Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Titre : Les armoiries du Tribunal - Description : Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2017 TCDP 8

Date : le 29 mars 2017

Numéro du dossier : T1828/5812

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Jessica Stanger

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Société canadienne des postes

l'intimé

Décision

Membre : David L. Thomas

 


Table des matières

I. Plainte  1

II. Aperçu  1

III. Décision  2

IV. Allégations de discrimination  2

A. Cadre juridique  2

V. Faits contextuels d’ordre général  6

VI. Questions préliminaires  7

A. Motifs de discrimination fondés sur l’état matrimonial ou la situation de famille?  7

B. Date du début aux fins des allégations de discrimination fondées sur l’état matrimonial  8

C. Crédibilité de la plaignante  16

VII. Allégations de discrimination liées à l’état matrimonial fondées sur l’article 7  19

A. Refus d’inscription au Programme de perfectionnement en leadership et d’avancement de carrière  19

(i) Contexte et faits  19

(ii) Preuve prima facie de discrimination établie  22

(iii) Justification de la discrimination  23

(iv) Allégation de discrimination fondée  26

(v) Mesures de redressement  26

B. Retrait des tâches Version 2  27

VIII. Allégations de discrimination liées à la déficience aux termes de l’article 7  29

A. Incidents concernant Randy Bourke et Norma Chin  30

B. Incident concernant Joanne Cook  31

C. Retrait des tâches O’Cull  33

IX. Allégations de harcèlement liées à l’état matrimonial aux termes de l’article 14  34

A. Grief concernant Guy Labine – Harcèlement lié à l’horaire des pauses  35

B. Incidents concernant Mme Susan Savoy  39

C. Patrick Gibbons – Incident du chariot‑élévateur  42

D. Pam Cromwell – Conversation et l’incident des fruits pourris  45

E. Représentante syndicale Zaria Andrews et surveillant Russell Odnokon  48

F. Incidents concernant Tom McMenemy, commis postal  49

G. Incident concernant le commis postal Howard Siegrist  51

H. Incident concernant Darlene Schultz, commis postal, au sujet d’une veste  52

X. Allégations de harcèlement liées à la déficience aux termes de l’article 14  53

A. Incident concernant Mme Ruth Allen  53

B. Incident concernant Mme Corinne Jacobson  53

C. Incident concernant Mme Darlene Schultz  54

XI. Effet cumulatif des incidents de harcèlement  54

XII. Notification de la discrimination/du harcèlement à l’employeur  56

XIII. Affirmation de la plaignante concernant l’obligation positive de l’intimée d’agir  64

XIV. Conclusion  68

 


I.  Plainte

[1]  Il s’agit d’une décision relative à la plainte du 5 juin 2009 que Jessica Mary Stanger, la plaignante, a présentée contre la Société canadienne des postes (la SCP ou Postes Canada), l’intimée, alléguant que cette dernière a fait preuve à son endroit de discrimination fondée sur sa déficience et son état matrimonial.

[2]  Le 11 juin 2012, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé au président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) de désigner un membre pour instruire la plainte, aux termes de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, c. H‑6 (la LCDP).

[3]  Mme Stanger a comparu et témoigné à l’audience, avec le soutien compétent de son époux, M. Patrick Stanger qui, bien qu’il ne soit pas avocat, s’est remarquablement orienté dans la procédure d’audience du Tribunal. L’intimée était représentée par un avocat, Me Zygmunt Machelak. La Commission n’a pas comparu à l’audience.

[4]  L’audience s’est déroulée à Victoria, en Colombie‑Britannique (BC), en trois cycles distincts d’une semaine, d’octobre 2013 à janvier 2014, pour l’essentiel. Il a fallu ensuite attendre de recevoir la déposition sur affidavit d’un témoin qui n’était pas assez bien portant pour témoigner en personne. Cette procédure a pris plusieurs mois. Les plaidoyers finals ont été entendus en juillet 2015.

II.  Aperçu

[5]  Mme Stanger est une employée de longue date de Postes Canada. Dans sa plainte, elle allègue une discrimination en milieu de travail fondée sur deux motifs : d’une part, certains de ses collègues auraient fait preuve à son endroit de discrimination en raison de sa déficience physique partielle. D’autre part, d’autres collègues ainsi que la Société canadienne des postes (SCP) auraient agi de manière discriminatoire à son égard en raison de sa relation et de son mariage ultérieur avec un chef de service de Postes Canada.

III.  Décision

[6]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’une des allégations avancées dans la plainte était fondée. Les autres ne le sont pas et sont donc rejetées.

IV.  Allégations de discrimination

[7]  À l’audience, Mme Stanger a témoigné au sujet de 18 événements distincts dont elle prétend qu’ils constituent une discrimination illicite aux termes de la LCDP. Ses allégations reposent sur deux motifs de discrimination prévus au paragraphe 3(1) de la loi: l’état matrimonial et la déficience.

[8]  Mme Stanger allègue cinq actes de discrimination aux termes de l’article 7: une promotion lui aurait été refusée et elle aurait été traitée différemment, car certaines tâches lui ont injustement été retirées en raison de son état matrimonial. Elle fait aussi valoir trois  actes de discrimination fondés sur sa déficience.

[9]  Mme Stanger allègue en outre qu’elle a été victime de harcèlement lié à son emploi aux termes de l’article 14 de la LCDP : sept événements concernent des allégations de harcèlement lié à son état matrimonial et trois autres événements concernent des allégations de harcèlement lié à sa déficience.

A.  Cadre juridique

Article 7 de la LCDP

[10]  L’article 7 de la LCDP précise :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a)  de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b)  de le défavoriser en cours d’emploi.

[11]  Dans les affaires de droit de la personne, il incombe au plaignant d’établir une preuve prima facie, c’est-à-dire une preuve « […] qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé ». (Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears, [1985] 2 R.C.S. 536 (« O’Malley »), p. 558).

[12]  Pour établir une preuve prima facie de discrimination dans le contexte de la LCDP, les plaignants doivent montrer: (1) qu’ils possèdent une caractéristique que la LCDP protège contre la discrimination; (2) qu’ils ont subi un effet préjudiciable du fait d’une situation visée par les articles 5 à 14.1 de la LCDP; et (3) que la ou les caractéristiques protégées ont joué un rôle dans l’effet préjudiciable (voir Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33; Siddoo c. SIDM, section locale 502, 2015 TCDP 21, paragraphe 28). Les trois éléments de la discrimination doivent être prouvés selon la prépondérance des probabilités (voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) (« Bombardier »), 2015 CSC 39l, aux paragraphes 55 à 69).

[13]  Le Tribunal a reconnu qu’il était difficile de prouver des allégations de discrimination par une preuve directe. Ainsi qu’il le soulignait dans Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada 1988 CanLII 108 (TCDP) (« Basi »): « La discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire. Il est rare en effet qu’on puisse prouver par des preuves directes qu’un acte discriminatoire a été commis intentionnellement ». Il convient plutôt d’examiner l’ensemble des circonstances pour déterminer si elles correspondent à ce qui est décrit dans la décision Basi comme « […] de subtiles odeurs de discrimination ».

[14]  Il n’est pas nécessaire, pour qu’une plainte aboutisse, que les actes en cause soient uniquement motivés par des considérations discriminatoires. Il suffit que la discrimination soit entrée en ligne de compte dans les actes ou les décisions de l’employeur (Holden c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), 14 C.H.R.R. D/12 (C.A.F.)). Il incombe néanmoins à la plaignante de montrer qu’il existe un lien entre le traitement préjudiciable et un motif de discrimination illicite (voir Bombardier, précisé, au paragraphe 52.)

[15]  Une fois la preuve prima facie de discrimination établie par le plaignant, ce dernier a droit à un redressement en l’absence de justification de la part de l’employeur (Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, à la page 208; Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204, au paragraphe 18).

Article 14 de la LCDP

[16]  L’article 14 de la LCDP précise :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b)  lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c)  en matière d’emploi.

[17]  L’état matrimonial et la déficience constituent des motifs illicites de discrimination aux termes du paragraphe 3(1) de la LCDP.

[18]  Mme Stanger prétend que plusieurs événements survenus en milieu de travail constituaient du harcèlement.

[19]  Le Tribunal a tenté de définir le harcèlement comme des mots ou des actes malvenus, ou qui devraient raisonnablement être compris comme tels, liés à un motif illicite de discrimination, et susceptibles de nuire à l’environnement de travail ou d’emporter des conséquences professionnelles préjudiciables pour la victime. Le harcèlement désigne généralement des actes répétitifs ou persistants, quoiqu’un seul acte grave puisse suffire à créer un environnement de travail hostile (voir Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 RCS 1252; et Kimberley Franke et Commission canadienne des droits de la personne c. Forces armées canadiennes, [1999] 3 CF 653 (« Franke »)). S’agissant du harcèlement fondé sur la déficience, le Tribunal a estimé que la clé était de déterminer si la conduite a violé la dignité de l’employé d’un point de vue objectif, de manière à créer un milieu de travail hostile ou malsain (voir Croteau c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2014 TCDP 16 (« Croteau »), au paragraphe 43).

[20]  Dans un contexte d’allégations de harcèlement non sexuel, le Tribunal se demande si les commentaires concernant la déficience de l’intéressé sont pertinents pour les activités légitimes et les objectifs opérationnels de l’employeur ou compatibles avec eux. Dans l’affirmative, de tels commentaires ne constituent pas du harcèlement. D’un autre côté, les remarques désobligeantes ou les questions inutiles concernant la déficience sont inopportunes et n’ont rien à voir avec la sécurité, les activités et les objectifs opérationnels de l’employeur. Une telle conduite, si elle est humiliante ou vexatoire, peut constituer du harcèlement (Voir Day c. Société canadienne des postes, 2007 TCDP 43 (« Day »), au paragraphe 184.)

[21]  Aux paragraphes 45‑46 de la décision Siddoo c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers, section locale 502, 2015 TCDP 21 (contrôle judiciaire en instance, T ‑1742‑15), le Tribunal a examiné plus attentivement la signification du harcèlement :

Tout acte qui cause à autrui une forme quelconque d’anxiété pourrait être considéré comme du harcèlement. Ce qui offense une personne peut en laisser une autre indifférente. En outre, personne n’est parfait, et il peut tous nous arriver à l’occasion d’agir sans réfléchir, de nous montrer insensibles ou encore d’être tout bonnement stupides. Cela veut‑il dire qu’il ne peut jamais y avoir d’interactions sûres entre personnes? La question n’est pas tant de savoir si une personne a été offensée ou s’est sentie humiliée, mais de savoir par quelle mesure objective on peut définir le harcèlement de sorte que chacun saura toujours exactement comment se comporter pour l’éviter.

