Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2018 TCDP 16

Date : le 8 juin 2018

Numéro du dossier : T2154/2816

Entre :

Mohamed Nur

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I.  Contexte de la demande en divulgation

[1]  Le 28 juillet 2015, M. Mohamed Nur (le plainant) a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (la compagnie ou l’intimée) alléguant avoir été discriminé dans son emploi, et ce, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne des droits de la personne (LCDP). Plus précisément, le plaignant prétend que la compagnie a refusé de continuer de l’employer et qu’elle l’a défavorisé en cours d’emploi en raison de sa race, son origine nationale ou ethnique, sa couleur ainsi que sa déficience (dépendance à l’alcool ou la perception d’une dépendance à l’alcool). La Commission a référé la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal) pour son instruction, le 20 juin 2016. Considérant la nature de la présente décision sur requête, le Tribunal estime qu’il n’est pas nécessaire de détailler la plainte dans son entièreté et le présent résumé est suffisant afin de bien en comprendre les motifs de sa décision.

[2]  Le 27 septembre 2017, le Tribunal est saisi d’une demande en divulgation de la part de la Commission lui demandant d’ordonner à l’intimée de divulguer plusieurs données sur ses employés. Le plaignant, qui n’est pas représenté par avocat, n’a pas déposé de représentations écrites, mais a transmis un courriel indiquant qu’il est en accord avec la demande présentée par la Commission.

[3]  Suite à la révision des représentations soumises par les parties, le Tribunal a estimé que celles-ci n’étaient pas suffisantes afin de rendre une décision sur la demande en divulgation. Conséquemment, le Tribunal a convoqué un appel conférence le 17 janvier 2018 où les parties ont eu l’opportunité d’éclairer le Tribunal et de faire des représentations orales. Encore une fois, les informations communiquées par les parties étaient insuffisantes. Le Tribunal a donc demandé à l’intimée de soumettre des représentations écrites supplémentaires, et les parties ont eu l’opportunité de déposer une réplique.

[4]  Dans ces précisions, l’intimée a omis de transmettre certaines informations demandées par le Tribunal notamment le nombre d’employés qui travaillent en Alberta et à Edmonton et pour chacun, le pourcentage approximatif d’employés-cadres. Ces informations étaient essentielles et justifiaient, à nouveau, d’envoyer une demande à l’intimée afin qu’elles fournissent ces données.

[5]  Finalement, suivant la réception de ces dernières informations à la fin du mois de février 2018, le Tribunal a demandé à l’intimée de simuler une collecte de données dans un nombre limité de dossiers d’employés et d’estimer le temps nécessaire pour effectuer ces démarches. Le 27 mars 2018, l’intimée a transmis une réponse détaillée aux demandes du Tribunal. Le 28 mars 2018, la Commission a déposé une réplique et le jour suivant, M. Nur a également soumis une très brève réponse par courriel.

[6]  Suite aux précisions apportées par les parties, le Tribunal est maintenant satisfait et suffisamment éclairé afin de rendre sa décision sur la demande en divulgation déposée par la Commission. La question en litige est celle de savoir si le Tribunal devrait ordonner à l’intimée de divulguer les informations demandées par la Commission.

II.  Position des parties

[7]  Sans entrer dans tous les détails des représentations des parties et dans un souci de concision, le Tribunal se permet, à cette étape-ci, de résumer les points jugés importants de la position des parties.

[8]  Dans ses représentations, la Commission  demande précisément la divulgation des informations suivantes :

  1. Les informations concernant les employés de la compagnie, au Canada, dont leur emploi n’a pas pris fin malgré l’existence d’un incident relatif à la consommation d’alcool ou de drogue en milieu de travail et les informations sur les caractéristiques de ces employés en comparaison des caractéristiques du plaignant (qui est Somalien et noir) et ce, depuis la mise en vigueur des politiques de la compagnie en la matière. La Commission demande également à CCFNC de transmettre les sommaires de ces incidents relatifs à la consommation d’alcool ou de drogue ainsi que les mesures disciplinaires ayant été prises par l’intimée.
  2. Les informations concernant les employés de la compagnie, au Canada, dont leur emploi a pris fin considérant l’existence d’un incident relatif à la consommation d’alcool ou de drogue en milieu de travail et les informations sur les caractéristiques de ces employés en comparaison des caractéristiques du plaignant (qui est Somalien et noir) et ce, depuis la mise en vigueur des politiques de la compagnie en la matière. La Commission demande également à CCFNC de transmettre les sommaires de ces incidents relatifs à la consommation d’alcool ou de drogue ainsi que les mesures disciplinaires ayant été prises par l’intimée.
  3. Tous les documents relatifs aux formations qui sont données par la compagnie concernant ses politiques et les critères à suivre dans l’application de celles-ci;
  4. Tous les courriels que possède l’intimée et qui réfèrent à M. Nur, depuis le 30 juin 2015;
  5. Toute séquence vidéo de l’altercation entre le plaignant et un autre employé de la compagnie dont la Commission fait référence dans son exposé des faits au paragraphe 25.

