Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2018 TCDP 31

Date : le 29 novembre 2018

Numéro du dossier : T2246/0118

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Cheryl Simon

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

La Première Nation Abegweit

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la demande

[1]  Le 3 août 2018, la plaignante, Mme Cheryl Simon, a déposé une requête au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») et ce, en vertu de la règle 3(1) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les « Règles »).

[2]  Cette requête a pour objectif d’amender sa plainte initiale déposée à la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 11 octobre 2016, et ce, afin d’y inclure un acte de représailles de la part de l’intimée, la Première Nation Abegweit (la « Nation »).

[3]  Rappelons que la plainte initiale de Mme Simon déposée à la Commission concerne des actes discriminatoires allégués qu’auraient commis la Nation à son égard en violation de l’article 5 de la Loi canadienne des droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi ») et fondés sur les motifs de distinction illicites que sont le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, la race ainsi que l’origine nationale ou ethnique.

[4]  La Commission, qui participe aux procédures devant le Tribunal, a déposé une réponse à la requête de la plaignante le 29 août 2018. L’intimée en a fait de même le 5 septembre 2018. Enfin, la plaignante a pu déposer une réplique, ce qu’elle a fait le 11 septembre 2018.

[5]  Le Tribunal a pris connaissance des représentations de toutes les parties ainsi que de la jurisprudence jointe. Pour les motifs expliqués dans la présente décision, j’accorde la requête de la plaignante.

II.  Position des parties

[6]  Ayant comme soucis la concision et l’efficacité, je n’ai pas l’intention de reprendre en détail les représentations de chaque partie et je me permettrai de n’en reprendre que les grandes lignes jugées importantes.

 

A.  La plaignante

[7]  Dans sa requête, Mme Simon allègue avoir déposé, le 28 juin 2018, une demande de financement à la Nation en vertu de sa Politique d’aide à l’éducation postsecondaire (la « Politique »). Plus précisément, celle-ci avait été acceptée dans un programme spécialisé en droit constitutionnel de Osgoode Professional LLM.

[8]  Les frais totaux d’un tel programme, dont la durée est de 2 ans, s’élevaient à 25 338,60$ et s’échelonnaient sur 6 sessions, pour une somme de 4 387,76$ par session.

[9]  Le 5 juillet 2018, la plaignante apprend dans une correspondance de Mme Carolyn Sark, Directrice de l’éducation, que sa demande de financement a été rejetée en raison des coûts élevés du programme ainsi que d’un manque de financement.

[10]  Mme Simon estime que sa plainte déposée à la Commission a influencé le rejet ou a causé le rejet de sa demande de financement. Notamment, sur les 11 candidats ayant déposé une demande de financement pour l’année scolaire de 2018/2019, elle croit avoir été la seule candidate qui s’est vue refuser un tel financement.

[11]  En lien avec le manque de financement allégué par la Nation et l’argument selon lequel les frais du programme choisi par la plaignante sont élevés, cette dernière affirme avoir déjà été financée afin de poursuivre des études à l’Université de Victoria de 2003 à 2007 pour une somme approximative de 55 000$. Ce faisant, elle juge que ces arguments de la Nation sont particulièrement surprenants.

[12]  Elle ajoute, au surplus, que la Directrice de l’éducation, Mme Carolyn Sark, est celle qui approuve les financements et il appert qu’elle est la sœur du chef actuel de la Nation, Brian Francis. Rappelons que la conduite de M. Francis ainsi que sa situation familiale trouvent résonnances dans la plainte de Mme Simon.

[13]  La plaignante ajoute qu’historiquement, lorsque la Nation n’était pas en mesure de financer l’entièreté du programme scolaire, cette dernière proposait alors un financement partiel des études notamment dans le cas d’études à temps partiel. La Nation n’a pas fait de telle proposition à Mme Simon.

[14]  De plus, la Politique de la Nation prévoit que les candidatures infructueuses sont placées sur une liste d’attente pour financement. Selon la plaignante, rien n’indique qu’elle a effectivement été placée sur une telle liste d’attente. Mme Simon soulève également que la lettre de la Directrice, Mme Sark, ne l’invite ou ne l’encourage pas à appliquer de nouveau pour la prochaine année scolaire.