Je ne crois pas que l’article 14 de la LCDP ait pour but de viser chaque sottise ou geste insensible commis en milieu de travail. Le harcèlement est un mot sérieux, qui ne doit pas être employé à la légère, mais auquel il faut avoir vigoureusement recours lorsque la situation le justifie. Agir autrement serait le banaliser. Il ne faut pas le dévaloriser ni en diminuer l’importance en le lançant à tort et à travers pour des petites méchancetés ou des paroles échappées lorsque le préjudice causé, selon toute norme objective, est éphémère.

[22]  Dans la décision Rampersadsingh c. Wignall, 2002 CanLII 23563 (TCDP), au paragraphe 55, le Tribunal a également noté qu’il était important de ne pas banaliser la protection accordée à l’article 14 de la LCDP :

[55] La même question a été abordée par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec. La Cour a reconnu qu’une seule action, dans la mesure où celle-ci est suffisamment grave et qu’elle comporte un effet continu, peut constituer du harcèlement. À titre d’exemple, Mme la juge Deschamps a laissé entendre qu’un seul incident d’agression sexuelle au travail peut comporter un effet insidieux, durable et défavorable, ce qui suffit à constituer du harcèlement sexuel. Toutefois, M. le juge Baudouin a également souligné, dans la même affaire, que si l’on conclut que les gestes ne sont pas suffisamment graves, mais qu’ils constituent néanmoins du harcèlement, il en résulterait la banalisation d’une disposition de la Loi dont l’objet est d’aborder une forme bien particulière de discrimination […]

V.  Faits contextuels d’ordre général

[23]  Plusieurs faits contextuels doivent être relevés, et aucun d’eux n’est contesté par les parties. Mme Stanger a d’abord été engagée par Postes Canada en 1989 à Calgary. En 1991, elle a été transférée à Victoria à un poste de commis. En 1999, elle a subi une blessure au cou, sans lien avec son travail, qui l’a laissée avec deux disques vertébraux bombés. En 2000, Postes Canada a conclu qu’elle était une employée souffrant d’une « déficience partielle permanente », couramment désignée dans l’entreprise comme une DPP.

[24]  De juin 2000 jusqu’à son départ de l’établissement de traitement du courrier de Victoria (ETCVic) en 2008, la DPP de Mme Stanger impliquait les restrictions suivantes à sa capacité de travail :

  • Poids soulevé du sol à la taille : maximum de 10 livres.

  • Transport d’articles à l’aide des deux mains : maximum de 15 livres.

  • Position debout : maximum de deux heures.

[25]  Postes Canada a facilité le retour au travail de Mme Stanger de 2002 à 2004 par le biais d’un programme de retour progressif au travail. En 2004, elle a été affectée au quart numéro 3 dans la section Communication A à l’ETCVic. Chaque section de quart, composée d’environ 16 employés, devait s’acquitter de 13 activités spécifiques, et les travailleurs de quart étaient normalement affectés toutes les deux heures à une activité différente. En raison des restrictions liées à sa DPP, Mme Stanger ne pouvait accomplir la majorité de ces activités, si bien que des mesures d’adaptation lui ont été consenties afin de l’autoriser à n’en effectuer qu’un nombre limité plus fréquemment.

[26]  Mme Stanger a déjà été mariée à l’un de ses collègues, M. Patrick Gibbons, qui a comparu comme témoin de l’intimée à l’audience. Elle s’est séparée de lui au début de 2003 et ils ont officiellement divorcé en 2004.

[27]  En 2004, Mme Stanger a commencé à fréquenter le chef du quart 3 de l’ETCVic, M. Patrick Stanger. À la fin de 2004, ils vivaient ensemble; ils se sont légalement mariés en février 2008.

[28]  Mme Stanger a cessé de travailler à l’ETCVic le ou vers le 22 juin 2008. Elle a pris un congé maladie, n’a repris le travail qu’en décembre 2008 et n’est pas retournée à l’ETCVic. À son retour en décembre 2008, elle a été affectée par l’intimée à un poste de vente ailleurs dans la région, poste qu’elle occupait encore au moment de l’instruction de la présente plainte.

VI.  Questions préliminaires

A.  Motifs de discrimination fondés sur l’état matrimonial ou la situation de famille?

[29]  Dans la plainte qu’elle a initialement déposée en 2009 auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, la plaignante a invoqué les motifs illicites de discrimination suivants : « Déficience, état matrimonial et situation de famille ». Le formulaire modifié de résumé de la plainte daté du 30 novembre 2011 énumère les motifs de discrimination illicites suivants : « Déficience et état matrimonial ».

[30]  Dans ses observations écrites et plaidoiries orales, le représentant de la plaignante utilisait de manière interchangeable les expressions « état matrimonial » et « situation de famille ». Il m’a semblé qu’il ne faisait pas de distinction entre les deux motifs et qu’il les confondait en un. Dans Waddle c. C.C.P. et al. 2016 TCDP 8, le Tribunal a conclu que lorsqu’un formulaire de résumé de la plainte modifié lui est renvoyé avec la plainte, celui-ci pouvait faire office d’instrument de modification de la plainte (voir paragraphe 30).

[31]  Par conséquent, comme le formulaire de résumé de la plainte modifié ne fait aucune mention de la « situation de famille », j’ai estimé que les observations de la plaignante à ce chapitre concernaient uniquement l’état matrimonial.

B.  Date du début aux fins des allégations de discrimination fondées sur l’état matrimonial

[32]  Dans ses conclusions finales, l’intimée fait valoir que Mme Stanger ne peut invoquer la discrimination fondée sur l’état matrimonial qu’à partir du moment où elle a acquis ce nouvel état. En appliquant strictement le motif fondé sur l’état matrimonial, comme le veut l’intimée, Mme Stanger ne l’a acquis qu’après son mariage légal avec M. Stanger le 14 février 2008. Subsidiairement, si l’état de conjoint de fait peut être acquis après un an de cohabitation, Mme Stanger ne peut l’avoir obtenu qu’à partir du 1er novembre 2005. C’est la date à laquelle elle a confirmé par écrit à son employeur qu’elle avait effectivement commencé à vivre avec le chef Stanger dans le cadre d’une relation maritale (c.‑à‑d. une union de fait). Ce document intitulé « Renseignements sur la personne à charge » a été soumis comme pièce : il s’agit apparemment d’un formulaire délivré par la Great West, compagnie d’assurance‑vie et l’intimée. Il a été signé par la plaignante le 8 février 2006. À ce titre, fait valoir l’intimée, tous les incidents antérieurs à l’acquisition de l’état matrimonial ne peuvent donner lieu à des plaintes valides au titre de la LCDP.

[33]  La plaignante n’a présenté aucune observation concernant l’argument voulant qu’elle n’ait acquis son état matrimonial qu’à partir du 14 février 2008.

[34]  Les renseignements au dossier concernant la date du début de sa relation avec le chef, et celle du début de leur cohabitation, prêtent un peu à confusion. Lors de son témoignage direct, Mme Stanger a indiqué qu’ils ont commencé à se fréquenter à la fin de l’été ou en septembre 2004. Lors du contre‑interrogatoire, elle a déclaré qu’elle s’est mise en ménage avec le chef Stanger à la fin octobre 2004.

[35]  Cependant, dans la plainte qu’elle a déposée auprès de la Commission, Mme Stanger a déclaré avoir commencé à fréquenter le chef Stanger à l’automne 2005. Dans son énoncé de précisions modifié, Mme Stanger prétend avoir commencé à fréquenter M. Stanger à [traduction] « l’automne 2004 ». L’énoncé de précisions fait également référence au formulaire de changement de situation soumis par le chef Stanger à l’intimée, d’après lequel la plaignante [traduction] […] et M. Stanger vivent en relation maritale depuis le 11 janvier 2004 ».

[36]  La plaignante a versé en pièce le formulaire de changement de situation du chef. Ce document, également intitulé [traduction] « Renseignements sur la personne à charge », est identique à celui délivré par la Great West, compagnie d’assurance‑vie et l’intimée : il indique que Mme Stanger est effectivement devenue son épouse le « 11 01 2004 ». Un formulaire de soins de santé provincial connexe accompagnant cette pièce indique que l’ex‑épouse du chef Stanger, Elizabeth, n’était plus à sa charge depuis le 1er novembre 2004.

[37]  À l’audience, j’ai essayé de faire le tri dans tous ces renseignements contradictoires afin de préciser les dates pour les besoins du dossier. J’ai posé à la plaignante des questions directes. Mme Stanger a fourni des réponses déroutantes et parfois contradictoires. En fin de compte, sur la base des réponses qu’elle a fournies lors du contre‑interrogatoire, je conclus que la plaignante et le chef Stanger ont commencé à cohabiter au courant du mois d’octobre 2004.

[38]  La LCDP ne définit pas l’expression « état matrimonial ». Ces dernières années, une abondante jurisprudence s’est proposée de clarifier la portée de ce motif illicite. Cependant, assez peu de décisions abordent directement la question de savoir dans quelle mesure un couple non marié victime de discrimination liée à leur relation conjugale peut invoquer le motif de discrimination fondée sur l’état matrimonial. L’avocat de l’intimée a cité la décision Schaap c. Forces armées canadiennes (« Schaap ») 1988 CanLII 4504 (TCDP), dans laquelle le Tribunal a estimé que l’expression « état matrimonial » au sens de la LCDP se limitait aux relations sanctionnées par une forme légale de mariage, et ne pouvait s’étendre aux unions de fait. L’affaire Schaap soulevait la question de savoir si les Forces armées canadiennes (« FAC ») avaient fait preuve de discrimination fondée sur l’état matrimonial en refusant des « logements familiaux » aux membres qui vivaient en union de fait avec leurs partenaires.

