Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 16

Date : le 18 avril 2019

Numéro du dossier : T2162/3616

 

Entre :

Serge Lafrenière

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Via Rail Canada Inc.

l'intimé

Décision

Membre : Anie Perrault

 


Table des matières

I. INTRODUCTION / PLAINTE / CONTEXTE PRÉLIMINAIRE  1

II. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES AU COURS DE L’AUDIENCE  2

III. FAITS  4

A. Premier incident — 24 septembre 2011  5

B. Deuxième incident — 26 octobre 2011  5

C. Troisième et dernier incident — 14 septembre 2012  6

IV. QUESTIONS LÉGALES SOULEVÉES  9

V. ANALYSE  10

A. La compétence du Tribunal  10

B. La discrimination au sens de l’article 7 de la LCDP  13

(i) Le cadre juridique  13

C. Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie?  15

(i) Les deux premiers incidents  15

(ii) Le troisième incident  17

(a) La caractéristique protégée  18

(b) L’effet préjudiciable  20

(c) Lien entre la caractéristique protégée et l’effet préjudiciable  20

(d) Conclusion sur la preuve prima facie  22

D. L’intimé a-t-il réussi à établir une défense prévue par la loi qui justifie son acte discriminatoire?  23

(i) L’intimé n’avait pas connaissance de la déficience du plaignant  23

(ii) Le plaignant ne s’est pas acquitté de son obligation de faciliter l’accommodement  27

(iii) L’incident du 14 septembre constitue une faute grave et les points de démérite attribués menant au congédiement sont justifiés  30

VI. PLAINTE JUGÉE FONDÉE  31

VII. REMÈDE ET ORDONNANCE  32

A. Cesser de discriminer (art. 53(2) a))  32

B. La réintégration du plaignant (art. 53 (2) b))  33

C. Pertes de salaire (art. 53 (2) c))  33

D. Dommages moraux (art. 53 (2) e))  36

E. Indemnité spéciale (art. 53 (3))  37

F. Les intérêts (art. 53 (4))  39

VIII. ORDONNANCE  39

 


I.  INTRODUCTION / PLAINTE / CONTEXTE PRÉLIMINAIRE

[1]  Le 30 novembre 2012, Serge Lafrenière (le plaignant) a déposé une plainte en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) contre Via Rail Canada Inc. (l’intimé).

[2]  Le 22 août 2016, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), après l’enquête, a renvoyé la plainte pour instruction au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) en vertu de l’article 7 de la LCDP.

[3]  Essentiellement, le plaignant soutient qu’il a été traité différemment et qu’il s’est vu injustement décerner des points de pénalité dans son dossier disciplinaire, le tout ayant mené à son congédiement le 5 octobre 2012. Le motif de discrimination allégué dans ce dossier et retenu par le Tribunal est la déficience (au motif de santé mentale).

[4]  Plusieurs requêtes préliminaires ont été déposées au cours du processus de gestion de l’instance, dont une requête en radiation, une requête en amendement, deux requêtes en divulgation et une requête en expertise médicale. J’ai rendu des décisions écrites pour chacune de ces requêtes (et à une occasion des directives écrites). Il m’apparait important que le lecteur lise chacune de ces décisions afin de bien comprendre le contexte entier de ce dossier [1] .

[5]  Finalement, à la suite des décisions rendues sur ces requêtes préliminaires, j’ai déterminé que trois incidents ayant mené à des points de pénalité au dossier disciplinaire et ultimement au congédiement du plaignant seront examinés par le Tribunal.

[6]  L’audience dans ce dossier a duré 13 jours, répartie sur quatre mois. Elle a débuté le 28 mai 2018 et s’est terminée le 1er octobre 2018. L’audience a été suspendue à quelques reprises pour rendre des décisions sur des requêtes additionnelles telles qu’une requête pour le dépôt d’une expertise médicale et une requête pour le rejet du rapport d’expert médical. J’ai aussi eu à trancher plusieurs objections. Finalement, nous avons dû reporter l’audience à deux reprises étant donné l’absence d’un témoin malade. Le dernier témoin a finalement été entendu le 1er octobre 2018.

[7]  La Commission canadienne des droits de la personne a participé pleinement à cette audience.

[8]  Après discussion avec le Tribunal, il fut décidé que les parties soumettent leurs plaidoiries finales par écrit, ce qui fut fait au cours de l’automne 2018. Les plaidoiries finales de la Commission, en réplique à un argument nouveau soulevé par l’intimé dans son mémoire de plaidoirie, ont été déposées le 21 décembre 2018 et les commentaires finaux de l’intimé ont été reçus le 18 janvier 2019.

[9]  Je suis entrée en période de délibéré le 21 janvier 2019.

[10]  Essentiellement, sur les trois événements disciplinaires ayant mené à des points de pénalité au dossier disciplinaire et ultimement au congédiement du plaignant, je conclus qu’il n’y a pas eu de discrimination pour les deux premiers événements, mais qu’il y a eu discrimination pour le troisième événement.

II.  QUESTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES AU COURS DE L’AUDIENCE

[11]  Dès le début de l’audience, deux objections majeures ont été soulevées : l’une par l’intimé, soit une objection au dépôt des notes médicales par le plaignant; l’autre par le plaignant et la Commission, s’opposant à la présence d’un expert dans la salle d’audience et à la demande de l’intimé de présenter un rapport d’expert après que le plaignant ait témoigné.

[12]  Je me suis prononcée sur chacune de ces objections et il est important ici de résumer les décisions que j’ai prises lors de cette première journée d’audience.

[13]  Tout d’abord, j’ai rejeté l’objection de l’intimé au dépôt des notes médicales. Le dépôt en preuve des notes médicales est admissible devant le Tribunal, même si le médecin traitant ayant signé ses notes ne vient pas témoigner. Je suis d’accord qu’il est préférable de ne pas s’appuyer uniquement sur une telle preuve, mais la LCDP me permet d’admettre en preuve de telles notes. Mon devoir, cependant, sera d’apprécier cette preuve au moment approprié, c’est-à-dire lorsque j’aurai à déterminer si une preuve prima facie de déficience a effectivement été faite devant moi. C’est ce que je ferai plus loin dans cette décision.

[14]  J’ai accueilli les objections du plaignant et de la Commission à la présence de l’expert de l’intimé lors du témoignage du plaignant et à sa demande de dernière minute de produire un rapport d’expert après que ce dernier ait entendu tout le témoignage du plaignant.

[15]  J’ai suspendu l’audience deux jours afin que l’intimé puisse déposer son rapport d’expert, le tout avant le témoignage du plaignant, afin que les règles d’équité procédurale et de justice naturelle soient respectées dans leur esprit, à tout le moins. Elles ne l’avaient clairement pas été à la lettre puisqu’un tel rapport aurait dû être produit durant la période de gestion de l’instance, avant l’audience, permettant ainsi au plaignant et à la Commission de déposer une contre-expertise si nécessaire (Règle 6 des Règles de procédure du Tribunal). Malgré cela, afin de permettre à l’intimé de réfuter la preuve du plaignant, je lui ai accordé deux jours pour déposer un rapport d’expert, ce qu’il a fait.

[16]  Lors du retour à l’audience deux jours plus tard, nous avons pu commencer le témoignage du plaignant. Dans les heures qui ont suivis, le plaignant et la Commission ont alors déposé chacun une requête pour faire rejeter — rendre inadmissible — le rapport de l’expert en question. Après avoir établi un échéancier pour le dépôt des arguments écrits de toutes les parties, et sans nuire à la poursuite du témoignage du plaignant, j’ai pu rendre une décision écrite sur ces requêtes quelques jours plus tard. La décision peut être consultée ici, mais en résumé, j’ai accueilli la requête du plaignant et de la Commission et rejeté le rapport d’expert soumis par l’intimé pour les raisons suivantes :

À la lecture du rapport d’expert signifié aux parties et au Tribunal par l’intimée, et à la lecture des courriels et des documents échangés entre les procureurs de l’intimée et de l’expert en question, je conclus que le rapport d’expert soumis par l’intimée ne remplit pas les critères définis dans l’arrêt Mohan et l’arrêt White Burgess de la Cour Suprême au point où il n’est pas recevable au sens de l’alinéa 50(3)(c) de la LCDP. Plus précisément, le Tribunal considère que le rapport soumis par l’intimée n’est ni pertinent, ni nécessaire, ni impartial, ni indépendant. En plus, le Tribunal conclut, en fonction de l’analyse coût-bénéfices que la valeur probante de cette preuve est surpassée par son effet préjudiciable.

L’expert ne repose pas son rapport sur tous les documents soumis et divulgués dans ce dossier, mais seulement sur certains d’entre eux, soumis par l’intimée. À la lecture même de ce rapport, il n’est pas équilibré.  Il n’est pas indépendant et ne semble pas exempt d’une influence certaine de la partie intimée. De plus, sans trop m’y attarder, il m’apparait qu’il n’est pas objectif et exempt de parti pris, en ce sens qu’il me semble clairement favoriser une partie au détriment de l’autre. En conclusion, ce rapport ne vise pas à aider le Tribunal : il sert plutôt la partie intimée. 

Pour ces raisons, le Tribunal accueille les deux requêtes, celle de la Commission et celle du plaignant, en rejet du rapport d’expert.

[17]  Nous avons pu continuer l’audience de ce dossier à ce moment, sans autres requêtes ou objections majeures.

III.  FAITS

[18]   Le plaignant a commencé son emploi chez l’intimé le 29 mai 2000 et a été congédié le 5 octobre 2012.

[19]  Le plaignant a occupé plusieurs postes au cours de son emploi chez l’intimé, dont entre autres ceux d’agents de vente par téléphone, agent de billetterie, préposé de gare, préposé aux bagages et porteur. Le dernier poste occupé par le plaignant chez l’intimé était capitaine porteur. Ces postes étaient des postes syndiqués.

[20]  De la date d’entrée à l’emploi de l’intimé jusqu’en septembre 2011, le plaignant n’a accumulé aucun point de pénalité à son dossier disciplinaire. Il était ce que l’on peut appeler un employé modèle. Aucun problème à signaler — aucune tache à son dossier. L’intimé a confirmé durant l’audience n’avoir eu aucun problème avec le plaignant pendant cette longue période de plus de 11 ans. Des lettres de félicitations de clients, de supérieurs et même du président de l’intimé ont d’ailleurs été déposées lors du témoignage du plaignant.