[9]   Quant aux demandes des paragraphes a. et b., la Commission avait initialement demandé la divulgation complète des informations des employés, et ce, pour tout le Canada. Avec ces données, la Commission espère effectuer une analyse comparative entre le traitement qu’a subi le plaignant par l’intimée en lien avec les incidents relatif à la consommation d’alcool et de drogues en milieu de travail et le traitement des autres employés qui ne partage pas les mêmes caractéristiques personnelles que le plaignant.

[10]  La Commission a ensuite indiqué au Tribunal que s’il juge que la demande est trop large, celle-ci pourrait être limitée et ne viser que la divulgation des informations relatives aux employés ayant été impliqués dans des incidents relatifs à la consommation de drogue ou d’alcool en milieu de travail. Les caractéristiques personnelles pourraient être omises. Finalement, elle précise que si le Tribunal estime que la demande est toujours trop large, l’étendue géographique de la divulgation pourrait être circonscrite et ne concerner que les régions des Prairies (notamment Manitoba, Saskatchewan et Alberta).

[11]  Comme indiqué précédemment, M. Nur est en accord avec la demande de la Commission et n’a pas soumis de représentations additionnelles.

[12]  L’intimée, quant à elle, précise qu’elle admet que le matériel relatif aux formations de la compagnie et de ses employés quant à ses politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail est potentiellement pertinent et consent, d’emblée, à les divulguer. Elle précise toutefois qu’elle ne détient aucun matériel précis quant aux critères d’application desdites politiques. Quant aux courriels relatifs à M. Nur depuis le 30 juin 2015, l’intimée affirme qu’elle a déjà distribué tout le matériel qui était en sa possession.

[13]  Étant donné que l’intimé a déclaré avoir divulgué tous documents pertinents pour la demande de la Commission aux paragraphes c. et d. et que la Commission n’a pas demandé de documents additionnels dans sa réplique, il n’est pas nécessaire pour le Tribunal d’élaborer davantage sur ces points de la demande en divulgation.

[14]  L’intimée s’oppose à la demande en divulgation de la séquence vidéo. D’une part, elle allègue que la Commission n’a pas été assez précise dans sa demande en divulgation et n’a pas fourni les fondements nécessaires afin d’établir l’existence d’une telle vidéo. De plus, elle allègue que la demande est purement spéculative, d’autant plus qu’elle n’a aucune connaissance de l’incident en question.

[15]   Quant aux informations demandées par la Commission aux paragraphes a. et b., elle affirme que la demande de la Commission est beaucoup trop large, spéculative et s’apparente à une expédition de pêche. Selon l’intimée, les informations qui sont demandées ne sont pas pertinentes aux questions soulevées par la plainte de M. Nur. De plus, elle soumet que d’effectuer une telle divulgation entrainerait, pour elle, une recherche onéreuse, large et lourde. Finalement, elle argumente que les informations recherchées par la Commission, et tel que formulé dans sa demande, ne peuvent être recueillies et divulguées. Plus précisément, l’intimée allègue qu’elle ne collecte pas de données sur ces employés relativement à leurs caractéristiques personnelles.

