Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Titre : Tribunal's coat of arms - Description : Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

 

Référence : 2017 TCDP 33

Date : le 25 octobre 2017

No de dossier : T1509/5510

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

 

Entre :

Pamela Egan

 

 

la plaignante

- et –

 

 

Commission canadienne des droits de la personne

 

 

la Commission

- et –

 

 

Agence du revenu du Canada

 

 

l’intimée

 

 

Décision sur requête

 

 

Membre instructeur : Edward P. Lustig

 



I.  Le contexte

[1]  L’Agence du revenu du Canada (intimée) a présenté une requête aux termes de l’article 3 des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03‑05‑04) (les Règles), afin d’obtenir une ordonnance enjoignant à Mme Pamela Egan (la plaignante) de consentir à l’utilisation de ses renseignements confidentiels pour les besoins de l’instruction de la plainte par le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal). Les renseignements confidentiels se trouvent dans les dossiers de la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (la CSPAAT) et du Tribunal d’appel de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (le TASPAAT) relatifs à la plaignante et se rapportent à un accident de travail survenu en 2009, que la plaignante attribue au fait que l’intimée aurait manqué à son obligation de prendre des mesures d’accommodement.

[2]  L’intimée demande au Tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à la plaignante de produire une liste de tous les professionnels de la santé qu’elle a consultés pour les symptômes liés à sa déficience visuelle, à ses douleurs chroniques et à son invalidité psychotraumatique (trouble de stress post-traumatique et dépression), ou pour leur traitement, ou pour tout autre problème de santé dont elle impute la responsabilité à l’intimée, et de remettre aux parties tous les documents médicaux potentiellement pertinents qu’elle a en sa possession ou qu’elle obtiendra au cours de la présente instruction.

[3]  Pendant une conférence téléphonique de gestion d’instance (la CTGI) tenue le 6 septembre 2017, l’intimée a indiqué que les documents médicaux dont elle demandait la divulgation se rapportaient à la déficience visuelle de la plaignante et remontaient à la fin de l’an 2000. Ils couvrent la période qui précédait immédiatement le retour au travail de la plaignante après deux ans de congé à la suite d’une blessure qu’elle avait subie à l’extérieur du travail. Cette blessure est à l’origine de la plainte qu’elle a déposée en mai 2003, selon laquelle l’intimée aurait fait preuve de discrimination à son égard en ne prenant pas de mesures adaptées à sa déficience visuelle et à ses douleurs chroniques.  

[4]  Les parties ont déposé et échangé des observations relativement à la présente requête, y compris la réplique de l’intimée. Pendant la CTGI du 6 septembre 2017, le Tribunal a demandé aux parties de préciser leur position sur la question de la confidentialité. Ensuite, l’avocat de la plaignante a demandé qu’on lui accorde plus de temps pour examiner la question et fournir des observations écrites au moyen d’une réplique, puisqu’il n’avait pas abordé cette question dans ses observations. Le Tribunal a fait droit à cette requête et a permis aux avocates de l’intimée de déposer leur propre réplique aux observations additionnelles de la plaignante.

II.  Les faits

[5]  En juin 1997, l’intimée a embauché la plaignante dans le cadre d’une initiative en matière d’équité en emploi à titre d’employée ayant une déficience visuelle.

[6]  En février 1999, la plaignante a subi des blessures au cou et au haut du dos après être tombée d’une échelle alors qu’elle était chez elle, en congé non payé. En conséquence, elle a été en arrêt de travail pendant deux ans. Elle est retournée progressivement au travail à partir du 29 janvier 2001.

[7]  Le 21 mai 2003, la plaignante a déposé contre l’Agence du revenu du Canada une plainte pour atteinte aux droits de la personne, selon laquelle l’intimée aurait fait preuve de discrimination à son égard en ne prenant pas de mesures adaptées à sa déficience visuelle et à ses douleurs chroniques, en violation des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi).

