Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 9

Date : le 27 février 2019

Numéro du dossier : T2251/0618

 

Entre :

Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh)

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Sécurité publique Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Mise en contexte

[1]  Le Tribunal canadien des droits de la personne (ci-après Tribunal) est saisi d’une requête de la part de Sécurité publique Canada (l’intimé) demandant au Tribunal de suspendre sa procédure jusqu’au jugement final à être rendu par la Cour supérieure du Québec (ci-après Cour supérieure) sur la demande introductive d’instance déposée par Pekuakamiulnuatsh Takuhikan contre les Procureurs généraux du Canada et du Québec, et ayant pour référence le numéro 155-17-000027-173. La présente requête a été déposée par l’intimé le 8 novembre 2018. La partie plaignante ainsi que la Commission ont eu l’opportunité de déposer leurs représentations le 30 novembre 2018, auxquelles l’intimé a eu l’opportunité de répondre le 14 décembre 2018.

[2]  Sans reprendre en détail l’entièreté de la plainte, M. Gilbert Dominique, chef de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, au nom des membres Pekuakamiulnuatsh (le plaignant), a déposé le 12 février 2016 une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (Commission). Cette plainte a été référée au Tribunal le 11 janvier 2018. La partie plaignante allègue que Sécurité publique Canada l’a défavorisé à l’occasion de la fourniture de services, plus spécifiquement en lien avec les services policiers, en contravention de l’article 5 Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP), et ce, en raison de la race et de l’origine nationale ou ethnique des membres de la Première Nation Pekuakamiulnuatsh. La plainte vise, entres autres, le Programme des services policiers pour Premières Nations (ci-après PSPPN), le financement, le niveau de service policier ainsi que la durée des ententes qui en découle.

[3]  Il faut  également  mentionner que le conseil de bande représentant la Première Nation de Mashteuiatsh, Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, a déposé le 13 avril 2017 une demande introductive d’instance devant la Cour supérieure, demande qui a été amendée le 1er décembre 2017. Le demandeur réclame aux Procureurs généraux du Canada et du Québec une somme avoisinant les 1,6 million de dollars pour les déficits accumulés depuis le 1er avril 2014 pour les services de police dispensés sur son territoire, et ce, en application des ententes sur la prestation des services de police, ententes de financement triparties. 

[4]  Les Procureurs généraux du Canada et du Québec ont déposé une demande en irrecevabilité, puisqu’ils estimaient que la demande introductive d’instance du demandeur était sans fondement juridique. L’Honorable Sandra Bouchard, juge de la Cour supérieure siégeant à Roberval, Québec, a rejeté cette demande le 7 septembre 2017.

[5]  Cela dit, le Tribunal prend acte de la qualité du matériel reçu par toutes les parties et suivant une lecture et analyse attentive de ce matériel, le Tribunal rejette la demande en suspension des procédures déposée par l’intimé.

[6]  Aux fins d’une bonne compréhension de la présente décision, lorsque le Tribunal fait référence à M. Dominique (pour la part des Pekuakamiulnuatsh) ainsi que Sécurité publique du Canada comme parties dans la plainte devant le Tribunal, elles sont respectivement appelées « partie plaignante » ou « plaignant » et «partie intimée » ou « intimé ». Lorsque le Tribunal fait référence à Pekuakamiulnuatsh Takuhikan et les Procureurs généraux du Canada et du Québec dans la procédure en Cour supérieure, ils sont respectivement appelés « partie demanderesse » et « partie(s) défenderesse(s) ».

II.  La question en litige

[7]  Le Tribunal doit répondre à la question en litige suivante :

Est-il dans l’intérêt de la justice que le Tribunal suspende l’instruction de la présente plainte, et ce, jusqu’à ce que le Cour supérieure du Québec rende jugement final sur la demande introductive d’instance déposée par Pekuakamiulnuatsh Takuhikan à l’encontre des Procureurs généraux du Canada et du Québec, dont le numéro de référence est
155-17-000027-173?

III.  Analyse

[8]  Le Tribunal a récemment développé, dans sa décision Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2018 TCDP 5 [Duverger], sur le critère applicable lorsqu’il doit décider de suspendre ses propres procédures. Afin de permettre une analyse plus souple, plus large et surtout raisonnable des facteurs à considérer lors des demandes en suspension de procédures, le Tribunal a formulé que le critère applicable est celui de l’intérêt de la justice.