[16]  Dans sa réplique, la Commission a précisé qu’elle croit effectivement que les informations demandées sont pertinentes aux questions soulevées par la plainte de M. Nur. À nouveau, elle estime qu’il ne serait pas déraisonnable d’ordonner à l’intimée de fournir les informations qu’elle recherche, et ce, à l’échelle nationale. Cependant, elle propose de limiter l’étendue de sa demande si le Tribunal la juge encore trop large. Par exemple, elle serait satisfaite d’obtenir les informations, à l’égard des employés syndiqués et employés-cadres de la compagnie pour les années 2014 et 2015, de l’application des politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail. Finalement, suivant l’appel conférence tenue avec les parties et aux demandes additionnelles sollicitées par le Tribunal, l’intimée a été en mesure d’apporter plusieurs précisions additionnelles et primordiales notamment  quant à la gestion et le stockage des dossiers électroniques des employés, les données contenues dans les dossiers, les recherches qui peuvent être accomplis ainsi que le fardeau afin de collecter et divulguer les données demandées. Au surplus, l’intimée a éclairé le Tribunal sur le nombre d’employés qui travaillaient pour la compagnie en 2014 dans la province de l’Alberta ainsi que le pourcentage approximatif des employés-cadres dans cette même année. Enfin, elle a également pu simuler une collecte de données pour un nombre d’employés limités et estimer le temps nécessaire pour effectuer une telle démarche. Cependant, l’intimée a affirmé que ces données excluent celles collectées avant 1999 ainsi que toutes données qui pourraient se retrouver dans les dossiers médicaux des employés puisque le département des ressources humaines n’a pas accès à ces dossiers. Ce faisant, une seconde révision de ces dossiers sera également nécessaire afin de collecter les données recherchées.

[17]  Suivant les précisions de l’intimée, la Commission a déposé une réplique qui modifie et limite davantage sa demande en divulgation. En fait, la Commission semble soucieuse du temps nécessaire afin de collecter les données par l’intimée et en ce sens, elle veut éviter de prolonger indument la procédure en cours. Elle a donc offert une alternative à sa demande de divulgation initiale. Plus spécifiquement, la Commission demande à l’intimée de divulguer les informations concernant uniquement les employés-cadres à Edmonton, pour l’année 2014. De plus, elle suggère de réduire davantage la portée de la recherche et propose de traiter les employés dont la première lettre des noms se situe entre les lettres A et M. Ce faisant, elle estime que l’intimée ne devra traiter que la moitié des dossiers des employés-cadres. Enfin, M. Nur a répliqué que l’intimée doit fournir les informations recherchées, sans toutefois offrir d’alternative. 

III.  Le droit

[18]  Le Tribunal s’est penché à de multiples reprises et a rendu une multitude de décisions sur requête en matière de divulgation. Dans un souci de concision, le Tribunal se réfère à la récente décision Malenfant c. Vidéotron s.e.n.c., 2017 TCDP 11 (CanLII) aux paragraphes 25 à 29 et 36 qui reprend succinctement le droit applicable en la matière :

[25] Chaque partie a le droit à une audition pleine et entière. À cet effet, la LCDP prévoit au para. 50(1) que :

50(1) Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations. [Le Tribunal souligne]

[26] Ce droit inclut la divulgation des éléments pertinents dont les autres parties ont en leur possession ou sous leur contrôle (Guay c. Gendarmerie royale du Canada, 2004 TCDP 34, para. 40). Les Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles) prescrivent à la règle 6(1) et plus précisément aux paras. (d) et (e) que :

6(1) Chaque partie doit signifier et déposer dans le délai fixé par le membre instructeur un exposé des précisions indiquant :

[…]

d) les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels aucun privilège de non-divulgation n’est invoqué – et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties en vertu de cette règle;

e) les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels un privilège de non-divulgation est invoqué – et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties en vertu de cette règle;

[…]

[Le Tribunal souligne]

[27] En matière de divulgation, le Tribunal a déjà statué à plusieurs reprises que le principe directeur est celui de la pertinence probable ou possible (Bushey c. Sharma, 2003 TCDP 5 et Hughes c. Transport Canada, 2012 TCDP 26. Voir subsidiairement Guay, précitée; Day c. Ministère de la défense nationale et Hortie, 2002 CanLII 61833 Warman c. Bahr, 2006 TDCP 18; Seeley c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2013 TCDP 18). Le Tribunal rappelle que les parties ont l’obligation de divulguer les documents potentiellement pertinents qu’elles ont en leur possession (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 42, para. 17).

[28] Afin de démontrer que des documents ou informations sont pertinents, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien rationnel entre ceux-ci et les questions soulevés en l’occurrence (Warman, précitée,para. 6. Voir notamment Guay, précitée, para. 42; Hughes, précitée, para. 28; Seeley, précitée, para. 6). La pertinence s’évalue au cas par cas, en tenant compte des questions soulevées dans chaque situation (Warman, précitée, para. 9. Voir aussi Seeley, précitée, para. 6). Le Tribunal rappelle que le seuil de la pertinence potentielle est peu élevé et la tendance actuelle se veut à plus de divulgation que moins (Warman, précitée, para. 6. Voir également Rai c. Gendarmerie Royale du Canada, 2013 TCDP 36 para. 18). Bien entendu, la divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une partie de pêche (Guay, précitée, para. 43).