[21]  Et puis, trois incidents, qui se sont déroulés en septembre 2011, en octobre 2011 et en septembre 2012, ont fait en sorte que le plaignant accumule en tout juste un peu plus d’un an, 125 points de pénalité à son dossier disciplinaire, mettant ainsi fin à sa relation d’emploi avec l’intimé.

[22]   Il est en effet prévu aux règles d’emploi de l’intimé (convention collective) que plus de 60 points de pénalité au dossier disciplinaire d’un employé mènent automatiquement au congédiement, ce qui arriva le 5 octobre 2012 pour le plaignant.

[23]  Ce sont ces trois événements qui ont été examinés par le Tribunal au cours de l’audience afin de déterminer s’il y a eu discrimination et infraction à la LCDP.

[24]  Pour chacun de ces événements ayant mené à des points de pénalité au dossier disciplinaire du plaignant, y a-t-il eu discrimination de la part de l’intimé? Y avait-il déficience au moment de l’événement et si oui, cette déficience a-t-elle été un facteur dans l’attribution des points de pénalité par l’intimé?

[25]  Je vais tout d’abord décrire chacun de ces événements et j’analyserai le tout et répondrai à cette question, un peu plus loin, pour chacun des événements.

A.   Premier incident — 24 septembre 2011

[26]  Le premier incident impliquant le plaignant s’est déroulé le 24 septembre 2011, au lieu d’emploi du plaignant. Il s’agit d’une altercation physique entre le plaignant et un autre employé de Via Rail, en l’occurrence l’ex-conjoint du plaignant, qui était également un « responsable de gare », supérieur au plaignant.

[27]  À la suite d’une enquête interne de l’intimé, 25 points de pénalité ont été décernés aux deux employés impliqués dans cet incident.

B.  Deuxième incident — 26 octobre 2011

[28]  Le 26 octobre 2011, le plaignant n’était pas en service. Il s’est présenté à l’un des lieux de travail de l’intimé, en l’occurrence le bureau des ventes par téléphone, pour venir porter une clé à un collègue. Il était alors accompagné de son chien.  Les chiens étant interdits pour les employés sur les lieux de travail, un agent de sécurité et la chef d’équipe en poste alors, lui a demandé de ne pas entrer. Il n’a pas écouté les consignes. Pour ne pas avoir obéi à cette consigne, le plaignant s’est vu décerner 10 points de pénalité à son dossier.

[29]  En novembre 2011, le plaignant a 35 points de pénalité accumulés à son dossier.  Il n’y aura aucun autre incident impliquant le plaignant et aucun autre point de pénalité ne sera décerné au plaignant avant septembre 2012, quelque 10 mois après.

[30]  Entre 2010 et 2012, d’autres événements n’ayant pas mené à des points de pénalité, mais impliquant le plaignant d’une manière ou d’une autre, sont survenus dans le cadre de son emploi chez l’intimé. Je n’ai pas retenu ces événements comme étant de possibles sources de discrimination (décision sur requête en radiation datée du 30 mars 2017), mais j’ai quand même autorisé le plaignant à en faire part lors de son témoignage afin de donner du contexte aux plaintes effectuées par le plaignant et retenues par ce Tribunal. Il n’était pas question d’en faire la preuve ni à l’intimé d’en offrir une contre preuve. Je le mentionne ici afin que les parties impliquées comprennent bien que ces événements ne feront pas l’objet de ma part d’une description exhaustive.

[31]  Il m’apparait cependant important de souligner ici que le plaignant s’est vu placé en arrêt de travail par son médecin traitant pour une période de plus de trois mois (mars à juin 2012) pour ce qui appert être, à la lecture du billet médical daté de mars 2012 et déposé en preuve, des troubles d’adaptation, de symptômes anxieux et dépressifs et de dépendance affective.

C.  Troisième et dernier incident — 14 septembre 2012

[32]  Le 14 septembre 2012, le plaignant a été impliqué dans un incident avec un client, qui a mené à deux enquêtes, l’octroi de 90 points de pénalité et son congédiement. Voici en détail ce qui est arrivé lors de cet événement.

[33]  Le 14 septembre 2012 est un vendredi. Le plaignant travaille de 14h à 22h à la gare Centrale de Montréal. C’est son dernier jour de travail avant de se rendre témoigner le lundi 17 septembre 2012 dans un procès criminel concernant des événements qui se sont déroulés sur les lieux de l’intimé, incluant des menaces de mort. Il doit également témoigner le lendemain, soit le 18 septembre dans un dossier impliquant son ex-conjoint et n’impliquant pas l’intimé directement.

[34]  Le plaignant décide de rencontrer sa supérieure avant la fin de journée de celle-ci le 14 septembre 2012, soit en fin d’après-midi, et de lui faire part de ses appréhensions face au témoignage qu’il doit livrer le lundi suivant.

[35]  Selon le témoignage livré par le plaignant lors de l’audience, sa rencontre avec Mme Maryse Giguère, sa supérieure, s’est déroulée en trois étapes.

[36]  Tout d’abord il est seul avec Mme Giguère. Il lui fait part de ses craintes de témoigner le lundi suivant dans un dossier qui implique des menaces de mort à son endroit. Il s’exprime ainsi durant son témoignage :

Je lui ai expliqué que, puisque l’individu qui m’avait proféré des menaces de mort savait où je travaillais, je craignais qu’il vienne s’en prendre à moi à la gare pour m’empêcher d’aller témoigner. Aussi, puisque j’étais en congé la fin de semaine, soit les 15 et 16 septembre, et que j’étais à la Cour le 17, je savais qu’il ne restait à cet individu que la journée du 14 septembre pour s’en prendre à moi. J’ai expliqué à Maryse qu’en raison des récents incidents avec des fraudeurs mon niveau de stress et d’anxiété était à son maximum et que je n’avais pas bien dormi ces derniers jours. (…)

[37]  Par la suite, deux autres personnes se joignent à la discussion par téléphone, à la suggestion de Mme Giguère. Ces personnes sont Messieurs Fern Breau et Marc Tessier, deux employés de l’intimé liés à la sécurité et à la sûreté. Le plaignant explique que ces rencontres sont organisées par sa supérieure afin de le rassurer sur les procédures entourant son témoignage dans le dossier criminel et le rassurer sur sa sécurité sur les lieux de travail. 

[38]  Le plaignant prétend ne pas avoir été rassuré par ces rencontres. Mme Giguère indique plutôt, dans une note manuscrite rédigée le 28 septembre 2012 et déposée au cours de l’audience, que le plaignant a été rassuré par ces rencontres.

[39]  Mme Giguère n’a malheureusement pas pu témoigner lors de l’audience, étant elle-même en congé de maladie. L’audience a été suspendue à deux reprises dans l’espoir qu’elle pourrait témoigner, son témoignage étant crucial. Nous avons donc uniquement la version du plaignant et aucune question concernant ces rencontres ou cette note manuscrite n’a pu être posée directement à Mme Giguère.

[40]  C’est M. Christian Bergeron, le supérieur de Mme Giguère qui est venu témoigner de ce qu’il savait de cette rencontre qui a eu lieu entre le plaignant et Mme Giguère le 14 septembre 2012. M. Bergeron a prétendu que le plaignant n’avait donné aucune indication de craintes, de stress ou de problème d’anxiété liés à son témoignage prévu le 17 septembre. M. Bergeron a plutôt prétendu que le plaignant ne désirait qu’une chose : se faire rassurer sur la paie qu’il recevrait quand même malgré son absence pour ce témoignage. M. Bergeron a également prétendu lors de son témoignage que le plaignant s’était dit rassuré par ces rencontres et qu’il était tout à fait en état de faire son quart de travail.

[41]  Le plaignant est retourné à son travail après ses rencontres avec Mme Giguère. Malgré l’état dans lequel il prétendait être, il n’a pas demandé un congé à sa supérieure.

[42]  En cours de soirée, le plaignant, après l’arrivée d’un train en provenance de New York, porte les bagages d’un client vers un endroit désigné pour prendre un taxi. Le plaignant aurait sollicité un pourboire au client — contrevenant ainsi au code de conduite de l’intimé — et lorsque ce dernier lui aurait expliqué qu’il n’avait pas d’argent comptant sur lui, insatisfait de cette réponse, il aurait repris les bagages de ce dernier et se serait dirigé vers l’intérieur de la gare. Une altercation est alors survenue entre le plaignant et le client, qui tentait de reprendre ses bagages. Des bandes vidéo de cette altercation ont été déposées en preuve lors de l’audience. 

[43]  Il n’y a pas de doute qu’une altercation a eu lieu, quoique l’interprétation des deux parties en soit fort différente.

[44]  Le client n’a pas fait de plainte à la suite de cet incident, mais deux agents de sécurité qui n’étaient pas des employés de Via Rail, présents sur les lieux et témoins de l’incident, ont fait chacun un rapport de ce qui s’était passé.

[45]  Une enquête a eu lieu et le plaignant s’est vu décerner un total de 90 points de pénalité pour cet incident (sollicitation de pourboire et altercation physique avec un client). Le total des points de pénalité accumulés au dossier a mené au congédiement du plaignant le 5 octobre 2012.

[46]  Le syndicat représentant le plaignant a déposé des griefs à la suite de la décision d’émettre 90 points de pénalité au dossier du plaignant. L’arbitre de grief Michel G. Picher a rendu une décision le 20 mai 2014 confirmant les 90 points de pénalité et par le fait même, le congédiement du plaignant. Ni le syndicat ni le plaignant n’ont fait appel de cette décision.

IV.  QUESTIONS LÉGALES SOULEVÉES

[47]  Dans le cadre de mon analyse de ce dossier, j’ai examiné les questions légales suivantes :

  1. Le TCDP a-t-il compétence pour rendre décision dans ce dossier compte tenu de la décision finale de l’arbitre de grief rendue le 20 mai 2014?

Si oui,

  1. Pour chacun des incidents ayant mené à des points de pénalité au dossier du plaignant, y a-t-il eu discrimination au sens de la LCDP?
  1. Le plaignant a-t-il démontré qu’il possédait une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination, en l’occurrence ici une déficience, et cela au moment de chacun des incidents?

  2. Le plaignant a-t-il subi un effet préjudiciable (points de pénalité / congédiement)

  3. La caractéristique protégée (déficience) a-t-elle été un facteur dans les décisions ayant mené aux effets indésirables subis par le plaignant?

  1. Si une preuve prima facie de discrimination est établie par le plaignant pour un ou l’autre des incidents, l’intimé a-t-il réussi à établir une défense prévue par la loi qui justifie son acte discriminatoire?