[9]  Lorsque le Tribunal considère le critère de l’intérêt de la justice, il peut non seulement prendre en considération les principes de justice naturelle, d’équité procédurale et de célérité, mais également d’autres facteurs, par exemple, ceux élaborés dans la décision RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1994 CannLII 117 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 311) (c’est-à-dire (1) existence d’une question sérieuse de fait ou de droit à juger, (2) un préjudice irréparable et (3) la prépondérance des inconvénients). D’autres facteurs invoqués par les parties peuvent être considérés par le Tribunal notamment les coûts, l’énergie, le stress, l’anxiété, l’atteinte à la réputation ou le recouvrement de certaines sommes indument versées. Cette liste n’est pas exhaustive et l’analyse des différents facteurs dépendra des circonstances de chaque cas (Duverger, para 60).  

[10]  Les parties n’ont pas contesté le fait que le Tribunal n’avait pas compétence afin d’entendre ce type de demande. Effectivement, le Tribunal est maître de sa procédure et peut statuer sur une demande en suspension des procédures (Duverger, au para. 33).

[11]  Les parties ont invoqué plusieurs facteurs qui, selon elles, militent ou non en faveur d’une suspension des procédures devant le Tribunal. Il est nécessaire pour le Tribunal d’analyser ces différents facteurs. Une grande partie des arguments invoqués par l’intimé concernent cette idée générale que la procédure devant le Tribunal et celle devant la Cour supérieure se dédoublent. La partie plaignante ainsi que la Commission ne sont pas en accord avec l’intimé. Ce dédoublement de procédures se manifeste sous différents aspects qui seront analysés dans les prochains paragraphes.

[12]  D’abord, l’intimé invoque que tant la Cour supérieure que le Tribunal se baseront sur la même trame factuelle et les mêmes bases afin de rendre leur décision respective. Je suis effectivement en accord avec l’intimé que la trame factuelle entre les deux procédures devrait, en général, demeurer sensiblement similaire. Mais est-ce que le fait qu’une trame factuelle similaire entre les deux procédures existe commande automatiquement que l’une ou l’autre instance suspende ses procédures? Je ne suis pas nécessairement de cet avis. Un tribunal doit statuer sur les faits, les interpréter et appliquer le droit aux faits de chaque affaire. Selon sa juridiction qui lui est propre et la nature des litiges qu’il entend, un tribunal est appelé à analyser les faits selon une perspective qui lui est particulière. Ainsi, deux tribunaux peuvent entendre une preuve qui est similaire ou identique sur différents aspects, mais devront les analyser d’une manière différente afin de rendre un jugement qui n’aura pas les mêmes effets. C’est surtout la nature du litige qui devient donc importante.

[13]  L’intimé argue que plusieurs questions en litige dans les deux procédures sont identiques ou indissociables, ce qui militerait en faveur d’une suspension des procédures. Tant la partie plaignante que la Commission allèguent qu’au contraire, la nature des litiges est différente.

[14]  Rappelons que lorsque le Tribunal doit déterminer s’il y a existence de discrimination en vertu de l’article 5 LCDP, trois aspects doivent être prouvés selon la balance des probabilités (Commission des droits de la personne et de la jeunesse c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 et 44 à 52 [Bombardier]). Le test à trois volets a été développé dans l’arrêt Moore de la Cour suprême (Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), [2012] RCS 61, au para.33) et requiert ceci :

1)  l’existence d’un motif de distinction illicite protégé par la LCDP ; 

2)  pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyen d’hébergement destinés au public, d’en priver un individu ou de défavoriser un individu à l’occasion de leur fourniture; et

3)  le motif de distinction illicite protégé a été un facteur dans le traitement défavorable que l’individu a subi.

[15]  Le Tribunal a pu bénéficier de la documentation soumise par les parties quant à la procédure devant la Cour supérieure, notamment la demande introductive d’instance (pièce A de la requête de l’intimé), la demande d’inscription pour instruction et jugement par déclaration commune (pièce 5 du dossier de soumission de la partie plaignante) ainsi que le jugement sur les moyens d’irrecevabilité des défenderesses de l’Honorable Sandra Bouchard, J.C.S., du 5 octobre 2017.

