Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

 

Titre : Tribunal's coat of arms - Description : Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

 

 

Référence : 2019 TCDP 4

Date : Le 11 février 2019

Numéro du dossier : T2157/3116

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Jane Clegg

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Kirsten Mercer

 

 



I.  Résumé

[1]  Dans la présente instance, l’admissibilité en preuve devant le Tribunal du Rapport Nance, comme défini dans la présente, soulève d’importantes préoccupations quant à l’équité procédurale et à la protection de la vie privée de la pilote XY, pour le compte de laquelle le Rapport a été commandé. Comme le commandant de bord Nance n’est pas appelé à témoigner ici à titre d’expert, le Rapport Nance n’est pas admissible à titre de rapport d’expert au sens des Règles du Tribunal. De ce fait, l’opinion fondée sur le ouï-dire du commandant de bord Nance, qui est exprimée dans le Rapport Nance, serait d’une utilité négligeable pour le Tribunal et aurait très peu de poids si ce document devait être admis en preuve.

[2]  Tout bien considéré, je conclus que l’avantage que le Tribunal pourrait tirer de l’admissibilité en preuve du Rapport Nance a moins de poids que le préjudice que l’on causerait à l’intimée (à l’égard de ses droits à l’équité procédurale) et à la pilote XY (à l’égard de sa vie privée ainsi que de la confidentialité des questions examinées dans le Rapport Nance).

[3]  Pour ces raisons, comme il est indiqué ci-après, je refuse d’admettre en preuve le Rapport Nance dans la présente instruction.

II.  Contexte

A.  La plainte

[4]  En mai 2012, Jane Clegg (Mme Clegg ou la plaignante) a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) à l’encontre de son ancien employeur, Air Canada (l’intimée), alléguant un traitement défavorable en raison de son sexe dans le cadre de son emploi de pilote (la plainte).

[5]  Mme Clegg allègue avoir été victime d’un traitement discriminatoire fondé sur son sexe, relativement à une série d’incidents précis qui ont eu lieu entre juillet 2009 et avril 2013, ainsi qu’à la réponse d’Air Canada à ces incidents.

[6]  La plainte soulève également des questions de nature systémique plus générales concernant le harcèlement sexiste des femmes pilotes à Air Canada. Plus précisément, Mme Clegg allègue que le harcèlement sexiste est un problème fréquemment vécu par les femmes pilotes d’Air Canada et soutient [traduction] « [qu’] Air Canada fait systématiquement preuve d’ambivalence à l’égard du harcèlement ». Elle réclame (notamment) une mesure de redressement générale et systémique, soit la [traduction] « modification, en consultation avec la Commission, des politiques et des procédures de l’intimée en ce qui concerne le harcèlement sexiste ».

[7]  La Commission a enquêté sur la plainte et a publié un rapport recommandant que la plainte soit instruite par le Tribunal canadien des droits de la personne (le TCDP ou le Tribunal).

B.  L’instruction du Tribunal

[8]  Le 15 juin 2016, le Tribunal a été saisi de la plainte.

[9]  En avril 2017, les parties ont informé le Tribunal que le processus de divulgation était terminé, et une date d’audience a été fixée au mois d’octobre 2017.

[10]  Le 25 avril 2017, l’avocate d’Air Canada a avisé le Tribunal qu’un document avait été produit par inadvertance pendant l’enquête de la Commission et qu’il n’aurait pas dû être divulgué. Il s’agissait du Rapport Nance.

(i)  Le Rapport Nance

[11]  Le Rapport Nance d’Air Canada (le Rapport Nance ou le Rapport) a été rédigé par le commandant de bord John Nance en juin 2014. L’Association des pilotes d’Air Canada (APAC) avait retenu ses services pour qu’il produise un rapport portant sur un grief déposé par l’APAC, au nom de la pilote XY (le grief de l’APAC). À l’heure actuelle, ni la pilote XY ni l’APAC ne sont parties à la plainte.

[12]  Le Tribunal croit comprendre que le commandant de bord Nance a produit un second rapport au sujet d’une autre compagnie aérienne; ce rapport a été mentionné dans les observations relatives à la présente requête, et il en figure un exemplaire dans le cahier de documents préparé par les parties en vue de l’audition de la présente plainte. Par souci de clarté, l’objet de la présente requête est le Rapport Nance qui porte sur Air Canada, comme défini dans la présente.

[13]  Pour les besoins de la présente analyse, et conformément à ma décision sur requête antérieure au sujet de la divulgation du Rapport Nance (voir Clegg c. Air Canada, 2017 TCDP 27 (Clegg), je conclus que le Rapport porte sur les sujets suivants :

  • un aperçu général des développements en matière de sécurité aérienne survenus depuis la fin des années 1970, avec une attention particulière aux conséquences de l’erreur humaine sur la sécurité des vols;
  • les effets de la distraction des membres de l’équipage sur la sécurité des vols, notamment les effets de la pornographie à titre de distraction, et plus particulièrement, ses effets sur les femmes pilotes dans un secteur dominé par les hommes;
  • dans une perspective de sécurité aérienne, l’attention et le soutien particuliers qui doivent être apportés aux pilotes susceptibles d’être distraits;
  • les effets des propos perçus comme racistes sur la sécurité des vols;
  • les obligations de l’équipage en ce qui concerne le matériel sexuellement explicite (y compris la pornographie);
  • une évaluation des mesures prises par Air Canada en ce qui concerne :
    1. le matériel sexuellement explicite trouvé de façon systématique dans les postes de pilotage d’Air Canada;
    2. les commentaires sexuels et/ou racistes explicites échangés dans les postes de pilotage d’Air Canada;
    3. l’existence d’un environnement de travail hostile ou malsain attribuable aux effets répétitifs ou culturels des cas 1. ou 2. ci-dessus.