[15]  Enfin, la plaignante termine en précisant que puisque sa demande de financement a été rejetée pour cause de manque de financement, il n’y a aucun moyen pour elle d’en appeler d’une telle décision.

[16]  Elle demande, suivant sa requête, des redressements spécifiques notamment :

·  une somme de 25 338,60$ en vertu de l’alinéa 53(2)(b) de la Loi;

·  compensation en vertu de l’alinéa 53(2)(d) de la Loi, mais omet de mentionner la somme recherchée;

·  une somme de 20 000$ pour préjudice moral, en vertu de l’alinéa 53(2)(e) de la Loi (la plaignante, dans ses représentations, mentionne l’alinéa (d), mais le Tribunal estime qu’il s’agit d’une erreur et que l’alinéa (e) est celui qui prévoit la somme maximale de 20 000$ pour préjudice moral);

·  et enfin, les intérêts sur l’indemnité accordée au taux prescrit.

B.  La Commission

[17]  Quant aux représentations de la Commission, elle apporte un éclairage utile et juste, à mon avis, quant au contexte juridique à appliquer en matière de représailles ainsi que le cadre légal à suivre par le Tribunal alors que celui-ci doit décider d’une demande d’ajout d’allégations de représailles.

[18]  Cela étant dit, la Commission n’ajoute rien de plus, matériellement, à ce qui a été allégué par la plaignante dans sa requête. Elle estime effectivement que la demande devrait être accordée et ce, plus plusieurs raisons.

[19]  La Commission est en accord avec le fait qu’il serait plus pratique et efficace d’ajouter l’acte de représailles allégué par la plaignante dans les procédures actuelles devant le Tribunal. Selon la Commission, les allégations de Mme Simon sont défendables ou soutenables, et qu’il existe un lien entre la plainte d’origine et les actes allégués de représailles.

[20]  La Commission ajoute que considérant que la requête a été signifiée au début des procédures, il n’y a aucune indication que l’ajout de telles allégations causerait un préjudice à l’intimée ou créerait une iniquité dans les procédures. Elle estime que l’intimée aura la possibilité pleine et entière de se défendre quant à de telles allégations. La Commission croit effectivement que si le Tribunal donne droit à la demande de Mme Simon, les parties auront l’occasion d’amender leur exposé des faits respectifs.

[21]  Enfin, la Commission mentionne que si la requête est accordée, les parties devront divulguer toute la documentation potentiellement pertinente au litige et qui est liée à l’acte de représailles.

C.  L’intimée

[22]  En réponse aux allégations de la plaignante, la Nation nie, dans un premier temps, avoir commis un acte de représailles à l’encontre de Mme Simon en rejetant sa demande de financement pour éducation postsecondaire. Elle affirme avoir appliqué sa Politique d’aide à l’éducation postsecondaire à l’égard de la demande de la plaignante et ajoute, au surplus, que cette dernière savait que sa demande de financement aurait une basse priorité suivant les termes de la Politique.

[23]  L’intimée affirme que sa capacité de financement pour les programmes d’éducation postsecondaire de ses membres est sujette au financement accordé par Services aux Autochtones Canada. Considérant que les fonds sont limités, la Nation a développé une politique gouvernant l’attribution et l’administration de ses fonds. Elle ajoute ne pas être en mesure de financer les programmes de tous les candidats qui soumettent une telle demande.

[24]  Sans avoir à reprendre l’entièreté de la Politique par le Tribunal, l’intimée affirme que les candidatures sont hiérarchisées selon un ordre de priorité basé sur des facteurs objectifs établis dans la Politique. Elle mentionne que Mme Simon est une étudiante adulte qui a été en dehors du milieu scolaire depuis un an ou plus. Ce faisant, sa demande est priorisée au rang 5, soit le rang le plus bas prévu par la Politique (sur une échelle de priorité de 1 à 5).

[25]  Selon la Nation, la plaignante était au courant de la Politique et de la priorisation des candidatures. Un échange de courriel entre Mme Simon et Mme Sark a eu lieu au mois d’avril 2018, lors duquel des explications ont été échangées quant à l’application de la Politique et la situation particulière de Mme Simon. Le 5 juillet 2018, cette dernière recevait sa lettre de refus.

