Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2019 TCDP 6

Date : le 18 février 2019

Numéro du dossier : T2243/6517

Entre :

Erin Terilyn Connors

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

les Forces armées canadiennes

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Marie Langlois

 



I.  Requête de la plaignante pour ajouter le « sexe » à titre de motif de distinction illicite

[1]  Le 24 août 2018, madame Erin Terilyn Connors (la plaignante) dépose une requête au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) par laquelle elle demande que le motif « sexe » soit ajouté à titre de motif de distinction illicite à la plainte qu’elle déposait à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) le 5 août 2016 contre les Forces armées canadiennes (FAC ou l’intimé).

[2]  La première page du formulaire de plainte fourni par la Commission comporte des questions d’identification de la plaignante et de l’intimé. Cette première page comporte également une liste à cocher des domaines de discrimination de même qu’une liste à cocher des motifs de discrimination. On y retrouve 11 motifs de discrimination dont le motif « déficience »  et le motif « sexe ». La plaignante a coché uniquement « déficience » à titre de motif de discrimination.

[3]  La requête vise à modifier ce choix en y ajoutant « sexe » comme motif de discrimination.

II.  Questions en litige

[4]  Les questions en litige sont les suivantes;

  1. Est-ce que le Tribunal détient le pouvoir d’autoriser la plaignante à ajouter un motif de discrimination non indentifié initialement sur le formulaire de plainte?
  2. Dans l’affirmative, est-ce que le motif « sexe » doit être ajouté en l’espèce?

III.  Analyse

A.  Est-ce que le Tribunal détient le pouvoir d’autoriser la plaignante à ajouter  un motif de discrimination non identifié initialement sur le formulaire de plainte?

[5]  Le Tribunal estime détenir le pouvoir d’autoriser la plaignante à ajouter un motif de discrimination non identifié initialement sur le formulaire de plainte, et ce, pour les motifs qui suivent.

[6]  La Loi canadienne sur les droits de la personne [1] (la loi ou LCDP) attribue au membre du Tribunal chargé d’instruire la plainte le pouvoir de trancher toute question de droit ou de fait dans les affaires dont il est saisi [2] . La loi précise que pour la tenue des audiences, le membre peut notamment trancher toute question de procédure ou de preuve [3] . Le membre doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter leur preuve et leurs observations [4] .

[7]  La jurisprudence constante énonce que le Tribunal détient le pouvoir de modifier, de clarifier ou déterminer l’étendue de la plainte de discrimination initiale [5] , et ce, en autant que les autres parties n’en subissent pas de préjudice [6] . En l’espèce, ni la Commission, ni l’intimé ne contestent ce pouvoir du Tribunal.

[8]  Pour ces motifs, en application de la loi et à la lumière de la jurisprudence, le présent Tribunal considère détenir le pouvoir de permettre à la plaignante d’amender sa plainte en ajoutant un motif de discrimination non identifié initialement sur le formulaire de plainte.

B.  Dans l’affirmative, est-ce que le motif « sexe » doit être ajouté en l’espèce?

[9]  La plaignante plaide que les événements reprochés aux FAC comportent un volet discriminatoire fondé sur le sexe. Elle liste les événements comme suit:

  1. Sexual exploitation by Captain Kim Grondin : Ms. Connors’ then addiction counselor;
  2. Commanding Officer denying Ms. Connors (a sexual assault victim) request for a Summary Trial to be conducted in camera;
  3. The Respondent’s denial of accommodation to avoid sexual harassment in the dining hall during her period of confinement; and
  4. The Respondent’s decision to restrict Ms. Connors in a room with sexually explicit graffiti during her period of confinement.

[10]  Le Tribunal estime que le motif de distinction illicite invoqué par une partie plaignante fait partie de sa théorie de la cause. Cette théorie lui appartient en propre. La partie plaignante peut choisir d’inclure ou non un motif de discrimination, comme elle peut soulever un argument ou un autre pour justifier les conclusions recherchées, et ce, en autant qu’elle respecte le fond de la plainte initiale [7] . Possédant le pouvoir d’examiner les questions de droit, le Tribunal n’a cependant pas à s’immiscer dans les choix stratégiques des parties d’invoquer tel ou tel autre argument.