[14]  Le Rapport Nance inclut les opinions du commandant de bord Nance au sujet de la culture chez Air Canada, relativement au harcèlement sexuel et à la discrimination (y compris l’effet de la pornographie dans les cockpits), à l’époque de la période visée par la plainte, de même que son opinion sur la manière dont il faudrait traiter les pilotes qui se sont plaintes de discrimination en milieu de travail.

[15]  Air Canada a soutenu que le Rapport Nance n’était pas pertinent à l’égard de la plainte et, de plus, qu’il contenait des renseignements confidentiels concernant une tierce partie.

[16]  La Commission et la plaignante ont toutes deux fait valoir que le document était bel et bien pertinent à l’égard de la plainte et qu’il avait été adéquatement produit, et elles ont fait savoir qu’elles avaient l’intention de se fonder sur lui à l’audience.

[17]  Les parties ont pu convenir qu’Air Canada retirerait le document et que la Commission déposerait une requête en vue d’en solliciter la production, ce qu’elle a fait.

(ii)  La décision concernant la divulgation du Rapport Nance

[18]  Le 11 août 2017, le Tribunal a décidé que le Rapport Nance était potentiellement pertinent pour l’instruction de la plainte. Il a également reconnu les questions relatives à la vie privée que soulevait la divulgation du Rapport – notamment le droit à la vie privée d’une personne qui n’est pas partie à la plainte.

[19]  Dans mes motifs de décision, j’ai ordonné à Air Canada de produire le Rapport Nance, ainsi que tous les autres documents qui étaient en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde et qui reflétaient la contribution d’Air Canada ou de ses employés à la rédaction ou à la mise en œuvre du Rapport.

[20]  À la demande de la pilote XY, sur laquelle porte le Rapport Nance, j’ai aussi rendu une série d’ordonnances destinées à assurer la protection de son identité lors du processus de divulgation ou lors de toute utilisation ultérieure du Rapport, pour la durée de l’instruction de la plainte par le Tribunal.

[21]  À ce moment, pour m’assurer que le Tribunal bénéficierait du point de vue de la pilote XY sur les questions relatives à la vie privée que suscitaient la production et l’éventuelle admission en preuve du Rapport Nance, j’ai ordonné que toute autre requête concernant ce dernier soit signifiée à la pilote XY, afin qu’elle ait le droit de présenter des observations au Tribunal sur cette requête.

(iii)  La décision sur la portée

[22]  Le 24 avril 2018, le Tribunal a commencé l’audience relative à la plainte de Mme Clegg.

[23]  À l’ouverture de l’audience, la Commission a informé le Tribunal qu’elle était arrivée à un règlement avec Air Canada au sujet de la mesure de redressement systémique qu’elle souhaitait obtenir devant le Tribunal. Elle a également indiqué qu’elle allait néanmoins prendre part à l’audience.

[24]  À la suite d’une requête présentée au début de l’audience à propos de la juste portée de la plainte, le Tribunal a rendu une décision et fourni des motifs oraux au sujet de la portée de l’instruction.

[25]  Dans cette décision, le Tribunal a décrété que la portée de son instruction de la plainte était la suivante :

  • a) chacune des plaintes de la plaignante, relativement aux faits survenus en juillet 2009;

  • b) la réponse de l’intimée à chacune des plaintes de la plaignante;

  • c) la réponse de l’intimée aux plaintes de harcèlement sexiste et, de façon plus générale, concernant ses politiques, ses pratiques et ses procédures, y compris la fonction de soumission des préférences, mais sans forcément s’y limiter.

(iv)  La requête relative à l’admissibilité du Rapport Nance

[26]  En avril 2018, l’audition de la plainte a débuté à Ottawa. À la suite des déclarations préliminaires, Mme Clegg a commencé son témoignage principal, mais, pour des questions d’horaire, le témoignage de cette dernière a été interrompu pour permettre à M. Heeney de témoigner.

[27]  Le 27 avril 2018, en raison d’une affaire personnelle et avec le consentement de toutes les parties, le Tribunal a ajourné l’audience à la suite de la conclusion du témoignage du psychologue de la plaignante, M. Heeney, avant de revenir au témoignage principal de Mme Clegg.

[28]  À ce moment, un certain nombre de questions avaient été soulevées au sujet de demandes de production de documents additionnels, de la liste des témoins prévus ainsi que de l’admissibilité du Rapport Nance. Les parties prévoyaient que certaines de ces questions nécessiteraient une requête officielle.

[29]  Le 20 juin 2018, la Commission a déposé une requête en vue de faire admettre en preuve le Rapport Nance. Selon l’ordonnance, la Commission a déposé sa requête après en avoir avisé la pilote XY et fait le suivi avec cette dernière pour lui faciliter la présentation de ses observations sur la requête. Le Tribunal remercie la Commission de ses efforts à cet égard.

[30]  Le 2 juillet 2018, la plaignante a déposé des observations à l’appui de l’admissibilité du Rapport Nance.

[31]  Le 29 juin 2018, l’intimée a déposé ses observations en réponse, disant souhaiter que le Tribunal conclue à l’inadmissibilité du Rapport Nance.

