Tribunal canadien des droits de la personne

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I.  Contexte

[1]  Les plaignantes, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la Société de soutien) et l’Assemblée des Premières Nations (l’APN), ont déposé une plainte en matière de droits de la personne alléguant que le financement inéquitable des services d’aide à l’enfance dans les réserves des Premières Nations équivaut à de la discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), ch. H‑6 (la LCDP).   

[2]  Dans une décision datée du 14 mars 2011 (voir la décision 2011 TCDP 4), le Tribunal a accueilli la requête qu’avait présentée le procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien) (AANC) en vue de faire rejeter la plainte au motif que les questions qui y étaient soulevées excédaient sa compétence (la requête relative à la compétence). Cette décision a par la suite fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada.

[3]  Le 18 avril 2012, dans le jugement Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (Société de soutien CF), la Cour fédérale a annulé la décision rendue par le Tribunal en ce qui a trait à la requête relative à la compétence. La Cour fédérale a renvoyé l’affaire à une formation du Tribunal différemment constituée afin que l’affaire soit réexaminée conformément à ses motifs. L’appel de cette décision interjeté par l’intimé a été rejeté par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75 (Société de soutien CAF).

[4]  En juillet 2012, une nouvelle formation présidée par Mme Sophie Marchildon, et ayant comme membres instructeurs Réjean Bélanger et Edward Lustig, a été constituée pour examiner de nouveau l’affaire (voir la décision 2012 TCDP 16). Le Tribunal a rejeté la requête présentée par l’intimé en vue de faire instruire de nouveau la requête relative à la compétence et il a statué que la plainte serait instruite sur le fond (voir la décision 2012 TCDP 17).

[5]  Dans Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autre c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la décision), la formation a conclu que les plaignantes avaient établi le bien-fondé de leur plainte selon laquelle les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon se voient refuser l’égalité des services à l’enfance et à la famille ou sont défavorisés dans la fourniture de services à l’enfance et à la famille, en violation de l’article 5 de la LCDP.

[6]  Dans la décision, la formation a jugé que la définition et la mise en œuvre du principe de Jordan par le Canada étaient restreintes et inadéquates, ce qui entraîne des lacunes en matière de services, des retards et des refus pour les enfants des Premières Nations. Des retards étaient inhérents au processus de traitement des cas potentiels visés par le principe de Jordan. En outre, l’approche du gouvernement du Canada à l’égard des cas visés par le principe de Jordan était axée uniquement sur les conflits entre les gouvernements fédéral et provinciaux concernant des enfants atteints de multiples déficiences, plutôt que sur les conflits de compétence (y compris entre les ministères du gouvernement fédéral) impliquant tous les enfants des Premières Nations (et pas seulement ceux souffrant de déficiences multiples). Par conséquent, AANC s’est vu donner l’ordre d’appliquer immédiatement le principe de Jordan, dans sa pleine signification et sa pleine portée (voir la décision, aux paragraphes 379 à 382, 458 et 481). La décision et les ordonnances connexes n’ont pas été contestées dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[7]  Trois mois après la décision, AANC et Santé Canada ont indiqué avoir entamé des discussions concernant ce processus en vue d’élargir la définition du principe de Jordan, d’améliorer sa mise en œuvre et de cibler d’autres partenaires qui devraient prendre part à ce processus. Ils ont prévu qu’un délai de 12 mois serait nécessaire pour amener les Premières Nations, les provinces et les territoires à participer à ces discussions et à concevoir des options en vue d’apporter des modifications au principe de Jordan.

[8]  Dans une décision sur requête subséquente (2016 TCDP 10), la formation a précisé que son ordonnance enjoignait au gouvernement de mettre en œuvre immédiatement la pleine signification et la pleine portée du principe de Jordan et non pas d’entamer sur‑le‑champ des discussions pour revoir la définition à long terme. La formation a fait observer qu’il existe déjà une définition valable du principe de Jordan, qui a été adoptée par la Chambre des communes, et qu’il n’y a aucune raison pour laquelle cette définition ne pourrait pas être mise en œuvre immédiatement. AANC s’est vu ordonner de considérer immédiatement le principe de Jordan comme incluant tous les conflits de compétence (y compris ceux qui opposent des ministères fédéraux) et visant tous les enfants des Premières Nations (pas seulement ceux atteints de déficiences multiples). La formation a également indiqué que l’organisme gouvernemental qui est contacté en premier devrait payer pour les services, sans procéder à un examen des politiques ni tenir de conférences sur le cas avant de fournir le financement (voir la décision 2016 TCDP 10, aux paragraphes 30 à 34). Là encore, la décision sur requête et les ordonnances connexes n’ont pas été soumises à un contrôle judiciaire.

[9]  Par la suite, AANC a indiqué avoir pris les mesures suivantes afin de mettre en œuvre l’ordonnance de la formation :

[10]  En outre, le Ministère a précisé qu’il entamerait des discussions avec les Premières Nations, les provinces et le Yukon concernant une stratégie à long terme. De plus, AANC a indiqué qu’il produirait un rapport annuel sur le principe de Jordan, qui fera état, entre autres, du nombre de cas suivis et du montant des fonds dépensés pour traiter des cas particuliers. AANC a également mis à jour son site Web pour refléter les changements ci‑dessus et a affiché les coordonnées des personnes à contacter dans les cas visés par le principe de Jordan.

[11]  Bien que la formation se soit réjouie de ces changements et des investissements prévus en vue d’appliquer la pleine signification et la pleine portée du principe de Jordan, elle avait encore quelques questions concernant les consultations et la mise en œuvre intégrale. Dans la décision 2016 TCDP 16, la formation a demandé des renseignements supplémentaires à AANC concernant les consultations tenues à l’égard du principe de Jordan et le processus de gestion des cas visés par ce principe. En outre, AANC a reçu l’ordre de fournir à l’ensemble des Premières Nations et des organismes des Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SEFPN) les noms et les coordonnées des responsables du principe de Jordan dans chacune des régions. 

[12]  Enfin, la formation a fait remarquer que la nouvelle formulation du principe de Jordan par AANC semblait, encore une fois, plus restrictive que celle retenue par la Chambre des communes. Plus précisément, AANC limite l’application du principe aux « enfants des Premières Nations vivant dans les réserves » (plutôt que de l’appliquer à tous les enfants des Premières Nations), de même qu’à « ceux atteints de problèmes de santé et ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale ». La formation a ordonné à AANC d’appliquer immédiatement le principe de Jordan à tous les enfants des Premières Nations et non pas seulement à ceux qui vivent dans les réserves. Pour être en mesure d’évaluer pleinement les répercussions de la formulation d’AANC du principe de Jordan, la formation a également ordonné au Ministère d’expliquer pourquoi il a formulé sa définition du principe de manière à ce qu’elle s’applique uniquement aux enfants des Premières Nations « atteints de problème de santé et à ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale » (voir la décision 2016 TCDP 16, aux paragraphes 107 à 120). Cette troisième décision sur requête n’a pas, non plus, été l’objet d’un contrôle judiciaire.

[13]  En mai 2017, la formation a tiré des conclusions supplémentaires à la lumière des nouveaux éléments de preuve devant elle et en a partiellement reproduit quelques-unes ci‑dessous par souci de commodité : 

Par conséquent, la formation conclut que la preuve présentée dans le cadre de la présente requête démontre que la définition du principe de Jordan appliquée par le Canada ne tient pas complètement compte des conclusions de la décision et qu’elle ne donne pas suffisamment suite aux ordonnances de la formation. Bien que le Canada ait élargi son application du principe de Jordan depuis la décision et qu’il ait éliminé certaines des restrictions qui existaient quant à l’utilisation du principe, il continue de restreindre l’application du principe à certains enfants des Premières Nations. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 67.)

Par ailleurs, de nombreuses versions du principe de Jordan mettent l’accent sur les normes en matière de soins et les services comparables, mais cela ne répond pas aux conclusions de la décision pour ce qui touche l’égalité réelle et le besoin d’offrir des services adaptés aux cultures (voir la décision au paragraphe 465). Ces normes ne devraient être utilisées que pour établir le niveau minimal de service. Pour assurer l’égalité réelle et la prestation de services adaptés aux cultures, il faut tenir compte des besoins particuliers des enfants et les évaluer; il faut également tenir compte des besoins qui découlent des désavantages historiques et du manque de services dans les réserves et autour de celles-ci (voir la décision aux paragraphes 399 à 427). (Voir la décision 2017 TCDP 14 au paragraphe 69.) 

Toutefois, les normes en matière de soins ne ciblent pas les lacunes dans les services offerts aux enfants des Premières Nations, que des services semblables soient offerts aux autres enfants canadiens ou non. Comme le document The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions l’indique, dans la section sur les facteurs à considérer pour l’option no 1 : [traduction] « L’accent qui est mis sur un conflit [paiement de services entre les administrations ou au sein de celles‑ci] ne tient pas compte des lacunes potentielles dans les services lorsqu’aucune administration ne fournit les services requis. » (Voir la décision 2017 TCDP 14 au paragraphe 71.)   

Cette lacune potentielle dans les services a été soulignée dans l’affaire Pictou Landing [Conseil de la bande de Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2013 CF 342] et dans la décision. Lorsqu’une politique provinciale a empêché un adolescent des Premières Nations lourdement handicapé de recevoir des soins à domicile parce qu’il vivait dans une réserve, la Cour fédérale a jugé que le principe de Jordan existait précisément pour corriger ce genre de situation (voir Pictou Landing aux paragraphes 96 et 97). Par ailleurs, les enfants des Premières Nations peuvent avoir besoin de services dont n’ont pas besoin les autres Canadiens, comme l’a expliqué la formation dans la décision […]. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 72.)

Lors d’une vaste recherche qu’elle a récemment menée afin d’évaluer la santé et le bien‑être des membres des Premières Nations vivant dans une réserve, Dre Bombay a constaté que les enfants des survivants des pensionnats indiens avaient vécu davantage d’expériences négatives durant l’enfance et de plus grands traumatismes à l’âge adulte. Ces facteurs semblaient avoir contribué à la manifestation de symptômes de dépression plus importants chez les descendants des survivants des pensionnats indiens (voir l’annexe, pièce 53, p. 373; voir également la Transcription, vol. 40, aux p. 69 et 71). (Voir la décision 2016 TCDP 2 au paragraphe 421.)

Le témoignage de Dre Bombay permet de comprendre les besoins des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille. De manière générale, il montre que ces besoins sont plus grands pour les Autochtones qui vivent dans les réserves. En mettant l’accent sur la prise en charge des enfants, le Programme des SEFPN, les modèles de financement correspondants et les autres ententes provinciales/territoriales connexes perpétuent les dommages causés par les pensionnats indiens plutôt que de tenter d’y remédier. L’histoire du système des pensionnats indiens et le traumatisme intergénérationnel qu’il a engendré s’ajoutent aux autres facteurs de risque qui touchent les enfants et familles autochtones, comme la pauvreté et les infrastructures médiocres, et montre bien que les membres des Premières Nations ont davantage besoin de recevoir des services à l’enfance et à la famille adéquats, incluant les mesures les moins perturbatrices et, surtout, des services adaptés aux particularités culturelles. (Voir la décision 2016 TCDP 2 au paragraphe 422.)

