Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 18

Date : le 25 avril 2019

Numéro du dossier : T2230/5217

 

Entre :

Laurent Duverger

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

2553-4330 Québec Inc. (Aéropro)

l'intimée

Décision

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la plainte  

[1]  Le Tribunal est saisi d’une plainte en vertu de l’alinéa 14(1)(c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) déposée par M. Laurent Duverger (plaignant) à l’encontre de la compagnie 2553-4330 Québec Inc. (intimée ou Aéropro). M. Duverger a été observateur météorologique à la station de Chibougamau (Québec) entre octobre 2007 et juin 2010. Il allègue avoir fait l’objet de harcèlement de la part de son supérieur, M. Raymond Dallaire, et ce, en raison de sa déficience ou de son origine nationale ou ethnique.

[2]  Le 28 novembre 2013, il dépose une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (Commission). Plusieurs procédures judiciaires ont suivi le dépôt de cette plainte notamment quelques contrôles judiciaires, ce qui sera expliqué ultérieurement dans cette décision.

[3]  Il convient de mentionner que le 12 septembre 2017, la Commission a référé la plainte au Tribunal pour instruction, et ce, pour des allégations de discrimination en vertu des articles 7 et 14 LCDP. Le 25 septembre 2017, le Tribunal a reçu une seconde correspondance de la Commission l’informant qu’une erreur administrative s’était glissée dans la première référence. Elle précise que la plainte devant être instruite par le Tribunal ne concerne pas les allégations sous l’article 7 LCDP, mais uniquement les allégations de harcèlement sous l’article 14 LCDP. C’est sous cet article de la LCDP que le Tribunal analyse la présente plainte.

[4]  Le Tribunal a tenu des audiences du 2 au 4 octobre 2018, à Ottawa et à Québec, à l’aide de la visioconférence. Le Tribunal n’a pas hésité à être proactif dans la gestion de l’audience notamment en raison de l’utilisation de la visioconférence et les parties ont su manifester tout problème technique émanant de l’utilisation de la visioconférence.

[5]  Pour les motifs qui suivent, le Tribunal accorde la plainte de M. Duverger, en partie.

II.  Questions en litige

[6]  Les questions en litige auxquelles le Tribunal doit répondre sont les suivantes :

1)  Est-ce que le plaignant a rencontré le fardeau de son dossier en lien avec du harcèlement en matière d’emploi (aliéna 14(1)(c) LCDP)?

a.  Existe-t-il un motif de distinction illicite protégé par la LCDP?

b.  Existe-t-il un effet préjudiciable en raison du harcèlement?

c.  Existe-t-il un lien entre le motif de distinction illicite protégé ainsi que l’effet préjudiciable, c’est-à-dire le motif protégé a été un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable?

2)  Si le plaignant a rencontré le fardeau de son dossier, est-ce que l’intimé a été en mesure de présenter une défense ou de limiter sa responsabilité en vertu de l’article 65(2)LCDP?

3)  Si ce n’est pas le cas, quels sont les redressements que le Tribunal doit ordonner?

III.  Cheminement du dossier

[7]  Dans un premier temps, le Tribunal juge important d’élaborer un portrait du cheminement des divers dossiers opposant M. Duverger et son ancien employeur, Aéropro.

[8]  Il est dommage que les parties n’aient pas précisément aidé le Tribunal à effectuer les liens entre les diverses instances qui les ont opposées alors que durant l’audience et alors qu’elles déposaient leur preuve, il était clair que les parties avaient un lourd historique judiciaire. Pourtant, le Tribunal ne peut passer outre ce cheminement puisqu’il en sera question ultérieurement dans la présente décision. Les décisions et la sentence arbitrale qui ont été rendues par certains juges et arbitre, auront un impact important sur le dossier. 

[9]  Cela étant dit, le Tribunal a pu bénéficier du dépôt de plusieurs décisions ainsi que d’une sentence arbitrale, ce qui lui a permis de clarifier cet historique. Plus précisément, M. Duverger a déposé les décisions suivantes :

·  L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 1871, rendue le 20 mars 2013 par M. Pierre Sincennes, juge administratif de la Commission des lésions professionnelles (ci-après CLP);

·  L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939, rendue le 27 juin 2013 par Mme Marie Langlois, juge administrative de la CLP;

·  2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2017 CF 128, rendue le 2 février 2017 par l’Honorable juge Martine St-Louis;

·  2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2018 CF 377, rendue le 9 avril 2018 par l’Honorable juge Luc Martineau.

[10]  L’intimée, quant à elle, a déposé les décisions suivantes :

·  2553-4330 Québec Inc. c. Laurent Duverger, EYB 2015-255245, sentence arbitrale rendue le 18 février 2015 par l’arbitre Léonce-E. Roy;

·  Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2015 CF 1131, rendue le 2 octobre 2015 par l’Honorable juge Michel Beaudry;

·  Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2016 CAF 243, rendue le 3 octobre 2016 par les Honorables juges Johanne Trudel, Richard Boivin et Yves de Montigny.

[11]  Après une lecture attentive de ces décisions, le Tribunal a été en mesure de comprendre l’historique judiciaire important entre les parties, qui se divise en 4 catégories. Sans prétendre reprendre l’intégralité de cet historique et tous les détails des procédures, il est suffisant de tracer le présent portrait :

·  M. Duverger a commencé son emploi chez Aéropro en mai 2008;

·  M. Duverger a démissionné le 21 juin 2010;

Commission de la santé et de la sécurité au Travail et la Commission des lésions professionnelles

·  Le 8 mars 2012, M. Duverger dépose une réclamation à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) pour une lésion professionnelle subie alors qu’il était à l’emploi de l’intimée;

·  Le 15 mai 2012, la CSST refuse sa demande puisqu’elle a été considérée prescrite;

·  M. Duverger demande une révision administrative de cette décision, décision qui sera maintenue par la CSST le 21 juin 2012. Il demande la révision de cette décision à la CLP;

·  Le 20 mars 2013, la CLP renverse la décision de la CSST (voir L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 1871, rendue le 20 mars 2013 par M. Pierre Sincennes);

·  Le 27 juin 2013, la CLP rend une nouvelle décision et détermine que M. Duverger a subi une lésion professionnelle (voir L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939, rendue le 27 juin 2013 par Mme Marie Langlois)

Code canadien du travail, Programme-Travail et arbitrage

·  Le 6 août 2013, M. Duverger dépose une plainte en vertu du Code canadien du Travail (ci-après CCT) afin de réclamer un complément de salaire régulier, des heures supplémentaires majorées, une indemnité de congé annuel ainsi qu’une indemnité pour préjudice moral;

·  Cette plainte a été reçue le 15 août 2013 par les Ressources humaines et Développement des compétences Canada (ci-après RHDCC);

·  Le 3 juillet 2014, l’inspecteur Mme Johanne Blanchette de Programme-Travail faisait suite à la réclamation de M. Duverger en vertu du CCT et émettait un ordre de paiement de 6 730,64$, à être versée par Aéropro au Receveur général du Canada, au compte de M. Duverger;

·  Le 18 juillet 2014, Aéropro porte en appel la décision de Mme Blanchette de Programme-Travail, en invoquant principalement la prescription de la réclamation;

·  Le 18 février 2015, l’arbitre Léonce-E. Roy accueille l’appel déposé par Aéropro de l’ordre de paiement émit par l’inspecteur Mme Blanchette, et juge que le recours de M. Duverger était prescrit et que celui-ci n’était pas dans l’impossibilité d’agir avant le 6 août 2013, date de dépôt de sa plainte en vertu du CCT (voir 2553-4330 Québec Inc. c. Laurent Duverger, EYB 2015-255245, sentence arbitrale rendue le 18 février 2015 par l’arbitre Léonce-E. Roy). M. Duverger porte cette décision en révision judiciaire en Cour fédérale;

·  Le 2 octobre 2015, l’Honorable juge Beaudry de la Cour fédérale rejette la révision judiciaire de la sentence arbitrale de l’arbitre Léonce-E. Roy, déposée par M. Duverger. Ce dernier dépose un appel de cette décision devant la Cour d’appel fédérale;

·  Le 3 octobre 2016, la Cour d’appel fédérale rejette l’appel de M. Duverger de la décision de l’Honorable juge Beaudry (voir Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2016 CAF 243). Ce faisant, la sentence arbitrale de l’arbitre Léonce-E. Roy est ainsi maintenue;

Commission et Tribunal canadiens des droits de la personne

·  Le 23 et 26 août 2013, M. Duverger dépose 2 plaintes à la Commission contre Aéropro en application des articles 7 et 14 LCDP;

·  Le 28 novembre 2013, la Commission consolide les plaintes du 23 et 26 août 2013;

·  Le 29 octobre 2014, la Commission décide de ne pas statuer sur la plainte de M. Duverger jugeant qu’elle est vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)(d) LCDP, décision que M. Duverger porte en révision judiciaire en Cour fédérale;

·  Le 11 septembre 2015, la Cour fédérale accueille la révision judiciaire de M. Duverger sur la décision de la Commission de ne pas statuer de sa plainte puisque vexatoire. La plainte est retournée à la Commission afin qu’elle enquête deux volets soit la disparité salariale et le harcèlement post-emploi;

o  Le Tribunal note que les parties n’ont pas déposé cette décision, mais ont déposé la décision de l’Honorable juge St-Louis, 2553-4330 Québec inc.. c. Duverger, 2017 CF 128, qui traite au paragraphe 11 de cette décision de l’Honorable Yvan Roy (Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2015 CF 1071);

·  Le 30 mars 2016, la Commission, après avoir traité les objections préliminaires d’Aéropro, décide qu’elle statuera de la plainte consolidée de M. Duverger. Aéropro conteste cette décision devant la Cour fédérale;

·  Le 2 février 2017, la Cour fédérale rejette la révision judiciaire de la décision de la Commission de statuer de la plainte consolidée de M. Duverger, déposée par Aéropro (voir 2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2017 CF 128);

·  Le 9 juin 2017, l’enquêteur de la Commission, M. Philippe Harpin, finalise son rapport d’enquête;

·  Le 30 août 2017, la Commission statue finalement sur la plainte consolidée de M. Duverger et réfère une partie de la plainte au Tribunal soit sur le fait que le mis en cause (Aéropro) n’a pas pris les mesures appropriées pour traiter des actes de harcèlement ou empêcher qu’ils se reproduisent. Elle juge également que le traitement défavorable allégué n’est pas lié à un des motifs prohibés soulevés dans la plainte. Aéropro conteste cette décision devant la Cour fédérale;

·  Le 12 septembre 2017, la Commission envoie une première correspondance au Tribunal lui référant la plainte;

·  Le 25 septembre 2017, la Commission  envoie une deuxième correspondance puisqu’une erreur administrative s’est glissée dans cette lettre du 12 septembres, précisant que seules les allégations en vertu de l’article 14 LCDP nécessitent une instruction;

·  Le 6 février 2018, le Tribunal rejette une demande en suspension des procédures déposées par Aéropro (Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2018 TCDP 5);

·  Le 9 avril 2018, la Cour fédérale rejette la révision judiciaire de la décision de la Commission de référer au Tribunal la portion de la plainte sur le harcèlement post-emploi, déposée par Aéropro (voir 2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2018 CF 377).

Commission et Tribunal des droits de la personne du Québec

·  Les parties ont également informées le Tribunal brièvement que d’autres procédures sont en cours devant la Commission des droits de la personne et de la jeunesse et le Tribunal des droits de la personne du Québec, notamment contre M. Dallaire personnellement.

o  Notons que M. Dallaire n’est pas personnellement nommé comme partie à la procédure du Tribunal; uniquement Aéropro est désignée comme partie intimée.

IV.  Le droit applicable

[12]  Nous ne le répéterons jamais assez : la LCDP a pour objectif de garantir, à tout individu, la jouissance du droit à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesure visant la satisfaction de ses besoins, dans la mesure compatible avec ses devoirs et obligations au sein de la société, et ce, indépendamment de quelconques considérations fondées sur des motifs de distinction illicite protégés par la LCDP (voir article 2 LCDP).

[13]  Dans l’instruction des plaintes en matière des droits de la personne, le plaignant est celui qui doit rencontrer le fardeau de son dossier. C’est ce que traditionnellement les tribunaux et cours de justice appellent une preuve prima facie de discrimination. Il s’agit d’une expression latine dont le soussigné s’est éloigné puisqu’il considère que cette expression n’est pas utile et peut même être la source d’incompréhensions dans le droit applicable en matière de discrimination (voir les commentaires similaires dans Simon c. Abegweit First Nation, 2018 TCDP 31, au para. 51. Voir également Emmet c. Agence du Revenu du Canada, 2018 TCDP 23, aux paras. 53 et 54 ainsi que Vik v. Finamore (No. 2), 2018 BCHRT 9).

[14]  Cela ne change en rien l’analyse applicable en la matière et qui a été reprise un nombre incalculable de fois. Le fardeau de la preuve du plaignant est « […] celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, au para. 28).

[15]  L’analyse en trois étapes en matière de discrimination a été établie par la Cour suprême du Canada dans Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), [2012] RCS 61 [Moore], au para. 33. Selon cette analyse, en matière de harcèlement, le plaignant doit démontrer :

(1)  qu’il a un motif de distinction illicite protégé par la LCDP (dans le cas en l’espèce, la déficience ou origine nationale ou ethnique);

(2)  qu’il a subit un effet préjudiciable;

(3)  que le motif de distinction illicite (déficience ou origine nationale ou ethnique) a été un facteur dans le harcèlement subit en matière d’emploi;

[16]  La preuve présentée au Tribunal doit être analysée selon la prépondérance des probabilités et il n’est pas nécessaire de démontrer que le motif de distinction illicite a été le seul facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable qu’aurait subi le plaignant (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) [Bombardier], [2015] RCS 789).

[17]  Une preuve de discrimination directe n’est pas forcément nécessaire et la preuve d’intention de discriminer n’est pas obligatoire (voir Bombardier, aux paras. 40 et 41). La discrimination n’est généralement pas exercée ouvertement ou intentionnellement et le Tribunal doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de la plainte afin de déterminer s’il existe de subtiles odeurs de discrimination. Le Tribunal peut ainsi tirer des inférences à partir de preuve circonstancielle lorsque la preuve présentée au soutien des allégations rend une telle inférence plus probable que les autres inférences ou hypothèses possibles (voir Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)). Cela dit, la preuve circonstancielle doit demeurer tangiblement liée à la décision ou la conduite reprochée à l’intimée (voir Bombardier, au para. 88).

[18]  Le soussigné estime que lorsque le Tribunal doit décider si un plaignant a rencontré le fardeau de son dossier, il doit analyser la preuve dans son ensemble, incluant la preuve soumise par l’intimée. Le Tribunal pourra déterminer que le plaignant n’a pas rencontré le fardeau de son dossier si la preuve présentée n’est pas complète et suffisante ou si l’intimée a été en mesure de présenter une preuve, par exemple en réfutant les allégations du plaignant.

[19]  À l’inverse, si le plaignant est en mesure de rencontrer le fardeau de son dossier, l’intimée peut se prévaloir d’une défense prévue dans la LCDP, lorsque possible, ou limiter sa responsabilité, lorsqu’applicable, en vertu du paragraphe 65(2) LCDP. Dans le cas en l’espèce, l’intimée a invoqué ce paragraphe.

[20]   L’article 65 LCDP prévoit une présomption que les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie. Cette personne, organisme ou association peut se soustraire à cette présomption s’il est établi que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour l’empêcher et que, par la suite, il a été tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets (paragraphe 65(2) LCDP).

[21]  Nous verrons plus loin dans la décision que l’intimée argue que le harcèlement post-emploi n’est pas visé par l’alinéa 14(1)(c) LCDP. Quant à l’interprétation de la portée de cet alinéa, il s’agit là, à mon avis, d’une question mixte de fait et de droit (c’est également l’opinion de l’Honorable juge Martineau, 2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2018 CF 377, au para. 47). Ce faisant, le Tribunal ne peut se lancer dans l’interprétation de cet alinéa sans avoir, d’abord, tiré ses propres conclusions de faits. En conséquence, le Tribunal analysera les faits de la présente affaire et à la lumière de ces faits, il sera en mesure d’interpréter la portée de l’alinéa 14(1)(c) LCDP.

V.  Remarque préliminaire – étendue de la plainte

[22]  Avant de poursuivre l’analyse de la plainte, il est nécessaire, dans un premier temps, d’en clarifier l’étendue puisque cela aura un impact sur la suite de la décision.

[23]  Tel que brièvement mentionné dans le contexte de cette décision,  M. Duverger a déposé une plainte sous les articles 7 et 14 LCDP à la Commission le 28 novembre 2013.

[24]  Le cheminement du dossier entre M. Duverger et Aéropro a été parsemé de plusieurs recours judiciaires, notamment devant la Commission des lésions professionnelles, la Cour fédérale et même la Cour d’appel fédérale.  Certains recours ont également été entrepris par le plaignant en application du Code canadien du travail, en plus des procédures entamées en vertu de la LCDP. La plainte dont le Tribunal est saisi n’est ainsi qu’une infime partie des débats notamment judiciaires qui ont eu lieu entre les parties.

[25]  C’est le 12 septembre 2017, à la suite de l’enquête de M. Harpin, enquêteur de la Commission, que la plainte est référée au Tribunal pour instruction. Cette référence de la Commission ne précise pas sous quels actes discriminatoires le Tribunal doit instruire la plainte.

[26]  Le 25 septembre 2017, le Tribunal reçoit une deuxième correspondance de la Commission l’informant qu’une erreur administrative est survenue dans la correspondance précédente. Cette fois, la Commission précise que la plainte référée au Tribunal ne vise que l’article 14 LCDP et qu’elle ne demande pas l’instruction de la plainte relativement à l’article 7 LCDP.

[27]  Rappelons que la plainte sous l’article 7 LCDP concernait un traitement défavorable qu’aurait subi M. Duverger en cours d’emploi, et plus précisément quant à des allégations de disparités salariales. Ces disparités salariales incluaient une augmentation salariale refusée, des heures supplémentaires non payées ainsi que des prélèvements non autorisés sur la paie du plaignant. La plainte sous l’article 14 LCDP, quant à elle, concernait des actes de harcèlement post-emploi contre le plaignant et pour lesquels l’intimé n’aurait pas pris les mesures appropriées afin d’y remédier ou d’empêcher qu’ils ne se reproduisent.

[28]  Le Tribunal bénéficie de la décision de la Commission datée du 30 août 2017. Il bénéficie aussi du rapport d’enquête complété le 9 juin 2017, tous ces documents ayant été déposés à l’audience. Le rapport d’enquête fait par M. Harpin a été produit à la suite de la décision de la Cour fédérale de retourner le dossier à la Commission puisque la CLP n’avait pas statué sur la rémunération et les diverses conditions salariales (traitement discriminatoire) ainsi que sur le harcèlement post-emploi. C’est l’Honorable juge Roy, dans sa décision du 11 septembre 2015 (Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2015 CF 1071) qui renvoyait le dossier à la Commission pour qu’elle enquête sur ces deux éléments. Il écrivait, aux paragraphes 59 à 61 :

[59] La Commission canadienne des droits de la personne a refusé de se saisir de la plainte à deux volets présentée par le demandeur. Alors que le demandeur se plaignait de disparité salariale prohibée par la Loi et de harcèlement discriminatoire subi après la fin de son emploi aux mains de son ex-employeur, la Commission a conclu qu’une décision rendue par la Commission sur les lésions professionnelles du Québec contenait essentiellement les mêmes allégations que celles à la plainte. Tel n’était pas le cas.

[60] Dans le cas du harcèlement post-emploi, la décision de la CLP ne traite que des agissements au moment de la fin de l’emploi ; elle ne tranche aucunement la question du harcèlement post-emploi. Quant à la discrimination salariale, elle ne fait pas l’objet de la décision invoquée par la Commission pour refuser de se saisir de la plainte; de fait, en juillet 2014, la CLP se déclarait incapable de se prononcer sur ce genre d’allégation.

[61] Il en résulte que la décision de la Commission du 29 octobre 2014 doit être cassée et que l’examen de la plainte en deux volets du demandeur doit être retourné à la Commission. […]

[29]  C’est spécifiquement sur ces deux aspects que M. Harpin a concentré son enquête.

