Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 15

Date : le 28 mars 2019

Numéro du dossier : T2201/2317

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Tesha Peters

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

United Parcel Service Canada Ltd. et Linden Gordon

les intimés

Décision sur requête

Membre : Kirsten Mercer

 



I.  Sommaire

[1]  Pour décider s’il y a lieu d’adjoindre une partie à une instance, la Commission doit tenir compte de divers facteurs, notamment du préjudice qui peut découler de l’adjonction d’un intimé.

[2]  Le Tribunal doit faire preuve de retenue lorsqu’il est question d’adjoindre une partie à l’instance, car l’adjonction est susceptible de priver l’éventuel intimé des garanties procédurales que confère le processus d’examen de la Commission prévu par la loi.

[3]  Ayant soupesé les divers facteurs et considérations soulevés en l’espèce, je conclus que le préjudice et l’inefficacité qui découleraient du refus de permettre à Mme Peters d’adjoindre M. Gordon à titre d’intimé à sa plainte surpassent le préjudice que subira toute autre partie si la requête est accueillie.

[4]  Qui plus est, le Tribunal est habilité à prendre des mesures pour réduire le risque de préjudice que pourrait subir une partie en raison de la présente décision sur requête, et de telles mesures seront prises.

[5]  La requête de Mme Peters visant l’adjonction de M. Gordon à titre d’intimé dans la présente affaire est par conséquent accueillie.

II.  Contexte

[6]  Tesha Peters (la plaignante) a déposé une plainte contre United Parcel Service Canada (UPS ou l’intimée), son ancien employeur, dans laquelle elle alléguait avoir été victime de harcèlement sexuel par son gestionnaire de l’époque, Linden Gordon (la plainte).

[7]  Initialement, Mme Peters n’avait pas désigné M. Gordon comme partie dans sa plainte, mais elle soutient qu’elle a toujours eu l’intention de le faire et que, dans les faits, elle a désigné M. Gordon comme partie dans la plainte qu’elle a déposée (par erreur) auprès du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (le TDPO).

[8]  Mme Peters affirme qu’elle avait l’intention de désigner M. Gordon comme intimé lorsqu’elle a déposé sa plainte de nouveau auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP ou la Commission) aux environs du 2 juillet 2015, mais qu’elle n’a pas été en mesure de le faire, parce que l’espace limité du formulaire électronique de l’époque ne permettait d’inscrire qu’un seul intimé.

[9]  La Commission a fait enquête sur la plainte.

[10]  Un enquêteur de la Commission a tenté de communiquer avec M. Gordon dans le cadre de l’enquête, mais ce dernier n’a pas pu être interrogé en raison de graves problèmes de santé.

[11]  Le 16 février 2018, l’affaire a été renvoyée au Tribunal pour instruction de la plainte.

[12]  Le 21 juin 2018, Mme Peters a déposé une requête auprès du Tribunal en vue d’adjoindre M. Gordon à titre d’intimé à la plainte.

III.  La question en litige

[13]  Mme Peters peut-elle adjoindre M. Gordon à titre d’intimé à sa plainte devant le Tribunal? En d’autres mots, l’adjonction de M. Gordon à titre d’intimé au stade actuel de l’instance est-elle inéquitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances qui ressortent de la plainte dont est saisi le Tribunal?

IV.  Les positions des parties

A.  Les observations de la plaignante

[14]  Mme Peters fait valoir que M. Gordon devrait être constitué comme partie intimée dans la présente affaire, car son intention a toujours été qu’il le soit. Elle affirme qu’une copie de la procédure intentée devant le TDPO a été signifiée à M. Gordon.

[15]  Mme Peters soutient que M. Gordon était la personne principalement visée par les faits allégués dans sa plainte et que, pour cette raison, sa participation est nécessaire pour permettre au Tribunal d’instruire la plainte. De plus, elle allègue qu’il serait [traduction] « illogique qu’UPS soit tenue responsable du fait d’autrui pour des actes de M. Gordon alors que les allégations de harcèlement sexuel demeurent contestées » (requête en adjonction d’une partie présentée par la plaignante, paragraphe 26).