[26]  Le 24 juillet 2018, l’intimée affirme que la plaignante a contacté Mme Sark afin de recevoir la liste des candidats ayant appliqué pour du financement pour éducation postsecondaire ainsi que le nombre de candidature dont le financement a été rejeté. Mme Sark a informé que 11 candidatures ont été reçues par la Nation et qu’une seule demande a été rejetée. Elle a informé la plaignante que sa candidature a été rejetée puisqu’elle était priorisée au rang 5 suivant l’application de la Politique, ainsi qu’en raison d’un manque de financement et du coût élevé de son programme.

[27]  Elle mentionne que tout autre individu, dans les mêmes circonstances que Mme Simon, se serait vu refuser le financement, suivant la priorisation des demandes, ainsi que les coûts associés à leur programme. La Nation indique que la plainte déposée par la plaignante n’a rien à voir avec le rejet de sa demande et nie l’avoir traité différemment.

[28]  Enfin, la Nation ajoute que la plaignante pourra déposer une autre demande l’année scolaire suivante, si elle le désire, et sa demande sera traitée selon les priorités établies par la Politique.

[29]  En réponse aux redressements recherchés, la Nation demande au Tribunal de rejeter la demande de la plaignante puisque cette dernière n’a pas fait l’objet d’un traitement différent et que sa demande n’est pas défendable ou soutenable. Selon l’intimée, le rejet de la demande est le résultat de l’application de la Politique, et la plainte déposée par Mme Simon n’est pas liée à ce rejet.

[30]  Le Tribunal estime important de rappeler que l’intimée, lors du dépôt de son exposé des faits le 14 août 2018, a simultanément déposé une requête en irrecevabilité, estimant que le Tribunal n’a aucune juridiction afin d’entendre la plainte déposée par Mme Simon. Dans les arguments en lien avec la requête en ajout d’actes de représailles déposée par la plaignante, l’intimée revient sur ce point, c’est-à-dire qu’elle croit que le Tribunal n’a pas juridiction sur la plainte initiale de la plaignante. En conséquence, la Nation demande au Tribunal de traiter et de trancher, avant de décider la présente requête, sa propre requête en irrecevabilité qu’elle a déposée le 14 août 2018.

D.  Réplique de la plaignante

[31]  En réponse à l’intimée, la plaignante mentionne que la capacité de financement de la Nation, qui dépend, selon cette dernière, des sommes qu’elle reçoit de Services aux Autochtones Canada, n’est pas la seule source de financement. Selon Mme Simon, la Nation a la possibilité de suppléer au financement qu’elle reçoit de Services aux Autochtones Canada en effectuant des activités de financement, comme elle l’a déjà fait antérieurement.

[32]  Elle ajoute que la Nation n’a pas divulgué les sommes reçues par Services aux Autochtones Canada, ni des sommes discrétionnaires qu’elle possédait, ni le montant de financement octroyé pour l’année académique courante, et ce, afin de démontrer le manque de financement allégué.

[33]   Elle mentionne également que l’intimé n’a pas divulgué d’informations concernant son processus de sélection des candidatures et n’a pas non plus confirmé quels étaient les rangs des autres candidats.

[34]  La plaignante soutient également que sa demande a tout simplement été rejetée par la Nation et n’a pas été différée, tel que le prévoit la Politique. La Politique prévoit que lorsqu’une candidature ne peut être retenue par manque de financement, elle est différée et ainsi, lorsque le candidat soumet de nouveau sa candidature l’année scolaire suivante, sa candidature est classée au rang 3 des priorités. Elle ajoute également que si sa candidature avait été déférée, elle aurait pu être éligible à recevoir du financement dans l’éventualité où du financement serait finalement devenu disponible.

[35]  En réponse à la prétention que le Tribunal n’a pas juridiction sur la plainte initiale déposée par Mme Simon, cette dernière mentionne que les représailles, en tant que pratique discriminatoire prévue à l’article 14.1 de la Loi, est subordonné au dépôt d’une plainte. Selon elle, une plainte a bien été déposée à la Commission en octobre 2016.

III.  Est-ce que le Tribunal doit traiter en priorité la requête en irrecevabilité déposée par l’intimée ou doit-il d’abord traiter la requête en ajout d’un acte de représailles déposée par la plaignante?