[14]  De plus, dans la décision 2017 TCDP 14, la formation a tiré des conclusions supplémentaires qui sont pertinentes au regard des questions dont nous sommes saisis dans le cadre de la présente décision :

Par conséquent, il est inquiétant que le fait d’aller au‑delà de la norme établie pour ce qui touche les soins soit « exceptionnel » compte tenu des conclusions de la décision, que le Canada a acceptées et auxquelles il ne s’est pas opposé. La discrimination ciblée dans la décision est en partie causée par le manque de coordination entre les programmes, les politiques et les formules de financement sociaux et de santé et par la façon dont ils sont conçus et utilisés. Le but de ces programmes, de ces politiques et de ces formules de financement devrait être de répondre aux besoins des enfants et des familles des Premières Nations. Il faudrait améliorer la coordination entre les ministères fédéraux afin de s’assurer qu’ils répondent à ces besoins, qu’ils ne causent pas d’effets néfastes et que les services ne sont pas retardés ou refusés aux Premières Nations. Au cours de la dernière année, la formation a accordé au Canada une certaine souplesse pour mettre un terme à la discrimination ciblée dans la décision. Une réforme a été exigée. Toutefois, en se fondant sur les éléments de preuve présentés dans le cadre de cette requête concernant le principe de Jordan, on constate que le Canada veut continuer d’offrir des politiques et des pratiques qui ressemblent à celles qui ont été jugées discriminatoires. Les nouveaux programmes, politiques, pratiques et formules de financement mis en œuvre par le Canada devraient tenir compte des lacunes précédemment ciblées et ne devraient pas être une simple extension de pratiques antérieures qui n’ont pas fonctionné et qui étaient discriminatoires. Ces programmes, politiques, pratiques et formules de financement devraient être utiles et corriger et prévenir la discrimination de façon efficace. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 73; soulignement ajouté.)

L’interprétation étroite que fait le Canada du principe de Jordan, le manque de coordination entre ses programmes axés sur les enfants et les familles des Premières Nations […], l’accent qui est mis sur les politiques existantes et le fait d’éviter les coûts potentiellement élevés des services n’est pas l’approche appropriée pour mettre un terme à la discrimination. Au contraire, les décisions doivent être prises dans l’intérêt supérieur des enfants. Bien que les ministres de la Santé et des Affaires autochtones se soient engagés à soutenir l’intérêt supérieur des enfants, les renseignements qui proviennent de Santé Canada et d’AANC, comme le souligne la présente décision, ne cadrent pas avec ce qu’ont affirmé les ministres. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 74.)

Dans l’ensemble, la formation estime que le Canada ne se conforme pas complètement aux ordonnances rendues précédemment relativement au principe de Jordan dans la présente affaire. Le Canada a adapté ses documents, ses communications et ses ressources pour les harmoniser avec sa définition et son utilisation élargies, mais encore trop étroites, du principe de Jordan. Le fait de présenter une définition fondée sur des critères, sans mentionner qu’il s’agit seulement d’une orientation, ne tient pas compte de tous les enfants des Premières Nations conformément au principe de Jordan. Par ailleurs, le fait de mettre l’accent sur les normes en matière de soins ne garantit pas une réelle égalité pour les enfants et les familles des Premières Nations, ce qui est particulièrement problématique puisque le Canada a avoué avoir eu de la difficulté à cibler les enfants qui satisfont aux critères du principe de Jordan et à encourager les parents d’enfants qui ont des besoins non satisfaits à se manifester […]. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 75.)

[15]  Plus loin dans la décision, la formation a écrit ce qui suit :

En attendant qu’une réforme soit entreprise, le principe de Jordan demeure un moyen efficace de combler certaines des lacunes liées à la prestation des services aux enfants et aux familles des Premières Nations qui ont été cernées dans la décision; cependant, l’approche du Canada risque de perpétuer la discrimination et les lacunes relevées dans la décision, surtout en ce qui a trait à l’allocation des fonds et des ressources réservés au règlement de certains de ces problèmes (voir la décision au paragraphe 356) […]. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 78.)

En dépit de cela, près d’un an depuis la décision d’avril 2016 et plus d’un an depuis la décision, le Canada continue de restreindre la signification et l’objet du principe de Jordan. La formation estime que le Canada ne se conforme pas entièrement aux ordonnances rendues précédemment relativement au principe de Jordan. La formation doit rendre d’autres ordonnances en vertu des alinéas 53(2)a) et b) de la Loi pour s’assurer que le Canada applique le principe de Jordan dans toute sa signification et toute sa portée […]. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 80.)

Les ordonnances rendues dans la présente décision doivent être lues conjointement avec les conclusions susmentionnées et avec les conclusions et les ordonnances contenues dans la décision et les décisions antérieures (2016 TCDP 2, 2016 TCDP 10 et 2016 TCDP 16). Le fait de séparer les ordonnances du raisonnement qui les sous‑tend n’aidera pas à mettre en œuvre les ordonnances de façon efficace et utile afin de répondre aux besoins des enfants des Premières Nations et de mettre un terme à la discrimination. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 133.)

[16]  Ce qui précède éclairera également certains des motifs de la présente décision sur requête.

[17]  L’ordonnance rendue par le Tribunal le 26 mai 2017 (2017 TCDP 14) exigeait du Canada qu’il se fonde sur des principes clés pour définir et appliquer le principe de Jordan, l’un d'eux étant que le principe de Jordan est un principe qui place l’intérêt de l’enfant en priorité et qui s’applique également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non.

[18]  Le Canada a contesté certains aspects de la décision 2017 TCDP 14 au moyen d’un contrôle judiciaire qui s’est ensuite terminé suivant une ordonnance par consentement du Tribunal modifiant essentiellement certains aspects des ordonnances, avec le consentement des parties, et traitant des délais et des conférences de gestion de cas clinique. Aucune partie à ce contrôle judiciaire n’a remis en question ou contesté l’ordonnance du Tribunal selon laquelle le Canada doit définir et appliquer le principe de Jordan également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non.

[19]  Dans la décision 2017 TCDP 35, le Tribunal a modifié ses ordonnances pour tenir compte des changements proposés par les parties. La définition du principe de Jordan ordonnée par la formation et acceptée par les parties est reproduite en caractère gras ci‑dessous :

  1. Le principe de Jordan est un principe qui place l’intérêt de l’enfant en priorité et qui s’applique également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non. Il n’est pas limité aux enfants qui sont en situation de déficience ou qui ont, à court terme, des affections médicales ou sociales particulières générant des besoins critiques à recevoir des services de santé et des services sociaux ou ayant une incidence sur leurs activités de la vie quotidienne.
  2. Le principe de Jordan répond aux besoins des enfants des Premières Nations en s’assurant qu’il n’y a pas de lacunes dans les services gouvernementaux qui sont offerts à ces enfants. Il peut notamment répondre aux lacunes dans la prestation des services de santé mentale, d’éducation spécialisée, de kinésithérapie, d’orthophonie et de physiothérapie, ainsi que dans l’obtention d’équipement médical.
  3. Lorsqu’un service gouvernemental, y compris une évaluation de service, est offert à tous les autres enfants, le ministère contacté en premier doit payer pour les services, sans tenir de conférence de gestion administrative de cas, procéder à un examen des politiques, naviguer à travers les différents services, ou toute autre procédure administrative semblable avant que le service recommandé soit approuvé et qu’un financement soit fourni. Le Canada peut uniquement tenir des conférences de gestion de cas cliniques avec des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes avant l’approbation et le financement du service recommandé, dans la mesure où de telles consultations sont raisonnablement nécessaires pour déterminer les besoins cliniques du demandeur. Si des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes sont déjà assignés au dossier d’un enfant d’une Première Nation, le Canada consulte ces professionnels et ne fait appel à d’autres professionnels que si ceux assignés au dossier ne sont pas en mesure de fournir l’information clinique nécessaire. Le Canada peut également consulter la famille, la collectivité de la Première Nation ou les fournisseurs de services pour financer les services dans les délais impartis aux sousalinéas 135(2)(A)(ii) et 135(2)(A)(ii.1) lorsque les services sont disponibles. Le Canada déploiera tous les efforts raisonnables afin de s’assurer que le financement est fourni dans un délai qui correspond autant que possible au délai imparti si le service n’est pas disponible. Après l’approbation et le financement du service recommandé, le ministère contacté en premier pourra se faire rembourser par un autre ministère ou gouvernement.
  4. Lorsqu’un service gouvernemental, y compris une évaluation de service, n’est pas nécessairement offert à tous les autres enfants ou, s’il excède la norme en matière de soins, le ministère contacté en premier doit évaluer les besoins particuliers de l’enfant afin de déterminer s’il est opportun de lui offrir le service demandé au nom du principe de l’égalité réelle en matière de fourniture de services, par souci de prestation de services adaptés aux particularités culturelles et/ou de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant. Lorsque de tels services sont offerts, le ministère contacté en premier doit payer pour les services, sans tenir des conférences de gestion de cas administratives, procéder à un examen des politiques, naviguer à travers les différents services ou toute autre procédure administrative semblable avant l’approbation et le financement du service recommandé. Une conférence de gestion de cas clinique peut être tenue seulement aux fins prévues au sous‑alinéa 135(1)(B)(iii). Le Canada peut également consulter la famille, la collectivité de la Première Nation ou les fournisseurs de services pour financer les services dans les délais impartis aux sousalinéas 135(2)(A)(ii) et 135(2)(A)(ii.1) lorsque les services sont disponibles. Le Canada déploiera tous les efforts raisonnables afin de s’assurer que le financement est fourni dans un délai qui correspond autant que possible au délai imparti si le service n’est pas disponible. Une fois que le service recommandé aura été fourni, le ministère contacté en premier pourra demander à un autre ministère ou au gouvernement de le rembourser.
  5. Bien que le principe de Jordan puisse s’appliquer aux conflits de compétence entre les gouvernements (c.‑à‑d. entre les gouvernements fédéral, provinciaux ou territoriaux) et aux conflits de compétences entre les ministères d’un même gouvernement, un tel conflit n’est pas une condition nécessaire à l’application du principe de Jordan.
  1. Le Canada n’utilisera pas ni ne diffusera une définition du principe de Jordan qui restreigne d’une manière quelconque les principes énoncés au point 1B.

[20]  Bien qu’il soit exact de dire que le Tribunal n’a pas fourni de définition d’un « enfant d’une Première Nation » dans ses ordonnances, il est également vrai de dire qu’aucune des parties, y compris le Canada, n’a demandé de clarification sur ce point jusqu’à maintenant. Par souci d’équité sur cette question, la formation estime, dans l’intérêt supérieur des enfants, qu’elle devrait s’attacher davantage à s’assurer que ses ordonnances de réparation sont efficaces à la lumière de la preuve dont elle dispose, qu’à s’assurer de la conformité du Canada.

[21]  Les parties, qui ont discuté de la question à l’extérieur de la procédure du Tribunal, ne sont pas encore parvenues à un consensus. Par conséquent, la Société de soutien demande maintenant au Tribunal de se prononcer sur la conformité aux ordonnances de ce Tribunal de la définition d’un « enfant d’une Première Nation » donnée par le Canada aux fins de la mise en œuvre du principe de Jordan.

[22]  Après examen, la formation est d’avis que la meilleure façon d’aborder la question de la définition d’un « enfant d’une Première Nation » est de tenir une audience en bonne et due forme. La présidente de la formation a demandé aux parties de présenter des arguments fondés sur le droit international, y compris la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), les récentes conclusions du Comité des droits de l’homme des Nations Unies (CDHNU) sur la décision McIvor, selon lesquelles la discrimination fondée sur le sexe persiste dans la Loi sur les Indiens, le droit autochtone, les droits de la personne et l’égalité réelle, le droit constitutionnel et d’autres aspects afin que la formation puisse prendre une décision éclairée concernant la définition d’un « enfant d’une Première Nation » après la prochaine audience. Il est primordial d’effectuer cette analyse dans une optique multidimensionnelle, étant donné les incompatibilités probables entre la DNUDPA et la Loi sur les Indiens. En outre, si la version actuelle de la Loi sur les Indiens est discriminatoire et exclut des groupes de femmes et d’enfants, il est possible que, n’eût été cette discrimination fondée sur le sexe, les enfants exclus soient considérés comme admissibles à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens. Dans ces circonstances, l’enfant serait évalué par le Canada en vertu des critères d’admissibilité du principe de Jordan pour l’inscription des enfants des Premières Nations ne vivant pas habituellement dans les réserves et qui n’ont pas le statut d’Indien. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une décision finale sur la politique actuelle du Canada en vertu du principe de Jordan, la formation veut aussi s’assurer de concevoir des réparations efficaces qui mettent un terme à la discrimination et empêchent qu’elle ne se reproduise. Inutile de dire qu’elle ne peut tolérer une autre forme de discrimination pendant qu’elle rend ses ordonnances de réparation. D’où la nécessité d’une audience en bonne et due forme sur cette question, au cours de laquelle toutes les parties se pencheront sur ce qui précède.