[16]  Mme Peters affirme que M. Gordon est ou aurait dû être au courant des faits allégués dans la plainte, puisqu’elle l’avait désigné comme intimé dans la plainte qu’elle a déposée auprès du TDPO et que la Commission a communiqué avec lui lorsqu’elle enquêtait sur sa plainte. Ainsi, selon elle, l’adjonction de M. Gordon au stade actuel de l’instance ne causerait aucun préjudice à ce dernier.

[17]  Enfin, Mme Peters fait valoir qu’elle a déjà éprouvé beaucoup d’angoisse en raison des actes allégués dans sa plainte et qu’il serait inéquitable de l’empêcher d’adjoindre M. Gordon à l’instance ou de lui demander d’intenter une nouvelle procédure contre lui devant la Commission.

B.  Les observations de la Commission

[18]  La Commission consent à l’adjonction de M. Gordon comme partie à la plainte.

[19]  La Commission reconnaît que le Tribunal a compétence pour ajouter une partie à l’instruction au titre du paragraphe 8(3) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles) et elle fait remarquer que les Règles ne mentionnent pas de conditions de fond aux termes desquelles une partie peut être ajoutée à l’instruction.

[20]  La Commission fait aussi remarquer que, dans la décision Syndicat des employés d’exécution de Québec-Téléphone, section locale 5044 du SCFP c. Telus Communications (Québec) Inc., 2003 TCDP 31 (Telus), au paragraphe 30, le Tribunal a conclu qu’un intimé peut être ajouté comme partie à l’instruction s’il est établi (i) que la présence de cette nouvelle partie est nécessaire pour trancher la plainte et (ii) qu’il n’était pas raisonnablement prévisible, une fois la plainte déposée auprès de la Commission, que l’adjonction d’un nouvel intimé serait nécessaire pour trancher la plainte.

[21]  Par ailleurs, la Commission soutient que la présence de l’entreprise intimée et de l’employé visé par les allégations de harcèlement peut être nécessaire pour assurer une décision adéquate dans le cas de plaintes concernant des allégations de harcèlement en milieu de travail.

[22]  En outre, la Commission reconnaît que sa procédure n’est pas sujette à l’examen du Tribunal, mais elle prévient qu’une erreur a peut-être été commise en l’espèce en ce qui concerne le dépôt de la plainte de Mme Peters.

[23]  En ce qui a trait à la question du préjudice, la Commission fait valoir que M. Gordon était au courant des allégations de harcèlement de Mme Peters. Elle précise que, bien que M. Gordon n’ait pas été en mesure de participer à son enquête, elle s’est fondée en partie sur les déclarations qu’il a faites dans le cadre de l’enquête à l’interne effectuée par UPS à l’égard de la plainte.

C.  Les observations de l’intimée UPS

[24]  L’intimée UPS soutient que le Tribunal doit rejeter la présente requête.

[25]  Selon elle, la plaignante n’a pas démontré que la présence de M. Gordon est nécessaire pour trancher la plainte. UPS fait valoir que, si le Tribunal conclut à la nécessité de faire participer M. Gordon, cette nécessité était prévisible dès le commencement de la procédure et la plaignante l’avait effectivement prévue lors du dépôt de sa plainte initiale auprès du TDPO.

[26]  UPS prétend que l’adjonction de M. Gordon à titre d’intimé lui serait préjudiciable, car cela aurait pour effet de changer la voie de recours censément mise en place par la plaignante. UPS affirme que ce changement de stratégie par la plaignante équivaudrait à un abus de procédure au stade actuel, qu’elle décrit comme [traduction] « la veille de l’audience ».

[27]  UPS affirme par ailleurs que, même si le Tribunal fait droit à la défense d’UPS fondée sur le paragraphe 65(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la plaignante n’a pas épuisé tous les recours à l’encontre de M. Gordon, car il lui est loisible d’intenter une action civile contre lui en Ontario selon la loi de cette province.