[8]  La plaignante a été victime d’un accident survenu en février 2009 sur le lieu de travail par suite de l’utilisation d’un équipement spécialisé; elle a ensuite présenté une demande d’indemnités pour accident du travail au titre de la Loi de 1997 sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail, L.O. 1997, ch. 16, annexe A (la LSPAAT).

[9]  La CSPAAT a accordé à la plaignante le droit aux prestations demandées. Elle a reçu des prestations pour les jours de travail perdus et pour les soins de santé qu’elle a reçus pour les blessures au coude droit, à l’épaule droite et au cou qu’elle avait subies par suite de l’accident de travail, et ce, pendant environ 40 mois à partir du 14 janvier 2009. Au milieu de l’année 2012, la CSPAAT a cessé de verser ces prestations à la plaignante.

[10]  La plaignante a également demandé à la CSPAAT de lui accorder des prestations d’invalidité pour douleur chronique et d’invalidité psychotraumatique (y compris le syndrome de stress post-traumatique et la dépression), au motif que ces invalidités étaient une conséquence directe de son emploi, du fait que l’intimée n’avait pas pris de mesures d’accommodement. La CSPAAT lui a refusé le droit à ces prestations, au motif qu’il s’agissait de problèmes médicaux préexistants et qu’ils ne donnaient pas droit à une indemnisation au titre de la LSPAAT. Cette décision a été portée en appel devant le TASPAAT.

[11]  Dans le cadre du processus d’appel quant à l’accident de travail survenu en 2009, l’intimée et la plaignante ont reçu une copie de l’ensemble du dossier de la plaignante à la CSPAAT et au TASPAAT. Le dossier comprend des documents médicaux qui n’avaient pas été précédemment communiqués à l’intimée. La CSPAAT a aussi divulgué des addendas contenant les mises à jour des renseignements figurant au dossier de la CSPAAT et du TASPAAT. Le dossier et les addendas portent les mentions [traduction] « confidentiel » et « pour les besoins de l’assurance contre les accidents du travail seulement ».

[12]  L’intimée soutient que ce n’est qu’au cours du processus d’appel devant le TASPAAT qu’elle a appris que la plaignante avait divers problèmes de santé et qu’elle lui imputait l’évolution de ses douleurs chroniques, de son syndrome de stress post-traumatique et de sa dépression.

[13]  Dans le contexte de la présente affaire, la plaignante a avisé le Tribunal qu’elle souhaitait démontrer que le fait que l’intimée n’ait pris aucune mesure d’accommodement est à l’origine de son invalidité pour douleurs chroniques, de son syndrome de stress post‑traumatique et de sa dépression.

III.  La position des parties

A.  Le pouvoir d’injonction du Tribunal pour contraindre au consentement

[14]  L’intimée reconnaît que la plaignante avait déjà consenti à l’utilisation de quelques-uns des documents faisant partie du dossier de la CSPAAT et du TASPAAT. Cependant, la plaignante refuse que les autres documents soient utilisés pour les besoins de la présente instruction. Dans ses observations en réponse, la plaignante avait consenti à ce que l’intimée utilise les documents additionnels qu’elle avait demandés et qui se trouvaient dans le dossier de la CSPPAT et du TACSPAAT. Dans ses observations en réplique, l’intimée a retiré sa demande à l’égard de plusieurs documents. Cependant, la plaignante soutient que les autres documents contenus dans son dossier ne devraient pas être utilisés (documents en litige). Les documents en litige sont désignés dans les observations de l’intimée comme étant les documents 1, 2, 3, 5, 6, 7, 8, 9, 11, 13, 17, 19, 21, 22, 23, 28 et 29 et y sont décrits.