V.  ANALYSE

A.  La compétence du Tribunal

[48]  L’intimé soulève dans sa plaidoirie écrite, et cela pour la première fois depuis le début des procédures, la question de la compétence du Tribunal dans ce dossier, et l’argument de la préclusion.

[49]  Il s’agit là d’une question légale importante qui aurait dû être soulevée dès le début des procédures. L’intimé aurait pu déposer une requête préliminaire pour trancher cette question. Il aurait pu également soulever cette question lors de l’audience, ce qu’il n’a pas fait. Le moment choisi pour soulever cette question — lors de sa plaidoirie finale par écrit  — est à mon avis clairement surprenant, sinon douteux.

[50]  Cela étant dit, je considère que le Tribunal a la compétence pour trancher les questions en litige soulevées dans ce dossier, et cela sans compromettre la décision de l’arbitre rendue le 20 mai 2014.

[51]  Il n’est pas question ici de refaire les griefs et d’examiner les questions légales soulevées dans le cadre d’un dossier en droit du travail. Il est plutôt question ici d’examiner s’il y a eu ou non, discrimination au sens de la LCDP et sur cela, je considère que j’ai juridiction. Voici pourquoi.

[52]  Premièrement, le Tribunal n’agit pas en appel ni en contrôle judiciaire de la décision de la Commission de transférer la plainte au Tribunal (art. 49 LCDP). L’intimé aurait en effet également pu faire appel de la décision de la Commission par le biais d’une requête en contrôle judiciaire à la Cour fédérale, et cela au moment de la décision de la Commission en août 2016, ce qu’il a décidé de ne pas faire.

[53]  Les motifs de la Commission pour instruire la plainte au Tribunal en août 2016 ont été les suivantes :

[…] Il y a une autre question : si le mis en cause savait ou aurait dû savoir que le plaignant, qui n’avait aucun dossier disciplinaire pendant des années, mais qui dans un court délai avait accumulé soudainement plusieurs points de pénalisation, ne souffrait pas de maladie mentale pour laquelle il avait besoin de mesures d’accommodement.

Le mis en cause souligne dans ses observations que l’arbitre de griefs avait devant lui le dossier médical du plaignant avant d’arriver à sa décision. Par contre, le plaignant dit que l’arbitre des griefs a refusé de lire les documents de preuve qu’il lui a fournis et qu’il n’y a aucune mention de sa déficience ou de son dossier médical dans la décision arbitrale. Bref, s’il n’y a pas mention dans la décision arbitrale de la déficience du plaignant, on ne peut pas conclure que l’arbitre a appliqué les principes des droits de la personne. Le Tribunal canadien des droits de la personne pourra examiner cette question importante.

De plus, il y a la question de la crédibilité des témoins quant à la question de la connaissance du mis en cause de la déficience du plaignant. Le plaignant affirme que Madame Giguère en avait connaissance, mais le mis en cause affirme qu’elle n’en savait rien. Il s’agit d’une question de crédibilité que la Commission ne peut résoudre. Le Tribunal canadien des droits de la personne pourra entendre toute la preuve sous serment et arriver à ses conclusions quant à ces questions.

[54]   L’arbitrage de grief s’est sans doute déroulé en respect de la convention collective, mais il m’apparait évident, à la lecture même de la décision de l’arbitre, que ce dernier ne s’est aucunement attardé à la question des droits de la personne et au respect de la LCDP.

[55]   Aucun témoin n’a été entendu lors de l’audience de l’arbitre de grief. Selon les prétentions du plaignant, ce dernier a refusé de lire les documents portant sur son dossier médical. Ce dernier a pu les lire dans le cadre de sa préparation à sa décision cependant. Cela étant dit, je n’ai entendu aucune preuve qui contredise les dires du plaignant sur cette question. Je rappelle ici que l’intimé a choisi de soulever cet argument dans sa plaidoirie finale, ne laissant pas au Tribunal la possibilité d’entendre de témoins sur cette question ou de poser des questions à ce sujet, que ce soit au plaignant ou à d’autres témoins.

[56]  J’ai également relu la décision du 20 mai 2014 de l’arbitre de grief Michel Picher et je suis d’accord avec la Commission que l’arbitre n’analyse pas du tout la question de la discrimination possible ni ne fait référence en aucun temps dans sa décision à la LCDP et à de possibles infractions à celle-ci.

[57]  La Commission a donc bien fait de référer la plainte au Tribunal pour examiner cette question importante des droits de la personne et je suis d’avis que j’ai compétence pour le faire et qu’il est de mon mandat d’examiner les incidents qui se sont déroulés en 2011 et 2012 à la lumière de la LCDP.

[58]  Quant à l’application de la doctrine de la préclusion soulevée par l’intimé, j’estime qu’elle ne s’applique pas ici. Rien ne me porte à croire que l’arbitre de grief a effectivement examiné les questions de discrimination soulevées ici par le plaignant et la Commission. Appliquer la doctrine de la préclusion dans ce dossier résulterait à mon avis à une iniquité et à un déni de justice pour le plaignant.

[59]  Ainsi s’exprime la Cour suprême dans le dossier Penner (Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125):

[39] De manière générale, les facteurs relevés dans la jurisprudence montrent que l’iniquité peut se manifester de deux façons principales qui se chevauchent et ne s’excluent pas l’une l’autre. Premièrement, l’iniquité de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut résulter de l’iniquité de l’instance antérieure. Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure. (mes soulignés)

[…]

[42] La deuxième façon dont l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (mes soulignés) peut se révéler inéquitable n’intéresse pas tant le caractère équitable de l’instance antérieure que celui du fait d’opposer la décision issue de cette instance à une autre action.  Dans ce deuxième sens, l’équité fait l’objet d’un examen beaucoup plus nuancé.

[60]   Encore faut-il que la question ait été effectivement déjà tranchée…mais poursuivons.

[45] Par conséquent, lorsque l’objet de deux instances diffère grandement, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pourrait se révéler injuste, même si l’instance antérieure s’est déroulée dans le respect scrupuleux de l’équité, eu égard à l’objet du régime législatif le régissant. Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance antérieure ne sont pas assez importants pour une partie, cette dernière n’aurait guère avantage à offrir une participation vigoureuse et complète…(mes soulignés)

[61]  En l'espèce, je suis d’avis que la question des droits de la personne, eu égard à l’application de la LCDP, n’a pas été examinée par l’arbitre de grief. Elle n’était pas au cœur du débat entourant les griefs qui avaient été déposés.

[62]  Et même si elle l’avait été, comme le prétend l’intimé — rien ne m’indique et ne m’a été démontré que c’était le cas — je suis d’avis que d’appliquer la préclusion serait injuste pour le plaignant.

[63]  La question de discrimination n’a pas été examinée par l’arbitre; il ne l’a pas considérée comme importante. Elle ne semblait pas l’être non plus pour l’intimé à ce moment. Cette question, en revanche, est au cœur du mandat de ce Tribunal. Elle m’a été référée par la Commission et il m’appartient maintenant de l’examiner.

B.  La discrimination au sens de l’article 7 de la LCDP

(i)  Le cadre juridique

[64]  Au sens de l’article 7 de la LCDP, le refus d’employer, de continuer d’employer ou de défavoriser en cours d’emploi un individu fondé sur un motif de distinction illicite constitue un acte discriminatoire. La déficience (au motif de santé mentale) constitue un motif de distinction illicite en vertu de l’article 3 de la même loi.

[65]  Il a été maintes fois décidées par les différents Tribunaux et par ce Tribunal en particulier qu’il incombe au plaignant d’établir une preuve prima facie de discrimination. Selon l’arrêt de la Cour suprême du Canada, Ontario (Commission ontarienne des droits de la personne) c. Simpson-Sears Ltd., 1985 CanLII 18 (CSC), paragraphe 28, la preuve prima facie est la preuve suffisante jusqu’à preuve du contraire qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réplique de l’intimé.

[66]  Dans le contexte de la présente plainte, le plaignant doit prouver selon la balance des probabilités les trois éléments suivants : (1) qu’il possédait une caractéristique protégée contre la discrimination lors de chacun des événements qui sont survenus; (2) que l’intimé l’a défavorisé (points de pénalité) ou a cessé de continuer à l’employer; (3) que la caractéristique protégée (déficience pour motif de santé mentale) a constitué un facteur qui a joué dans l’attribution des points de pénalité et ultimement de son renvoi (Moore c. British Columbia (Éducation), 2012 CSC 61, par. 33 (« Moore »); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, par. 56 et 64 [« Bombardier »]).

[67]   C’est ainsi que les juges de la Cour suprême s’exprimaient dans l’arrêt Bombardier précité :

[63]  Enfin, dans l’arrêt plus récent Moore, la juge Abella, au nom de notre Cour, s’est exprimée en ces termes :

. . . pour établir à première vue l’existence de discrimination, les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée par le Code contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.  Une fois la discrimination établie à première vue, l’intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique suivant le régime d’exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne.  Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination. [Nous soulignons; par. 33.]

[68]  En réponse à une plainte, un intimé peut soumettre une preuve pour montrer que ses actions n’étaient pas discriminatoires ou se prévaloir d’un moyen de défense prévu par la LCDP (art. 15 LCDP).

[69]  Lorsqu’un intimé réfute l’allégation, il doit fournir une explication raisonnable, qui ne peut constituer un prétexte pour dissimuler l’acte discriminatoire. (Dixon c. La Première Nation de Sandy Lake, 2018 TCDP 18, au para 28.)

[70]  En l’espèce, l’intimé a tenté de démontrer qu’il n’a pu faire preuve de discrimination à l’égard du plaignant puisque ce dernier ne souffrait pas de déficience au moment des faits et qu’il n’en a pas fait la preuve; ou, s’il y a déficience, qu’il n’en avait pas la connaissance.

[71]  L’intimé a également soulevé deux autres moyens de défense dans sa plaidoirie écrite : le plaignant ne s’est pas acquitté de son obligation de divulgation à l’employeur; et les mesures prises à l’égard du plaignant étaient de toute façon justifiées. Nous examinerons ces moyens de défense plus loin.

[72]  De plus, il est important d’ajouter qu’il est rarement possible de démontrer par une preuve directe qu’il y a eu discrimination. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de présenter des éléments de preuve directs de discrimination ou de l’intention de discriminer pour établir l’existence d’un acte discriminatoire au sens de la LCDP (voir Bombardier, par. 40-41). La tâche du Tribunal consiste donc «à tenir compte de toutes les circonstances et de tous les éléments de preuve afin de déterminer s’il est possible de détecter de “subtiles odeurs de discrimination” » (voir Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP) (« Basi »); Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TDCP 9, par. 14).