[36]  J’estime qu’il est nécessaire et utile de mettre en contexte la présente demande de Mme Simon visant à ajouter un acte de représailles.

[37]  Comme mentionné précédemment, la présente demande a été déposée le 3 août 2018, simultanément au dépôt de l’exposé des faits de la plaignante. Le même jour, le Tribunal a envoyé aux parties un échéancier afin de finaliser, dans un premier temps, le dépôt des exposés des faits et, dans un deuxième temps, de traiter de la demande d’ajout d’un acte de représailles suivant l’article 14.1 de la Loi.

[38]  Lorsque l’intimée a déposé son exposé des faits, elle a également signifié un avis de requête en irrecevabilité, à être tranchée sur représentations écrites. La Nation estime effectivement que le Tribunal n’a pas de juridiction afin d’instruire la plainte sous l’article 5 de la Loi. Alternativement, si le Tribunal ne donnait pas lieu à la requête de la Nation, cette dernière demande au Tribunal de suspendre ses procédures, le temps que des procédures devant la Cour fédérale soient résolues. À tous égards et à cette étape-ci, le Tribunal n’entreprend pas le traitement de cette requête en irrecevabilité. La présente décision concerne spécifiquement la demande de la plaignante afin d’ajouter un acte de représailles. Cette requête en irrecevabilité sera traitée ultérieurement dans le processus du Tribunal.

[39]  Dans ses représentations quant à la présente demande, l’intimée prie le Tribunal de traiter de sa requête en irrecevabilité avant de trancher la requête de la plaignante afin d’ajouter un acte de représailles. Je dois donc décider si effectivement, je dois traiter de la requête en irrecevabilité avant la requête en ajout d’un acte de représailles.

[40]  Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé que la requête en ajout d’un acte de représailles déposée par Mme Simon sera traitée prioritairement.

[41]  En ce qui a trait au pouvoir du membre instructeur de traiter des requêtes qui lui sont soumises par les parties, le Tribunal a tout récemment rappelé, dans la décision Constantinescu c. Service Correctionnel Canada, 2018 TCDP 10, aux paras 10 à 13, que :

[10] Tout d’abord, je rappelle que le Tribunal est le maître de sa propre procédure. Comme énoncé par la Cour suprême en 1989 dans sa décision Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560 [Prassad] :

[…]Nous traitons ici des pouvoirs d'un tribunal administratif à l'égard de sa procédure.  En règle générale, ces tribunaux sont considérés maîtres chez euxEn l'absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l'équité et, dans l'exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle.  Il est donc clair que l'ajournement de leurs procédures relève de leur pouvoir discrétionnaire.

[Le Tribunal souligne]

[11] Le paragraphe 48.9 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP ou la Loi) prévoit que l’instruction des plaintes doit se faire sans formalisme et de façon expéditive, et ce, dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[12] Le Tribunal peut établir ses règles de pratique conformément au paragraphe 48.9(2) de la Loi. Des règles de pratique ont été mises en place par le Tribunal (voir à cet effet les Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04)) (Règles).

[13] Suivant la réception d’un avis de requête conformément au paragraphe 3(2) des Règles, le membre instructeur :

a) doit s’assurer de donner aux autres parties la possibilité de répondre;

b) peut préciser sous quelle forme, de quelle manière et à quel moment la réponse doit être présentée;

c) peut donner des directives au sujet de la présentation de l’argumentation et de la preuve par toutes les parties, et préciser notamment sous quelle forme, de quelle manière et à quel moment elles doivent être présentées;

d) doit disposer de la requête de la façon qu’il estime indiquée.

[42]  Je mets l’emphase sur l’alinéa 3(2)(d) des Règles qui est, à mon avis, particulièrement explicite sur le fait que le membre instructeur « doit disposer de la requête de la façon qu’il estime indiquée » [le Tribunal souligne]. Il est clair que le membre instructeur jouit d’une grande latitude à cet égard.

[43]  Conséquemment, j’estime qu’il m’est tout à fait possible de traiter de la demande de la plaignante dans un premier temps et de traiter de la requête en irrecevabilité ultérieurement.

[44]  La demande de la plaignante a été déposée conformément aux Règles du Tribunal et a été signifiée en temps opportun. Cette demande a également été la première à être déposée, soit le 3 août 2018, et le Tribunal détient actuellement tout le matériel nécessaire transmis par les parties pour disposer de la requête en temps opportun.

