Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2018 TCDP 34

Date : le 21 décembre 2018

Numéro du dossier : T2116/3215

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Kathleen O’Grady

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Bell Canada

l'intimée

Décision

Membre : Ronald Sydney Williams

 



I.  Aperçu général

[1]  Kathleen O’Grady, la plaignante, a porté la présente affaire devant la Commission canadienne des droits de la personne, et finalement devant le Tribunal canadien des droits de la personne (le « TCDP »). Elle affirme avoir subi, comme employée de Bell Canada, une discrimination fondée sur sa déficience mentale, qui a entraîné son congédiement, contrairement à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »).

[2]  L’article 7 de la Loi est ainsi formulé :

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi. [Mise en relief ajoutée].

[3]  Les motifs de distinction illicite, énoncés à l’article 3 de la Loi, comprennent la « déficience ».

[4]  Mme O’Grady affirme que l’intimée, Bell Canada (« l’intimée » ou « Bell »), avait l’obligation de prendre des mesures d’accommodement au travail pour tenir compte de sa déficience.

[5]  Mme O’Grady est partie en congé de maladie le 1er juin 2006, ou vers cette date, pour cause de maladie mentale. Il s’agissait d’une absence pour invalidité de longue durée (ILD) au terme de laquelle elle espérait pouvoir réintégrer son emploi. Elle avait pensé retourner au travail d’abord à temps partiel, puis, après une certaine période, à temps plein.

[6]  Dans son témoignage, Mme O’Grady a déclaré avoir été en congé de maladie du 7 juin 2006 au 4 août 2007, après quoi elle a été placée en congé d’ILD jusqu’au 20 avril 2009.

[7]  Malgré ses attentes, elle a reçu un avis de cessation d’emploi en avril 2009. Elle figurait parmi les 2 500 employés de Bell qui ont été congédiés dans le cadre du plan de restructuration de « 100 jours » de l’intimée.

[8]  Mme O’Grady a affirmé que, en septembre 2010, Bell a annoncé une initiative pour la promotion de la santé mentale, mais qu’elle n’a pas pu profiter de ce programme ni retourner au travail, puisqu’elle avait été congédiée [1] .

[9]  Kathleen O’Grady travaillait chez Bell depuis mars 1990 environ.

II.  Les faits de la plainte

[10]  Les antécédents professionnels de Mme O’Grady chez Bell remontent au 26 mars 1990 ou vers cette date. Jusqu’en 2004, elle a occupé divers postes au sein de l’entreprise.

[11]  Le 5 avril 2004 ou vers cette date, elle est devenue, avec d’autres, membre du groupe Systèmes et technologie (le « groupe ST ») de Bell en tant que spécialiste du Web.

[12]  Au début, la superviseure immédiate de la plaignante était Mme Kelly Gillis, directrice des pratiques en matière de systèmes et de technologie.

[13]  La plaignante a commencé comme spécialiste du Web, mais elle a été informée par sa superviseure que, comme d’autres membres du groupe ST, elle assumerait divers rôles et obligations à mesure qu’évolueraient les fonctions et les besoins de l’équipe.

[14]  Selon le témoignage de Mme Gillis, tous les employés qui se joignaient au groupe ST pouvaient remplir diverses tâches au sein du groupe, au gré de l’évolution du programme et des besoins.

[15]  Avant d’accepter ce poste, Mme O’Grady avait consenti à ces conditions d’emploi. En fait, plus tard, elle a cessé de s’occuper de la conception Web pour se consacrer au soutien et au développement d’une base de connaissances — un dépôt de renseignements pour la gestion du savoir.

[16]  Au début de 2006, la plaignante a fait savoir à Mme Gillis qu’elle avait du mal à concilier son travail et sa vie personnelle. Elle en a aussi informé son nouveau chef d’équipe.

[17]  On lui a recommandé de faire appel au Programme d’aide aux employés de Bell (le « PAE »), ce qu’elle a fait. Elle a constaté que ce programme était utile et elle était déterminée à suivre le plan établi pour elle [2] .

[18]  Le 1er juin 2006, Mme O’Grady a pris un congé d’invalidité de courte durée. À cette date, elle était responsable de la base de connaissances.

