas sur le fond de la plainte à cette étape-ci, il estime qu’il n’est pas nécessaire d’avoir accès aux documents qui concernent toutes les autres communautés afin de déterminer de l’existence, ou non, de discrimination à Mashteuiatsh. Par ailleurs, si le Tribunal concluait qu’il y a eu discrimination dans cette communauté, il pourrait tout à fait ordonner des remèdes ayant des effets systémiques, incluant notamment un examen du programme en lui-même et sa modification, comme le demande la Commission.

[30]  La Commission n’a pas expliqué au Tribunal pourquoi les documents, incluant les courriels, mémos, notes, présentations, analyses, rapports, ou ébauches de ces documents portant sur le PSPPN et non limités à la communauté Mashteuiatsh, sont potentiellement pertinents au litige, outre le fait que la plainte soulève des questions de discrimination systémique et que le PSPPN soit d’application nationale.

[31]  Le Tribunal partage également l’opinion que la plainte a précisément été déposée par M. Gilbert Dominique, au nom des Pekuakamiulnuatsh. La plainte vise cette communauté qui, à ce jour, est l’unique partie plaignante dans le dossier. Ce sera donc à elle de démontrer l’existence de discrimination dans sa propre communauté, suivant les allégations exprimées dans sa plainte.

[32]  Elle devra spécifiquement démontrer :

  • 1) qu’elle a un motif de distinction illicite protégé par la LCDP;

  • 2) qu’elle a subi un effet préjudiciable en application de l’alinéa 5(b) LCDP et plus spécifiquement, qu’elle a été défavorisée à l’occasion de fourniture de services; et enfin

  • 3) que le motif de distinction illicite a été un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable, autrement dit, l’existe d’un lien entre le motif et l’effet préjudiciable.

[33]  Tel que rappelé par la Commission elle-même dans son exposé des faits, une partie plaignante n’est pas dans l’obligation de recourir à une preuve comparative afin d’établir le fait qu’elle a été défavorisée à l’occasion de la fourniture de services au sens de l’alinéa 5(b) LCDP (voir son exposé, au paragraphe 22).

[34]  Tel que l’a rappelé la Cour fédérale dans sa décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des premières nations du Canada c. Canada (Procureur général), [Société de soutien à l’enfance] 2012 CF 445, au para. 290, la définition de discrimination n’inclut pas un groupe de comparaison.

[35]  Dans certains cas, les groupes de comparaison peuvent être utiles comme moyen de preuve afin d’établir l’existence de discrimination. Cela dit, il peut parfois être difficile, voire impossible, d’identifier un groupe de comparaison qui serait approprié, et c’est pourquoi il ne s’agit pas d’un élément qui est essentiel à prouver (voir Société de soutien à l’enfance, précité, au para. 327).

[36]  Ici, l’application du PSPPN dans la communauté des Pekuakamiulnuatsh est très spécifique et les faits sont centrés sur la réalité de ladite communauté. Le Tribunal est en accord avec les représentations de la partie intimée sur le fait qu’il devra procéder à l’examen de l’application de l’alinéa 5(b) LCDP et de l’existence de discrimination au regard de la situation spécifique de la communauté de Mashteuiatsh.

[37]  Le Tribunal est également conscient quant au fait que chaque Première Nation, chaque communauté, puisse avoir des réalités et des besoins différents, spécifiques à chacune. Il comprend aussi que la situation du Québec, plus précisément quant à sa Loi sur la police ainsi que cette notion de niveau de service 1, est également particulière au territoire provincial québécois.