[16]  Quant à la procédure devant la Cour supérieure, celle-ci fait intervenir des aspects et des principes qui ne font pas partie de l’analyse du Tribunal et élaborée dans Moore. La Cour supérieure est invitée, par les parties, à analyser notamment s’il y a eu manquement, par les parties défenderesses, à leurs obligations de négocier de bonne foi, d’agir avec honneur et de remplir leurs obligations de fiduciaire à l’égard de la Première Nation (voir la demande introductive d’instance ainsi que les questions en litige prévues dans la demande d’inscription pour instruction et jugement par déclaration commune). Le Tribunal n’est pas invité à se positionner sur ces aspects dans ces procédures.

[17]  Tel que mentionné par l’Honorable Sandra Bouchard, il s’agit là de l’assise du recours de la Première Nation en Cour supérieure (voir paragraphes 32 et 33 de son jugement, Pekuakamiulnuatsh Takuhikan c. Procureur général du Canada, 2017 QCCS 4787). Elle apporte un éclairage utile sur les fondements du principe d’honneur de la Couronne et de l’obligation de fiduciaire ainsi que la potentielle évaluation de la vulnérabilité de la partie demanderesse (voir le jugement para. 46).

[18]  Rien dans l’analyse que développe l’Honorable Sandra Bouchard sur les notions d’obligations de fiduciaire, d’honneur de la Couronne ou de négociation de bonne foi ne porte à croire qu’une preuve devra être présentée quant à un quelconque motif de distinction illicite ou un traitement défavorable dans la fourniture ou le déni de services qu’aurait subi la partie plaignante. De plus, rien ne porte à croire qu’une preuve devra être présentée quant au lien existant entre ces deux aspects élaborés notamment dans Moore.

[19]  Bien que l’Honorable Sandra Bouchard exprime qu’une preuve devra être présentée afin d’appuyer la prétention de la partie demanderesse à l’effet que l’alternative d’être desservi par un service policier non autochtone est un choix déraisonnable et discriminatoire, cet aspect de discrimination est très peu détaillé dans la documentation fournie en lien avec la procédure en Cour supérieure.

[20]  La seule mention d’un aspect discriminatoire dans la demande introductive d’instance de la partie demanderesse se retrouve au paragraphe 60, qui se lit comme suit :

Bien que MASHTEUIATSH peut théoriquement refuser d’adhérer au PSPPN et aux ententes tripartites, une telle alternative est déraisonnable et discriminatoire à la lumière des rapports et objectifs ayant créé le PSPPN et des attentes raisonnables de MASHTEUIATSH à obtenir le respect des objectifs du PSPPN et des Ententes tripartites conclues en vertu de celui-ci.

[Le Tribunal souligne]

[21]  Plus clairement, la partie plaignante exprime dans ses représentations écrites concernant la présente requête en suspension que la Cour supérieure n’aura pas à déterminer si le PSPPN est discriminatoire (ou non) et que la mention de cet aspect discriminatoire dans le paragraphe 60 ne sert que de contexte.

[22]    En effet, à la lecture de la demande introductive d’instance, celle-ci ne semble pas s’articuler autour de cet aspect de discrimination, mais plutôt sur le principe d’honneur de la Couronne, de ses obligations de fiduciaire ainsi que son obligation de négocier de bonne foi. Le Tribunal n’a pas l’impression, telle que le soutient la partie plaignante, que l’aspect discriminatoire est le fondement du dossier en Cour supérieure. Si cela était le cas, le dossier serait plus explicite sur cet aspect. On peut imaginer que les parties auraient prévu la discrimination de manière explicite, notamment dans les questions en litige confirmées dans la demande d’inscription pour instruction et jugement par déclaration commune déposée à la Cour supérieure et dans la demande introductive d’instance elle-même. On peut penser que les parties auraient détaillé le test applicable en matière de discrimination, test qui a été développé et réitéré à de multiples reprises par la Cour suprême. J’ajoute que nulle part dans la demande introductive d’instance, l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne) n’est invoqué par la partie demanderesse. Pourtant, cet article aurait pu donner ouverture à une analyse d’un acte discriminatoire, non pas en se fondant sur la LCDP ou la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, mais en se fondant sur la Charte canadienne. Cela porte à croire qu’en effet, l’aspect discrimination n’est pas l’assise du dossier.