[19]  Elle a reçu ses premières prestations d’invalidité de courte durée le 8 juin 2006, et elles ont continué jusqu’au 7 juin 2007. Elle est alors passée d’une invalidité de courte durée à une ILD. Conformément à la politique en vigueur, elle a alors pris ses congés annuels, puis a commencé sa période d’ILD en août 2007 [3] .

[20]  L’intimée a produit sa preuve par le biais des témoignages de Mme Kelly Gillis, de Dr Liliane Demers (chef du Groupe de gestion de l’invalidité de Bell [le « GGI de Bell »]) et de Mme Suzanne Prashad (l’adjointe administrative de Mme Gillis à l’époque pertinente). Ces témoignages ont montré que, en application de la politique de Bell, personne — pas même les gestionnaires de la plaignante — n’avait connaissance de la nature de la maladie de la plaignante, ce qui préservait le caractère confidentiel de cette information.

[21]  Son absence pour invalidité de courte durée était administrée par le groupe de gestion de l’invalidité de la Financière Manuvie (« Manuvie »), qui administrait au nom de Bell tous les cas d’invalidité de courte durée. Mme O’Grady devait, de temps à autre, présenter des rapports médicaux pour justifier le maintien de son congé d’invalidité de courte durée et de ses prestations [4] .

[22]  En septembre 2007, l’intimée a retenu les services de la firme Banyan Work Health Solutions (« Banyan ») pour que celle-ci aide la plaignante à se réadapter [5] . Banyan était une firme spécialisée dans la gestion des absences et les visites de réadaptation sur le terrain.

[23]  De septembre 2007 à décembre 2008, Mme O’Grady a participé, avec le groupe Banyan, à diverses formes de réadaptation.

[24]  Dans son témoignage, Dr Liliane Demers a indiqué que le maintien d’un congé d’ILD ne dépendait pas d’une participation continue aux exercices du groupe Banyan.

[25]  En août 2008, l’intimée a annoncé un nouveau programme de 100 jours destiné à faciliter le retour au travail des employés. Mme O’Grady a accepté d’y participer, ce qui nécessitait une évaluation indépendante de son état de santé, et un examen médical indépendant a été prévu pour elle. En octobre 2008, un examen psychiatrique a été effectué par le Dr Barry Gilbert.

[26]  Le rapport du Dr Gilbert indiquait que l’état de Mme O’Grady s’améliorait et que, même si des traitements additionnels étaient nécessaires, il espérait qu’elle pourrait retourner au travail de manière progressive. Son rapport mentionnait aussi qu’elle aurait besoin, avant de pouvoir retourner au travail, d’une préparation pouvant durer jusqu’à sept semaines [6] .

[27]  Après en avoir discuté avec Mme O’Grady, avec son médecin et avec le Dr Gilbert, le GGI de Bell a estimé qu’elle pourrait retourner au travail le 31 janvier 2009 — sous réserve de tout autre rapport du Dr Gilbert [7] .

[28]  Mme O’Grady a indiqué au GGI de Bell que l’idée de retourner au travail lui causait encore des difficultés, et elle a demandé une prolongation de sa période d’ILD. Le GGI de Bell lui a dit qu’elle devait produire de nouveaux rapports médicaux pour continuer de recevoir des prestations d’invalidité de longue durée au‑delà du 31 janvier 2009. Le médecin de Mme O’Grady devait remplir le formulaire médical requis avant le 22 janvier 2009 [8] .

[29]  Malgré la date butoir imposée au médecin pour soutenir la prétention de Mme O’Grady selon laquelle elle n’était pas prête à retourner au travail et devait demeurer en congé d’ILD, le médecin a finalement rempli le formulaire requis le 5 mars 2009.

[30]  D’après le médecin, elle pouvait retourner au travail au début de mai 2009, d’une manière progressive, en bénéficiant d’un soutien et d’une formation [9] .

[31]  Le GGI de Bell a organisé une rencontre avec Mme O’Grady, qui devait avoir lieu le 20 avril 2009. Quand la plaignante a voulu savoir qui serait son superviseur et dans quel service elle travaillerait à son retour au travail, on lui a dit que le GGI de Bell ne traitait pas de ces questions et que celles-ci relevaient des Ressources humaines.