[32]  Le 5 juillet 2018, le Tribunal a reçu les observations de la pilote XY. Celle-ci s’est opposée à ce que le Rapport Nance soit admis dans le dossier du Tribunal, au motif que la valeur probante du Rapport (qui, d’après la pilote XY, serait très restreinte, voire inexistante) ne pouvait pas justifier le préjudice qu’elle subirait si ce document était admis.

[33]  La pilote XY a également axé ses observations sur ses préoccupations à l’égard de sa vie privée et de la confidentialité des renseignements personnels sensibles que contenait le Rapport Nance, au cas où le Tribunal déciderait d’admettre ce document en preuve.

[34]  Le 6 juillet 2018, l’intimée a déposé une réponse aux observations de la plaignante, relativement à l’observation de cette dernière selon laquelle le Tribunal devrait appliquer le critère énoncé dans l’arrêt Mohan lors de l’examen de la présente requête, car les observations de la plaignante n’avaient pas été reçues au moment où l’intimée avait déposé ses observations en réponse à la requête de la Commission.

[35]  Le Tribunal a pris en compte la totalité des observations des parties (de même que celles de la pilote XY) pour se prononcer sur la présente requête.

III.  Les positions des parties

(i)  La position de la Commission

[36]  La Commission soutient que le Rapport Nance est manifestement pertinent quant aux questions soulevées dans la plainte, car il traite de problèmes systémiques auxquels sont confrontées les femmes travaillant dans un milieu extrêmement orienté vers les hommes.

[37]  Plus particulièrement, les extraits suivants du Rapport Nance sont, selon la Commission, pertinents à l’égard de la présente instruction :

A)  [traduction] « Un pilote distrait, à n’importe quel stade du fonctionnement d’une compagnie aérienne, est moins apte à atteindre les niveaux les plus élevés de conscience et de compétence qu’un pilote non distrait » (à la p. 6);

B)  [traduction] « Les pilotes qui font un signalement doivent être soutenues et protégées » (à la p. 15);

C)  [traduction] « La spirale descendante dans laquelle est entraînée une pilote touchée, qui passe subtilement de la situation de celle qui signale un problème à celle qui constitue le problème, mène à une fin prévisible et tragique dans de trop nombreux cas où la pilote se retrouve traumatisée pour de bon, isolée et, en fin de compte, privée de sa profession » (à la p. 16).

[38]  En outre, la Commission soutient que, pour pouvoir s’opposer à l’admission en preuve du document, l’intimée aurait dû montrer que le Rapport Nance n’était pas pertinent à l’égard de la question soumise au Tribunal.

[39]  Pour ce qui est de l’équité procédurale liée à l’admission du document, la Commission fait valoir qu’Air Canada a eu la possibilité de contre-interroger l’auteur du Rapport dans le contexte du grief de l’APAC pour lequel ce document a été préparé et que l’intimée est au courant de l’existence du Rapport Nance depuis 2014 et a donc eu amplement la possibilité d’y répondre.

[40]  La Commission soutient que tout problème d’équité procédurale que soulève l’intimée pour s’opposer à l’admissibilité du Rapport touche en grande partie la valeur probante de ce document et que le Tribunal peut régler ces préoccupations au cours de l’audience et dans les conclusions finales.

[41]  Enfin, la Commission reconnaît que l’admission du Rapport Nance susciterait probablement des questions relatives à la vie privée de la pilote XY, mais elle soutient que le Tribunal peut régler ces questions au moyen d’une ordonnance de confidentialité ou en caviardant les renseignements qui permettraient de l’identifier, comme cela a déjà été ordonné.

(ii)  La position de la plaignante

[42]  La plaignante fait écho aux observations de la Commission et demande que le Rapport Nance soit admis en preuve devant le Tribunal.

[43]  La plaignante soutient que les critères à appliquer pour l’examen de la requête sont ceux qu’a adoptés la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC) (Mohan). Elle affirme que ces critères s’appliquent aux faits de la présente requête, comme suit :

A)  la preuve est pertinente quant à une question soulevée dans l’affaire : le Rapport Nance présente des opinions d’experts au sujet des questions soulevées dans la plainte, plus précisément, le motif de la démission de la plaignante, le degré de soutien assuré à la plaignante à l’égard du présumé harcèlement et le lien entre les préoccupations de la plaignante et les questions relatives à la sécurité des vols;

B)  la preuve est nécessaire pour aider le juge des faits : le Rapport Nance étaye le lien entre la distraction que subit une pilote et son incapacité à continuer d’exercer ses fonctions, et il fournirait une aide au Tribunal au sujet des questions aéronautiques techniques qui se rapportent à la plainte;

C)  la preuve ne viole aucune règle d’exclusion;

D)  le témoin est un expert dûment qualifié : le commandant de bord Nance est un consultant en sécurité aérienne aux titres de compétence imposants et il est incontestablement qualifié.

(iii)  La position de l’intimée

[44]  L’intimée est d’avis que le Rapport Nance n’est pas pertinent quant aux faits et aux questions qui sont en litige en l’espèce et qu’il ne devrait pas être admis en preuve parce que ni la Commission ni la plaignante ne se sont conformées aux règles qui régissent l’admissibilité d’une preuve d’expert.