[73]  De plus, tel qu’il a été souligné par la Cour d’appel fédérale dans Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, (1991) 14 C.H.R.R. D/12 (CAF) (« Holden »), paragraphe 7, il n’est pas nécessaire que les considérations discriminatoires soient le seul motif des actes reprochés pour que la plainte soit jugée fondée. Il suffit que le motif de distinction illicite ait été l’un des facteurs ayant contribué à la décision de l’employeur (voir Bombardier, par. 44-52).

C.  Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie?

(i)  Les deux premiers incidents

[74]  Le plaignant prétend qu’il a fait la preuve qu’au moment des incidents et de l’attribution de ses points de pénalité, il avait une déficience pour motif de santé mentale, et que l’intimé n’a pas tenu compte de cette déficience, ce faisant le discriminant.

[75]  En ce qui a trait aux deux premiers incidents, soit celui du 24 septembre 2011 et celui du 26 octobre 2011, le Tribunal est d’avis que le plaignant n’a pas réussi à faire une preuve prima facie qu’il avait une déficience au sens de la LCDP au moment de ces événements.

[76]  Le plaignant a lui-même admis lors de son témoignage, en réponse à une question du procureur de la Commission, qu’il ne souffrait pas de déficience ou que celle-ci n’avait aucun lien avec les deux premiers incidents :

Me Poulin : OK. Est-ce que vous aviez déjà mentionné à M. Cyr que vous aviez une déficience?

M. Lafrenière : Bien, juste à la fin, juste à la dernière enquête.  Avant ça, ça ne le regardait pas, puis, honnêtement, je n’ai jamais prétendu que ma déficience avait un lien. Ma déficience n’avait aucun lien avec le fait que Stéphane Hamelin et Guylaine Piché aient saboté mon travail, le premier incident déclencheur. Ensuite de ça, quand Stéphane Hamelin s’en est pris à moi physiquement pour la deuxième fois au mois de septembre 2011, bien, ce n’était pas en lien avec ma déficience non plus. Puis quand je suis allé au BVT avec mon petit chien, bien ça n’avait rien avoir avec ma déficience non plus. Ce n’est pas parce que j’ai une déficience que j’ai amené mon petit chien au BVT. Je ne m’en allais pas travailler, je m’en allais porter une clé à un ancien coloc. Puis, c’est tout, ça fait que non, je n’en ai pas parlé. 

Mais dans l’autre incident, par exemple, le dernier avec le client, là ma déficience était clairement impliquée. (…) (p. 203-204 du premier livre de transcription)

[77]  Le Tribunal reconnait, à la lumière des faits qui ont été relatés longuement par le plaignant, que l’environnement de travail du plaignant n’était pas facile et qu’il semblait y avoir des problèmes importants de relations de travail. Cependant, ces problèmes en soi ne prouvent pas que le plaignant souffrait de déficience au moment des deux premiers incidents. Que l’environnement de travail difficile ait pu causer chez le plaignant des problèmes de santé mentale, cela est possible. Toutefois, cette preuve n’a pas été faite devant moi. De toute façon, le Tribunal n’examine pas et il n’est pas de mon devoir de déterminer la cause des problèmes de santé mentale du plaignant. Cela relève plutôt d’une question de droit du travail qu’un arbitre de grief aurait pu examiner.

[78]  Mon mandat — mon devoir — est de déterminer si au moment des incidents retenus par ce Tribunal, le plaignant souffrait d’une déficience.

[79]  Y avait-il un climat de travail malsain au sein de certaines équipes de travail de l’intimé, et plus particulièrement au sein de l’équipe de travail à laquelle faisait partie le plaignant? Y a-t-il eu harcèlement? L’intimé a-t-il rempli son devoir d’employeur de fournir à ses employées un environnement de travail sain et libre de tout harcèlement? L’arbitre de grief a-t-il bien su cerner les événements qui se sont déroulés et qui ont mené aux mesures disciplinaires prises par l’intimé? A-t-il tenu compte de cet environnement de travail? Voilà des questions très légitimes, mais qui ne relèvent pas de mon mandat et sur lesquelles je ne poserai pas de jugement.

[80]  Sur ces questions par ailleurs fort légitimes, le plaignant et son syndicat n’ont pas porté en appel le jugement de l’arbitre Picher.

[81]   Mon mandat consiste à déterminer s’il y a eu discrimination de la part de l’intimé dans l’attribution des mesures disciplinaires au plaignant à la suite de ces événements, pas si les règles de droit du travail ont été respectées.

[82]   À la lumière des témoignages et de la preuve qui a été présentée devant moi, je considère que le plaignant n’a pas fait une preuve prima facie qu’il avait une déficience au moment des deux premiers événements. 

[83]  Je conclus donc que l’intimé n’a pas fait preuve de discrimination lorsqu’il a attribué les points de pénalité au plaignant pour les deux premiers incidents. Après ces deux premiers incidents, le plaignant se retrouve avec 35 points de pénalité à son dossier disciplinaire.

[84]  Il en va autrement du troisième incident.

(ii)  Le troisième incident

[85]  Nous nous attarderons maintenant plus en détail sur les éléments entourant le troisième incident, soit celui qui s’est déroulé le 14 septembre 2012 et qui a mené au congédiement du plaignant.

[86]  Le plaignant a-t-il démontré qu’il possédait une caractéristique protégée par la LCDP, en l’occurrence une déficience reliée à sa santé mentale, et cela au moment de cet incident?

[87]   Je suis d’accord pour dire qu’il a fait cette preuve. 

(a)  La caractéristique protégée

[88]  Il n’y a pas de preuve directe que le plaignant souffrait d’une déficience reliée à sa santé mentale. Mais il y a un ensemble de circonstances et de faits qui me permettent d’arriver à la conclusion qu’il possédait une caractéristique protégée par la LCDP au moment de cet incident.

[89]  Tout d’abord, il est ressorti clairement du témoignage du plaignant qu’au cours de l’après-midi du 14 septembre 2012, quelques heures avant l’incident, il vivait des moments de stress et d’anxiété importants.

[90]  Le plaignant a rencontré sa supérieure immédiate, Maryse Giguère, pour discuter avec elle du témoignage qu’il devait livrer le lundi suivant, soit le 17 septembre, dans un dossier criminel relié à son travail chez l’intimé. Ce témoignage le rendait extrêmement nerveux. Le plaignant a été clair et crédible en témoignant de sa crainte face à ce témoignage et du stress qu’il vivait à ce moment-là. Il craignait pour sa sécurité et voulait obtenir le support de son employeur.

[91]  En soi, le fait d’être anxieux et stressé ne prouve pas qu’il y ait déficience. Il est normal d’être anxieux et stressé à la veille d’un témoignage en cour criminelle.

[92]  Mais le plaignant a aussi déposé devant le Tribunal des billets médicaux, dont un justifiant son arrêt de travail dans les mois précédant l’incident numéro trois. Ce billet médical, daté de mars 2012, indique que le plaignant souffre de troubles d’adaptation et de symptômes dépressifs. Le plaignant, sur la base de ce billet médical, s’absente du travail jusqu’au début de juin 2012, quelques mois avant l’incident du 14 septembre 2012. Tant l’absence du plaignant que le billet médical de mars 2012 n’ont pas été contestés par l’intimé, tant à l’audience qu’au moment où le plaignant s’est absenté de son travail.

[93]  La déficience reliée à la santé mentale, parfois mineure et qui ne se manifeste pas nécessairement de façon permanente ou continue, a aussi droit à la protection contre la discrimination.

[94]  Contrairement aux prétentions de l’intimé, le retour au travail du plaignant en juin 2012 ne signifie pas nécessairement que la déficience a maintenant complètement disparu.

[95]  Un autre billet médical, celui-là daté du 21 septembre 2012, soit une semaine après l’incident du 14 septembre, a aussi été déposé par le plaignant.

[96]  Le médecin ayant signé ses billets médicaux n’est pas venu témoigner et n’a pas pu être contre-interrogé. Ces billets médicaux constituent ainsi une preuve par ouï-dire, permise à ce Tribunal, mais que je me dois d’évaluer.

[97]  Je considère que le billet médical du mois de mars 2012, qui n’a pas été contesté par l’intimé, est fort instructif en ce qu’il vient appuyer le témoignage du plaignant et contextualiser les derniers mois de travail de ce dernier auprès de l’intimé.

[98]  Quant au billet médical du 21 septembre 2012, quoiqu’en dit le plaignant, il ne peut prouver à lui seul sa déficience.

[99]  Cependant, l’intimé ne peut aujourd’hui se plaindre de ne pas avoir pu contre-interroger le médecin ayant signé ce billet médical alors qu’il ne semble pas avoir eu l’intention de contre-expertiser le plaignant au moment des faits en 2012.

[100]  À deux reprises dans ce dossier, l’intimé a tenté de déposer en preuve un rapport d’expert médical portant sur le plaignant et à deux reprises, j’ai refusé un tel rapport d’expertise.

[101]  Je ne crois pas qu’une expertise médicale contemporaine à l’audience aurait permis d’éclairer le Tribunal sur les éléments en litige qui remontent à 2012 et avant.

[102]  Mais se plaindre qu’il n’a pu contre-interroger le médecin ayant signé les billets médicaux, car ce dernier n’a pas témoigné, et demander ainsi au Tribunal de ne pas en tenir compte ne tient pas la route non plus. 

[103]  L’intimé aurait dû demander à contacter le médecin traitant du plaignant au moment où celui-ci lui a donné son billet médical, soit le 21 septembre 2012. Il aurait alors pu discuter avec le médecin traitant de la teneur du billet médical au moment des faits et en tenir véritablement compte dans l’analyse des événements qui sont survenus le soir du 14 septembre 2012. Plus particulièrement, l’intimé aurait pu tenir compte du billet médical dans la détermination des points de pénalité qu’il a alloués au plaignant.

[104]  L’intimé ne peut aujourd’hui se plaindre de sa propre négligence.

[105]  Ainsi, en tenant compte du témoignage du plaignant, des faits qui ont précédé l’incident du 14 septembre 2012, de la rencontre du plaignant avec sa supérieure l’après-midi de l’incident, de l’arrêt de travail de ce dernier dans les mois qui ont précédé l’incident et qui avait été justifié par un billet médical non contesté qui mentionnait les symptômes dépressifs du plaignant, je conclus que le plaignant avait au moment des incidents du 14 septembre 2012, une caractéristique protégée par la LCDP.