[29] Le Tribunal rappelle que le stade de la production des documents est différent du stade de leur admissibilité en preuve à l’audition. Par le fait même, la pertinence est une notion distincte. Comme l’indique le Membre Michel Doucet, dans la décision Association des employé(e)s des télécommunications du Manitoba Inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28 (ci-après AETM), au para. 4 :

[4] …La production de documents est assujettie au critère de la pertinence potentielle, qui n'est pas un critère très exigeant. Il doit y avoir une certaine pertinence entre le document ou les renseignements demandés et la question en litige. Il ne fait aucun doute qu'il est dans l'intérêt public de veiller à ce que tous les éléments de preuve pertinents soient disponibles dans le cadre d'une affaire comme celle en l'espèce. Une partie a le droit d'obtenir les renseignements ou les documents qui sont pertinents quant à l'affaire ou qui pourraient l'être. Cela ne veut pas dire que ces documents ou renseignements seront admis en preuve ou qu'on leur accordera une importance significative.

[…]

[36] Finalement, je rappelle aux parties que l’obligation de divulguer les documents concerne les documents qu’elles ont en leur possession. Conséquemment, l’obligation ne s’étend pas à la création de documents à des fins de divulgation (Gaucher, précité, para. 17). […]

[19]  Comme l’a rappelé la Cour suprême dans sa décision Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560 (Prassad), il est bien reconnu que les tribunaux administratifs sont maîtres chez eux. Ce faisant, les tribunaux administratifs ne sont pas nécessairement guidé par les mêmes principes que les cours de justices en ce qui concerne l’administration de la preuve et relève plutôt du pouvoir discrétionnaire du membre instructeur. C’est à lui que revient la tâche de déterminer si des éléments de preuve doivent être admis ou exclus. Néanmoins, ces pouvoirs ne sont pas illimités et le membre se doit de respecter sa loi habilitante ainsi que les règlements du tribunal administratif (voir Vancouver Airport Authority v. Commissionner of Competition, 2018 FCA 24 (Vancouver Airport Authority), para 30). Il sera également guidé par les principes découlant de la Common Law, des principes de justice naturelle ainsi que de l’équité procédurale. Le Tribunal a tout récemment énoncé, dans sa décision Brickner c. la Gendarmerie royale du Canada, 2.017 TCDP 28 (CanLII) [Brickner] que :

[8] Le Tribunal a déjà reconnu dans ses décisions antérieures qu’il peut refuser d’ordonner la divulgation d’éléments de preuve lorsque la valeur probante de ces éléments de preuve ne l’emporte pas sur leur effet préjudiciable sur l’instance. Le Tribunal doit notamment faire preuve de prudence avant d’ordonner une perquisition lorsque cela obligerait une partie ou une personne étrangère au litige à se soumettre à une recherche onéreuse et fort étendue de documentation, surtout lorsque le fait d’ordonner la divulgation risquerait d’entrainer un retard important dans l’instruction de la plainte ou lorsque les documents ne se rapportent qu’à une question secondaire plutôt qu’aux principales questions en litige (voir Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22, au paragraphe 4; Seeley, au paragraphe 7; voir aussi R. c. Seaboyer [1991] 2 R.C.S. 577, aux pages 609 à 611).

[9] Il convient également de souligner que la divulgation de renseignements potentiellement pertinents ne veut pas dire que ces renseignements seront admis en preuve lors de l’audition de l’affaire ou qu’on leur accordera une importance significative au cours du processus décisionnel (voir Association des employé(e)s de télécommunication du Manitoba inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28, au paragraphe 4).

(Voir aussi la décision de la Cour Fédérale d’Appel, Vancouver Airport Authority, aux paras. 29 et 30)

[20]  Tel qu’explicité dans Brickner, d’autres considérations pourraient être prises en considération afin de limiter la divulgation notamment les délais importants occasionnés par la demande en divulgation, les coûts et l’étendue d’une telle recherche ou lorsque les éléments de preuve demandés touchent une question secondaire au litige.