[28]  Enfin, UPS soutient que l’adjonction de M. Gordon comme partie à l’instance lui serait également préjudiciable, car elle aurait alors été privée de la possibilité d’enquêter en temps utile au sujet de M. Gordon et de se préparer en conséquence.

D.  Les observations de M. Gordon

[29]  M. Gordon s’oppose lui aussi à l’adjonction de sa personne à titre d’intimé à la plainte.

[30]  Il fait siennes les observations présentées par UPS et ajoute que son état de santé, lequel l’a empêché de participer à l’enquête de la Commission, pourrait avoir une incidence sur sa capacité à participer pleinement à l’instruction du Tribunal et à se rappeler tous les détails de la plainte.

V.  Le droit applicable

[31]  L’instruction par le Tribunal est faite conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP ou la Loi).

[32]  Le paragraphe 50(2) de la LCDP énonce ceci :

[Le membre instructeur] tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.

[33]  Le cadre légal régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal est prévu au paragraphe 48.9(1) de la Loi, lequel est libellé ainsi :

L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[34]  En d’autres mots, le Tribunal est tenu d’instruire les plaintes de manière informelle et efficace, tout en prenant soin de ne pas agir de façon inéquitable ou préjudiciable à l’égard des parties.

[35]  Il est établi et non contesté dans la présente requête que le Tribunal a compétence pour ordonner l’adjonction d’un intimé à une plainte qui lui a été renvoyée pour instruction.

[36]  Qui plus est, la Cour suprême du Canada a confirmé que le Tribunal est maître de sa procédure. Dans l’arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560 (Prassad), la Cour suprême a énoncé ce qui suit :

. . . Nous traitons ici des pouvoirs d’un tribunal administratif à l’égard de sa procédure. En règle générale, ces tribunaux sont considérés maîtres chez eux. En l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle. Il est donc clair que l’ajournement de leurs procédures relève de leur pouvoir discrétionnaire.

[37]  Le Tribunal peut établir ses règles de procédure, en vertu du paragraphe 48.9(2) de la Loi, et c’est ce qu’il a fait en adoptant des règles qui régissent l’instruction des plaintes dont il est saisi.

[38]  Le paragraphe 8(3) des Règles précise ceci :

La Commission, l’intimé ou le plaignant qui désire ajouter une partie à l’instruction peut présenter une requête visant à obtenir une ordonnance à cet effet, qui doit être signifiée à la partie éventuelle, laquelle a droit à présenter des arguments au sujet de la requête.

[39]  Le Tribunal fait généralement preuve de circonspection lorsqu’il s’agit d’ordonner l’adjonction d’un intimé, puisque l’ajout d’une partie à l’étape de l’instruction est susceptible de priver cette partie de la fonction de contrôle effectuée par la Commission en application des articles 41 et 44 de la Loi. Le Tribunal s’assure de tenir compte des risques et préjudices pouvant découler d’une telle décision (voir Gervais c. Canada (Ministère de l’Agriculture), 7 C.H.R.R. D/3624, et Coupal c. Canada (Agence des services frontaliers), 2008 TCDP 24 (Coupal), paragraphe 20).

[40]  Il ne fait donc aucun doute que le Tribunal doit soupeser judicieusement les divers facteurs devant être pris en compte pour décider d’ordonner ou non l’adjonction d’une partie à ce stade-ci.

[41]  Dans la décision Telus, au paragraphe 30, le Tribunal a conclu que l’adjonction d’une partie est appropriée « s’il est établi que la présence de cette nouvelle partie est nécessaire pour disposer de la plainte dont il est saisi et qu’il n’était pas raisonnablement prévisible, une fois la plainte déposée auprès de la Commission, que l’adjonction d’un nouvel intimé serait nécessaire pour disposer de la plainte ».