[32]  Contrairement aux souvenirs de Mme O’Grady, Mme Brigithe Goyette (directrice des cas d’invalidité, GGI de Bell) a témoigné qu’il n’avait été nullement question d’un retour progressif au travail et que, plus précisément, aucune promesse n’avait été faite en ce sens [10] .

[33]  Les personnes suivantes ont assisté à la réunion du 20 avril 2009 : Mme O’Grady, un conseiller en ressources humaines et le vice‑président des TI  Services et opérations réseaux et terrain. C’est à ce moment que Mme O’Grady a appris que son poste avait été aboli en août 2008.

[34]  L’intimée a informé Mme O’Grady que son renvoi s’inscrivait dans le cadre d’un nouveau plan de réorganisation, lancé le 11 juillet 2008. Dans une communication du 28 juillet 2008, Bell, soulignant la nécessité d’être plus concurrentielle sur le plan des coûts, a annoncé le départ de 2 500 employés-cadres, soit environ 6 % de son effectif total.

[35]  Mme O’Grady était en congé d’invalidité quand Bell a commencé cette restructuration, que l’entreprise appelait son « plan de 100 jours ». La réorganisation devait éliminer des paliers de gestion, pour ainsi rendre Bell plus performante et plus rentable et réduire de façon significative le nombre d’employés, dont Mme O’Grady [11] .

[36]  En dépit des annonces antérieures de la réorganisation, Mme O’Grady, qui se trouvait chez elle en congé d’invalidité, a eu la surprise d’en être avisée à la réunion du 20 avril 2009, au cours de laquelle on lui a proposé une indemnité de départ.

[37]  Selon le témoignage de Mme Goyette, Mme O’Grady a été informée que la décision de mettre fin à son emploi avait été prise par l’unité fonctionnelle.

[38]  Par suite de son congédiement, la plaignante n’était plus admissible aux prestations d’ILD, réservées aux employés de Bell et autofinancées par Bell. Elle a donc cessé de recevoir ses prestations mensuelles et son ajustement au coût de la vie.

[39]  Jugeant insatisfaisante l’indemnité de départ qu’on lui offrait, elle l’a refusée et, avec l’aide d’un avocat, elle a négocié de nouvelles conditions de départ avec Bell en février 2010. L’accord prévoyait le versement d’une somme de 81 333 $ à titre d’indemnité de cessation d’emploi, une somme de 5 606,70 $ pour la perte de prestations et une somme de 200 $ à titre de prime d’encouragement. L’accord contenait aussi une attestation de renonciation et quittance qui a ensuite été invalidée par la Cour fédérale [12] .

[40]  Mme O’Grady était d’avis que la cessation d’emploi constituait un acte discriminatoire, en ce sens que Bell n’avait pas pris de mesures d’accommodement, au regard de sa déficience, par le maintien des prestations d’ILD après son congédiement, au motif que ces prestations n’étaient versées qu’aux employés. Mme O’Grady était convaincue que l’intimée avait décidé de mettre fin à son emploi pour se libérer de l’obligation de lui verser des prestations d’ILD jusqu’à son retour au travail ou jusqu’à sa retraite.

[41]  Finalement, après diverses tentatives de règlement de sa plainte par l’entremise de la Commission canadienne des droits de la personne, et après des procédures de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, l’affaire a été renvoyée au TCDP.

[42]  Comme il est indiqué au paragraphe 1 de la présente décision, la plaignante a fondé son recours sur l’article 7 de la Loi, alléguant dans son exposé des précisions que, à cause de sa déficience mentale, Bell avait refusé de continuer de l’employer au moment où elle devait retourner progressivement au travail.

  • [43] La plaignante n’invoque que l’article 7 et sa déficience mentale pour obtenir un redressement aux termes de la Loi.

  • [44] Le Tribunal a tenu pour avérés les faits attestant le sérieux de la maladie de Mme O’Grady. Il a également constaté, par la façon dont elle a géré son cas devant le Tribunal, qu’elle possédait de remarquables aptitudes intellectuelles.

  • [45] Mme O’Grady devait convaincre le Tribunal que son congédiement était — du moins en partie — attribuable à ses problèmes de santé mentale, et non, comme le prétendait l’intimée, à la restructuration et à la rationalisation de l’effectif de Bell, qui a eu pour effet d’éliminer complètement la section de la plaignante [13] .