(b)  L’effet préjudiciable

[106]  Le plaignant a subi un effet préjudiciable et s’est vu décerner 90 points de pénalité à la suite de l’incident du 14 septembre 2012, menant ainsi à son congédiement. Cela n’est pas contesté par les parties.

(c)  Lien entre la caractéristique protégée et l’effet préjudiciable

[107]  Finalement, cette caractéristique protégée par la LCDP a-t-elle été un facteur dans les événements qui sont survenus le 14 septembre 2012?

[108]  Je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la caractéristique de la déficience reliée à la santé mentale du plaignant a constitué un facteur dans l’incident du 14 septembre 2012 et ultimement, dans l’attribution des points de pénalité ayant mené à son congédiement.

[109]  Premièrement, le plaignant n’a eu aucun point de pénalité à son dossier pendant plus de 11 ans à l’emploi de l’intimé. Il a été un bon employé pendant 11 ans, sans aucun problème. Aucun grief. Cela n’est pas contesté par l’intimé. En soi, cela aurait dû soulever un questionnement chez l’intimé quant au comportement soudain de ce dernier et à la cause de celui-ci.

[110]  Deuxièmement, le courriel envoyé par Mme Giguère à son supérieur M. Bergeron, au moment où l’incident du 14 septembre 2012 était sous enquête, tend à démontrer que cette dernière savait — ou à tout le moins avait un doute — que le plaignant souffrait de problèmes de santé mentale. C’est ce qu’elle écrit le 28 septembre 2012:

Bonjour Christian,

La politique indique, à la dernière phrase, que Via Rail viendra en aide aux employés qui ont été exposés à la violence en milieu de travail par l’intermédiaire du Programme d’aide aux employés. C’est ce que j’ai proposé à Serge et il m’a indiqué qu’il connaissait le programme, qu’il l’avait déjà utilisé, qu’il avait les coordonnées et qu’il connaissait la procédure à suivre afin d’avoir recours à ce service. Il a indiqué à plus d’une reprise qu’il avait des appréhensions. Suite aux conférences téléphoniques, cela l’avait rassuré.

Je suis son gestionnaire et non un médecin qui puisse évaluer son état psychologique. Par contre, il a indiqué à plus d’une reprise qu’il avait des appréhensions en lien avec sa présence à la Cour. C’est pourquoi j’ai valider [sic] la procédure juridique ainsi que le rôle de Via auprès de la Sureté et proposé le programme d’aide aux employés pour ses émotions. […] (mes soulignés)

[111]  Mme Giguère indique dans ce mémo à son supérieur, M. Bergeron, que lors de sa rencontre avec le plaignant, elle a fait référence au Programme d’aide aux employés et que le plaignant avait peut-être des problèmes de santé mentale au moment de sa rencontre avec lui, mais qu’elle n’est pas habileté à le déterminer. Cette rencontre a lieu, faut-il le répéter, avant l’incident du 14 septembre 2012, qui a mené aux nombreux points de pénalité attribués au plaignant.

[112]  Non seulement Mme Giguère a-t-elle un doute, mais elle en informe M. Bergeron, son supérieur et la personne qui, selon l’intimé, a pris la décision finale quant aux points de pénalité attribués au plaignant. Ce dernier était donc, par le fait même, au courant de la situation difficile du plaignant. Malgré cela, ce dernier préfère rejeter complètement le billet médical présenté par le plaignant quelques jours après l’incident, sans poser aucune question, sans en tenir compte. Il préfère également rejeter tous les indices concernant la santé mentale de son employé.

[113]  Je conclus donc qu’il y a un lien entre la déficience du plaignant, les événements qui sont survenus le 14 septembre 2012 et ultimement les effets préjudiciables qu’il a subis, soit l’ajout à son dossier d’un nombre important de points de pénalité.

(d)  Conclusion sur la preuve prima facie

[114]  Je n’ai pas à juger si tous les propos du plaignant tenus durant l’audience sont vrais ou non, si tout le contexte de travail qu’il a décrit durant son témoignage est vrai ou non. Je dois déterminer cependant si au moment de l’incident il y avait une déficience ou une impression de déficience chez le plaignant, si l’incident a mené à des mesures disciplinaires et son congédiement et si cette déficience a été un facteur.

[115]  La question de savoir si le plaignant souffrait d’une déficience au moment de l’incident est une question de fait qu’il me revient de déterminer. À la lumière des témoignages entendus et de la preuve qui a été déposée au cours de l’audience, je conclus que le plaignant souffrait au moment de l’incident du 14 septembre 2012 d’une déficience reliée à sa santé mentale, que l’intimé aurait dû percevoir que le plaignant souffrait d’une déficience au sens de l’article 25 LCDP et que cette dernière a été un facteur dans les événements qui sont survenus le 14 septembre 2012 et qui ont mené aux mesures disciplinaires, au nombre de points de pénalité qui lui ont été octroyés et à son congédiement.

[116]  Il est de mon avis cependant que la discrimination subie par le plaignant n’a joué qu’un rôle minime dans la perte d’emploi de celui-ci. Le plaignant, avant le 3e incident du 14 septembre 2012, avait déjà 35 points de pénalité accumulés à son dossier, ce qui veut dire qu’il ne lui en restait que 25 avant d’être renvoyé. S’il est vrai que l’octroi de 90 points pour le 3e incident était peut-être exagéré, une pénalité de seulement 25 points aurait mené au même résultat, soit la perte d’emploi.

D.  L’intimé a-t-il réussi à établir une défense prévue par la loi qui justifie son acte discriminatoire?

[117]  L’intimé soulève les arguments suivants dans son mémoire de plaidoirie :

A)  Que l’employé ne souffrait pas d’une déficience et que de toute manière, l’intimé n’en avait pas connaissance;

B)  que l’employé ne s’est pas acquitté de son obligation de faciliter l’accommodement (ce qui inclut un manquement de faire une demande d’accommodement ou d’informer l’employeur de son besoin d’accommodement)

C)  que l’incident du 14 septembre 2012 constitue une faute si grave que l’attribution des 90 points de pénalité est justifiée;

(i)  L’intimé n’avait pas connaissance de la déficience du plaignant

[118]  L’intimé, par le biais de M. Christian Bergeron est venu témoigner et a indiqué au Tribunal qu’il n’était pas au courant de la situation du plaignant et de son état de santé mentale. Cet argument constitue une tentative pour l’intimé de justifier sa conduite et il s’agit donc d’un moyen de défense. Le Tribunal, compte tenu de la preuve devant lui et des témoignages entendus, ne retient pas ce moyen de défense.

[119]  Tout d’abord, M. Bergeron a prétendu que la seule question soulevée par le plaignant lors de sa rencontre avec sa supérieure, Mme Giguère avait été une question relative au traitement de sa paie.

[120]  L’intimé n’ayant pu faire témoigner Mme Giguère pour obtenir sa version de sa rencontre avec le plaignant, c’est le supérieur de cette dernière, M. Christian Bergeron, qui est venu dire au Tribunal que la rencontre qui avait eu lieu entre le plaignant et Mme Giguère n’avait en aucun temps porter sur la sécurité du plaignant, mais uniquement sur une question de paie.

[121]  Le Tribunal ne croit pas l’intimé sur cette question. Pourquoi Mme Giguère aurait-elle organisé deux rencontres téléphoniques entre le plaignant et les responsables de la sécurité et de la sûreté de l’intimé si effectivement le sujet n’avait porté que sur une question de paie? Cela m’apparait invraisemblable.

[122]  Aucune note, aucun courriel, aucun mémo ne résumant les rencontres de Mme Giguère avec le plaignant et confirmant la thèse de l’intimé n’ont été entrés en preuve pour confirmer les dires de M. Bergeron, dont le témoignage, quoique du ouï-dire admissible, m’apparait inconcevable à la lumière du témoignage clair et constant du plaignant sur ces rencontres avec sa supérieure Mme Giguère.

[123]  Le seul mémo qui existe et qui fait référence à cette rencontre est la note de Mme Giguère à M. Bergeron datée du 28 septembre 2012, rédigée au moment où se tient l’enquête par l’intimé de l’incident qui a eu lieu le 14 septembre. Dans cette note citée plus haut, Mme Giguère ne fait aucune référence à la question du traitement de paie. En revanche, elle y mentionne le programme d’aide aux employés et qu’en tant que gestionnaire, elle ne peut évaluer l’état psychologique du plaignant.

[124]   Le représentant de l’intimé, M. Bergeron, a une longue expérience des ressources humaines. Il aurait dû reconnaître que l’arrêt de travail du plaignant dans les mois qui ont précédé l’incident du 14 septembre, et qui a été justifié par un billet médical non contesté à l’époque par l’intimé, faisant état de troubles d’adaptation et de symptômes dépressifs, était indicatif de quelque chose.

[125]  Les soupçons de difficultés de santé mentale pressentis par Mme Giguère dans sa note du 28 septembre 2012, combinés aux notes médicales de mars 2012 et du 21 septembre 2012, et combinés à tous les événements qui ont eu lieu sur les lieux du travail dans les mois qui ont précédé et qui ont mené à des points de pénalité chez le plaignant, alors que pendant 11 ans il n’en avait eu aucun, auraient dû soulever des interrogations chez l’intimé, auraient dû l’intéresser à en savoir plus sur la situation du plaignant, à poser des questions, à chercher à interroger son médecin traitant, etc. Il n’a rien fait de cela.

[126]  L’intimé dans sa défense ne s’est pas attardé au billet médical du mois de mars 2012, mais a, à plusieurs reprises, indiqué au Tribunal qu’il reconnaissait qu’un billet médical avait été déposé par le plaignant le 21 septembre 2012. Il considérait que ce billet ne valait rien d’autre qu’une justification après coup des gestes du plaignant. Il en a donc tenu compte dans l’attribution des points de démérite, mais uniquement pour l'écarter en le considérant non fondé.

[127]  L’intimé argue également que même si la notion de déficience au sens de la LCDP est assez large, il n’en demeure pas moins que celle-ci doit être plus large qu’une simple appréhension ou des sentiments de stress et qu’il doit y avoir preuve d’une condition médicale (Breen c. Sous-ministre de la citoyenneté et de l’immigration, 2014 TDFP 17 ).