[23]  Au cours de l’audition de la requête du 9 janvier 2019, Mme Marchildon, la présidente de la formation, a exprimé le désir de la formation de respecter les droits inhérents des peuples autochtones à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale, y compris leur droit de déterminer leur citoyenneté, dans l’élaboration de toutes ses mesures de réparation. Un autre point important est que la formation reconnaît non seulement que ces droits sont inhérents aux peuples autochtones, mais qu’ils sont aussi des droits de la personne d’une importance primordiale. Dans la décision et celles qui ont suivi, la formation a reconnu les pratiques racistes, oppressives et coloniales exercées par le Canada à l’égard des peuples autochtones et enchâssées dans les programmes et systèmes canadiens (voir par exemple la décision 2016 TCDP 2, au paragraphe 402). Par conséquent, elle n’ignore pas que toute réparation qu’elle ordonne doit prendre ces éléments en considération. En fait, dans la décision 2018 TCDP 4, la formation a élaboré une ordonnance créative et novatrice pour s’assurer d’offrir des mesures de réparation immédiates efficaces aux enfants des Premières Nations tout en respectant les principes de la DNUDPA, la relation de nation à nation, les droits des Autochtones à l’autonomie gouvernementale et les droits des détenteurs de droits autochtones. Elle a demandé aux parties de lui faire part de leurs observations, et les parties n’ont formulé aucune suggestion ou observation au sujet de ces ordonnances en particulier. La formation a toujours insisté sur la nécessité de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit respecté dans ses mesures de réparation et sur la nécessité d’éliminer la discrimination et d’empêcher qu’elle ne se reproduise.

[24]  La formation continue de superviser la mise en œuvre et les actions d’AANC, maintenant Services aux Autochtones Canada, en réponse aux conclusions révélant que les enfants et les familles des Premières Nations des réserves et ceux du Yukon se voient refuser les services à l’enfance et à la famille (dont bénéficient les autres Canadiens) et/ou sont traités défavorablement dans la fourniture de services à l’enfance et à la famille, au sens de l’article 5 de la LCDP [voir la décision 2016 TCDP 2 (la décision)].

[25]  Lors de l’audience des 30 et 31 octobre 2019 (audience d’octobre), le témoin du Canada, Dre Valerie Gideon, sous‑ministre adjointe principale de la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits au ministère des Services aux Autochtones Canada, a admis dans son témoignage que la décision 2017 CHRT 14, rendue en mai par le Tribunal, ainsi que ses ordonnances sur la définition du principe de Jordan et les mesures de publicité, ont entraîné une forte hausse des affaires concernant des enfants des Premières Nations. En fait, de juillet 2016 à mars 2017, il y a eu environ 5 000 services approuvés selon le principe de Jordan. Après la décision de la formation, ce nombre est passé à un peu moins de 77 000 services approuvés selon le principe de Jordan en 2017‑2018. Ce nombre ne cesse d’augmenter. Au moment de l’audience d’octobre, plus de 165 000 services visés par le principe de Jordan ont maintenant été approuvés en vertu de ce même principe, comme l’a ordonné le Tribunal. Ces données sont confirmées par le témoignage de Dre Gideon et ne sont pas contestées par la Société de soutien. En outre, elles font également partie de la nouvelle preuve documentaire présentée lors de l’audience d’octobre et sont maintenant intégrées au dossier de la preuve du Tribunal. Ces services représentent les lacunes du service et n’auraient pas été fournis aux enfants des Premières Nations sans la définition large du principe de Jordan, telle qu’elle a été ordonnée par la formation. En réponse aux questions de la présidente de la formation, Sophie Marchildon, Dre Gideon a également déclaré que le principe de Jordan n’est pas un programme; il est plutôt considéré comme une règle juridique par le Canada. Ceci est également confirmé dans un document joint comme pièce à l’affidavit de Dre Gideon. Dre Gideon a déclaré avoir rédigé ce document (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 24 mai 2018, pièce 4, à la page 2). Sous l’en‑tête Our Commitment, ce document, intitulé Jordan's Principle Implementation-Ontario Region, énonce ce qui suit :

[traduction]
Le principe de Jordan ne disparaîtra pas. Le principe de Jordan est une obligation juridique et non un programme et il ne disparaîtra pas […]. Il ne peut y avoir de rupture dans la réponse du Canada à la pleine mise en œuvre du principe de Jordan.

[26]  La formation est ravie d’apprendre que des milliers de services ont été approuvés depuis qu’elle a rendu ses ordonnances. Il est maintenant prouvé que cette importante mesure de réparation égalitaire a entraîné des changements substantiels pour les enfants des Premières Nations et qu’elle est efficace et mesurable. Bien qu’on puisse encore faire mieux, elle suscite aussi l’espoir. Nous aimerions rendre hommage à Jordan River Anderson et à sa famille pour leur legs. Nous remercions également la Société de soutien, l’APN et la Commission canadienne des droits de la personne d’avoir porté cette question devant le Tribunal, ainsi que la Société de soutien, l’APN, Chiefs of Ontario, la Nation Nishnawbe Aski et la Commission pour leurs efforts inlassables. Nous sommes également reconnaissants envers la Commission de vérité et de réconciliation pour ses conclusions et ses recommandations. Enfin, la formation reconnaît qu’il reste encore beaucoup à faire pour éliminer la discrimination à long terme, mais que le Canada a déployé des efforts considérables pour fournir des services aux enfants des Premières Nations en vertu du principe de Jordan, surtout depuis novembre 2017. Ces efforts sont déployés par des gens comme Dre Gideon et l’équipe du principe de Jordan, et la formation estime qu’ils sont dignes de mention. La Société de soutien l’a également reconnu dans une lettre datée du 17 avril 2018 déposée en preuve (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, en date du 21 décembre 2018, à la pièce A). Il ne s’agit pas de véhiculer le message selon lequel il faut louanger un système colonial qui a engendré de la discrimination raciale dans tout le pays pour avoir commencé à le corriger. Il s’agit plutôt de reconnaître les efforts déployés par les décideurs et les fonctionnaires pour mettre en œuvre les ordonnances du Tribunal, lesquels ont des répercussions réelles sur la vie des enfants.

II.  Requête en vue d’obtenir réparation

[27]  La Société de soutien présente une requête en vue d’obtenir d’autres mesures de réparation pour faire en sorte que les ordonnances rendues par le Tribunal le 26 janvier 2016 (2016 TCDP 2), le 26 avril 2016 (2016 TCDP 10), le 14 septembre 2016 (2016 TCDP 16) et le 26 mai 2017 (2017 TCDP 14) soient efficaces, plus précisément en ce qui concerne la définition d’un « enfant d’une Première Nation » dans ces ordonnances. La présente requête est présentée en vertu de l’article 3 et des paragraphes 1(6), 3(1), 3(2) et 5(2) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne, et conformément au maintien de la compétence du Tribunal canadien des droits de la personne dans cette affaire. La requête proposée sera entendue de vive voix. La Société de soutien affirme que la requête sollicite ce qui suit :

[traduction]
Une ordonnance selon laquelle, jusqu’à ce qu’il soit statué sur la conformité aux ordonnances de ce Tribunal de la définition donnée par le Canada à un « enfant d’une Première Nation » aux fins de la mise en œuvre du principe de Jordan, et afin de s’assurer que les ordonnances du Tribunal sont efficaces, le Canada fournira aux enfants de Premières Nations vivant hors réserve qui ont des besoins urgents en matière de services – mais n’ont pas (et ne peuvent avoir) le statut prévu à la Loi sur les Indiens – les services nécessaires pour répondre à ces besoins urgents, conformément au principe de Jordan.

[28]  Le Tribunal a entendu les observations des parties sur la requête en mesure de réparation le 9 janvier 2019 et a mis l’affaire en délibéré.

A.  Résumé des positions respectives des parties

[29]  En somme, la Société de soutien affirme que le défaut du Canada de demander des directives au Tribunal ou de prendre des mesures pour répondre aux demandes urgentes des enfants des Premières Nations qui n’ont pas le statut d’Indien et qui ne vivent pas habituellement dans les réserves risque de miner l’efficacité des ordonnances du Tribunal en causant un préjudice irrémédiable à ces enfants.

[30]  En novembre 2018, la Société de soutien est intervenue pour payer le transport médical d’une jeune enfant d’une Première Nation sans statut en vertu de la Loi sur les Indiens qui avait besoin d’un diagnostic médical pour traiter une maladie mettant sa vie en danger parce que le Canada ne voulait pas payer du fait qu’elle vivait hors réserve et n’avait pas de statut en vertu de la Loi sur les Indiens.

[31]  L’APN soutient que la requête de la Société de soutien soulève la question des « enfants des Premières Nations » qui ont le droit de bénéficier du principe de Jordan et celle de savoir si cela inclut les Indiens non inscrits. S’ensuit la question de la citoyenneté des Premières Nations. Les questions relatives aux enfants des Premières Nations et à la citoyenneté sont au cœur de la compétence et de l’autodétermination des Premières Nations. L’APN prend ces questions très au sérieux, comme le démontrent les résolutions de l’APN jointes comme pièces à l’affidavit de Cindy Blackstock, souscrit le 5 décembre 2018 et déposé à l’appui de la requête de la Société de soutien.

[32]  L’APN est d’avis que les questions soulevées dans cette requête provisoire méritent d’être pleinement entendues par le Tribunal avant que ne soient rendues des décisions susceptibles d’avoir des répercussions profondes sur les Premières Nations et leurs compétences.

[33]  Néanmoins, l’APN est consciente des préoccupations soulevées par la requête de la Société de soutien, en particulier du fait qu’un préjudice irréparable pourrait être causé à des enfants innocents qui pourraient se voir refuser les avantages du principe de Jordan. Par conséquent, l’APN est en partie d’accord avec la requête de la Société de soutien en ce qui concerne les mesures provisoires. L’APN a proposé des solutions provisoires assorties de certains paramètres si le Tribunal décidait d’accueillir la requête de la Société de soutien. Nous y reviendrons plus tard.

[34]  De plus, l’APN fait observer que la formation a indiqué, dans ses décisions antérieures, qu’elle était attentive et sensible à la question de l’autodétermination des Premières Nations. L’APN demande respectueusement que la formation continue de faire preuve de prudence lorsqu’elle rend des ordonnances qui ont des répercussions sur les Premières Nations, particulièrement en ce qui concerne leur souveraineté, leur autodétermination et leur autonomie gouvernementale. Cela devrait être pris en compte dans la décision visant la requête provisoire de la Société de soutien.

[35]  La Commission ne se prononce pas sur ce point si ce n’est pour souligner le fait qu’aucune partie n’a contesté la compétence du Tribunal pour rendre une ordonnance telle que celle demandée par la Société de soutien.

[36]  Chiefs of Ontario et la Nation Nishnawbe Aski ne se sont pas prononcés au sujet de la requête. La Nation Nishnawbe Aski a ajouté qu’elle ne s’oppose pas à la lettre de l’APN datée du 7 janvier 2019, qui comprend les observations de l’APN sur la requête de la Société de soutien.