[38]  Ce faisant, le Tribunal se demande si des documents portant sur les 200 autres communautés autochtones qui utilisent le PSPPN lui seraient utiles sachant qu’il serait difficile (voire impossible) et exagéré d’obtenir des informations sur toutes ces communautés. De plus, recevoir une quantité importante de documents sans qu’ils ne soient remis dans le contexte des communautés auxquels ils appartiennent incluant par exemple leur réalité, leurs besoins, les exigences provinciales en matière d’encadrement des services policiers et les spécificités quant au type de services policiers offerts et choisis, soulève plusieurs questionnements. En effet, le Tribunal croit qu’une telle divulgation ne ferait que l’ensevelir de documents, ce qui alourdirait considérablement sa tâche, sans rien ajouter de pertinent sur la situation spécifique de Mashteuiatsh. Dans ce contexte, rappelons que tel qu’énoncé dans Brickner, précité, au para. 8, le Tribunal peut limiter la divulgation de document si la valeur probante ne l’emporte pas sur les effets préjudiciables sur l’instance.

[39]  Ajoutons que si le Tribunal ordonnait la divulgation de tels documents, et considérant la quantité de documents déjà divulgués par la partie intimée uniquement pour la communauté Mashteuiatsh, c’est-à-dire 223 documents, les délais qu’une telle divulgation engendrerait, incluant le temps nécessaire à la consultation des documents, seraient incontestablement importants et longs. Comme mentionné antérieurement, près de 200 communautés bénéficient du PSPPN. Il y a donc un risque important qu’une telle divulgation fasse dérailler le processus du Tribunal et rallonge considérablement les délais. Le Tribunal estime que là n’est pas l’esprit de la LCDP, qui commande que les plaintes soient instruites de manière expéditive, tout en tenant compte des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[40]  Et bien que le Tribunal ne puisse, à ce stade-ci, évaluer la valeur probante des documents recherchés, il n’en demeure pas moins inquiet que les effets préjudiciables l’emportent sur les bénéfices liés à la divulgation des documents, entre autres en raison des longs délais qu’une telle divulgation engendrerait.

[41]  Le Tribunal garde également à l’esprit que la partie plaignante, tout comme l’intimée et la Commission, ont tout aussi le droit à une instruction expéditive de sa plainte. Ouvrir la porte à cette divulgation et à l’inclusion de documents de toutes les autres communautés autochtones au Canada qui utilisent le PSPPN serait nécessairement contraire à ce principe statutaire.

(ii)  Documents visés au point b)

[42]  Quant aux notes d'entrevues, rapports, commentaires, courriels, en relation avec le rapport du Bureau du vérificateur général du Canada de 2014 sur le PSPPN, incluant les mises à jour depuis 2014, la Commission estime que la partie intimée a reconnu la pertinence des documents demandés.

[43]  À cet effet, elle affirme que puisque la partie intimée a divulgué un document intitulé Programme de services de police des premières nations – État de la situation, du 1er avril 2016, dans lequel il existe une référence au rapport du vérificateur général du Canada, elle a, par le fait même, reconnu la pertinence potentielle des documents de sa demande.

[44]  Selon la partie intimée, ce document a été divulgué puisqu’il fait spécifiquement référence au financement du PSPPN et de la communauté Mashteuiatsh, et non en raison de la référence au rapport du vérificateur général du Canada. Elle ajoute que le mandat du vérificateur diffère de celui du Tribunal.

[45]  D’ailleurs, la partie intimée a, dans sa réponse, inclus ledit rapport. Cela dit, est-ce que les notes d’entrevues, rapports, commentaires, courriels, en relation avec le rapport du Bureau du vérificateur général du Canada de 2014 sur le PSPPN, incluant les mises à jour depuis 2014, sont potentiellement pertinentes au litige?

[46]  La Commission n’a pas convaincu le Tribunal que ces documents sont potentiellement pertinents.

[47]  Le Tribunal est en accord avec la partie intimée que ce n’est pas parce qu’un document contient une référence à un autre document que ce dernier devient automatiquement pertinent au litige ou qu’il y a reconnaissance de pertinence. Il s’agit là d’une corrélation hâtive. Et dans le cas en l’espèce, clairement, la partie intimée s’oppose à la pertinence.