[45]  Air Canada soutient de plus que l’admission du Rapport Nance serait contraire aux principes de l’équité procédurale, car elle n’aurait pas la possibilité de réfuter ou de vérifier la valeur probante de ce document en contre-interrogeant son auteur. À l’appui de ses observations, elle se fonde sur la jurisprudence du Tribunal, soit Dhanjal c. Air Canada, 1996 CanLII 2385 (TCDP), confirmée pour d’autres motifs par 1997 CanLII 5751(CF), et Jeffers c. Citoyenneté et Immigration Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada, 2008 TCDP 25.

[46]  L’intimée soutient que le Tribunal devrait rejeter les observations de la Commission sur le critère de l’admissibilité et elle ajoute que le critère approprié est celui de la pertinence. Elle est d’avis que le fardeau doit être supporté par la partie qui cherche à introduire le document en preuve et qu’il n’appartient pas (comme le laisse entendre la Commission) à la partie qui souhaite s’opposer à son admissibilité de montrer que la preuve est peu pertinente à l’égard des questions en litige.

[47]  De plus, l’intimée soutient que ni la Commission ni la plaignante ne se sont acquittées de ce fardeau, pour les raisons suivantes :

A)  le commandant de bord Nance n’est pas un expert en harcèlement ou de la fonction de soumission des préférences utilisée dans les systèmes d’établissement des horaires d’Air Canada; il est plutôt un expert en sécurité aérienne;

B)  le Rapport Nance porte principalement sur la sécurité aérienne et sur les répercussions des distractions des pilotes sur cette sécurité aérienne.

[48]  L’intimée souligne que le Rapport Nance a été produit dans un contexte tout à fait différent, au sujet d’allégations différentes, de faits différents et de parties différentes (à part Air Canada) et devant une instance différente. Dans ce contexte, soutient-elle, le Rapport n’est pas nécessaire à la plaignante pour faire avancer sa cause, pas plus qu’il peut aider le Tribunal à trancher les questions qui sont en litige dans la plainte.

[49]  Enfin, l’intimée estime que le Rapport Nance est inadmissible, car ni la Commission ni la plaignante ne se sont conformées aux Règles du Tribunal régissant le dépôt d’un rapport d’expert.

[50]  L’intimée soutient, subsidiairement, que si le Rapport Nance est admis en preuve le Tribunal ne devrait y accorder aucun poids.

(iv)  La position de la pilote XY

[51]  La pilote XY souligne plusieurs préoccupations que suscite l’admission en preuve du Rapport Nance, et elle décrit l’effet qu’a la présente instruction sur sa famille et elle.

[52]  La pilote XY soutient que le Rapport Nance est d’une utilité restreinte pour le Tribunal dans la présente instruction, car il a été produit dans un but tout à fait différent, en prenant pour base une autre série de faits. Cela étant, la pilote XY est d’avis que l’utilisation du Rapport ne peut justifier le risque de préjudice qu’elle subirait et qu’il n’y a donc pas lieu de l’admettre en preuve.

[53]  Subsidiairement, advenant que le Tribunal décide d’admettre en preuve le Rapport Nance, la pilote XY demande au Tribunal de prendre les mesures suivantes en vue de protéger sa vie privée et sa confidentialité :

A)  maintenir les mesures de confidentialité existantes que le Tribunal a ordonnées dans sa décision sur requête du 11 août 2017;

B)  rendre, en application de l’alinéa 52(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), une ordonnance supplémentaire désignant toutes les versions du Rapport comme confidentielles et soumettant ce dernier à une interdiction de publication.

(v)  Autres observations de l’intimée

[54]  Après avoir reçu les observations de la plaignante, l’intimée a déposé de brèves observations supplémentaires à propos de l’applicabilité du critère de l’arrêt Mohan à la présente question, lequel critère, soutient-elle, n’est pas celui que le Tribunal doit appliquer en l’espèce. Dans ses observations supplémentaires, l’intimée fait valoir que :

A)  le Rapport Nance n’est pas nécessaire au Tribunal, car une bonne part des renseignements techniques et des renseignements sur la sécurité aérienne ont déjà été fournis par le propre témoignage de la plaignante, et il est possible d’obtenir d’autres éléments de preuve au moyen du témoignage d’autres témoins;

B)  qu’il soit expert dans le domaine de la sécurité aérienne ou pas, le commandant de bord Nance n’est pas un expert dûment qualifié selon les Règles du Tribunal.

IV.  Les questions en litige

a)  Le Rapport Nance est-il admissible à titre de rapport d’expert dans le cadre de la présente instruction?

b)  Le Rapport Nance est-il admissible en preuve autrement dans le cadre de l’instruction du Tribunal sur la plainte?

V.  Analyse

[55]  Je commencerai l’analyse en situant l’examen que je fais de la présente requête dans le contexte systémique de la plainte.

[56]  Comme je l’ai mentionné plus tôt, j’ai conclu que la plainte comporte une allégation systémique contre Air Canada à l’égard des pratiques et des procédures qu’elle applique lorsque des femmes déposent des plaintes de harcèlement fondé sur le sexe. Cette allégation inclut, notamment, la prétention selon laquelle Air Canada encourage les pilotes qui portent plainte à recourir au mécanisme de soumission des préférences pour planifier leurs horaires de travail de façon à éviter d’être en contact avec leur présumé harceleur. De plus, je signale (même en l’absence d’une plainte expressément systémique) que la compétence du Tribunal en matière de réparation, advenant qu’une plainte soit justifiée, l’autorise à rendre des ordonnances systémiques et préventives (voir Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, aux paragraphes 15 et 16)

A.  QUESTION No 1 : Le Rapport Nance n’est pas un rapport d’expert

[57]  Aux termes du paragraphe 6(3) des Règles de procédure du TCDP, une partie qui souhaite appeler un témoin expert est tenue de signifier un rapport d’expert à toutes les autres parties et d’en déposer un exemplaire auprès du Tribunal, durant le processus de divulgation précédant l’audience. Le fait de signifier et de déposer ainsi un rapport d’expert avise les parties adverses à l’avance du témoignage que l’expert entend livrer.

