Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2018 TCDP 1

Date : le 8 janvier 2018

Numéro du dossier : T1248/6007

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Levan Turner

le plaignant

 - et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada

l'intimée

  Décision sur requête

Membre instructeur : Edward P. Lustig

 



I.  Introduction

[1]  L’affaire en l’espèce a été renvoyée au Tribunal en 2007. J’en ai fait l’historique procédural dans ma décision antérieure (2017 TCDP 15). La présente décision concerne une requête présentée par l’intimée visant la production de trois catégories générales de documents :

a)  des documents relatifs à la fréquentation de l’Université de Toronto par le plaignant, en particulier les documents concernant son inscription à l’université et aux cours et les relevés de notes;

b)  des documents relatifs aux activités de bénévolat effectuées par le plaignant à titre de membre du service de police auxiliaire de la région du Grand Toronto;

c)  des documents relatifs à l’inscription au Collège de police de la région du Grand Toronto et au Collège C.O. Bick ainsi qu’à l’inscription aux cours, de même que les relevés de notes et les attestations délivrés par ces établissements;

Les trois demandes de production de documents visent la période allant de 1987 à 1996.

II.  Les observations de l’intimée

[2]  L’intimée soutient que tous les documents demandés sont liés directement à des allégations expressément formulées par le plaignant dans son exposé des précisions. Selon ces allégations, il était mieux qualifié et possédait plus d’expérience que tous les candidats embauchés dans le cadre des processus de sélection concernés (le « processus de Victoria » et le « processus de Vancouver »; collectivement, les « processus de sélection »). L’intimée soutient que les documents font état de l’étendue de la formation et de l’expérience du plaignant et que, par conséquent, ils sont potentiellement pertinents. Il affirme aussi que les documents visés sont pertinents, de façon générale, à la crédibilité du plaignant à titre de témoin.

[3]  Pour étayer son affirmation quant à la pertinence possible des documents, l’intimée s’appuie sur deux passages de l’exposé des précisions du plaignant. Dans le premier passage, le plaignant allègue que, en ce qui concerne le processus de Victoria, [traduction] « […] [t]outes les personnes embauchées par l’intimée […] possédaient moins d’expérience et étaient moins qualifiées que le plaignant ». Dans le deuxième passage, le plaignant allègue que, en ce qui concerne le processus de Vancouver, [traduction] « […] [t]ous possédaient moins d’expérience et étaient moins qualifiés que le plaignant » .

[4]  L’intimée invoque aussi le curriculum vitae fourni par le plaignant dans le cadre de chaque processus de sélection. Il y est indiqué que le plaignant a entrepris des études à l’Université de Toronto, notamment un [traduction] « programme de quatre ans en géographie », qu’il a accumulé [traduction] « plus de 2 000 heures d’expérience policière à titre de bénévole »  auprès du service de police auxiliaire de la région du Grand Toronto (le « service de police auxiliaire »), qu’il a obtenu un diplôme du Collège de police de la région du Grand Toronto (le « Collège de police »), qu’il a obtenu un diplôme dans le cadre d’un programme intitulé [traduction] « Usage de la force à l’échelle provinciale »  du Collège C.O. Bick, et qu’il a suivi une formation relative au harcèlement sexuel.

[5]  L’intimée attire l’attention du Tribunal sur le témoignage du plaignant présenté devant l’ancien président du Tribunal, J. Grant Sinclair, au cours de l’audience relative à sa plainte en 2008-2009. Pendant l’interrogatoire principal, le plaignant a affirmé qu’il lui [traduction] « […] restait un ou deux cours […] » à suivre avant d’obtenir un diplôme en géographie de l’Université de Toronto. En contre-interrogatoire, le plaignant a déclaré que, au cours d’une entrevue dans le cadre du processus de Vancouver, il avait informé les membres du comité de sélection qu’il [traduction] « […] ne lui manquait qu’un ou deux crédits pour obtenir »  un diplôme en [traduction] « urbanisme » .

[6]  L’intimée fait valoir que le placement des candidats retenus dans le cadre des processus de sélection tient compte du degré de pertinence de la formation d’un candidat, et de l’étendue, de la portée ou du type d’expérience liée au poste.