[128]  Les faits soulevés dans cette décision du Tribunal de la dotation et de la fonction publique sont bien différents de ceux que nous avons devant nous. Dans cette décision, la plaignante prétendait que le stress qu’elle avait vécu après le décès de son mari était suffisant pour constituer une déficience. Le billet médical qu’elle a déposé reposait sur la condition médicale précaire de son mari et non la sienne. Le Tribunal, tout en reconnaissant que la plaignante avait dû subir beaucoup de stress, a décidé que le stress à lui seul ne pouvait constituer une déficience.

[129]  Je suis d’accord que le stress à lui seul ne constitue pas une déficience, mais dans le cas qui nous préoccupe, les faits sont beaucoup plus larges et complexes que dans le dossier Breen. Tout d’abord, les billets médicaux déposés par le plaignant reposaient sur sa condition médicale à lui et non sur celle d’une tierce partie (dans l’affaire Breen, la condition médicale du mari décédé). Le plaignant n’a pas tenté d’inférer que la situation médicale d’une autre personne lui causait du stress. C’est de sa situation médicale à lui dont on parle dans les billets médicaux qui ont été déposés.

[130]  De plus, comme je l’ai mentionné plus haut, la discrimination est rarement prouvée de façon directe et c’est sur l’ensemble des circonstances et sur l’ensemble de la preuve que je dois conclure sur la présence ou non d’une déficience au moment des faits.

[131]  Cet ensemble de circonstances et de preuves ne repose pas uniquement sur le billet médical du 21 septembre 2012, comme semble le prétendre l’intimé, mais sur l’ensemble des faits, de la preuve et des témoignages entendus. Cela inclut le billet médical de mars 2012 et l’absence du plaignant de son travail pour une période de 3 mois pour cause de troubles d’adaptation et de symptômes dépressifs.

[132]  De plus, la déficience peut prendre plusieurs formes et peut être perçue par l’employeur de plusieurs manières. Dans l’arrêt Dupuis c. Canada (Procureur général), 2010 CF 511, la Cour fédérale exprime clairement l’état du droit en cette matière :

 [25]        La maladie mentale, nous l’avons déjà mentionné plus haut, est une « déficience » définie à larticle 25 de la Loi. Celle-ci peut prendre diverses formes, entre autres : les troubles de l’humeur comme la dépression et le trouble bipolaire, la schizophrénie, les troubles anxieux comme le trouble obsessif compulsif et le syndrome de stress post-traumatique, les troubles de l’alimentation et les dépendances, etc. Or, la loi interdit la discrimination au travail basé sur la perception ou l’impression d’une déficience et exige l’adoption de mesures d’adaptation par l’employeur à moins d’une contrainte excessive.

 [26]        L’employé lui-même peut ignorer qu’il souffre d’une maladie mentale, de sorte qu’il peut très bien ne pas avoir consulté un médecin ou en avoir informé l’employeur. L’absence d’un diagnostic médical de dépression ou d’une autre maladie mentale ne veut pas dire que l’employé s’en portera mieux pour autant à la maison ou qu’il fournira un rendement satisfaisant à son travail. Compte tenu de l’ampleur et de la diversité des troubles psychiatriques, l’employé peut éprouver des difficultés cognitives, émotionnelles et sociales, tant à la maison qu’à son travail. Ces troubles de comportement peuvent notamment se manifester par des changements d’humeur.

 [27]        Lorsque le gestionnaire est en mesure de déceler un changement de comportement pouvant être attribuable à un trouble d’ordre mental, il a la responsabilité de déterminer si des mesures d’adaptation sont nécessaires. Voir la Politique sur les mesures d’adaptation en matière de maladie mentale et procédures connexes de la Commission (octobre 2008). Il est aussi plausible de penser que des demandes erratiques d’un employé et des conflits de personnalités peuvent cacher un trouble d’ordre mental. Bien entendu, le diagnostic de maladie mentale ne relève pas du gestionnaire ou de l’employé, mais plutôt d’un médecin. Ceci étant dit, le gestionnaire peut aborder la question avec l’employé en privé et lui suggérer de consulter un médecin. Dans l’intérim, à titre de mesure d’adaptation, le gestionnaire peut permettre à l’employé de prendre un congé, ce qui est d’autant plus urgent s’il apparait alors que l’employé est épuisé, qu’il est sur le point de faire un surmenage professionnel ( burnout ), ou encore qu’il se comporte de manière irrationnelle. Chaque cas est un cas d’espèce et mérite d’être évalué individuellement. (mes soulignés)

[133]  Ainsi dans le cas qui nous préoccupe, la déficience aurait pu être perçue par l’employeur lorsque le plaignant a rencontré sa gestionnaire l’après-midi du 14 septembre 2012 pour partager ses appréhensions et son anxiété face à un témoignage important qu’il devait livrer dans les jours suivants.

[134]  D’ailleurs, le mémo qu’écrit Mme Giguère à son supérieur, M. Bergeron, et auquel j’ai fait référence un peu plus haut, va en ce sens et exprime un doute quant à la santé mentale du plaignant.

[135]  La déficience aurait également pu être détectée si la  gestionnaire s’était interrogée face à un employé qui n’avait jamais eu de problèmes de comportement pendant 11 ans, mais qui en l’espace de 12 mois avait accumulé une série de points de pénalité.

[136]  Finalement, elle aurait pu également être détectée, car à tout cela s’ajoute que l’employé en question avait eu dans les mois qui précèdent un congé de maladie pour raisons de santé mentale (congé de mars à juin 2012 — billet médical déposé en preuve).

[137]  Il m’apparait clair et suffisant que, compte tenu des circonstances entourant l’incident du 14 septembre et de la situation du plaignant dans les mois qui ont précédé, la déficience du plaignant aurait dû être détectée par l’intimé. Cela aurait été possible si l’intimé, connaissant tous ces faits, les avait additionnés et regardés globalement, et non pas séparément.

[138]  L’intimé ne m’a pas donc pas convaincu qu’il n’avait pas la connaissance de la déficience du plaignant.

(ii)  Le plaignant ne s’est pas acquitté de son obligation de faciliter l’accommodement

[139]  L’intimé avance l’argument selon lequel le plaignant a un devoir de faciliter l’accommodement. Je crois qu’il serait important de référer ici à l’arrêt clé de la Cour suprême Central Okanagan School District No.23 c. Renaud, 1992 2 RCS 970 où cette obligation est bien expliquée :

Pour faciliter la recherche d’un compromis, le plaignant doit lui aussi faire sa part. À la recherche d’un compromis raisonnable s’ajoute l’obligation de faciliter la recherche d’un tel compromis. Ainsi, pour déterminer si l’obligation d’accommodement a été remplie, il faut examiner la conduite du plaignant. 

Cela ne signifie pas qu’en plus de porter à l’attention de l’employeur les faits relatifs à la discrimination, le plaignant est tenu de proposer une solution. Bien que le plaignant puisse être en mesure de faire des suggestions, l’employeur est celui qui est le mieux placé pour déterminer la façon dont il est possible de composer avec le plaignant sans s’ingérer indûment dans l’exploitation de son entreprise. Lorsque l’employeur fait une proposition qui est raisonnable et qui, si elle était mise en œuvre, remplirait l’obligation d’accommodement, le plaignant est tenu d'en faciliter la mise en œuvre. Si l’omission du plaignant de prendre des mesures raisonnables est à l’origine de l’échec de la proposition, la plainte sera rejetée. L’autre aspect de cette obligation est le devoir d’accepter une mesure d’accommodement raisonnable. C'est cet aspect que le juge McIntyre a mentionné dans l’arrêt O’Malley. Le plaignant ne peut s’attendre à une solution parfaite. S’il y a rejet d’une proposition qui serait raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, l’employeur s'est acquitté de son obligation (p.11 de la version imprimée).

[140]  L’intimé maintient que le plaignant n’a jamais formulé de demande d’accommodement basée sur une déficience, alors que l’intimé a une politique sur l’accommodement et des formulaires spécifiques à cet effet. Il fait référence plus particulièrement à la Convention collective et plus précisément à l’article 15 de celle-ci.

[141]  Cet argument ne tient pas la route. Il n’est pas toujours évident pour une personne souffrant de déficience reliée à la santé mentale de faire de telles demandes, et cela pour plusieurs raisons, parfois allant même jusqu’à la négation du problème. Si le plaignant a donné suffisamment de raisons à l’employeur pour que ce dernier puisse détecter un problème quelconque, c’est à ce dernier de lui proposer des mesures d’accommodement.

[142]  Dans ce dossier, il y a eu plusieurs raisons pour l’employeur de percevoir un problème chez le plaignant : il a souffert par le passé de problème de santé mentale et a même été en congé, avec billet médical, quelques mois auparavant; il a reçu plusieurs points de pénalité en moins de 12 mois alors qu’il avait été un employé modèle depuis plus de 11 ans; il a rencontré sa supérieure immédiate pour lui faire part de ses appréhensions; et cette dernière a indiqué dans un mémo qu’elle avait détecté ses craintes « Je suis son gestionnaire et non un médecin qui puisse évaluer son état psychologique », confirmant ainsi que ce dernier avait peut-être un problème de santé mentale.

[143]  À mon avis, l’intimé n’a pas tenu compte de tous ces événements. Le directeur responsable de l’attribution des points de pénalité, M. Bergeron, a témoigné longuement et est clair à cet effet. Il a tenu compte du billet médical produit par le plaignant après l’incident, soit celui du 21 septembre 2012, mais uniquement pour l'écarter totalement, sans appeler le médecin traitant, sans contre-expertise, en ne faisant rien en fait, mais tout simplement en décidant par lui-même que ce billet médical était une fausse justification après coup.

[144]  Quant aux autres événements, plus particulièrement la rencontre du plaignant avec sa gestionnaire Mme Maryse Giguère, il n’en a pas tenu compte, car il est convaincu que la rencontre ne s’est pas déroulée comme le prétend le plaignant. Malheureusement, Mme Giguère n’a pas pu témoigner au sujet de cette rencontre. Mais la note de service de cette dernière qui a suivi cette rencontre indique au contraire que le plaignant était nerveux et avait besoin d’être rassuré. Elle ne fait aucunement mention d’une question de paie, comme le prétend l’intimé.