[23]  Ce faisant, et sans vouloir de quelconque manière m’ingérer dans la juridiction de la Cour supérieure et des pouvoirs inhérents dont cette Cour est investie, je crois que les analyses qu’effectueront la Cour supérieure et le Tribunal sont fort différentes et que cela ne milite pas en faveur d’une suspension des procédures du Tribunal.

[24]  Ensuite, l’intimé allègue que la partie plaignante demande le même redressement dans les deux procédures, soit le remboursement du déficit accumulé par la Première Nation pour la gestion de son service de police. Cependant, la partie plaignante et la Commission font valoir que s’il est vrai que ce remède est recherché dans les deux procédures, de nombreux autres remèdes sont également recherchés devant le Tribunal, ce qui n’est pas le cas devant la Cour supérieure. 

[25]  En effet, devant le Tribunal, la partie plaignante ainsi que la Commission recherchent une vaste gamme de remèdes en vertu de l’article 53 LCDP. Le Tribunal ne reprendra pas tous les redressements recherchés, mais à titre d’exemple, y sont inclus :

·  une ordonnance visant à faire cesser le traitement discriminatoire et à mettre fin à la pratique de financement discriminatoire du PSPPN;

·  une ordonnance afin que le PSPPN fournisse le financement requis afin que la Sécurité publique de Mashteuiatsh puisse offrir les mêmes services policiers que ceux offerts minimalement par les services de police non autochtones du Québec et prévus en fonction du niveau 1 de la Loi sur la police;

·  une ordonnance visant à indemniser jusqu’à concurrence de 20 000$ la victime ainsi que chaque Pekuakamiulnuatsh résidant à Mashteuiatsh en raison du préjudice moral subi;

·  une ordonnance enjoignant l’intimé à fournir un rapport de conformité des mesures ordonnées. 

Tous ces redressements ne sont pas recherchés dans la procédure en Cour supérieure.

[26]  Ainsi, les mesures réparatrices recherchées dans les deux litiges sont fort différentes, à l’exception du remboursement du déficit accumulé. J’ajoute qu’avant d’ordonner un redressement, le Tribunal doit d’abord décider s’il y a existence de discrimination, en se basant sur la preuve déposée à l’audience. Sans discrimination, aucun redressement ne peut être ordonné. Cela dit, les redressements qui sont recherchés doivent aussi faire l’objet d’une preuve à l’audience. Rappelons que l’issue du dossier est encore incertaine à ce stade-ci.

[27]  Il faut également garder à l’esprit que malgré le fait que le dossier de la Cour supérieure soit prêt à procéder, aucune date n’a encore été fixée. Il se peut bien que le dossier du Tribunal procède après (ou avant) le dossier en Cour supérieure. Conséquemment, si le dossier du Tribunal en venait à procéder après le dossier de la Cour supérieure, rien n’empêcherait les parties, ainsi que le Tribunal, d’adapter sa procédure en conséquence. Si, par exemple, la Cour supérieure ordonnait que les parties défenderesses versent des sommes à la partie demanderesse, il y a nul doute que ce Tribunal serait avisé par les parties de ces sommes qui ont ou pourraient être versées. L’inverse est aussi vrai si le dossier du Tribunal venait à procéder avant celui de la Cour supérieure.

[28]  L’intimé argumente que la vision de la Commission et de la partie plaignante quant à la nature prospective des redressements cherchés devant le Tribunal ignore la réalité pratique d’une décision de la Cour supérieure. Notamment, il indique que si la Cour supérieure ordonne aux gouvernements du Canada et du Québec d’assumer les coûts des services policiers de la partie demanderesse, l’intimé devrait prendre acte de l’ordonnance ainsi que des conclusions factuelles faites par cette Cour. Cela pourrait avoir un impact sur le financement futur et le jugement pourrait créer un précédent pour d’autres communautés désirant adhérer au PSPPN.

[29]  Avec égard, ce que l’intimé argumente est difficile à prévoir. Quel sera le jugement de la Cour supérieure? Quel sera l’impact d’un tel jugement sur le PSPPN? Est-ce que ce jugement créera un précédent? Rien n’est encore certain. Et en gardant à l’esprit que l’aspect discrimination ne semble pas être l’assise du dossier en Cour supérieure, il est difficile de prédire si cela aura un réel impact sur le PSPPN et si son aspect discriminatoire, tel qu’allégué par la partie plaignante dans cette plainte, sera corrigé.