[7]  Selon l’intimée, le principe d’équité exige qu’elle se voie accorder l’occasion d’analyser et de réfuter les allégations du plaignant, soit son argumentation explicite, selon lesquelles il détenait plus d’expérience et était mieux qualifié que tous les candidats retenus. L’intimée souhaite que le plaignant établisse expressément ces allégations, notamment en fournissant une preuve documentaire quant à ses études et à toute formation relative à l’application de la loi qu’il a suivie, ainsi que toute expérience de bénévolat acquise. À ce propos, l’intimée souligne que l’exigence relative à l’expérience dans le cadre des processus de sélection comprenait de l’expérience en matière d’application des lois et des règlements ainsi que dans la collecte de renseignements dans un contexte d’enquête ou dans une situation d’urgence.

[8]  En ce qui concerne les documents liés à la fréquentation de l’Université de Toronto par le plaignant, l’intimée souligne que l’étendue de la formation postsecondaire suivie par le plaignant à cet établissement était intrinsèquement pertinente aux processus de sélection, vu que les candidats étaient classés en fonction de la mesure dans laquelle ils respectaient le critère lié aux [traduction] « Études ».

[9]  Par ailleurs, l’intimée soutient que les documents de l’Université de Toronto sont pertinents à la crédibilité du plaignant comme témoin. En particulier, l’intimée affirme que le curriculum vitae du plaignant est trompeur, parce qu’il donne à penser qu’il a terminé un programme universitaire en géographie alors que ce n’est pas le cas. L’intimée relève aussi une incohérence dans le cadre de l’audience tenue en 2008, entre le témoignage principal du plaignant, selon lequel il ne lui manquait que deux cours pour terminer le programme, et sa déclaration en contre-interrogatoire, selon laquelle il ne lui manquait que deux crédits pour terminer le programme. Enfin, l’intimée soulève des préoccupations quant à la crédibilité découlant de l’affirmation du plaignant selon laquelle il a choisi de ne pas terminer le programme de quatre ans, en dépit du fait qu’il ne lui manquait qu’un ou deux crédits ou cours.

[10]  Quant aux documents concernant les activités de bénévolat du plaignant auprès du service de police auxiliaire, l’intimée soutient que le plaignant a reconnu la pertinence possible de ces documents en produisant certains documents relatifs à ces activités avant le dépôt de la requête, même s’il ne s’agissait que d’un nombre sélectif de documents. L’intimée affirme qu’elle devrait avoir le droit de procéder à un examen plus vaste et exhaustif de l’étendue de l’expérience du plaignant auprès du service de police auxiliaire. Les documents sont pertinents aux exigences relatives à l’expérience dans le cadre des processus de sélection, et il y a lieu de soutenir qu’ils sont pertinents pour étayer l’allégation du plaignant selon laquelle il était mieux qualifié et avait plus d’expérience que tous les candidats embauchés dans le cadre des processus de sélection.

[11]  Pour terminer, en ce qui concerne les documents liés à la fréquentation par le plaignant du Collège de police et du Collège C.O. Bick, l’intimée soutient qu’ils sont pertinents pour étayer la formation du plaignant et son allégation selon laquelle il possédait davantage d’expérience et était mieux qualifié que tout autre candidat sélectionné. L’intimée réitère que les critères de sélection des candidats comprenaient la pertinence de la formation et l’étendue,  la portée ou le type des expériences liées au poste.

III.  Les observations du plaignant

[12]  Le plaignant s’oppose à la requête de production de documents. Selon lui, les documents visés ne sont pas pertinents à la plainte, pourraient être inexistants et ne sont pas utiles à l’étape actuelle des procédures pour apprécier sa crédibilité comme témoin. Il souligne que les membres des comités de sélection, qui ont évalué initialement ses qualifications, n’ont pas jugé bon de demander les documents qui font maintenant l’objet d’une requête par l’intimée, de nombreuses années après le dépôt de la plainte et la tenue de deux audiences sur son bien-fondé par le Tribunal. Le plaignant est d’avis que les documents n’étaient pas pertinents aux processus de sélection menés à l’époque, et qu’ils ne le sont pas davantage actuellement pour établir s’il était aussi qualifié que les candidats retenus pour occuper le poste.