[37]  En somme, le Canada s’oppose à la requête et soutient qu’elle est prématurée; il demande donc que le Tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre la requête en réparation à cette étape interlocutoire. Le Canada demande que la requête soit rejetée.

[38]  Le Canada poursuit ses discussions sur la question de l’« enfant d’une Première Nation » avec les parties à l’instance et les nations de tout le Canada. Le Canada soutient que l’identité autochtone est une question complexe (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, en date du 21 décembre 2018, aux paragraphes 40 à 41). Elle est définie dans la Loi sur les Indiens et cette définition est utilisée et mise en œuvre dans tous les programmes du gouvernement du Canada, y compris le principe de Jordan. La définition d’un « enfant d’une Première Nation » aux fins du principe de Jordan est une question sur laquelle le Canada espère continuer de travailler en consultant les dirigeants des Premières Nations en dehors de la procédure du Tribunal.

[39]  Quoi qu’il en soit, le Canada affirme que la Société de soutien n’a pas établi une forte apparence de droit conformément à l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Société RadioCanada, 2018 CSC 5 (SRC), et que le critère de l’existence d’une question sérieuse, qui s’applique lorsqu’une injonction mandatoire est demandée, est plus rigoureux et plus difficile à satisfaire. Le Canada soutient que le juge Brown a statué que le demandeur « doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès ». Le demandeur doit démontrer « une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations […] », et cela devrait s’appliquer indépendamment du fait qu’il s’agit d’une affaire relative aux droits de la personne. En outre, le Canada affirme que la Société de soutien n’a pas fait valoir de véritable cause qui démontre un préjudice irréparable. La preuve présentée au Tribunal concerne une enfant qui cherchait à obtenir le paiement des frais de transport pour pouvoir participer à une étude de cas visant à approuver une molécule en vue de son utilisation future dans une procédure diagnostique. Le Canada soutient en outre qu’il n’existe aucune preuve que l’enfant aurait subi un préjudice irréparable si les frais de transport n’avaient pas été payés. Quoi qu’il en soit, les coûts ont été payés par la Société de soutien et il n’y a aucune preuve qu’un préjudice irréparable serait causé à l’avenir si la réparation n’était pas accordée. Le Canada ajoute que le préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être quantifié financièrement ou qui ne peut être réparé au moment où une décision finale est rendue (voir l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311).

[40]  Selon la prépondérance des inconvénients, le Canada soutient qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de rendre une ordonnance trop vague pour être correctement appliquée ou exécutée. En tenant compte de la prépondérance des inconvénients et de l’intérêt public, il est inutile pour un demandeur de prétendre qu’un organisme gouvernemental donné ne représente pas l’intérêt public. Le Canada affirme que la Société de soutien doit démontrer les avantages pour l’intérêt public qui découlent de l’octroi de la réparation demandée, et qu’elle ne l’a pas fait. Le Canada soutient en outre que l’intérêt public est mieux servi par la poursuite de l’utilisation de la définition actuelle d’un « enfant d’une Première Nation » aux fins du principe de Jordan. Elle permet l’application de paramètres cohérents et objectifs concernant l’admissibilité au regard du principe de Jordan.

[41]  De plus, selon le procureur général du Canada, le Canada a donné des directives et de la formation à ses employés en se fondant sur la définition du 5 juillet 2018 décrite dans l’affidavit de Dre Gideon. Elle a expliqué qu’il sera difficile de répondre aux besoins des enfants de façon uniforme et équitable sans une définition claire d’un « enfant d’une Première Nation ». En outre, elle est d’avis que la définition proposée par la Société de soutien est ouverte et n’est pas clairement définie. Le fait d’accorder la réparation demandée et d’ordonner au gouvernement d’appliquer une telle définition créera de la confusion et de l’incertitude dans la tentative du Canada de mettre en œuvre le principe de Jordan d’une manière juste et uniforme.

[42]  Le Canada affirme avoir mis en place un processus pour vérifier si un enfant, la famille ou le tuteur est inscrit ou admissible au statut d’Indien en travaillant directement avec le registraire des Indiens. Lorsqu’une demande est présentée au nom d’un enfant non inscrit, le coordonnateur du principe de Jordan travaille avec le demandeur et le registraire des Indiens pour savoir si l’enfant serait admissible à l’inscription en prenant connaissance du statut des parents et du statut potentiel en vertu du projet de loi S‑3. En cas d’incertitude, quant à l’admissibilité de l’enfant, le coordonnateur peut pécher par excès de prudence et approuver la demande dans « l’intérêt supérieur de l’enfant », en particulier lorsqu’il existe des doutes quant au respect des délais ordonnés (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 21 décembre 2018, aux paragraphes 35 à 39).

[43]  La Société de soutien n’est pas d’accord avec le Canada pour dire qu’elle doit établir une forte apparence de droit puisque nous sommes dans le contexte d’une affaire en matière de droits de la personne. Elle soutient plutôt que les critères appropriés sont énoncés dans l’arrêt Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd. [1987] 1 RCS 110 (Metropolitain) et qu’il suffit de convaincre le tribunal qu’il y a une question sérieuse à trancher plutôt qu’une demande frivole ou vexatoire. En l’espèce, la Société de soutien affirme qu’elle remplit cette condition.

[44]  La Société de soutien affirme également que les besoins urgents des enfants ne peuvent pas attendre les dates d’audience pour être satisfaits lorsque les situations mettent leur vie en danger, comme c’est le cas de S.J. Le cas de S.J. sera abordé plus loin. Selon la Société de soutien, la prépondérance des inconvénients favorise les enfants non inscrits vivant hors réserve qui sont confrontés à des situations d’urgence ou mettant leur vie en danger.

B.  Analyse du droit applicable

[45]  La formation comprend pourquoi les parties ont intégré les principes relatifs aux injonctions interlocutoires et la jurisprudence dans ce processus étant donné la nature de la demande de la Société de soutien. Toutefois, aucune des parties n’a présenté d’arguments sur la compétence du Tribunal en matière d’injonctions interlocutoires, sauf pour déclarer que le Tribunal a ce pouvoir en vertu de la Loi. Le fait que personne ne conteste la compétence du Tribunal à l’égard de l’ordonnance demandée ne répond pas à la question. Quoi qu’il en soit, la formation ne considère pas cette demande telle qu’elle est caractérisée par les parties. Elle y voit plutôt une clarification et une amélioration des ordonnances antérieures permettant d’assurer l’efficacité des mesures de réparation ordonnées par le Tribunal. Compte tenu de la complexité de l’élaboration des mesures de réparation dans cette affaire, le Tribunal a ordonné au Canada de faire rapport sur ses progrès tous les six mois [voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 135, ordonnance 2(D)] et a invité les parties à revenir devant le Tribunal si elles voulaient contre‑interroger les déposants du Canada et présenter des observations sur la mise en œuvre du Canada, ou si elles éprouvaient des difficultés à l’étape de la mise en œuvre. La formation estime que c’est ce qu’a fait en l’espèce la Société de soutien. Celle-ci a également proposé un processus en deux étapes pour aborder la question. Comme il ne s’agit pas d’une question simple, il faut tenir une audience en bonne et due forme sur la question de la définition d’un « enfant d’une Première Nation », et des ordonnances provisoires sont demandées pour prévenir tout préjudice aux enfants non inscrits vivant hors réserve en situation d’urgence, pendant que le Tribunal statue sur la question de la définition.

[46]  Cette affaire n’est pas comme beaucoup d’autres affaires concernant des demandes d’injonctions interlocutoires où les tribunaux n’ont pas encore entendu l’affaire sur le fond et, par conséquent, risquent de rendre entre‑temps des ordonnances qui pourraient s’avérer inappropriées après une audience en bonne et due forme sur le fond.

[47]  En l’espèce, la situation est très différente puisque le Tribunal a largement entendu l’affaire sur le fond et qu’il a formulé des conclusions et rendu des ordonnances. Il a conservé sa compétence compte tenu de la complexité des mesures de réparation, des réparations immédiates, à moyen terme et à long terme et de la nécessité d’évaluer si les mesures de réparation sont efficaces et mises en œuvre. Cela exige nécessairement un va‑et‑vient entre les parties et le Tribunal, à moins que toutes les parties ne s’entendent et ne proposent des ordonnances sur consentement au Tribunal. En outre, les parties ont déjà établi qu’il existe un manque de données et une nécessité de recueillir des données pour éclairer l’élaboration de mesures de réparation appropriées à long terme. Pour faciliter la tâche du lecteur, nous avons reproduit certains paragraphes des récentes décisions du Tribunal sur le principe de Jordan et sur d’autres mesures de réparation qui appuient nos motifs :

Une fois qu’il a été établi qu’il y a eu discrimination ou préjudice, le Tribunal doit déterminer s’il est approprié de rendre une ordonnance [voir le paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »)]. À ce titre, le Tribunal a l’obligation d’évaluer la nécessité de rendre une ordonnance d’après les éléments qui lui ont été présentés; il peut également renvoyer la question aux parties pour qu’elles présentent une preuve plus étoffée quant à l’ordonnance qu’il conviendrait de rendre [voir Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1135, aux paragraphes 61 et 67, confirmée dans 2011 CAF 202 (« Walden »)]. Voilà la situation dans laquelle se trouve la formation au moment de rendre une décision concernant les présentes requêtes. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 27.)

Dans la décision, la formation a rendu des ordonnances générales afin que la pratique discriminatoire cesse et que des mesures soient prises pour corriger la situation et l’empêcher de se reproduire; toutefois, elle y explique également qu’elle a besoin d’autres éclaircissements des parties au sujet des mesures concrètes de réparation réclamées, notamment sur la manière la plus pratique, concrète et efficace de mettre en œuvre les réformes à court terme et à long terme (voir le paragraphe 483). En effet, bien que la formation ait réussi, dans ses décisions sur requête subséquentes, à préciser ses ordonnances en s’appuyant sur les renseignements supplémentaires fournis par les parties, elle est restée saisie de l’affaire en attendant d’autres rapports des parties, principalement du Canada (voir 2016 TCDP 10 et 2016 TCDP 16). Autrement dit, le Tribunal ne cherche pas à déterminer le bien-fondé d’une plainte dont une des parties a le fardeau de prouver certains faits, mais plutôt à déterminer les réparations appropriées en recueillant les renseignements nécessaires afin de rendre des ordonnances utiles et efficaces en vue de mettre fin aux pratiques discriminatoires observées. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 28.)

En conformité avec cette approche, et comme l’a déjà mentionné la présente formation, l’ordonnance rendue en vertu de l’article 53 de la Loi a pour but d’éliminer et de prévenir toute forme de discrimination. Suivant une démarche motivée et fondée sur des principes, en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce et des éléments de preuve présentés, le Tribunal doit veiller à ce que ses ordonnances de réparation parviennent à promouvoir efficacement les droits protégés par la Loi et à compenser utilement toute perte subie par la victime de discrimination. Cependant, élaborer des réparations efficaces et utiles pour résoudre un différend complexe, comme c’est le cas en l’espèce, est une tâche délicate qui peut nécessiter un contrôle continu (voir la décision 2016 TCDP 10, aux paragraphes 13 à 15 et 36). (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 29.)

Pour cette raison, en l’absence de lacunes dans la preuve, le Tribunal ne considère pas la question du fardeau de la preuve comme une question déterminante pour trancher les présentes requêtes. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 42 (« Chopra »), « [l]a question du fardeau de la preuve ne se pose que lorsqu’il faut décider quelle partie doit subir les conséquences d’une lacune dans la preuve qui empêche le décideur des faits de tirer une conclusion particulière ». Bien que des questions particulières concernant le fardeau de la preuve puissent se poser lorsqu’elle doit trancher des requêtes comme celles dont la formation a été saisie en l’espèce, si le dossier de la preuve permet à la formation de tirer des conclusions de fait étayées par la preuve, la question de savoir qui avait le fardeau de prouver un fait est sans importance. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 30.)