[45]  J’ajoute qu’il semble juste et équitable que la requête de la plaignante soit traitée dans un premier temps. Dans l’hypothèse où j’accorderais la requête en irrecevabilité déposée par l’intimée (et je tiens à rappeler que je n’ai pas encore jugé de cette question), et que la plainte de Mme Simon sous l’article 5 de la Loi pourrait tomber et potentiellement, fermer le dossier au Tribunal (ce qui n’est pas non plus certain), il ne serait pas efficace et juste de laisser comme ultime choix à Mme Simon que de déposer une nouvelle plainte à la Commission afin que ses présumées allégations concernant l’acte de représailles sous l’article 14.1 de la Loi fassent l’objet d’une enquête. Comme exprimé par le Tribunal à de nombreuses reprises, il :

« serait difficile au plan pratique, inefficace et injuste d’exiger que les personnes présentent des allégations de représailles seulement dans le cadre d’une procédure distincte » (voir notamment Kavanagh c. S.C.C. (31 Mai 1999), T505/2298 (T.C.D.P.); Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Procureur général du Canada (Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 TCDP 24, par. 14).

(voir également Polhill c. la Première Nation Keeseekowenin, 2017 TCDP 34, au para. 17 [Polhill])

[46]  Il faut également garder à l’esprit qu’un acte de représailles est une pratique discriminatoire prévue par la Loi, à l’article 14.1, au même titre que toutes les autres actes discriminatoire, prévus aux articles 5 et suivants de la Loi (voir article 4 de la Loi). L’acte de représailles, en tant que pratique discriminatoire, est distinct et indépendant des autres pratiques discriminatoires.

[47]  Comme l’a indiqué ma collègue Sophie Marchildon, membre instructrice du Tribunal, dans sa décision Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 6, aux paras. 14 à 16 :

[14] Aux termes de l’article 14.1 de la LCDP, les représailles constituent un acte discriminatoire indépendant, distinct de la plainte qui donne lieu aux présumées représailles (voir Nkwazi c. Canada (Service correctionnel), 2001 CanLII 6296 (TCDP), au paragraphe 233; Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 2001 CanLII 8492 (TCDP), au paragraphe 292; et Gainer c. Exportation et Développement Canada, 2006 CF 814, au paragraphe 36).

[15] Le libellé de l’article 14.1 indique explicitement que des représailles sont un acte discriminatoire (« Constitue un acte discriminatoire […] ») et l’article 4 de la LCDP précise que les actes discriminatoires, « […] prévus aux articles 5 à 14.1 […] », peuvent faire l’objet d’une plainte (voir aussi le paragraphe 40(1) de la LCDP) et des ordonnances prévues (voir aussi le paragraphe 53(2) de la LCDP). Par ailleurs, l’article 39 de la LCDP définit un « acte discriminatoire » comme suit : « […] s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1 ».

[16] Rien dans la LCDP ne lie une plainte de représailles à la compétence ou à la justification de la plainte donnant lieu aux allégations de représailles. C’est donc dire que même si les dispositions de la Loi sur les Indiens que Millbrook invoque devaient avoir une incidence sur la compétence du Tribunal à l’égard de la plainte principale, cela n’a pas d’incidence sur la compétence du Tribunal à l’égard des plaintes de représailles.

[48]  En conséquence, j’estime qu'il est justifié de traiter, dans un premier temps, de la requête en ajout d’un acte de représailles déposée par la plaignante. Ce faisant, je rejette la demande de la Nation, soit de traiter, en priorité, sa requête en irrecevabilité déposée le 14 août 2018.