IV.  L’analyse

A.  Les données sur les employés

[21]  Tout d’abord, il est clair pour le Tribunal, et ce, suivant les représentations de l’intimée que cette dernière possède plusieurs informations sur ses employés. L’intimée maintient et consigne différentes informations concernant les employés dans un système central unifié des employés en Amérique du Nord. Ces informations incluent notamment le nom, adresse, âge, numéro d’employé, titre d’emploi, le salaire, l’emplacement de travail, etc. Ce système central peut faire l’objet d’une recherche et être trié selon différentes données spécifiques recherchées. Par exemple, les employés peuvent être triés selon leur établissement de travail, de même que par leur province.

[22]  Toutefois, l’intimée ne conserve aucune donnée spécifique sur ces employés concernant leur origine nationale ou ethnique, leur couleur ou leur race. Si un employé s’est volontairement déclaré comme faisant partie d’une minorité visible, ces informations ne sont pas incluses dans le système centralisé ni dans le dossier de l’employé : ces données sont compilées spécifiquement à des fins statistiques en matière de diversité pour le gouvernement fédéral.

[23]  L’intimée a également expliqué qu’au-delà du système central,  les types de dossiers qui sont conservés par la compagnie diffèrent si l’employé est syndiqué ou si l’employé est cadre. Dans le cas des employés syndiqués, leur dossier disciplinaire est conservé dans un système centralisé des dossiers disciplinaires. Encore une fois, il est possible d’effectuer une recherche et un tri dans ce système, et ce, selon différentes données telles que le nom de l’employé, la nature de l’offense, les mesures disciplinaires imposées ou si l’employé a été congédié. L’intimée précise que le système des dossiers disciplinaires n’inclut pas toutes les mesures disciplinaires prises à l’égard des employés. Par exemple, les employés en probation ou les employés dont un grief (en lien avec les mesures disciplinaires) a été accueilli n’en font pas partie. De plus, l’intimée indique que les données recueillies avant 2017 ne sont pas nécessairement fiables et uniformes : le système centralisé des dossiers disciplinaires a évolué au gré du temps et les données étaient consignées par une multitude de superviseurs à travers le Canada et donc, les pratiques n’étaient pas standardisées. Le nouveau système centralisé permet de corriger ces lacunes.

[24]  Quant aux employés-cadres, ce système centralisé des dossiers disciplinaires n’existe tout simplement pas : les dossiers disciplinaires sont conservés dans un dossier électronique distinct pour chaque employé. Les dossiers électroniques des employés sont organisés par employé et contiennent copies de toutes les communications formelles entre les employés et la compagnie. Ces communications peuvent inclure notamment des aspects disciplinaires. Encore une fois, le contenu de ces dossiers dépend des pratiques des différents superviseurs de la compagnie, pratiques qui ne sont pas uniformisées. De plus, le contenu de ces dossiers ne peut être consulté que manuellement.

[25]  En résumé, afin de déterminer si un employé-cadre a fait l’objet de mesures disciplinaires incluant celles liées à l’application des politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail, l’intimée devra, dans un premier temps, identifier les employés-cadres dans une année donnée, et ce, à l’aide du système central. Dans un deuxième temps, elle devra consulter de façon manuelle l’entièreté des dossiers de chaque employé identifié afin d’y trouver (ou non) l’existence de mesures disciplinaires. Finalement, l’intimée devra déterminer si ces mesures disciplinaires ont été prises en application des politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail.

[26]  Enfin, l’intimée a également précisé ne pas avoir accès aux dossiers qui sont générés par le Programme d’aide aux employés et de leur famille (Employee and Family Assistance Program « EFAP ») puisque ce programme est maintenu confidentiellement par une tierce partie. Ce faisant, elle n’a pas accès aux données collectées par ce programme.

[27]  Cela étant dit, je rappelle qu’en matière de divulgation, le seuil applicable est celui de la pertinence potentielle. Le requérant doit, dans un premier temps, démontrer l’existence d’un lien rationnel entre les documents ou les données demandés ainsi que les questions en litige. Je suis d’accord avec la Commission que des données sur les employés de la compagnie, en lien avec les mesures disciplinaires dont ils ont pu faire l’objet, et ce, dans l’application des politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail, sont potentiellement pertinentes au litige.