Dans le même ordre d’idées, le rôle de la formation, au moment de se prononcer sur les présentes requêtes, n’est pas en soi de déclarer s’il y a conformité ou non‑conformité. Conformément aux principes de réparation exposés précédemment, lorsque la formation formule des ordonnances quant aux mesures d’aide immédiates requises et conserve compétence pour superviser leur mise en œuvre, son rôle consiste plutôt à s’assurer que les effets préjudiciables et les refus de services ciblés dans la décision sont provisoirement éliminés, dans toute la mesure du possible, en attendant la fin de la réforme des programmes de protection de l’enfance des Premières Nations par AANC. Cela dit, pour formuler d’autres ordonnances visant à prévenir la discrimination dénoncée dans la décision ou à y mettre fin immédiatement, il est nécessaire que la formation examine les mesures prises jusqu’à présent par le Canada pour donner suite aux ordonnances qu’elle a rendues, et elle peut tirer des conclusions à savoir si ces mesures sont conformes ou non à ces ordonnances. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 31.)

Comme l’a indiqué la Cour fédérale du Canada dans l’affaire Grover c. Canada (Conseil national de recherches), [1994] 24 CHRR D/390 (CF), au paragraphe 32, « [d]ans bien des cas, le tribunal serait peut-être mieux avisé de donner des directives pour permettre aux parties d’arranger elles‑mêmes [les détails de l’ordonnance] plutôt que de leur imposer une ordonnance qu’elles n’arriveront pas à mettre à exécution ». Cette déclaration est conforme à l’approche adoptée par la formation jusqu’à maintenant à l’égard des mesures de redressement requises dans la présente affaire. Afin de faciliter la mise en œuvre immédiate des mesures de redressement générales prévues dans la décision, la formation a demandé des renseignements supplémentaires aux parties, a surveillé la mise en œuvre par le Canada de ses ordonnances et a fourni des directives additionnelles aux parties, dans ses décisions sur requête subséquentes, et a rendu un certain nombre d’autres ordonnances fondées sur les conclusions et le raisonnement détaillés déjà énoncés dans la décision. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 32.)

Cette approche a donné certains résultats, mais plus d’un an s’est maintenant écoulé depuis que la décision a été rendue et la présente instance doit aller de l’avant et dépasser le stade de la simple prise de mesures d’aide immédiates. Les plaignantes, la Commission et les parties intéressées souhaitent voir un changement significatif pour les enfants et les familles des Premières Nations et veulent s’assurer que le Canada met en œuvre ce changement, dès que les circonstances le permettent. Tout comme elles, la formation souhaite voir un changement véritable et rapide. Les présentes requêtes sont une façon de vérifier les assertions du Canada selon lesquelles il y a un tel changement et d’aider la formation, lorsque cela est nécessaire, à formuler des ordonnances efficaces et utiles. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 33.)

Voilà le contexte dans lequel les présentes requêtes ont été déposées. Le pouvoir discrétionnaire du Tribunal en matière de réparation doit être exercé de façon raisonnable eu égard à ce contexte particulier et à la preuve présentée dans le cadre de ces requêtes. Cette preuve comprend l’approche adoptée jusqu’à présent par le Canada pour se conformer aux ordonnances de la formation, laquelle preuve peut être utilisée par la formation pour tirer des conclusions et trancher les requêtes déposées par les parties. (Voir la décision 2017 TCDP 14, au paragraphe 34.)

[48]  Dans sa décision rendue le 1er février 2018, le Tribunal, citant la Cour suprême du Canada a écrit ce qui suit :

« Malgré des désaccords ponctuels sur les modalités des réparations appropriées, […] la jurisprudence de notre Cour a insisté sur la nécessité de la flexibilité et de la créativité dans la conception des réparations à accorder pour les atteintes aux droits fondamentaux de la personne […]. (Voir la décision 2018 TCDP 4, au paragraphe 52.)

Cela dit, la formation appuie entièrement l’intention du Parlement d’établir une relation de nation à nation et le fait que la réconciliation est l’objectif que vise le Parlement (voir Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), [2016] 1 RCS 99), et elle le félicite d’avoir adopté cette démarche. La formation a ordonné que l’on réponde aux besoins précis des collectivités et cela consiste à consulter ces dernières. Cependant, elle n’entrevoyait pas que cette ordonnance retarde la réponse aux besoins urgents. La formation a prévu que pendant que les organismes disposeraient de plus de ressources pour mettre fin au retrait massif d’enfants immédiatement, on identifierait les meilleures pratiques ainsi que les besoins et ce, en vue d’améliorer les services pendant que la réforme du programme progresse à plus long terme. Ce n’est pas l’un ou l’autre; c’est l’un en plus de l’autre. (Voir la décision 2018 TCDP 4, au paragraphe 66.)

[49]  Dans cette affaire, la formation s’est déjà penchée sur l’approche appropriée à l’égard des mesures de réparation :  

Bien qu’il soit nécessaire de tenir des discussions sur une base continuelle avec les peuples autochtones, les provinces et les territoires pour que la réforme soit complète et efficace, la formation croit que cela doit être effectué parallèlement à la mise en œuvre des mesures de réparations immédiates et à moyen terme. Cela permettra aussi au Canada et à tous les partenaires d’obtenir des données à jour qui éclaireront la réforme à long terme. (Voir la décision 2018 TCDP 4, au paragraphe 168.)

Jusqu’à ce que l’une des options énoncées ci‑après se réalise […] Toute partie ou partie intéressée fournit une preuve justifiant le réajustement de la présente ordonnance en vue de surmonter des difficultés précises et imprévisibles, et qui sont acceptées par la formation. [Voir la décision 2018 TCDP 4, au paragraphe 413 (4).]

La formation reconnaît également qu’il sera nécessaire, dans le futur, d’apporter d’autres réajustements à ses ordonnances à mesure que la collecte de données s’améliorera, que les travaux du CCN progresseront et que les informations seront de meilleure qualité. (Voir la décision 2018 TCDP 4, au paragraphe 237.)

[50]  Tout ce qui précède appuie notre interprétation de l’approche du Tribunal en matière de réparation dans cette affaire complexe, multidimensionnelle et nationale.

[51]  De plus, la formation fait observer que personne n’a présenté d’observations sur la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net (1re instance) [Liberty Net]. La décision Liberty Net est citée dans l’arrêt SRC. Le procureur général du Canada s’est fondé sur l’arrêt SRC. Dans la décision Liberty Net, la Commission canadienne des droits de la personne a demandé une ordonnance interlocutoire à la Cour fédérale et non au Tribunal au sujet d’un problème continu de discours haineux. Les plaintes avaient été déposées devant le Tribunal et n’avaient pas encore été entendues sur le fond. La Cour fédérale a déterminé qu’elle avait compétence pour rendre une telle ordonnance, semblable aux pouvoirs des cours supérieures provinciales. Elle a également précisé qu’elle ne disposait pas du pouvoir final de rendre une ordonnance d’interdiction et a déclaré que le Tribunal disposait de ce pouvoir à l’issue d’une instruction, une fois l’affaire entendue sur le fond.

[52]  À notre avis, les mesures de redressement pour « mettre fin à l’acte [discriminatoire] » prévues à l’alinéa 53(2) a) de la LCDP constituent un pouvoir similaire à une injonction dont dispose le Tribunal une fois que la discrimination a été établie. En fait, le paragraphe 53(2) de la LCDP est ainsi libellé : « À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire […] ». C’est le cas en l’espèce. L’affaire a été entendue sur le fond, la discrimination a été établie et les ordonnances relatives au principe de Jordan visent à éliminer la discrimination, à prendre des mesures de redressement et à prévenir des actes semblables (voir l’alinéa 53(2) a) de la LCDP). Le Tribunal est demeuré saisi de l’affaire et évalue la mise en œuvre de ses ordonnances pour s’assurer qu’elles sont efficaces. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire en l’espèce d’analyser si le Tribunal a compétence pour ordonner des injonctions interlocutoires lorsqu’une affaire n’a pas encore été entendue sur le fond.

[53]  Le fait qu’une autre audience aura lieu devant le Tribunal pour traiter du respect de ses ordonnances et de la définition d’un « enfant d’une Première Nation » ne change pas la nature des procédures de cette instance. Quoi qu’il en soit, la présente affaire est tout à fait différente puisque le Tribunal a entendu l’affaire sur le fond et rendu des ordonnances dans neuf décisions différentes, et qu’il surveille la mise en œuvre de ses ordonnances pour déterminer si elles sont efficaces dans l’intérêt supérieur des enfants. En résumé, la formation conclut que les pouvoirs du Tribunal de rendre des ordonnances provisoires découlent du paragraphe 53(2) de la LCDP, des ordonnances antérieures rendues par la formation et du maintien de sa compétence.

[54]  En outre, bien que la question spécifique d’un « enfant d’une Première Nation » n’ait pas encore été résolue, le Tribunal comprend très bien les affaires visées par le principe de Jordan et est en mesure de rendre des conclusions et d’autres ordonnances à la lumière des nouveaux éléments de preuve et des documents liés à la requête.

[55]  De plus, la Cour suprême, dans l’arrêt SRC, fait référence au « juge en cabinet », ce qui peut laisser entendre que la demande a été présentée devant un juge de première instance. À l’étape interlocutoire, les parties peuvent s’adresser rapidement à la Cour pour traiter des situations d’urgence. Les cours supérieures sont fréquemment appelées à statuer sur les demandes d’injonctions interlocutoires et, par conséquent, disposent d’un processus leur permettant de communiquer très rapidement avec les juges si quelqu’un en fait la demande. Le Tribunal, bien qu’il ait le mandat de traiter les plaintes de façon expéditive, ne suit pas le même processus. La formation craint qu’en cas de situation d’urgence concernant un enfant, elle ne soit pas en mesure d’entendre l’affaire le jour même ou dans les jours qui suivent. La proposition du Canada selon laquelle le Tribunal ne devrait statuer sur une affaire urgente qu’au moment où elle est présentée devant lui est difficilement envisageable. Cette situation, conjuguée à l’analyse des éléments de preuve, justifie la nécessité d’une ordonnance supplémentaire et renforce la nécessité d’un mécanisme d’appel opportun et indépendant faisant intervenir des professionnels de la santé et d’autres professionnels, pour répondre à de telles demandes en vertu du principe de Jordan. Cette question sera abordée dans la section Analyse ci‑dessous.

III.  Analyse

[56]  Aux fins de la présente décision sur requête, même si la formation a examiné l’ensemble de la preuve, elle n’a pas articulé ses motifs et ses conclusions autour de la définition d’un « enfant d’une Première Nation » donnée par le Canada puisqu’elle a décidé de tenir une audience en bonne et due forme sur cette question.

[57]  La Société de soutien a présenté de nouveaux éléments de preuve au Tribunal à l’appui de sa requête en vue d’obtenir des réparations supplémentaires. La Société de soutien est récemment intervenue pour payer le transport médical d’une jeune enfant d’une Première Nation, sans statut en vertu de la Loi sur les Indiens, qui avait besoin d’un service de diagnostic médical, un examen d’imagerie essentiel, pour traiter une maladie potentiellement mortelle, parce que le Canada ne voulait pas payer du fait que l’enfant résidait hors réserve et n’avait pas de statut en vertu de la Loi sur les Indiens. La Société de soutien a fait part de ce cas directement au Canada le 29 novembre 2018. Étant donné que la question a été résolue, la Société de soutien a présenté le cas de S.J. à titre d’exemple.