[30]  Ce faisant, la question des redressements n’est pas, à mon avis, un facteur qui milite en faveur d’une suspension des procédures.

[31]  L’intimé invoque que le seul volet exclusif au Tribunal est l’allégation que la partie plaignante serait sujette à de la discrimination puisqu’elle ne bénéficie pas d’un service de police dit de niveau 1, niveau le plus bas en vertu de la Loi sur la police (L.R.Q. c. P-13.1). L’intimé argue qu’il s’agit là d’une attaque indirecte à une loi provinciale et que le Tribunal n’est pas habilité à se prononcer sur la validité des lois provinciales.

[32]  Avec égard, cet argument n’est pas utile à cette étape-ci des procédures et n’aide en rien le Tribunal à statuer sur la présente demande en suspension des procédures. L’intimé n’a pas déposé une requête visant à limiter la compétence du Tribunal sur certains aspects du dossier ; le Tribunal doit décider s’il suspend ses procédures. Cela n’est pas un facteur pertinent dans l’analyse du Tribunal.

[33]  L’intimé estime que l’analyse du Tribunal serait facilitée s’il bénéficiait d’un jugement de la Cour supérieure qui disposait de la question à savoir s’il est discriminatoire que la partie plaignante n’adhère pas au PSPPN. Encore une fois, cet aspect discrimination ne semble pas être la base du recours en Cour supérieure. Cela dit, le Tribunal n’est pas en train de dire qu’un jugement de la Cour supérieure ne serait pas utile pour lui, même si ce jugement ne traite pas de discrimination. Effectivement, cela pourrait éclairer le Tribunal sur certains aspects de son dossier qui sont similaires à ceux de la demande déposée devant la Cour supérieure. Cependant, selon le matériel déposé par les parties, il n’est pas certain que ce que la Cour supérieure va décider sera déterminant pour l’analyse du Tribunal. Sans reprendre tous les éléments invoqués précédemment, les questions en litige sont différentes, l’analyse des deux instances ne se base pas sur les mêmes préceptes et les redressements recherchés ne sont pas les mêmes, à l’exception du remboursement du déficit accumulé. Cet argument ne milite pas en faveur d’une suspension des procédures du Tribunal.

[34]  Tant la Commission que la partie plaignante allèguent que les parties impliquées dans les deux procédures ne sont pas les mêmes, un argument qui, selon elles, devrait empêcher la suspension des procédures. Dans les deux instances, la partie plaignante et l’intimé sont nécessairement impliqués. Par contre, en Cour supérieure, la Procureure générale du Québec est une partie au dossier alors qu’elle n’en est pas une dans cette plainte. La Commission, quant à elle, est une partie dans les procédures du Tribunal, mais n’en est pas une dans la procédure en Cour supérieure.

[35]  Je suis  d’avis qu’à cette étape-ci, les parties impliquées dans les deux procédures sont, somme toute, différentes. En ce qui concerne la participation de la Commission en tant que partie devant le Tribunal, il est important de préciser qu’elle est indépendante des autres parties impliquées.  En  effet, elle a le droit de se faire entendre entièrement, pleinement, et a le droit à une instruction qui respecte les principes de justice naturelle et les règles de pratique. Elle a le droit de présenter ses arguments et sa preuve en temps opportun et efficacement. La LCDP commande que l’instruction de la plainte de déroule avec célérité et de la façon la moins formaliste que possible (voir les paragraphes 48.9(1) et  50(1) LCDP et Règle 1(1) des Règles de procédures).

[36]  La Commission a notamment pour objectif de protéger l’intérêt du public canadien (article 51 LCDP). Son rôle est primordial et le Tribunal ne peut ignorer son implication dans le présent dossier en tant que partie indépendante et essentielle au litige. Le Tribunal ne peut également faire fi des redressements spécifiques qu’elle recherche, incluant des redressements qui sont d’ordre systémique. Tel que rappelé dans Duverger, au paragraphe 59, l’intérêt de la justice inclut celui de toutes les parties et les plaintes en matière de discrimination concernent inévitablement l’intérêt du public. L’intérêt du public appelle, entres autres, que les plaintes en matière de discrimination soient traitées de façon expéditive. Ces facteurs militent en faveur du rejet de la demande en suspension des procédures.