[39]  Cependant, il est important de noter que la Cour d’appel fédérale a infirmé la décision du Tribunal dans un jugement publié sous : Schaap c. Canada (Forces armées canadiennes) (1988) [1989] 3 CF 172, 12 C.H.R.R. D/451 (C.A.) (« Schaap-CAF »).

[40]  Le jugement de la Cour d’appel dans l’arrêt Schaap-CAF est constitué de trois séries de motifs, ceux de la majorité ayant été rédigés par les juges Hugessen et Pratte. Le juge Hugessen a commencé par noter que l’union libre ne peut « entre[r] dans le cadre » de la définition de l’état matrimonial, un état et une union étant deux choses différentes. Selon lui, l’état matrimonial ne signifie rien de plus qu’un état au sens de [traduction] « marié ou non marié » (C.H.R.R., paragraphe 6). Il s’est ensuite penché sur l’intention plus générale qu’a manifestée le législateur en incluant l’« état matrimonial » — ainsi que les autres motifs illicites de discrimination — dans la LCDP :

[…] je ne crois pas que l’objet des lois sur les droits de la personne soit de favoriser l’institution du mariage (pas plus, d’ailleurs, que celle du célibat). Au contraire, j’estime qu’en incluant l’état matrimonial au nombre des motifs des [sic] distinction illicite tels la race, l’origine ethnique, la couleur ou la déficience, la loi indique clairement qu’aucun de ces motifs ne doit servir à justifier l’une quelconque des décisions visées par les articles 5 à 10 inclusivement. Ces décisions doivent être fondées sur la valeur ou les qualités des individus et non sur des stéréotypes de groupe [paragraphe 10].

[41]  Le juge Hugessen a reconnu l’intérêt légitime des FAC à ne fournir des logements familiaux qu’aux employés dont les relations « […] possèdent un haut degré de permanence et de stabilité » (paragraphe 11). En autorisant un employé à cohabiter avec une personne qui semble unie à lui par une relation spéciale, l’employeur favorise et améliore en fin de compte le moral des troupes (paragraphe 13). Cependant, le défaut de la politique des FAC tenait à ce que la valeur de la relation spéciale ainsi favorisée était reconnue sur la foi de l’état de ceux qui en étaient partie, et qui devaient indiquer s’ils étaient mariés l’un à l’autre :

Le programme s’appuie ainsi sur un stéréotype qu’il contribue à perpétuer, soit que la valeur sociale de la relation entre un homme et une femme est moins grande lorsqu’elle n’est pas consacrée par le mariage [paragraphe 14].

[42]  Le juge a fait remarquer que l’évaluation de la stabilité et de la permanence des relations doit reposer sur des facteurs attestant véritablement leur existence, et que le mariage ou son absence n’était pas décisif à cet égard (paragraphe 15).

[43]  Enfin, le juge Hugessen a noté que pour se faire une idée exacte de l’état civil d’une personne, il est souvent nécessaire d’examiner la situation d’un tiers :

Pour déterminer l’état matrimonial des requérants, il importe de tenir compte de la situation dans laquelle se trouvent les personnes avec qui ils vivent comme mari et femme. Or, les requérants ne sont pas mariés avec elles et c’est pour cette unique raison qu’ils ne peuvent bénéficier de logements familiaux [paragraphe 17].

[44]  Le juge Pratte commence par affirmer dans ses motifs que l’« état matrimonial » au sens de la LCDP est « […] celui d’une personne par rapport au mariage, savoir si elle est célibataire, mariée, divorcée ou veuve » (paragraphe 2). Il ajoute que les plaignants dans l’arrêt Schaap‑CAF (demandeurs lors de la révision judiciaire) étaient bel et bien victimes de discrimination fondée sur leur état matrimonial, « […] compte tenu qu’il n’y a pas eu discrimination simplement parce que les requérants n’étaient pas mariés, mais plutôt parce que chacun d’eux n’était pas marié à la femme avec laquelle il vivait […] » (paragraphe 3). 

[45]  Comme le juge Hugessen, le juge Pratte a reconnu que l’acception ordinaire de l’expression « état matrimonial » ne semblait pas expressément comprendre les partenaires non mariés. Cependant, les deux juges ont fini par reconnaître la viabilité d’un argument d’[traduction] « état au sens relatif », au nom duquel la victime d’un traitement préjudiciable basé sur une cohabitation dans le cadre d’une relation conjugale hors mariage peut invoquer la protection de la LCDP. Le juge Hugessen parvient naturellement à cette conclusion en s’appuyant sur une interprétation téléologique et contextuelle du motif illicite en question.

[46]  Considérés ensemble, les motifs majoritaires de l’arrêt Schaap‑CAF n’établissent pas de manière univoque que tout couple non marié victime de discrimination au titre de la LCDP peut bénéficier d’une protection en vertu du motif illicite fondé sur l’« état matrimonial ». L’arrêt Schaap-CAF concernait surtout le refus à des couples non mariés d’un avantage octroyé aux couples légalement mariés. Cependant, les jugements majoritaires établissent à tout le moins que la discrimination fondée sur l’état matrimonial peut être une norme relative, dans le sens où l’état matrimonial peut être déterminé au regard des conditions de vie et de la relation conjugales actuelles avec le partenaire. De plus, contrairement à la décision du Tribunal qu’il vient infirmer, l’arrêt Schaap‑CAF n’exclut pas la possibilité qu’un individu victime d’un traitement préjudiciable parce qu’il est partie à une relation conjugale hors mariage fasse valoir l’état matrimonial au titre de la LCDP.

[47]  L’interprétation qui précède de l’arrêt Schaap‑CAF est étayée par la jurisprudence subséquente des cours de justice et des tribunaux :

[traduction] Dans Jensen c. B.C. Report Magazine Ltd. (1993), 19 C.H.R.R. D/495 (B.C.H.R.C.), le Tribunal devait interpréter l’expression « état matrimonial » non définie dans la Human Rights Act de la Colombie‑Britannique. Il a rappelé les déclarations de la Cour suprême dans l’arrêt O’Malley, précité, concernant la nature particulière de la législation en matière de droits de la personne, et a noté qu’elle avait rejeté l’approche selon laquelle « […] on ne peut prêter au Code un sens plus large que le sens le plus étroit que peuvent avoir les termes qui y sont employés » (paragraphe 32). Le Tribunal a ajouté qu’en ce qui concernait les autres motifs illicites de discrimination, à savoir la « race », la « couleur » et la « déficience », la protection contre la discrimination ne se limite pas aux caractéristiques véritables, mais s’étend à celles qui sont perçues. Appliquant le principe à l’affaire dont il était saisi, le Tribunal a conclu que « […] même si elle n’était pas mariée à l’époque en question, la plaignante était protégée par la loi exactement comme si elle avait été mariée, car l’intimée la percevait comme telle » (paragraphe 37).

[48]  Dans Gipaya c. Anton’s Pasta Ltd. (« Gipaya ») (1996), 27 C.H.R.R. D/326 (B.C.C.H.R.), le Tribunal de la Colombie‑Britannique devait à nouveau déterminer si la plaignante dans cette affaire était protégée en vertu de la disposition relative à l’« état matrimonial » de la Human Rights Act de la Colombie‑Britannique. Avant de conclure qu’elle l’était, le Tribunal a noté que le fait d’être fiancée et bientôt mariée se rapportait clairement à l’état matrimonial et pouvait être considéré comme un [traduction] « état conjugal » (paragraphe 109). Il a également souligné que dans la jurisprudence de la Cour suprême (O’Malley, précité; Action travail des femmes c. C.N. [1987] 1 R.C.S. 1114), [traduction] « […] les tribunaux des droits de la personne ont été avisés de ne pas rechercher les moyens d’atténuer l’impact que la législation en matière des droits de la personne est appelée à avoir ». Une interprétation large, libérale et téléologique de la disposition en question permet plutôt [traduction] « […]  de conclure que l’"état matrimonial" concerne à la fois le fait d’être fiancé et bientôt marié et celui de vivre une relation comparable à un mariage » (paragraphes 112‑113).

[49]  Dans 502798 N.B. Inc. c. N.B. Human Rights Commission, 2008 NBQB 390 (« 502798 N.B. Inc. ») la Cour devait déterminer si le motif fondé sur l’« état matrimonial » — non défini dans la Loi sur les droits de la personne du Nouveau‑Brunswick — s’appliquait à la relation entre le plaignant et une collègue avec qui il cohabitait. La Cour a cité un extrait de l’ouvrage The Law of Human Rights in Canada (par le juge Russel W. Zinn) suivant lequel, en cas d’absence de définition prévue par la loi, la jurisprudence a établi que l’« état matrimonial » sera interprété comme comprenant les relations de fait (paragraphe 39); elle a ensuite noté que la preuve soumise par les deux concubins indiquait qu’au moment du congédiement du plaignant, « […] ils vivaient comme un couple marié ». Cette preuve a été jugée propre à « absolument […] dissiper tout doute » (paragraphe 41). La Cour a conclu que le plaignant vivait une relation de fait donnant lieu à une protection sur la base de l’état matrimonial (paragraphes 44 et 45).

[50]  Enfin, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110 (« Johnstone »), une affaire concernant la portée du motif fondé sur la « situation de famille » au titre de la LCDP, la Cour d’appel fédérale a formulé d’importantes directives concernant l’interprétation de la portée d’un motif illicite. Elle a rappelé que la législation en matière de droits de la personne devait avoir une interprétation large pour veiller à ce que ses objectifs déclarés soient remplis, et qu’il fallait éviter une interprétation étroite et restrictive contraire à la visée d’éliminer la discrimination. La Cour a ajouté que les dispositions clés de la législation en matière de droits de la personne doivent être interprétées avec souplesse et de manière adaptée aux circonstances. Enfin, la Cour a cité la règle d’après laquelle la législation en matière de droits de la personne a un caractère quasi constitutionnel unique et doit être interprétée de manière libérale et téléologique afin de promouvoir les grandes considérations politiques qui la sous‑tendent (paragraphes 61 à 63).