IV.  Le cadre juridique

[46]  Il est depuis longtemps établi qu’un plaignant selon la Loi a la charge d’établir une preuve prima facie de discrimination. Dans le contexte de l’emploi, une preuve prima facie est une preuve qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence d’une réponse valide de la part de l’employeur intimé [14] .

[47]  Pour établir une preuve prima facie de discrimination au titre de l’alinéa 7a) de la Loi, Mme O’Grady doit établir, selon la prépondérance des probabilités, à la fois :

  i.  que l’intimée a refusé de l’employer ou de continuer de l’employer;

  ii.  qu’il existe un lien entre — d’une part — le refus de l’intimée de l’employer ou de continuer de l’employer et — d’autre part — un motif de distinction illicite stipulé à l’article 3 de la Loi [15] .

[48]  Mme O’Grady n’a pas à prouver que seules des considérations de nature discriminatoire motivaient les mesures prises par Bell. Il lui suffit de démontrer que la discrimination a joué un rôle dans les actes ou les décisions de Bell (Holden c. Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada (1990), 14 C.H.R.R. D/12 (C.A.F.)).

[49]  Pour réfuter la preuve prima facie, l’intimée peut présenter une preuve de nature à réfuter les éléments de la preuve prima facie de discrimination, par exemple une preuve tendant à montrer que le congédiement de Mme O’Grady n’était pas lié à un motif de distinction illicite selon l’article 3 de la Loi.

[50]  Sinon (ou de plus), Bell peut présenter une défense justifiant la discrimination [16] .

V.  La conclusion du Tribunal

[51]  Le Tribunal était convaincu que Mme O’Grady croyait véritablement que son congédiement résultait directement de sa déficience mentale, une déficience dont l’existence n’a pas été contestée. Cependant, de l’avis du Tribunal, et comme il est indiqué plus haut, un témoignage invoquant un motif de distinction illicite n’est pas suffisant en soi pour établir une preuve prima facie de discrimination.

[52]  Par ailleurs, compte tenu de la norme de preuve qui s’applique dans les cas de discrimination, la perception ou la conviction d’un plaignant n’est pas suffisante en soi pour établir un acte discriminatoire [17] .

[53]  Mme O’Grady doit montrer que le fait d’avoir été exclue de son emploi chez Bell est lié à sa déficience.

[54]  En outre, elle doit le faire « […] selon la norme de la prépondérance des probabilités, laquelle continue toujours de lui incomber. […] [I]l faut une preuve “complète et suffisante”, soit une preuve qui correspond au degré de preuve requis en droit civil [18] . »

[55]  La preuve qu’un employé a été congédié alors qu’il était en congé d’invalidité n’établit pas en soi le lien requis entre la perte d’emploi et le motif de distinction illicite qu’est la déficience.

[56]  Dans la décision Kerr c. Bell Canada, 2007 CF 1230, la juge Dawson s’est exprimée ainsi, au paragraphe 18 : « Si l’on considère l’ensemble de la preuve, la cessation d’une relation d’emploi alors que l’employé est en congé d’invalidité ne donne pas naissance à une présomption irréfutable de discrimination fondée sur la déficience. »

[57]  Dans des circonstances pas si différentes de celles de l’affaire Kerr, précitée, la restructuration de Bell Canada conformément à son plan de « 100 jours » a conduit au démantèlement du groupe ST de Bell. Le poste de celle qui fut un temps la superviseure de Mme O’Grady a été aboli, et le rôle et les fonctions de Mme O’Grady ont été éliminés. Ses tâches liées à la mise en œuvre et au développement d’une base de connaissances n’ont pas été transférées à un autre employé.

[58]  Bien que le Tribunal ait été sensible à la déficience de Mme O’Grady, je dois m’en tenir à la jurisprudence liée à l’article 7 de la Loi, qui a de nombreuses fois établi que le plaignant doit prouver qu’un motif de distinction illicite a joué un rôle dans la décision d’emploi contestée (voir par exemple Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 9, paragraphe 27).