[11]  En l’espèce, lors du dépôt de la plainte initiale, la plaignante a identifié la « déficience » à titre de motif de discrimination. Elle souhaite aujourd’hui ajouter le motif « sexe ». Ici, il ne s’agit pas d’ajouter des faits ou des événements à la plainte initiale, mais d’ajouter un motif de discrimination afin que les faits soient analysés également sous cet angle.

[12]  Le Tribunal considère que les événements décrits qui pourraient supporter cette allégation ont trait à première vue, sans présumer de leur valeur probante et sans tirer quelque conclusion quant à leur véracité, au fait que la plaignante soit de sexe féminin.

[13]  La loi prévoit spécifiquement le « sexe » à titre de motif de distinction illicite [8] .

[14]  Ni l’intimé, ni la Commission ne s’oppose à l’ajout par la plaignante du motif « sexe ». Aucun n’a soulevé la possibilité d’un préjudice quelconque du fait de l’amendement proposé.

[15]  Pour ces motifs, le Tribunal accorde le droit à la plaignante d’amender sa plainte initiale pour y ajouter le motif « sexe ».

IV.  Décision sur la requête de la plaignante

[16]  Le Tribunal accueille la requête de la plaignante.

V.  Requête de l’intimé pour restreindre l’étendue de l’instruction de la plainte

[17]  Le 11 octobre 2018, l’intimé dépose une requête au Tribunal par laquelle il demande que l’audience à venir ne porte pas sur les allégations de discrimination fondées sur les événements de 2009 au cours desquels la plaignante aurait été victime d’agression sexuelle dans le cadre de son travail. Il demande également que l’audience ne porte pas non plus sur les événements survenus en 2013-2014 au cours desquels la plaignante aurait été victime d’exploitation sexuelle dans le cadre de soins de nature psychologique reçus de la part d’un membre des FAC. En outre, il requiert que certaines allégations de faits et certains remèdes demandés par la plaignante eu égard à sa libération des FAC soient retirés de l’exposé des précisions de celle-ci. L’intimé soulève que ces allégations ne respectent pas l’étendue de la plainte qui a été examinée par la Commission et dépassent la demande d’instruction dont le Tribunal est saisi.

[18]  La plaignante s’objecte. La Commission pour sa part ne prend pas position eu égard à la discrimination alléguée en lien avec les événements de 2009 et 2013-2014; et elle s’oppose à la demande de l’intimé de faire supprimer les allégations de la plaignante en lien avec sa libération des FAC et les conclusions recherchées de perte de salaire et d’avantages.

VI.  Questions en litige

[19]  Les questions en litige sont les suivantes :

    1. Le Tribunal a-t-il le pouvoir de restreindre l’étendue de l’instruction de la plainte?
    2. Dans l’affirmative, les restrictions demandées par l’intimé sont-elles justifiées?

VII.  Analyse

A.   Le Tribunal a-t-il le pouvoir de restreindre l’étendue de l’instruction de la plainte?

[20]  Tel que vu précédemment, le Tribunal détient le pouvoir de modifier, de clarifier ou déterminer l’étendue de la plainte de discrimination initiale [9] , en autant que les autres parties n’en subissent pas de préjudice [10] . Le Tribunal estime que le pouvoir d’encadrer l’étendue d’une plainte est de la même nature que celui d’encadrer l’étendue de l’instruction de la plainte et s’intègre dans les pouvoirs discrétionnaires qui lui sont dévolus par la loi. Le Tribunal détient donc le pouvoir de restreindre ou d’encadrer l’étendue des allégations avancées devant lui afin que celles-ci respectent la portée de la plainte initiale ou la demande d’instruction au Tribunal.

[21]  En outre, les parties ne contestent pas ce pouvoir du Tribunal.

[22]  Il faut donc répondre à la question par l’affirmative.

B  Dans l’affirmative, les restrictions demandées par l’intimé sont-elles justifiées?

[23]  Le Tribunal estime qu’il n’a pas à restreindre l’étendue des allégations devant lui eu égard aux événements de 2009 et ceux de 2013-2014; et considère que les remèdes demandés quant à la perte de salaire et de bénéfices doivent être maintenus, et ce, pour les motifs énoncés ci-après.