[51]  Dans l’arrêt Johnstone, la question était de savoir si le motif fondé sur la « situation de famille » pouvait englober une situation familiale telle que les obligations parentales. Avant de conclure que tel était le cas, la Cour a examiné la version française des articles 2 et 3 de la LCDP et noté que la « situation de famille » avait une portée beaucoup plus large que l’« état matrimonial ». Cependant, cette conclusion est sans conséquence sur notre analyse puisque la plaignante en l’espèce, Mme Stanger, ne fait pas valoir que la discrimination fondée sur l’état matrimonial dont elle a été victime regarde une situation ou des obligations liées à sa relation. C’est plutôt l’identité de son époux qui est à son avis la source de la discrimination fondée sur l’état matrimonial.

[52]  S’agissant maintenant de réexaminer la position de l’intimée à la lumière de la jurisprudence susmentionnée, nous sommes forcés de conclure que la protection contre la discrimination fondée sur l’état matrimonial prévue par la LCDP ne peut être limitée à la période débutant à la date de la célébration légale du mariage. Une interprétation si étroite et restrictive serait incompatible avec les objectifs de la LCDP et aurait pour effet absurde que le congédiement d’un employé en raison de son mariage récent serait susceptible de contrôle en vertu de la LCDP, mais pas celui motivé par son mariage imminent. La position de l’intimée revient à ignorer le fait que le mariage ne surgit pas spontanément sans préalable, et c’est pourquoi la protection liée à l’état matrimonial a été étendue aux couples fiancés dans les décisions Jensen et Gipaya.

[53]  De plus, s’il refusait à la plaignante la protection dont peuvent se prévaloir les couples mariés au titre de la LCDP pour la seule raison que sa relation avec son partenaire non marié ne constituait pas un mariage légal, le Tribunal ne se trouverait‑il pas à perpétuer le même type de jugements de valeur stéréotypés sur le mérite, la permanence et la stabilité des unions libres, si clairement dénoncés par le juge Hugessen dans l’arrêt Schaap‑CAF? J’estime que ce serait le cas et conclus par conséquent que la protection contre la discrimination fondée sur l’état matrimonial n’est pas aussi limitée.

[54]  La position subsidiaire de l’intimée — à savoir que la protection contre la discrimination fondée sur l’état matrimonial n’est engagée qu’après un an de cohabitation — est également incompatible avec la jurisprudence. Dans la mesure où cet argument s’appuie sur des définitions de relations conjugales énoncées dans des lois sans lien avec le domaine des droits de la personne, il faut rappeler que la législation visant d’autres fins ne peut être prise en compte dans l’interprétation téléologique de la LCDP : voir Jensen, paragraphe 38; et Gipaya, paragraphe 108. De plus, aucune des décisions examinées plus haut n’a fait dépendre strictement la protection fondée sur l’état matrimonial que du nombre de mois qu’un couple a cohabité jusque-là. Les périodes de cohabitation varient d’ailleurs grandement, allant de quatre mois dans la décision Jensen, à plus de deux ans pour le co-plaignant dans l’arrêt Schaap.

[55]  La portée de la protection liée au motif fondé sur l’état matrimonial repose plutôt sur une évaluation plus qualitative de la relation en question à l’époque pertinente. Dans l’arrêt Schaap‑CAF, le juge Hugessen a tacitement reconnu que la relation ayant donné lieu à une discrimination fondée sur l’état matrimonial était en substance une relation « comme mari et femme » (paragraphe 17). Dans Gipaya, la plaignante, qui vivait avec son collègue, avait acheté une maison avec lui et annoncé leurs fiançailles, était protégée [traduction] « […] parce qu’elle était fiancée ou qu’elle vivait en union de fait » (paragraphe 115). Dans 502798 N.B. Inc., la commission d’enquête des droits de la personne a conclu que le témoignage de la plaignante et de son collègue d’après lequel « […] ils vivaient comme un couple marié sans préciser les détails de leur cohabitation […] » était suffisant, et la Cour a fait sienne la conclusion selon laquelle ils avaient le statut d’époux à l’époque pertinente (paragraphes 5, 41‑42). Dans Jensen, le Tribunal a estimé que la plaignante était protégée par la loi, car l’intimée pensait qu’elle était mariée (paragraphe 37). Cet accent mis sur la perception dans la décision Jensen a été souligné subséquemment dans l’arrêt Québec (C.D.P.D.J.) c. Montréal 2000 CSC 27, dans lequel la Cour suprême du Canada a estimé que le motif du « handicap » prévu dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec pouvait inclure à la fois une affection, et la perception d’une telle affection (paragraphe 72).

[56]  Malheureusement, en l’espèce, les parties n’ont pas soumis d’arguments bien étoffés en ce qui concerne le moment à partir duquel la protection liée à l’état matrimonial pourrait être engagée, par exemple combien de temps après le début de la cohabitation dans une relation conjugale. Les dates incompatibles dans le dossier de preuve compliquent encore davantage les choses. À ce titre, cette affaire n’est pas la plus facile pour trancher cette question de manière définitive. Cependant, aux fins de l’analyse qui suit, j’adopterai une interprétation large et conclurai que Mme Stanger a droit à la protection liée à l’état matrimonial relativement aux événements postérieurs au 1er novembre 2004.

C.  Crédibilité de la plaignante

[57]  Dans l’ensemble, Mme Stanger avait l’air sincère lorsqu’elle a livré sa déposition. Cependant, ses réponses étaient parfois obscures, évasives ou simplement dépourvues de crédibilité. Nous avons relevé plusieurs exemples précis :

  1. Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Stanger a fourni au Tribunal plusieurs dates incompatibles pour situer le début de sa relation avec le chef Stanger. Même lorsque je lui ai demandé directement de préciser les dates, il lui a fallu beaucoup de temps pour me donner une réponse claire et elle n’a pas pu justifier les autres dates avancées.
  2. À un moment donné, Mme Stanger a déclaré qu’elle avait déposé deux plaintes pour atteinte aux droits de la personne et qu’elle a initialement communiqué avec la Commission en 2004 en vue de présenter une plainte. Après avoir répété plusieurs fois ce qui précède lorsqu’interrogée au sujet de la date, elle a soudainement modifié son témoignage et déclaré avoir communiqué pour la première fois avec la Commission en 2008. Elle a également affirmé qu’elle avait déposé auprès de la Commission deux plaintes qui ont ensuite été fusionnées, bien qu’aucune preuve ne m’ait été soumise à cet égard.
  3. Durant son contre-interrogatoire par l’intimée, Mme Stanger a été priée de confirmer la date à laquelle elle avait fait les réservations en vue de ses vacances à Hawaii, qui ont eu lieu du 9 au 26 février 2008 et durant lesquelles elle a épousé le chef Stanger. Le cours PPLAC à venir (décrit en détail plus loin) devait avoir lieu du 25 au 28 février 2008, ce qui coïncidait avec ses préparatifs de mariage. La question de savoir à quelle date elle avait planifié ses vacances visait à déterminer si elle savait déjà, en présentant sa demande d’inscription au cours PPLAC, qu’elle ne serait pas en mesure d’y assister en raison de ses projets de mariage. J’ai trouvé Mme Stanger plutôt évasive au sujet de la date à laquelle elle a fait ses réservations pour son voyage à Hawaii. Elle a répété qu’elle ne le savait pas, et a refusé de concéder qu’elle avait dû demander un congé au moins un mois ou deux à l’avance. À cette question et à plusieurs autres, elle a répondu : [traduction] « Je ne sais pas ». J’ai trouvé que ses réponses n’étaient pas crédibles étant donné qu’elle a voulu s’inscrire au cours PPLAC à peine 17 jours avant son départ à Hawaii en vue de son mariage. Elle a également indiqué que sa croisière de lune de miel, qui devait commencer plusieurs semaines après, avait été réservée plusieurs semaines avant sa date de mariage.
  4. Comme nous y reviendrons plus en détail ci‑après, Mme Stanger a déclaré que son ex‑époux, Patrick Gibbons, l’avait délibérément suivie au travail alors qu’il conduisait un chariot‑élévateur. Mme Stanger a déclaré qu’il l’a [traduction] « poursuivie » dans son chariot‑élévateur et qu’il s’est montré [traduction] « très agressif » envers elle. M. Gibbons a complètement rejeté cette allégation durant son témoignage. Mme Stanger a aussi affirmé qu’elle avait signalé l’incident à un superviseur, Brad Harrison. Celui-ci a été appelé comme témoin par l’intimée et n’avait aucun souvenir de l’incident. Il a déclaré que cette allégation, si elle avait été fondée, aurait été prise avec le plus grand sérieux et qu’il aurait certainement effectué un suivi. Aucun rapport écrit ni aucun autre élément de preuve présenté à l’audience n’indique que cet événement s’est produit ainsi que l’a décrit Mme Stanger;
  5. Comme nous le verrons en détail plus loin, une des allégations de Mme Stanger concernait un échange qu’elle aurait eu avec une collègue dénommée Pam Cromwell. Cette dernière a ensuite été réprimandée par le chef Stanger, après quoi Mme Stanger prétend avoir été victime d’un acte de représailles de la part de Mme Cromwell. Le chef Stanger a fini par adresser un courriel à la directrice Sherry Aiken, dans lequel il laissait entendre que Mme Cromwell était liée aux présumées représailles. Même si elle vivait alors avec lui, Mme Stanger a nié avoir jamais évoqué ces représailles avec le chef Stanger et lui avoir fait comprendre que Mme Cromwell était responsable de l’acte en cause. Cette question a été examinée durant le contre‑interrogatoire de Mme Stanger et son démenti ne m’a pas paru crédible.

[58]  La plupart des événements évoqués à l’audience sont survenus il y a plusieurs années. Il est possible que les souvenirs se soient estompés et que des erreurs aient été commises. Cependant, les exemples susmentionnés ont suscité dans mon esprit de telles préoccupations quant à la crédibilité de la plaignante que je ne pouvais accepter sa déposition concernant certains incidents cruciaux et controversés sans de solides éléments de preuve corroborants (Voir Cassidy c. Postes Canada et al. 2012 TCDP 29, paragraphe 27).