[28]  Il est plutôt clair que les éléments demandés, par la Commission, ont un lien rationnel avec la plainte. M. Nur prétend avoir été traité différemment dans l’application des politiques de la compagnie, et ce, en raison de motifs de prohibition illicites (origine nationale et ethnique, couleur, race et déficience). Avoir des données sur les autres employés et le traitement qu’ils ont subi suivant l’application de ces politiques pourrait potentiellement aider le Tribunal à faire certaines inférences circonstancielles ainsi que de tirer certaines conclusions qu’il ne pourrait tirer autrement. Et il est clair que l’intimée possède plusieurs données qui sont demandées par la Commission.

[29]  L’intimée a soulevé, à plusieurs reprises, des inquiétudes quant à la valeur probante des données qui pourraient être recueillies, divulguées et soumises comme éléments de preuve au Tribunal, et ce, notamment en raison des problèmes de fiabilités des données qui ont été consignées par la compagnie au cours de ses années d’exploitation. J’estime que le Tribunal doit demeurer prudent lorsqu’une partie soulève un doute quant à la valeur probante d’un élément de preuve à l’étape de la divulgation. La notion de pertinence potentielle est la clé dans le processus de divulgation. Si les parties désirent soulever des questions quant à la valeur probante de ces données, elles auront le loisir de le faire, mais à l’étape des audiences.

[30]  Néanmoins, comme je l’ai mentionné précédemment, je suis en accord avec le fait que la divulgation n’est pas illimitée et pourrait être restreinte par le Tribunal, et ce, si d’autres raisons le justifient. Notamment, avant d’ordonner la divulgation de données, le Tribunal pourrait ne pas accorder une demande en divulgation lorsqu’une recherche obligerait une partie (ou une tierce personne au litige) à se soumettre à une recherche trop large, trop coûteuse ou trop lourde de documentations. Le Tribunal pourrait refuser la divulgation de ces éléments de preuve si leur force probante ne l’emporte pas sur leur effet préjudiciable sur l’instance (Brickner, au para. 8). C’est pourquoi le Tribunal, avant de prendre sa décision, a demandé des précisions additionnelles aux parties, et plus particulièrement à l’intimée, et ce, afin de bien saisir l’étendue des recherches qui sont visées par la demande en divulgation de la Commission et le temps nécessaire afin d’effectuer la collecte d’informations.

[31]  À ce sujet, il faut garder à l’esprit que l’intimée est une compagnie dont les activités s’étendent en Amérique du Nord. Elle emploie des milliers de travailleurs chaque année. À titre indicatif, l’intimée a informé le Tribunal qu’en 2014, elle employait 2898 personnes en Alberta dont 31% (898) étaient des employés-cadres. Sur ces 2898 employés, 1976 travaillaient dans la région d’Edmonton dont 36% (711) étaient des employés-cadres.

[32]  Ensuite, le Tribunal a été surpris d’apprendre que le temps nécessaire pour traiter et collecter les données pour les employés syndiqués est plus long que celui des employés-cadres, et ce, malgré l’existence du système centralisé des mesures disciplinaires : rappelons-nous que ce système n’existe que pour les employés syndiqués. En effet, l’intimée a estimé le temps nécessaire afin de traiter 10 dossiers d’employés-cadres et 10 dossiers d’employés syndiqués. Pour traiter les dossiers d’employés syndiqués, il a fallu à l’intimé environ 60 minutes par dossier, contrairement à 30 minutes par dossier pour les dossiers des employés-cadres. De plus, l’intimée a affirmé que les données excluent celles contenues dans les dossiers médicaux puisque le département des ressources humaines n’a pas accès à ces dossiers. Ce faisant, une seconde révision sera nécessaire afin de recueillir les informations contenues dans les dossiers médicaux.

[33]  Je suis d’accord avec l’intimée que l’étendue de la demande initiale de la Commission était beaucoup trop vaste et je n’étais pas enclin à demander à l’intimée de divulguer ces données ni à une échelle canadienne ni sur une période s’échelonnant sur une trop grande période. J’ai demandé à l’intimé de me fournir des informations additionnelles incluant le nombre d’employés en Alberta, le pourcentage d’employés-cadres ainsi qu’une estimation du temps nécessaire afin de collecter les données recherchées afin d’avoir une meilleure idée sur les effets que pourraient avoir sur le déroulement des procédures. Le Tribunal ne pouvait ordonner une divulgation des données à l’aveuglette. Autrement, cela aurait pu potentiellement créer des effets disproportionnés sur l’instance. À l’inverse, je ne suis tout simplement pas prêt à empêcher la divulgation de ses éléments dans son entièreté. Si je n’ordonne pas la divulgation de ces éléments de preuve, le plaignant ainsi que la Commission seront empêchés d’avoir accès à ces données potentiellement pertinentes dont l’intimée a l’unique possession, ce qui pourrait avoir un effet préjudiciable sérieux sur l’instance.