[15]  L’intimée demande au Tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à la plaignante de consentir à l’utilisation des documents en litige dans le cadre de la présente procédure. La plaignante remet en question le pouvoir du Tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à une partie de consentir à l’utilisation de documents confidentiels. En réplique, l’intimée affirme que les articles 48.9(1) et 50 de la Loi confèrent de vastes pouvoirs au Tribunal, y compris le pouvoir de rendre une ordonnance enjoignant à la plaignante de consentir à l’utilisation de renseignements confidentiels. Subsidiairement, l’intimée soutient, et la plaignante reconnaît, que le Tribunal a le pouvoir d’ordonner à la plaignante de divulguer et de produire les documents en litige en vertu de l’article 50(3)a) de la Loi. L’intimée demande au Tribunal d’ordonner à la plaignante de divulguer les documents en litige, s’il n’est pas d’accord pour dire qu’il a le pouvoir d’enjoindre à cette dernière de consentir à l’utilisation desdits documents.

B.  Les documents en litige

[16]  L’intimée soutient que les documents en litige devraient être divulgués du fait qu’ils sont très pertinents dans le cadre de la présente instruction, puisque la plaignante a invoqué l’accident de travail qu’elle avait subi en 2009. La plaignante affirme notamment que ses douleurs chroniques, son syndrome de stress post-traumatique et sa dépression découlent directement du fait que l’intimée n’aurait pas pris de mesure d’accommodement. L’intimée fait donc valoir qu’il y a un lien entre les documents et les questions en litige dans la présente procédure.

[17]  L’intimée fait également valoir que certains documents en litige sont potentiellement pertinents pour les besoins de l’appréciation que doit faire le Tribunal, non seulement de la responsabilité, mais aussi des mesures de redressement à accorder afin d’éviter toute indemnisation double, puisque la plaignante a reçu des prestations de la CSPAAT relativement à l’accident du travail de 2009. L’intimée ajoute que l’on peut soutenir que quelques‑uns des documents en litige sont pertinents, puisqu’elle en a besoin pour démontrer que la plaignante n’était pas pleinement disposée à coopérer et à fournir à l’intimée les renseignements pertinents pour les besoins des mesures d’accommodement. Enfin, l’intimée fait valoir que certains documents permettraient d’exposer les défis qu’elle a rencontrés en ce qui a trait à l’utilisation des dossiers médicaux, y compris des renseignements relatifs aux blessures et aux maladies non déclarées précédemment et que la plaignante attribue au défaut par l’intimée de prendre des mesures d’accommodement.

[18]  La plaignante soutient que les règles de divulgation ne justifient pas la divulgation générale de l’ensemble des dossiers de la CSPAAT et du TASPAAT. Elle prétend que l’intimée n’a pas suffisamment justifié sa demande de divulgation des documents en litige. Quoi qu’il en soit, elle conteste la divulgation de ces documents, au motif qu’ils ne sont pas potentiellement pertinents. Elle ajoute que certains de ces documents ne sont que des formulaires internes de la CSPAAT et du TASPAAT et qu’ils ne contiennent aucun élément de fond, alors que d’autres sont des documents de correspondance entre les parties et la CSPAAT et le TASPAAT, lesquels documents portent uniquement sur des questions de nature administrative ou de procédure et ne contiennent aucun élément de fond se rapportant aux questions de responsabilité ou de mesures de redressement. De plus, la plaignante fait valoir qu’on ne peut soutenir que les addendas sont pertinents, parce qu’ils ne contiennent aucun renseignement médical ni aucun renseignement de fond relatif aux appels. Ils contiennent plutôt des documents de correspondance se rapportant aux questions de procédure dans l’instance devant le TASPAAT.

[19]  Le Tribunal fait remarquer que la plaignante ne conteste pas l’utilisation des documents en litige pour un motif relatif à la confidentialité.

C.  Les documents médicaux

[20]  La plaignante ne s’oppose pas à la demande présentée par l’intimée en vue d’obtenir la liste des professionnels de la santé qui l’ont traitée pour ses douleurs chroniques, son syndrome de stress post-traumatique et sa dépression. D’ailleurs, elle consent aussi à produire tous les documents médicaux potentiellement pertinents en sa possession relativement à ces problèmes de santé. 