[59]  Je fais ces observations en tenant dûment compte des principes d’évaluation de la crédibilité, tels qu’ils ont été formulés dans l’arrêt Faryna c. Chorny [1952] 2 D.L.R. 354 (B.C.C.A.) :

[traduction] La crédibilité du témoin intéressé, surtout en cas de preuve contradictoire, ne peut s’apprécier seulement en se demandant si son comportement personnel portait le poids de la vérité. Le critère doit consister à soumettre raisonnablement sa version à l’examen de sa cohérence selon les probabilités entourant les conditions actuelles. En bref, le véritable critère permettant de jauger le caractère véridique d’un témoignage dans un tel cas doit tenir à sa concordance avec la prépondérance des probabilités qu’une personne informée et pragmatique trouverait d’emblée raisonnables en ce lieu et en ces conditions. [Voir également : Cassidy c. Postes Canada et al. 2012 TCDP 29, paragraphes 25 et 26]

VII.  Allégations de discrimination liées à l’état matrimonial fondées sur l’article 7

A.  Refus d’inscription au Programme de perfectionnement en leadership et d’avancement de carrière

(i)  Contexte et faits

[60]  À l’époque où Mme Stanger travaillait à l’ETCVic, Postes Canada offrait un programme de dotation appelé Programme de perfectionnement en leadership et d’avancement de carrière (PPLAC). Les employés de Postes Canada, principalement les membres du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), étaient souvent évalués par le biais de ce programme en vue d’une promotion à des postes de superviseurs. Le PPLAC a été conçu dans le but d’introduire une certaine objectivité dans l’évaluation des employés désireux d’accéder à ces postes de supervision. Le programme était proposé périodiquement, en général une à deux fois par an dans la région du Pacifique, en prévision des besoins en dotation. Les chefs d’équipe dont les employés souhaitaient participer au PPLAC devaient remplir un formulaire de recommandation et le faire signer par leur directeur local. Si le nombre de personnes inscrites à une séance particulière du PPLAC dépassait les capacités d’accueil, les candidats en surnombre étaient normalement inscrits sur une liste d’attente en vue de la prochaine séance du PPLAC.

[61]  Mme Stanger a déclaré qu’elle avait fait une demande d’inscription à la séance du PPLAC prévue pour la fin février 2008 à Vancouver. La date butoir pour soumettre la demande était le 22 janvier 2008. La directrice de l’ETCVic était Mme Sherri Aiken, et c’est sa signature d’approbation qui devait figurer sur le formulaire de recommandation de Mme Stanger.

[62]  Le formulaire de recommandation aux fins du PPLAC a été produit en preuve à l’audience. Mme Aiken a coché la case de refus de l’approbation, signé et daté le formulaire, et écrit ce qui suit dans la section réservée aux commentaires :

[traduction] Jessica serait potentiellement une bonne candidate si sa situation personnelle était différente ou si elle travaillait dans un autre établissement. Son époux est le chef des opérations du quart #3 et le risque de conflit d’intérêts est élevé. Recommande un examen avec l’expertise de la GRH pour déterminer les meilleures étapes à suivre pour l’avancement de la carrière de Jessica.

[63]  Mme Aiken a déclaré qu’elle a rencontré Mme Stanger le ou vers le 22 janvier 2008 pour lui faire part de ses préoccupations quant à un éventuel conflit d’intérêts. D’après elle, le PPLAC était généralement proposé lorsqu’il y avait des postes précis à pourvoir. Mme Aiken avait cru comprendre que le seul poste de superviseur disponible à l’époque à Victoria l’aurait placée en situation de conflit d’intérêts direct avec son époux, le chef Stanger.

[64]  Les témoignages étaient contradictoires en ce qui concerne la question de savoir si Mme Stanger a indiqué lors de cette rencontre qu’elle était prête à s’installer dans une autre ville pour éviter tout conflit d’intérêts avec son époux. Durant son interrogatoire principal, Mme Stanger a affirmé qu’elle a demandé à Mme Aiken, à la rencontre du 22 janvier 2008, s’il y avait des postes à pourvoir ailleurs sur l’île de Vancouver. Lors du contre‑interrogatoire, elle a déclaré qu’elle était disposée alors à s’installer n’importe où en Colombie‑Britannique, aussi loin que Fort St. John, même si elle devait assumer le coût de son déménagement et que son mariage avec le chef Stanger devait avoir lieu juste trois semaines plus tard.

[65]  Dans son témoignage direct, Mme Aiken s’est souvenue qu’elle avait informé Mme Stanger qu’aucun autre poste de supervision n’était alors vacant sur l’île de Vancouver. Elle a déclaré qu’elle avait demandé à Mme Stanger si elle était disposée à s’installer à Vancouver où plusieurs postes étaient disponibles, et que celle-ci lui avait répondu non. Mme Aiken a ajouté que si Mme Stanger avait accepté de s’installer sur le continent, elle aurait approuvé le formulaire de recommandation sans hésitation. Mme Aiken était certaine de la position de Mme Stanger au sujet du déménagement, puisque ses échanges subséquents avec les agents des ressources humaines concernaient spécifiquement la réticence de cette dernière à s’établir ailleurs. (Dans un courriel daté du 4 février 2008, Mme Aiken a évoqué en ces termes avec Colleen McKenzie, agente responsable des ressources humaines à Vancouver, sa conversation avec la plaignante : [traduction] « Je lui ai parlé de mobilité, mais un poste à l’extérieur de Victoria ne l’intéresse pas ».)

[66]  Le témoignage de Mme Aiken a fourni d’autres indices quant à ses motivations, puisqu’elle a déclaré qu’il aurait été peu judicieux que Postes Canada envoie Mme Stanger passer l’évaluation du PPLAC et la défraye, notamment parce que Mme Stanger ne semblait pas disposée à déménager pour éviter un conflit d’intérêts potentiel.

[67]  Après que Mme Aiken a refusé d’approuver le formulaire de recommandation, Mme Stanger a directement soumis sa demande d’inscription au PPLAC à Mme Colleen McKenzie, l’agente responsable des ressources humaines à Vancouver. Dans un courriel daté du 28 janvier 2008, Mme McKenzie a informé Mme Aiken qu’elle avait consulté l’agente des droits de la personne de Postes Canada, Mme Roxanne Ayers, laquelle estimait que l’opportunité de s’inscrire au PPLAC ne pouvait être refusée à Mme Stanger en raison de son état matrimonial. Mme McKenzie a recommandé que Mme Aiken approuve le formulaire de recommandation et que, en cas de réussite de Mme Stanger au PPLAC, son nom soit inscrit sur une liste d’attente afin de pourvoir un poste qui ne relèverait pas de la supervision de son époux.

[68]  Le 5 février 2008, un courriel a été envoyé à Mme Aiken par M. John Scott, alors directeur intérimaire de la gestion du rendement humain (GRH) – région du Pacifique. M. Scott adressait l’avis suivant à Mme Aiken :

[traduction] Il y a lieu de refuser une opportunité qui aboutirait à un conflit d’intérêts au sens de notre politique.

[69]  M. Scott indiquait ce qui suit à Mme Aiken concernant la demande d’inscription au PPLAC :

[traduction] Cela dit, je pense que si vous croyez qu’elle est une bonne candidate à un poste de superviseure (mise à part la question du conflit d’intérêts) vous pouvez remplir le formulaire. Normalement, nous attribuons les places en fonction du lieu où se trouvent les opportunités. S’il n’y a d’opportunité que là où existe un conflit d’intérêts et qu’elle ait indiqué qu’elle refusait de déménager, alors elle n’obtiendra pas de place.

La décision se fonde sur notre politique en matière de conflit d’intérêts et non sur son état matrimonial. La jurisprudence étayant cette interprétation est volumineuse.

[70]  Eu égard aux avis qu’elle a reçus, Mme Aiken est revenue sur sa décision. Lors d’une rencontre qui a eu lieu début mars 2008 après que Mme Stanger fut revenue d’Hawaii et qu’elle eut repris le travail, Mme Aiken l’a informée qu’elle avait approuvé sa demande d’inscription au PPLAC, et qu’elle était maintenant sur une liste d’attente en vue de la prochaine séance du programme, à la date qui serait annoncée. Malheureusement, Postes Canada a décidé ensuite d’annuler ce programme, si bien que la demande de Mme Stanger n’a jamais été examinée. Postes Canada a choisi de confier en sous-traitance à une compagnie externe le processus de recrutement des superviseurs. La séance du PPLAC qui a eu lieu fin février 2008 a été la dernière de ce genre à se tenir dans la région du Pacifique.

[71]  Mme Aiken a déclaré durant son témoignage qu’il ne lui a pas sauté aux yeux que Mme Stanger était déçue de rater la séance du PPLAC. Mme Aiken lui a adressé une lettre d’excuses datée du 6 avril 2009 qui a été produite en preuve à l’audience. Elle expliquait dans cette lettre qu’elle n’avait réalisé que son refus de lui accorder la recommandation concernant le PPLAC avait causé de l’anxiété à Mme Stanger que lorsque celle-ci a déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne. Mme Aiken a écrit la lettre pour présenter ses excuses à Mme Stanger et pour lui confirmer qu’elle était toujours sur une liste d’attente au cas où les séances du PPLAC reprendraient.

(ii)  Preuve prima facie de discrimination établie

[72]  Quoique les témoignages concernant la teneur exacte des propos échangés durant la rencontre du 22 janvier soient contradictoires, cela n’influe en rien sur la question de savoir si une preuve prima facie a été établie. À mon avis, Mme Stanger a présenté une preuve non contredite constituant une preuve prima facie de discrimination fondée sur son état matrimonial.

[73]  Comme je l’ai déjà indiqué, Mme Stanger a établi qu’elle vivait depuis novembre 2004 en relation conjugale avec M. Stanger, relation protégée compte tenu du motif fondé sur l’état matrimonial. S’agissant de l’allégation actuelle, la caractéristique protégée s’est manifestée par le fait qu’elle était fiancée et devait se marier quelques semaines plus tard.

[74]  Deuxièmement, Mme Stanger a prouvé qu’elle a subi un traitement différentiel et préjudiciable en n’obtenant pas sa recommandation concernant le PPLAC. Même si je ne suis pas certain qu’elle comptait effectivement assister à la séance du PPLAC de fin février, puisque cela coïncidait avec ses projets de mariage, il n’en reste pas moins qu’elle s’est vu refuser une perspective d’emploi importante (article 2 de la LCDP). Il est possible que lorsqu’elle a présenté sa demande d’inscription au PPLAC, Mme Stanger ait simplement oublié ou ne se soit pas rendu compte qu’il y avait incompatibilité avec ses projets de mariage. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de s’interroger sur ce qu’elle aurait fait si elle avait été admise à la séance du PPLAC de février 2008. Il se trouve que ce programme n’a plus jamais été proposé. À ce titre, je conclus que le refus de l’inscrire au PPLAC lui a été préjudiciable.