[24]  Tel que vu précédemment, le Tribunal dispose, dans les circonstances prescrites, du pouvoir d’encadrer et donc de restreindre l’étendue des allégations et demandes de réparation présentées devant lui.

[25]  D’ailleurs, la jurisprudence constante retient que la règle générale est de permettre les amendements à la plainte, en autant que ceux-ci ne modifient pas la substance même de la plainte initiale et qu’ils ne causent pas préjudice à l’intimé [11] . Le Tribunal est d’avis que rien ne justifierait une application différente ou des principes distincts du fait que l’amendement serait demandé non pas par la partie plaignante mais que, comme en l’espèce, ce soit l’intimé qui requiert que l’instruction de l’affaire ne porte pas sur certaines allégations de faits formulées dans l’énoncé des précisions de la plaignante.

[26]  Par ailleurs, l’instruction de l’affaire ne peut pas porter sur une nouvelle plainte pour laquelle la Commission n’aurait pas fait d’examen puisque, en application de la loi, seule la plainte découlant d’un tel examen de la Commission peut faire l’objet d’une demande d’instruction au Tribunal [12] . D’ailleurs, la Cour suprême du Canada énonce que la loi prévoit un processus complet de traitement des plaintes et que la Commission constitue un rouage essentiel de ce processus [13] .

[27]  Soulignons que dans l’affaire Dillman [14] , la Cour d’appel de la Nouvelle Écosse critique le tribunal administratif institué en vertu de la loi sur les droits de la personne de la Nouvelle-Écosse [15] pour avoir permis un amendement qui étendait les faits de la plainte initiale au point où cela constituait une nouvelle plainte pour laquelle la Commission des droits de la personne n’avait pas fait enquête, tel que requis par la loi applicable. Soulignons que la plainte initiale visait une situation de harcèlement par un collègue de travail alors que l’amendement visait un refus par l’employeur d’accorder une promotion à la plaignante. Les événements visés par l’amendement n’avaient pas passé par les étapes d’enquête de la commission des droits de la personne, de sorte que le processus prévu par la loi avait été court-circuité. La Cour d’appel a considéré que l’amendement proposé constituait une nouvelle plainte qui n’avait pas été déférée au tribunal par la commission des droits de la personne, contrairement aux prescriptions de la loi applicable. La plainte initiale et l’amendement subséquent constituaient en somme deux plaintes différentes. Pour ces motifs, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a accueilli l’appel.

[28]  Ces principes sont également énoncés par notre Tribunal et par la Cour fédérale [16] . Ainsi, l’étendue du litige devant le Tribunal ne peut introduire une nouvelle plainte qui n’a pas déjà été examinée par la Commission et qui ne respecte pas la demande d’instruction émanant de celle-ci. Le Tribunal ne possède donc pas le pouvoir de disposer d’une plainte qui n’a pas d’abord été traitée par la Commission et qui ne lui a pas été déférée pour instruction [17] . Il faut donc s’en tenir à la plainte et aux décisions prises par la Commission à l’égard de celle-ci, en particulier, la demande d’instruction dont elle a saisie le Tribunal.

[29]  La notion de plainte est néanmoins suffisamment large pour être interprétée d’une manière qui englobe toute la portée des allégations de la partie plaignante [18] . Une plainte est la première étape dans le processus et il est inévitable que de nouveaux faits et circonstances soient dévoilés lors de l’enquête de la Commission [19] . La plainte devient plus raffinée et se précise au fur et à mesure que le processus progresse [20] . Une limite s’impose cependant lorsque la modification d’une plainte ne peut plus être considérée comme un simple amendement, mais s’apparente davantage à une nouvelle plainte [21] . De la même façon, à la lecture de l’énoncé des précisions de la plaignante, les allégations de faits à analyser par le Tribunal, pour lui permettre de trancher le litige, doivent en quelque sorte émaner ou découler de la plainte, sans toutefois s’en écarter de manière à constituer une nouvelle plainte.