[34]  Dans sa lettre du 29 mars 2018, la Commission suggère la possibilité de réduire davantage la portée de la demande en divulgation en la limitant aux employés-cadres à Edmonton pour l’année 2014 dont les lettres de leur nom de famille se situent entre A et M. Le Tribunal comprend que la Commission lui suggère une alternative, mais que sa demande initiale est beaucoup plus large. Cela dit, la Commission a toujours maintenu la position de base étant que les informations qui sont recherchées sont pertinentes au litige. Le Tribunal comprend également que la Commission recherche un certain portrait général quant à l’application par la compagnie de ses politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail sur ses employés. J’estime que d’ordonner la divulgation des informations uniquement pour les employés-cadres dont la première lettre du nom de famille se situe en A et M est quelque peu aléatoire. Alors que la Commission recherche à conserver une justesse et une précision dans les données qui seront transmises, procéder de la sorte ne garantit pas ce but. En effet, il est impossible d’affirmer que la sélection des employés dont la première lettre du nom de famille se situe entre A et M constitue un échantillon approximatif de 50% des employés-cadres, tel que le prétend la Commission.

[35]  J’estime qu’il serait plus précis de recevoir les données pour les 898 employés de la province de l’Alberta. Ce faisant, il n’y aura pas de sélection aléatoire des employés (notamment selon leur nom de famille) et, par le fait même, cela évite d’affaiblir indument les informations qui seront transmises. Je suis également d’avis que considérant que les données auront potentiellement une meilleure valeur si elles sont entièrement traitées, il est plus raisonnable de donner à l’intimée un peu plus de temps afin de traiter les dossiers des employés. À mon avis, ajouter un mois de plus aux procédures du Tribunal afin de divulguer les données, étant donné la valeur potentielle de ces dernière, l’emporte sur l’effet préjudiciable sur la durée des procédures. Ce faisant, les parties ainsi que le Tribunal auront véritablement un portrait général quant à l’application par la compagnie, à l’égard de ses employés-cadres, de ses politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail.

[36]  Comme je l'ai précisé au paragraphe 31, il y aurait environ 898 employés-cadres en Alberta et environ 711 employés-cadres à Edmonton. Si traiter un dossier employé-cadre prend en moyenne 30 minutes et qu’un seul employé effectue le traitement des dossiers, il faudra à l’intimée environ 449 heures pour traiter tous les dossiers de l’Alberta et environ 356 heures pour traiter les dossiers d’Edmonton uniquement. Il s’agit là que d’une différence d’environ 93 heures. Il faut également prendre en considération, tel que l’a expliqué l’intimée, que le dossier médical des employés-cadres devra également être étudié. Ce faisant, je veux m’assurer que l’intimée a suffisamment de temps pour traiter tous les dossiers. 

[37]  Pour ces raisons, je n’accorderai pas la demande en divulgation de la Commission telle que rédigée initialement. Cette demande est trop large et risque de prolonger indument l’instance. À l’inverse, j’estime qu’il ne faut pas, à l’autre extrême, trop limiter les données qui seront à divulguer. Pour ces raisons, j’ordonne que la demande en divulgation s’étende aux employés-cadres ayant travaillé pour l’intimée, dans la province d’Alberta, pour l’année 2014 uniquement.

[38]  Je rappelle que l’intimée est une compagnie employant des milliers de travailleurs. Il serait donc surprenant que la tâche de traiter les dossiers des employés-cadres en Alberta pour l’année 2014 ne soit effectuée que par une seule personne. Ce faisant, s’il faut à l’intimée environ 449 heures pour traiter 898 dossiers d’employés-cadres, et en assumant que quelques employés pourront effectuer collectivement cette tâche, j’estime qu’il faudra à l’intimée tout au plus 2 mois afin de transmettre aux autres parties les informations demandées.

[39]  Il faut garder à l’esprit que la divulgation des éléments de preuve ne s’étend pas à l’obligation de créer de nouveaux documents à des fins de divulgations. Conséquemment, je ne forcerai pas l’intimée à créer des documents distincts, mais il aura néanmoins l’obligation de transmettre ce qu’il a en sa possession et qui concerne l’application, à l’égard des employés-cadres, de ses politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail (ce qui inclut entre autres courriels, sommaires, formulaires, correspondances)(voir Gaucher, au paragraphe 17).