[145]  Cette même note indique aussi que le plaignant a semblé être rassuré par sa rencontre avec Mme Giguère, mais cela ne veut pas dire qu’il n’était aucunement affecté par le témoignage qu’il devait livrer le lundi suivant ou qu’il n’y avait pas à tout le moins une apparence de déficience compte tenu de toutes les circonstances et de tous les événements de ce dossier. Était-ce suffisant pour que l’employeur ait une impression de déficience chez le plaignant au sens de l’arrêt Dupuis, cité plus haut?  Je crois que oui.

[146]  De plus, la version française de la Convention collective à laquelle fait référence l’intimé pour exiger une demande d’accommodement réfère directement à une déficience physique et n’inclut pas la déficience mentale. Il est incompréhensible et inacceptable de la part d’un grand employeur sous juridiction fédérale, de ne pouvoir offrir à ses employés francophones un document de référence aussi important qu’une convention collective traduit adéquatement dans les deux langues. Mme Barbara Ann Blair, responsable des RH chez l’intimé dira même dans son témoignage que les employés doivent se référer à la version anglaise pour savoir en quoi s’en tenir, tentant ainsi de se justifier et d’indiquer que la déficience mentale est aussi incluse. Cela devra être corrigé, si ce n’est pas déjà fait, par l’intimé.

[147]   En somme, l’intimé ne m’a pas convaincu que le plaignant ne s’est pas acquitté de son obligation de faire part à l’employeur de son besoin d’accommodement. Il relevait plutôt à l’intimé, compte tenu de toutes les circonstances entourant les événements survenus le 14 septembre 2012, de s’informer auprès du plaignant des mesures d’accommodement nécessaires, ce qu’il n’a pas fait.

(iii)  L’incident du 14 septembre constitue une faute grave et les points de démérite attribués menant au congédiement sont justifiés

[148]  L’intimé plaide que l’incident du 14 septembre est suffisamment grave et constitue une faute qui, même en tenant compte de la déficience alléguée du plaignant, justifie les points de pénalité attribués à son dossier disciplinaire et son congédiement.

[149]  L’intimé allègue que les points de pénalité ont été attribués au plaignant parce qu’il s’agissait « d’actes plus graves et que le plaignant avait menti et n’affichait aucun remords ».

[150]   Selon l’intimé, les mesures disciplinaires prises à l’encontre du plaignant et son congédiement étaient donc pleinement justifiés. L’intimé invoque que l’incident du 14 septembre 2012 recèle deux manques importants aux normes établies par ce dernier dans le cadre du travail qui doit être exécuté, soit qu’aucune sollicitation de pourboire ne doit être faite auprès des clients; et qu’aucune agression physique des clients ne soit tolérée.

[151]  Je suis d’accord que la violence en milieu de travail est une infraction grave, qui peut justifier un congédiement, surtout si la personne n’exprime aucun remords.

[152]  Je ne suis pas insensible à l’argument de l’intimé que les gestes posés par le plaignant étaient graves et que les points de pénalité au dossier disciplinaire du plaignant ont été attribués parce que l’agressivité physique envers un client est inacceptable, et que ce dernier a menti en plus de ne démontrer aucun remords.

[153]  Mais ce faisant, l’intimé plaide ici un argument de droit du travail : la faute grave. Il ne plaide pas la défense possible et prévue à l’art. 15 de la LCDP : la contrainte excessive.

[154]  L’intimé aurait pu soumettre que les normes de conduite requises (et que le plaignant a enfreint) constituaient une exigence professionnelle justifiée au sens de l’art. 15 de la LCDP, c’est-à-dire au sens où l’accommodement de la déficience, et le comportement aberrant qui en découle auraient constitué pour lui une contrainte excessive.

[155]  Si l’intimé avait fait cette défense, j’aurais pu l’analyser à la lumière de la nombreuse jurisprudence qui existe et des arguments qui auraient été soulevés en contrepartie par le plaignant et la Commission à cet égard.

[156]  La jurisprudence est abondante en ce qui concerne l’exigence professionnelle justifiée (Meiorin et autres), mais aucune décision n’a été soulevée ou plaidée par l’intimé. Il ne m’appartient pas de le faire pour eux ou de trancher sur une telle défense alors qu’elle n’a pas été directement plaidée par l’intimé, et que ni le plaignant ou la Commission n’ont pu s’exprimer sur cette défense lors de l’audience ou dans leurs plaidoiries.

[157]  Ainsi, puisque l’art. 15 de la LCDP n’a pas été soulevé par l’intimé, bien que l’argument de l’exigence professionnelle justifiée aurait pu être plaidé à la lumière des faits de ce dossier, il ne m’appartient pas de le faire pour lui.

[158]  J’en conclus donc que l’intimé n’a pas réussi au sens de la LCDP à établir une défense justifiant l’acte discriminatoire qui a été commis.

VI.  PLAINTE JUGÉE FONDÉE

[159]  Sur la prépondérance des probabilités, je conclus que l’intimé a commis un acte discriminatoire en ne tenant pas compte de la déficience (reliée à la santé mentale) du plaignant, au sens de l’article 7 de la LCDP, lors du troisième incident qui a eu lieu le 14 septembre 2012.

VII.  REMÈDE ET ORDONNANCE

[160]  Lorsque le Tribunal juge une plainte fondée, ce dernier a le pouvoir de rendre des ordonnances en fonction de l’article 53 de la LCDP. Dans le cas qui nous préoccupe, le plaignant demande au Tribunal d’ordonner à l’intimé de cesser toute discrimination envers tout employé ayant une ou des déficiences, de le réintégrer dans ses fonctions, de l’indemniser pour des pertes de salaire, le préjudice moral, l’acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré, et d’accorder des intérêts sur ces indemnités. Ce sont les articles 53  (2)  a), b) c), 53 (2) e), 53 (3) et 53 (4) qui s’appliquent. Nous allons les analyser l'un après l’autre en fonction de la preuve qui a été présentée.

A.  Cesser de discriminer (art. 53(2) a))

[161]  J’ordonne à l’intimé, en collaboration avec la Commission, de prendre les mesures suivantes afin d’éviter des situations de discrimination similaires dans le futur à l’égard de ses employés et afin de s’assurer que dans toute situation de mesures disciplinaires, la déficience possible, physique ou mentale, d’un employé soit pris en compte:

A)  Rédiger une politique de relations de travail claire qui indiquera que toute mesure disciplinaire doit tenir compte d’une déficience, physique ou reliée à la santé mentale, d’un employé et que cette politique soit révisée et approuvée par la CCDP;

B)  De s’assurer que tous les documents pertinents de l’intimé, qui ont trait à la déficience physique ou mentale, que ce soit la convention collective ou tout autre politique, soient rédigés de la même manière en anglais et en français et accessibles aux employés dans la langue de leur choix;

B.  La réintégration du plaignant (art. 53 (2) b))

[162]  Le plaignant demande sa réintégration complète chez l’intimé. Du même coup, il indique également au Tribunal que la décision de retourner travailler ou non chez l’intimé devrait être entièrement sa décision.

[163]  Ce faisant, le plaignant semble indiquer au Tribunal qu’il n’est pas très certain de vouloir ou non retourner travailler chez l’intimé. Il préfère se garder ce choix...cela m’apparait manquer de conviction. De plus, je suis en accord avec l’intimé que lors de l’audience, le plaignant a démontré à plusieurs occasions du mépris envers certains de ces collègues. Il y a eu des attaques personnelles non justifiées à plusieurs reprises également et le plaignant n’a effectivement démontré aucun remords quant à l’incident qui est survenu le 14 septembre 2012.

[164]  Je suis d’accord que le lien de confiance a été brisé entre le plaignant et l’intimé.

[165]  Pour toutes ces raisons, je n’ordonne pas la réintégration du plaignant.

C.  Pertes de salaire (art. 53 (2) c))

[166]  Le plaignant demande au Tribunal que toutes ces pertes de salaires lui soient remboursées. Il demande également qu’une indemnité lui soit versée pour combler les pertes à son fonds de pension depuis la date de son congédiement.

[167]  Le plaignant demande également qu’une indemnité lui soit versée pour les heures supplémentaires qu’il aurait dû faire.

[168]  Le plaignant demande finalement un montant compensatoire pour le montant d’impôts excédentaires qu’il devra payer.

[169]  L’alinéa 53 (2) c) de la LCDP prévoit en effet que le Tribunal peut ordonner à l’intimé qui a été trouvé responsable de discrimination d’indemniser la victime pour perte de salaires et de dépenses entraînées par l’acte discriminatoire.

[170]  Certaines règles doivent cependant être respectées dans l’application de cet article. Tout d’abord, la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, paragraphe 37 (« Chopra »), a bien précisé qu’il doit exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire dont a été trouvé responsable l’intimé et la perte de salaire alléguée.

[37] Le fait que la prévisibilité ne constitue pas un facteur approprié de limitation des pertes dont un plaignant peut être dédommagé ne signifie pas qu’il ne devrait y avoir aucune limite à la responsabilité d’indemniser. La première limite a été reconnue unanimement par les membres formant la Cour dans Morgan : il doit exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée. La deuxième limite, consacrée par la Loi même, consiste dans le pouvoir discrétionnaire conféré au Tribunal d’ordonner l’indemnisation de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire entraînés par l’acte discriminatoire. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit obéir à des principes. (mes soulignés)

[171]  Dans la décision Cassidy v. Canada Post Corporation & Raj Thambirajah, 2012 CHRT 29, au para 192, le Tribunal a aussi expliqué que « The goal of the CHRA and other anti-discrimination human rights statutes is to “make a complainant whole”, to put that person in a position s/he would have been in “but for the discrimination” the complainant suffered.” »

[172]  Ainsi, si je crois que la perte d’emploi aurait eu lieu même sans discrimination, j’ai le pouvoir discrétionnaire d’ordonner aucun dédommagement — ou un petit montant — pour la perte de salaire.

[173]  Comme je l’ai mentionné plus haut au moment de déterminer s’il y avait eu preuve prima facie de la déficience, je crois que la discrimination subie ici par le plaignant n’a joué qu’un rôle minime dans la perte d’emploi de ce dernier. En fait, compte tenu des circonstances de ce dossier et des faits graves qui se sont produits lors de l’incident du 14 septembre 2012, je crois que la discrimination dont a été victime le plaignant n’a pas, à elle seule été la cause du renvoi de ce dernier.

[174]  J’ai revu la vidéo de l’incident du 14 septembre 2012 et relu les rapports des agents de sécurité Painchaud et Lapierre qui décrivent l’incident du 14 septembre. J’ai également relu le témoignage de l’agent de sécurité Painchaud qui est venu décrire avec aplomb les détails de l’incident lors de l’audience. Ce dernier témoignage est convaincant.