[21]  Cependant, la plaignante soutient qu’il n’y a aucune raison de produire une liste des professionnels qu’elle a consultés pour sa déficience visuelle ou de produire les renseignements médicaux relatifs à cette déficience (les documents médicaux). Elle fait valoir qu’on ne peut soutenir que ces renseignements sont pertinents, parce qu’elle ne prétend pas que sa déficience visuelle est attribuable à l’omission de l’intimée de prendre des mesures d’accommodement. La plaignante soutient essentiellement que sa déficience visuelle n’est pas en cause et que la demande de divulgation équivaut à une [traduction] « partie de pêche ».

[22]  En réponse, l’intimée affirme que les documents médicaux sont très pertinents, puisque la déficience visuelle de la plaignante est à l’origine de la plainte pour atteinte aux droits de la personne et de l’instruction. En fait, l’intimée estime que la plainte repose sur l’allégation selon laquelle elle aurait refusé de prendre des mesures adaptées à la déficience visuelle de la plaignante.

D.  Le droit à la vie privée de la plaignante

[23]  En plus d’avancer l’argument de la pertinence potentielle des documents, la plaignante affirme pour la première fois dans sa réplique que son droit à la vie privée à l’égard des renseignements médicaux, surtout ceux qui se rapportent à sa déficience visuelle, l’emporte sur l’intérêt de l’intimée à ce que les documents soient divulgués et que la production de ces documents lui causerait un préjudice excessif.

[24]  La plaignante n’explique pas en quoi la divulgation porterait atteinte à son droit à la vie privée au point de lui causer un préjudice excessif, mais elle affirme que le Tribunal doit tenir compte de ce préjudice pour décider si les renseignements médicaux demandés devraient être divulgués, conformément aux cinq critères énoncés dans une décision d’arbitrage de l’Ontario, soit West Park Hospital v. Ontario Nurses' Assn. (1993), 37 L.A.C. (4th) 160 (West Park Hospital).

[25]  La plaignante soutient également dans sa réplique que le Tribunal doit, pour trancher la question qui lui est soumise, tenir compte de la Loi de 2004 sur la protection des renseignements personnels sur la santé, L.O. 2004, ch. 3, annexe A (la LPRPS). En fait, la plaignante soutient que ses médecins sont liés par les dispositions sur la protection de la vie privée de la LPRPS et qu’ils ne pourraient pas, de toute façon, divulguer les renseignements médicaux demandés, puisque la demande de divulgation de l’intimée outrepasse les limites des dispositions de la LPRPS.

[26]  L’intimée soutient dans sa réplique que la divulgation des documents médicaux est nécessaire pour que le Tribunal puisse apprécier l’ampleur de la déficience visuelle de la plaignante, ses besoins en matière de mesures d’accommodement et la question de savoir si la plaignante a fait part de ses besoins à l’intimée pour les besoins des mesures d’accommodement. Elle fait valoir que la plaignante a renoncé à son droit à la vie privée quand elle a invoqué sa déficience visuelle.

[27]  En outre, l’intimée affirme dans sa réplique que ni la LPRPS ni les cinq critères établis dans West Park Hospital ne s’appliquent en l’espèce. En fait, conformément à ses propres termes, la LPRPS ne s’applique pas au pouvoir d’un tribunal d’exiger la production de documents. Pour ce qui est de la décision West Park Hospital, l’intimée soutient que le Tribunal devrait appliquer le critère à trois volets qu’il a élaboré pour les demandes de divulgation.

IV.  Les questions en litige

[28]  En l’espèce, les questions à trancher sont les suivantes :

  1. Le Tribunal a-t-il le pouvoir de rendre une ordonnance enjoignant à la plaignante de consentir à ce que l’intimée utilise le dossier de la plaignante à la CSPAAT et au TASPAAST dans le cadre de la présente procédure?
  2. Les documents en litige sont-ils potentiellement pertinents en l’espèce?
  3. La liste de tous les professionnels de la santé que la plaignante a consultés pour sa déficience visuelle et la production, par celle-ci, des documents médicaux y afférents en sa possession depuis 2000 sont-elles des éléments potentiellement pertinents en l’espèce? Si la réponse à cette question est affirmative, le Tribunal devrait-il ordonner leur divulgation malgré les préoccupations de la plaignante quant à sa vie privée?