[30]  Le rapport d’enquête, à sa page 2, section La plainte, paragraphe 2, prévoit que l’enquête porte sur deux aspects spécifiques, soit des allégations de disparités salariales qui seraient survenues à Chibougamau, de mai 2008 au 21 juin 2010 et du harcèlement qui serait survenu presque deux ans après la démission du plaignant, soit d’avril 2012 à juillet 2012.

[31]  Plus loin dans son rapport, page 3, paragraphe 19, l’enquêteur précise qu’il enquête sur trois allégations précises soient (1) le refus d’augmentation salariale, (2) les heures supplémentaires impayées et les prélèvements non autorisés sur la paie ainsi que (3) le harcèlement de M. Dallaire après la fin d’emploi du plaignant.

[32]  Toujours dans le rapport de l’enquêteur, section Enquête, page 5, paragraphes 24 et suivants, celui-ci met sous le même titre l’augmentation salariale refusée ainsi que les heures supplémentaires impayées et les prélèvements non autorisés. Ces deux allégations sont placées sous le titre A. Distinction défavorable en matière d’emploi. Quant aux allégations de harcèlements, elles sont traitées dans une section différente, sous le titre B. Harcèlement post-emploi allégué.

[33]  Dans la section Sommaire, page 12, paragraphes 92 à 94, l’enquêteur mentionne que la preuve visant les heures supplémentaires impayées ainsi que les prélèvements non autorisés sur la paie ne justifient pas leur examen puisqu’ils ne sont pas liés à un motif prohibé. Quant aux allégations de harcèlement pour la période après la fin d’emploi, la preuve recueillie par l’enquêteur justifie leur examen.

[34]  Enfin, les recommandations de l’enquêteur, page 13, paragraphe 100, ne sont pas étrangères à ce qui a déjà été dit. Il recommande à la Commission de référer la plainte au Tribunal pour instruction, mais seulement pour une partie bien précise, soit la portion de la plainte concernant les actes de harcèlement post-emploi.

[35]  Somme toute, en m’appuyant sur la décision de la Cour fédérale du 11 septembre 2015 de l’Honorable juge Roy, en conjonction avec le rapport d’enquête de la Commission et les décisions de la Commission référant la plainte au Tribunal pour instruction, il est clair que seules les allégations de harcèlement post-emploi doivent être traitées par le Tribunal. Les allégations sur la rémunération et autres conditions salariales ne font pas partie de l’étendue de la plainte dont le Tribunal est saisi.

VI.  Analyse de la plainte

[36]  La preuve révèle qu’Aéropro est une compagnie qui opère ses activités dans le domaine de l’aviation. Ses activités aéroportuaires sont diverses incluant notamment l’entretien d’avions, la gestion d’aéroports, la gestion de stations météorologiques et aérologiques.

[37]  Le plaignant est d’origine française et vit au Québec depuis plusieurs années. La preuve révèle qu’il a commencé un emploi à Chibougamau, plus précisément à l’aéroport de Chibougamau, comme observateur météorologique.

[38]  Le Tribunal comprend que cet aéroport était initialement opéré par un autre entrepreneur, une compagnie appelée ATS. C’est en 2008 qu’Aéropro a soumissionné à Environnement Canada afin de se voir attribuer la gestion de l’aéroport de Chibougamau. Aéropro s’est effectivement vue octroyer sa gestion en mai 2008.

[39]  Ce faisant, M. Duverger a commencé son emploi chez ATS en 2007. Afin de s’assurer de la continuité des services, Aéropro a conservé le personnel déjà en place, incluant le plaignant, lorsqu’elle a commencé ses activités en mai 2008.

[40]   Lors de son emploi chez Aéropro, M. Duverger a témoigné à l’effet qu’il a subi différents traitements hostiles, dégradants voire menaçants de la part de son supérieur, M. Dallaire et de ses collègues. À titre d’exemple, M Duverger a témoigné que M. Dallaire l’a menacé en octobre 2009 en lui mettant son poing près du visage et en janvier 2010, lui a mis le pouce sous la gorge, ce qu’il a perçu comme étant une menace de mort.

[41]  Il a également témoigné sur certains événements humiliants dans l’environnement de travail notamment des commentaires dégradants faits par ses collègues de travail en  lien avec ses origines françaises. Il a également expliqué que M. Dallaire faisait du chantage alors qu’il lui avait demandé une lettre dont il avait besoin pour ses démarches relatives à l’immigration.

[42]  Il a aussi témoigné sur ses problèmes de transport afin de se rendre à l’aéroport de Chibougamau, qui se situe à plusieurs kilomètres de la ville. M. Dallaire a offert le transport à un autre employé, d’origine africaine, mais n’a pas fait de même pour M. Duverger. Ce dernier a également dû dormir dans le cabanon (pour utiliser le terme employé par le plaignant) de la station météorologique qui est la propriété d’Environnement Canada. Le Tribunal comprend que l’utilisation de ce cabanon à des fins d’habitation n’était pas approuvée par Environnement Canada, ce qui a poussé M.Duverger à plutôt dormir dans la station météorologique.À ce moment, M. Dallaire a pris ses effets personnels dans le cabanon et les a étalés sur le plancher de la station, ce que M. Duverger a trouvé humiliant et inapproprié.

[43]  Tous ces événements se sont produits alors que M. Duverger était à l’emploi d’Aéropro. Le Tribunal n’a pas l’intention d’énumérer tout ce qui s’est produit pendant cette période. Il est important de préciser que le Tribunal n’est pas invité à tirer des conclusions de faits sur le harcèlement qui aurait pu se produire pendant l’emploi. Il s’agit plutôt de mettre en contexte la plainte ainsi que les événements qui se sont produits après l’emploi.

[44]  Comme mentionné précédemment, il est clair que les allégations de harcèlement qui sont visées par la plainte de M. Duverger ne concernent que celles qui ont été faites après sa démission (harcèlement post-emploi). Cela transpire de l’enquête et de la décision de la Commission, qui est également cohérente avec la décision de la Cour fédérale Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2015 CF 1071, dans laquelle l’Honorable juge Yvan Roy a cassé la décision de la Commission de ne pas statuer sur la plainte de M. Duverger et lui a ordonné d’effectuer l’examen de la plainte à deux volets.

[45]  Le Tribunal ajoute que la juge administrative de la CLP, Mme Marie Langlois, a déjà fait une analyse de plusieurs des événements qui se sont produits, entre autres, alors que M. Duverger était à l’emploi d’Aéropro. Le Tribunal réfère à la décision L.D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939, rendue le 27 juin 2013.

[46]  Il est vrai que l’objectif de la CLP n’était pas de déterminer si M. Duverger avait souffertde discrimination, plus spécifiquement de harcèlement, pendant son emploi chez Aéropro. La CLP avait pour mandat de statuer sur l’existence d’une lésion professionnelle. C’est effectivement ce qu’elle a fait, en tirant des conclusions de faits sur les gestes menaçants, hostiles et dégradants qu’a subi M. Duverger par son supérieur et d’autres collègues de travail.

[47]  À ce sujet, elle écrivait, aux paragraphes 58 à 61 :

[58] La soussignée constate que des gestes menaçants, hostiles et dégradants, mettant même en danger la santé et la sécurité du travailleur, ont été commis, que des paroles vexatoires des plus humiliantes ont été prononcées à de nombreuses reprises, le tout, portant atteinte à la dignité du travailleur. L’ensemble des événements et la cruauté qui les a entourés s’écartent au plus haut point de ce qui est susceptible de se produire dans un environnement normal de travail.

[59] En somme, la Commission des lésions professionnelles estime que le travailleur a démontré de façon prépondérante que les faits démontrés constituent « un évènement imprévu et soudain » au sens de la jurisprudence.

[60] De plus, ces événements sont suffisamment traumatisants en soi pour causer une maladie de nature psychologique et au surplus, la preuve médicale les reliant est univoque. Ainsi, le syndrome de stress post-traumatique et le trouble d’adaptation avec et humeur dépressive diagnostiqués le 26 avril 2012, par le docteur Cadivy, de même que le stress post-traumatique diagnostiqué par le docteur Séguin, le 28 mai 2013, sont des lésions professionnelles subies en raison d’un accident du travail.

[61] Puisque les événements ayant causé la lésion professionnelle ont débuté le 17 octobre 2007 et qu’ils ont mené à la démission du travailleur le 21 juin 2010, la Commission des lésions professionnelles conclut que la lésion professionnelle est survenue le 21 juin 2010.  

[48]   Le témoignage de M. Duverger sur certains événements, bien qu’il ne soit pas entré dans tous les détails, en conjonction avec les conclusions de faits tirées par la juge administrative Marie Langlois, permettent au Tribunal de comprendre le contexte de travail dans lequel M. Duverger gravitait.

[49]  La preuve confirme également que M. Duverger a démissionné de son emploi le 21 juin 2010, ne tolérant plus la situation chez Aéropro. Il quitte alors Chibougamau et s’établit à Gatineau.

[50]  C’est plusieurs mois après sa démission qu’il reçoit, de la part de M. Dallaire, des courriels qu’il considère harcelants. Ces courriels sont envoyés quelques temps après le dépôt, par M. Duverger, d’une réclamation à la CSST pour lésion professionnelle de nature psychologique. C’est cette réclamation, qui a mené à la décision de Mme Langlois le 27 juin 2013.

[51]  Selon l’avis du Tribunal, il s’agit là du cœur de la plainte de M. Duverger. Tant ce dernier que l’intimée ont déposé les courriels qui ont été échangés entre M. Dallaire et M. Duverger.

[52]  Le premier courriel est envoyé par M. Dallaire le 23 avril 2012, soit 46 jours suivant le dépôt de la réclamation à la CSST. L’objet du courriel est PARASITE et l’adresse courriel utilisée est ymtmeteo@live.ca.  M. Dallaire a écrit intégralement:

Tu es le pire con avec qui j ai eu à travailler depuis 25 ans. Retournes donc dans ton pays car ici, tu n’es qu’un parasite.

[53]  M. Duverger répond à ce courriel le lendemain, le 24 avril 2012, et met en copie conforme deux individus : M. Richard Légaré, qui faisait partie de la direction, ainsi que Mme Pauline Gagnon, qui était responsable des ressources humaines et adjointe de M. Aurèle Labbé, dirigeant d’Aéropro. M. Duverger a écrit intégralement :

Monsieur Dallaire,

Je suis un être humain, par un parasite. Visiblement tu n’a pas encore compris cela. Je serais capable de travailler aujourd’hui si tu m’avais traité convenablement. C’est de ta faute.

Mon pays est le Canada et je suis daccord avec le jugement de Transport Canada :

« Le comportement et les antécédents de 2553-4330 Québec Inc. [Aéropro] et de son dirigeant révèlent un historique et une culture d’exploitation délinquante et permettant de conclure que cette entreprise agit de façon à mettre en danger et à nuire à la sécurité aérienne et à la sécurité de ses passagers, membres d’équipage et public », peut-on lire à l’alinéa 60 de la réponse du gouvernement fédéral pour contester la récente demande d’injonction du transporteur.

À l’alinéa 17, on ajoute que les antécédents du transporteur et de son président « révèlent que cette entreprise manifeste un entêtement à faire fi, à se moquer et à passer outre aux exigences prévues à la loi et à ses règlements et fait défaut de se conformer aux différentes constatations de non-conformité émises par TC [Transport Canada] au fil des années. »

Dans le même document, le Ministère remonte jusqu’en 1993 pour rappeler qu’Aéropro a été impliquée dans cinq accidents, dont quatre depuis 2001. « Deux de ces accidents ont causé huit décès au total et deux autres ont causé des blessures à six occupants, dont deux blessés graves »

Et la plupart des pilotes avec qui j’ai parlé sont aussi daccord avec ce jugement.

[54]  Le même jour, M. Dallaire envoie un autre courriel à M Duverger dont le titre est Duverger dit le CON, toujours en utilisant la même adresse courriel d’envoi ymtmeteo@live.ca. Il a écrit :

Tout ce que tu viens d’écrire me confirme qu’effectivement; T’es juste un osti d’con

[55]  Il renchérit le 25 avril 2012 et envoi un courriel dont le titre est io le trou d’cul :

Si jamais tu te points ici, tu auras assurément un accusé de réception

[56]  Le même jour, M. Duverger lui répond :

Tu devrais regarder dans un dictionnaire ce que signifie « accusé de réception ».

J’ai envoyé ma réclamation à la CSST le 26 mars. Pourquoi m’insulte tu 1 mois plus tard? Tu m’as tellement fait souffrir, alors c’est évident que je mérite la CSST.

[57]  Plus tard, M. Dallaire répond :

Tout ce que je t accorde c est un coup de pied au derriere qui te retournerais a Paris

[58]  M. Dallaire en ajoute et écrit peu de temps après le courriel précédent :

Je te suggère de formuler ta plainte de con à l’ONU et si on me convoque; je serai là.

[59]  Peu de temps après, M. Dallaire poursuit et envoie un 3e courriel :

Pourrais-tu me donner ton numéro de téléphone? Le mien est le [###]

[Le Tribunal a délibérément omis de mettre le numéro de téléphone]

[60]  Le 2 mai 2012 en soirée. M. Dallaire envoie, de nouveau, un courriel à M. Duverger, sans objet, toujours avec l’adresse courriel ymtmeteo@live.ca :

À Son Altesse Royale; Laurent le Premier du nom

Étant donné ton besoin de profiter au maximum des programmes sociaux québécois et canadiens (assurance chômage, aide sociale, CSST, assurance maladie et hospitalisation, etc…etc…) : Je tu suggère ce qui suit.

Tu pourras te trouver une chambre dans l’aile psychiatrique de l’hôpital de ton choix. Tu y seras logé, nourri, médicamenté et traité par un psychiatre. Et tout ça; sans que ca te coûte un sous. C’est plus payant que la CSST et ca fera de toi un citoyen très honorable qui recevra sans doute l’Ordre du Canada.

Avec tous mes hommages,

Raymond Dallaire, simple descendant d’agriculteur de pères en fils depuis 1640 à l’époque de la Nouvelle-France.

[61]  Enfin, M. Dallaire envoi  un courriel ultime le 7 mai 2012, à l’aide de la même adresse courriel, dont l’objet est conseil :

Retournes dans ton pays. Chez ta maman et/ou ton papa. Car ici tu n as pas d avenir et tu tombes en dépression sans que personne ne puisse te venir en aide.

[62]  Cela dit, est-ce que ces courriels constituent du harcèlement en matière d’emploi en application de l’alinéa 14(1)(c) LCDP? Deux composantes doivent être analysées par le Tribunal soit (1) le harcèlement et (2) en matière d’emploi.

[63]  Dans un premier temps, le harcèlement n’est pas défini dans la LCDP. La jurisprudence du Tribunal et des cours de justice vient toutefois mettre en place certains guides sur son interprétation. Par exemple, dans la décision Morin c. Canada (Procureur général) [Morin], 2005 TCDP 41, le membre Athanasios D. Hadjis écrivait, aux paragraphes 245 et 246 :

[245] Aux termes de l'article 14 de la Loi, le fait de harceler un individu en matière d'emploi constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite.

[246] Le harcèlement jugé illicite aux termes de la Loi a été défini de façon générale comme une conduite non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d'emploi pour la victime (Janzen c. Platy Enterprises Ltd. [1989] 1 R.C.S. 1252, à la p. 1284; Rampersadsingh c. Wignall (no 2) (2002), 45 C.H.R.R. D/237, au par. 40 (T.C.D.P.)). Dans Canada (RHC) c. Canada (Forces armées) et Franke, [1999] 3 C.F. 653, aux par. 29 à 50 (C.F., 1reinst.) (Franke), la juge Tremblay-Lamer définit le critère servant à déterminer s'il y a harcèlement aux termes de la Loi. Pour établir le bien-fondé d'une plainte, il faut prouver ce qui suit :

  1. Il faut montrer que la présumée conduite de la partie intimée est liée au motif de distinction illicite invoqué dans la plainte (en l'espèce, la couleur du plaignant). Cette démonstration doit être fondée sur la norme de la personne raisonnable dans les circonstances entourant l'affaire, en gardant à l'esprit les normes de la société.

  2. Il faut prouver que les actes jugés répréhensibles étaient importuns. Afin de déterminer s'il s'agissait d'actes importuns, on tient compte de la réaction de la partie plaignante au moment où les présumés incidents de harcèlement se sont produits et on détermine si celle-ci a expressément montré, par son comportement, que la conduite reprochée était importune. Il n'est pas nécessaire dans tous les cas de déterminer si un refus verbal a été exprimé; le fait d'omettre à maintes reprises de répondre aux commentaires de l'auteur du harcèlement constitue pour ce dernier une indication que sa conduite était importune. La norme à appliquer en vue d'apprécier la conduite est celle de la personne raisonnable dans les mêmes circonstances.

  3. Pour qu'il y ait harcèlement, il faut habituellement la présence d'un élément de persistance ou de répétition; toutefois, dans certaines circonstances, un seul incident peut suffire à créer un milieu de travail hostile. Ainsi, une seule agression physique peut être suffisamment grave pour constituer du harcèlement, mais une plaisanterie vulgaire, même si elle est de mauvais goût, ne suffira généralement pas pour constituer du harcèlement, étant donné qu'elle est moins susceptible, à elle seule, de créer un milieu de travail défavorable. On se fonde également sur le critère objectif de la personne raisonnable pour évaluer cet élément.

  4. Enfin, si un employeur fait l'objet d'une plainte ayant trait à la conduite d'un ou de plusieurs de ses employés, comme c'est le cas en l'espèce, l'équité exige que la victime du harcèlement avise, si possible, l'employeur de la présumée conduite offensante. Cette exigence existe lorsqu'il y a chez l'employeur un service du personnel ainsi qu'une politique générale et véritable en matière de harcèlement sexuel, y compris des mécanismes de redressement appropriés.

[64]  Le membre Hadjis s’est notamment basé sur la décision Janzen c. Platy Enterprises Ltd. [1989] 1 R.C.S. 1252 de la Cour suprême du Canada et Canada (RHC) c. Canada (Forces armées) et Franke, [1999] 3 C.F. 653, de la Cour fédérale.

[65]  Les principes énoncés dans Morin ont été repris par notre Tribunal dans différentes décisions, par exemple Dawson c. Poste Canada, 2008 TCDP 41, Hill c. Air Canada, 2003 TCDP 9, Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36, Croteau c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2014 TCDP 16, Day c. Société canadienne des postes, 2007 TCDP 43, Stanger c. Société canadienne des postes [Stanger], 2017 TCDP 8, Siddoo c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers, section locale 502 [Siddoo], 2015 TCDP 21, décision affirmée 2017 CF 678, pour ne nommer que celles-ci.

[66]  Il ne fait aucun doute que les courriels envoyés par M. Dallaire étaient hostiles, dégradants, empreints de méchanceté et de vulgarité. En quelques courriels, le Tribunal est en mesure d’évaluer son état d’esprit et son opinion à l’égard de M. Duverger.

[67]  Par ailleurs, le Tribunal ne peut totalement ignorer le contexte qui existait entre Aéropro et M. Duverger, surtout en ce qui concerne les événements qui sont survenus alors que ce dernier était toujours à l’emploi. Le Tribunal ne reprendra pas de nouveau les conclusions de faits de la juge administrative, Mme Langlois (voir L.D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939), mais il est impossible de rester insensible à ce que M. Duverger a dû endurer alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro. Bien que le Tribunal n’ait pas pour rôle de tirer des conclusions de faits sur ce qui a pu se produire durant l’emploi, il n’en reste pas moins que la relation existante entre les parties, qui dure depuis des années, demeures utiles. L’analyse en matière de harcèlement commande que le Tribunal applique la norme de la personne raisonnable dans les circonstances entourant l'affaire, en gardant à l'esprit les normes de la société.  De ce fait, les courriels que M. Dallaire a envoyés à M. Duverger entre le 23 avril et le 7 mai 2012 doivent être évalués dans ce contexte spécifique, en tenant comptes des circonstances existantes entre les parties.

[68]  Ces courriels sont répétés, importuns, graves et malvenus. Non seulement M. Dallaire a-t-il envoyé une série de courriels entre le 23 et le 25 avril, auquel M. Duverger a répondu, mais il a aussi renchéri le 2 mai ainsi que le 7 mai 2012.

[69]  Le 25 avril, M. Duverger s’est rendu à l’hôpital afin de  recevoir des soins de santé requis par son état. Il est allé aux urgences du CSSSG de Hull, où il a été référé, dès le lendemain, au psychiatre Dr. Alexandre Cavidy. Ce dernier a écrit un rapport portant sur l’état de M. Duverger et l’intimée a déposé ce rapport en preuve. Ce rapport n’a pas été contesté à l’audience.