[30]  En l’espèce, le Tribunal constate que les événements allégués d’agression sexuelle de 2009 et ceux d’exploitation sexuelle de 2013-2014 sont spécifiquement mentionnés dans le libellé de la plainte initiale de la plaignante. Ils n’ont cependant pas été investigués par l’évaluateur de la Commission. C’est explicitement ce que celui-ci écrit au rapport qui a été soumis aux membres de la Commission, rapport qui a mené à la décision de déférer la plainte au Tribunal. Il y a lieu de rapporter quelques extraits du rapport :

The Assessment Process

The assessor reviewed the parties1 positions and all documentary evidence submitted during the course of the assessment.

___________

1 This is not an assessment of alleged sexual assault and/or exploitation. The assessor has made it clear to the parties. However, given that the information provides context to the complainant’s allegation, the assessor is including it for background purposes.

[31]  Selon cette note infrapaginale, les événements de 2009 (agression sexuelle) et ceux de 2013-2014 (exploitation sexuelle) n’ont pas été tenus en compte par l’évaluateur de la Commission. Ils n’ont donc pas fait partie de l’évaluation. Ils sont néanmoins mentionnés au rapport, mais uniquement dans le but d’établir le contexte des événements réellement examinés.

[32]  Le rapport de l’évaluateur remis à la Commission fait état des événements spécifiquement évalués. Ils sont divisés en sept catégories qui sont les suivantes : (TRADUCTION)

  1. Obligations imposées à la plaignante de se rapporter fréquemment à ses supérieurs
  2. Audiences disciplinaires
  3. Mesures disciplinaires et pénalités
  4. Confinement
  5. Lettre d’intention de libération
  6. Visites de l’intimé
  7. Refus de certaines demandes

[33]  Ces événements sont ceux sur lesquels a porté l’évaluation. Il ressort du rapport d’évaluation et de la plainte de la plaignante que les événements en question sont survenus en 2015 et 2016 et ont culminé avec la libération de la plaignante des FAC pour raisons médicales le 17 février 2017.

[34]  En somme, les allégations d’agression sexuelle et d’exploitation sexuelle sont des événements conceptuellement distincts qui sont survenus au cours d’une période (2009, 2013-2014) qui n’a pas été tenue en compte dans l’évaluation de la Commission.

[35]  Ceci étant, reste à savoir si le Tribunal peut s’en saisir dans le cadre de l’instruction de l’affaire, afin de déterminer si la plaignante a subi de la discrimination ou du harcèlement de la part des FAC. Le Tribunal estime que tel est le cas pour les motifs énoncés ci-après.

[36]  En premier lieu, le Tribunal constate que les événements allégués de 2009 et ceux de 2013-2014 font partie intégrante des événements relatés par la plaignante dans sa plainte initiale de discrimination. En effet, la plainte comporte une série de faits qui démontrent, selon la plaignante, l’omission par l’intimé de lui procurer un environnement exempt de harcèlement de même que la présence de politiques et pratiques discriminatoires qui lui ont été appliquées. Les événements sur lesquels la plaignante se fonde pour établir ces manquements à la loi débutent, selon ce qu’elle écrit à sa plainte initiale, le 18 mai 2009, date de l’agression sexuelle alléguée. Puis, elle réfère à l’exploitation sexuelle qu’elle aurait subie en 2013-2014 et par la suite aux actions disciplinaires qui lui ont été imposées à compter de 2015. Le Tribunal infère du libellé même de la plainte que la plaignante reproche aux FAC des actes ou des omissions notamment en lien avec les événements de 2009 et ceux de 2013-2014. Le Tribunal estime que ces éléments ne sont pas soulevés par la plaignante uniquement à titre de toile de fond aux événements survenus après 2014, mais ils s’inscrivent dans les reproches de discrimination pour toute la période de 2009 à 2017. Il s’agit donc d’allégations d’actes discriminatoires ou de manifestations de harcèlement.

[37]  Deuxièmement, le Tribunal estime qu’il n’est pas lié par le choix de l’évaluateur de la Commission de restreindre son enquête d’autant que le libellé de la plainte initiale inclut les événements en question. En effet, tel que vu précédemment, le rapport de l’évaluateur de la Commission, comprend une note infrapaginale explicite indiquant que les événements allégués d’agression sexuelle de 2009 et d’exploitation sexuelle de 2013-2014 n’ont pas fait l’objet de l’évaluation. Ils ont plutôt servi de toile de fond pour expliquer la condition psychologique de la plaignante lors des événements de 2015 et 2016 investigués par ce dernier.