V.  Les principes de droit applicables

[29]  Le droit à une instruction équitable exige que « […] l’intéressé soit informé des allégations formulées contre lui et ait la possibilité d’y répondre » (voir Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 53; Leslie Palm c. International Longshore and Warehouse Union et al., 2012 TCDP 11, aux paragraphes 9 à 11 (Palm)).

[30]  Conformément à l’article 50(1) de la Loi, les parties à une instance devant le Tribunal doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter leur preuve. Ce droit comporte également le droit à la divulgation des éléments de preuve potentiellement pertinents (voir Grand Chef Stan Louttit en sa qualité de représentant des Premières Nations du Conseil Mushkegowuk et Grand Chef Stan Louttit en sa qualité personnelle c. Procureur général du Canada, 2013 TCDP 3, au paragraphe 10). Outre les faits et les questions en litige présentés par les parties, la divulgation de documents permet à chaque partie de connaître la preuve qu’elle doit réfuter et de se préparer adéquatement pour l’audience (voir Guay c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2004 TCDP 34, au paragraphe 40 (Guay); Almalki c. Air Canada, 2016 TCDP 3, au paragraphe 11 (Almalki)).

[31]  S’il existe un lien rationnel entre un document et les faits, les questions ou les formes de redressement demandées par les parties dans l’affaire, le document doit être divulgué aux termes des articles 6(1)d) et 6(1)e) des Règles du Tribunal (voir Guay, au paragraphe 42; Rai c. Gendarmerie royale du Canada, 2013 TCDP 6, au paragraphe 28 (Rai); Almalki, au paragraphe 11). Il incombe à la partie requérante d’établir le lien rationnel, mais le seuil quant à la « pertinence défendable » est peu élevé, et il a été reconnu dans la jurisprudence que la tendance qui se dessinait favorisait une communication de documents plus étendue que moins étendue (voir Warman c. Bahr, 2006 TCDP 18, au paragraphe 6).

[32]  Cependant, il y a certaines limites à cette règle. Plus particulièrement, aux termes de l’article 50(4) de la Loi, le Tribunal ne peut pas admettre en preuve des renseignements confidentiels. De plus, une demande de divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une « partie de pêche » (voir Guay, au paragraphe 43).

[33]  En outre, la divulgation de renseignements potentiellement pertinents ne signifie pas que ces renseignements seront admis en preuve ou qu’on leur accordera une importance significative (voir Association des employé(e)s télécommunication du Manitoba Inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28, au paragraphe 4).

[34]  En ce qui concerne les documents médicaux, le Tribunal a conclu que le droit de l’intimée de « connaître les motifs et la portée de la plainte dont il fait l’objet » l’emporte sur les droits à la confidentialité et à la vie privée (Guay, au paragraphe 45). Comme il est énoncé dans Guay, « [l]a justice, dans des procédures en matière de droits de la personne, exige que l’on permette à la partie intimée de présenter une défense pleine et entière à l’argumentation de la partie plaignante. Si la plaignante plaide sa cause en se fondant sur son état de santé, l’intimée a le droit d’obtenir les renseignements de santé pertinents qui peuvent avoir trait à la réclamation » (voir Guay, au paragraphe 45; voir aussi Palm, au paragraphe 11).

VI.  Analyse et décision

A.  Question en litige i) : Le Tribunal a-t-il le pouvoir de rendre une ordonnance enjoignant à la plaignante de consentir à ce que l’intimée utilise le dossier de la plaignante à CSPAAT et au TASPAAST dans le cadre de la présente procédure?