[42]  Depuis cette décision, le Tribunal tient généralement compte des deux considérations précises susmentionnées pour statuer sur la question de savoir si une partie doit être ajoutée à l’instance.

[43]  En l’espèce, les parties conviennent que le critère énoncé dans Telus est pertinent pour les besoins de l’analyse. Cependant, elles sont en désaccord quant à la question de savoir si les facteurs énoncés dans Telus constituent un critère d’application stricte ou s’il s’agit simplement de facteurs devant être pris en compte dans le cadre d’une requête en adjonction d’une partie.

[44]  Bien que les facteurs énoncés dans Telus aient été indirectement confirmés par la Cour fédérale dans la décision Canada c. Brown, 2008 CF 734 (Brown), puis appliqués de manière assez constante par le Tribunal depuis 2003, on ne saurait affirmer que le membre instructeur dans Telus, Pierre Deschamps, a cherché à établir une liste exhaustive de facteurs à analyser ou une règle rigide en ce qui concerne l’ajout d’une partie dans le cadre d’une instruction. La décision Brown ainsi que les décisions subséquentes du Tribunal ne sauraient non plus étayer une telle approche.

[45]  Une approche aussi rigide irait vraisemblablement à l’encontre de l’obligation légale du Tribunal d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive tout en respectant les principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

[46]  À titre d’exemple, dans la récente décision Harrison c. Première Nation de Curve Lake, 2018 TCDP 7, le Tribunal a pris en compte une autre considération, soit le « préjudice grave », dans le cadre de l’analyse conventionnelle fondée sur Telus :

Dans Coupal et Milinkovich c. Agence des services frontaliers du Canada, 2008 TCDP 24 (CanLII), le Tribunal a aussi souligné que l’adjonction doit être faite avec prudence et seulement après un examen minutieux d’un certain nombre de facteurs énoncés dans Telus et de la question de savoir si cette adjonction d’une nouvelle partie occasionnera un préjudice grave à la partie adverse . . .

[47]  Enfin, et bien qu’il ne s’agisse pas d’un élément qui fonde ma décision sur la requête, je mentionne que les facteurs énoncés dans Telus diffèrent considérablement de ceux qui sont pris en compte par les tribunaux des droits de la personne dans d’autres ressorts canadiens. Par exemple, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a mis au point un critère à trois volets, dans lequel la question de la prévisibilité raisonnable n’est pas prise en compte : (1) Y a-t-il des faits inscrits au formulaire de plainte ou des détails dans les allégations qui démontrent manifestement que la partie qu’on cherche à adjoindre a possiblement enfreint le code des droits de la personne? (2) Quelle incidence aura l’ajout de l’intimé proposé sur les préoccupations des parties en matière de justice naturelle de même que sur l’instruction en temps opportun de la plainte? (3) Serait-il dans l’intérêt public d’ajouter l’intimé proposé? (Vetro c. Klassen and Pacific Transit Cooperative and others (No. 5), 2006 BCHRT 16.)

[48]  Similairement, la Commission des droits de la personne de l’Alberta applique un critère à deux volets : [traduction] « Le premier volet pose la question de savoir s’il existe des faits allégués qui, s’ils étaient étayés par la preuve, pourraient justifier la conclusion que l’intimé proposé a enfreint les droits du plaignant. Quant au deuxième, il pose la question de savoir si l’ajout de la partie proposée causerait un préjudice grave à l’intimé en réduisant sa capacité à présenter une défense pleine et entière à l’égard des allégations, préjudice qu’aucune ordonnance procédurale du Tribunal ne saurait atténuer » (Abdulkadir c. Creative Electric Co. Ltd. and McEwan, 2012 AHRC 11, paragraphe 12).

[49]  Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario applique lui aussi un critère similaire lorsqu’il statue sur une requête en adjonction d’un intimé (voir Racine c. PDS Services Inc., 2013 HRTO 2124, et Greenhorn c. 621509 Ontario Inc. (Belleville Dodge Chrysler Jeep), 2006 HRTO 22).