[70]  Dr Cavidy pose les diagnostics, à l’axe I, de trouble de l’adaptation avec anxiété et humeur dépressive d’intensité moyenne, et à l’axe IV, il indique que M. Duverger est isolé socialement, est éloigné de sa famille, qu’il a vécu une expérience traumatisante à son ancien travail et qu’il y a absence d’activités professionnelles à cette date. Il mentionne que le plaignant n’a pas d’antécédents psychiatriques, que l’hospitalisation psychiatrique n’est pas indiquée et que son état de santé le rend inapte à reprendre son travail, et ce, pour une durée indéterminée.

[71]  À la lumière de ce rapport et de la teneur des courriels envoyés par M. Dallaire, il est clair que M. Duverger a considéré les courriels comme une attaque. M. Duverger a d’ailleurs  manifesté, dans les courriels du 25 et 27 avril qu’il a envoyés à M. Dallaire, mais aussi à Mme Gagnon et M. Labé, que les propos des courriels étaient inacceptables. Le Tribunal conclut donc que, les propos de M. Dallaire n’étaient  pas appréciés, étaient importuns et que M. Duverger a clairement exprimé sa désapprobation.

[72]  Considérant les circonstances, notamment le contexte pendant l’emploi, il est impossible pour le Tribunal de conclure que les courriels de M. Dallaire constituent des plaisanteries vulgaires ou de mauvais goût. Le Tribunal juge qu’une personne raisonnable, ayant vécu les mêmes circonstances que M. Duverger, incluant le contexte alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro, tout en tenant compte des normes établies par la société, aurait également perçu les courriels de M. Dallaire comme du harcèlement.

[73]  L’intimée a tenté de démontrer que c’est plutôt M. Duverger qui harcelait Aéropro et ses employés. La preuve révèle effectivement que le plaignant a été insistant, sur différents aspects. Le Tribunal constate que M. Duverger a notamment été insistant avec M. Harpin, de la Commission, ainsi qu’avec Mme Johanne Blanchette, de Programme-Travail. Cette insistance transpire également dans certaines représentations du plaignant devant la Cour fédérale, qui ont été déposées à l’audience, et même dans ses représentations devant ce propre Tribunal et dans ses plaidoiries.

[74]  Même le rapport de Dr Cavidy explique que lors de la consultation psychiatrique d’urgence du 26 avril 2012, M. Duverger s’est présenté :

[…] avec deux sacs de plastique remplis de documents administratifs qu’il essaiera de me montrer à plusieurs reprises pour justifier ses dires et pour prouver qu’il dit la vérité. Le débit verbal est relativement accéléré avec parfois une tendance au bégaiement. La mimique est triste et le visage a une présentation fatiguée dans l’ensemble.

[75]  Les courriels que M. Duverger envoie à son ex-employeur sont insistants, parfois excessifs et même confus. Par exemple, dans sa réponse à M. Dallaire du 24 avril 2012, il cite un jugement de Transport Canada qui fait état des comportements et des antécédents d’Aéropro, ce qui n’était pas nécessaires dans les circonstances.

[76]  Cela est également appuyé par les témoignages de M. Labbé et M. Légaré qui ont expliqué au Tribunal avoir reçu des courriels répétés de la part du plaignant. Le Tribunal ne remet pas en question ces parties de leur témoignage, ce qui est également appuyé par la preuve.

[77]  La preuve révèle également que le plaignant est entré en contact avec M. Dallaire avant l’audience du Tribunal. Les commentaires qui ont été faits ont dissuadé M. Dallaire à témoigner à l’audience. La preuve révèle également que le plaignant a tenté d’enregistrer cette conversation. Le plaignant a fait preuve de témérité. Ce genre de gestes pourrait potentiellement constituer de l’intimidation, ce qui pourrait constituer une infraction au sens des articles 59 et  60 LCDP. Ce n’est pas le rôle du Tribunal de décider de cette question. Par contre, le soussigné ne peut passer sous silence la ténacité de M. Duverger.

[78]  Cela étant dit, le Tribunal constate que M. Duverger a définitivement soif de justice. Il croit sincèrement que ses droits ont été lésés et demande, par différents moyens, réparation. Personne ne peut nier que plusieurs de ces démarchent ont effectivement été concluantes, puisque différentes instances lui ont donné raison. Bien qu’il ait été insistant à plusieurs égards, voire excessif parfois, sans que cela ne soit totalement nécessaire ou pertinent, M. Duverger a obtenu réparation et dédommagement pour des actes commis par Aéropro et son personnel. M. Duverger est, aujourd’hui, bénéficiaire de la CSST puisque la CLP a jugé qu’il avait subi une lésion professionnelle. Il faut garder à l’esprit que la lésion professionnelle et la condition médicale du plaignant découlent des agissements de l’employeur et du traitement qu’il a subi alors qu’il était à l’emploi.

[79]  Ce qui est évident, c’est que la relation entre Aéropro et M. Duverger est toxique, empoisonnée. De part et d’autre, chaque geste est perçu négativement et le Tribunal ne doit pas être distrait par cette toxicité relationnelle. Il doit demeurer centré sur la preuve déposée à l’audience afin de déterminer s’il y a existence de harcèlement.

[80]  En conclusion, il est clair pour le Tribunal que M. Duverger a subi du harcèlement de la part de M. Dallaire, qui était toujours un employé d’Aéropro. Maintenant, il faut déterminer si ce harcèlement était en matière d’emploi au sens de l’alinéa 14(1)(c) LCDP.

[81]  Rappelons que M. Duverger, au moment où il reçoit les courriels de M. Dallaire débutant le 23 avril 2012, n’était plus à l’emploi d’Aéropro depuis le 21 juin 2010, date de sa démission. Le plaignant ainsi que la Commission ont plaidé que l’alinéa 14(1)(c) LCDP inclut le harcèlement post-emploi ; l’intimée prétend à l’inverse que cet alinéa ne vise pas ce type de harcèlement.

[82]  La question est donc de savoir si le harcèlement post-emploi est visé par l’alinéa 14(1)(c) LCDP c’est-à-dire, est-ce que le harcèlement « en matière d’emploi » protège des individus alors que leur lien d’emploi n’existe plus? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’entreprendre une interprétation statutaire de cet alinéa.

[83]   Pour les motifs qui suivent, je ne peux souscrire à l’interprétation plutôt restrictive d’Aéropro et je suis d’avis que l’alinéa 14(1)(c) LCDP vise le harcèlement post-emploi, c’est-à-dire le harcèlement d’un individu alors que le lien d’emploi n’est plus existant.

A.  Interprétation – Harcèlement en matière d’emploi

[84]  Il faut tout d’abord se rappeler des enseignements de la Cour suprême quant au principe moderne d’interprétation des lois :

[TRADUCTION] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

(Voir E.A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, adopté par la Cour suprême du Canada dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re) [Rizzo], [1998] 1 R.C.S. 27, au para. 21. Voir également British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk [Schrenk], 2007 CSC 62, au para. 30).

[85]  Tout récemment, la Cour suprême du Canada a rappelé ce principe dans la  décision Schrenk, au para. 30. Elle a, au surplus, réitéré qu’à ce principe moderne d’interprétation s’ajoutent les règles particulières s’appliquant à la législation sur les droits de la personne.

[86]  Comme les lois sur les droits de la personne garantissent des protections fondamentales dans notre société, les tribunaux doivent adopter une interprétation dite large et libérale afin que ces lois puissent atteindre leurs objectifs (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd.1985 CanLII 18 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 536,p. 546‑547; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1114, p. 1133‑1136; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) [Robichaud], 1987 CanLII 73 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 84, p. 89‑90. ).

[87]  Sans aucun doute, la LCDP est une loi sur les droits de la personne qui assure des garanties dites quasi constitutionnelles (voir par exemple Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110 (CanLII), 459 N.R. 82, Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 200 (CanLII). En conséquence :

 […] les tribunaux doivent favoriser les interprétations qui s’harmonisent avec les objets des lois sur les droits de la personne comme le Code, plutôt que d’adopter des interprétations étroites ou techniques qui contrecarreraient ces objets : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), §19.3‑19.7.

[Le Tribunal souligne]

[88]  Cela ne fait que confirmer ce que la  Cour suprême enseignait en 1992, dans sa décision Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 RCS 321, à la page 339, dans laquelle elle écrivait :

Dans l'examen de l'interprétation d'une loi sur les droits de la personne, il faut respecter certains principes spéciaux.  Les lois sur les droits de la personne se classent parmi les lois les plus prééminentes.  Notre Cour a affirmé qu'une telle loi est "d'une nature spéciale.  Elle n'est pas vraiment de nature constitutionnelle, mais elle est certainement d'une nature qui sort de l'ordinaire" (Commission ontarienne des droits de la personne c. SimpsonsSears Ltd., 1985 CanLII 18 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 547).  Une des raisons pour lesquelles nous avons ainsi décrit les lois sur les droits de la personne c'est qu'elles constituent souvent le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation.  Comme les lois sur les droits de la personne sont le dernier recours des membres les plus vulnérables de la société, les exceptions doivent s'interpréter restrictivement (Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), 1988 CanLII 7 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 279, à la p. 307, voir aussi Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 1985 CanLII 19 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 561, aux pp. 567 et 589).

[Le Tribunal met l’emphase]

[89]  Cela dit, la Cour suprême a réitéré, toujours dans la décision Schrenk, que bien que les lois sur les droits de la personne doivent bénéficier d’une interprétation large et libérale afin qu’elles puissent atteindre leurs objectifs respectifs, elle écrit, au paragraphe 32, que cette « méthode d’interprétation ne permet pas à une commission ou à une cour de justice de faire abstraction des termes de la Loi pour empêcher les pratiques discriminatoires où que ce soit » : Université de la Colombie‑Britannique c. Berg1993 CanLII 89 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 353, p. 371. [Le Tribunal met l’emphase]

[90]  Ajoutons que la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, à son article 12, prévoit également que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[91]  En l’espèce, bien que la Commission n’ait pas référé la portion de la plainte de M. Duverger en vertu du paragraphe 7(b) LCDP, le texte de cet alinéa demeure pertinent dans l’interprétation statutaire que fait le Tribunal puisqu’il fait nécessairement partie de l’économie de la LCDP. Il convient de reproduire le paragraphe 7(b) et l’alinéa 14(1)(c) LCDP , tant dans la version française que la version anglaise :

Emploi

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

Employment

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

 

Harcèlement

14 (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c) en matière d’emploi.

 

Harassment

14 (1) It is a discriminatory practice,

(a) in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public,

(b) in the provision of commercial premises or residential accommodation, or

(c) in matters related to employment,

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

[92]  Je suis d’avis que les expressions en matière d’emploi, in matters related to employment, ainsi que individuindividual, sont déterminants dans les circonstances. Ce qui est intéressant, c’est que le législateur n’a pas employé les mêmes termes dans l’article 7 et dans l’article 14 LCDP tant pour l’une que pour l’autre de ces expressions.

[93]  En gardant ces principes d’interprétation statutaire, le Tribunal analysera d’abord le terme individu, individual, utilisé à l’article 14 LCDP.

(i)  Individu, individual

[94]  Dans l’article 7 LCDP, le législateur a déterminé que le fait de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu ou de défavoriser un individu en cours d’emploi, en raison d’un motif de distinction illicite, était discriminatoire. Comme le paragraphe 7(b) LCDP énonce « de le défavoriser », il faut nécessairement lire le paragraphe 7(a) LCDP afin de comprendre que « le » réfère à « un individu ».

[95]   La version anglaise, quant à elle, prévoit plutôt, à son paragraphe 7(a) LCDP « to refuse to employ or continue to employ any individual » alors que le paragraphe 7(b) LCDP indique « in the course of employment, to differientiate adversely in relation to an employee ». La version anglaise est donc plus précise, puisqu’elle utilise le terme employee au paragraphe b).

[96]  Le Tribunal note ainsi une divergence entre les versions anglaise et française. En matière d’interprétation d’une loi bilingue, la Cour suprême du Canada nous rappelle que :

Selon un principe d’interprétation des lois bilingues, lorsqu’une version est ambiguë tandis que l’autre est claire et sans équivoque, il faut privilégier a priori le sens commun aux deux versions : voir Côté, op. cit., p. 413-414; et Tupper c. The Queen1967 CanLII 14 (SCC), [1967] R.C.S. 589.  De plus, lorsqu’une des deux versions possède un sens plus large que l’autre, le sens commun aux deux favorise le sens le plus restreint ou limité : voir Côté, op. cit., p. 414; R. c. Dubois1935 CanLII 1 (SCC), [1935] R.C.S. 378; Maurice Pollack Ltée c. Comité paritaire du commerce de détail à Québec1946 CanLII 17 (SCC), [1946] R.C.S. 343; Pfizer Co. c. Sous‑ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise1975 CanLII 194 (CSC), [1977] 1 R.C.S. 456, p. 464‑465; et Gravel c. Cité de St‑Léonard1977 CanLII 9 (CSC)[1978] 1 R.C.S. 660, p. 669.

(voir Schreiber c. Canada (Procureur général)[2002] 3 R.C.S. 2692002 CSC 62 (CanLII), interprétation également reprise dans R c. Daoust, [2004] 1 RCS 217, aux paras. 26 et 27).

[97]  Je suis d’avis que malgré le fait que la version française du paragraphe 7(b) réfère au mot individu et que la version anglaise réfère au mot « employee », le sens commun qui peut être tiré des deux versions est clair et non équivoque. L’ « individu » de la version française est équivalent à l’« employee » de la version anglaise, puisque dans la version française, le mot individu est qualifié par les termes « en cours d’emploi ». Or, un individu, en cours d’emploi, n’est nul autre qu’un employé.

[98]  Cette précision quant au terme individu est pertinente puisque l’article 14 LCDP utilise aussi ce terme. Il est donc nécessaire d’interpréter le terme individu de façon à lui donner le même sens dans les deux articles, soit 7 et 14.

[99]  Cela étant dit, selon le dictionnaire Le Petit Robert, le mot individu, dans son sens courant, signifie « personne quelconque, que l’on ne peut ou que l’on ne veut pas nommer ». Selon le Oxford English Dictionary, le mot individual est définit comme étant « a single human person […] ».

[100]  Dans son sens courant, ordinaire, individu ou individual est un mot large. Un individu ou individual est une personne humaine quelconque, ce qui est assimilable à l’interprétation qui a été faite du mot personne dans Schrenk. La Cour suprême écrivait, au paragraphe 34 :

 Il faut commencer notre analyse par le mot « personne » (« person ») utilisé à la première ligne du par. 13(1). Dans son sens ordinaire, ce mot se rapporte généralement à un être humain. Dans le contexte du Code, il désigne également la catégorie d’acteurs à qui s’applique l’interdiction prévue à l’al. 13(1)(b). Le sens ordinaire du mot « personne » est large; il comprend assurément un éventail d’acteurs plus étendu que simplement toute personne qui exerce un pouvoir économique sur le plaignant. Il est d’ailleurs significatif que le législateur ait choisi d’interdire la discrimination « relativement à [l’]emploi » dont fait preuve toute « personne ». S’il avait voulu limiter cette interdiction aux employeurs — ou à une autre catégorie étroite d’individus —, il aurait très bien pu le faire en utilisant un terme dont le sens est plus étroit que celui du mot « personne ».

[101]  Il faut préciser que dans la décision Schrenk, le terme personne, énoncé à l’alinéa 13(1)(b) du Human Rights Code, a été interprété par le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique. Cependant, ce terme est employé dans un contexte particulier, en ce que « a person must not discriminate against a person regarding employment or any term or condition of employment ».  C’est cette première personne qui a été interprétée, soit celle qui ne peut discriminer une autre personne.

[102]  Dans notre cas, le Tribunal doit plutôt analyser le terme individu, en étant celui qui subit le harcèlement et non celui qui le commet, « le fait de harceler un individu » « to harass an individual ».

[103]  Néanmoins, les commentaires de la Cour suprême demeurent, à mon avis, tout à fait pertinents. Si le législateur avait voulu faire en sorte que la protection de l’alinéa 14(1)(c) LCDP s’applique à une catégorie plus étroite d’individus, par exemple à un employé, un salarié, il aurait très bien pu le faire et utiliser un terme plus spécifique et dont le sens est plus étroit que le terme individu.

[104]  Cette idée est d’autant plus renforcée puisqu’à l’article 7(b) LCDP, le législateur a intentionnellement utilisé le mot employee dans la version anglaise. Il aurait très bien pu utiliser le même mot dans l’article 14(1)(c) LCDP, ce qu’il a choisi de ne pas faire. Le Tribunal assume que le législateur est prudent dans l’utilisation du langage, de l’importance des mots sélectionnés (Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e ed, Toronto, Irwin Law, 2016 aux pages 40 et 41). De plus, selon la présomption de conformité des expressions, le Tribunal doit présumer que le législateur a pour intention d’avoir des lois qui sont cohérentes. S’il utilise les mêmes mots, c’est qu’il veut que les expressions aient la même signification. À l’inverse, s’il utilise des mots différents, c’est qu’il veut que les expressions aient une interprétation différente (2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2018 CF 377, au para. 42, citant Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, précité, aux pages 43 et 44).

[105]  Il est clair pour le Tribunal que le législateur avait l’intention que l’alinéa 14(1)(c) LCDP vise une large catégorie de personnes en utilisant le terme individu, individual et ne vise pas spécifiquement un employé ou un salarié, contrairement au paragraphe 7(b) LCDP. La Cour d’appel fédérale, dans la récente décision Tan v. Canada (Attorney General), 2018 FCA 186, a également fait le même constat, soit que le législateur avait l’intention que la LCDP puisse bénéficier à une grande catégorie de personnes. Elle écrivait, aux paragraphes 75 et 76 :

[75] The CHRA is concerned with discriminatory practices. The sections which define discriminatory practices proscribe those practices with respect to “any individual” or “an individual”: see paragraphs 5(a) and (b), paragraphs 6(a) and (b), paragraph 7(a), paragraphs 9(1)(a) and (c), section 10, and subsection 14(1) of the CHRA. In some cases, a more restrictive descriptor is used because the focus is persons with a particular status: see, for example, the reference to employee in paragraph 7(b) dealing with discrimination in employment, the reference to “members of [an] organization” in paragraph 9(1)(b) dealing with discrimination in employee organizations, the reference to “male and female employees” in subsection 11(1) dealing with equal wages.

[76] In my view, these inclusive references demonstrate an intention to extend the benefit of the legislation to as broad a group of persons as possible.

[Traduction non disponible]

[Le Tribunal souligne]

[106]  Cela étant dit, il est clair pour le Tribunal que M. Duverger est un individu au sens de la LCDP et que la protection offerte à l’article 14 n’est pas limitée aux employés ou aux salariés.

[107]  Le Tribunal doit maintenant analyser l’expression en matière d’emploi, in matters related to employment.

(ii)  En matière d’emploi, in matters related to employment

[108]  L’intimée a beaucoup insisté sur son interprétation de l’alinéa 14(1)(c) LCDP voulant que la protection contre le harcèlement ne soit offerte qu’aux employés. En effet, Aéropro a énuméré un certain nombre d’arguments qui appuient cette idée que l’expression « en matière d’emploi » signifie que les allégations de harcèlement doivent s’être déroulées au cours de la période qui est visée par l’emploi. Ainsi, selon elle, comme M. Duverger n’était plus à l’emploi d’Aéropro au moment des faits au sens de l’article 25 LCDP, l’alinéa 14(1)(c) LCDP ne trouverait pas application.

[109]   Le Tribunal est en désaccord avec cette interprétation et ne croit pas que pour que l’alinéa 14(1)(c) LCDP trouve application, le harcèlement allégué doive s’être déroulé durant, pendant, en cours de la période d’emploi.

[110]  Afin d’interpréter les termes « en matière d’emploi », il est important de lire la LCDP dans son ensemble. La présomption de la conformité des expressions veut que le Tribunal présume que le législateur ait l’intention d’avoir des lois qui sont cohérentes. En conséquence, si le législateur utilise les mêmes termes dans deux expressions, il faut ainsi présumer qu’il avait l’intention que ces expressions aient la même signification. À l’inverse, si le législateur utilise des termes différents, il faut présumer qu’il avait l’intention que ces expressions soient interprétées différemment (voir 2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2018 CF 377, au para. 42, citant Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e éd. Toronto, Irwin Law, 2006, aux pages 43 et 44).