IV.  Droit applicable

A.  L’acte de représailles prévu à l’article 14.1 de la Loi

[49]  Brièvement, l’acte de représailles une pratique discriminatoire prévu à l’article 14.1 de la Loi qui se lit de la manière suivante :

Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[50]  Comme il l’a été rappelé ma collègue Sophie Marchildon, membre instructrice du Tribunal, dans sa décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) 2015 TCDP 14, aux paragraphes 4 et 5 :

[4] Comme c’est le cas pour d’autres plaintes de discrimination, le fardeau d’établir l’existence de représailles pèse tout d’abord sur les épaules du plaignant, qui doit en fournir une preuve prima facie. C’est-à-dire que le plaignant doit fournir une preuve qui, si l’on y ajoute foi, est complète et suffisante pour qu’il soit justifié de rendre un verdict de représailles de la part de l’intimé contre le plaignant (voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28 [O’Malley]). Si une plainte repose sur un motif de distinction illicite, le plaignant est tenu de démontrer qu’il possède une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination, qu’il a subi un effet préjudiciable et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (voir l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

[5] Cependant, les plaintes de représailles ne sont pas fondées sur un motif de distinction illicite. C’est plutôt une plainte en matière de droits de la personne antérieure du plaignant que l’on substitue au motif de distinction illicite. C’est donc dire que pour établir une preuve prima facie de représailles, le plaignant se doit de montrer qu’il a déposé antérieurement une plainte en matière de droits de la personne en vertu de la LCDP, qu’il a subi un effet préjudiciable par suite du dépôt de sa plainte et que cette dernière a constitué un facteur dans la manifestation de cet effet. 

[51]  Bien que je n’aime pas employer l’expression « preuve prima facie » de discrimination puisque cette expression n’est pas utile voire peut être la source d’incompréhensions dans le droit applicable en matière de discrimination, et ce, comme l’a rappelé mon collègue Susheel Gupta, dans sa décision Emmett c. Agence du Revenu du Canada, 2018 TCDP 23, aux paras. 53 et 54, Mme Simon devra fournir une preuve qui, si l’on y ajoute foi, sera complète et suffisante pour qu’il soit justifié de rendre un verdict de représailles de la part de la Nation contre elle. Elle devra donc démontrer que :

1)  Elle a antérieurement déposé une plainte en matière des droits de la personne en vertu de la Loi;

2)  Elle a subi un effet préjudiciable suivant le dépôt de sa plainte, effet préjudiciable ayant été causé par la Nation ou un de ses agents agissant pour son compte; et finalement

3)  Sa plainte a constitué un facteur dans la manifestation de cet effet préjudiciable.

(voir notamment Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2018 TCDP 2, au para. 12 [Brickner]; Karimi c. Zayo Canada Inc. (anciennement MTS Allstream Inc.), 2017 TCDP 37, au para. 82; Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 18, au para. 6, décision maintenue par la Cour fédérale, Première Nation Millbrook c. Tabor, 2016 CF 894).

[52]  Enfin, quant à savoir si le dépôt de la plainte a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable, le Tribunal a déjà reconnu que la « perception de représailles par un plaignant, pourvu qu’il s’agisse d’une perception raisonnable, peut constituer une preuve suffisante à cet égard (voir Tanner c. Première Nation Gambler, 2015 TCDP 19, au para. 138, qui réfère à Wong c. Banque royale du Canada, 2001 CanLII 8499 (TCDP), aux paras. 218 à 223. Voir également Brickner, précité, au para. 12).

B.  Modification de la plainte initiale afin d’y ajouter un acte de représailles

[53]  En matière de modifications à la plainte initiale et de l’ajout d’actes de représailles lors de l’instruction de la plainte par le Tribunal, ce dernier a récemment rappelé dans sa décision Polhill, précité, le cadre juridique applicable à cet égard. Il est utile de reprendre les paragraphes 13 à 18 de cette décision :

[13] Il faut se rappeler que la plainte originale ne tient pas lieu de plaidoirie (Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, par. 9 [Casler]; voir aussi Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, par. 10 [Gaucher]). De plus, comme il a été expliqué dans l’arrêt Casler  :

[8] […] il faut garder à l’esprit que le dépôt d’une plainte constitue la première étape du processus de résolution des plaintes en vertu de la Loi. …. Comme l’a affirmé le Tribunal au paragraphe 11 de la décision Gaucher, « [i]l est inévitable que de nouveaux faits et de nouvelles circonstances soient souvent révélés au cours de l’enquête. Il s’ensuit que les plaintes sont susceptibles d’être précisées. »

[14] Le Tribunal jouit d’une grande discrétion dans l’instruction de la plainte conformément aux articles 48.9(1), 48.9(2), 49 et 50 de la LCDP. Il a été confirmé à de multiples reprises que le Tribunal détient les pouvoirs de modifier la plainte d’origine dont il a été saisi par la Commission (Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313 aux paragraphes 30, 41, 43).