[50]  Bien que la jurisprudence susmentionnée n’ait pas été expressément adoptée par le Tribunal — et je n’ai pas non plus l’intention de le faire en l’espèce —, cette importante différence d’approche mériterait probablement un examen approfondi ultérieurement.

VI.  Analyse

[51]  Chaque partie a présenté des observations concernant l’application en l’espèce des facteurs énoncés dans Telus. Toutefois, je juge que la simple application de ces facteurs est insuffisante et peu concluante pour les besoins de l’analyse de la requête visant l’ajout de M. Gordon à titre d’intimé à la plainte.

A.  La nécessité d’adjoindre une nouvelle partie pour trancher la plainte

[52]  Il ne fait aucun doute que M. Gordon est susceptible de fournir des éléments de preuve et des arguments qui seraient utiles pour l’instruction de la plainte devant le Tribunal.

[53]  Cela dit, les documents et la preuve en question peuvent être obtenus par voie d’assignation, mais pas les arguments de M. Gordon, lesquels pourraient être utiles pour le Tribunal.

[54]  Par ailleurs, les observations de la Commission me convainquent qu’il peut être nécessaire d’ajouter M. Gordon comme partie à la plainte afin d’éviter une issue sans conséquence, au terme de laquelle le Tribunal conclut qu’il y a bel et bien eu harcèlement, mais que l’intimée UPS s’est acquittée de ses obligations légales et qu’elle est donc dégagée de toute responsabilité par l’application du paragraphe 65(2) de la Loi.

B.  L’adjonction d’une nouvelle partie était-elle raisonnablement prévisible?

[55]  On ne saurait affirmer que l’implication alléguée de M. Gordon dans les actes qui ont motivé la plainte n’était pas raisonnablement prévisible pour la plaignante lorsqu’elle a déposé sa plainte. Au contraire, au vu de la preuve non contredite dont je dispose, il est clair que Mme Peters prévoyait qu’il était nécessaire de faire participer M. Gordon à l’instance comme partie; elle l’avait d’ailleurs désigné comme intimé dans la procédure intentée devant le TDPO.

[56]  Aussi, selon les faits qui m’ont été présentés dans le cadre de la requête, il appert que Mme Peters croyait qu’elle serait en mesure d’adjoindre M. Gordon à titre d’intimé advenant le renvoi de la plainte au Tribunal, même si elle avait intenté son recours seulement contre UPS au départ.

[57]  Le rôle du Tribunal n’est pas d’examiner la façon dont la Commission a mené une enquête et je n’ai aucunement l’intention de le faire en l’espèce. Cependant, dans la mesure où une partie a commis une erreur à une étape de l’enquête, la question que je dois trancher est celle de savoir s’il convient que le Tribunal remédie à cette erreur au stade actuel de la procédure.

[58]  Je conclus que la possibilité d’ajouter M. Gordon comme intimé était raisonnablement prévisible (et était bel et bien prévue) au moment où la plainte a été déposée.

[59]  Le Tribunal a manifestement compétence pour ordonner l’adjonction d’une partie à ce stade-ci de l’instruction. Avant de rendre une ordonnance à cet égard, je dois toutefois me pencher sur le préjudice qu’elle pourrait causer aux parties et voir si ce préjudice peut être atténué, le cas échéant.

C.  La prépondérance du préjudice

[60]  J’ai conclu qu’une analyse des facteurs énoncés dans la décision Telus n’est pas déterminante en l’espèce, mais je garde à l’esprit mon obligation primordiale de procéder à une instruction sans formalisme et de manière expéditive tout en respectant l’équité et la justice naturelle.

[61]  Les faits propres à la présente instruction m’obligent à tenir compte de facteurs qui vont au-delà de ceux énoncés dans Telus et, notamment, à examiner la prépondérance du préjudice en l’espèce.