[37]  Cela étant dit et tel que mentionné précédemment, l’assise du dossier en Cour supérieure semble s’articuler autour des obligations de la Couronne en tant que fiduciaire, d’agir avec honneur et de négocier de bonne foi. L’intimé allègue que comme il s’agit d’obligations constitutionnelles de la Couronne, l’implication des deux ordres de gouvernement, provincial et fédéral, est nécessaire notamment en raison de la participation financière du Québec dans les services autochtones sur son territoire. À l’inverse, la partie plaignante argue que la Procureure générale du Québec n’est pas impliquée et sa présence n’est pas requise dans la plainte devant le Tribunal puisqu’il ne participe pas à la création, l’administration et le maintien du PSPPN. Le PSPPN est un programme fédéral et l’intimé est responsable de son administration.

[38]  À cette étape-ci, le Tribunal n’a pas été saisi ni par les parties actuelles à la plainte ni par une autre personne, d’une demande d’adjonction de parties ou de parties intéressées conformément à la Règle 8 des Règles de procédures. Bien que l’intimé allègue que la Procureure générale du Québec a un rôle à jouer, que ce soit en Cour supérieure ou devant ce Tribunal, il est clair qu’elle n’est pas partie ou partie intéressée dans les procédures du Tribunal. J’estime que si l’intimé estime utile que le Tribunal entende la Procureure générale du Québec, il lui est loisible de l’appeler comme témoin, de l’adjoindre comme partie ou partie intéressée. La Procureure générale du Québec pourrait même, de son propre chef, présenter une requête afin d’intervenir dans la présente plainte. Cependant, rien de cela n’est présenté actuellement devant Tribunal.

[39]  Rappelons qu’outre le matériel déposé par les parties au soutien de la plainte dans le processus normal de divulgation (plainte d’origine, exposés des faits, liste de témoins, listes de documents, etc.), le Tribunal a uniquement en sa possession la demande introductive d’instance de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, la demande d’inscription pour instruction et jugement par déclaration commune en Cour supérieure ainsi que le jugement de l’Honorable  Sandra Bouchard sur les moyens d’irrecevabilité des défenderesses. Le Tribunal n’est pas en possession du matériel des parties défenderesses dans le dossier de la Cour supérieure. Le Tribunal n’a qu’une idée sommaire de la défense des parties défenderesses. Sans plus de détails, il est difficile pour le Tribunal de juger que la présence de la Procureure générale du Québec et sa position notamment sur la trame factuelle soient essentielles à la résolution de cette plainte.

[40]  Si les parties jugent que sa présence est requise, ce seront à elles (ou à la Procureure générale du Québec elle-même) de prendre les actions appropriées dans les circonstances. En conséquence, ce facteur n’est pas déterminant dans cette requête en  suspension des procédures. 

[41]  Dans un autre ordre d’idée, l’intimé soutient que « le fait de remettre en cause des questions déjà tranchées par un tribunal compétent est susceptible de nuire considérablement à l’intérêt de la justice » (requête de l’intimé, para. 26). Il invoque, au soutien de cet argument, la décision Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 [Toronto], décision qui traite notamment de la doctrine de la préclusion, de l’abus de procédures et de la règle de la contestation indirecte. Dans sa réponse, la Commission réfère plutôt le Tribunal à la décision Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), [2013] 2 R.C.S 125 [Penner].

[42]  Cela dit, j’estime que la situation actuelle est différente des  décisions Toronto et Penner invoquées par les parties. En fait, la différence est relativement simple : dans ces affaires, une décision avait déjà été rendue par une autre instance compétente. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. La Cour supérieure ne s’est pas encore prononcée sur quelconques questions en litiges. D’ailleurs, à l’inverse, le Tribunal n’a pas non plus jugé dans la présente plainte. Ce faisant, la remise en cause d’une question déjà tranchée est un argument sans assise à cette étape-ci comme il n’y a pas encore chose jugée de part et d’autre.

[43]  Conséquemment, il est ainsi difficile pour le Tribunal de reprendre spécifiquement les enseignements de la Cour suprême quant à doctrine de la préclusion, de la contestation indirecte ou de l’abus de procédure, comme il n’y a pas chose jugée. Néanmoins, ses enseignements demeurent utiles notamment sur la question de la prudence dont doivent faire preuve les tribunaux, judiciaires ou administratifs, de la discrétion dont ils jouissent quant à cette idée de chose jugée ainsi que la question de l’intérêt de la justice. Dans les décisions Penner, Toronto ou même, par exemple, Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, la Cour suprême a développé différents facteurs qui seront pris en considération ou des conditions qui doivent être atteintes en ce qui concerne l’autorité de la chose jugée. Évidemment, ces facteurs et conditions peuvent  différer selon la doctrine qui s’applique dans les circonstances.