[59]  Mme O’Grady a invoqué la décision Tofflemire c. Metro (Windsor) Enterprises, 2009 HRTO 1471, où le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario, en parlant de l’obligation d’accommodement, a cité l’extrait suivant d’un arrêt de la Cour suprême du Canada :

Il faut plus que de simples efforts négligeables pour remplir l’obligation d’accommodement. L’utilisation de l’adjectif « excessive » suppose qu’une certaine contrainte est acceptable; seule la contrainte « excessive » répond à ce critère. Les mesures que l’auteur de la discrimination doit prendre pour s’entendre avec le plaignant sont limitées par les expressions « raisonnables » et « sans s’imposer de contrainte excessive » [19] .

[60]  Mme O’Grady n’a pas apporté une preuve écrite ou orale suffisante pour convaincre le Tribunal que son congédiement était lié à sa déficience.

[61]  Le Tribunal croit que les précédents invoqués par la plaignante peuvent être distingués de la présente affaire. En l’espèce, Mme O’Grady a été congédiée bien avant l’expiration de son congé d’ILD. Son congédiement était manifestement sans rapport avec sa déficience; il était plutôt simplement la conséquence de la restructuration de l’intimée. Mme O’Grady était une employée parmi un groupe de 2 500 employés touchés.

[62]  L’exposé des précisions de l’intimée mentionne la décision Tutty c. Canada (Procureur général), 2011 CF 57, dont les faits ressemblent à ceux de la présente affaire. Dans cette affaire, un employé a allégué avoir été victime de discrimination quand son poste a été éliminé en raison d’une restructuration et il a été licencié la veille de son retour au travail. Le juge Barnes s’est exprimé ainsi, au paragraphe 25 de son jugement : « L’obligation de l’employeur de prendre des mesures d’accommodement ne requiert pas, après tout, qu’il suspende une restructuration d’entreprise légitime en attendant qu’il soit remédié à la déficience d’un employé affecté. » Au paragraphe 26, il a ajouté ce qui suit : « Étant donné la restructuration légitime de l’entreprise, M. Tutty n’avait pas de [traduction] "droit" spécial d’être maintenu à son poste existant du simple fait que la mesure d’accommodement qu’il recevait n’était pas encore parvenue à son terme. »

  • [63] Je crois que l’« obligation d’accommodement » est une obligation très sérieuse, mais elle n’est pas absolue, et la jurisprudence permet d’affirmer qu’elle ne prend naissance que si le plaignant a d’abord établi une preuve prima facie de discrimination (voir Renaud, précitée; Roopnarine, précitée, au paragraphe 72).

[64]   Malgré la compassion qu’éprouve le Tribunal pour la déficience dont souffre la plaignante, l’intimée invoque la décision Hill c. Spectrum Telecom Group Ltd. [20] , qui prévoit que, puisque la restructuration de l’employeur avait commencé avant le retour au travail de l’employé, il n’y avait pas de lien entre la restructuration de l’intimée et la déficience du plaignant :

[traduction] Hormis les soupçons du demandeur et un malheureux hasard temporel, rien ne prouve que la déficience du requérant a joué un rôle, par des moyens directs ou indirects, dans la décision. L’intimée avait commencé la restructuration avant que le requérant ne soit déclaré apte à retourner au travail.

[65]  À la lecture des précédents invoqués par l’intimée, il est évident qu’il doit exister un lien ou un rapport entre le congédiement et la déficience. En l’espèce, il n’y a aucun lien entre les motifs du congédiement de Mme O’Grady et sa déficience. Si elle n’avait pas souffert d’une déficience, son emploi aurait quand même pris fin. Selon la jurisprudence, même lorsque l’obligation d’accommodement s’impose, celle-ci n’oblige pas l’employeur à maintenir un poste existant pour un employé alors qu’une restructuration de l’entreprise est en cours. Par ailleurs, l’employeur qui procède à une restructuration peut même remplacer l’employé, pour autant que sa décision ne soit pas entachée par des considérations de nature discriminatoire [21] .

[66]  Dans ses arguments finaux, la plaignante laisse entendre que, si elle n’était pas au courant du plan de 100 jours et du congédiement des employés concernés, c’était à cause d’un traitement défavorable de la part de Bell en relation avec sa déficience [22] . Je suis d’avis que cette thèse n’est pas fondée.

[67]  Même si elle était convaincue que son licenciement résultait de sa déficience, la plaignante n’a présenté au Tribunal aucune preuve crédible à cet égard. Elle n’a donc pas, selon moi, réussi à présenter une preuve prima facie montrant que son congédiement était lié à un motif de distinction illicite, et plus particulièrement à sa déficience.