[35]  À mon avis, le Tribunal n’est pas habilité à rendre une ordonnance enjoignant à la plaignante de consentir à l’utilisation de son dossier de la CSPAAT et du TASPAAT dans le cadre de la présente procédure.

[36]  Le Tribunal est né d’une loi. Par conséquent, ses pouvoirs découlent des dispositions de la Loi. Selon moi, aucune disposition de la Loi ne confère au Tribunal le pouvoir de rendre une ordonnance enjoignant à une personne de consentir à quoi que ce soit, y compris à l’utilisation de documents confidentiels.  

[37]  Les articles de la Loi invoqués par l’intimée à l’appui de la thèse selon laquelle le Tribunal peut rendre une telle ordonnance ne confèrent pas, selon moi, un tel pouvoir. Aux termes de l’article 48.9(1) de la Loi, l’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive. L’article 50(1) de la Loi prévoit, d’autre part, que l’instruction doit se dérouler de manière équitable.

[38]  Le Tribunal se rend compte que les parties se fondent sur l’article 50(3) pour ce qui concerne la divulgation et la production des documents en l’espèce, plutôt que sur l’article 50(1), puisque les deux parties sont déjà en possession des documents en litige. L’article 50(3) de la Loi confère aux membres instructeurs certains pouvoirs additionnels pour la tenue des audiences. Ces pouvoirs ne comprennent pas celui d’enjoindre à une partie de consentir à l’utilisation de documents. Cependant, le Tribunal a le pouvoir, en vertu de l’article 50(3)a), d’ordonner à la plaignante de divulguer et de produire les documents en litige à l’audience, dans la mesure où ils sont potentiellement pertinents dans le cadre de la procédure.

B.  Question en litige ii) : Les documents en litige sont-ils potentiellement pertinents en l’espèce?

[39]  J’estime que les documents en litige, qui se trouvent dans les dossiers de la CSPAAT et du TASPAAT relatifs à l’accident de travail de 2009, sont potentiellement pertinents en l’espèce. Par la présente, le Tribunal ordonne qu’ils soient produits au titre de l’article 50(3)a) de la Loi.

[40]  Comme il a été mentionné précédemment, la jurisprudence servant à statuer sur les demandes de divulgation se fonde habituellement sur les critères suivants :

  • Aux termes de l’article 50(1) de la Loi, les parties à une instance du Tribunal doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter leur preuve.

 

  • À cette fin, chaque partie a besoin, notamment, que les documents potentiellement pertinents qui se trouvent en la possession ou sous la garde de la partie adverse lui soient divulgués avant l’instruction de l’affaire.

 

  • Outre les faits et les questions en litige présentés par les parties, la divulgation des documents permet à chacune des parties de connaître la preuve qu’elle doit réfuter et, ainsi, de se préparer adéquatement pour l’audience.

 

  • Pour cette raison, s’il existe un lien rationnel entre un document et les faits, questions ou formes de redressement demandées par les parties dans l’affaire, le document doit être divulgué aux termes des articles 6(1)d) et 6(1)e) des Règles.

 

  • La partie qui sollicite la divulgation doit démontrer qu’il existe un lien et qu’il s’agit de documents probants et potentiellement pertinents à l’égard d’une question soulevée à l’audience, ce qui ne constitue pas une norme particulièrement élevée.

 

  • La demande de divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une « partie de pêche ». Les documents doivent être décrits de manière suffisamment précise.

 

  • La divulgation de documents potentiellement pertinents ne signifie pas qu’ils seront admis en preuve à l’audience ou qu’on leur accordera une importance significative dans le processus décisionnel.