[13]  L’allégation du plaignant selon laquelle il était mieux qualifié que les candidats retenus était fondée sur l’expérience qu’il avait acquise dans le cadre d’une série de nominations pour une période déterminée dans le même poste et pour lesquelles il avait reçu des évaluations du rendement favorables. Son affirmation selon laquelle il était plus qualifié n’était pas fondée sur sa formation universitaire en géographie ni sur son expérience à titre de bénévole. En conséquence, le plaignant affirme que les documents faisant l’objet de la requête ne sont pas pertinents pour établir l’étendue de sa formation et de son expérience, lesquelles sont en cause dans les processus de sélection. Le plaignant est d’avis que la requête de l’intimée tient de la conjecture et équivaut à une partie de pêche.

[14]  Le plaignant se reporte aux notes des membres du comité de sélection dans le cadre du processus de Victoria, mentionnant que ceux-ci savaient qu’il avait participé à des activités bénévoles au sein du service de police auxiliaire. Toutefois, rien ne montre que les membres du comité de sélection ont demandé au plaignant des documents à l’appui de ces activités bénévoles, de sa formation relative aux postes occupés à titre bénévole ou de sa formation postsecondaire. L’intimée n’a pas soutenu que les membres des comités de sélection avaient demandé ces renseignements dans le cadre de l’évaluation de la candidature du plaignant.

[15]  Le plaignant renvoie au processus de Vancouver, au cours duquel il n’y a aucune indication démontrant que, dans le cadre de l’évaluation de sa candidature, l’intimée lui a demandé des documents à l’appui de ses activités à titre de bénévole, de ses attestations ou de sa formation postsecondaire.

[16]  Le plaignant confirme que, avant le dépôt de la requête, il a divulgué des documents supplémentaires qui étaient en sa possession concernant ses activités à titre de bénévole.

[17]  Le plaignant soutient que les membres des comités de sélection qui ont évalué ses compétences auraient pu demander des documents à l’appui de sa formation et de ses activités comme bénévole. À son avis, il est révélateur, et guère étonnant, qu’aucun des membres des comités de sélection ne lui ait demandé de fournir ces informations. S’ils avaient jugé ces renseignements pertinents pour évaluer ses compétences, les membres des comités de sélection les auraient demandés dès le départ.

[18]  Renchérissant son allégation qu’il était mieux qualifié que les candidats retenus, le plaignant précise qu’elle est fondée sur l’expérience qu’il a acquise en cours d’emploi, après avoir occupé cinq postes à durée déterminée entre 1998 et 2003. Au cours de cette période, il a effectué toutes les tâches d’un inspecteur des douanes, suivi des formations et reçu des évaluations du rendement favorables.

[19]  Le plaignant maintient que son curriculum vitae est transparent quant au fait qu’il n’a pas obtenu de diplôme en géographie de l’Université de Toronto. Il propose de soumettre cette question à un contre-interrogatoire si l’intimée a des préoccupations quant à l’exhaustivité de son curriculum vitae.

[20]  En ce qui concerne les documents relatifs à sa formation au Collège de police et au Collège C.O. Bick, le plaignant soutient que rien ne montre que les membres du comité de sélection ont tenu compte de ces renseignements dans l’évaluation de ses qualifications.

[21]  Pour terminer, en ce qui concerne les documents relatifs à son expérience acquise au sein du service de police auxiliaire, le plaignant affirme que le fait qu’aucun membre des comités de sélection n’ait tenté de confirmer cette expérience témoigne du fait qu’elle n’est pas pertinente aux critères en matière d’expérience auxquels devait répondre le plaignant.

IV.  Les observations en réplique

[22]  L’intimée affirme que la pertinence des documents faisant l’objet du litige est définie en fonction des plaidoiries formelles en soi plutôt que par l’interprétation de celles-ci. Il demeure que le plaignant a, de façon générale,  fait valoir que tous les candidats retenus possédaient moins d’expérience et étaient moins qualifiés que lui, et que l’intimée devrait avoir l’occasion d’examiner de façon exhaustive son expérience ainsi que ses qualifications.

[23]  L’intimée mentionne que, neuf ans après la première audience de la présente affaire, où le plaignant a divulgué certains documents concernant ses activités de bénévolat auprès du service de police auxiliaire, ce dernier a déclaré dans la lettre d’accompagnement qu’il s’appuierait peut-être sur cette divulgation tardive. Ce faisant, le plaignant a reconnu de facto la pertinence de cette catégorie de documents. De plus, en contre-interrogatoire principal, le plaignant a lui-même présenté des éléments de preuve concernant son expérience auprès du service de police auxiliaire. L’intimée devrait avoir droit à une communication intégrale des documents qui y sont liés. Ces documents sont aussi pertinents quant à la crédibilité du plaignant comme témoin.