[44]  Le Tribunal n’a pas la prétention de vouloir reprendre en détail tous ces facteurs et conditions. Peuvent être nommés, comme exemples, l’existence de la même question en litige, la finalité de la décision antérieure, la présence des mêmes parties dans les deux instances, le caractère équitable de l’instance antérieure (ce qui inclut notamment les garanties procédurales, l’existence d’un droit d’appel, l’expertise du décideur), les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances qui diffèrent grandement, pour ne nommer que ceux-ci.

[45]  Dans leurs représentations écrites, les parties ont développé, à leur façon, sur ces différents facteurs ou conditions établies par la Cour suprême. L’analyse de la question de l’intérêt de la justice par le Tribunal, qui se veut discrétionnaire, large et souple, tel qu’élaboré dans Duverger, permet de prendre en considération ces différents facteurs, pertinents et raisonnables, soulevés par les parties (voir Duverger, au para. 51).

[46]  Le Tribunal est tout à fait conscient qu’une partie ne dispose pas de multiples tentatives afin d’obtenir un jugement qui lui est favorable. Par contre, dans le cas en l’espère, rien ne permet de conclure que la partie plaignante multiplie, tant devant la Cour supérieure que le Tribunal, ses recours.

[47]  J’ai déjà déterminé qu’outre le remboursement du déficit accumulé depuis 2013 afin de pallier le sous-financement du PSPPN, les autres mesures recherchées par la Commission et la partie plaignante en vertu de l’article 53 LCDP ne sont pas recherchées en Cour supérieure. Le Tribunal n’est donc pas convaincu des risques de mesures contradictoires sur tous les autres aspects du dossier.

[48]  J’ai également estimé que la nature du litige devant cette cour et la question en litige dans la plainte au Tribunal semblent différer grandement : l’un fait intervenir des questions constitutionnelles d’honneur de la Couronne, d’obligations de fiduciaire ainsi que de négociation de bonne foi alors que l’autre fait intervenir les différents aspects dégagés par la Cour Suprême en matière de discrimination et notamment élaborés dans la décision Moore (motif de distinction illicite protégé par la LCDP, traitement préjudiciable ainsi que l’existence du lien entre ces deux éléments).

[49]  Le Tribunal entend l’intimé sur ses inquiétudes quant à la remise en cause de questions déjà tranchées et cet argument n’est pas farfelu notamment quant à la demande de remboursement du déficit accumulé. Cela dit, comme il l’a été mentionné précédemment, aucune question n’a encore été tranchée. Si le principe de la chose jugée pouvait potentiellement s’appliquer sur des aspects spécifiques du dossier, peut-être que cet argument est tout simplement prématuré.

[50]  L’intimé allègue que le dédoublement des procédures judiciaires entraine par le fait même le dédoublement des ressources judiciaires et monétaires. Il est vrai que la tenue d’une nouvelle instance à l’égard d’une question déjà tranchée gaspille les ressources judiciaires. Le Tribunal a aussi souligné, dans Duverger, au para. 66, que les coûts qui sont engagés, le temps, l’énergie, le stress et l’anxiété sont des facteurs qui peuvent être pris en considération dans l’analyse du Tribunal relativement à la suspension de ses procédures. Toutefois, il n’y a pas encore chose jugée dans le présent dossier. De plus, le Tribunal a également fait une analyse quant à la nature du litige, les parties impliquées, les redressements recherchés, la trame factuelle, etc. J’ai déjà jugé qu’à la lumière des représentations des parties et du matériel déposé, les procédures devant la Cour supérieure sont différentes des procédures devant le Tribunal outre le remboursement du déficit accumulé. Conséquemment, cette idée de gaspillage des ressources judiciaires et monétaires dans le présent dossier ne permet pas au Tribunal de la considérer comme un facteur déterminant.