[15] L’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776, vient également établir les principes généraux guidant le Tribunal relativement aux demandes de modification :

En règle générale, une demande d’amendement déposé devant le Tribunal devrait être autorisée à tout stade de l'action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d'injustice à l'autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu'elle serve les intérêts de la justice (Commission des droits de la personne) c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776 au para. 31, en se référant à Canderel Ltd. c. Canada1993 CanLII 2990 (CAF), [1994] 1 C.F. 3 (C.A.F.)).

(voir aussi Attaran c. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (anciennement Citoyenneté et Immigration Canada), 2017 TCDP 21, par. 16 [Attaran]; Société du musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396), 2006 CF 704, par. 40, 50 [Société du musée]; Gaucher, par. 10).

[16] Par ailleurs, les modifications proposées ne peuvent constituer en elles-mêmes une toute nouvelle plainte qui n’a pas été initialement déférée par la Commission (Société du musée, par. 40, 50. Ces modifications doivent nécessairement être liées en fait ou en droit à la plainte d’origine : c’est ce qu’on appelle l’existence d’un nexus (voir Blodgett v. GE-Hitachi Nuclear Energy Canada Inc., 2013 CHRT 24, par. 16-17; voir également Tran c. l’Agence du revenu du Canada, 2010 TCDP 31, par. 17).

[17] L’ajout d’allégations de représailles s’appuie sur les mêmes guides précédemment énoncés tant dans l’ajout de motifs de distinction illicite que d’actes discriminatoires. Il a été confirmé à plusieurs reprise[sic] qu’il « serait difficile au plan pratique, inefficace et injuste d’exiger que les personnes présentent des allégations de représailles seulement dans le cadre d’une procédure distincte » (voir notamment Kavanagh c. S.C.C. (31 Mai 1999), T505/2298 (T.C.D.P.); Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Procureur général du Canada (Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 TCDP 24, par. 14). Le Tribunal devrait généralement autoriser une modification afin d’y ajouter une allégation de représailles, à moins qu’il soit manifeste et évident qu’une telle demande ne saurait être jugée fondée (voir Virk c. Bell Canada, 2004 TCDP 10, par. 7 [Virk]; voir également Palm c. ILWU Local 500 et al., 2015 TCDP 23, par. 12; Saviye c. Afroglobal Network Inc. et Michael Daramola, 2016 TCDP 18, par. 15 [Saviye]). Le Tribunal doit également veiller à ce que l’intimée ait un préavis suffisant lui permettant de se défendre convenablement et ainsi, éviter de lui causer préjudice (voir notamment Virk, précité, au paragraphe 8 ; voir également Saviye, précité, au paragraphe 17).

[18] Enfin, lorsque le Tribunal doit analyser une demande de modification de la plainte, il ne devrait pas s’engager dans une analyse en profondeur du bien-fondé de ces modifications (voir Bressette c. Conseil de bande de la première nation de Kettle et Stony Point, 2004 TCDP 2, par. 6 [Bressette]). C’est à l’audience que le Tribunal évalue le bien-fondé des allégations et ce, lorsque toutes les parties ont eu l’opportunité pleine et entière de produire leurs éléments de preuve (voir Saviye au paragraphe 19 en se référant à Bressette au paragraphe 8). Leur ajout ne constitue pas en soi une violation de la LCDP : encore faut-il que la plaignante s’acquitte du fardeau de la preuve selon la balance des probabilités. 

V.  Analyse

[54]  Je me permets de rappeler que lorsque le Tribunal analyse une demande de modification de la plainte, notamment afin d’y ajouter un acte de représailles sous l’article 14.1 de la Loi, le membre instructeur ne doit pas s’engager dans une analyse en profondeur du bien-fondé de ces modifications. C’est à l’audience que le membre instructeur se trouve dans une position lui permettant d’analyser et d’évaluer le bien-fondé des allégations, et ce, à la lumière de toute la preuve qui lui sera soumise par les parties, qu’elle soit documentaire ou testimoniale.