[68]  La plaignante soutient que, après la présentation d’une preuve prima facie de discrimination selon la Loi, c’est à l’intimée qu’il revient d’apporter une explication crédible et rationnelle montrant, selon la prépondérance des probabilités, que la conduite ou la décision contestée ne comportait aucune considération de nature discriminatoire. Elle fait aussi des observations additionnelles sur les obligations respectives des parties d’établir ou de démentir divers éléments suivant la prépondérance des probabilités. Sur le fondement de l’arrêt Bombardier, précité, je suis d’avis que la charge de la preuve n’est à aucun moment transférée à l’intimée dans l’établissement d’une preuve prima facie de discrimination.

[69]  Également dans son argumentation finale, la plaignante affirme qu’une preuve prima facie est établie, entre autres, lorsqu’un autre employé, qui n’est pas mieux qualifié pour le poste, obtient ultérieurement le poste. Comme il est indiqué auparavant, à la date de son congédiement, Mme O’Grady était responsable de la base de connaissances, et en fait aucun autre employé ne l’a remplacée dans ce rôle [23] .

[70]  Par suite du plan de 100 jours, le poste de Mme O’Grady a été aboli, et aucun autre employé n’a été embauché pour l’occuper.

[71]  Vu la conclusion du Tribunal, il n’est pas nécessaire d’examiner les réparations demandées par la plaignante.

[72]  Comme il a déjà été mentionné, le Tribunal est très sensible à la déficience de Mme O’Grady et il reconnaît que, malgré son handicap, elle s’est présentée devant le Tribunal avec dignité et au prix de beaucoup d’efforts. Mais la Loi n’impose aucune obligation d’accommodement à un employeur en l’absence d’une discrimination prima facie au sens de la Loi. Bell avait le droit d’entreprendre sa réorganisation selon son plan de 100 jours et, au vu de la preuve qui m’a été soumise, le congédiement qui en a résulté pour 2 500 employés — dont Mme O’Grady — ne constituait pas en soi un acte discriminatoire.

[73]  Le Tribunal rejette la plainte de Kathleen O’Grady pour les motifs exposés ci-dessus.

Signée par

Ronald Sydney Williams

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 21 décembre 2018

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2116/3215

Intitulé de la cause : Kathleen O’Grady c. Bell Canada

Date de la décision du tribunal : Le 21 décembre 2018

Date et lieu de l’audience : Du 7 au 10 mars 2017, du 14 au 16 mars 2017 et le 9 mai 2017

Mississauga (Ontario)

Comparutions :

Kathleen O’Grady, pour elle même

Aucune comparution pour la Commission canadienne des droits de la personne

Maryse Tremblay, pour l'intimée

 



[1] Recueil de documents de la plaignante, C-2, T-71

[2] Recueil de documents de l’intimée, R-2, T-7

[3] Recueil de documents de l’intimée, R-2, T-9

[4] Recueil de documents de l’intimée, R-1 T-42

[5] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-5

[6] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-30, T-40

[7] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-43, pages 25-26.

[8] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-38, T-44, page 26

[9] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-40

[10] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-43, page 36

[11] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-44 et T-45

[12] Recueil de documents de l’intimée, R-2, T-42-26, T-74-75; O’Grady c. Bell Canada, 2012 CF 1448.

[13] Recueil de documents de l’intimée, R-1, T-40, page 2

[14] Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), paragraphe 28.

[15] Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, paragraphes 52, 65; Moffat c. Davey Cartage Co. (1973) Ltd., 2015 TCDP 5, paragraphes 35, 54.

[16] Moffat, précitée, paragraphe 38

[17] Roopnarine c. Banque de Montréal, 2010 TCDP 5, paragraphe 61

[18] Bombardier, précitée, paragraphe 65

[19] Au paragraphe 36, citant l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, 1992 CanLII 81 (CSC)

[20] 2012 HRTO 133, paragraphe 32

[21] Filion c. Capers Restaurant, 2010 HRTO 74, paragraphes 26-27; Brosnan c. Banque de Montréal, 2015 CF 925, paragraphes 25‑26.

[22] Recueil de jurisprudence de la plaignante, C-6, T-189, paragraphes 5-6

[23] Recueil de documents de l’intimée, R-2, T-10

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