[24]  L’intimée attire l’attention sur une note prise par l’un des membres du comité de sélection dans le cadre du processus de Victoria qui mentionne que le plaignant a embelli les faits pendant son entrevue; au départ, il a mentionné aux membres du comité qu’il était un agent de police et n’a précisé que plus tard qu’il était un bénévole du service de police auxiliaire.

[25]  L’intimée est d’avis que le plaignant ne peut soutenir de façon crédible que le contenu des documents demandés le surprendrait ou le prendrait au dépourvu; le plaignant connaît déjà le contenu des documents.

[26]  L’intimée affirme que le moment choisi pour déposer sa demande de production de documents n’est pas déraisonnable, étant donné que le dossier contenant les éléments de preuve de l’instance a été fermé entre la fin de la première audience, en 2008‑2009, et l’ordonnance rendue par le Tribunal,  le 26 mai 2017, exigeant la tenue d’une nouvelle audience.

V.  Le cadre juridique

[27]  Le point de départ d’une discussion relative à la divulgation préalable à l’audience et aux obligations de divulgation se trouve au paragraphe 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., chap. H-6 (la « LCDP »), qui prévoit que le membre instructeur « […] donne [aux parties] la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations ».

[28]  Le Tribunal a jugé que, pour qu’une partie ait la possibilité de répondre à tout élément de preuve préjudiciable à sa cause, il faut que les renseignements pertinents qui sont en la possession ou sous le contrôle de la partie adverse lui soient communiqués de façon pleine et entière (Palm c. ILWU Local 500 et al, 2012 TCDP 11, au paragraphe 9).

[29]  Les Règles de procédure du Tribunal (en ligne : <http://www.chrt-tcdp.gc.ca/procedures/rules-of-procedure-fr.html>) abordent ces objectifs à l’alinéa 6(1)d) et aux paragraphes 6(4) et 6(5) :

6(1) Chaque partie doit signifier et déposer dans le délai fixé par le membre instructeur un exposé des précisions indiquant :

[…]

d. les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels aucun privilège de non-divulgation n’est invoqué – et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties en vertu de cette règle;

6(4) Si une partie a fait mention d’un document conformément à l’alinéa 6(1)d), elle doit en fournir une copie à toutes les autres parties. Elle ne dépose pas le document au greffe.

6(5) Une partie doit divulguer et produire les documents supplémentaires nécessaires

a. si de nouveaux faits ou de nouvelles questions ou formes de redressement sont soulevés dans l’exposé des précisions ou la réplique d’une autre partie; ou

b. si elle constate qu’elle ne s’est pas conformée correctement ou complètement aux alinéas 6(1)d) [] ou aux paragraphes [] 6(4).

[30]  En cas de litige concernant la question de savoir si un document est visé par l’article 6 des Règles de procédure, il faut tenir compte du concept de la pertinence possible : il doit exister un lien rationnel entre les documents demandés et les questions en jeu. De plus, la demande ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une partie de pêche. Pour terminer, la description des documents ne devrait pas être trop large ou trop générale et devrait être identifiée de façon minutieuse (Guay c. Canada, 2004 TCDP 34, paragr. 42 et 43).

[31]  La norme de la pertinence possible des renseignements n’est pas particulièrement élevée. Il doit y avoir une certaine pertinence, et la partie qui demande la production des renseignements ou des documents doit montrer qu’il existe un lien entre les renseignements ou les documents demandés et les questions en litige. Il doit s’agir de documents probants qui pourraient être pertinents à l’égard d’une question à trancher. Le but est d’empêcher qu’on se lance dans des demandes de production qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires (Guay, précitée, au paragraphe 44).

[32]  Le Tribunal a exigé qu’une partie établisse que la divulgation du document sera utile, est appropriée, est susceptible de faire progresser le débat et repose sur un objectif acceptable qu’il cherche à atteindre dans le dossier, et que le document se rapporte au litige (SCEP c. Bell Canada, 2005 TCDP 34, au paragraphe 11).