[58]  Bien que le moment où déposer les rapports d’expert ne soit pas fixé dans les Règles et qu’il revienne au membre instructeur de le faire à l’étape de la gestion d’instance préalable à l’audience, il est clair que le dépôt du rapport est une étape préparatoire, en prévision du témoignage de l’expert proposé.

[59]  Le commandant de bord Nance figurait bel et bien sur la liste initiale des témoins de la plaignante, mais Mme Clegg a plus tard fait savoir aux parties et au Tribunal qu’elle n’allait pas l’appeler à témoigner dans cette affaire. La Commission n’a fait part d’aucune intention d’appeler le commandant de bord Nance à témoigner.

[60]  Étant donné qu’elles envisagent la présentation d’un témoignage d’expert à l’audience, les Règles régissant le dépôt d’un rapport d’expert n’ont aucune incidence sur la présente requête en matière d’admissibilité, car aucun expert ne sera appelé.

[61]  Cela ne veut pas dire qu’aucun des témoins ne jouit d’une expertise pertinente. Nul ne conteste que plusieurs des témoins ont bel et bien une vaste expertise à l’égard de diverses questions relatives à la plainte. Cela signifie plutôt qu’aucun des témoins n’a été engagé à titre de témoin expert dans le sens officiel du terme, ce qui autoriserait le Tribunal à prendre en compte exclusivement leur témoignage d’opinion, déclenchant ainsi l’obligation, comme l’exigent les Règles, de déposer un rapport d’expert.

[62]  Selon les pratiques et les procédures établies du TCDP, les rapports d’expert ne sont pas déposés en tant qu’éléments de preuve documentaires autonomes et indépendants; ils servent plutôt à clarifier les témoignages d’expert à venir et à en donner avis de façon appropriée. Cela étant, le Rapport Nance n’est pas un rapport d’expert aux fins de la présente instance.

[63]  De ce fait, l’analyse sur laquelle se fondent les parties au sujet du critère de l’arrêt Mohan ne s’applique pas à la présente requête.

B.  QUESTION No 2 : Le Rapport Nance n’est pas admissible dans le cadre de l’instruction du Tribunal sur la plainte

(i)  Le droit relatif à l’admissibilité de la preuve soumise au TCDP

[64]  La LCDP confère au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire pour ce qui est d’admettre des documents en preuve dans les instructions qu’il mène.

[65]  Le paragraphe 50(2) de la LCDP habilite le Tribunal à trancher toutes les questions de droit ou de fait nécessaires pour juger une affaire.

[66]  En particulier, le Tribunal, en grande partie, n’est pas assujetti aux règles d’admissibilité habituelles qui régissent la tenue d’une instance devant un tribunal (voir Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, au paragraphe 159, modifié pour d’autres motifs par 2014 CAF 110; Tahmourpour c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 192, au paragraphe 29, et Dhanjal, précité).

[67]  La Loi l’autorise à recevoir et à admettre tout élément de preuve et tout autre renseignement sous serment, par affidavit ou par tout autre moyen, que le membre instructeur ou le tribunal estime indiqués (voir l’alinéa 50(3)c) de la LCDP).

[68]  Le Tribunal se doit d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui concorde avec l’esprit de la Loi et les principes de justice naturelle, et ce, en mettant en balance les droits qu’ont toutes les parties à une audition complète et équitable (paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la LCDP).

  • [69] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal tend à aborder la question de l’admissibilité de manière hautement permissive dans la plupart des cas. Il est néanmoins utile de comprendre quels sont les facteurs qui entrent en jeu quand on examine si le Tribunal devrait recevoir et admettre un élément de preuve ou non.

  • [70] Pour ce qui est de l’admissibilité, la règle de base est que toutes les preuves doivent être pertinentes quant à une question qui est importante dans l’affaire : [traduction] « Une preuve est pertinente lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend à rendre la proposition qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle. » (David Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 7e éd. (Toronto : Irwin Law, 2015), aux p. 27 et 30; Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail) c. Canada, 2000 CanLII 16617 (CF).

  • [71] Pour examiner l’admissibilité d’une preuve, le Tribunal est souvent tenu de mettre en balance la valeur probante de cette preuve dans son examen et les facteurs préjudiciables qui peuvent militer contre son admissibilité (voir, p. ex., Lafrenière c. Via Rail Canada inc., 2018 TCDP 19; Pieters c. Ministère du Revenu national, 2001 CanLII 38322 (TCDP), au paragraphe 16). S’exprimant au nom du tribunal dans la décision Dhanjal, le président Proulx a décrit de manière utile l’approche que suit le Tribunal vis-à-vis de l’admissibilité :

Bref, la « règle d’or » en ce qui concerne la recevabilité d’une preuve pourrait être formulée comme suit : toute preuve pertinente ou susceptible de l’être et qui, selon les règles de l’équité procédurale et de la justice fondamentale élaborées en droit administratif, ne porte pas indûment préjudice à la partie adverse, est recevable par un tribunal des droits de la personne comme le permet expressément l’al. 50(2)c) LCDP, sous réserve de sa décision finale quant au poids à lui accorder dans les circonstances.