[111]  Le Tribunal juge donc que l’expression utilisée au paragraphe 7(b) LCDP doit être interprétée différemment que l’expression utilisée à l’alinéa 14(1)(b) LCDP, puisque le législateur a utilisé deux expressions bien distinctes ; en matière d’emploi, in matters related to employment, ne peut pas être interprétée comme voulant dire en cours d’emploi, in the course of employment. En effet, si le législateur avait voulu utiliser les termes en cours d’emploi, in the course of employment, tel qu’il l’a fait au paragraphe 7(b) LCDP, il aurait très bien pu le faire. Il a plutôt décidé d’utiliser les termes en matière d’emploi, in matters related to employment.

[112]  Selon Le Petit Robert (Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française [Le Petit Robert], nouvelle édition millésime 2012, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2837 pages), en matière de, que l’on retrouve à l’alinéa 14(1)(c) LCDP signifie, « dans le domaine, sous le rapport de, en ce qui concerne (tel objet) ».

[113]  Dans la version anglaise, in matters related to, matters fait référence, selon le Oxford English Dictionary (Concise Oxford English Dictionary [Oxford English Dictionary], Oxford University Press, eleventh edition 2004, 1708 pages),  à « an affair or situation under consideration ; a topic » et related to, est défini comme voulant dire « concern ».

[114]  Le sens commun des textes français et anglais est non ambigu ; lorsque le législateur utilise l’expression « harcèlement en matière d’emploi », le Tribunal comprend cette expression comme voulant dire « harcèlement concernant l’emploi ou dans le domaine de l’emploi ».

[115]  Quant aux termes en cours d’emploi, in the course of employment, que l’on retrouve au paragraphe 7(b) LCDP, Le Petit Robert définit en cours de comme « durant, pendant […] dans le courant de ». Dans la version anglaise, in the course of signifie, selon le Oxford English Dictionary, « during ». Encore une fois, il n’existe aucune ambiguïté entre les deux versions. Selon le paragraphe 7(b) LCDP, le Tribunal comprend que le traitement défavorable doit survenir durant, pendant l’emploi.

[116]  Ce faisant, le Tribunal juge que le législateur n’avait pas l’intention que les expressions utilisées dans le paragraphe 7(b) et l’alinéa 14(1)(c) LCDP aient la même signification. Le Tribunal ne peut accepter l’interprétation d’Aéropro que l’expression en matière d’emploi, in matters related to employment, veut dire en cours d’emploi, in the course of employment.

[117]  Cela étant dit, l’objet de la LCDP se retrouve à son article 2. À ce sujet, la Cour suprême a rappelé, dans la décision CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987 1 RCS 1114, à la page 1134 que

Les objets de la Loi sembleraient tout à fait évidents, compte tenu des termes puissants de l'art. 2. Pour que tous puissent avoir des chances égales d'«épanouissement», la Loi cherche à interdire «les considérations» fondées notamment sur le sexe. C'est l'acte discriminatoire lui-même que l'on veut prévenir. La Loi n'a pas pour objet de punir la faute, mais bien de prévenir la discrimination.

[Le Tribunal souligne]

(voir également Schrenk, précité, au para. 85).

[118]  La LCDP a également pour objet de remédier à des conditions qui ne sont pas souhaitables socialement, nonobstant des raisons de leur existence (Robichaud, précité, au para. 10).

[119]  Au surplus, pendant les débats parlementaires menant à l’adoption de la LCDP, le législateur a souligné, à l’époque, l’absence de « […] mesure législative qui interdise en général aux cadres de la fonction publique ou aux particuliers travaillant dans le domaine fédéral de faire des différences injustes dans le traitement de leurs subordonnés » et la nécessité d’adopter la LCDP pour y remédier (voir les commentaires du ministre de la Justice, Hon. Ron Basford dans House of Commons Debates, 2nd session, 13th parliament, 25-26 Elizabeth II, Volume III, 1976-1977, February 11, 1977, à la page 2976).

[120]  On ne le répétera jamais assez ; les lois en matière des droits de la personne doivent recevoir une interprétation large, libérale et fondée sur l’objet visé. Les droits qui sont protégés par les lois seront interprétés largement, alors que les moyens de défense et exceptions seront interprétés restrictivement. Dans l’interprétation des termes et des concepts généraux des lois en matière des droits de la personne, les tribunaux et les cours doivent adopter une approche dite organique, souple, et les dispositions de ces lois doivent être adaptées, nécessairement, aux conditions sociales du moment, mais doivent aussi tenir compte de l’évolution des conceptions en matière des droits de la personne (voir notamment Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville) [Boisbriand], [2000] 1 RCS 665, la Cour suprême citant, au paragraphe 29, le professeur R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), aux pp. 383 et 384).

[121]  La tendance actuelle de l’interprétation des lois sur les droits de la personne est à l’élargissement de la portée de la notion de harcèlement en matière d’emploi. Il suffit de lire la décision de la Cour suprême dans Schrenk, précitée, afin de s’en convaincre. Dans cette décision, il a été déterminé qu’un employé pouvait être victime de discrimination de la part d’un autre employé, qui travaillait sur le même lieu de travail, même si cet employé relevait d’un employeur différent (voir  interprétation que la Cour suprême du Canada fait de l’alinéa 13(1)b) du Human Rights Code [BC Human Rights Code], RSB, 1996, c 10, de la Colombie-Britannique. Voir également 2553-4330 Québec inc.. c. Duverger, 2018 CF 377, aux paras. 43 à 45). Dans Schrenk, la Cour suprême a donc décidé d’élargir la protection offerte contre le harcèlement discriminatoire.

[122]  Elle a également, par le fait même, élargi cette responsabilité qu’ont les employeurs pour les actes qui sont posés par leurs employés et qui pourraient être discriminatoires. Cela n’est pas étranger à l’article 65 LCDP qui vise, entre autres, à rendre un employeur responsable des actes discriminatoires qui sont commis par ses employés.

[123]  Toujours dans la décision Schrenk, la Cour suprême a interprété l’expression « relativement à l’emploi », « regarding employment » que l’on retrouve à l’alinéa 13(1)(b) BC Human Rights Code. Cet alinéa se lit comme suit :

(1) A person must not (b) discriminate against a person regarding employment or any term or condition of employment.

[124]  Elle écrit ce qui suit, aux paragraphes 37, 38 et 40 de sa décision :

[37] Ensuite, l’expression « relativement à [l’]emploi » (« regarding employment ») est déterminante parce qu’elle délimite le type de discrimination que proscrit l’al. 13(1)(b). Pour commencer, je souligne que le mot « relativement » (« regarding ») sert à relier deux idées d’une façon générale. En l’espèce, il est question de discrimination « relativement » à l’emploi, c’est‑à‑dire qu’elle doit de quelque manière être reliée au contexte de l’emploi. […]

[38] Suivant mon interprétation du Code, les mots « relativement à [l’]emploi » n’interdisent pas uniquement la discrimination qui a cours dans le contexte des relations hiérarchiques en milieu de travail. Si c’était le cas, ces mots voudraient essentiellement dire qu’il est question de discrimination « par les employeurs ou les supérieurs en milieu de travail ». Or, à mon avis, l’al. 13(1)(b) ne limite pas qui peut faire preuve de discrimination. Il définit plutôt qui peut souffrir de discrimination dans le contexte du travail. Ainsi, il prohibe le comportement discriminatoire qui vise les employés dans la mesure où ce comportement a un lien suffisant avec leur contexte d’emploi. Pour juger si un comportement est de ceux qui sont prohibés, il faut adopter une approche contextuelle qui tient compte des faits particuliers de chaque demande afin de déterminer s’il existe un tel lien suffisant entre la discrimination et le contexte d’emploi. Si c’est le cas, celui qui a adopté le comportement a fait preuve de discrimination « relativement à [l’]emploi » et le plaignant peut solliciter une mesure de réparation contre cet individu.

[…]

[40] […] bien que je convienne que le mot [traduction] « emploi » dans le Code évoque, entre autres, une relation entre un employeur et un employé, il ne s’ensuit pas pour autant que la discrimination « relativement à [l’]emploi » doive être perpétrée seulement par une personne partie à une telle relation. En fait, il serait indûment formaliste de supposer que la seule relation pouvant avoir une incidence sur l’emploi d’un travailleur est celle qu’il partage avec son employeur. D’autres relations au travail — p. ex. celles entretenues entre collègues — peuvent être source de discrimination « relativement à [l’]emploi », et ce, même si seul l’employeur exerce un contrôle sur le chèque de paie.

[Le Tribunal met l’emphase]

[125]  Dans ces paragraphes, le Tribunal comprend que la Cour suprême, suivant le principe moderne d’interprétation des lois, applique une approche contextuelle aux comportements menant aux allégations de harcèlement, qui tient compte des faits spécifiques de chaque affaire. À l’instar de la Cour suprême dans la décision Schrenk, le Tribunal en arrive au même résultat, dans l’interprétation de l’alinéa 14(1)(c) LCDP, devant lui aussi déterminer s’il existe un lien suffisant entre le harcèlement et le contexte d’emploi, au regard des faits en l’espèce (voir notamment 2553-4330 Québec inc. c. Duverger, 2018 CF 377, aux paras. 39, 43 et 44; voir également Schrenk, précité, aux paras. 3 et 38).

[126]  Si l’intimée s’est fondée sur les différents facteurs énoncés par l’Honorable juge Rowe, toujours dans la décision Schrenk, précitée, afin de démontrer que les allégations de harcèlement ne sont pas en matière d’emploi (voir Schrenk, précité, au para. 67), le Tribunal est d’avis que ces critères ne sont pas applicables en l’espèce. Ces facteurs sont : (1) si l’intimé faisait partie intégrante du milieu de travail du plaignant; (2) si la conduite reprochée a été adoptée sur le lieu de travail du plaignant; et, (3) si le comportement a nui à l’emploi du plaignant ou à son environnement de travail. 

[127]  Tout d’abord, le Tribunal doit faire preuve de prudence par rapport à ces facteurs puisqu’ils ont été élaborés dans le cadre de l’analyse de la protection offerte contre le harcèlement par le BC Human Rights Code, et non la LCDP. En effet, bien que la LCDP et le BC Human Rights Code aient des similitudes, la décision Schrenk doit également être lue à la lumière de certaines distinctions importantes entre ces deux textes. Il faut rappeler que le BC Human Rights Code ne contient pas d’article précis qui protège les individus contre le harcèlement. C’est pourquoi historiquement, l’article 13 BC Human Rights Code a été créé afin d’interdire la discrimination dans le contexte d’emploi entre des personnes qui se trouvent dans une relation d’emploi, notamment au sens de McCormick c. Fasken Martineau Dumoulin [McCormick], 2014 SCC 39.

[128]  Dans l’affaire McCormick,  la Cour suprême a eu à déterminer qui se trouve dans une relation d’emploi aux fins de l’application du BC Human Rights Code en se basant sur deux facteurs : « le contrôle exercé par un employeur à l’égard des conditions de travail et de la rémunération, et la dépendance correspondante du travailleur ». C’est dans ce contexte que la décision Schrenk élargit la portée de l’article 13 BC Human Rights Code, puisque la Cour suprême a décidé que cet article prohibe également la discrimination commise contre les employés  par des acteurs autres que leur employeur.

[129]   De plus, notons que la LCDP  contient spécifiquement un article qui protège les  individus contre le harcèlement en matière d’emploi, contrairement au BC Human Rights Code. Il faut se rappeler qu’avant l’ajout de l’article 14 à la LCDP dans les années 1980, quelques années après l’adoption du texte initial de la LCDP dans les années 1970, le harcèlement était analysé par le Tribunal sous l’article 7 LCDP (l’arrêt Robichaud, précité, en est un bon exemple). Le législateur avait l’intention de modifier la LCDP afin d’y inclure spécifiquement un article prohibant le harcèlement. Selon lui, la LCDP n’avait pas prouvé être totalement efficace comme elle aurait pu l’être afin de remédier au harcèlement. Le législateur craignait également que considérant le texte initialement adopté, il fût toujours possible que les cours de justice jugent que la LCDP n’interdisait pas le harcèlement (voir Chambre des communes, procès-verbal du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques [Procès-verbal Comité permanent de la justice], le 20 décembre 1982, 1ère session, 32ième législature, 1980-81-82, p. 114 :9).

[130]  Ce faisant, le législateur avait l’intention d’assurer que les individus qui étaient victimes de harcèlement puissent non seulement recourir à la protection prévue à la LCDP, mais sachent que la LCDP leur accorde clairement une telle protection (Procès-verbal Comité permanent de la justice, précité, toujours à la page 114 :9). Par le fait même, il est intéressant de constater que les termes qui ont été employés par le législateur à l’alinéa 14(1)(c) LCDP, adopté bien après l’article 7 LCDP, sont beaucoup plus larges et souples que les termes qui ont été employés à ce dernier article.

[131]  Comme expliqué antérieurement, l’intimée a présenté de nombreux arguments afin que le Tribunal adopte l’approche voulant que l’alinéa 14(1)(c) LCDP protège seulement les individus contre le harcèlement qui a lieu « en cours d’emploi ». En effet, selon elle, le terme clé dans l’expression en matière d’emploi est le mot emploi. En ce sens, elle fait un parallèle entre la Loi sur l’équité en matière d’emploi [LEME], L.C. 1995, ch. 44, dont le Tribunal est compétent pour entendre des demandes de révision de l’employeur ou de la demande de confirmation de la Commission (voir paragraphes 28(1) et (2) LEME)

[132]  Elle précise que dans la LEME, qui, d’ailleurs, utilise la même expression que l’alinéa 14(1)(c) LCDP (en matière d’emploi), il est toujours question d’employeur, de salarié et d’employé. En conséquence, l’alinéa 14(1)(c) LCDP devrait ainsi viser les salariés, les employés. Le Tribunal comprend le parallèle que fait l’intimée pour ces deux mêmes expressions, utilisées dans deux lois et dont le Tribunal a compétence : il s’agit de l’interprétation de la cohérence des lois entre elles (Pierre-André Côté [Côté], Interprétation des lois, Éditions Thémis, 4e éditions, Montréal, 2009, aux pages 395 et 396).

[133]  Cela étant dit, la LEME, adoptée en 1995, est une loi bien distincte de la LCDP, adoptée en 1976-77 et refondue en 1985. Les termes d’une loi doivent se lire dans leur contexte global, tout en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, son objet et l’intention du législateur (Rizzo, au para. 21). Il n’est nullement question ici d’interpréter les termes de la LEME. Il serait imprudent d’inférer automatiquement que puisque cette loi utilise la même expression que la LCDP (en matière d’emploi), forcément, les mêmes notions et principes s’appliquent aux deux de façon interchangeable en ce que le sens d’un mot est largement tributaire de son contexte (voir Côté, précité, à la page 399). Cet argument n’est pas déterminant en l’espèce afin de trancher la question dont il est saisi.

[134]  Aéropro ajoute que pour être en matière d’emploi, les comportements allégués doivent avoir porté atteinte à la dignité de l’employé d’une manière telle qu’ils ont créé un environnement de travail hostile ou malsain. Comme M. Duverger n’était plus un employé et qu’il y avait donc inexistence d’un milieu de travail, cela n’a pu créer ce genre de milieu. L’intimée se fonde notamment sur certaines décisions du Tribunal, qui reprennent cette idée d’environnement de travail hostile ou malsain (voir Stanger, Siddoo et Khiamal c. Greyhound Canada Transportation Corporation [Khiamal], 2007 TCDP 34).  

[135]  Le Tribunal estime que le cas en l’espèce soulève des questions particulières et bien différentes de celles soulevées dans les décisions Stanger, Siddoo et Khiamal, citées par l’intimée.

[136]  En effet, dans Khiamal, les incidents allégués par le plaignant ont été vécus au travail. Il suffit de lire les paragraphes 87 et suivant de la décision pour en être convaincu.

[137]  Dans Stanger, la plaignante alléguait avoir été harcelée en milieu de travail, faisant référence à une série d’événements se déroulant entre 2005 et 2008, alors qu’elle était encore à l’emploi de la Société canadienne des postes.

[138]  Enfin, dans Siddoo, la plaignante alléguait avoir été harcelée notamment par le syndicat et un formateur en lien avec la formation qu’elle recevait (voir par exemple paragraphe 48 à 51). Tout cela s’est déroulé alors qu’elle était toujours à l’emploi.  

[139]  Rappelons que la portion de la plainte qui a été référée au Tribunal ne concerne que les allégations de harcèlement post-emploi. Les principes généraux qui ont pu être dégagés dans les décisions Stanger, Siddoo, Khiamal, demeurent, à mon avis, pertinents quant aux concepts plus généraux en matière de harcèlement. Par contre, dans ces plaintes, le Tribunal n’a pas eu à analyser une situation similaire et aussi spécifique que celle en l’espèce, c’est-à-dire, analyser si l’alinéa 14(1)(c) LCDP vise le harcèlement post-emploi. Il faut ainsi remettre ces décisions dans leur contexte, c’est-à-dire que ces plaignants étaient toujours à l’emploi, contrairement à M. Duverger.

[140]  Dans la même veine, l’intimée a également déposé à l’audience les décisions Abrams v. Calgary Board of Education [Abrams], 2008 AHRC 2 et Schofield v. AltaSteel Ltd. [Schofield], 2015 AHRC 15, du Alberta Human Rights Commission (anciennement nommé Human Rights and Citizenship Commission).

[141]  Dans les deux cas, cette commission a analysé l’alinéa 7(1)(b) du Alberta Human Rights Act, qui précise que :

No employer shall

[…]

(b) discriminate against any person with regard to employment or any term or condition of employment,

because of the race, religious beliefs, colour, gender, gender identity, gender expression, physical disability, mental disability, age, ancestry, place of origin, marital status, source of income, family status or sexual orientation of that person or of any other person.

[Le Tribunal souligne]

[142]  Ces deux décisions ont notamment basé leur raisonnement sur la décision de la Cour fédérale dans Cluff c. Canada (Ministère de l’Agriculture) [Cluff], [1994] 2 CF 176, un jugement en contrôle judiciaire d’une décision de notre Tribunal (Cluff c. Sage, CanLII 20 (TCDP)). 

[143]  Plus précisément, dans la décision Abrams, les circonstances étaient différentes de celles en l’espèce puisque M. Abrams était toujours à l’emploi. La question était de savoir si ses déplacements étaient accessoires, incidents, à l’emploi ou logiquement et naturellement liés à l’emploi.

[144]  Dans Schofield, la situation était également différente puisque Mme Schofield alléguait avoir été harcelée sexuellement par un collègue de travail lors d’une réunion de vote de grève se déroulant à l’extérieur du site et des heures de travail. Par contre, elle était toujours à l’emploi.

[145]  Ces deux décisions n’étaient pas identiques, mais fortement similaires à l’affaire Cluff, citée par l’intimée, et qui émane du Tribunal. Dans Cluff, Mme Cluff avait organisé, avec l’approbation de son employeur, un congrès du Eastern Canada Farm Writers’ Association (ECFWA). Elle avait notamment pour responsabilité de s’occuper de l’accueil à la suite de la réception. Il faut comprendre que le congrès était suivi d’un buffet dinatoire. Après le buffet dinatoire, ECFWA avait prévu accueillir des participants dans une suite de réception, qui était située au même hôtel que le congrès. Mme Cluff alléguait avoir été sujette à du harcèlement sexuel de la part d’un employé de niveau supérieur dans cette suite de réception, après 2h00 du matin. Il est important de noter que la plaignante était toujours à l’emploi. Le Tribunal a donc dû se demander si le harcèlement allégué était survenu dans le cadre de l’emploi ou en matière d’emploi, tel que le prescrit l’alinéa 14(1)(c) LCDP.

[146]  Ce qui est clair, c’est que tant dans Abrams, Schofield, que Cluff, les plaignants étaient toujours à l’emploi. La question était, notamment, de se demander si les activités accessoires (déplacement, réunion de vote de grève, réception), pendant lesquelles des pratiques discriminatoires alléguées s’étaient produites, étaient visées par la loi. En d’autres mots, est-ce que ces activités accessoires étaient de quelconque manière liées à l’emploi? En revanche, cela n’est pas le cas en l’espèce, ce qui diminue de manière importante leur valeur en tant que précédents.