[58]  Au moment où les événements se sont produits, S.J. était un nourrisson de 18 mois chez qui on avait diagnostiqué de l’hyperinsulinisme, une maladie rare et potentiellement mortelle. Selon la Société de soutien, l’équipe médicale de S.J. au Sick Kids Hospital de Toronto a décidé qu’elle avait besoin d’un examen d’imagerie diagnostique pour déterminer l’étendue du traitement ultérieur. Dans sa lettre du 29 novembre 2018 au procureur général du Canada (voir l’affidavit de Dre Cindy Blackstock, daté du 5 décembre 2018), la Société de soutien a écrit comprendre que S.J. attend cet examen d’imagerie diagnostique depuis sa naissance. Comme vous pouvez l’imaginer, la liste d’attente pour ce type d’examen d’imagerie est assez longue et donc manquer le rendez‑vous en raison de l’impossibilité de financer le déplacement entraînerait un long retard dans le traitement de S.J. L’importance du facteur temps pour le diagnostic de S.J. en faisait un cas urgent.

[59]  À l’appui de sa position, la Société de soutien s’en remet à une lettre du médecin de S.J., Dre Jennifer Harrington, qui déclare ce qui suit :

[traduction]

S.J. est une patiente suivie au service d’endocrinologie de l’Hospital for Sick Children. Elle doit se rendre à un rendez‑vous médical à l’hôpital d’Edmonton pour un examen d’imagerie essentiel qui n’est offert qu’à cet endroit. Il est important que ses parents soient disponibles pour la soutenir durant ce rendez‑vous. Ses parents devront s’absenter du travail au moins du 27 novembre au 2 décembre pour ce rendez‑vous. Je vous remercie de l’attention que vous porterez à cette demande. Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs. Jennifer Harrington, MBBS, Ph. D., médecin membre du personnel, Division d’endocrinologie, Hospital for Sick Children de Toronto. (Voir l’affidavit de Dre Cindy Blackstock, daté du 5 décembre 2018, en pièce G.)

[60]  La Société de soutien a fourni un échange de courriels entre la personne‑ressource de Chiefs of Ontario, Mme Castro, et Mme Jacquie Surges, de la Société de soutien, donnant un aperçu de la situation de S.J. telle qu’elle est comprise par Mme Castro (voir le courriel de Miryan Castro du 22 novembre 2018 à l’intention de Jacquie Surges avec l’objet : Jordan’s Principle Med Trans J) :

[traduction]

[…] Le vendredi 9 novembre 2018, j’ai parlé à F.J. Elle habite à Toronto. Sa fille n’a pas de statut. Son père n’est pas autochtone et sa mère est d’ascendance mixte. Elle a fait savoir qu’elle a obtenu le statut d’Indien grâce au projet de loi sur la règle de la grand‑mère. Elle n’est pas en mesure de transmettre son statut à S.J. Sa fille, S.J., souffre d’hyperinsulinisme congénital, soit l’inverse du diabète. Son pancréas produit trop d’insuline, ce qui entraîne des convulsions et peut causer la mort si son taux de glycémie est trop faible. S.J. a besoin d’un examen d’imagerie pour voir si seulement une certaine partie de son pancréas est affectée ou si le pancréas entier est affecté. L’examen d’imagerie est nécessaire afin que les médecins puissent procéder à l’opération. Il n’y a que trois endroits dans le monde qui offrent ce type d’examen d’imagerie : le Royaume‑Uni, les États‑Unis (Philadelphie) et le Canada (Edmonton). Son médecin est au Sick Kids Hospital de Toronto, Dre Jennifer Harrington [...] Le Sick Kids Hospital a fait une demande de financement pour l’examen d’imagerie et la mère n’a donc pas à payer. La clinique a besoin d’une certaine souplesse pour effectuer les analyses sanguines en raison de la procédure d’injection d’un colorant radioactif et du fait que S.J. doit être sous anesthésie. Ils doivent être à l’hôpital de l’Alberta pendant quelques jours. Le rendez‑vous est prévu pour le mardi 27 novembre 2018 et S.J. doit rester jusqu’au 2 décembre 2018. L’examen d’imagerie sera effectué au département de médecine nucléaire de l’hôpital pour enfants de l’Université de l’Alberta; S.J. devra être sous anesthésie, comme pour un tomodensitogramme. Il faudra lui injecter un composé radioactif, qui ne dure que 24 heures. La clinique doit fabriquer le composé et c’est pourquoi il n’y a que 3 endroits dans le monde qui font ce type d’examen d’imagerie. Dans l’heure qui suit l’injection du composé, l’examen d’imagerie doit être terminé. Cela permettra aux médecins de voir quelle partie du pancréas devra être enlevée. Si elle a besoin d’une ablation complète du pancréas, S.J. sera dépendante de l’insuline pour le reste de sa vie. Le vendredi 9 novembre 2018, j’ai communiqué avec le Service du transport médical du Programme des services de santé non assurés (SSNA) et j’ai parlé à James Robertson, agent de programme du Sud de l’Ontario pour le transport médical. Il a indiqué qu’il soumettrait cette affaire à l’équipe du principe de Jordan. J’ai informé M. Robertson de la question concernant la carte de statut de Mme J., sur laquelle son nom de jeune fille, et non celui acquis du conjoint, est inscrit, et ses titres de voyage, sur lesquels est indiqué le nom acquis de son conjoint. Il avait besoin de leur adresse et de leur numéro de téléphone et je lui ai fourni l’information et envoyé les lettres du Sick Kids Hospital et de l’hôpital Albert (qui sont jointes à la présente). M. Robertson m’a informé qu’il vérifiera s’il reçoit une réponse de l’équipe du principe de Jordan aujourd’hui, vendredi, le 9 novembre 2018 ou le mardi 13 novembre 2018, en raison du jour du Souvenir. Le mardi 13 novembre 2018, j’ai assisté à une réunion à Ottawa au bureau du Programme des SSNA et j’ai fait un suivi auprès de James et il n’a toujours pas reçu de réponse. Lors de ma rencontre avec le Programme des SSNA, on m’a informée que M. Robertson occupait un nouveau poste. Le mercredi 14 novembre 2018, j’ai envoyé des courriels et laissé des messages vocaux à M. Robertson pour vérifier s’il avait reçu une réponse de l’équipe du principe de Jordan. Il m’a envoyé un courriel me demandant la date de l’intervention (que je lui ai déjà fournie le vendredi 9 novembre 2018). Ensuite, j’ai reçu un autre courriel m’informant qu’il allait occuper un nouveau poste à compter du jeudi 15 novembre 2018, mais il avait mis en copie conforme sa collègue Rexana Stickwood, qui est la nouvelle agente de programme pour le transport du sud de l’Ontario. Il a également mis en copie conforme Patricia Villeneuve, qui assure la liaison avec le Programme des SSNA et l’équipe du principe de Jordan. Le vendredi 15 novembre 2018, j’ai envoyé un courriel à Julie Caves, gestionnaire, Exécution des programmes, Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits. J’ai fait des appels et laissé des messages vocaux sans recevoir de réponse. Le lundi 19 novembre 2018, j’ai appelé Julie Caves et lui ai laissé un message vocal, et je lui ai envoyé un courriel, en mettant Patricia et Rexana en copie conforme, contenant tous les renseignements sur le cas. J’ai ensuite reçu une copie conforme d’un courriel envoyé à Patricia Villeneuve qui indique ce qui suit : « Bonjour Trish, je crois que ce cas a été transmis à l’équipe du principe de Jordan. Pourrait‑on être mis au courant dès que possible? ». Le mardi 20 novembre 2018, j’ai reçu le courriel suivant de Patricia Villeneuve : « J’ai envoyé votre demande dès que je l’ai reçue hier, le cas a été transmis au responsable principal de l’équipe du principe de Jordan aux fins d’examen. Ce cas a été refusé parce que la cliente n’est pas inscrite au registre et n’a pas le droit d’y être inscrite. » Jusqu’à présent, je n’ai jamais eu de nouvelles de la remplaçante de James Robertson et Patricia a été mise en copie conforme dans le courriel de M. Robertson indiquant qu’il quittait son poste et que Rexana allait prendre la relève. J’ai contacté Patricia et elle m’a dit qu’il y a un processus, j’ai demandé en quoi consistait le processus et elle m’a répondu qu’il ne s’agissait pas d’un processus définitif puisque le principe de Jordan est nouveau. Ils devaient travailler avec AANC pour voir si S.J. était inscrite au registre et si elle allait avoir droit au statut dans l’avenir. 

[61]  Dre Harrington et Mme Castro n’ont pas témoigné à l’audience et n’ont pas non plus été appelées à témoigner par les parties. Cet échange de courriels a plutôt été déposé comme pièce jointe à l’affidavit de Dre Blackstock, qui a fait l’objet d’une affirmation solennelle et n’a pas été contesté. Par conséquent, la preuve est considérée comme du ouï‑dire, ce qui est admissible devant le Tribunal qui, de son côté, évaluera le poids qu’il doit lui donner. Personne n’a contesté l’authenticité de la lettre de Dre Harrington. Le Tribunal estime qu’il n’y a aucune raison de remettre en question la lettre de Dre Harrington, surtout qu’il s’agit d’une lettre officielle signée sous son nom et son titre professionnel. Le Tribunal a évalué cet élément de preuve en même temps que le reste de la preuve.

[62]  Le courriel de Mme Castro fournit des détails au sujet du cas de S.J., qui est également soupesé en même temps que les autres éléments de preuve.

[63]  Sur ce point, la Société de soutien estime que le refus du Canada d’appliquer le principe de Jordan à la cause de S.J. en raison de son absence de statut aux termes de la Loi sur les Indiens (et de son inadmissibilité à un tel statut) est enraciné dans une idéologie et une pratique profondément coloniales, conformes à la « mentalité rétrograde » que le Tribunal a souvent qualifiée de problématique pendant l’étape portant sur la conformité de la plainte. S.J. n’a pas de statut en vertu de la Loi sur les Indiens en raison des restrictions canadiennes concernant les descendants de personnes, comme la mère de S.J., qui ont un statut au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. La Société de soutien affirme que la raison pour laquelle S.J. n’est pas admissible à un statut en vertu de la Loi sur les Indiens est que son père, C.J., n’a pas de statut en vertu de la Loi sur les Indiens, de sorte que la règle « de l’exclusion après la deuxième génération » s’applique. Dans ce contexte, la Société de soutien affirme que S.J. est victime de discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, en contravention à la LCDP. Elle est également victime de discrimination fondée sur l’âge, car les enfants de moins de 18 mois dont l’un des parents est membre d’une Première Nation sont admissibles aux prestations du Programme des SSNA.

[64]  En somme, le Canada a également fourni un affidavit sous serment non contesté de Dre Gideon, qui n’est pas médecin, qui a une opinion différente des besoins médicaux de S.J. et qui caractérise ainsi ses besoins médicaux et ses antécédents en matière d’intervention dans son affidavit :

[traduction]
L’intervention en question fait partie d’une étude de recherche universitaire. Bien que, selon ma compréhension, S.J. recevait les soins appropriés de son médecin traitant, à la page 5 du formulaire d’information et de consentement, il est indiqué que l’étude ne peut garantir aucun avantage pour la santé de l’enfant à la suite de sa participation à l’étude. Une copie du formulaire d’information et de consentement décrivant le but et l’objet de l’étude est jointe en tant que pièce « E ».
(Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, au paragraphe 27.)

Le 9 novembre 2018, le Programme des SSNA a transmis la demande de S.J. à l’équipe du principe de Jordan de l’Ontario après l’avoir refusée parce qu’elle ne répondait pas aux critères du Programme. S.J. n’était pas inscrite au registre et était âgée de plus de 18 mois (jusqu’à 18 mois, le Programme des SSNA assure la couverture d’un nourrisson sous le numéro d’inscription des parents). La demande portait sur le financement du transport, des repas et de l’hébergement de S.J. et de deux accompagnateurs de Toronto à Edmonton pour participer à une étude médicale sur l’état de santé de l’enfant. (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, au paragraphe 26.)