[175]  L’incident du 14 septembre n’est pas anodin et sans conséquence. Il va à l’encontre de deux normes importantes de l’intimé, à savoir qu’il est interdit de demander un pourboire aux clients et qu’aucune altercation physique avec un client ne peut être tolérée.

[176]  Le rapport de l’agent Painchaud est clair : il y a eu demande de pourboire au client. Le plaignant ne s’en est même pas caché lorsqu’il a décrit les détails de l’incident à l’agent Painchaud.

[177]  De plus, la vidéo et les images qui ont été déposées en preuve montrent clairement qu’il y a eu une altercation physique entre le plaignant et le client-passager de l’intimé.

[178]  L’agent de sécurité Painchaud a affirmé lors de son témoignage qu’en huit ans de travail à la Gare Centrale de Montréal, il n’avait jamais vu une altercation entre un employé de l’intimé et un client. Il ressort de son témoignage que l’incident était grave et devait être rapporté.

[179]  J’ajouterais que pour l’intimé, une entreprise dont le service à la clientèle est au cœur de sa mission, une telle altercation avec un client ne pouvait être ignorée.

[180]  Malgré tout, le plaignant a toujours nié l’importance de cet incident et n’a jamais démontré quelques remords que ce soit.

[181]  Il m’apparait donc à la lumière de la preuve et des témoignages entendus que l’incident du 14 septembre 2012 était suffisamment grave pour que l’intimé sévisse à l’encontre du plaignant.

[182]  Le plaignant avait déjà 35 points de pénalité accumulés à son dossier disciplinaire lors de l’incident du 14 septembre 2012. Il en faut 60 pour être congédié. Même en tenant compte de sa déficience, mais considérant la gravité de l’incident du 14 septembre 2012, je considère qu’il aurait pu obtenir un nombre additionnel de point de pénalité suffisant pour mener à son congédiement.

[183]  De plus, la preuve présentée par le plaignant quant à ses pertes de salaire et autres pertes reliées à son emploi est loin d’être complète.

[184]  En effet, le plaignant n’a présenté aucune preuve de ses pertes de salaires. Aucun T-4 n’a été déposé. Aucune autre pièce justificative à l’appui de ses demandes reliées à ses pertes au fonds de pension, à ses heures supplémentaires ou à l’impôt excédentaire qu’il prétend devoir payer n’a été déposée.

[185]  Je ne peux présumer de cette preuve. Je ne peux rendre une ordonnance sans cette preuve également :

« [...] les ordonnances de redressement doivent être liées au litige ou au sujet de la plainte qui a été jugée fondée : le « cadre de la plainte » ou le « sujet réel ». Le redressement doit être égal à l'acte discriminatoire. Les ordonnances doivent aussi être raisonnables et le pouvoir discrétionnaire en matière de redressement doit être exercé en fonction de la preuve présentée.

(Hughes c. Élections Canada, 2010 CHRT 4 (Hughes), au paragraphe 50)

[186]  S’il est vrai qu’il est rare qu’un acte discriminatoire soit reconnu en relation à une perte d’emploi sans qu’aucun dédommagement pour perte de salaire ne soit accordé, je ne peux, compte tenu des circonstances particulières de ce dossier et de la gravité de l’incident du 14 septembre 2012, de même que pour les raisons mentionnées plus haut quant à la preuve présentée, octroyer au plaignant de dommages pour pertes de salaires.

D.  Dommages moraux (art. 53 (2) e))

[187]  En vertu de l’article 53 (2) e) de la LCDP, le plaignant réclame une somme de 20 000 $ pour le préjudice moral qu’il prétend avoir subi et pour les séquelles de ce préjudice qui, selon lui, subsistent à ce jour.

[188]  L’article 53 (2) e) me permet effectivement d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000$ le plaignant si ce dernier a souffert un préjudice moral.

[189]  Les dommages moraux ne sont pas basés sur la faute de l’intimé, mais bien sur la souffrance éprouvée par le plaignant.

[190]  Le plaignant a fait part au Tribunal de l’impact des événements qui se sont déroulés depuis son congédiement. Le plaignant prétend avoir vécu un stress très important depuis les incidents du 14 septembre 2012 et le congédiement qui en a découlé.  Il dit en souffrir encore aujourd’hui. Il prétend que sa vie a été mise en veilleuse depuis plus de 6 ans, qu’il en a souffert énormément au niveau financier, lui causant un stress additionnel. Il dit toujours prendre des médicaments pour gérer cette situation.

[191]   Cependant, le plaignant n’a pas apporté beaucoup de détails quant au préjudice moral qu’il dit encore aujourd’hui subir. Il n’a apporté aucune preuve de sa situation médicale actuelle et du lien existant entre celle-ci et les événements subis en 2012. Par exemple, aucun billet médical contemporain à aujourd’hui ne démontrant la prise de médicaments et les raisons pour celle-ci n’a été déposée.

[192]  Cela ne veut pas dire en revanche que je ne crois pas le plaignant et qu’il n’a pas effectivement subi de stress lié à cette situation, particulièrement en ce qui a trait à la manière dont l’intimé a géré tout ce dossier depuis l’incident du 14 septembre 2012. Je le crois lorsqu’il écrit qu’encore aujourd’hui il en vit les conséquences.

[193]  Cependant 20 000 $ est le montant maximal selon la loi qui peut être accordée et le Tribunal l’accorde habituellement pour les cas les plus graves : lorsque la portée et la durée de la souffrance du plaignant découlant de l’acte discriminatoire justifient le montant complet.

[194]  Compte tenu de la preuve, et parce que je considère que le plaignant a en effet subi un préjudice d’avoir été discriminé, j’ordonne à l’intimé de lui payer une somme de 10 000 $ pour le préjudice moral qu’il a subi.

E.  Indemnité spéciale (art. 53 (3))

[195]  Le plaignant demande que l’intimé lui verse un montant de 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale en vertu de l’article 53 (3) de la LCDP. Cet article de la LCDP prévoit que le Tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $ s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

[196]  Selon l’arrêt Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, paragraphe 155 (varié sur autres motifs, 2014 FCA 110), l’article 53 (3) est une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Il y a un acte discriminatoire délibéré lorsque l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne ont été intentionnels. Un acte inconsidéré est celui d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante.

[197]  Tout comme pour l’article 53 (2) e), le montant maximal est uniquement alloué dans les cas les plus graves.

[198]  Il m’apparait à la lumière des faits qui m’ont été présentés et de la preuve qui a été déposée que l’intimé, malgré les signes donnés par le plaignant, n’a sciemment pas voulu en connaître plus sur l’état de son employé. L’intimé avait toutes les raisons de percevoir que le plaignant pouvait souffrir d’une déficience. Mais l’intimé a préféré se fermer les yeux et jusqu’à ce jour refuse de reconnaitre que le plaignant souffrait d’un problème de santé mentale lors de l’incident du 14 septembre 2012.

[199]  Ainsi, sur le billet médical déposé par le plaignant après l’incident, l’intimé le rejette rapidement comme étant une simple justification après coup. Il ne prend pas le temps de communiquer avec le médecin traitant, de demander un contre-examen du plaignant, de poser des questions additionnelles. Ce n’est qu’au cours de la procédure devant ce Tribunal qu’il demande une expertise médicale du plaignant ou le dépôt de son propre rapport d’expert.

[200]  Le simple fait de dire qu’il en a tenu compte ne signifie pas qu’il a pris tous les moyens pour vérifier si effectivement le billet médical était valable ou non. L’intimé ne peut se cacher derrière l’argument de la justification après coup sans avoir fait certaines vérifications, sans à tout le moins sans s’en être préoccupé.

[201]  L’intimé était convaincu que les gestes posés par le plaignant étaient suffisamment graves pour justifier son congédiement. Je considère que le billet médical et les circonstances entourant l’incident ne constituaient pour l’intimé que des obstacles l’empêchant d’atteindre son objectif : congédier le plaignant.

[202]  Un grand employeur comme l’intimé aurait dû connaître la loi et tenir compte de toutes les circonstances entourant l’incident et ce qui a suivi l’incident. Il était de sa responsabilité de le faire et il m’apparait qu’à cet égard, l’intimé a eu un comportement imprudent. Il a été insouciant quant à l’application de la LCDP.

[203]  Pour ces raisons, j’ordonne que l’intimé paye au plaignant une indemnité de 15 000 $ pour avoir posé un acte discriminatoire inconsidéré.

F.  Les intérêts (art. 53 (4))

[204]  En vert de l’article 53(4) de la LCDP et de la règle 9 (12) des Règles de procédure (03-05-04) du Tribunal, j’ordonne que soient versés les intérêts sur tous les montants à être payés au plaignant. L’intérêt sera calculé à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle). Il courra de la date du congédiement du plaignant, soit le 5 octobre 2012, jusqu’à la date du versement de l’indemnité.

VIII.  ORDONNANCE

[205]  La plainte de Serge Lafrenière est jugée fondée quant au troisième incident seulement, soit celui du 14 septembre 2012 et il est ordonné que Via Rail :

1.  Rédige une politique de relations de travail claire qui indiquera que toute mesure disciplinaire doit tenir compte d’une déficience, physique ou reliée à la santé mentale d’un employé, et que cette politique soit revue et approuvée par la CCDP;

2.  S’assure que tous les documents pertinents, qui ont trait à la déficience, tant physique que mentale, que ce soit la convention collective ou toute autre politique, soient rédigés de la même manière en anglais et en français et qu’ils soient accessibles à ses employés dans la langue de leur choix;

3.  Indemnise le plaignant d’une somme de 10 000 $ pour le préjudice moral qu’il a subi;

4.  Indemnise le plaignant d’une somme de 15 000 $ pour avoir posé un acte discriminatoire inconsidéré.

5.  Verse des intérêts sur les indemnisations ci-dessus, conformément aux conditions énoncées au paragraphe 204 de la présente décision.

Signée par

Anie Perrault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 18 avril 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2162/3616

Intitulé de la cause : Serge Lafrenière c. Via Rail Canada Inc.

Date de la décision du tribunal : Le 18 avril 2019

Date et lieu de l’audience : le 28, 31 mai, 11–13, 26–29 juin, 12 juillet et le 1e octobre      2018

Montréal (QC)

Comparutions :

Serge Lafrenière, pour lui même

Daniel Poulin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Jacques Rousse, pour l'intimé

 



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