[147]  Le Tribunal ajoute que les décisions Abrams et Schofield émanent du Alberta Human Rights Commission, une juridiction différente de celle du Tribunal. Cette commission se base sur une législation différente, qui n’est pas la LCDP. Le Tribunal ne saurait donc être lié par les décisions de cette commission. 

[148]  Plus spécifiquement, quant à la décision Cluff, qui émane du Tribunal, le soussigné considère que la valeur de cette décision, à titre de précédent, a été considérablement diminuée.

[149]  Il faut souligner que cette décision a été rendue il y a maintenant près de 27 ans (12 novembre 1992). Certains éléments contenus dans cette décision demeurent encore applicable à ce jour, par exemple la conclusion du Tribunal mentionnant que les expressions en cours d’emploi, in the course of employment et en matière d’emploi, in matters related to employment doivent être interprétées largement, de manière à inclure la responsabilité d’un employeur de s’assurer que l’environnement de travail demeure sain et de supprimer les pratiques discriminatoires que lui ou un de ses employés a commis en cours d’emploi (Cluff c. Sage, CanLII 20 (TCDP), à la page 9). Cela n’est pas étranger à l’article 65 LCDP : les employeurs sont réputés être responsables des actes ou omission commis par leurs employés dans le cadre de leur emploi.

[150]  Le Tribunal ajoute que bien que la décision Cluff ait pu être suivie par le passée à titre de précédent, il ne faut pas oublier que les droits de la personne évoluent. Comme mentionné précédemment, non seulement les droits de la personne doivent recevoir une interprétation large et libérale, fondés sur l’objet visé, mais l’interprétation des termes et des concepts généraux doit également être organique et souple (Boisbriand, précité, aux paras. 383 et 384).

[151]  Toujours dans l’affaire Cluff, la plaignante avait déposé une plainte en vertu de l’article 7 et de l’article 14 LCDP. La décision du Tribunal se fonde beaucoup sur la décision Robichaud, précitée, et qui a été rendue dans un contexte particulier alors que l’article 14 LCDP n’existait pas. Robichaud se fondait sur l’article 7 LCDP dont l’expression utilisée était, et est toujours à ce jour, en cours d’emploi, in the course of employment.

[152]  Le soussigné est également d’avis, avec respect, que le Tribunal ne s’est pas attardé sur la distinction des expressions utilisées aux articles 7 et 14 LCDP et, par le fait même, fusionne les deux expressions employées. Comme expliqué précédemment, ces deux articles n’utilisent pas le même langage (en cours d’emploi, in the course of employment et en matière d’emploi, in matters related to employment). Sans reprendre toute l’analyse sur l’intention du législateur et l’objet de la LCDP, le soussigné ne peut souscrire à la prétention que ces expressions aient, en fait, la même signification.

[153]  Au surplus, en se fondant sur Robichaud, précité, le Tribunal avait conclu que l’expression en cours d’emploi, in the course of employment devrait être comprise comme voulant dire « relié de quelque manière à l’emploi ». Il a également établi des critères à considérer afin de déterminer si du harcèlement (sexuel) a eu lieu en cours d’emploi (voir Cluff c. Sage, CanLII 20 (TCDP), à la page 10).

[154]  Le Tribunal n’a pas expliqué si ces critères sont applicables dans une situation en matière d’emploi. Et à la lecture de la décision de la Cour fédérale (Cluff c. Canada (Ministère de l'Agriculture), [1994] 2 CF 176), le soussigné constate que le juge semble également avoir noté cette lacune puisqu’il écrit :

En tenant compte de l'arrêt Robichaud, le Tribunal a établi pour lui-même les critères suivants pour déterminer si l'acte ou les actes reprochés de harcèlement sexuel étaient survenus dans le cadre de l'emploi de la plaignante (ainsi que, vraisemblablement, en matière d'emploi) […]

[Le Tribunal souligne]

[155]  Cela étant dit, le soussigné partage l’opinion de l’Honorable juge Martineau, exprimée dans la décision 2553-4330 Québec inc.. c. Duverger, 2018 CF 377, au paragraphe 46, à propos de la portée amoindrie de la décision Cluff  dans le contexte actuel des droits de la personne. Il écrivait, au paragraphe 46 :

[46] Troisièmement, la demanderesse s’appuie sur la décision que la Cour fédérale a rendue en 1993 dans Cluff pour suggérer que c’est le plaignant qui doit être « en matière d’emploi » et non l’employeur ou le « harceleur ». Avec égard pour l’opinion contraire, je lis cette décision différemment. Il en ressort plutôt que l’employeur doit être responsable des actes discriminatoires posés par ses employés dans le cadre de leur emploi. Quant à la question de savoir si des gestes de harcèlement posés par un employé à l’extérieur des lieux de travail (ici on a utilisé l’adresse courriel et les ordinateurs de l’employeur pour envoyer les courriels harcelants) sont susceptibles d’entraîner la responsabilité de l’employeur, il me semble que la valeur que la décision Cluff peut encore avoir aujourd’hui à titre de précédent a considérablement été amoindrie. Pour s’en convaincre, il suffit d’opposer à la vision restrictive de la Cour fédérale la conception plus large d’autres cours et tribunaux dans des affaires plus récentes (voir par ex Simpson v Consumers’ Association of Canada (2001), 2001 CanLII 23994 (ON CA), 57 OR (3e) 351209 DLR (4e) 214 aux  paras 57-61 (CA Ont)Woiden c Lynn (2002), 2003 CLLC 230-005, 2002 CanLII 8171 aux paras 1, 69-71, 86, 104 (TCDP); Syndicat des travailleurs et travailleuses Canam Structal (CSN) et Groupe Canam pour son établissement Structal (CSN)2016 QCTA 736 aux paras 227‑234).

[156]  Finalement, l’intimée soutient que c’est la présumée victime de harcèlement qui doit se retrouver en matière d’emploi, et non l’employeur ou le présumé harceleur. Le Tribunal comprend, en d’autres mots, que l’intimé reprend l’argument voulant que la présumée victime doive avoir un lien d’emploi.

[157]  Le Tribunal ne peut accepter cette interprétation restrictive de l’alinéa 14(1)(c) LCDP et il n’est pas nécessaire de répéter toute l’analyse faite quant à l’expression en matière d’emploi, in matters related to employment. Quant aux termes de la LCDP, c’est le fait de harceler, dans le domaine de l’emploi, un individu, qui constitue un acte discriminatoire. Cet individu, par ailleurs, peut aussi être un employé.

[158]  La question est plutôt celle de savoir s’il existe un lien suffisant au contexte d’emploi et non s’il existe un lien d’emploi à proprement parler (2553-4330 Québec inc.. c. Duverger, 2018 CF 377, aux paras. 39, 43 et 44; voir également Schrenk, précité, aux paras. 3 et 38). Tel que le rappelle la Cour suprême dans Schrenk, précité, au paragraphe 31 (voir également 2553-4330 Québec inc.. c. Duverger, 2018 CF 377, au para. 39), il faut rejeter une approche restrictive qui se fonde sur les relations et plutôt préférer une approche contextuelle qui tienne compte de la nature quasi constitutionnelle des lois sur les droits de la personne qui se veulent préventives et réparatrices.

(iii)  Lien suffisant avec le contexte d’emploi

[159]  À la lumière de l’interprétation statutaire de l’alinéa 14(1)(c) LCDP, afin de déterminer si le fait de harceler un individu en matière d’emploi constitue un acte discriminatoire, il est nécessaire de déterminer s’il existe un lien suffisant entre les allégations de harcèlement et le contexte d’emploi.

[160]  Après l’analyse de la preuve déposée à l’audience, le Tribunal est amplement satisfait que les allégations de harcèlement de M. Duverger sont suffisamment liées au contexte d’emploi, et ce, pour les motifs suivants.

[161]  Le Tribunal estime que le lien entre Aéropro et M. Duverger ne s’est pas totalement terminé au moment où ce dernier a remis sa démission le 21 juin 2010. Bien qu’évidemment, le lien d’emploi n’existe plus, un lien suffisant avec le contexte d’emploi subsiste entre eux deux.

[162]  Tel que mentionné précédemment, M. Duverger a été à l’emploi d’Aéropro entre mai 2008 et juin 2010. La CLP a déjà jugé que celui-ci a subi une lésion professionnelle alors qu’il était à l’emploi de l’intimée, notamment en raison des agissements de son superviseur, M. Dallaire (voir L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939).

[163]  La preuve révèle que M. Dallaire a utilisé l’adresse ymtmeteo@live.ca pour envoyer la série de courriels hostiles et vulgaires à M. Duverger. Le Tribunal a déjà conclu que ces courriels constituaient du harcèlement à proprement parler.

[164]  L’intimée a tenté de mettre en preuve, notamment à l’aide d’un affidavit détaillé, assermenté et signé par M. Dallaire, que ces courriels ont été transmis avec l’adresse courriel personnelle de M. Dallaire et non celle d’Aéropro.

[165]  Dans un premier temps, le Tribunal a admis cet affidavit en preuve en application de l’alinéa 50(3)(c) LCDP qui prévoit que le membre instructeur a le pouvoir de recevoir des éléments de preuve par tout moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire. Néanmoins, le Tribunal doit également accorder aux éléments de preuve le poids qui leur revient, et ce, au regard des autres éléments de preuve déposés à l’audience.

[166]  Malheureusement, ni le plaignant ni l’intimée n’ont appelé M. Dallaire à témoigner à l’audience. Ce dernier n’a donc pas pu expliquer plus en détail la situation ou ajouter à ce que ce qui a été écrit dans l’affidavit. Cet affidavit, bien que détaillé, ne contient pas une panoplie d’informations qui permettrait au Tribunal d’être davantage éclairé sur le sujet. L’absence de M. Dallaire s’explique en partie par l’intervention de M. Duverger qui, avant l’audience, l’a contacté par téléphone à son domicile. Il est malheureux que M. Duverger ait agi ainsi, puisque cela a mené au refus de M. Dallaire de témoigner à l’audience. L’intimée a renoncé à l’appeler comme témoin et M. Duverger n’a pas insisté pour contre-interroger M. Dallaire sur son affidavit assermenté. Le Tribunal a été privé d’une preuve qui aurait pu lui être utile.

[167]  Malgré cela, le Tribunal demeure convaincu que M. Dallaire a envoyé les courriels à M. Duverger avec une adresse courriel qui était utilisée dans le cours des activités d’Aéropro, à l’aéroport de Chibougamau.

[168]  Le Tribunal n’est pas d’avis qu’il soit nécessaire d’avoir une adresse courriel dont le nom du domaine est spécifiquement prévu pour l’entreprise afin qu’il puisse être déterminé que l’adresse courriel est utilisée dans le cours des activités de l’entreprise. Par exemple, M. Richard Légaré avait une adresse courriel bien à lui durant son emploi chez Aéropro (rlegare@aeropro.qc.ca). Il en est de même pour M. Aurèle Labbé (alabbe@aeropro.qc.ca) ou Mme Pauline Gagnon (pgagnon@aeropro.qc.ca). La preuve à cet effet est évidente tant dans la preuve testimoniale de M. Duverger, M. Labbé et M. Légaré, que dans la preuve documentaire, notamment le nombre important de courriels déposés à l’audience par M. Duverger et qui contiennent ces adresses courriel précises.

[169]   Mais l’adresse courriel utilisée par M. Dallaire dans les courriels du 23, 24, 25 avril et 2 et 7 mai 2012 était ymtmeteo@live.ca. M. Duverger a témoigné à l’effet que les lettres YMT représentent le code de l’aéroport de Chibougamau. Il a expliqué que cette adresse courriel servait à différentes fins, notamment à envoyer les feuilles de temps des employés.

[170]  Certains courriels utilisant cette adresse ont été déposés à l’audience par M. Duverger. Le Tribunal constate que cette adresse a été utilisée, par exemple, dans un courriel daté du 20 octobre 2009  afin d’acheminer un courriel à M. Légaré pourdiscuter d’activités de l’entreprise, notamment de certification de NAV Canada et de formations en français.

[171]  Un autre exemple est celui du courriel du 16 juin 2010. L’adresse courriel ymtmeteo@live.ca a encore une fois été utilisée afin d’acheminer un courriel à M. Légaré. Dans ce courriel, qui est signé par Raymond (M. Dallaire), il est discuté notamment des horaires de travail de M. Duverger, du fait que ce dernier se sente persécuté en raison de ses origines françaises et qu’il croie qu’il y a un complot afin de le forcer à quitter son emploi.

[172]  Avec ces preuves, il est impossible pour le Tribunal de conclure que l’adresse courriel ymtmeteo@live.ca était l’adresse courriel personnelle de M. Dallaire, tel qu’il l’a écrit dans l’affidavit assermenté.

[173]  Il appert que les courriels harcelants de M. Dallaire ont été envoyés avec une adresse courriel qui était utilisée dans le cours normal des activités d’Aéropro. La preuve révèle également que M. Dallaire était toujours un employé de l’intimée au moment des faits et ce, sous l’autorité de M. Légaré et de M. Labbé.

[174]  La preuve révèle également que M. Duverger a déposé une plainte à la CSST pour ce qu’il a subi alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro. C’est à la suite de cette plainte que M. Dallaire a pris la décision d’envoyer les courriels harcelants, dans lesquels il fait notamment référence à la réclamation à la CSST. Et c’est en raison de leur emploi chez Aéropro que M. Dallaire et M. Duverger ont un canal, un forum, pour communiquer, et ce, bien qu’il n’y ait plus de lien d’emploi.

[175]  La CLP a finalement déclaré que M. Duverger avait effectivement subi une lésion professionnelle pour laquelle il reçoit toujours compensation. La preuve révèle que l’intimée demeure encore informée de la situation du plaignant notamment de sa situation d’emploi puisqu’elle reçoit des rapports de la CSST. Bien que le lien d’emploi n’existe plus, cette relation, dans le contexte d’emploi, demeure existante.

[176]  Le Tribunal est satisfait que les courriels harcelants qui ont été envoyés par M. Dallaire à M. Duverger, bien que ce dernier n’était plus employé chez Aéropro, étaient suffisamment liés au contexte d’emploi afin que l’alinéa 14(1)(c) LCDP trouve application.

B.  M. Duverger et le fardeau de son dossier

[177]  Le Tribunal ne reprendra pas tout ce qui a été analysé précédemment et il est clair que M. Duverger a été harcelé en matière d’emploi par M. Dallaire.

[178]  Les courriels harcelants de M. Dallaire font spécifiquement référence aux origines françaises de M. Duverger ainsi qu’à une perception de déficience. Il lui dit expressément, le 23 avril 2012, de retourner dans son pays puisqu’il n’est qu’un parasite. Le 25 avril 2012, il lui dit qu’il veut lui accorder un coup de pied au derrière pour le retourner à Paris. Le 2 mai 2012, le courriel qui est envoyé à M. Duverger ne fait pas spécifiquement référence à ses origines françaises, mais demeure assez explicite. M. Dallaire, en employant un style d’un autre temps, d’une autre époque, fait nécessairement référence à l’origine française de M. Duverger. Par exemple, il lui dit « À son Altesse Royale; Laurent le Premier du nom » ainsi que « Raymond Dallaire, simple descendant d’agriculteur de pères en fils depuis 1640 à l’époque de la Nouvelle-France ». Il fait également référence au fait que M. Duverger à « besoin de profiter au maximum des programmes sociaux québécois et canadiens […] », ce qui est effectivement en relation avec l’origine française de M. Duverger et du fait qu’il est en territoires québécois et canadien.

[179]  Enfin, aucun doute ne subsiste avec son courriel du 7 mai 2012, où il lui dit, encore une fois, de retourner dans son pays, chez son père ou sa mère et qu’il n’a aucun avenir ici, faisant référence aux territoires québécois et canadien.

[180]  Le Tribunal juge qu’il est on ne peut plus clair qu’il existe un lien entre l’origine nationale du plaignant et le harcèlement. Ce faisant, il juge que M. Duverger a été harcelé en matière d’emploi, et ce, en raison de son origine nationale.

[181]  Quant à la déficience, la Cour suprême nous enseigne, dans la décision Boisbriand, précitée, aux paragraphes 79 à 81, que :

 79  Ainsi, un «handicap» peut résulter aussi bien d’une limitation physique que d’une affection, d’une construction sociale, d’une perception de limitation ou d’une combinaison de tous ces facteurs. C’est l’effet de l’ensemble de ces circonstances qui détermine si l’individu est ou non affecté d’un «handicap» pour les fins de la Charte.

80  Les tribunaux auront donc à tenir compte non seulement de la condition biomédicale de l’individu, mais aussi des circonstances dans lesquelles une distinction est faite. Dans le cadre de l’acte reproché à un employeur, les tribunaux doivent se demander, entre autres, si une affection réelle ou perçue engendre pour l’individu [traduction] «la perte ou la diminution des possibilités de participer à la vie collective au même titre que les autres»: McKenna, loc. cit., aux pp. 163 et 164. Il n’en demeure pas moins que le motif «handicap» comprend par ailleurs les personnes qui ont surmonté toutes limitations fonctionnelles et qui ne sont limitées dans leur vie courante que par le préjudice ou les stéréotypes qui se rattachent à ce motif: Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights)1999 CanLII 646 (CSC)[1999] 3 R.C.S. 868, au par. 2.

 81  Il faut préciser qu’un «handicap» n’exige pas obligatoirement la preuve d’une limitation physique ou la présence d’une affection quelconque. Le «handicap» peut être soit réel ou perçu et, puisque l’accent est mis sur les effets de la distinction, exclusion ou préférence plutôt que sur la nature précise du handicap, la cause et l’origine du handicap sont sans importance. De même, une distinction fondée sur la possibilité réelle ou perçue que l’individu puisse développer un handicap dans l’avenir est prohibée par la Charte.

[182]  Cette décision est en application de l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., chapitre C-12) du Québec, qui est le pendant de la LCDP. Bien que le terme handicap soit utilisé (et non, déficience, comme la LCDP), elle insiste à ce sujet, au paragraphe 46 ;

[…] sur le fait qu’il ne faut pas se réfugier derrière des différences de terminologie pour conclure à des divergences fondamentales entre les objectifs poursuivis par les lois en matière de droits de la personne. Dans l’affaire University of British Columbia c. Berg1993 CanLII 89 (CSC)[1993] 2 R.C.S. 353, à la p. 373, le juge en chef Lamer, s’exprimant au nom de la majorité, affirme ce qui suit:

 Si les lois en matière de droits de la personne doivent être interprétées en fonction de l’objet visé, les différences de formulation entre les provinces ne devraient pas masquer les fins essentiellement semblables de ces dispositions, à moins que la formulation n’indique la poursuite d’une fin différente de la part d’une législature provinciale particulière. [Je souligne.]

[183]  La décision Boisbriand a été reprise dans la décision de notre Tribunal dans Desormeaux c. La Corporation de la Ville d’Ottawa, 2003 TCDP 2, décision affirmée par la Cour d’appel fédérale dans 2005 CAF 311 (voir également Temple c. Horizon International Distributors, 2017 TCDP 30, au para. 39).

 Dans le cas en l’espèce et suivant la preuve déposée à l’audience, le Tribunal n’est pas d’avis que M. Dallaire savait que M. Duverger avait effectivement reçu un diagnostic d’un trouble de l’adaptation avec anxiété et humeur dépressive d’intensité moyenne. Ce diagnostic a été posé par le Dr Cavidy le 26 avril 2012. Rappelons que l’échange de courriels entre eux se déroule entre le 23 et 25 avril 2012, ainsi que le 2 et 7 mai 2012. Le 25 avril 2012, alors que les courriels sont plus insistants, M. Duverger a été admis à l’urgence du CSSSG de Hull pour une symptomatologie anxio-dépressive qui évolue depuis plusieurs années. Il a ensuite été référé à Dr Cavidy, qui a posé le diagnostic  de trouble de l’adaptation avec anxiété et humeur dépressive d’intensité moyenne le 26 avril 2012.

[184]  Il serait donc étonnant que M. Dallaire ait été au courant de ce diagnostic considérant la simultanéité des événements.

[185]  Cela étant dit, M. Dallaire envoie un courriel le 2 mai 2012, dans lequel il écrit que M. Duverger pourra se trouver une chambre dans l’aile psychiatrique de l’hôpital de son choix, où il y sera logé, nourri, médicamenté et traité par un psychiatre. Il renchérit en disant que c’est plus payant que les prestations de CSST. Il en ajoute, le 7 mai 2012, en lui écrivant qu’il tombe en dépression sans que personne ne puisse lui venir en aide.