 

[41]  La plaignante a invoqué l’accident de travail qu’elle avait subi en 2009 dans son allégation selon laquelle ledit accident serait la conséquence directe de l’omission de l’intimée de prendre des mesures d’accommodement et qu’il faudrait en tenir compte pour les questions de responsabilité et de mesures de redressement soulevées en l’espèce. La plaignante tente, au moyen du processus de la CSPAAT et du TASPAAT, de faire reconnaître qu’elle souffre de douleurs chroniques, de dépression, d’anxiété et du syndrome de stress post‑traumatique, du fait que l’intimée n’a pas pris de mesures d’accommodement. N’eût été le processus de la CSPAAT et du TASPAAT au terme duquel elle a reçu les dossiers de ces organismes, l’intimée n’aurait pas été au courant de certains éléments de la situation de la plaignante, lesquels sont potentiellement pertinents en l’espèce, notamment la question de savoir si le fait que l’intimée ignorait l’existence de certains problèmes de santé a eu pour effet de retarder la prise de mesures d’accommodement.

[42]  Le Tribunal est d’avis que l’intimée a décrit les documents en litige de manière suffisamment détaillée aux paragraphes 12, 13 et 14 des observations qu’elle a présentées en réplique afin d’établir le lien nécessaire et de s’acquitter du fardeau qui lui incombait de prouver que les documents sont potentiellement pertinents à l’égard des questions de responsabilité et de mesures de redressement soulevées en l’espèce. Par conséquent, l’équité procédurale exige l’utilisation des documents en litige afin que l’intimée ait une occasion équitable de présenter sa preuve.

C.  Question en litige iii) : La liste de tous les professionnels de la santé que la plaignante a consultés pour sa déficience visuelle et la production, par celle-ci, des documents médicaux y afférents en sa possession depuis 2000 sont-elles des éléments potentiellement pertinents en l’espèce? Si la réponse à cette question est affirmative, le Tribunal devrait-il ordonner leur divulgation malgré les préoccupations de la plaignante quant à sa vie privée?

[43]  Tout d’abord, il convient de souligner qu’aux termes de l’article 6 des Règles, l’obligation de divulgation d’une partie se limite aux documents qu’elle a « en sa possession » (voir aussi Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 42, au paragraphe 17). Par conséquent, en l’absence d’une preuve selon laquelle il existe déjà une liste des professionnels de la santé qui ont soigné la plaignante pour sa déficience visuelle, la demande de l’intimée est rejetée.

[44]  Ensuite, le Tribunal estime que la mesure dans laquelle la plaignante avait besoin de mesures d’accommodement en raison de sa déficience visuelle est directement en cause et est essentielle au règlement efficace de la présente affaire. Le Tribunal souligne l’affirmation de la plaignante selon laquelle ses dossiers médicaux s’étendent sur des dizaines d’années. C’est possible, mais l’intimée a précisé avoir besoin des dossiers médicaux établis depuis la fin de l’an 2000. Le Tribunal conclut que cette demande de divulgation est potentiellement pertinente en ce qui concerne l’argumentation avancée par l’intimée et selon laquelle la plaignante aurait refusé de lui fournir suffisamment de renseignements sur ses limites, de sorte qu’elle n’a pas pu offrir à la plaignante des mesures d’accommodement au moment opportun. On ne peut donc pas affirmer que la demande équivaut à une « partie de pêche » ou qu’elle n’est pas suffisamment détaillée.  

[45]  Enfin, le Tribunal est d’avis que le droit à la vie privée de la plaignante en ce qui a trait aux documents médicaux n’interdit pas la divulgation en l’espèce.