[51]  La plainte a été déposée par la partie plaignante au mois de février 2016, soit il y a maintenant près de trois années. Tel que mentionné précédemment, les plaintes en matière de discrimination doivent être traitées de la manière la plus expéditive possible (voir Duverger, aux paras. 58, 59 et 68, paragraphe 48.1(1) LCDP ainsi que la Règle 1(1) des Règles de procédures).  Le facteur temps est également à prendre en considération dans l’analyse du Tribunal. Cependant, la procédure du Tribunal a récemment débuté et les parties sont encore dans le processus de la divulgation de la preuve. Le Tribunal est actuellement saisi d’une deuxième requête soit une requête en divulgation déposée par la Commission le 1er novembre 2018. Du temps sera nécessaire afin de traiter cette requête et donc, il serait prématuré de fixer le dossier du Tribunal pour audience.

[52]  La Commission a demandé au Tribunal, s’il accorde la demande en suspension des procédures de l’intimé, de permettre la poursuite du processus de divulgation, demande à laquelle l’intimé est en accord. Le Tribunal est maître de sa procédure et il peut faire preuve de flexibilité et de créativité, tout en respectant les principes de justice naturelle, l’équité, la common law ainsi que son régime législatif.

[53]  Je suis cependant d’avis qu’il serait contradictoire pour le Tribunal d’ordonner une suspension des procédures tout en continuant son processus de divulgation ; le Tribunal suspend ses procédures ou ne les suspend pas. Une fois que les procédures sont suspendues, il y a arrêt temporaire de l’instruction (Duverger, au para. 26).

[54]  La Commission suggère une autre option à la suspension des procédures. Elle indique que le Tribunal pourrait entendre l’ensemble de la preuve et réserver sa décision s’il est satisfait de l’existence d’un risque de jugements contradictoires entre les deux instances. L’intimé estime notamment que cela serait contreproductif.

[55]  Sur ce point, le Tribunal juge que la procédure n’en est qu’à ses débuts puisque la divulgation n’est pas terminée et qu’il doit encore décider de la requête en divulgation déposée par la Commission. Aucune date d’audience n’a été fixée et il est probable que des dates ne soient disponibles que dans plusieurs mois. Le dossier de la Cour supérieure est prêt à procéder, mais le Tribunal n’est pas au fait si des dates d’audience ont été fixées. Il se peut fort bien que la Cour supérieure entende son dossier avant celui du Tribunal.

[56]  Le seul bémol qui demeure est le remboursement de 1,6 million de dollars pour les déficits accumulés qui est demandé devant les deux instances par la partie plaignante. Outre cet aspect, tous les autres redressements recherchés par la Commission et le plaignant devant le Tribunal ne le sont pas devant la Cour supérieure. Par ailleurs, si la Cour supérieure tranche sur les déficits accumulés, il ne fait aucun doute que le Tribunal en sera informé; l’inverse est également souhaitable si le Tribunal venait à décider en premier.

[57]  Sans suspendre les procédures et afin d’éviter de retarder inopportunément l’instruction de la plainte (le Tribunal doit aussi agir avec célérité, paragraphe 48.9(1) LCDP), d’autres alternatives pourraient être envisagées. Par exemple, comme la Commission l’a proposé, le Tribunal pourrait entendre l’ensemble de la preuve et réserver sa décision sur le quantum des dommages à accorder en vertu de l’alinéa 53(2)(c) LCDP visant les déficits accumulés. Une autre option serait que le Tribunal bifurque entièrement le dossier. Dans un premier temps, les parties pourraient présenter leur preuve quant à la discrimination alléguée en vertu de l’article 5 LCDP. Dans un deuxième temps, si le Tribunal juge qu’il y a existence de discrimination, il pourrait entendre la preuve des parties sur les remèdes à accorder.

[58]  Le Tribunal n’est pas fermé à l’idée de revisiter la question notamment sous ces angles, ultérieurement dans le processus. Les parties pourront être entendues sur le sujet et présenter leurs observations. À ce stade-ci, cela serait prématuré de décider de cette question.

IV.  Décision

[59]  Pour tous ces motifs, le Tribunal estime qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de suspendre sa procédure et rejette la requête de l’intimé.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre(s) du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 27 février 2019

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2251/0618

Intitulé de la cause : Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 27 février 2019

 

 

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

CAIN LAMARRE, pour le plaignant

Me Daniel Poulin, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Mes Sébastien Dasylva et Pavol Janura, pour l'intimé

 

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