[186]  Au surplus, dans la preuve ayant été déposée à l’audience, le Tribunal bénéficie de certains courriels qui ont été échangés entre M. Dallaire et son superviseur, M. Légaré. Plus particulièrement, dans le courriel du 16 juin 2010, M. Dallaire lui écrit que M. Duverger se sent victime de persécution en raison de son origine française, qu’il voit des complots à son endroit et se sent discriminé. De cette même correspondance, M. Dallaire décrit ne pas comprendre les réactions de M. Duverger, mais il est clair qu’il est au courant que ce dernier ne se sent généralement pas bien.

[187]  Le Tribunal estime que la preuve appuie la thèse, selon la balance des probabilités, que M. Dallaire était également au courant de la plainte qui a été déposée à la CSST par M. Duverger et de son contenu. Pourquoi en aurait-il alors parlé dans son courriel harcelant du 2 mai 2012? Dans sa plainte à la CSST, M. Duverger décrit, entre autres, les sarcasmes et les humiliations de M. Dallaire et de ses autres collègues et la souffrance qu’il a vécue (tant le juge administratif M. Pierre Sincennes que la juge administrative Mme Marie Langlois font état de la plainte à la CSST dans leur décision finale. Voir à cet effet L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 1871 et L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939). Cette plainte a été déposée le 8 mars 2012 et le 23 avril 2012, M. Dallaire a commencé à harceler le plaignant, et fait référence à cette réclamation dans son courriel du 2 mai 2012.

[188]  La déficience perçue par M. Dallaire doit s’analyser dans son contexte (voir Boisbriand, précité, aux paras. 79 et 80). Il n’est pas nécessaire que M. Duverger soit réellement atteint d’une déficience causant des limitations physiques ou qu’il y ait présence d’une affection quelconque. La discrimination peut se fonder sur la déficience, même s’il y a absence de restrictions physiques ou mentales concrètes (voir Boisbriand, précité, au para. 81).

[189]  Que son trouble de l’adaptation avec anxiété et humeur dépressive d’intensité moyenne ait été ou non existant, diagnostiqué ou non, avant le 26 avril 2012, cela n’a que peu d’importance.

[190]  Dans le cas en l’espèce, ce qui compte, c’est que M. Dallaire percevait M. Duverger comme ayant un problème de santé mentale.

[191]  Le Tribunal croit que M. Dallaire était au courant de la souffrance de M. Duverger. Il est suffisant que M. Dallaire ait perçu M. Duverger comme ayant  un problème de santé mentale et l’ait harcelé en se basant sur cette perception de la déficience afin que le Tribunal conclue qu’il existe un lien entre le motif de prohibition et le harcèlement.

[192]  Le Tribunal est ainsi satisfait que M. Duverger a été harcelé en matière d’emploi, et ce, en raison de sa déficience.

C.  Responsabilité d’Aéropro

[193]  Le Tribunal a jugé que M. Duverger a rencontré le fardeau de son dossier. Ce faisant, il est maintenant nécessaire d’analyser la défense présentée par Aéropro.

[194]  Aéropro a mis en preuve différents éléments afin de renverser la présomption de responsabilité prévue à l’article 65 LCDP. Le paragraphe 65(1) LCDP  prévoit qu’un employeur est réputé être responsable des actes ou omissions commis par ses employés dans le cadre de leur emploi. Cela dit, un employeur peut se soustraire de cette présomption s’il établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets (paragraphe 65(2) LCDP ).

[195]  Le Tribunal juge que l’intimée n’a pas été en mesure de renverser cette présomption et est ainsi responsable pour les gestes commis par son employé, M. Dallaire.

[196]  Le paragraphe 65(1) LCDP indique que l’employeur est réputé être responsable des actes ou omissions de ses employés qui ont été commis dans le cadre de son emploi. La Cour suprême nous enseigne, dans l’arrêt Robichaud, précité, au para. 17, que les employeurs sont responsables des actes de leurs employés qui ont été commis dans le cadre de leur emploi. Cette dernière expression (dans le cadre de leur emploi) a été interprétée en fonction de l’objet de la LCDP comme signifiant « relié de quelque manière à l’emploi ».

[197]  Bien que l’arrêt Robichaud ait été rendu avant la modification de la LCDP et l’ajout de l’article 65 LCDP, les commentaires de la Cour suprême quant à la responsabilité de l’employeur demeurent, somme toute, pertinents. Le Tribunal a repris cette analyse dans la décision Uzoaba c. Canada (Service correctionnel), D.T.7/94, 28 avril 1994, à la page 56, mais a précisé ce qui suit :

Ainsi, selon l'arrêt Robichaud, une conduite «raisonnablement diligente» de la part de l'employeur ne l'exonérera pas de sa responsabilité, mais elle peut atténuer ou éliminer les risques auxquels il s'expose à cet égard. En revanche, selon la nouvelle Loi, si l'employeur a exercé toute la diligence nécessaire, il pourra peut-être échapper totalement à la responsabilité. Toutefois, dans les deux cas, la conduite de l'intimé sera pertinente aux fins des conclusions qui seront finalement tirées dans une affaire donnée.

Il faut garder cela à l’esprit lors de l’application de l’article 65 LCDP.

[198]  L’intimée a déposé un affidavit détaillé et assermenté signé par M. Dallaire. Dans cet affidavit, M. Dallaire affirme que M. Duverger ne s’est jamais plaint d’harcèlement alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro. Pour les fins du présent dossier, cette affirmation est inutile puisque le Tribunal se concentre uniquement sur le harcèlement ayant eu lieu après l’emploi. Cela dit, le Tribunal se permet de faire le commentaire suivant : la preuve révèle que M. Dallaire a envoyé un courriel à M. Légaré, le 16 juin 2010, afin de lui dénoncer la situation tendue entre lui et M. Duverger. Il écrit à M. Légaré que M. Duverger se sentait victime de persécution en raison de ses origines françaises et qu’il voyait des complots visant à le faire quitter son emploi. Il a expliqué qu’il a tenté de lui parler calmement et qu’il n’avait pas l’intention de le discriminer, ce que M. Duverger ne croyait pas. Bien que M. Duverger n’ait peut-être pas utilisé le mot harcèlement, selon la propre correspondance de M. Dallaire, décidément, il était au courant que M. Duverger avait des craintes, inquiétudes et souffrances au travail. 

[199]  Toujours dans l’affidavit, M. Dallaire déclare que les courriels qui ont été transmis en 2012 l’étaient à titre strictement personnel et non à titre d’ancien supérieur de M. Duverger. Comme rappelé antérieurement, le Tribunal doit accorder aux éléments de preuve le poids qui leur revient, et ce, au regard des autres éléments de preuve déposés à l’audience.

[200]  D’emblée, le Tribunal ne peut passer sous silence que cet affidavit, bien qu’admis en preuve, s’apparente à de la preuve intéressée. M. Dallaire n’est pas une partie à l’audience et c’est Aéropro, par le biais de son avocat, qui lui a fait signer une telle déclaration assermentée. Le Tribunal doit ainsi accorder le poids qui lui revient, et ce, au regard des circonstances en l’espèce.

[201]  Le Tribunal ajoute que le fait de qualifier les gestes de M. Dallaire comme ayant été commis à titre personnel ou à titre d’ancien supérieur de M. Duverger n’est pas, en soi, utile pour le Tribunal dans son analyse puisqu’il ne s’agit pas là de la question. La question est plutôt celle à savoir si les actions de M. Dallaire étaient reliées de quelque manière à l’emploi, ce à quoi le Tribunal répond par l’affirmative.

[202]  Selon la balance des probabilités, la preuve ne révèle pas que M. Duverger et M. Dallaire avaient une relation quelconque, autre que celle développée dans le cadre de l’emploi. Ils n’étaient ni proches,  ni amis, ni partenaires. M. Dallaire était strictement le superviseur de M. Duverger et la seule relation qui existait entre eux était celle d’un superviseur et de son employé, en raison de leur emploi chez Aéropro.

[203]  Au surplus, les courriels harcelants que M. Dallaire a transmis à M. Duverger ont été envoyés avec l’adresse courriel ymtmeteo@live.ca. Le Tribunal a déjà jugé que cette adresse courriel était utilisée dans le cadre des activités d’Aéropro, plus spécifiquement à l’aéroport de Chibougamau.

[204]  Le Tribunal rappelle qu’il n’a pas retenu la déclaration de M. Dallaire voulant que les courriels aient été envoyés avec une adresse courriel personnelle. Cela dit, que les courriels aient été envoyés avec une adresse personnelle ou non, la question est plutôt celle à savoir si les actions ont été commises dans le cadre de l’emploi ou, en d’autres mots, si elles sont reliées de quelconque manière au contexte d’emploi.

[205]  Ajoutons que ces courriels font spécifiquement référence à la relation de travail entre M. Duverger et M. Dallaire. Par exemple, ce dernier écrit, le 23 avril 2012 « Tu es le pire con avec qui j ai[sic] eu à travailler depuis 25 ans […] ». Les courriels sont également en réaction à la plainte que M. Duverger a déposée à la CSST en mars 2012. En effet, M. Dallaire fait référence à la CSST dans son courriel du 2 mai 2012. Finalement, rappelons que M. Dallaire est toujours, au moment de ces courriels, un employé chez Aéropro.

[206]  Comment M. Dallaire peut-il ainsi prétendre que les courriels ont été envoyés à titre strictement personnel et non à titre d’ancien superviseur de M. Duverger, alors que la seule relation existante entre eux est celle d’un ancien superviseur et d’un ancien employé?

[207]  Le Tribunal ne peut souscrire à une telle prétention et estime que les courriels sont reliés de quelconque manière à l’emploi. Il s’agit de courriels qui ont été envoyés dans le contexte de l’emploi, avec une adresse courriel utilisée dans le cadre des activités de l’entreprise, alors que M. Dallaire est toujours un employé d’Aéropro. De plus, il est clair que la seule relation existante entre lui et le plaignant est celle d’un ancien superviseur et d’un ancien employé.

[208]  Aux fins de l’application du paragraphe 65(2) LCDP, Aéropro peut renverser la présomption si elle établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’elle avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, elle a tenté d’en annuler les effets.

[209]  Selon la preuve déposée à l’audience notamment, les témoignages de M. Labbé et de M. Légaré, le Tribunal est effectivement convaincu qu’Aéropro n’avait pas consenti à ce que M. Dallaire envoie lesdits courriels harcelants à M. Duverger. Selon la balance des probabilités, M. Dallaire a envoyé les courriels de son propre chef et la preuve n’appuie pas la thèse voulant que M. Labbé ou M. Légaré lui aient demandé de le faire. Il n’est pas nécessaire de s’attarder davantage à cet aspect.

[210]  Quant à déterminer si Aéropro avait toutes les mesures nécessaires pour empêcher les actes de M. Dallaire, le Tribunal doit analyser la situation dans son ensemble afin de déterminer si tel est le cas.

[211]  D’abord, la preuve révèle qu’Aéropro détient une politique en matière de harcèlement, intitulée « déclaration en matière de harcèlement au travail ». M. Labbé a expliqué au Tribunal que puisqu’Aéropro est de juridiction fédérale, elle a l’obligation dans chaque station qu’elle opère d’afficher le Code canadien du travail, notamment les parties 3 et 4. Elle affichait également cette politique sur le harcèlement au travail, sur le harcèlement sexuel ainsi que la politique en santé et sécurité au travail.

[212]  Il a ajouté que des inspecteurs de Transport Canada et d’Environnement Canada effectuaient des audits dans les différentes stations une fois par année. Ils effectuaient des vérifications rigoureuses, incluant l’affichage de ces différents documents. 

[213]  Cela dit, la politique sur le harcèlement au travail d’une page est relativement courte et ne comporte que 7 paragraphes. Le Tribunal n’a pas l’intention de reprendre l’entièreté de cette politique et ne reprend que les éléments jugés importants. Cela étant dit, la politique décrit le harcèlement comme étant :

[…] tout comportement inopportun et offensant, d’un individu envers un autre individu en milieu de travail, y compris pendant toute activité ou dans tout lieu associé au travail, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou cause préjudice. Il comprend tout acte, propos ou exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace. Il comprend également le harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne (c.-à-d. en raison de la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée).

Le harcèlement est normalement défini comme une série d’incidents, mais peut être constitué d’un seul incident grave lorsqu’il a un impact durable sur l’individu.

[214]  Elle inclut le droit d’un employé de jouir d’un milieu exempt de harcèlement et indique que l’employeur veillera, dans la mesure du possible, à ce qu’aucun employé ne fasse l’objet de harcèlement. Il est également déclaré que l’employeur s’engage à prendre les mesures disciplinaires jugées nécessaires contre ses subordonnés qui se seront rendus coupables de harcèlement envers un employé. Enfin, il est également précisé que les plaintes de harcèlement seront portées à l’attention du Département des Ressources humaines (représentant de l’employeur).  

[215]  La preuve révèle que cette politique, à l’époque où M. Duverger était toujours employé, était affichée, en plus du Code canadien du travail, dans un endroit en vue du personnel. Cela dit, M. Légaré ne se souvient pas si spécifiquement, cette politique était affichée à l’aéroport de Chibougamau. De mémoire, il pense qu’il y avait un babillard avec différents documents incluant des horaires et le Code canadien du travail. Selon lui, la politique aurait aussi dû s’y retrouver, sans confirmer clairement si elle s’y retrouvait.

[216]  M. Légaré a confirmé que les employés ne recevaient pas de formations expliquant la politique contre le harcèlement. Il a également affirmé qu’il n’avait pas envoyé aux employés de correspondances afin d’expliquer le processus administratif derrière la politique. Il ne peut pas confirmer que les ressources humaines avaient pris cette initiative.

[217]  M. Légaré et M. Labbé ont également témoigné à l’effet qu’ils n’ont pas reçu de plainte de harcèlement de la part de M. Duverger. M. Labbé a effectivement affirmé que M. Duverger ne s’était jamais plaint de quoi ce quoi alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro.

[218]  Dans un premier temps, le Tribunal trouve paradoxal que l’intimée se fonde sur la politique contre le harcèlement alors que la preuve n’indique pas clairement que cette politique était affichée à l’aéroport de Chibougamau. Même si elle l’avait été, la preuve prépondérante révèle que les employés ne reçoivent aucune formation quant à cette politique et son application, ce qui inclut également les superviseurs comme M. Dallaire. Le Tribunal se pose même la question à savoir si les employés, incluant M. Dallaire, étaient au courant de l’existence d’une telle politique.

[219]  Néanmoins, la preuve est concluante à l’effet que M. Dallaire a informé M. Légaré de certaines allégations faites par le plaignant, notamment à son encontre. Dans un courriel du 16 juin 2010, M. Dallaire explique à son supérieur que M. Duverger se sent persécuté, et ce, en raison de ses origines françaises. Ce dernier croit également que M. Dallaire complote afin qu'il quitte son emploi. M. Dallaire a tenté de lui expliquer qu’il n’avait pas l’intention de le discriminer, mais en vain, et mentionne à M. Légaré que le plaignant lui fait des reproches ainsi qu’à d’autres individus travaillant à l’aéroport.

[220]  Ce qui est étonnant, c’est que malgré les allégations transmises à M. Légaré, le Tribunal constate l’inexistence de démarches ou de proactivité de sa part afin de s’enquérir de la situation. Peut-être que le mot « harcèlement » n’a pas été employé par M. Dallaire ni par M. Duverger, mais les mots utilisés dans ce courriel, par exemple « persécution », « discriminé », « complot », sont relativement forts et explicites. M. Légaré, qui est un haut dirigeant d’Aéropro, aurait pu agir. M. Duverger n’a pas été dirigé vers les services des ressources humaines afin d’être accompagné et, peut-être, invité à déposer une plainte.

[221]  Les propos du Tribunal n’ont pas pour effet de juger s’il existait du harcèlement ou de la discrimination alors que M. Duverger était à l’emploi puisqu’il ne s’agit pas de l’étendue de la plainte. Ils visent plutôt à illustrer et mettre en lumière l’attitude qu’a adoptée Aéropro dans la gestion des allégations importantes exprimées par le plaignant, et ce, alors qu’elle était au courant que quelque chose se passait à l’aéroport de Chibougamau. Comme le Tribunal l’a mentionné précédemment, la situation doit être analysée et comprise dans sa globalité.

[222]  Cela étant dit, M. Légaré et M. Labbé ont témoigné à l’effet que M. Duverger leur envoyait, ainsi qu’à plusieurs autres employés, notamment Mme Gagnon, une myriade de courriels lorsqu’il a cessé son emploi en juin 2010. Ces courriels provenaient de différentes adresses courriel personnelles. Selon leur témoignage, M. Duverger tenait la compagnie et ses dirigeants responsables de certains accidents et de la mort de passagers notamment suivant un crash d’avion dans la région de Québec en 2010.

[223]  M. Légaré n’a pu affirmer, lors du contre-interrogatoire mené par la Commission, le nombre de courriels qu’il a reçus de la part de M. Duverger après son départ en juin 2010. À son souvenir, il a rapidement bloqué ses différentes adresses courriel après les premiers courriels reçus. D’autres employés se sont également plaints et il leur a conseillé de ne pas prendre en considération les courriels de M. Duverger n’étant plus à leur emploi et de les bloquer. Il se souvient avoir parlé avec Pauline Gagnon, mais il ne peut confirmer si elle a effectivement suivi ses recommandations et les a bloqués.

[224]  Dans la même veine, M. Labbé a également affirmé que lorsqu’il a pris connaissance de certains des courriels du plaignant après son départ, il a demandé à son adjointe, Mme Gagnon, de supprimer tous les courriels entrants du plaignant. Il a été catégorique : il lui a demandé de bloquer M. Duverger, de supprimer les courriels et lui a dit qu’il ne voulait plus rien savoir de lui puisque rien de tout ce qu’il écrivait était constructif.

[225]  Tant M. Légaré que M. Labbé ont affirmé ne pas avoir pas vu les courriels harcelants de M. Dallaire en avril et mai 2012. Le Tribunal n’a pas de raison de remettre en question ces affirmations. Cela semble cohérent puisque M. Légaré avait bloqué les courriels de M. Duverger avant cette période et que M. Labbé avait demandé à son adjointe, Mme Gagnon, de les supprimer. Mme Gagnon avait pour habitude de passer en revue les courriels de M. Labbé tôt le matin et pouvait ainsi supprimer les courriels provenant du plaignant.

[226]  Il est ainsi difficile avec la preuve déposée à l’audience de déterminer la quantité de courriels qui aurait été envoyée par M. Duverger et de confirmer son contenu. De plus, presque la totalité des courriels a été bloquée, voire supprimée, selon l’intimée.

[227]  Cela étant dit, même si le Tribunal acceptait la thèse selon laquelle M. Duverger était à ce point harcelant en raison du contenu et de la quantité de ses courriels, le Tribunal juge, selon la preuve prépondérante, qu’Aéropro n’a pas, malgré cela, pris les moyens pour empêcher que l’acte discriminatoire se produise ni n’a pris de mesure pour en atténuer ou en annuler les effets.

[228]  Dans un premier temps, il est difficile pour le Tribunal de déterminer s’il était justifié (ou non) que l’intimée bloque les courriels du plaignant. Cela soulève cependant plusieurs questionnements quant à la responsabilité de l’employeur pour les actes ou omissions de ses employés ainsi que l’exonération de cette responsabilité. Est-ce qu’un employeur peut bloquer les courriels d’ex-employés? Si oui, à quel moment est-il justifié de le faire et sous quelles conditions? Est-ce que l’employeur aurait dû recourir à d’autres moyens, options, procédures, avant de bloquer les courriels de l’ex-employé, par exemple en déposant une plainte policière?

[229]  Le Tribunal est également conscient de l’incohérence que pourrait amener le fait, pour un employeur, de bloquer systématiquement les communications d’un ex-employé. Comme l’employeur ne pourrait que difficilement être mis au courant de la situation, n’y aurait-il pas avantage pour lui de systématiquement bloquer les courriels des ex-employés afin de diminuer ses chances d’être tenu responsable des actes ou omissions de ses employés? Le Tribunal croit qu’il s’agit d’une question de fait et que cela dépendra de la situation particulière du dossier.