Pertinence et équité sont donc les deux éléments-clés dans le régime autonome d’administration de la preuve de ce Tribunal par ailleurs pleinement maître de sa procédure. […]

(Dhanjal, précité, à la p. 5)

  • [72] Autrement dit, dans l’examen de l’admissibilité d’un élément de preuve, le Tribunal soupèse la pertinence de cette preuve, examine les questions d’équité procédurale et peut tenir compte des restrictions qu’impose le droit de la preuve, de façon plus générale, ou de tout autre préjudice susceptible de militer contre l’admissibilité de la preuve selon le régime que la LCDP a établi.

  • [73] Le fait que le Tribunal jouisse d’une grande latitude pour ce qui est de décider quelle preuve il peut admettre et, en fin de compte, de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à cette preuve une fois qu’elle a été admise (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 55), ne veut pas dire qu’il est tenu d’admettre n’importe quel élément de preuve qui lui est soumis dans chaque affaire (voir, p. ex., la décision Jeffers, précitée, au paragraphe 10). Au stade de l’admissibilité, le Tribunal se doit de soupeser avec soin la valeur de la preuve proposée par rapport au préjudice que son admission pourrait causer à l’instruction, à une partie ou – comme c’est le cas en l’espèce – à la tierce partie touchée. Cette mise en balance découle intrinsèquement de l’exercice approprié du pouvoir discrétionnaire que l’alinéa 50(3)c) de la LCDP confère au Tribunal.

  • [74] La présente requête fait intervenir le droit à la vie privée d’une tierce partie à l’instance.

  • [75] Bien qu’aucune objection n’ait été formulée en l’espèce quant à la manière dont le Tribunal reconnaît les droits d’une tierce partie, ce qui inclut l’octroi partiel de la qualité pour agir à la pilote XY, il est utile de signaler que le Tribunal a déjà reconnu le droit à la vie privée de tierces parties à une instance, et qu’il a protégé ce droit de diverses façons.

  • [76] Le Tribunal fait remarquer que, à ce jour, les parties à la présente instruction ont pris soin de veiller à ce que l’on protège ce droit.

  • [77] Bien qu’il soit difficile d’établir de manière générale comment et quand ce droit peut être invoqué, si les questions ou les preuves soulevées lors d’une instruction du Tribunal font intervenir ou mettent en péril sérieusement le droit à la vie privée d’une tierce partie, il est dans l’intérêt public de veiller à ce que l’on prenne ce droit en considération et qu’on le protège, le cas échéant.

  • [78] Il incombe à toutes les parties, et bien sûr au Tribunal, de se soucier de la mise en cause possible du droit à la vie privée de tierces parties et de procéder avec prudence de manière à prendre ce droit en considération et à le protéger, dans la mesure du possible. Cela pourrait inclure, notamment, les mesures prises en vertu du pouvoir conféré par la common law au Tribunal sur ses propres procédures, ou l’article 52 de la LCDP.

  • [79] Le poids à accorder aux droits des tierces parties doit être contextuel et propre à l’affaire en question. Autrement dit, chaque affaire doit être examinée en fonction des faits qui lui sont propres.

  • [80] Dans certaines affaires telles que celle-ci, de façon proactive le Tribunal a décidé de demander les observations de la tierce partie dont le droit à la vie privée risquait d’être touché par la production et l’éventuelle admission du Rapport Nance. Le Tribunal a rendu une ordonnance garantissant l’anonymisation de l’identité de la pilote XY, mettant sous scellés les dossiers du Tribunal relatifs au Rapport Nance et les observations de la pilote XY et restreignant la publication de renseignements sur la pilote XY, son identité et le Rapport Nance (voir la décision Clegg, précitée).

  • [81] Après avoir conclu que le Rapport Nance n’est pas admissible en tant que rapport d’expert, n’ayant pas été produit en prévision d’un témoignage d’expert, le Tribunal peut maintenant axer son analyse sur le fait de savoir si le Rapport est admissible autrement à titre de preuve devant lui.

  • [82] Comme le soutient la Commission, le Tribunal aborde souvent la question de l’admissibilité de façon permissive, et il examine de manière plus stricte la question de savoir quel poids accorder à un élément de preuve particulier une fois qu’il est admis.

  • [83] Le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de déterminer sa propre procédure et – comme nous l’avons vu plus tôt – une latitude considérable pour déterminer quelle preuve il admettra, ou non.

  • [84] Compte tenu de l’approche générale décrite plus tôt à propos de l’admissibilité d’une preuve devant le Tribunal, ce dernier, confronté à une question portant sur l’admissibilité d’une preuve, examinera si :

  • a) la preuve est pertinente;

  • b) l’admission de la preuve concorde avec les principes de justice naturelle et d’équité procédurale;

  • c) la valeur probante de la preuve a moins de poids que son effet préjudiciable;

  • d) il y a un empêchement à l’admission de la preuve, y compris l’examen des paragraphes 50(4) et 50(5) de la Loi.

  • a) La pertinence

  • [85] Dans la décision par laquelle j’ai ordonné que l’on produise le Rapport Nance dans le cadre de la présente instruction, j’ai déterminé que plusieurs aspects de ce document pourraient être pertinents à l’égard de l’instruction du Tribunal sur la présente plainte (décision Clegg, précitée, aux paragraphes 33 à 35).