[48]  Lorsque le Tribunal consulte le rapport du vérificateur général du Canada, chapitre 5, intitulé Le Programme des services de police des Premières nations – Sécurité publique Canada, printemps 2014, déposée par la partie intimée, il constate que ce rapport fait état des résultats d’un audit de performance, réalisé par le Bureau du vérificateur général du Canada, en vertu de la Loi sur le vérificateur général [LVG], L.R.C. (1985), ch. A-17 (voir page 24 de la réponse de la partie intimée).

[49]  L’objet de l’audit (voir page 29 de la réponse de la partie intimée) « […] était de déterminer si la conception et l’exécution du Programme des services de police des Premières nations étaient conformes aux principes de la Politique sur la police des Premières nations ». Toujours selon le rapport, le Bureau du vérificateur général du Canada avait comme responsabilité de faire un examen indépendant du PSPPN en vue de donner de l’information, une assurance et des avis objectifs au Parlement en vue de l’aider à étudier la gestion que fait le gouvernement de ses ressources et de ses programmes. Cela tombe sous le sens suivant les attributions du vérificateur en vertu de la LVG, notamment aux articles 5 et suivants ; le vérificateur général est décrit comme le vérificateur des comptes du Canada (voir article 5 LVG).

[50]  Il semble clair que le mandat du vérificateur général n’a rien à voir avec le mandat du Tribunal qui, en vertu de la LCDP, doit déterminer s’il y a discrimination et, le cas échéant, ordonne les redressements qui sont nécessaires dans les circonstances. Peut-être que l’audit et le rapport élaboré par le vérificateur général fait état de lacunes dans la gestion du PSPPN, mais son mandat n’est pas de déterminer s’il y a existence de discrimination.

[51]  Bien que le programme soit d’application nationale et fasse l’objet d’évaluations nationales, le Tribunal estime que cela ne crée pas en soi, et nécessairement, une pertinence potentielle. Peut-être que le rapport du vérificateur général peut éclairer le Tribunal en lui donnant des données importantes quant au PSPPN et son application. À cet effet, il convient de préciser que les rapports du vérificateur général du Canada sont facilement accessibles puisque publics. Ce document peut facilement être ajouté à la liste de documents d’une partie. Quant aux notes d’entrevue, commentaires et courriels en relation avec la production du rapport du Bureau du vérificateur général du Canada de 2014 sur ledit programme, le Tribunal considère qu’ils ne sont pas potentiellement pertinents au litige.

[52]  En effet, puisque le vérificateur a un mandat et des objectifs bien différents de celui du Tribunal, les notes d’entrevue, commentaires et courriels en lien avec la production du rapport sont forcément axés et concentrés sur ce mandat et ces objectifs.

[53]  La Commission a ajouté que l’analyse du programme par le vérificateur général et les réponses de la partie intimée à cette analyse sont au cœur du litige. Le Tribunal ne partage pas cet avis. L’analyse faite par le vérificateur général en 2014 n’avait pas pour objectif de déterminer si le PSPPN était discriminatoire. Comme mentionné précédemment, son analyse constitue en fait un audit de performance, ce qui est bien loin de la raison d’être de ce Tribunal.

[54]  Cela dit, ledit rapport fait partie de la liste des documents de l’Annexe A de la Commission (voir exposé des précisions de la Commission, Annexe A, page 8, document CCDP0058). Elle juge ainsi que le rapport est potentiellement pertinent au litige, ce qui n’a pas été contesté à ce jour. Lorsque le Tribunal consulte le rapport, il est vrai que certaines informations pourraient apporter un éclairage sur certains aspects du dossier. Sans que le Tribunal ne se prononce sur l’admissibilité d’un tel rapport, il faut tout de même le remettre dans son contexte, soit celui d’un audit de performance.