[62]  L’intimée UPS et M. Gordon ont soulevé plusieurs arguments à l’égard du préjudice et je vais les examiner ci-après.

(i)  La perte des garanties procédurales que confère la fonction de contrôle exercée par la Commission

[63]  À mon avis, l’argument le plus important soulevé par UPS et M. Gordon est celui concernant la possible perte des garanties procédurales inhérentes à la fonction de contrôle de la Commission.

[64]  Il s’agit d’une préoccupation qui sous-tend la jurisprudence du Tribunal sur l’adjonction d’une partie (et particulièrement un d’intimé) et qui justifie la retenue dont fait preuve le Tribunal lorsqu’il est saisi de demandes à cet effet.

[65]  Cela dit, même si on ne saurait douter de la valeur de la fonction de contrôle exercée par la Commission aux termes de la loi, les principes juridiques qui doivent être examinés dans le cadre de l’analyse effectuée en vertu de l’article 41 de la LCDP (comme les délais applicables, la compétence, les autres recours ou à la nature frivole ou vexatoire de la plainte) peuvent également être soulevés et examinés par le Tribunal au stade de l’audience.

[66]  En l’espèce, les préoccupations de M. Gordon et d’UPS en matière de délai peuvent être soulevées par les parties à l’audience. En général, la question de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison d’un délai ne peut être soulevée sans preuve à l’appui et doit être examinée à la lumière de l’incidence de ce retard sur l’enquête en cause (voir Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 (CanLII), paragraphes 101 et 115, et Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Casler, 2015 CF 704, paragraphe 2). En ce qui concerne la fonction d’enquête de la Commission, le Tribunal sait qu’une enquête a effectivement été menée sur les actes allégués en l’espèce.

[67]  Le Tribunal ne connaît pas les détails et les conclusions de l’enquête menée par la Commission, mais je constate que la Commission a évidemment conclu que la plainte méritait d’être renvoyée au Tribunal.

[68]  Sur la foi des observations qui m’ont été présentées dans le cadre de la présente requête, je comprends que M. Gordon n’a pas été en mesure de participer à cette enquête et que la Commission n’a eu d’autre choix que de s’en remettre à l’enquête interne menée par UPS pour tirer certaines de ses conclusions. Toutefois, malgré l’absence de M. Gordon, la Commission a décidé de renvoyer la plainte devant le Tribunal.

[69]  La responsabilité de l’employeur aux termes de l’article 65 de la Loi ne peut être engagée en faisant abstraction du contexte. La LCDP prévoit qu’un employeur est réputé responsable des actes commis par son employé lorsque l’employeur a omis de prendre des mesures suffisantes en vue d’empêcher la discrimination en milieu de travail ou d’y remédier. Il s’agit d’une forme de responsabilité du fait d’autrui.

[70]  Il n’appartient pas au Tribunal d’avancer des hypothèses au sujet des enquêtes que mène la Commission et des conclusions auxquelles elle arrive, mais puisqu’il pourrait y avoir responsabilité d’UPS s’il est conclu qu’il y a eu harcèlement sexuel de la part de M. Gordon, le Tribunal doit inférer que la Commission disposait d’une preuve pour décider qu’il y avait aussi matière à enquête sur l’infraction sous-jacente. Car, si cette infraction sous-jacente ne peut être établie, rien ne justifie le renvoi d’une plainte concernant la responsabilité d’un employeur à l’égard du fait d’autrui.

[71]  Au vu de ce qui précède, je reconnais que l’adjonction d’une partie au stade actuel de la procédure pourrait priver M. Gordon des garanties procédurales que confère l’examen de la Commission et qu’il s’agit d’une mesure qui ne doit pas être prise à la légère. Toutefois, je ne suis pas convaincue que l’adjonction en l’espèce entraînera un préjudice grave et irrémédiable.