[38]  Pour quels motifs l’évaluateur n’a-t-il pas fait une évaluation exhaustive sur l’ensemble des allégations incluant celles d’agression et d’exploitation sexuelles? Le rapport ne permet pas de répondre à la question si ce n’est de constater que l’évaluateur précise qu’il n’a pas à investiguer tous et chacun des événements allégués. Il précise qu’il lui suffit d’obtenir les éléments nécessaires et adéquats pour recommander que la plainte soit déférée au Tribunal. Il y a lieu de reproduire l’extrait suivant du rapport :

91.  The Commission can refer a complaint to a Tribunal at any stage after the filing of a report. The Commission does not have a statutory duty to carry out an in-depth investigation of a complaint before referring it to a Tribunal for further inquiry, the Commission is obliged to consider the available information and evidence in order to satisfy itself that it has a sufficient and adequate basis upon which to refer the complaint.

[39]  Ainsi, le rapport d’évaluation sert à justifier ou supporter une décision de procéder à l’instruction de l’affaire devant le Tribunal et non pas à encadrer la portée de l’instruction du Tribunal.

[40]  Au surplus, le Tribunal rappelle que la Commission n’a pas l’obligation absolue de procéder par enquête avant de déférer une plainte au Tribunal en application de l’article 49 (1) de la Loi. En effet, la disposition prévoit que la Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au Tribunal d’instruire une plainte. L’enquête de la Commission n’est donc pas un préalable obligatoire à l’instruction de la plainte par le Tribunal. Ainsi, le fait que l’évaluateur n’ait pas examiné les allégations d’agression sexuelle et d’exploitation sexuelle, n’exclut pas automatiquement que le Tribunal s’y penche d’autant que la plaignante y fait spécifiquement référence dans sa plainte initiale.

[41]  En l’espèce, cette façon de procéder de l’enquêteur ne peut déterminer en soi la teneur de la plainte ou la portée de l’instruction.

[42]  De plus, la Commission n’a rendu aucune décision en ce sens. En effet, dans sa décision de demander au président du Tribunal d’instruire la plainte, la Commission ne spécifie pas si des événements doivent être inclus ou exclus de l’instruction du Tribunal. La Commission ne fait que déférer la plainte sans autre précision. Elle écrit :

The Commission has decided, pursuant to section 49(1) of the Canadian Human Rights Act, to request that you institute an inquiry into the complaint as it is satisfied that, having regard to all the circumstances, an inquiry is warranted.

[43]  En outre, le dossier ne comporte aucune autre décision de la Commission suivant laquelle elle aurait restreint la plainte à certains événements allégués. Certes, tel que vu précédemment, l’évaluateur lui-même a restreint son évaluation, mais la Commission, pour sa part, a déféré la plainte sans autre précision. Le Tribunal en conclu qu’il est saisi de la plainte dans sa totalité.

[44]  Par ailleurs, il y a lieu de préciser que la plaignante indique dans son mémoire en réponse à la requête de l’intimé que l’agression sexuelle ne constitue pas en soi de la discrimination qui est attribuable à l’intimé. Elle ne tient pas l’intimé responsable de l’agression elle-même, mais elle lui reproche de ne pas avoir fait d’enquête appropriée après l’agression et de ne pas l’avoir accommodée par la suite.

[45]  En outre, la plaignante reproche aux FAC de ne pas lui avoir offert un environnement exempt de discrimination et de harcèlement et soulève, entre autres, les événements de 2013-2014 en appui à ses allégations.

[46]  Ainsi, le Tribunal ne peut, à cette étape-ci des procédures, exclure de son instruction les événements de 2009 et ceux de 2013-2014, comme le requiert l’intimé.

[47]  Compte tenu de cette conclusion, il n’y a pas lieu de s’interroger sur la question du préjudice de l’intimé du fait que les événements allégués être survenus en 2009 et 2013-2014 ne constituent pas de nouveaux éléments. Ils n’ont pas pour effet d’élargir la plainte initiale. Ils ne la modifient pas non plus. Ils sont, tel que vu précédemment, partie intégrante de la plainte initiale.