  • [86] Au moment où j’ai rendu cette décision, le commandant de bord Nance était inclus à titre de témoin proposé à l’appui de la plainte de Mme Clegg.

  • [87] Dans mes motifs de décision, j’ai signalé que les questions relatives au poids et à l’admissibilité de la preuve étaient explicitement mises de côté en vue de leur examen à l’audience, et j’ai précisément fait part de mes doutes quant à la pertinence du document en l’absence du témoignage du commandant de bord Nance, ainsi qu’au poids qui pouvait être accordé à ce document en l’absence d’un tel témoignage (décision Clegg, précitée, au paragraphe 36).

  • [88] Comme Mme Clegg a décidé de ne pas appeler le commandant de bord Nance à témoigner, et comme j’ai décidé plus tôt que ce dernier n’est pas qualifié comme expert en l’espèce, les aspects du Rapport Nance qui reflétaient son opinion (et qui auraient peut-être été pertinents pour l’examen de la requête en matière de divulgation) ne sont maintenant que du simple ouï-dire découlant de circonstances factuelles différentes de celles dont le Tribunal est saisi dans le cadre de la présente plainte.

  • [89] Cela étant, le Rapport Nance n’est que d’une utilité négligeable pour le Tribunal pour ce qui est de trancher les questions qui sont soulevées dans la présente plainte.

  • b) L’équité procédurale

  • [90] L’admission d’un document qui contient des déclarations constituant une opinion sur des faits qui se rapportent, même de façon négligeable, aux questions en litige dont le Tribunal est saisi dans cette affaire, et ce, sans offrir la possibilité de contre-interroger l’auteur, soulève des questions d’équité procédurale légitimes pour la partie adverse.

  • [91] Dans un contexte quasi judiciaire, le droit d’être entendu peut exiger que l’auteur d’un document produit en preuve soit disponible en vue d’un contre-interrogatoire – surtout si ce document a trait à un sujet qui est en litige dans l’instance, ou s’il concerne des questions qui revêtent une importance cruciale pour l’instruction du Tribunal.

  • [92] Même si la matrice factuelle qui sous-tend le Rapport Nance est distincte de celle qui sous-tend la présente plainte, on m’invite clairement à inférer que les observations présentées dans le Rapport s’appliquent à la présente affaire. De telles inférences pourraient avoir une incidence sur la résolution des questions clés qui me sont soumises. Je conviens donc que le fait d’admettre en preuve le Rapport sans appeler le commandant de bord Nance à témoigner susciterait de sérieuses préoccupations en matière d’équité.

  • [93] Je reconnais que la manière dont le Tribunal aborde la question de l’admissibilité lui a permis de se dispenser de l’obligation d’appeler un témoin en vue d’authentifier un document (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada, 2014 TCDP 2, au paragraphe 58). Les difficultés que pose l’admission du Rapport Nance débordent toutefois du cadre d’une authentification.

  • [94] Le Tribunal a refusé d’admettre un document parce qu’il contenait une preuve par ouï-dire de peu de valeur probante pour le Tribunal si son auteur n’était pas disponible pour être contre-interrogé (voir Jeffers c. Citoyenneté et Immigration Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada, au paragraphe 13).

  • [95] Je conclus que l’admission en preuve du Rapport Nance dans la présente instance, sans que le commandant de bord Nance soit appelé à témoigner, serait inéquitable pour l’intimée. Ces préoccupations en matière d’équité, bien qu’elles ne soient peut-être pas insurmontables, militent fortement contre l’admissibilité du Rapport Nance.

  • c) La valeur probante par opposition à l’effet préjudiciable

  • [96] Même si le Rapport Nance était suffisamment pertinent pour l’instruction et s’il était possible d’atténuer de manière satisfaisante les préoccupations en matière d’équité procédurale que l’intimée a soulevées, il subsiste de sérieux doutes quant à l’effet préjudiciable de l’admission du Rapport sur le droit à la vie privée de la pilote XY.

  • [97] Le Rapport Nance expose en détail des incidents qui se rapportent à la pilote XY, une pilote qui exerce toujours ses fonctions chez Air Canada.

  • [98] Comme il a été décrit plus tôt, le Rapport a été produit dans le contexte d’un grief de l’APAC et il contient des renseignements personnels sensibles qui sont liés à une affaire que la pilote XY et son syndicat ont déjà réglée avec Air Canada.

  • [99] Les faits exposés en détail dans le Rapport Nance ont trait à la présence d’images pornographiques dans le cockpit d’avions d’Air Canada, ainsi qu’à l’effet possible de la présence de ces images sur les femmes pilotes (dont la pilote XY) et, de manière plus générale, sur la sécurité en vol. Ces questions ne sont pas tout à fait étrangères à celles dont je suis saisie, et on ne peut donc pas dire que le Rapport n’a aucune valeur probante.

  • [100] En revanche, les faits précis entourant ces événements sont nettement différents de ceux que soulève la présente plainte, tout comme (à la connaissance du Tribunal) les personnes en cause, à l’exception d’Air Canada, qui est à la fois partie au grief de l’APAC et partie à la présente plainte.

  • [101] La pilote XY a souligné les préoccupations précises que suscitaient pour elle la divulgation et l’éventuelle admission du Rapport Nance devant le Tribunal dans les observations (mises sous scellés) d’août 2017. Elle a réitéré certaines de ces préoccupations dans les observations qu’elle a présentées dans le cadre de la présente requête.