(ii)  Le changement au cours établi à un stade tardif de l’instance

[72]  Je comprends que les parties ont été engagées dans le processus de la plainte pendant plusieurs années avant le renvoi de celle-ci au Tribunal. Je ne suis toutefois pas d’accord pour dire (comme le soutient l’intimée UPS) qu’il est trop tard dans la procédure pour s’écarter de ce qu’UPS appelle le [traduction] « cours établi » de l’instance.

[73]  L’allégation contre M. Gordon — qu’il aurait harcelé sexuellement Mme Peters — est implicite dans l’allégation selon laquelle UPS a manqué à son devoir de s’occuper adéquatement de la conduite de M. Gordon au travail. De plus, sur le plan juridique, la plaignante doit établir l’existence d’une infraction sous-jacente mentionnée aux articles 7 ou 14 de la Loi avant que la responsabilité de l’employeur aux termes de l’article 65 ne puisse être examinée.

[74]  Je suis consciente qu’il y aura plus de faits à examiner en raison de l’adjonction d’un intimé et que les intérêts de M. Gordon pourraient différer de ceux d’UPS, mais je ne suis pas d’accord avec UPS que l’adjonction de M. Gordon comme partie modifie de façon importante l’exercice de recherche des faits auquel aurait autrement procédé le Tribunal, ou que cette modification cause un préjudice.

[75]  Le Tribunal peut autoriser les parties à apporter des changements à leur stratégie de litige, pourvu que cela ne porte pas indûment préjudice à d’autres parties ou (dans l’éventualité où un préjudice pourrait survenir) que le Tribunal puisse atténuer le préjudice d’une façon quelconque. Souvent, cela se fait en accordant à la partie adverse un délai supplémentaire pour se préparer à l’audience ou en autorisant la modification de l’exposé des précisions et des listes de témoins, ou même l’ajournement si nécessaire.

[76]  En l’espèce, l’audience relative à la plainte n’a pas encore été fixée.

[77]  Les questions qui seront soulevées et les faits qui seront examinés auraient été essentiellement les mêmes en l’absence de M. Gordon. Bien que je convienne avec UPS que l’ajout d’un deuxième intimé ajoutera un élément de complexité qu’elle n’avait peut-être pas prévu, le Tribunal donnera certainement à toutes les parties l’occasion de se préparer adéquatement avant que l’audience soit fixée.

[78]  Compte tenu des considérations qui précèdent, je ne suis pas convaincue que l’ajout de M. Gordon à titre d’intimé à ce stade de l’instruction causerait un préjudice irrémédiable à l’intimée UPS.

(iii)  L’impossibilité d’effectuer une enquête en temps utile

[79]  UPS soutient qu’elle serait privée de la possibilité d’avoir mené une enquête en temps utile si la Commission permettait l’adjonction de M. Gordon à titre d’intimé à la plainte.

[80]  En plus des actes de procédure produits par les parties dans le cadre de la requête, j’ai pris connaissance des exposés des précisions déposés en l’espèce. Après examen de ceux-ci, et sous réserve des observations que les parties pourront faire sur le fondement de la preuve qui sera présentée à l’audience, le Tribunal estime que l’intimée UPS et la Commission ont plaidé qu’UPS avait mené une enquête sur le harcèlement allégué au moment où la Commission avait porté les allégations de Mme Peters à son attention.

[81]  En fait, UPS affirme qu’elle a mené neuf entrevues et qu’elle estimait avoir des motifs suffisants, à ce moment-là, pour prendre des [traduction] « mesures correctives appropriées » en réponse aux allégations de Mme Peters.

[82]  Bien qu’aucune des allégations dans les actes de procédure n’ait été prouvée et que la question de savoir si l’enquête et la réponse d’UPS sont suffisantes pourrait être débattue à l’audience que je présiderai, je ne vois pas trop quelle enquête supplémentaire UPS aurait pu mener si elle avait su plus tôt que M. Gordon était susceptible de prendre part à la procédure en tant qu’intimé.

[83]  Compte tenu de ce qui précède, je ne dispose pas de motifs suffisants pour conclure que l’ajout de M. Gordon à la présente instruction priverait UPS de la capacité de mener une enquête en temps utile.