Le médecin traitant n’a pas demandé une évacuation sanitaire, car il ne s’agissait pas d’une urgence médicale. En m’adressant au directeur des Services de santé du ministère de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario le 23 novembre 2018, j’ai confirmé que la province de l’Ontario ne couvre ces coûts pour aucun résident de la province. Une copie des communications avec le ministère de la Santé et des Soins de longue durée est jointe en tant que pièce « F ». (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, au paragraphe 28.)

À la réception de la demande du Programme des SSNA le 9 novembre 2018, l’équipe du principe de Jordan de l’Ontario a évalué la demande. Conformément à la procédure opérationnelle normalisée relative au principe de Jordan, elle a travaillé avec le registraire des Indiens pour confirmer si S.J. ou ses parents étaient inscrits au registre ou admissibles à l’inscription. Il a également été déterminé que l’enfant ne vivait pas habituellement dans une réserve. Une copie des communications avec le registraire est jointe en tant que pièce « G ». (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, au paragraphe 29.)

Conformément à la procédure opérationnelle normalisée relative au principe de Jordan, en recommandant un refus, la région a envoyé le jour même une demande d’évaluation par la sous‑ministre adjointe, Opérations régionales, Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits, en vue d’une décision. (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, au paragraphe 30.)

Le 13 novembre 2018, la sous‑ministre adjointe des Opérations régionales a rejeté la demande parce que S.J. vivait hors réserve, n’était pas reconnue comme vivant habituellement dans une réserve et n’était pas admissible à l’inscription au registre. Le refus a été immédiatement communiqué par l’administration centrale à l’équipe régionale du principe de Jordan. (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, au paragraphe 31.)

[65]  En outre, Dre Valerie Gideon a déposé comme pièce jointe à son affidavit une copie d’une lettre intitulée : [traduction] Formulaire d’information et de consentement du participant – Parent de l’enfant; Nom de l’étude : TEP à la F‑DOPA, évaluation de la biodistribution et de l’innocuité. (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, 21 décembre 2018, à la pièce E.) Après examen de la lettre, la formation a conclu qu’il s’agit d’une lettre générique utilisée pour fournir des explications aux parents d’enfants souffrant de diverses maladies qui ont accepté que leur enfant passe un examen d’imagerie, lequel fait également partie de cette étude. En fait, la lettre indique ce qui suit :

[traduction]
La tomographie par émission de positons‑tomodensitométrie (TEP‑TDM) à la F‑DOPA est un nouveau type d’imagerie utile aux soins cliniques de nombreux types de patients.

Si vous acceptez que votre enfant participe à cette étude, vous devrez d’abord signer ce formulaire de consentement. Votre enfant recevra ensuite une petite quantité de 18F‑DOPA injectée par voie intraveineuse (c.‑à‑d. un petit tube de plastique inséré dans une veine). Après une période de repos tranquille (généralement moins d’une heure et demie), on procédera à une TEP‑TDM sur le cerveau de votre enfant, sur une partie de son corps ou sur l’ensemble de son corps (selon la raison de l’examen d’imagerie). Dans certains cas, deux TEP sont effectuées, l’une après l’autre. La durée totale de l’examen d’imagerie varie de 20 minutes à 90 minutes selon la raison de l’examen.

[66]  En ce qui concerne les avantages de l’étude pour la santé, il est vrai, comme l’a mentionné Dre Gideon, que la lettre mentionne qu’il n’y a aucune garantie que l’étude aura des avantages pour la santé. La lettre mentionne également que les résultats de l’examen d’imagerie peuvent améliorer les soins cliniques de l’enfant. Elle explique en outre que la FJDOPA est une molécule qu’il est possible de visualiser au moyen d’une TEP. De plus, la lettre indique qu’elle est utile pour le traitement de nombreuses maladies.

[67]  Après avoir examiné la lettre en parallèle avec la preuve, la formation estime que l’étude n’est pas la principale raison pour laquelle le médecin de S.J. a prescrit l’examen d’imagerie. Essentiellement, l’imagerie contribue aux soins cliniques des patients et est utile dans le traitement de maladies. L’étude est une exigence obligatoire de Santé Canada pour s’assurer de l’innocuité de la molécule.

[68]  Avant que l’affidavit sous serment de Dre Gideon soit préparé, elle a eu un échange de courriels avec d’autres fonctionnaires concernés par le cas de S.J., qui est joint à son affidavit (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, en date du 21 décembre 2018, pièce F). Cet échange de courriels présente la question comme un examen d’imagerie essentiel demandé par un médecin, lequel examen fait également partie d’une étude. Cet échange appuie la position de la Société de soutien et corrobore les éléments de preuve qu’elle a présentés. De plus, la formation accorde plus de poids aux déclarations contemporaines du Canada faites par l’entremise de ses employés qu’à l’affidavit de Dre Gideon rédigé en réponse à la requête de la Société de soutien :

[traduction]
Un cas a été porté à notre attention sous le numéro susmentionné pour une enfant non inscrite.

L’enfant est âgée d’un an et demi et vit à Toronto avec ses parents. Elle est suivie par le Département d’endocrinologie du Hospital for Sick Children, qui l’a dirigée vers un examen d’imagerie essentiel le 28 novembre qui n’est offert qu’à l’Hôpital d’Edmonton. Un médecin du Département a déterminé que l’examen était essentiel. L’examen est appelé une imagerie à la « F-DOPA »* (TEP‑TDM à la F‑DOPA) et s’inscrit dans une étude de recherche. (Voir le courriel de Gillis, Leila (SC/HC) daté du 22 novembre 2018, à Buckland, Robin (SC/HC), Objet : FW : Case HC‑ON‑1965N.)

[69]  Le fait que l’enfant ne soit pas couverte en vertu du principe de Jordan parce qu’elle n’est pas inscrite constitue la raison du refus :

[traduction]
Bonjour Mélanie et Lynn, voir ci‑dessous. Je vous présente par voie électronique Valerie Gideon, qui est la sous‑ministre adjointe principale de Services aux autochtones Canada. La question concerne une jeune enfant indienne non inscrite de l’Ontario qui a besoin d’aide pour se rendre à Edmonton afin de subir un examen d’imagerie du système endocrinien. Le gouvernement fédéral ne peut offrir une couverture complète que si l’enfant est un Indien inscrit. Y a‑t‑il un moyen de financer le déplacement? Je ne suis pas tout à fait au courant des tenants et aboutissants de ce que nous pouvons couvrir. Pouvez-vous demander à quelqu’un de communiquer directement avec Valérie? C’est une collègue précieuse et très utile pour le ministère de la Santé et des Soins de longue durée (MSSLDO). (Voir
le courriel de Sharon Lee Smith (MSSLDO), daté du 22 novembre 2018.)

Le 22 novembre 2018, Valerie Gideon (SC/HC) a écrit ce qui suit :

Je me demandais simplement si vous auriez des conseils à me donner sur les options possibles dont nous ne serions pas au courant au sein du système provincial. La jeune enfant est non inscrite et nous ne pouvons donc lui offrir une couverture en vertu du principe de Jordan ou du Programme des SSNA, mais nous serions ravis de l’aider. L’examen d’imagerie est couvert. L’enfant a été dirigée par Sick Kids et un rendez‑vous a été fixé. Elle a besoin d’aide pour payer les frais de déplacement.

[70]  Après avoir examiné l’ensemble de la preuve dans le cas de S.J., la formation accorde plus de valeur à la preuve de la Société de soutien selon la prépondérance des probabilités (voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au paragraphe 67, [Bombardier]).

[71]  En l’espèce, il semble qu’il y ait une lacune dans les services offerts aux enfants de plus de 18 mois sous le régime des SSNA. Le fait que l’enfant attendait un examen d’imagerie essentiel depuis sa naissance et qu’elle était sur une liste d’attente pendant tout ce temps ne semble pas avoir été pris en compte dans la décision du Canada.

[72]  C’est très préoccupant. En l’espèce, il y a une jeune enfant qui attend un examen médical essentiel prescrit par un médecin afin d’aider à déterminer le traitement et l’opération appropriés pour une maladie infantile rare et grave. La liste d’attente est si longue que l’enfant attend depuis 18 mois et personne ne semble tenir compte de cet élément dans l’équation. La liste d’attente provinciale n’est pas un facteur que les parents ou le Canada peuvent contrôler. La mesure appropriée aurait pu être d’étendre la couverture garantie par les SSNA à plus de 18 mois pour tenir compte de la longue période d’attente étant donné que, selon l’affidavit de Dre Gideon, un enfant peut être couvert par le Programme des SSNA sous le numéro d’inscription d’un parent s’il a 18 mois ou moins. La mère de S.J. est inscrite au registre et, si ce n’avait été la longue période d’attente, S.J. aurait pu être couverte dans le cadre du Programme des SSNA. Compte tenu de cette lacune dans les services, de la gravité du problème de santé et de l’incidence que peut avoir le fait de rater l’examen d’imagerie essentiel sur les délais, le Canada aurait pu « pécher par excès de prudence » et assumer les frais de déplacement en vertu du principe de Jordan.

[73]  La formation estime que le dénouement du cas de S.J. est déraisonnable. La couverture en vertu du principe de Jordan a été refusée parce que la mère de S.J. était inscrite en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens et ne pouvait lui transmettre le statut d’Indien suivant la règle de l’exclusion après la deuxième génération. C’est la principale raison pour laquelle on a refusé de couvrir les frais de déplacement de S.J. La deuxième raison, c’est que le Canada n’a pas jugé l’examen d’imagerie urgent, alors qu’en fait, la situation n’a pas été évaluée adéquatement. Enfin, personne ne semble s’être penché sur les besoins de l’enfant et sur son intérêt supérieur. Rien n’indique qu’une analyse de l’égalité réelle ait été effectuée dans ce cas. Une approche bureaucratique a plutôt été appliquée pour refuser la couverture à une enfant d’un peu plus de 18 mois (l’équipe du Canada a décrit l’enfant comme étant âgée d’un an et demi, voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 21 décembre 2018, chaîne de courriels en pièce F), qui attendait cet examen d’imagerie depuis sa naissance. Ce type d’approche bureaucratique dans les programmes a été associé à de la discrimination dans la décision (voir la décision aux paragraphes 365 à 382 et 391). Par exemple, au paragraphe 366 de la décision, une enfant de quatre ans d’une Première Nation a subi un arrêt cardiaque ainsi qu’une lésion cérébrale causée par anoxie au cours d’un examen dentaire de routine. Elle est devenue totalement dépendante dans toutes les activités quotidiennes. Avant de recevoir son congé de l’hôpital, elle avait besoin d’un équipement médical complet et notamment d’une poussette adaptée, d’un lit et d’un matelas, d’un lève‑personne et d’un système de rails au plafond. Une demande d’approbation de l’équipement médical a été présentée à Santé Canada dans le cadre du Programme des SSNA. Toutefois, cet équipement n’était pas admissible dans le cadre de ce programme et une dispense spéciale devait être autorisée.

[74]  Dans cette affaire, la province ne couvrait pas ces services. En vertu du principe de Jordan, comme l’a ordonné le Tribunal et l’ont accepté les parties, les normes en matière de soins ne constituent pas une condition obligatoire pour couvrir un service en vertu du principe de Jordan.  

[75]  Le cas de S.J. démontre également la nécessité d’établir un processus d’appel indépendant dans un dossier mettant en cause le principe de Jordan, lorsque certains des décideurs sont des professionnels de la santé qui agissent de concert avec d’autres professionnels et sont indépendants par rapport au gouvernement.

[76]  Cela dit, la formation ne croit pas que le fait de rendre une ordonnance rédigée exactement comme l’a demandé la Société de soutien réglera des cas comme celui de S.J., puisque l’utilisation des termes « situation d’urgence » ou « mettant la vie en danger » n’est pas comprise de la même façon par toutes les personnes, comme nous l’avons démontré plus haut. L’ordonnance tiendra compte de cette situation.