  • [102] Pour éviter de divulguer par inadvertance des renseignements identificateurs, je ne réitérerai pas ici ces observations en détail. Il suffit de dire que le Tribunal a jugé ces préoccupations réelles et convaincantes et qu’aucune partie à la présente plainte ne les a contestées.

  • [103] Les parties ont avisé le Tribunal que les médias sont peut-être déjà entrés en contact avec la pilote XY et son époux en réponse à des demandes de renseignements découlant de la plainte de Mme Clegg. La pilote XY a fait savoir qu’elle ne souhaite pas parler publiquement de ce qu’elle a vécu ni des faits qui sous-tendent le Rapport Nance.

  • [104] Bien que la pilote XY figure sur la liste des témoins de la plaignante, le Tribunal comprend que Mme Clegg n’a plus l’intention de l’appeler comme témoin.

  • [105] Bien que le Tribunal ignore les conditions du règlement du grief de l’APAC, Air Canada soutient que les parties à ce litige ont réglé ce grief à leur satisfaction réciproque. Le Tribunal ne souhaite pas entraver ce règlement en consignant dans le dossier officiel ce que les parties ont réglé entre elles en privé.

  • [106] Le Tribunal est conscient de la difficulté que la présente instance a créée involontairement pour la pilote XY, par la simple mention du Rapport Nance dans les documents et les actes de procédure relatifs à la présente plainte. Je ne voudrais pas aggraver la situation en admettant un document d’une valeur probante restreinte dans le dossier de preuve du Tribunal, ce qui jetterait davantage de lumière sur une affaire que les parties au grief de l’APAC ont réglée. Tout risque accru pour la confidentialité de l’identité ou des renseignements personnels de la pilote XY ne peut se justifier au vu des faits qui me sont soumis dans la présente requête.

  • [107] Compte tenu de ce préjudice considérable pour la pilote XY et de l’iniquité que subirait l’intimée, ainsi que nous l’avons vu plus tôt, le Tribunal se doit de prendre en considération la valeur probante du Rapport Nance.

  • [108] Les aspects du rapport qui sont mis en lumière dans les observations de la Commission et de la plaignante ont trait à l’opinion du commandant de bord Nance sur l’effet de distractions sur la sécurité en vol et sur l’importance de soutenir les pilotes qui portent plainte, ou sur les conséquences de ne pas agir en ce sens. Ces éléments sont d’une valeur probante restreinte pour le Tribunal.

  • [109] Cela ne veut pas dire qu’aucune de ces questions n’est pertinente à l’égard de la présente plainte. En fait, le Tribunal a déjà entendu des preuves sur un grand nombre de ces questions.

  • [110] Toutefois, la valeur probante de l’opinion du commandant de bord Nance sur ces sujets – particulièrement si elle est reflétée dans un rapport établi pour une autre affaire – est tout au plus négligeable. C’est-à-dire que son témoignage d’opinion n’a pas pour effet de rendre la thèse pour laquelle il est avancé nettement plus vraisemblable qu’elle ne le serait sans cette preuve.

  • [111] Dans ce contexte, la valeur probante que le Rapport Nance pourrait avoir pour la présente instance a nettement moins de poids que l’effet préjudiciable qu’aurait l’admission du Rapport Nance, tant sur le droit à la vie privée de la pilote XY que sur le droit de l’intimée d’être entendue.

  • d) Un empêchement absolu à l’admissibilité

  • [112] Aucune partie à la présente requête n’a fait valoir une autre raison pour rejeter l’admissibilité du Rapport Nance et, en particulier, aucune objection pour cause de privilège n’a été formulée au sens des paragraphes 50(4) et (5) de la Loi.

  • e) Conclusion

  • [113] L’admission en preuve du Rapport Nance devant le Tribunal soulève de sérieuses préoccupations en matière d’équité et est d’une pertinence négligeable à l’égard des questions qui me sont soumises dans la présente plainte. Qui plus est, la valeur probante que pourrait avoir ce document a moins de poids que le préjudice que causerait vraisemblablement son admission au droit à la vie privée de la pilote XY.

  • [114] Bien que l’on m’ait soumis des empêchements absolus à l’admissibilité, l’examen que j’ai fait des trois autres facteurs d’admissibilité milite contre le fait d’admettre en preuve le Rapport Nance.

  • [115] Il serait possible d’atténuer ces préoccupations, mais, dans l’ensemble, je conclus que l’admissibilité du Rapport Nance ne peut se justifier dans un contexte où ce document est d’une importance négligeable et sa valeur probante très faible. Pour ces motifs, j’ai décidé que le Rapport Nance n’est pas admissible en tant que preuve dans la présente instance.

  • [116] En exerçant le pouvoir discrétionnaire que me confère l’alinéa 50(3)c) de la LCDP, j’ordonne par la présente que :

  • [117] En exerçant le pouvoir discrétionnaire que me confère l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, j’ordonne par la présente que :

  1. le Rapport Nance ne sera pas admis en preuve devant le Tribunal dans la présente instruction.
  1. le Rapport Nance fera l’objet d’une ordonnance de confidentialité empêchant sa divulgation, ainsi que celle de tout renseignement identificateur concernant la pilote XY;
  2. les observations de la pilote XY au sujet du Rapport Nance seront mises sous scellés.

Signée par

Kirsten Mercer

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 11 février 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T257/3116

Intitulé de la cause : Jane Clegg c. Air Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 11 février 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Jane Clegg, pour la plaignante

Daniel Poulin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Karen M. Sargeant et Rachel Younan, pour l'intimée

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