[230]  Ce qui est clair, c’est que la relation entre les parties était et est toujours, à ce jour, négative, détériorée et toxique.

[231]  Néanmoins, le Tribunal n’a pas à se demander si Aéropro était justifiée ou non de bloquer les courriels de M. Duverger. Bien que le Tribunal ne remette pas en question le fait que M. Légaré et M. Dallaire n’avaient pas connaissance de l’existence de ces courriels en avril et mai 2012, la preuve révèle que Mme Pauline Gagnon, responsable des ressources humaines et adjointe de M. Labbé, a été mise en copie conforme dans la première réponse de M. Duverger à M. Dallaire, datée du 24 avril 2012 ;  il répondait à son message du 23 avril 2012 intitulé PARASITE. M. Légaré a également été mis en copie conforme dans ce courriel, mais avait déjà bloqué les courriels du plaignant. L'adresse courriel utilisée par le plaignant est celle terminant par yahoo.ca. M. Duverger a tenté de mettre Aéropro au courant de la conduite offensante (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées), [1999] 3 C.F. 653 (1re inst.), à la page 670).

[232]  Le vendredi 27 avril 2012, M. Duverger transmet également à M. Labbé le même courriel, lui demandant son opinion sur le message envoyé par son employé, M. Dallaire. Il utilise toujours son adresse se terminant par yahoo.ca. M. Labbé n’a pas vu ce courriel puisque la preuve démontre que Mme Gagnon passait en revue les courriels de son supérieur et filtrait les courriels de M. Duverger.

[233]  Bien que M. Légaré ait témoigné à l’effet qu’il ait recommandé à Mme Gagnon de bloquer les courriels de M. Duverger, il ne peut confirmer si cette dernière a effectivement suivi sa recommandation. À ce sujet, la preuve démontre que le 30 juillet 2013, M. Duverger a envoyé un courriel à Mme Gagnon, à partir de son adresse se terminant par yahoo.ca, et ce, afin de lui demander si Aéropro est de juridiction provinciale ou fédérale. Mme Gagnon a répondu à ce courriel le même jour. Cela dit, il semble qu’elle ait fait une erreur puisqu’elle s’adresse à M. Légaré et lui demande conseil : elle ne sait pas comment répondre à M. Duverger, elle manifeste n’avoir aucune envie de lui répondre ne sachant pas ce qu’il va faire de sa réponse. Par contre, le courriel est plutôt envoyé à M. Duverger sur son adresse yahoo.ca et non à M. Légaré.

[234]  En conséquence, malgré le fait que cet échange entre Mme Gagnon et M. Duverger survienne plusieurs mois après les événements en l’espèce, la prépondérance de la preuve veut que Mme Gagnon n’ait pas, dans les faits, bloqué les courriels de M. Duverger. Cet échange démontre bien le contraire puisqu’elle prend connaissance de son courriel et lui répond, quoique le message fût destiné à M. Légaré.

[235]  Mme Gagnon n’a pas été appelée comme témoin par Aéropro alors que dans la multitude d’échanges entre la compagnie et M. Duverger, son courriel est constamment présent. Est-ce que le Tribunal devrait tirer des inférences négatives quant à la décision de l’intimée de le pas l’appeler comme témoin? Même si le Tribunal tirait une inférence négative quant à la décision de ne pas appeler Mme Gagnon comme témoin, la prépondérance de la preuve est à l’effet que la responsable des ressources humaines n’a pas bloqué les courriels de M. Duverger et s’est vue transférer le courriel harcelant de M. Dallaire du 23 avril 2012. Mme Gagnon a lu le courriel de M. Duverger du 30 juillet 2013 et ainsi, était également en mesure de lire le courriel de M. Duverger du 24 avril 2012.

[236]  Ce faisant, Aéropro a été mis au courant du contenu du courriel harcelant envoyé par M. Dallaire à M. Duverger. Mme Gagnon était la responsable des ressources humaines et la personne-ressource dans l’application de la politique sur le harcèlement. Elle n’a pas bloqué les courriels du plaignant, a ainsi pu en prendre connaissance et a omis d’intervenir.

[237]  Le Tribunal ajoute que M. Labbé a témoigné à l’effet qu’il a pris connaissance des courriels échangés entre M. Dallaire et M. Duverger dans les procédures qui se sont déroulées devant la CSST et la CLP. Lorsqu’il a pris connaissance de ces échanges, qu’il a qualifiés d’enfantillage, il a tout de même jugé nécessaire de contacter M. Dallaire afin de lui demander d’arrêter ses agissements puisque cela pouvait lui causer, ainsi qu’à la compagnie, des problèmes.

[238]  La preuve ne démontre pas clairement à quel moment M. Labbé a pris connaissance de ces échanges courriel. La plainte à la CSST a été déposée le 8 mars 2012, alors que les échanges débutent le 23 avril 2012. Il est impossible que M. Duverger ait fait référence à ces courriels dans sa plainte initiale alors qu’ils n’existaient pas. Le Tribunal peut donc présumer que M. Labbé a pris connaissance de ces échanges après le mois de mai 2012.

[239]  Outre le fait que M. Labbé ait appelé M. Dallaire afin de lui demander de cesser de communiquer avec M. Duverger puisque cela pouvait leur causer des soucis, il n’a pas jugé nécessaire de prendre d’autres mesures afin d’atténuer ou d’annuler les effets de tels actes commis par son employé.

[240]  En résumé, M. Légaré était au courant, durant l’emploi, des allégations présumées de M. Duverger quant à la persécution et la discrimination qu’il aurait subi aux mains de son subordonné, M. Dallaire. Aéropro n’agit pas avec diligence.

[241]  Mme Gagnon, qui n’avait pas bloqué les courriels de M. Duverger, a reçu une copie d’un courriel harcelant envoyé par M. Dallaire à  M. Duverger, et pourtant, Aéropro n’agit pas.

[242]  M. Labbé a aussi pris connaissance des courriels envoyés par son employé au plaignant après les événements, mentionnant qu’il s’agit d’enfantillages. Pourtant, il contacte M. Dallaire et lui demande d’arrêter ses agissements afin de ne pas leur causer de problèmes. Malgré cela, il ne prend aucune autre mesure afin de corriger la situation, de l’atténuer ou de l’enrayer. Aéropro n’agit pas de façon diligente.

[243]  En somme, le Tribunal juge qu’Aéropro a fait preuve de passivité en ne s’assurant pas que son environnement de travail soit exempt d’harcèlement.

[244]  De ce fait, la responsabilité d’Aéropro est engagée et c’est à elle que revenait le fardeau de renverser la présomption du paragraphe 65(1) LCDP. Le Tribunal considère qu’Aéropro n’a pas fait preuve de diligence raisonnable dans la prévention, l’atténuation et la suppression de l’acte et de ses effets et qu’elle n’a pas rencontré son fardeau sous le paragraphe 65(2) LCDP.

VII.  Les dommages en application du paragraphe 53(2) LCDP

[245]  Maintenant que le Tribunal a jugé que M. Duverger a rempli le fardeau de son dossier et qu’Aéropro ne s’est pas déchargée de son fardeau afin de renverser la présomption prévue à l’article 65 LCDP, il lui est maintenant nécessaire d’analyser les dommages réclamés par le plaignant (paragraphe 53(2) LCDP).

[246]  Le plaignant a demandé au Tribunal :

·  en application de l’alinéa 53(2)(e) et du paragraphe 53(3) LCDP, la somme de 20 000$ pour préjudice moral subi et 20 000$ comme indemnité spéciale pour des actes inconsidérés ou délibérés.

·  en application des alinéas 53(2)(b) et (c) LCDP, la somme de 6730,64$ pour des retenues salariales non autorisées, le non-paiement d’heures supplémentaires, de congés fériés et indemnités de vacances;

·  en application de l’alinéa 53(2)(c) LCDP, la somme de 3000$ à titre de frais;

enfin, des intérêts annuels de 30% sur le montant des dommages.

A.  Réclamations de la somme de 6730,64$ en application des alinéas 53(2)(b) et (c) LCDP

[247]  M. Duverger réclame, en application des alinéas 53(2)(b) et (c) LCDP, la somme de 6730,64$ pour des retenues salariales non autorisées, le non-paiement d’heures supplémentaires, de congés fériés et indemnités de vacances.

[248]  Pour les raisons suivantes, le Tribunal rejette cette réclamation.

[249]  D’abord, le Tribunal a déjà jugé, dans la section V de cette décision, que l’étendue de la plainte ne s’étendait pas aux allégations liées à la discrimination salariale qu’aurait subie M. Duverger. La somme de 6730,34$ est reliée à la discrimination salariale alléguée, analysée sous l’article 7 LCDP et cette portion de la plainte n’a pas été référée par la Commission. Rappelons que le Tribunal n’est pas une instance de révision des décisions de la Commission. Il lui est donc impossible d’analyser de telles allégations et de tels dommages sous l’angle de l’article 7 LCDP.

[250]  Cela  dit, M. Duverger a tout de même tenté de démontrer au Tribunal qu’en raison de la discrimination vécue, il a été empêché de déposer une plainte en vertu du Code canadien du travail dans les délais prévus. Comme il y avait prescription, il n’a pu recevoir la somme de 6730,64$ pour des retenues salariales non autorisées, le non-paiement d’heures supplémentaires, de congés fériés et indemnités de vacances.

[251]  Le plaignant a tenté de mettre de l’avant des arguments entourant la notion d’impossibilité d’agir qui, notamment, cesse le délai de prescription de courir. Il demande également au Tribunal de ne pas appliquer la préclusion. Il demande ainsi au Tribunal de se pencher sur cette réclamation, et ce, malgré le fait que les décisions 2553-4330 Québec Inc. c. Laurent Duverger, EYB 2015-255245, la sentence arbitrale rendue le 18 février 2015 par l’arbitre Léonce-E. Roy, Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2015 CF 1131, rendue le 2 octobre 2015 par l’Honorable juge Michel Beaudry ainsi que Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2016 CAF 243, rendue le 3 octobre 2016 par les Honorables juges Johanne Trudel, Richard Boivin et Yves de Montigny, font spécifiquement référence à une telle réclamation (6730.64$) et analysent la notion d’impossibilité d’agir.

[252]  Le Tribunal juge que les arguments de prescription et de préclusion ne sont pas utiles puisque l’argument de M. Duverger est différent dans cette instance. La question est celle de savoir si, en raison de la discrimination vécue, il a été empêché de déposer une plainte en vertu du Code canadien du travail dans les délais prévus.

[253]  Il faut rappeler que la plainte devant le Tribunal ne concerne que le harcèlement post-emploi qu’a subi M. Duverger. Le Tribunal ne juge pas du harcèlement ou de la discrimination qu’il aurait pu subir alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro et des autres allégations à l’encontre d’Aéropro. Le harcèlement qu’a subi M. Duverger est ciblé dans le temps, entre le 23 avril et le 7 mai 2012.

[254]  Pour que M. Duverger soit indemnisé en application des alinéas 53(2)(b) et (c) LCDP, les droits, chances et avantages dont il a été privé ainsi que les pertes de salaires doivent avoir été entrainés par l’acte discriminatoire.

[255]  La Cour d’appel fédérale a rappelé dans la décision Chopra c. Canada (Procureur général) [Chopra], 2007 CAF 268, au para. 32, qu’il doit exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et les pertes subies. C’est à M. Duverger de démontrer, selon la balance des probabilités, ce lien causal.

[256]  M. Duverger a notamment tenté de mettre en preuve que M. Labbé aurait demandé à M. Dallaire d’écrire les courriels de harcèlement d’avril et mai 2012 afin de s’assurer que son recours en vertu du Code canadien du travail se prescrive. Comme déterminé par le Tribunal précédemment, la preuve n’étaye pas ces prétentions.

[257]  M. Duverger a également dit qu’il avait peur de déposer des procédures contre d’Aéropro et M. Dallaire, incluant sa réclamation en vertu du Code canadien du travail, en raison de ses démarches en immigration afin d’avoir sa citoyenneté canadienne. Il a notamment témoigné des menaces de M. Dallaire en lien avec une lettre de l’employeur qui lui était nécessaire afin d’appuyer sa candidature. Il a également mentionné sa peur de déposer des procédures en raison des événements traumatisants qui se sont déroulés pendant l’emploi.

[258]  Rien dans ces arguments ne permet au Tribunal d’établir que ce sont les courriels de harcèlement envoyés par M. Dallaire qui l’ont empêché d’entreprendre son recours en vertu du Code canadien du travail. Le Tribunal constate également que M. Duverger, malgré le harcèlement vécu, était somme toute en mesure de mener à bien toute la procédure liée à sa réclamation à la CSST et à la CLP. À cet effet, la juge administrative Marie Langlois a exprimé, au paragraphe 14 de sa décision (L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939), que M. Duverger :

[…] témoigne avec aplomb. Son témoignage est empreint de mesure et de retenue, dénué d’ambiguïtés, d’exagérations, de réticences et de contradictions. Le témoignage convainc. »

[259]  Ce faisant, M. Duverger n’a pas convaincu le Tribunal, selon la balance des probabilités, que les droits, chances et avantages dont il a été privés, par exemple les pertes de salaires, ont été entrainés par l’acte discriminatoire. Il n’a pas prouvé au Tribunal qu’il existe un lien de causalité entre le harcèlement post-emploi commis par M. Dallaire entre le 23 avril et le 7 mai 2012 (courriels) et son impossibilité de déposer sa plainte en vertu du Code canadien du travail dans les délais prévus.

[260]  Le Tribunal rejette cette demande.

B.  Réclamation de la somme de 3000$ en application de l’alinéa 53(2)(c) LCDP

[261]  Rappelons que l’alinéa 53(2)(c) LCDP permet au Tribunal d’indemniser la victime de discrimination pour la totalité, ou la fraction des pertes de salaire et des dépenses qui ont été entrainées par l’acte discriminatoire.

[262]  Lors de l’audience, le Tribunal a demandé à M. Duverger de préciser en vertu de quel paragraphe ou alinéa de l’article 53  LCDP il réclamait de telles sommes. Dans son exposé des précisions, le plaignant a imbriqué une réclamation de 3000$ dans une réclamation plus large, soit celle de 6730,64$ en application des alinéas 53(2)(b) et (c) LCDP. Le Tribunal a donc demandé au plaignant de l’éclairer sur cette réclamation, qui est décrite comme une réclamation de 3000$ à titre de frais.

[263]  D’entrée de jeu, M. Duverger a expliqué au Tribunal qu’il était au courant que ce dernier n’avait pas la compétence afin d’ordonner les dépens. Le Tribunal rappelle que  c’est effectivement ce que nous enseigne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général) [Mowat], 2011 CSC 53.

[264]  Alors que M. Duverger a tenté de justifier une telle réclamation, il a également hésité à caractériser cette réclamation de 3000$ en tant que préjudice moral puisque de son propre aveu, il savait qu’il demandait déjà la somme maximale permise en vertu de l’alinéa 53(2)(e) LCDP pour préjudice moral, soit 20 000$.

[265]  C’est après une pause de l’audience et une réflexion de sa part que M. Duverger a confirmé qu’il réclamait cette somme en vertu de l’alinéa 53(2)(c) LCDP.

[266]  D’emblée, le changement de cap du plaignant, ses hésitations et ses propres aveux laissent le Tribunal perplexe quant à cette réclamation. De plus, tant le plaignant que l’intimé ont fait référence à la décision de l’Honorable juge Beaudry (Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2015 CF 1131) dans laquelle il rejetait le contrôle judiciaire de M. Duverger et lui ordonnait de payer à Aéropro le montant de 3000$ à titre de frais. Le Tribunal rappelle que c’est dans cette procédure en application du Code canadien du travail, que le plaignant réclamait la somme de 6730.64$.

[267]  Le Tribunal ne peut que constater que cette réclamation de 3000$ est similaire, voire identique à l’ordonnance de l’Honorable juge Beaudry, et cela se traduit tant dans le texte employé par le plaignant dans son exposé des précisions que dans la somme réclamée que dans ses représentations à l’audience.

[268]  Cela dit, et même si le Tribunal n’est pas convaincu que ce montant vise autre chose que des frais, ce qu’il ne peut pas ordonner (voir Mowat, précité), il n’en demeure pas moins que c’est à M. Duverger que revient le fardeau de démontrer que cette somme constitue des pertes de salaire ou des dépenses, et qu’elles ont été entrainées par l’acte, en application de l’alinéa 53(2)(c) LCDP.

[269]  M. Duverger n’a pas convaincu le Tribunal que le harcèlement qu’il a subi, de la part de M. Dallaire, entre le 23 avril et le 7 mai 2012, ont entrainé cette perte de 3000$ en application de l’alinéa 53(2)(c) LCDP.

[270]  Le Tribunal rejette cette demande.

C.  Réclamations de la somme de 20 000$ pour préjudice moral subi et 20 000$ comme indemnité spéciale pour des actes inconsidérés ou délibérés en application de l’alinéa 53(2)(e) et du paragraphe 53(3) LCDP

[271]  Le Tribunal estime qu’il s’agit là du cœur de la réclamation de M. Duverger. Il réclame la somme de 20 000$ pour préjudice moral subi et 20 000$ comme indemnité spéciale pour des actes inconsidérés ou délibérés en application de l’alinéa 53(2)(e) et du paragraphe 53(3) LCDP. Ces articles prévoient que :

(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

[…]

  • e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

(i)  Préjudice moral

[272]  De manière générale, le Tribunal a historiquement exercé sa discrétion dans l’adjudication, en matière de dommages, du montant maximal permis par la LCDP aux plaintes les plus flagrantes, frappantes, voire les pires (voir entre autres Premakumar c. Air Canada, D.T. 03/02, 4 avril 2002). Il doit également exister un lien de causalité entre le préjudice et l’acte discriminatoire, tel qu’enseigné par la Cour d’appel fédérale dans Chopra, précité, au para. 32.

[273]   Dans le cas de M. Duverger, le Tribunal considère qu’après l’acte discriminatoire commis par l’intimée, il a le droit d’obtenir réparation pour le préjudice moral subi.

[274]  Le Tribunal a déjà déterminé que l’étendue de la plainte se limite au harcèlement post-emploi que M. Duverger a vécu. Ce faisant, il lui est impossible de l’indemniser pour des allégations, événements ou actes, qu’il aurait ou qu’il a vécus alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro. De plus, le Tribunal constate que M. Duverger est actuellement indemnisé pour une lésion professionnelle d’ordre psychologique qu’il a subie alors qu’il était à l’emploi de l’intimée (voir la décision de la juge administrative, Marie Langlois, dans L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939). C’est pourquoi le Tribunal considère que le contexte entourant cette plainte demeure pertinent en l’espèce.

[275]  Le Tribunal doit déterminer quel est le préjudice moral subi par le plaignant en raison du harcèlement post-emploi.

[276]  Il est clair pour le Tribunal que M. Duverger a été affecté par le harcèlement de M. Dallaire. Alors qu’il reçoit quelques courriels de son ancien supérieur entre le 23 avril et le 25 avril 2012, M. Duverger doit se rendre aux urgences du CSSSG de Hull afin de recevoir les soins de santé requis par son état le 25 avril 2012. Il a, par la suite, été rapidement référé à un psychiatre, Dr Cavidy, pour une symptomatologie anxio-dépressive évoluant depuis plusieurs années. Le Tribunal bénéficie du rapport du psychiatre suivant la consultation du 26 avril 2012.

[277]  Dr Cavidy écrit dans son rapport que « M. Duverger fait remonter à une expérience de travail traumatisante qu’il a eue à Chibougamau ». Le psychiatre constate que le patient est anxieux et qu’il pleure de temps en temps sans raison précise. Le plaignant a des problèmes de confiance en lui, s’isole et manque d’intérêts.

[278]  Dans le même rapport, il est également écrit que M. Duverger souhaitait être reconnu et bénéficier d’une inaptitude par la CSST, « pour que le boss qui m’a torturé soit puni, pour qu’on reconnaisse officiellement que j’ai été victime de discrimination et d’humiliation ». 

[279]  Il faut rappeler que M. Duverger avait déjà déposé sa plainte à la CSST le 8 mars 2012. Les courriels qui ont été envoyés par M. Dallaire ont été transmis après le dépôt de la plainte. M. Duverger décide, alors qu’il reçoit ces courriels, d’aller consulter et d’obtenir de l’aide. C’est à ce moment que Dr Cavidy diagnostique un trouble d’adaptation avec humeur dépressive. Il faut ajouter qu’un stress post-traumatique lui a été diagnostiqué par le docteur Séguin, le 28 mai 2013.