[77]  En outre, il n’y a aucune preuve claire dans cette requête indiquant qu’à l’heure actuelle, le Canada ne répond pas aux besoins urgents des enfants des Premières Nations non inscrits vivant hors réserve, tels que le Canada les définit. Aux paragraphes 13 et 14 de son affidavit, Dre Gideon explique l’approche :

[traduction]

Le 9 mai 2018, M. Sony Perron a été contre‑interrogé sur ses affidavits datés du 15 novembre et du 15 décembre 2017. Au cours de son interrogatoire, M. Perron a confirmé que pendant que la définition d’un « enfant d’une Première Nation » était à l’étude, dans les situations d’urgence, le Canada prenait des mesures pour fournir une aide ou trouver une solution [...] En tant que successeure de M. Perron à titre de sous‑ministre adjointe principale, j’ai suivi la même voie. Les organismes de coordination des services aux Premières Nations que nous finançons et les coordonnateurs régionaux que nous employons travaillent avec diligence pour soutenir toutes les familles et tous les enfants, y compris dans les cas où l’admissibilité en vertu du principe de Jordan pourrait être difficile à déterminer. J’expliquerai plus en détail leurs efforts dans cet affidavit.

Le 19 juin 2018, le Canada a approuvé les critères d’admissibilité élargis du principe de Jordan pour inclure les enfants autochtones non inscrits qui résident habituellement dans les réserves. Cela a permis de dissiper toute incertitude temporaire quant à la définition et à l’admissibilité d’un « enfant d’une Première Nation » aux fins du principe de Jordan. Dans cette décision, le Canada a tenu compte du fait que la plupart des programmes fédéraux sont fondés sur la résidence et non sur le statut, et que le Canada, par principe, finance déjà les services dans les réserves sans égard au statut. Le Programme des SSNA, dont l’admissibilité est fondée sur l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens ou la reconnaissance par une organisation de revendications territoriales inuite, constitue une exception clé. Il s’agit toutefois d’un programme complémentaire d’amélioration qui vise à combler les lacunes de la couverture d’assurance‑maladie provinciale et territoriale.

[78]  La formation réitère qu’il est vrai que l’enfant attendait l’examen d’imagerie depuis 18 mois. De plus, son médecin traitant n’a pas demandé d’évacuation médicale laissant croire qu’il s’agissait d’une situation de vie ou de mort imminente, ce qui aurait pu justifier la réalisation immédiate de l’examen d’imagerie. Sous cet angle étroit, la formation ne trouve pas que le Canada a contredit les propos de M. Perron rapportés ci‑dessus.

[79]  Le Canada, en exerçant son pouvoir discrétionnaire sous cet angle, n’a pas suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Aucune preuve n’a été présentée concernant les effets sur la santé de l’enfant si elle manquait l’examen d’imagerie essentiel après avoir attendu 18 mois ou si elle retardait son traitement. S.J. devait se rendre à Edmonton avec ses parents pour subir un examen d’imagerie essentiel afin que les médecins puissent déterminer si seulement une certaine partie de son pancréas était touchée ou si le pancréas entier l’était, afin que les médecins puissent pratiquer l’intervention. Comme nous l’avons déjà mentionné, elle est atteinte d’une maladie rare et grave qui peut entraîner des convulsions ou même la mort.

[80]  Le refus d’appliquer le principe de Jordan découle essentiellement du fait que S.J. n’avait pas le statut d’Indien parce que sa mère est inscrite en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, même en présence d’une lacune dans les services, elle ne pouvait pas avoir accès à ces services en vertu du principe de Jordan. La question de l’utilisation du statut en vertu de la Loi sur les Indiens ou de l’admissibilité à ce statut pour appliquer le principe de Jordan sera examinée lors d’une prochaine audience, comme il a été indiqué précédemment. La formation comprend que la Société de soutien a demandé une ordonnance de réparation pour traiter des situations telles que celle de S.J. en attendant que la définition d’un « enfant d’une Première Nation » aux fins du principe de Jordan soit déterminée.

[81]  Le problème découle de la possibilité d’interprétations différentes de ce qui est urgent et qui met la vie d’un enfant en danger, comme démontré par le cas de S.J. La prise en compte des demandes formulées par le médecin traitant de l’enfant ou des évaluations des professionnels de la santé pourrait contribuer à résoudre la question des différentes interprétations des besoins de l’enfant. Cette prise en compte est également conforme aux demandes de modification présentées par les parties, y compris le Canada, en vue d’inclure la conférence de gestion de cas clinique dans la définition du principe de Jordan, comme elles ont été reproduites ci‑dessus (voir aussi la décision 2017 TCDP 35, au paragraphe 3).

[82]  En outre, l’argument du Canada, selon lequel il y aurait de la confusion dans la prestation des services en vertu du principe de Jordan si l’on faisait droit à la requête en réparation provisoire de la Société de soutien pour les cas urgents ou mettant la vie en danger, n’est pas valide lorsque nous examinons l’affidavit de Dre Gideon aux paragraphes 24 et 25. Du propre aveu de la déposante pour le Canada, peu de demandes ont été présentées pour des enfants qui n’ont pas le statut de membre d’une Première Nation et qui ne sont pas admissibles à l’inscription. Conformément à la procédure opérationnelle normalisée relative au principe de Jordan, lorsqu’une demande est reçue relativement à un enfant non inscrit, elle doit être transmise à l’administration centrale aux fins d’évaluation et de décision par la sous‑ministre adjointe, Opérations régionales, Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits (DGSPNI). (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, en date du 21 décembre 2018, au paragraphe 24.)

[83]  De plus, du 1er juillet au 30 novembre 2018, 17 demandes d’enfants non inscrits vivant habituellement dans une réserve ont été soumises à l’administration centrale aux fins de décision. Sur les 17 demandes, une était urgente et 16 étaient non urgentes. L’admissibilité élargie a été appliquée à ces demandes et sept ont été approuvées, neuf ont été refusées et une a été annulée. Le seul cas urgent approuvé pour un traitement dentaire concernait un enfant non inscrit ou sans certificat de naissance, mais il a été démontré qu’il répondait aux critères relatifs à la résidence habituelle dans une réserve, comme il a été décrit précédemment dans cet affidavit.

[84]  À la lumière de ce qui s’est passé dans le cas de S.J., nous concluons que l’argument du Canada sur la question de la définition de ce qui constitue un « besoin urgent ou mettant la vie en danger » est valide et pris en compte dans l’ordonnance ci‑dessous.

[85]  En outre, la formation croit qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants non inscrits vivant hors réserve de rendre une ordonnance temporaire assortie de paramètres qui s’appliqueraient jusqu’à ce que la définition d’un « enfant d’une Première Nation » ait été établie, afin d’éviter des situations comme celle qui s’est produite dans le cas de S.J. D’autant plus qu’il faudra peut‑être quelques mois avant que la question soit résolue.

[86]  Enfin, la formation constate que les exigences du Canada en matière d’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens sont en corrélation directe avec les personnes qui reçoivent des services en vertu du principe de Jordan, et confirment donc l’importance d’une audience complète sur cette question :

[traduction]
La reconnaissance de l’identité autochtone est une question complexe. En août 2015, le projet de loi S‑3 a modifié la Loi sur les Indiens en créant sept nouvelles catégories d’inscription, en réponse à la décision rendue par la Cour supérieure du Québec en août 2015 dans l’affaire Descheneaux c. Canada. Ces dispositions sont entrées en vigueur en décembre 2017 et, à juste titre, le Canada a réexaminé les demandes présentées en vertu du principe de Jordan pour les enfants qui pourraient avoir été touchés par la décision. (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 21 décembre 2018, au paragraphe 15.)

D’autres modifications à la définition en vertu de la Loi sur les Indiens seront élaborées après une période de consultation avec les Premières Nations. Lorsque la partie B du projet de loi S‑3 entrera en vigueur, les demandes fondées sur le principe de Jordan seront traitées conformément à la définition qui découlera de ce processus, quelle qu’elle soit. (Voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 21 décembre 2018, au paragraphe 16.)

IV.  Ordonnance

[87]  À la lumière de ses conclusions et de ses motifs, de son approche à l’égard des mesures de réparation et de ses ordonnances antérieures dans la présente affaire, mentionnées ci‑dessus, et, conformément aux alinéas 53 (2)a) et b) de la LCDP, la formation ordonne que, en attendant la décision concernant la conformité aux ordonnances du Tribunal de la définition du Canada de l’expression « enfant d’une Première Nation » aux fins de l’application du principe de Jordan, et afin de s’assurer que les ordonnances du Tribunal sont efficaces, le Canada fournisse aux enfants des Premières Nations vivant hors réserve qui ont des besoins urgents ou mettant leur vie en danger, mais qui n’ont pas de statut en vertu de la Loi sur les Indiens (et ne sont pas admissibles à ce statut), les services nécessaires pour répondre à ces besoins urgents ou mettant leur vie en danger, conformément au principe de Jordan.

[88]  Cette ordonnance sera exécutée conformément aux principes suivants :

[89]  La présente ordonnance de mesures provisoires s’applique à ce qui suit : 1. les enfants des Premières Nations sans statut en vertu de la Loi sur les Indiens qui vivent hors réserve, mais qui sont reconnus comme membres par leur nation, et 2. les enfants qui ont des besoins urgents ou mettant leur vie en danger. Lors de l’évaluation des besoins urgents ou mettant la vie en danger, il faut tenir compte de la gravité de l’état de l’enfant et de l’évaluation de l’enfant faite par un médecin, un professionnel de la santé ou tout autre professionnel participant à l’évaluation de l’enfant. Le Canada doit veiller à ce que la nécessité de combler les lacunes dans les services et celle d’éliminer toutes les formes de discrimination, de même que le principe de l’égalité réelle, les droits de la personne, y compris les droits des Autochtones, l’intérêt supérieur de l’enfant, la DNUDPA et la Convention relative aux droits de l’enfant, guident les décisions concernant les enfants des Premières Nations.

[90]  La formation ne se prononce pas sur la question de l’admissibilité au principe de Jordan en fonction du statut ou de l’absence de statut. Cette question sera examinée plus en détail lors d’une audience en bonne et due forme sur le fond de cette question.

[91]  La formation souligne l’importance des questions relatives à l’autodétermination et à la citoyenneté des Premières Nations, et la présente ordonnance de mesures provisoires ou toute autre ordonnance ne vise pas à outrepasser les droits des Premières Nations ou à y porter atteinte.

[92]  La présente ordonnance de mesures provisoires ne s’applique que jusqu’à la tenue d’une audience en bonne et due forme sur la question de la définition d’un « enfant d’une Première Nation » en vertu du principe de Jordan et jusqu’à ce qu’une ordonnance définitive soit rendue.

[93]  La formation invite toutes les parties à présenter des modifications au libellé proposé de cette ordonnance d’ici le 7 mars 2019.

ORDONNANCE signée ce 21e jour de février 2019.

Signé par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre instructeur

Ottawa (Ontario)

21 février 2019


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision du tribunal : le 21 février 2019

Date et lieu de l’audience :  le 9 janvier 2019

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

David Taylor, Sarah Clarke et Barbara McIsaac , avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, plaignante  

Stuart Wuttke, David Nahwegahbow et Thomas Milne , avocats de l’Assemblée des Premières Nations, plaignante  

Brian Smith, avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, c.r., Jonathan Tarlton et Patricia MacPhee , avocats de l’intimé

Maggie Wente et Sinéad Dearman, avocats de Chiefs of Ontario, partie intéressée

Julian N. Falconer et Akosua Matthews, avocats de la Nation Nishnawbe Aski, partie intéressée

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