[46]  En ce qui concerne les cinq critères de divulgation établis dans West Park Hospital que la plaignante demande au Tribunal d’appliquer, le Tribunal préfère se fonder sur les décisions qu’il a rendues en matière de divulgation. Outre le critère portant sur le « préjudice excessif », les autres critères énoncés dans West Park Hospital sont déjà bien établis dans la jurisprudence du Tribunal et ont été pris en considération dans le cadre de la présente décision. En outre, compte tenu des remarques formulées à la fin du paragraphe 20 de West Park Hospital, l’arbitre semble penser que le critère du « préjudice excessif » devrait être examiné dans le contexte plus général qu’offre le test de Wigmore. Le Tribunal hésite à reconnaître West Park Hospital comme une décision faisant autorité en ce qui concerne le privilège relatif aux communications, compte tenu de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt A.M. v. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157 (Ryan) (voir notamment les paragraphes 24 à 38). En fait, le test de Wigmore, tel qu’il a été adopté dans l’arrêt Ryan, est dûment appliqué par le Tribunal (voir par exemple Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Bell Canada, 2003 TCDP 19, au paragraphe 11; McAvinn c. Strait Crossing Bridge Ltd., 2001 CanLII 38296 (TCDP)). Il est question du test de Wigmore dans le prochain paragraphe, mais le Tribunal a examiné le « préjudice excessif » comme un facteur indépendant et il arrive à la conclusion que la simple affirmation de la plaignante ne suffit pas pour prouver qu’il y a eu atteinte à son droit à la vie privée.

[47]  Il est bien établi en droit que la partie qui s’oppose à la divulgation des documents a le fardeau de démontrer qu’ils devraient être confidentiels (R. c. National Post, 2010 CSC 16, au paragraphe 60, [2010] 1 S.C.R. 477; voir aussi R. c. Gruenke, [1991] 3 RCS 263, à la page 293). Après avoir attentivement examiné les observations de la plaignante, le Tribunal conclut qu’elles ne font aucunement mention de la question. Par conséquent, la plaignante ne s’est pas acquittée de son fardeau de preuve. Quoi qu’il en soit, le Tribunal conclut qu’en plaçant les mesures d’accommodement relatives à sa déficience visuelle au cœur de la plainte, la plaignante a renoncé au droit à la vie privée qu’elle avait à l’égard des documents médicaux, puisqu’ils se rapportent au diagnostic, au pronostic et aux mesures d’accommodement qui devraient être prises à son retour au travail relativement à sa déficience (Guay, au paragraphe 45; Rai, au paragraphe 30; Palm v. International Longshore and Warehouse Union, Local 500, Richard Wilkinson and Cliff Willicome, 2013 TCDP 19, aux paragraphes 44-45).  

[48]  De plus, le Tribunal rejette les observations de la plaignante selon lesquelles une telle ordonnance de divulgation outrepasse les limites des dispositions de la LPRPS. Même si le Tribunal devait supposer, sans pour autant conclure, que la LPRPS s’applique aux organismes fédéraux comme lui, cette loi n’entrave pas le pouvoir d’un tribunal administratif d’exiger la production d’un document [voir l’article 9(2)]. Ainsi, il est évident que l’ordonnance de divulgation du Tribunal n’outrepasse pas les limites des dispositions de la LPRPS.

[49]  Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal ordonne la divulgation des documents médicaux établis à partir du 31 décembre 2000. Encore une fois, le Tribunal rappelle aux parties que l’ordonnance de divulgation est assujettie à toutes les objections soulevées à l’audience au sujet de l’admissibilité des documents. En fait, conformément à l’article 50(3)c) de la Loi, les documents médicaux ne sont pas versés au dossier de l’audience, à moins qu’ils ne soient admis en preuve.

[50]  Malgré sa décision, le Tribunal est conscient des préoccupations de la plaignante quant à la portée et à l’utilisation des documents médicaux, comme elle l’a indiqué dans sa réplique. Si la plaignante a toujours des préoccupations quant au respect de sa vie privée après le prononcé de la présente décision, elle pourra en discuter avec le Tribunal et ce dernier pourra, le cas échéant, déterminer les modalités appropriées pour protéger la vie privée de la plaignante.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre instructeur du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 octobre 2017

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1509/5510

Intitulé de la cause : Pamela Egan c. Agence du revenu du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : le 25 octobre 2017

Requête jugée sur dossier sans la comparution des parties

Représentations écrites par :

David Yazbeck , pour la plaignante

Gillian Patterson et Laura Tausky , pour l’intimée

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