[55]  Comme l’a bien mentionné la Commission, à cette étape-ci, même si le Tribunal est en accord avec l’ajout d’un acte de représailles, cela ne constitue pas en soi un verdict en la faveur de la plaignante et qu’il y a effectivement existence d’une violation de la Loi. La plaignante doit encore s’acquitter de son fardeau de la preuve à l’audience, et ce, selon la balance des probabilités.

[56]  Cela étant dit, la plaignante a, en effet, déposé une plainte à la Commission le 11 octobre 2016 en vertu de la Loi. Personne ne conteste effectivement ce fait. De plus, dans ses représentations, je juge que la plaignante a également été en mesure de faire le lien entre le dépôt de sa plainte à la Commission et la conduite alléguée de la Nation ou un de ses agents, plus particulièrement quant au rejet de sa demande de financement pour des études postsecondaires.

[57]  La plaignante a déposé une plainte à la Commission en vertu de la Loi et a, par la suite, déposé une demande de financement pour des études postsecondaires. Elle s’est vue refuser cette demande par la Nation et plus particulièrement, par la Directrice de l’éducation, Mme Sark. Au soutien de sa décision, la Nation invoque les coûts élevés du programme choisi par Mme Simon ainsi que du manque de financement. Il est pertinent d’ajouter que Mme Sark est la sœur de l’actuel Chef de la Nation, M. Francis, dont certaines conduites ainsi que la situation familiale sont alléguées dans la plainte de Mme Simon.

[58]  Sans me prononcer sur le bien-fondé des allégations soumises par les parties, et bien que je juge que les arguments présentés par la Nation éclairent le Tribunal sur certains aspects de l’application de sa Politique, j’estime que Mme Simon a été en mesure de démontrer le lien entre l’acte de représailles allégué ainsi que sa plainte d’origine: les deux s’inscrivent dans un continuum qui émane de la même matrice factuelle.

[59]  Au surplus, je suis d’avis que la plaignante a soulevé des arguments et des questions dans sa réplique et qui demeurent sans réponse. Il faudra nécessairement une certaine administration de la preuve afin que le Tribunal soit en mesure prendre une décision éclairée quant à l’acte de représailles allégué par Mme Simon.

[60]  En conséquence, je suis d’avis que la demande d’ajout d’un acte de représailles déposée par la plaignante, en lien avec son rejet de financement pour études postsecondaires, est soutenable ou défendable. Actuellement, je n’ai pas non plus de preuve qui me démontrerait qu’il est manifeste et évident qu’une telle demande ne saurait être jugée fondée. Conséquemment, je juge qu’il y a effectivement matière à enquête par le Tribunal quant à ce nouvel aspect.

[61]  Je me permets d’ajouter que le dépôt de la requête en ajout d’acte de représailles a été fait en temps opportun. En fait, j’irais plus loin en disant que la requête a été faite au bon moment, c’est-à-dire au tout début des procédures devant le Tribunal. Les parties, incluant l’intimée, auront amplement le temps afin d’adresser les nouvelles allégations soumises par la plaignante en lien avec le présumé acte de représailles. Les parties auront l’occasion pleine et entière de soumettre leurs représentations, d’amender leur exposé des faits, de divulguer la documentation potentiellement pertinente en lien avec cet ajout ainsi que de modifier leur liste de témoins et sommaires de témoignages en conséquence. Ce faisant, j’estime que le préjudice pour l’intimée est minime, voire inexistant, et que cela respecte nécessairement l’équité procédurale.

VI.  Ordonnances

[62]  Pour les motifs exposés précédemment, je rejette la demande incidente de l’intimée de traiter de la requête en irrecevabilité dans un premier temps et j’accorde la requête de la plaignante en ajout d’un acte de représailles en vertu de l’article 14.1 de la Loi, plus précisément en lien avec le rejet de la demande de financement d’études postsecondaires;

[63]  J’autorise, par le fait même, que les parties amendent respectivement leur exposé des faits, leurs listes de documents ainsi que leur liste de témoins et sommaires des témoignages;

[64]  Les parties seront informées par le Registraire, en temps opportun, des délais afin d’amender leur documentation respective.

 

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 29 novembre 2018

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2246/0118

Intitulé de la cause : Cheryl Simon v. Abegweit First Nation

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 29 novembre 2018

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Michelle McCann, pour la plaignante

Brian Smith , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Ryan McCarville, pour l'intimée

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