[33]  Dans Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 42, le Tribunal a réitéré que le seuil quant à la pertinence alléguée était peu élevé et que la tendance était maintenant orientée vers une plus grande, et non une moins grande, communication. Toutefois, il a aussi répété qu’il était important que la demande de communication n’équivaille pas à une expédition de pêche (paragraphe 11). Dans sa décision, le Tribunal a aussi précisé que les parties n’avaient pas à créer des documents aux fins de communication (paragraphe 17).

[34]  Dans Warman c Bahr, 2006 TCDP 18, le Tribunal a déclaré ce qui suit :

[7] La première étape lorsque l’on tranche la question de savoir si on peut soutenir qu’un document est pertinent consiste à établir les faits qui sont en litige dans l’affaire. La question à poser est la suivante : Quels sont les faits à démontrer pour établir la cause ou se défendre devant le Tribunal?

[…]

[9] [] La question de la pertinence des documents doit être tranchée au cas par cas, compte tenu des questions soulevées dans chaque affaire […]

[35]  Le droit d’une partie d’obtenir les documents qui pourraient être pertinents ne signifie pas que ces documents seront admis en preuve ou qu’on leur accordera une importance significative (Association des employé(e)s de télécommunication du Manitoba inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28, au paragraphe 4).

VI.  Analyse

[36]  L’examen de la jurisprudence citée précédemment montre que l’appréciation de la demande de divulgation en l’espèce aborde les questions que le Tribunal doit trancher : Essentiellement, la question de savoir quels faits il faut prouver pour soutenir ou réfuter la cause devant le Tribunal.

[37]  Comme il a été mentionné dans ma décision précédente, selon les allégations au cœur de la présente affaire, l’intimée, dans le cadre de deux concours d’embauche (ou processus de sélection), a commis des actes discriminatoires à l’endroit du plaignant, au sens de l’article 7, qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, l’âge ou une déficience perçue attribuable à l’obésité.

[38]  Il semble maintenant bien reconnu que, pour étayer de telles allégations, le plaignant doit établir ce qui suit :

a)  il possède une ou plusieurs caractéristiques protégées par la LCDP contre la discrimination;

b)  il a subi un effet préjudiciable relativement aux processus de sélection;

c)  une ou plusieurs caractéristiques protégées ont constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

(Stewart c. Elk Valley Coal Corp, 2017 CSC 30, au paragraphe 24)

[39]  Au bout du compte, l’analyse qui précède fait en sorte que le Tribunal doit examiner les processus de prise de décisions des entités chargées de mener les processus de sélection, en l’occurrence, les comités de sélection. En d’autres mots, s’il possédait des caractéristiques protégées, le plaignant a-t-il subi un effet préjudiciable découlant des gestes et des décisions des comités de sélection et, le cas échéant, les caractéristiques protégées constituaient-elles un facteur lié aux gestes et aux décisions des membres des comités de sélection?

[40]  Dans le cadre de la présente analyse, le Tribunal n’a pas, à proprement parler, à évaluer l’expérience et les qualifications du plaignant en termes absolus, ni même à les comparer à celles des autres candidats. Le Tribunal n’agit pas à titre de comité de sélection ni n’exerce de compétence en matière d’appel à l’égard de décisions prises par de tels comités (voir Turner c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 2, au paragraphe 70). Le Tribunal doit plutôt apprécier le processus de prise de décisions du comité de sélection afin d’établir si les caractéristiques protégées du plaignant, ou une combinaison de celles‑ci, ont joué un rôle dans ce processus de décision.

[41]  Selon cette perspective, les documents potentiellement pertinents correspondraient à ceux dont disposaient les comités de sélection, à tout document faisant état de demandes de renseignements supplémentaires présentées par les comités de sélection et à tout document supplémentaire fourni en réponse à ces demandes.

[42]  Toutefois, l’intimée ne soutient pas que les documents demandés contiennent des renseignements qui correspondent à ces catégories. L’intimée s’appuie plutôt de façon importante sur les affirmations du plaignant dans son exposé des précisions selon lesquelles il était plus qualifié que tout autre candidat retenu dans le cadre des processus de sélection.

[43]  L’analyse du texte des allégations contenues dans l’exposé des précisions d’une partie est sans aucun doute d’une grande utilité pour cerner les questions à trancher et, en conséquence, établir quels documents potentiellement pertinents doivent être produits. Toutefois, comme le démontre la jurisprudence du Tribunal, l’existence d’un lien rationnel entre les documents demandés et les questions soulevées par les parties ne constitue pas toujours le seul facteur servant à établir si les documents doivent être produits.