[75]  Enfin, Mme Stanger a établi que l’intimée lui a réservé un traitement différentiel et préjudiciable en raison de son état matrimonial. Les motifs indiqués dans le formulaire de recommandation montrent que l’idée que Mme Aiken se faisait de la relation conjugale entre Mme Stanger et le chef Stanger (qu’elle désigne comme [traduction] « son époux ») est entrée en compte dans la décision de ne pas lui permettre de participer à la séance du PPLAC. Le témoignage de Mme Aiken corrobore ce fait.

[76]  Pour les motifs qui précèdent, j’estime que les trois éléments constitutifs d’une discrimination prima facie ont été établis selon la prépondérance de probabilité (voir Bombardier, précité.)

(iii)  Justification de la discrimination

[77]  Une fois la preuve prima facie établie selon la prépondérance des probabilités, il incombe à l’intimée de justifier les actes discriminatoires (Bombardier, paragraphes 36‑38, 61).

[78]  L’alinéa 15(1)a) de la LCDP prévoit une exception à la discrimination lorsque l’employeur établit que les actes contestés étaient fondés sur une exigence professionnelle justifiée :

Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

[…]

[79]  En vertu du paragraphe 15(2) de la LCDP, l’intimé qui invoque l’alinéa 15(1)a) est tenu de démontrer que les mesures visant à ménager les besoins des individus concernés constitueraient une « contrainte excessive » en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[80]  Le paragraphe 15(2) doit être lu en parallèle avec les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Columbie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CanLII 652 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), dans lequel elle a énoncé un critère en trois volets permettant de déterminer si […] une norme donnée constitue une exigence professionnelle justifiée. La Cour affirme, au paragraphe 54, qu’un employeur peut justifier la norme contestée en établissant selon la prépondérance des probabilités :

  1. qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;
  2. qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;
  3. que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

[81]  L’intimée n’a pas opposé officiellement une défense d’exigence professionnelle justifiée (EPJ) relativement à l’incident du PPLAC. La politique concernant les conflits d’intérêts de Postes Canada, à proprement parler, n’était pas en cause. En l’espèce, la norme contestée est en fait le refus prématuré de Mme Aiken de signer la recommandation relative au PPLAC, refus fondé sur son impression suivant laquelle l’admission de Mme Stanger au programme la placerait inévitablement dans une situation de conflit d’intérêts.

[82]  Même si les parties pensaient que la question de savoir si Mme Stanger était disposée à déménager avait d’importantes conséquences, je n’en suis pas si convaincu. J’estime qu’il n’y avait pas d’EPJ autorisant à refuser l’approbation du formulaire de recommandation. La décision d’approuver la recommandation aux fins du PPLAC n’aurait pas immédiatement donné lieu à un conflit d’intérêts réel ou potentiel lié à l’état matrimonial de Mme Stanger. Elle concernait seulement la capacité de celle-ci d’assister à une séance d’évaluation, après laquelle sa candidature à un poste de superviseure aurait pu être envisagée.

[83]  Compte tenu de la preuve dont je dispose, il n’a pas été établi que le refus de Mme Aiken, dans les circonstances de la présente affaire, constituait une EPJ. L’intimée n’a présenté aucune preuve indiquant qu’il n’était pas possible de composer avec les besoins de Mme Stanger en approuvant l’inscription au PPLAC et en gérant le conflit d’intérêts une fois survenu. Le courriel de M. Scott soumis en preuve indique clairement que l’intimée aurait pu composer avec la demande d’inscription au PPLAC, et c’est d’ailleurs ce qu’il recommandait.

[84]  La participation de Mme Stanger à la séance de février 2008 du cours lié au PPLAC ne l’aurait pas placée en situation immédiate de conflit d’intérêts. À ce titre, il n’était pas raisonnablement nécessaire, pour éviter tout conflit d’intérêts, de lui interdire entièrement d’assister aux séances du PPLAC en raison de son état matrimonial.

[85]  Il est compréhensible que Mme Aiken, en tant que directrice responsable, n’ait pas voulu gaspiller les ressources de la SCP s’il lui paraissait impossible que la participation de Mme Stanger au PPLAC fasse avancer sa carrière. Cependant, comme l’ont fait remarquer les collègues de Mme Aiken, accepter de recommander l’inscription à la séance du PPLAC ne plaçait pas en soi Mme Stanger en situation de conflit d’intérêts. Il était dans le domaine du possible que cette dernière ne reçoive pas une évaluation favorable à cette séance, et même qu’elle n’y obtienne pas de place, comme le laissait entendre M. Scott. Si l’un de ces deux scénarios s’était réalisé, tout conflit d’intérêts potentiel aurait été évité.

[86]  Il est possible que Mme Aiken ait refusé la demande d’inscription de Mme Stanger en raison de l’idée qu’elle se faisait de la mise en œuvre adéquate de la politique de Postes Canada en matière de conflit d’intérêts. Cependant, comme l’a fait remarquer plus haut M. Scott, il n’y aurait pas eu conflit d’intérêts simplement en acceptant de recommander Mme Stanger aux fins du PPLAC. M. Scott avait conseillé à Mme Aiken d’approuver la recommandation relative au PPLAC et de laisser la politique en matière de conflit d’intérêts entrer en jeu plus tard.

[87]  Postes Canada doit être félicitée d’avoir rapidement réalisé son erreur et immédiatement agi pour infirmer la décision de Mme Aiken de ne pas approuver le formulaire de recommandation relatif au PPLAC. Cependant, l’effet de cette décision, une fois prise, ne pouvait pas être annulé.

(iv)  Allégation de discrimination fondée

[88]  Mme Stanger m’a convaincu que Postes Canada, bien qu’elle soit revenue sur sa position, a initialement fait preuve à son endroit de discrimination fondée sur son état matrimonial, Mme Aiken ayant refusé de signer la recommandation relative au PPLAC en raison de son mariage avec le chef Stanger. Par ailleurs, Postes Canada n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que des mesures visant à composer en l’occurrence avec l’état matrimonial de Mme Stanger lui auraient causé des contraintes excessives.

(v)  Mesures de redressement

[89]  Comme c’est la seule partie de la plainte de Mme Stanger qui soit fondée, j’examinerai la question des mesures de redressement à ce stade de la décision. Lorsqu’il juge la plainte ou une partie de la plainte fondée, le Tribunal peut, en vertu de l’article 53 de la LCDP, rendre à l’encontre de l’intimée une ordonnance prévoyant une indemnité et d’autres formes de redressement. À l’audience, Mme Stanger n’avait pas préparé d’observation ni de preuve documentaire concernant ses prétendues pertes financières. L’avocat de l’intimée a suggéré que l’audience soit disjointe et que les éléments de preuve et observations concernant les dommages puissent être présentés une fois que le Tribunal aura déterminé la responsabilité. Les parties et le Tribunal ont accepté la disjonction de l’instance.

[90]  Le greffe du Tribunal contactera les parties pour les informer du calendrier prévu en vue du dépôt d’éléments de preuve documentaire et d’arguments ayant trait à la question du redressement. Je tiendrai dûment compte de ces documents, ainsi que de tout autre élément de preuve pertinent déjà soumis à l’audience. La plaignante a reconnu dans son plaidoyer final que même si elle avait participé au PPLAC, elle n’avait aucune garantie de se voir offrir un poste de superviseure. Le PPLAC n’était qu’un outil servant à évaluer les candidats intéressés. Au moment de rédiger leurs observations, il est important que les parties gardent à l’esprit les dispositions spécifiques de l’article 53 et considèrent dans quelle mesure elles exigent d’établir un lien causal entre la pratique discriminatoire et la perte alléguée (voir p. ex. Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, (« Chopra ») paragraphe 37.)

[91]  De plus, les parties doivent aborder la question de savoir si le Tribunal doit appliquer la doctrine de l’atténuation des pertes aux demandes d’indemnisation et, le cas échéant, dans quelle mesure (voir Chopra, paragraphe 40). Elles pourront naturellement se référer à tout autre texte juridique faisant autorité et qu’elles jugent pertinent quant à leur demande de redressement en l’espèce.

B.  Retrait des tâches Version 2

[92]  Mme Stanger a déclaré durant son témoignage qu’elle s’était vu confier des tâches Version 2 parce qu’elles étaient adaptées aux restrictions liées à sa DPP. Ces tâches supposaient plusieurs heures mensuelles de travail administratif lié à l’envoi postal de chèques d’aide sociale provinciale. D’après Mme Stanger, son superviseur, M. Michael Yaromy, l’aurait informée au début de 2008 qu’elle ne ferait plus ce travail, et qu’elle devait former sa remplaçante sur‑le‑champ. Elle prétend que d’autres employés avaient l’impression qu’elle avait été affectée aux tâches Version 2 en raison d’un avantage lié à sa relation conjugale avec le chef Stanger. Je lui ai spécifiquement demandé si ces tâches lui avaient été retirées, et elle a répondu par l’affirmative.

[93]  M. Yaromy a déclaré qu’il ne se souvenait pas que les tâches Version 2 aient jamais été retirées à Mme Stanger. Les autres travailleurs ne se sont jamais plaints auprès de lui du fait que celle-ci en soit chargée, et il n’a entendu personne en parler comme d’un avantage. Il a convenu que Mme Stanger avait été priée de former d’autres employés aux fins de la réalisation des tâches Version 2, mais seulement pour veiller à ce que d’autres travailleurs puissent s’en occuper si elle était absente ou autrement incapable de faire son travail.

[94]  Durant son contre‑interrogatoire, M. Yaromy s’est fait poser une question faisant valoir que Mme Stanger avait déclaré que les tâches Version 2 lui avaient été retirées. Cependant, il ne lui a pas été demandé si ces tâches lui avaient réellement été retirées ou s’il l’avait jamais avisée qu’elles le seraient. Je trouve l’omission de ces deux questions à l’étape du contre‑interrogatoire assez révélatrice.