[48]  Ainsi, le Tribunal rejette le premier élément de la requête de l’intimé eu égard aux allégations en lien avec les événements survenus en 2009 (agression sexuelle) et en 2013-2014 (exploitation sexuelle). Cette conclusion dispose du premier élément de la requête de l’intimé.

[49]  Quant au second élément, à savoir la demande de retirer de l’exposé des précisions de la plaignante les conclusions ayant trait à sa libération des FAC et les réparations y afférant, le Tribunal ne peut y faire droit pour les motifs qui suivent.

[50]  Dans l’hypothèse où la discrimination est prouvée, il appartient alors au Tribunal de déterminer les redressements appropriés [22] . La loi prévoit différentes mesures de réparation [23] , dont une indemnisation pour les pertes de salaire et autres dépenses de même qu’un montant pour l’indemnisation du préjudice moral, dont le plafond est établi à 20000$, ou une indemnité pouvant aussi aller jusqu’à 20000$ si l’acte discriminatoire a été délibéré ou inconsidéré. Le Tribunal peut entre autres également accorder à la victime les droits, chances ou avantages dont elle aurait été privée par l’acte discriminatoire.

[51]  La jurisprudence retient qu’il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire du Tribunal qui doit être exercé judiciairement et à la lumière de la preuve [24] . Le Tribunal n’est aucunement lié par les demandes apparaissant à l’exposé des précisions, il se doit de les évaluer et d’en disposer conformément à la loi. Ainsi, ce n’est qu’après l’audience, soit après avoir tenu compte de la preuve et reçu l’argumentation des parties, que le Tribunal exercera sa discrétion, selon la loi, de déterminer et d’imposer les redressements requis le cas échéant, s’il juge la plainte fondée.

[52]  L’intimé conteste la recevabilité de l’allégation selon laquelle les FAC auraient entamé des procédures de libération mettant ainsi fin à la carrière militaire de la plaignante et par conséquent la réclamation pour perte future liée à sa libération. L’intimé ici suggère une distinction entre, d’une part l’allégation qui vise le motif de libération (qui selon lui ressort de la plainte) et, d’autre part, l’allégation qui vise la décision même de libérer la plaignante (qui selon lui n’a jamais été contestée auparavant par la plaignante par grief ou autrement). Il soumet que la plaignante ne peut invoquer devant le Tribunal sa libération pour « raisons médicales » et les redressements y afférents.

[53]  Il y a lieu de noter que la plainte initiale est signée par la plaignante le 5 août 2016, que la lettre d’intention de libération des FAC est du 19 février 2016 et que sa libération effective des FAC survient le 17 février 2017, selon ce qui appert de l’exposé des précisions de la plaignante. Dans cet exposé des précisions, la plaignante soutient que sa libération des FAC a initialement été considérée comme une libération parce qu’elle était « inapte pour service futur » puis, après des représentations de son procureur, la libération a été imposée pour « raisons médicales » (ce qui lui donnerait droit à des bénéfices supplémentaires). La plaignante indique que l’ensemble du processus qui a mené à sa libération est discriminatoire.

[54]  Au moment où la plaignante formule sa plainte initiale, en août 2016, elle ne sait pas encore que les démarches de son procureur, entamées le 22 juillet 2016, vont porter fruit en regard du motif de libération. Ce n’est qu’en février 2017, six mois après avoir déposé sa plainte, qu’elle apprend que sa carrière militaire est terminée pour « raisons médicales ». Il va donc de soi que la plainte initiale ne comporte aucune allégation en égard à sa libération pour ce motif spécifique. Cependant, la plainte fait état du processus allégué discriminatoire qui amène la lettre d’intention de libération de la plaignante puisqu’elle est « inapte pour service futur ». C’est selon elle l’aboutissement d’un processus discriminatoire et c’est ce qu’elle conteste. Le Tribunal estime qu’ultimement, que le motif de libération soit « raisons médicales » plutôt que « inapte pour service futur » ne change rien aux allégations de discrimination de l’ensemble du processus soulevées dans la plainte initiale.