[84]  Le préjudice invoqué par l’intimé et M. Gordon (particulièrement en ce qui concerne le déni des garanties procédurales conférées par le processus d’examen de la Commission prévu par la loi) doit être mis en balance avec le préjudice que pourrait subir la plaignante si la requête était rejetée.

(iv)  L’instruction de la plainte de manière expéditive et informelle

[85]  Suspendre l’instance afin que l’affaire soit renvoyée à la Commission ou qu’une plainte distincte y soit déposée entraînerait des retards considérables et exacerberait probablement les préoccupations soulevées par UPS et M. Gordon au sujet de l’effet préjudiciable de l’écoulement du temps sur la qualité de la preuve présentée au Tribunal.

[86]  Mme Peters pourrait peut-être intenter un recours civil en Ontario, mais elle a choisi de faire appel au régime canadien des droits de la personne. Je ne crois pas qu’exiger qu’elle s’adresse à la Cour supérieure soit conforme au mandat du Tribunal d’agir de manière informelle et expéditive, alors qu’il existe une voie de recours plus rapide et informelle devant le Tribunal.

(v)  La perte de la possibilité d’obtenir réparation

[87]  Si la plainte contre M. Gordon s’avérait fondée, la plaignante pourrait obtenir réparation même si la plainte contre UPS, elle, s’avérait ne pas l’être. Il est impossible de connaître l’issue de la plainte, mais le refus du Tribunal de permettre l’adjonction de M. Gordon priverait la plaignante d’une possibilité réelle d’obtenir un redressement.

[88]  Outre les considérations qui précèdent relativement à la prépondérance du préjudice pour les parties, il convient de mentionner que la Commission consent à la requête, compte tenu de son devoir de défendre l’intérêt public devant le Tribunal.

[89]  Bien que je ne prenne pas à la légère la demande qui prive M. Gordon des garanties procédurales conférées par l’examen par la Commission de la plainte déposée contre lui, je suis convaincue que M. Gordon pourra tout de même bénéficier (de manière convenable) du droit fondamental à l’application régulière de la loi et à l’équité procédurale dans le cadre de l’instruction du Tribunal.

[90]  Par conséquent, je conclus que tout préjudice allégué par l’intimée UPS et M. Gordon ne saurait surpasser l’incidence défavorable que le rejet de la requête aurait sur la plainte de Mme Peters et sur les réparations possibles, particulièrement eu égard au mandat du Tribunal de procéder à une instruction informelle et expéditive dans le respect de l’équité procédurale.

VII.  Ordonnance

[91]  J’ordonne ce qui suit, conformément au pouvoir légal prévu au paragraphe 48.9(2) de la LCDP et à l’article 8 des Règles :

  • 1) Le Tribunal accorde la permission à Mme Peters d’adjoindre M. Gordon à sa plainte à titre d’intimé.

 

  • 2) Mme Peters signifiera et déposera son exposé des précisions modifié au plus tard le 20 avril 2019.

 

  • 3) La Commission signifiera et déposera son exposé des précisions modifié (au besoin) au plus tard le 27 avril 2019.

 

  • 4) M. Gordon signifiera et déposera son exposé des précisions au plus tard le 10 mai 2019.

 

  • 5) UPS signifiera et déposera son exposé des précisions modifié au plus tard le 24 mai 2019.

 

  • 6) La plaignante et la Commission ont jusqu’au 31 mai 2019 pour signifier et déposer une réplique.

Signée par

Kirsten Mercer

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 28 mars 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2201/2317

Intitulé de la cause : Tesha Peters c. United Parcel Service Canada Ltd. et Linden Gordon

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 28 mars 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

David Baker et Claire Budziak, pour la plaignante

Sasha Hart et Ikram Warsame, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Seann D. McAleese, pour l'intimée United Parcel Service Canada Ltd.

James Hill, pour l’intimé Linden Gordon

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