[95]  Je donne préséance à la déposition de M. Yaromy parce qu’elle est plus cohérente et logique. Mme Stanger a livré un témoignage principal très succinct, alors que M. Yaromy a répondu à plusieurs questions sur le sujet. De plus, lorsque j’ai spécifiquement demandé à Mme Stanger si les tâches Version 2 lui avaient réellement été retirées, elle a répondu par l’affirmative, mais de manière plutôt vague, avant de changer de sujet. Je ne suis pas convaincu que les tâches Version 2 aient jamais été retirées à Mme Stanger. Il se peut qu’on lui ait demandé de former d’autres employés, mais elle ne m’a pas convaincu que ces tâches lui ont été retirées définitivement et qu’elle a donc subi un traitement différentiel préjudiciable. De plus, contrairement à ce qu’affirme son énoncé de précisions, aucun des éléments de preuve, y compris son propre témoignage, ne laisse supposer un lien entre le prétendu retrait des tâches et sa déficience. Son allégation concernant les impressions des autres employés suggère plutôt un lien avec le motif fondé sur l’état matrimonial, et c’est pourquoi nous l’examinons ici. Cependant, j’estime que Mme Stanger n’a pas établi la réalité de ces impressions en affirmant simplement qu’elles existaient.

VIII.  Allégations de discrimination liées à la déficience aux termes de l’article 7

[96]  Mme Stanger allègue que certaines tâches professionnelles dont elle était capable de s’acquitter lui ont été retirées en raison de sa déficience. D’après elle, ce retrait découlait de plaintes de collègues concernant sa DPP et constituait un traitement différentiel préjudiciable aux termes de l’alinéa 7b) de la LCDP.

[97]  En 2004, après avoir complété le programme de retour progressif au travail, Mme Stanger a été affectée au quart numéro 3 dans la section Communication A de l’ETCVic. Chaque section de quart comprenait environ 16 employés et devait s’acquitter de 13 activités spécifiques. Il n’est pas nécessaire de décrire toutes ces tâches en détail aux fins de la présente décision. Cependant, les tâches principales sont couramment désignées ainsi : A/O; Sans Codes; Vérification des sacs; Version 2; EFM; O’Cull; et DRS.

[98]  Les travailleurs de sa section étaient affectés à tour de rôle à différentes tâches, généralement toutes les deux heures. La rotation des tâches était affichée chaque semaine de sorte que chaque travailleur du quart savait quelles activités il devait accomplir tous les jours. Le superviseur de Mme Stanger, M. Yaromy, a expliqué durant son témoignage que la planification d’une rotation de tâches productives à confier à Mme Stanger demandait beaucoup d’effort en raison des restrictions liées à sa DPP.

[99]  Une preuve abondante a été présentée durant l’audience au sujet de chacune des tâches spécifiques et des efforts physiques qu’elles demandaient. Mme Stanger a déclaré que Postes Canada a composé avec ses besoins de 2004 jusqu’à la fin 2007–début 2008. Durant cette période, elle a accompli les tâches Vérification des sacs, A/O, O’Cull, Version 2, EFM et Sans Codes. Ses limitations ne lui permettaient pas de s’acquitter de certaines parties de ces tâches, comme la décharge des sacs pendant l’opération O’Cull.

[100]  Mme Stanger a déclaré qu’à partir de la fin 2007, certains collègues se sont plaints à elle et à d’autres au sujet de ses limitations physiques. À ce qu’elle prétend, ces plaintes ont conduit M. Yaromy, son superviseur, et Mme Paula Sylvester, une autre superviseure, à lui retirer certaines tâches de rotation.

A.  Incidents concernant Randy Bourke et Norma Chin

[101]  Mme Stanger a déclaré que les tâches A/O lui ont été retirées à deux reprises à la fin de 2007, lorsque son quart de travail chevauchait l’espace d’une heure environ le quart de nuit à l’ETCVic. Un soir, alors qu’elle effectuait des tâches A/O aux alentours du quai 3, également occupé par M. Randy Bourke, un travailleur du quart de nuit, ce dernier lui aurait dit que ces tâches n’étaient réservées qu’à son quart à lui; elle est donc retournée voir M. Yaromy qui l’a affectée à la vérification des sacs. D’après son témoignage, M. Bourke était très en colère et lui a dit de quitter la zone du quai 3. Mme Stanger a accusé M. Yaromy de ne pas avoir réagi à la situation.

[102]  Environ une semaine plus tard, Mme Stanger prétend être retournée au quai 3 pour exécuter des tâches A/O lorsqu’une autre employée, Mme Norma Chin, lui a déclaré que ces tâches lui avaient été confiées étant donné qu’elles étaient réservées au quart de nuit. Mme Stanger affirme qu’elle s’en est plainte à M. Yaromy et qu’il lui a répondu de faire autre chose à la place.

[103]  Ni M. Bourke ni Mme Chin n’ont été appelés à témoigner. Cependant, M. Yaromy a été appelé comme témoin par l’intimée : il a livré son témoignage principal, a été contre‑interrogé puis réinterrogé par voie d’affidavit, parce qu’il ne pouvait pas assister à l’audience. M. Yaromy se rappelle que Mme Stanger s’était plainte du fait que M. Bourke lui avait demandé de quitter la zone du quai 3. Il n’avait pas le souvenir d’une plainte concernant Mme Chin.

[104]  M. Yaromy affirme qu’il s’est adressé au superviseur du quai 3, Dave Diertens, pour obtenir des clarifications après que Mme Stanger s’était plainte de M. Bourke. M. Diertens l’a informé qu’il était prévu que les opérations A/O soient confiées aux travailleurs du quart de nuit du quai 3. Cette règle devait être respectée, c’est pourquoi il a déclaré qu’il avait probablement demandé à Mme Stanger de s’occuper d’une autre tâche dont elle pouvait s’acquitter malgré les restrictions liées à sa DPP.

[105]  J’accepte le témoignage de Mme Stanger suivant lequel ces événements concernant les travailleurs du quai 3 sont survenus. Cependant, elle n’a pas démontré que sa réaffectation à d’autres tâches avait le moindre rapport avec sa déficience. La preuve indique clairement que Mme Stanger s’est fait dire de quitter la zone du quai 3 parce que les tâches A/O incombaient à un autre quart chargé de travailler dans cette zone. Par conséquent, comme Mme Stanger n’a pas prouvé selon la prépondérance des probabilités l’existence d’un lien entre le traitement qu’elle a subi et un motif de discrimination illicite, j’estime que les allégations touchant M. Bourke et Mme Chin ne sont pas fondées.

B.  Incident concernant Joanne Cook

[106]  Mme Stanger a déclaré que les tâches Sans Codes lui ont été retirées de manière définitive à la suite d’un incident concernant l’une de ses collègues, Mme Joanne Cook. À la fin de 2007, Mme Stanger a été affectée aux tâches Sans Codes, qui consistaient à vérifier les codes postaux à un bureau. Ayant aperçu un bureau vide contre le mur, Mme Stanger a décidé d’aller s’y asseoir pour effectuer cette rotation. À ce qu’elle affirme, Mme Cook l’a approchée et lui a dit : [traduction] « Tu dois partir ». Cette dernière aurait alors ajouté, la voix teintée de colère : [traduction] « Je pourrais te faire mal si tu t’assois là ». Mme Stanger a alors déclaré : [traduction] « Et je me suis sentie menacée lorsqu’elle m’a dit qu’elle allait me taper. Je me suis sentie menacée par ces paroles ». Lorsque j’ai demandé à Mme Stanger : [traduction] « A‑t‑elle utilisé ces mots? », elle a répondu par l’affirmative. Pour plus de clarté, je lui ai redemandé : [traduction] « Elle a dit qu’elle allait vous taper? » Mme Stanger a alors modifié son témoignage et déclaré que Mme Cook a peut-être dit : [traduction] « Je risque de te taper si tu t’assois là ».

[107]  Lorsque j’ai demandé à Mme Stanger de préciser ce qu’elle croyait que Mme Cook avait voulu dire par [traduction] « taper », elle a répondu qu’elle avait compris qu’elle allait la taper avec une boîte ou un autre objet lourd. À mon avis, cela diffère de ce qu’elle disait plus tôt dans son témoignage en insinuant par la phrase [traduction] « elle allait me taper » que Mme Cook avait menacé de la frapper. Je pense que Mme Stanger a délibérément exagéré ces paroles pour donner cette impression.

[108]  Quoi qu’il en soit, Mme Stanger a déclaré qu’elle s’est sentie menacée par les commentaires de Mme Cook, et donc qu’elle s’est plainte à son superviseur, M. Yaromy : elle l’a informé qu’elle se sentait menacée par Mme Cook et lui a demandé de lui parler. M. Yaromy ne s’est pas immédiatement entretenu avec Mme Cook; il a dit à Mme Stanger de faire autre chose à la place, et du coup cette dernière s’est sentie abandonnée. Elle affirme qu’elle n’a plus jamais effectué de tâches Sans Codes. Mme Stanger a raconté cette histoire comme un exemple de discrimination fondée sur sa DPP, consistant à éliminer une rotation de travail de son horaire sans lui proposer de mesures d’adaptation.

[109]  L’intimée a appelé Mme Cook comme témoin. Cette dernière se souvenait clairement de l’interaction avec Mme Stanger parce qu’elle ne s’est produite qu’une seule fois. Elle affirme qu’elle n’était pas en colère et qu’elle a simplement demandé à Mme Stanger de ne pas se mettre au bureau parce qu’il n’était pas assez spacieux pour que deux personnes y travaillent. Par ailleurs, c’était l’espace de travail habituel de Mme Cook lorsqu’elle effectuait les vérifications Sans Codes. Peu après sa conversation avec Mme Stanger, le chef Stanger s’est présenté à son bureau et avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, il lui a demandé si cela lui posait un problème de travailler avec les autres. Mme Cook déclare avoir expliqué au chef Stanger qu’il n’y avait pas assez de place pour deux personnes, qu’il s’agissait d’une zone « chaussures à embouts d’acier » dans l’espace de travail, ce qui la rendait plus dangereuse. Mme Cook a nié qu’elle était en colère ou qu’elle ait déclaré à Mme Stanger qu’elle pouvait lui faire du mal si elle travaillait là‑bas.