[55]  De plus, l’audit ne concerne que 16 communautés des Premières Nations en Alberta, Ontario et Manitoba. Aucune communauté du Québec n’a été sélectionnée et, par conséquent, le rapport n’aborde absolument pas la situation de la communauté Mashteuiatsh. Rappelons par ailleurs que le Québec est doté d’une loi particulière quant aux services de police sur son territoire, ce qui le distingue des autres provinces. Enfin, le rapport lui-même soulève plusieurs questions quant au manque d’homogénéité dans la prestation des services de police en application du PSPPN. Il est délicat pour le Tribunal de se positionner sur la valeur probante de documents à ce stade-ci du processus puisque nous sommes toujours à l’étape de la divulgation.

[56]  La Commission n’a pas expliqué en quoi les notes d’entrevues, rapports, commentaires, courriels, en relation avec le rapport du Bureau du vérificateur général du Canada de 2014 sur le PSPPN, incluant les mises à jour depuis 2014, sont potentiellement pertinentes au litige. Puisque le rapport semble avoir, en lui-même, certaines limites quant à sa portée et sa valeur, les autres documents qui gravitent autour de ce rapport et sa confection sont d’autant moins pertinents au litige.

(iii)  Documents visés au point c)

[57]  Quant au dernier point de la demande de la Commission, soit tous les documents produits en vertu de la Politique d’évaluation Cadre de gestion et de responsabilisation axés sur les résultats du Conseil du Trésor quant au PSPPN, le Tribunal prend acte du consentement de la partie intimée de divulguer les rapports d’évaluation du PSPPN. La partie intimée s’oppose cependant à la divulgation d’autres documents, outre ces rapports, puisqu’elle considère que la Commission n’a pas démontré de lien rationnel entre les documents et le litige.

[58]  Le Tribunal ne peut que constater les lacunes de la Commission quant à cette demande précise. En fait, la requête de la Commission ne comporte pas de représentations concernant la Politique d’évaluation Cadre de gestion et de responsabilisation axée sur les résultats du Conseil du Trésor et c’est pourquoi le Tribunal n’est pas en mesure de comprendre ce qu’est cette politique et en quoi elle pourrait être utile pour le présent litige. Il ne peut, encore moins, décider si les documents qui sont liés à cette politique sont potentiellement pertinents au litige.

[59]  Dans ses représentations, au paragraphe 20, la Commission mentionne que le PSPPN est un programme national qui fait l’objet d’évaluations nationales ; ces études sont ainsi pertinentes au litige. Enfin, elle affirme qu’il serait incompréhensible d’exclure l’application du PSPPN aux autres communautés. C’est peut-être ce à quoi fait référence la Commission lorsqu’elle demande tous les documents produits en vertu de la Politique d’évaluation Cadre de gestion et de responsabilisation axés sur les résultats du Conseil du Trésor quant au PSPPN. Malgré cela, le Tribunal n’est pas plus en mesure de déterminer si les documents recherchés sont pertinents au litige.

[60]  C’est à la partie demanderesse de démontrer le bien-fondé de sa demande au Tribunal en le détaillant suffisamment. Le Tribunal rappelle qu’il n’est pas devin et n’a pas pour fonction de deviner les intentions des parties. Il faut que les requêtes déposées au Tribunal soient suffisamment claires et détaillées afin qu’il puisse rendre une décision, décision qui doit être informée et motivée.

[61]  La Commission n’a pas été en mesure de rencontrer son fardeau de présentation. Outre le fait que la partie intimée accepte de transmettre certains documents en lien avec cette demande, ce dont le Tribunal a déjà pris acte, il rejette, pour le reste, les demandes de la Commission.

IV.  Décision

[62]  Pour ces motifs, le Tribunal rejette la requête de la Commission, tout en prenant acte du consentement de la partie intimée de divulguer les rapports d’évaluation du PSPPN quant à la demande c).

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 10 mai 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2251/0618

Intitulé de la cause : Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 10 mai 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Daniel Poulin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sébastien Dasylva, pour l'intimé

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.