[280]  Bien que ces deux diagnostics aient été déterminés par la CLP comme étant des lésions professionnelles subies en raison d’un accident du travail (L. D. et Aéropro, 2013 QCCLP 3939), la CLP ne s’est jamais penchée sur la question à savoir si les courriels qu’a reçus M. Duverger entre les 23 et 7 mai 2012 constituaient un acte discriminatoire au sens de la LCDP. Et conséquemment, la CLP n’a pas octroyé d’indemnité pour cet acte discriminatoire. Elle s’est uniquement penchée sur la question de la lésion professionnelle, c’est-à-dire qu’elle a dû déterminer si ce que M. Duverger a vécu alors qu’il était à l’emploi d’Aéropro constituait une lésion professionnelle en raison d’un accident du travail.

[281]  Le Tribunal juge que les courriels harcelants de M. Dallaire sont un élément, parmi d’autres, menant au préjudice moral subi par M. Duverger. Lorsque M. Duverger a consulté Dr Cavidy, sa plainte à la CSST avait déjà été déposée. C’est en raison des courriels de M. Dallaire, entre le 23 et 25 mai 2012, que M. Duverger va consulter un psychiatre.

[282]  Il s’agit d’un élément qui, au sens du Tribunal, fait « déborder le vase » du plaignant. Bien que le plaignant parle au psychiatre de sa réclamation à la CSST et demande également une copie du rapport pour son dossier, le Tribunal estime que cela tombe sous le sens puisqu’il a déposé sa plainte le 8 mars 2012. Aucun autre recours n’avait encore été entrepris par le plaignant, pas plus que cette plainte en application de la LCDP.

[283]  Il est étonnant que l’intimée plaide qu’il n’existe aucun préjudice relié aux courriels de M. Dallaire et que le préjudice est uniquement relié aux évènements qui ont eu lieu pendant l’emploi. La preuve révèle plutôt que c’est en raison des courriels que M. Duverger se rend à l’hôpital et reçoit ses diagnostics. Il est impossible de prédire ce qui se serait passé si les courriels n’avaient pas été envoyés, mais il suffit de dire que ce sont les courriels de M. Dallaire qui ont poussé M. Duverger à consulter un psychiatre pour recevoir des soins. Le Tribunal a aussi remarqué pendant l’audience que M. Duverger semblait toujours très affecté par le contenu des courriels.

[284]  En effet, bien qu’il ait été en contrôle de lui-même pendant la majeure partie de l’audience, il a parfois semblé désorienté et affecté par les procédures. Lorsqu’il a fait la lecture des courriels de M. Dallaire, le plaignant n’a pu retenir ses larmes ; il est affecté, les mots le blessent toujours, les larmes sont abondantes. Clairement, les impacts de tels courriels se font encore ressentir aux dates de l’audience.

[285]  Cela dit, je partage l’opinion de membre Matthew D. Garfield, qui a écrit dans sa décision Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29, au paragraphe 192, que :

[l]a LCDP et dautres lois antidiscriminatoires sur les droits de la personne visent à « rétablir un plaignant dans sa situation antérieure », à mettre cette personne dans une position dans laquelle elle aurait été si elle navait pas été victime de discrimination. La LCDP est une loi réparatrice. Elle vise à compenser, non pas à punir un intimé. Cela dit, les facteurs aggravants (par opposition aux facteurs punitifs) et atténuants sont pertinents le moment venu daccorder une indemnité. La réparation doit être raisonnable et avoir un lien de causalité avec lacte discriminatoire dont a constaté l’existence.

[Le Tribunal souligne]

[286]  Dans le cas en l’espèce, le Tribunal estime qu’il existe des facteurs atténuants qui doivent être pris en considération dans l’adjudication des dommages moraux.

[287]  Force est de constater que le plaignant a avoué  lors de son témoignage à l’audience avoir, à plusieurs reprises et ce, parfois à leur insu, tenté d’enregistrer divers individus, notamment l’enquêteur de la Commission, M. Harpin, mais également des anciens collègues, comme M. Yves Thibault et M. Dallaire. En contre-interrogatoire, il a expliqué qu’il voulait des enregistrements afin de se protéger et de se défendre, mais aussi pour s’en servir devant différentes instances judiciaires. Lorsque l’intimée lui a posé la question à savoir si sa vie tournait autour de cette idée de préparer des dossiers judiciaires contre Aéropro, M. Duverger a, de manière franche, répondu par l’affirmative. Il a précisé que lorsque justice sera faite, il pourra tourner la page.

[288]  Toujours en lien avec les courriels harcelants échangés entre le 23 avril et le 7 mai 2012, M. Duverger a témoigné en contre-interrogatoire à l’effet que lorsqu’il a reçu le premier courriel de M. Dallaire, il voulait que ce dernier lui en dise plus, qu’il précise davantage, et ce, tout en sachant qu’il allait se servir des courriels de M. Dallaire devant un Tribunal. Il a spécifié qu’il voulait que ce dernier soit plus explicite, par écrit, pour que le Tribunal comprenne la nature des menaces dont il était sujet.

[289]  Le Tribunal ne peut ignorer cette attitude téméraire, cavalière, voire provocatrice de la part de M. Duverger et qui est supportée par la preuve. Bien que le Tribunal ait déjà déterminé que cette attitude de sa part n’a pas d’impact sur l’existence de la discrimination, elle est pertinente dans l’attribution des dommages moraux.

[290]  Malgré l’attitude de M. Duverger, on ne peut tout de même pas dire qu’il ait demandé à ce que M. Dallaire lui envoie le premier courriel harcelant du 23 avril 2012. Il faut aussi dire que M. Duverger n’avait pas de contrôle sur le type de courriels que M. Dallaire pouvait envoyer, bien qu’il espérait que ce dernier soit plus explicite, et ce, afin de s’en servir contre lui et Aéropro. Cela n’enlève pas le caractère discriminatoire des actes de M. Dallaire. 

[291]  Cela dit, il doit exister un lien causal entre l’acte discriminatoire et les dommages recherchés. Dans le cas en l’espèce, M. Duverger a, d’une certaine manière, participé à l’échange de courriels avec M. Dallaire, avouant chercher des menaces plus explicites, afin de s’en servir devant le Tribunal. En ayant ces éléments en preuve, le Tribunal ne peut pas conclure que l’entièreté du préjudice moral dont a souffert M. Duverger est attribuable à l’acte discriminatoire commis par M. Dallaire.

[292]  Considérant la participation de M. Duverger dans l’échange de courriel et ses intentions provocatrices claires, tout en spécifiant que cela n’entache pas la nature discriminatoire des courriels transmis par M. Dallaire, le Tribunal accorde donc à M. Duverger une somme de 8 000$ pour le préjudice moral subi.

(ii)  Indemnité spéciale

[293]  Les membres Sophie Marchildon, Réjean Bélanger et Edwards P. Lustig, dans leur décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) [Société de soutien à l’enfance], 2015 TCDP 14, au paragraphe 21, se sont penchés sur l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) LCDP. Ils ont écrit :

[l]a Cour fédérale a considéré que ce paragraphe est une « […] disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires » (Canada (Procureur général) c. Johnstone2013 CF 113 (CanLII), au paragraphe 155, décision confirmée par 2014 CAF 110 (CanLII) [Johnstone CF]). Une conclusion d’agissement délibéré exige que « […] l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels » (Johnstone CF, au paragraphe 155). L’acte inconsidéré est « […] celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante » (Johnstone CF, au paragraphe 155).

[294]  L’intimée a plaidé qu’en application du paragraphe 53(3) LCDP, c’est l’auteur de l’acte discriminatoire qui devrait payer l’indemnité spéciale. Comme l’expression « auteur d’un acte discriminatoire » est employé, et non « personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire » que l’on retrouve au paragraphe 52(2) LCDP, l’intimée plaide que l’intention du législateur doit nécessairement être différente. Ce faisant, Aéropro explique que puisque c’est M. Dallaire qui a commis l’acte discriminatoire, elle n’en est pas l’auteur et elle ne devrait pas être tenue responsable de verser une indemnité spéciale à M. Duverger.

[295]  Le Tribunal trouve que cet argument n’est pas convaincant et plutôt surprenant. Comme le Tribunal l’a rappelé précédemment, il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Voir E.A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, adopté par la Cour suprême du Canada dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re) [Rizzo], [1998] 1 R.C.S. 27, au para. 21).

[296]   Si le Tribunal accepte l’interprétation que nous présente l’intimée, cela voudrait dire que les employeurs ne pourraient que rarement être tenus responsables de verser une indemnité spéciale en application du paragraphe 53(3) LCDP puisque l’employeur ne serait pas, dans les faits, l’auteur de l’acte discriminatoire ; l’employé serait le véritable auteur de l’acte.

[297]  Cette interprétation est rigide et restrictive alors que les lois sur les droits de la personne doivent recevoir une interprétation dite large et libérale. Cette interprétation, selon le Tribunal, va totalement à l’encontre de l’économie et l’objet de la LCDP, plus particulièrement de la présomption de l’article 65 LCDP. Rappelons que le paragraphe 65(1) LCDP prévoit que l’employeur est réputé avoir commis les actes ou omissions commis par son employé. Quelqu’un qui est réputé avoir commis des actes est, en d’autres termes, réputé être l’auteur des actes en question. De plus, dans le cas présent, le Tribunal a déjà déterminé qu’Aéropo n’avait pas réussi à réfuter la présomption de l’article 65 LCDP, ce qui veut dire qu’elle est tenue responsable pour les actes commis par M. Dallaire. Dans ce contexte, c’est donc aussi à Aéropro que doit être imputé le paiement de l’indemnité spéciale.

[298]  Pour ajouter à cette évidence, le Tribunal note que l’intimée a omis de consulter la version anglaise des paragraphes 53(2) et (3) LCDP qui, selon le Tribunal, vient dissiper tout doute qu’il était possible d’avoir.

[299]  Dans la version anglaise, les termes employés au paragraphe 53(2) LCDP sont « the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice ». Dans le paragraphe 53(3) LCDP, les termes utilisés sont « the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice ». Force est de constater que les mêmes expressions sont employées dans les deux paragraphes.

[300]  En matière d’interprétation d’une loi bilingue, la Cour suprême du Canada nous rappelle que s’il existe une ambiguïté dans une version alors que l’autre version est claire et sans équivoque, c’est le sens commun aux deux versions qu’il faut privilégier (voir Schreiber c. Canada (Procureur général)[2002] 3 R.C.S. 2692002 CSC 62 (CanLII), interprétation également reprise dans R c. Daoust, [2004] 1 RCS 217, aux paras. 26 et 27).

[301]  Le sens commun, pour le Tribunal, est clair : s’il juge que la plainte est fondée, le Tribunal peut ordonner à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire, en d’autres termes, à l’auteur de l’acte discriminatoire, de corriger la situation. Les ordonnances possibles sont prévues aux paragraphes 53(2) et (3) LCDP. En appliquant la présomption de l’article 65 LCDP, un employeur est donc réputé être l’auteur de l’acte ou de l’omission qui a été commis par son employé dans le cadre de son emploi.

[302]  Cela étant dit, le Tribunal doit maintenant déterminer si la conduite de M. Dallaire était inconsidérée ou délibérée, au sens du paragraphe 53(3) LCDP.

[303]  Le Tribunal ne peut conclure autrement que M. Dallaire a délibérément, intentionnellement, envoyé les courriels à M. Duverger. Selon la balance des probabilités, le Tribunal retient la thèse que c’est M. Dallaire qui a envoyé le premier courriel le 23 avril 2012, courriel qui était discriminatoire. Les courriels sont vulgaires, blessants et empreints de méchanceté. Bien que M. Duverger ait, d’une certaine manière, réécrit à M. Dallaire afin d’avoir plus de détails écrits de sa part, il n’en reste pas moins que M. Dallaire a continué d’écrire des courriels qui étaient harcelants. Les courriels qui se sont poursuivis ont continué à se baser sur des motifs de distinction illicite protégés par la LCDP tels que l’origine nationale et la déficience. Le désir de M. Dallaire de le discréditer et de le diminuer quant à ces aspects transparaît dans cette série de courriels et se poursuit entre le 23 avril et le 7 mai 2012. L’intention est, de l’avis du Tribunal, claire, répréhensible et doit être découragée pour l’avenir. Par ailleurs, les courriels de M. Dallaire sont persistants et il est évident  qu’il ne mesure pas la force de ses mots. Ce faisant, sa conduite témoigne également d’un mépris et d’une indifférence de ses actes sur M. Duverger, ce qui constitue un acte inconsidéré au sens du paragraphe 53(3) LCDP. 

[304]  Rappelons que l’article 53(3) LCDP a notamment pour but  la dissuasion, le découragement et, corolairement, la prévention (voir (Canada (Procureur général) c. Johnstone2013 CF 113 (CanLII), au paragraphe 155, décision confirmée par 2014 CAF 110 (CanLII)). Le soussigné juge que lorsque le Tribunal accorde une indemnité spéciale en application du paragraphe 53(3) LCDP, il doit accorder ce qui est nécessaire afin d’atteindre les objectifs de dissuasion, de découragement et de prévention.

[305]  Le Tribunal est tout à fait conscient que les lois sur les droits de la personne, incluant la LCDP, ne sont pas punitives ; elles se veulent plutôt réparatrices et préventives (voir Schrenk, précité, au para. 31). En fait, le caractère dissuasif du paragraphe 53(3) LCDP et son effet décourageant pour ceux qui se livrent ou voudraient se livrer à des actes discriminatoires de manière inconsidérée ou délibérée sont cohérents avec l’objectif préventif de la LCDP.

[306]  Alors que le Tribunal a déterminé que M. Dallaire a agi de façon délibérée et inconsidérée, il doit maintenant déterminer la somme qui doit être imposée à Aéropro en tant qu’indemnité spéciale.

[307]  Le soussigné estime que lorsque le Tribunal évalue l’indemnité spéciale nécessaire afin d’atteindre l’objectif dissuasif, décourageant et préventif du paragraphe 53(3) LCDP, il jouit  d’une large discrétion. Il peut ainsi prendre en considération plusieurs facteurs qui peuvent différer selon les circonstances de chaque affaire. Par exemple, le Tribunal pourrait considérer la gravité et la nature de l’acte, ce qui a traditionnellement été une approche privilégiée. Il pourrait aussi tenir compte de la situation financière de la partie qui doit payer l’indemnité spéciale. Le Tribunal pourrait aussi prendre en considération les autres réparations qui ont déjà été accordées à la victime dans d’autres procédures si ces réparations ont également des objectifs de dissuasion, de découragement et de prévention. Cette liste n’est pas limitative. Il faut comprendre que ce qui est dissuasif pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre.

[308]  Rappelons que la fonction préventive de la LCDP commande, entre autres, que le Tribunal envoie un message clair à l’effet qu’il est non souhaitable que des comportements discriminatoires se répètent, autant pour l’auteur de l’acte que pour la société en général. Et lorsqu’un juge des faits souligne, par une indemnité spéciale, que l’acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré commis par une partie intimée est particulièrement déplorable, cela contribue à préserver l’efficacité du rôle préventif de la LCDP.

[309]  Dans le cas en l’espèce, Aéropro est une entreprise dont les activités ont débuté en 1988 et qui, aux dates de l’audience, comptait une centaine d’employés. Il s’agit donc d’une PME bien établie qui a plus de trente ans d’expérience. Le Tribunal doit tenir compte de ces faits dans l’octroi d’une indemnité spéciale afin de s’assurer qu’elle aura l’effet dissuasif recherché. Considérant la nature de l’acte commis et le caractère délibéré et inconsidéré de l’acte commis par M. Dallaire, le Tribunal ordonne le paiement d’une somme de 12 000$.

D.  Intérêts

[310]  M. Duverger a demandé au Tribunal que des intérêts soient appliqués sur les sommes réclamées. Selon lui, les intérêts doivent être assez élevés afin d’avoir un effet dissuasif pour l’intimée.

[311]  Il a ainsi expliqué que sa carte de crédit a un taux d’intérêt annuel de 19,75% et que les avances de fonds se voient appliquer un taux annuel de 21,99%. Il a ajouté que le dirigeant d’Aéropro, M. Labbé, a fait preuve de laxisme et que le Code canadien du travail n’a pas de règles ayant des effets dissuasifs.

[312]  Il demande ainsi qu’un taux d’intérêt annuel de 30% soit appliqué.

[313]  Tout d’abord, le Tribunal peut accorder des intérêts sur les indemnités en application du paragraphe 53(4) LCDP :

Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[314]  Le Tribunal a décidé de se prévaloir, en application de du paragraphe 48.9(2) LCDP de règles de pratique en matière d’adjudication des intérêts. C’est la règle 9(12) des Règles qui indique comment les intérêts doivent être calculés.

[315]  À cet effet, la règle 9(12) des Règles stipule que :

À moins d’ordonnance contraire de la part du membre instructeur, tous les intérêts accordés conformément au paragraphe 53(4) de la Loi canadienne sur les droits de la personne doivent

  1. être calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle);

  2. courir de la date où l’acte discriminatoire s’est produit jusqu’à la date du versement de l’indemnité.

[316]  Le fardeau de convaincre le Tribunal que la règle 9(1) des Règles ne devrait pas trouver application et qu’un autre taux d’intérêt ou mode de calcul devrait être utilisé revient, à mon sens, à celui qui invoque un tel argument.

[317]  D’abord, le Tribunal rappelle que les intérêts n’ont pas pour objectif d’être dissuasifs, pour reprendre les termes employés par M. Duverger. C’est plutôt l’indemnité spéciale, prévue au paragraphe 53(3) LCDP, qui a un caractère dissuasif  (voir Société à l’enfance et Johnstone CF, précités)

[318]  Le Tribunal est plutôt d’avis que les intérêts sur l’indemnité ont comme objectifs, entre autres, d’empêcher la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire de tirer profit des délais qui sont engendrés par le processus quasi judiciaire et surtout, de compenser équitablement la victime de l’acte discriminatoire pour le préjudice qu’elle a subi et par le fait même, du retard à être indemnisée.

[319]  Le plaignant se fonde sur les taux d’intérêt annuels d’une carte de crédit ou d’une avance de fonds, combinés à cet effet dissuasif, afin de justifier un taux d’intérêt annuel de 30%. Cette façon d’établir le taux d’intérêt applicable ne prend absolument pas en compte les spécificités des contrats de crédit et des avances de fonds, ce qui n’a rien à voir, à mon avis, avec l’objectif des intérêts accordés dans un contexte quasi judiciaire comme le nôtre.  

[320]  Cette méthode d’établissement du taux d’intérêt proposée par M. Duverger est aléatoire et déraisonnable ; cela ne respecte pas l’esprit de l’article 53(4) LCDP ni l’objectif poursuivi par l’octroi d’intérêts sur les indemnités. Membre Perreault a fait les mêmes commentaires dans sa récente décision O’Bomsawin c. Conseil des Abénakis d’Odanak, 2018 TCDP 25, au para. 20.

[321]  M. Duverger avait le fardeau de convaincre le Tribunal qu’il devait déroger à la règle habituelle de calcul des intérêts sur les indemnités octroyées en vertu de la LCDP, ce qu’il n’a pas été en mesure de faire.

[322]  Pour ces raisons, le Tribunal appliquera le paragraphe 53(4) LCDP et la règle 9(12) des Règles voulant que les intérêts soient calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle). Ces intérêts devront être calculés à partir du 23 avril 2012, date du début de l’acte discriminatoire, et ce, jusqu’à la date du versement des indemnités.

VIII.  Décision

[323]  Pour tous ces motifs, le Tribunal accorde à M. Duverger la somme de 8 000$ en application de l’alinéa 53(2)(e) et 12 000$ en application du paragraphe 53(3) LCDP ;

[324]   Les intérêts sont calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle), calculés en date du 23 avril 2012, et ce, jusqu’à la date du versement des indemnités.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 25 avril 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2230/5217

Intitulé de la cause : Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc.(Aéropro)

Date de la Choose an item du tribunal : Le 25 avril 2019

Date et lieu de l’audience : 2 au 5 octobre 2018

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Laurent Duverger, pour lui même

Daniel Poulin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Steven Côté, pour l'intimée

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