[40]  Je me permets d’ajouter que l’intimée ne peut se cacher derrière le fait que ses pratiques quant à la gestion, le traitement et le stockage des données sur ses employés n’étaient pas uniformisées ou standardisées dans les années antérieures afin de s’exonérer de les fournir suivant une demande de divulgation. S’il en était autrement, les entreprises auraient tout avantage à négliger la gestion, le traitement et le stockage de leurs données, et ce, dans le but de protéger contre d’éventuelles demandes en divulgation. J’estime qu’il s’agirait là d’un non-sens.

B.  Séquence vidéo

[41]  Quant à la séquence vidéo de la présumée altercation entre M. Nur et un autre employé de la compagnie, il est dommage que ni la Commission ni le plaignant n’ait été en mesure de donner davantage de détails à ce sujet. Les seules informations que le Tribunal détient sur la vidéo sont limitées. La Commission prétend qu’un employé prénommé Chris aurait été intoxiqué en milieu de travail et s’est battu avec le plaignant en décembre 2014, et ce, contrairement aux politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail. Cet employé n’aurait pas été congédié. Il semble que la présumée vidéo aurait été transmise à David Radford, directeur des opérations, formations et développement, travaillant pour l’intimée.

[42]  Si une telle vidéo existe, il est évident qu’elle serait considérée comme potentiellement pertinente aux questions soulevées par la plainte de M. Nur. Je ne suis pas d’accord avec l’intimée sur le fait que la Commission n’ait pas su établir les fondements de l’existence d’une telle vidéo et qu’elle soit purement spéculative. Il ne suffit pas, pour l’intimée, d’invoquer le fait qu’elle ignore tout de l’incident et de la vidéo afin de soulever que la demande de la Commission est spéculative. Il appert que le plaignant a donné des détails sur l’événement et sur la transmission de ladite vidéo à un directeur travaillant pour l’intimée.

[43]  Par contre, j’estime que la Commission n’a pas été assez précise sur la vidéo. La Commission et le plaignant ont eu l’occasion de déposer une réplique suivant les représentations de l’intimée et il était clair que cette dernière contestait clairement cette demande. La Commission et le plaignant ont jugé qu’il n’était pas nécessaire de détailler davantage leur demande quant à cet aspect ou de fournir des représentations additionnelles à ce sujet.  Aucune date ni aucun lieu précis pour limiter les recherches n’a été fourni à l’intimée. Le Tribunal ignore si la compagnie a une ou plusieurs caméras dans ses installations et ignore l’horaire de fonctionnement des caméras. Le Tribunal ne sait pas si l’événement est survenu dans le même établissement où travaillait généralement le plaignant. J’estime que je ne peux donner suite à une demande en divulgation à l’aveuglette.

[44]  Ceci étant dit, si le Commission ou le plaignant désirent soumettre de la preuve sur l’incident lors des audiences, par exemple à l’aide de témoignages, il leur sera loisible de le faire. Ce faisant, je rejette la demande de divulgation de la Commission quant à la séquence vidéo.

V.  Ordonnance

[45]  J’accorde en partie la demande en divulgation de la Commission concernant les données sur les employés (voir les points a et b). Plus spécifiquement, j’ordonne à l’intimée de divulguer :

·  tous les documents potentiellement pertinents qu’elle a en sa possession concernant  les employés-cadres;

o  dans la province d’Alberta;

o  pour l’année 2014 uniquement;

o  quant aux mesures disciplinaires qui ont été prises à l’égard de ces employés-cadres et ce, dans l’application de ses politiques sur la prévention des problèmes causés par l’alcool et la drogue en milieu de travail;

§  incluant notamment, mais non limitativement, des informations sur les événements en question, des sommaires d’événements, des détails sur les mesures disciplinaires appliquées, etc.;

·  qui pourraient avoir été consignés dans différents documents incluant notamment, mais non limitativement, des courriels, des formulaires, des lettres, des sommaires, etc.

[46]  L’intimée doit se conformer à l’ordonnance dans délai maximal de 60 jours à compter de la transmission de ladite ordonnance.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 8 juin 2018

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2154/2816

Intitulé de la cause : Mohamed Nur c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 8 juin 2018

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Mohamed Nur, pour lui même

John Unrau , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Adrian Elmslie, pour l'intimé

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