[44]  Les membres du Tribunal se sont aussi demandé si les demandes de production de documents reposaient sur des motifs spéculatifs, fantaisistes, perturbateurs, mal fondés, obstructionnistes et dilatoires. Par ailleurs, ils ont cherché à savoir si la divulgation de documents serait utile, appropriée, susceptible de faire progresser le débat et si elle reposait sur un objectif acceptable à atteindre dans le dossier. Plus récemment, le Tribunal a reconnu qu’il pouvait refuser d’ordonner la divulgation de documents lorsque la valeur probante de ces éléments de preuve ne l’emportait pas sur leur effet préjudiciable sur l’instance (Brickner c. Canada, 2017 TCDP 28, au paragraphe 8).

[45]  Il ne s’agit pas de prêter des motifs inappropriés à l’intimée, ou au plaignant, qui a apparemment acquiescé à une des demandes de production de documents de l’intimée et mentionné qu’il s’appuierait peut-être sur ces documents à l’audience.

[46]  Il s’agit simplement de souligner le principe selon lequel le Tribunal, en raison de son devoir de veiller à ce que l’instance reste axée sur les questions clés qui lui sont soumises, doit, dans certaines circonstances, restreindre la définition qu’ont les parties de la pertinence possible. Le Tribunal s’acquitte de cette obligation en faisant preuve de pragmatisme et de respect à l’égard du droit de se faire entendre ainsi qu’en s’appuyant sur son propre examen minutieux de ce que chaque partie doit établir afin de faire valoir ou de réfuter la cause.

[47]  En plus d’affirmer que les documents demandés serviraient à vérifier l’allégation du plaignant selon laquelle il était plus qualifié que les candidats sélectionnés, l’intimée a aussi soutenu que certains d’entre eux pourraient être potentiellement pertinents à la crédibilité du plaignant. En particulier, l’intimée a cerné des incohérences alléguées entre les qualifications du plaignant relatives à l’éducation figurant dans son curriculum vitae et son témoignage durant l’audience initiale de 2008 sur la plainte. Par ailleurs, l’intimée souhaite que les documents soient produits afin d’examiner ou approfondir une observation formulée par un membre d’un des comités de sélection voulant que le plaignant ait embelli des faits pendant son entrevue.

[48]  L’intimée a certainement le droit d’examiner et de mettre en cause la crédibilité du plaignant au cours de l’audience prochaine, en contre-interrogatoire ou autrement. Par ailleurs, la transcription du témoignage assermenté fourni lors de l’audience initiale pourrait même faciliter la tâche de l’intimée. Toutefois, si le besoin d’examiner la crédibilité constituait un motif suffisant en soi pour fonder une demande de production de documents visant à étayer chaque fait allégué par un témoin, peu importe s’il s’agit de questions secondaires, l’instruction de la plainte devant le Tribunal pourrait être indûment prolongée. Il s’agit d’une préoccupation particulière en l’espèce, vu que le renvoi de la plainte pour instruction remonte à plus de 10 ans. Le fait que de tierces parties pourraient être en possession de certains des documents demandés, bien qu’il ne s’agisse pas d’un obstacle insurmontable, n’accélérera en rien la préparation en vue de l’audience.

[49]  Le Tribunal est préoccupé par les renseignements dont disposaient les comités de sélection et par toute conclusion qu’ils ont tirée à propos des qualifications et des aptitudes du plaignant, à partir de leurs échanges et interactions avec lui. Toutefois, la production de documents sans rapport avec le sujet afin d’établir que le plaignant n’a pas été tout à fait franc dans le cadre des processus de sélection ne nous éclaire pas à cet égard. Cela n’aide pas non plus le Tribunal à établir si une ou plusieurs caractéristiques protégées du plaignant ont joué un rôle dans les résultats des processus de sélection.

VII.  Ordonnance

[50]  Pour tous les motifs énoncés ci-dessus, la requête de l’intimée est rejetée.

Signé par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 4 janvier 2018

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1248/6007

Intitulé de la cause : Levan Turner c. Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 4 janvier 2018

Requête jugée sur dossier sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

David Yazbeck, pour le plaignant

Graham Stark, pour l'intimée

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