[55]  Dans son exposé des précisions, la plaignante soutient que n’eut été des agissements et décisions discriminatoires des FAC, elle aurait poursuivi sa carrière de militaire. Le Tribunal considère que cette allégation s’inscrit tout à fait dans le spectre de la plainte initiale.

[56]  Dans ces circonstances, le Tribunal considère qu’il n’est pas justifié de restreindre l’instruction du Tribunal, comme le demande l’intimé, en excluant les allégations visant la libération de la plaignante pour « raisons médicales ». L’instruction du Tribunal pourra donc porter sur l’ensemble du processus ayant mené à la fin de la carrière militaire de la plaignante, et ce, afin de déterminer si des actes discriminatoires ont été commis ou si les décisions prises puisent leur source dans les motifs de distinction illicite.

[57]  Quant à la demande de l’intimé de restreindre les redressements demandés par la plaignante, le Tribunal considère, qu’à cette étape-ci des procédures, soit avant d’avoir reçu l’exposé des précisions de l’intimé et avant l’instruction de l’affaire, il serait prématuré de se pencher sur les redressements demandés en lien avec la libération de la plaignante des FAC. Il en est de même pour l’ensemble des redressements apparaissant à l’exposé des précisions de la plaignante. L’intimé pourra faire valoir ses arguments sur les réparations demandées par le biais de son exposé des précisions et bien entendu lors de l’audience.

[58]  Pour ces motifs, le Tribunal conclut qu’il n’est pas justifié de retirer les allégations et les réparations demandées par la plaignante dans son exposé des précisions en lien avec sa libération des FAC, de sorte que le Tribunal rejette cet aspect de la requête de l’intimé.

VIII.  Décision sur la requête de l’intimé

[59]  Le Tribunal rejette la requête de l’intimé.

IX.  Suivi

[60]  L’intimé ayant demandé au Tribunal de soumettre son exposé des précisions à l’issue de la présente décision, il devra le soumettre dans les 21 jours de la décision.

[61]  Le greffier du Tribunal contactera les parties pour fixer une date de conférence de gestion d’audience.

Signée par

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 18 février 2019

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2243/6517

Intitulé de la cause : Erin Terilyn Connors c. les Forces armées canadiennes

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 18 février 2019

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Michel W. Drapeau et Bruno Sharpe, pour la plaignante

Fiona Keith et Daphne Fedoruk, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Craig Collins-Williams et Helene Robertson, pour l'intimé



[1] Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2] LCDP, article 50 (2).

[3] LCDP, article 50 (3) e).

[4] LCDP, article 50 (1).

[5] Voir notamment Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, par. 7 à 11 .

[6] Voir notamment C.C.D.P. c. Association canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776, par. 30 et 31.

[7] Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, note 5; C.C.D.P. c. Association canadienne des employés de téléphone, précité, note 6.

[8] LCDP, article 3.

[9] Voir notamment Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, note 5.

[10] Voir notamment C.C.D.P. c. Association canadienne des employés de téléphone, précité, note 6.

[11] Cook c. Onion Lake First nation, [2002] C.H.R.D. 12; IMP Group Limited c. Dillman, (1995), 24 C.H.R.R. D/529; Société du musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396), 2006 FC 704; C.C.D.P. c. Association canadienne des employés de téléphone, précité, note 6.

[12] LCDP, articles 44 (3) et 49.

[13] Cooper c. Canada (CDP), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 48.

[14] IMP Group Limited c. Dillman, précité, note 11.

[15] Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, c. 214.

[16] Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, note 5; Société du musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396), précité, note 11.

[17] Cook c. Onion Lake First nation, précité, note 11.

[18] Idem, par 11.

[19] Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, note 5.

[20] Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, par 11

[21] Idem

[22] Bell Canada c. ACET, [2003] 1 R.C.S. 884, par. 23, 26.

[23] LCDP, articles 53(2) et 53(3).

[24] C.C.D.P. c. Dumont, 2002 CFPI 1280, par. 14; A.F.P.C. c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, par. 295 (le juge Evans, dissident), affirmé 2011 CSC 57; Développement social Canada c. C.C.D.P., 2011 CAF 202, par. 32.

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