[110]  M. Yaromy a également témoigné au sujet de l’incident concernant Mme Cook. Il se souvenait que Mme Stanger s’en était plainte et qu’il était allé voir Mme Cook directement. Cette dernière lui a expliqué qu’elle avait dit que Mme Stanger risquait de se faire mal accidentellement si elle travaillait à ce bureau en particulier pendant qu’elle et d’autres collègues de quart s’en servaient ponctuellement. M. Yaromy a remarqué que Mme Cook était légèrement contrariée par cet incident, mais il n’a pas reconnu qu’elle était en colère. Il a ajouté qu’après cet incident, le chef Stanger a installé un bureau à l’autre bout de l’espace réservé au lecteur optique de caractères multiligne (LOCML) et que Mme Stanger a continué d’y effectuer les tâches Sans Codes.

[111]  Je donne préséance aux dépositions de Mme Cook et de M. Yaromy concernant cet incident. J’estime que Mme Stanger a exagéré le récit de cet échange et qu’elle est revenue sur son témoignage à mesure que je la questionnais. D’un autre côté, les témoignages de M. Yaromy et de Mme Cook étaient plus cohérents. Mme Cook a simplement demandé à Mme Stanger de travailler ailleurs. Il ne s’agit pas d’un traitement différentiel et préjudiciable. Elle s’est peut-être montrée sèche et laconique durant la conversation, mais compte tenu de la preuve, je conclus que Mme Cook n’a pas menacé Mme Stanger. Sans que cela ne soit décisif, rien ne prouve que Mme Cook savait d’ailleurs que Mme Stanger avait des limitations du fait de sa DPP. Je conclus aussi que personne n’a empêché Mme Stanger, ni sur‑le‑champ ni par la suite, d’accomplir les tâches Sans Codes. M. Yaromy a très clairement indiqué dans sa déposition que le chef Stanger avait procuré un bureau à Mme Stanger dans ce but précis et qu’elle a ensuite continué à effectuer cette rotation. La plaignante n’a pas étayé cette partie de la plainte. J’ajouterais qu’aucun des éléments de preuve présentés quant à cette allégation, y compris le témoignage même de la plaignante, ne révélait de lien entre la conduite de Mme Cook et la prétendue réaffectation, d’une part, et la déficience de la plaignante, de l’autre.

C.  Retrait des tâches O’Cull

[112]  Mme Stanger a également déclaré qu’elle a été retirée de la rotation O’Cull au début de 2008. Cette rotation consiste à décharger des sacs de courrier et à trier les articles individuels. Le Tribunal a appris que toutes les 30 minutes, les quatre employés affectés à cette rotation alternaient de manière à ce que chacun passe 30 minutes à décharger les sacs, ce travail étant plus fatigant. Mme Stanger a indiqué qu’elle a effectué la rotation O’Cull, mais qu’elle était dispensée de la décharge des sacs. Elle affirme que M. Yaromy l’a retirée de cette rotation après que d’autres employés se sont plaints au sujet de sa DPP.

[113]  M. Yaromy a déclaré qu’au début de 2008 environ, la rotation O’Cull a été modifiée en ceci que le nombre d’employés affectés à chaque rotation est passé de quatre à trois. Cela voulait dire que des employés valides se relayaient plus fréquemment au poste consistant à décharger les sacs de courrier sur la bande de triage. Comme Mme Stanger ne pouvait pas décharger les sacs, elle a alors été éliminée de la rotation. Au souvenir de M. Yaromy, c’est la seule fois que Mme Stanger s’est vu retirer des fonctions liées à son emploi. En l’occurrence, il n’était pas le seul à avoir pris cette décision qu’ont également approuvée deux autres superviseurs, un chef et un directeur de l’installation. Celle-ci a été prise par souci pour sa santé et sa sécurité, et non parce que d’autres collègues s’étaient plaints de la DPP de Mme Stanger.

[114]  M. Yaromy a déclaré qu’il a entendu une fois un employé se plaindre de devoir [traduction] « compenser » pour les employés atteints de DPP. Cependant, il s’agissait d’un commentaire général qui ne visait pas Mme Stanger. M. Yaromy a également indiqué que cette dernière s’était plainte une fois auprès de lui de ce que les collègues la traitaient durement. Cependant, il ne se rappelle pas avoir entendu Mme Stanger dire que cela avait un lien avec sa DPP ou son état matrimonial.

[115]  Mme Stanger ne m’a pas convaincu que son retrait de la rotation O’Cull constituait un traitement différentiel préjudiciable. Le retrait de tâches pour des raisons liées à la santé et à la sécurité n’est pas en soi un traitement préjudiciable. Mme Stanger n’a pas prouvé que ces actes étaient « préjudiciable[s], dommageable[s] ou mauvais » au sens de l’arrêt Tahmourpour c. Procureur général du Canada (2010 CAF 192, paragraphe 12). Par ailleurs, le régime législatif plus général reconnaît que les mesures justifiées prises pour des raisons de santé et de sécurité ne sont pas discriminatoires (voir l’alinéa 15(1)a) et le paragraphe 15(2) de la LCDP). La preuve suffisait à établir que la rotation a été modifiée de manière à retirer un employé et créer un fardeau physique additionnel relativement à la décharge des sacs.

IX.  Allégations de harcèlement liées à l’état matrimonial aux termes de l’article 14

[116]  Mme Stanger prétend avoir été harcelée en milieu de travail par d’autres employés en raison de son état matrimonial, à savoir son union de fait devenue mariage légal avec le chef de l’ETCVic, Patrick Stanger. D’après elle, une série d’événements survenus entre 2005 et 2008 constituait du harcèlement fondé sur l’état matrimonial en matière d’emploi, aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP. Chacun de ces prétendus événements sera examiné ci‑après.

A.  Grief concernant Guy Labine – Harcèlement lié à l’horaire des pauses

[117]  Mme Stanger prétend avoir été harcelée en milieu de travail le ou vers le 7 février 2006, par son superviseur, Guy Labine, lorsque ce dernier a parlé de sa relation personnelle avec Patrick Stanger devant des collègues dans l’atelier. Elle a déclaré qu’elle s’est sentie gênée et intimidée lorsqu’il a laissé entendre à voix haute que les gens de l’atelier avaient l’impression qu’elle bénéficiait d’un traitement préférentiel quant à ses pauses à cause de sa relation. Cet incident a donné lieu à un grief officiel déposé par Mme Stanger le 15 février 2006.

[118]  D’après Mme Stanger, M. Labine s’est entretenu avec elle en présence de deux déléguées syndicales, Sue Robinet et Betty Kristofferson, concernant l’horaire de ses pauses. M. Labine lui a demandé de s’en tenir à un horaire pour ses pauses-déjeuner (plus tôt ou plus tard). D’après Mme Stanger, cela lui était égal, et elle était disposée à prendre la pause qui était la plus logique compte tenu des restrictions liées à sa DPP. Mme Stanger a eu l’impression que les personnes présentes à cette réunion [traduction] « se liguaient contre elle », et elle prétend que les déléguées syndicales n’étaient pas là pour représenter ses intérêts. Elle s’est sentie en colère et très contrariée. M. Labine lui a dit de prendre sa pause plus tôt.

[119]  M. Labine a été appelé comme témoin par l’intimée pour déposer au sujet de l’incident et des plaintes concernant les pauses de Mme Stanger. M. Labine travaillait comme superviseur intérimaire à l’ETCVic en 2006, il était alors le superviseur immédiat de la plaignante, et relevait lui-même du chef Stanger.

[120]  M. Labine a remis cet incident dans son contexte. Le quart de nuit était réparti en deux groupes qui bénéficiaient chacun d’une pause‑déjeuner réservée d’une demi‑heure. Les pauses‑déjeuner devaient être strictement respectées afin que les rotations puissent se poursuivre de manière ordonnée. M. Labine affirme qu’il est possible que Mme Stanger ait été priée à l’occasion, en raison de sa DPP, de changer l’heure de ses pauses. À la fin de 2005, Mme Sue Savoy, une des collègues de Mme Stanger, et deux déléguées syndicales, Sue Robinet et Betty Kristofferson, se sont adressées à lui pour se plaindre des horaires de pause de Mme Stanger. Leur plainte comportait deux volets : Mme Stanger ne semblait pas prendre ses pauses conformément à l’horaire de l’un ou de l’autre groupe; et elle prenait souvent plus que les 30 minutes allouées pour sa pause‑déjeuner. Aucune des parties n’a appelé Mme Robinet ou Mme Kristofferson comme témoins. Cependant, l’intimée a fait comparaître Mme Savoy dont nous examinerons la déposition plus loin dans la présente décision. De plus, M. Labine déclare qu’il a fait remarquer à Mme Stanger que les gens avaient l’impression qu’elle bénéficiait d’un traitement préférentiel en raison de sa relation avec le chef Stanger, et que Mme Savoy et les déléguées syndicales l’en avaient informé.

[121]  M. Labine a indiqué qu’il a observé les pauses‑déjeuner de Mme Stanger pendant quelques semaines après cet incident, et en a conclu que les plaintes étaient fondées. Mme Stanger ne semblait pas suivre l’horaire régulier de l’un ou l’autre groupe, et elle revenait souvent de ses pauses avec 10 à 20 minutes de retard. Il a également remarqué qu’elle prenait plusieurs fois sa pause‑déjeuner avec M. Stanger, et qu’ils revenaient au travail en même temps.

[122]  M. Labine a également décrit durant son témoignage le système de cartes magnétiques de Postes Canada, qui permettait de surveiller l’assiduité des employés. Tous les employés avaient une carte qu’ils devaient passer sous un lecteur pour enregistrer l’heure d’arrivée à l’atelier, l’heure à laquelle ils prenaient leurs pauses et en revenaient, et l’heure à laquelle ils quittaient le travail à la fin de leur quart. Le système informatique générait un rapport basé sur les pointages. Cependant, si un employé ne passait pas sa carte à l’entrée ou à la sortie de l’atelier, un rapport d’erreur était généré. Le superviseur devait alors forcer le système et entrer une heure pour corriger l’erreur. Il devait apporter ces corrections, si nécessaire, à la fin de chaque quart.

[123]  M. Labine a remarqué à plusieurs reprises que Mme Stanger n’avait pas passé sa carte lorsqu’elle prenait ses pauses, ce qui l’obligeait à forcer le système et à entrer une heure pour le pointage manquant, qui correspondait généralement au début ou à la fin de sa pause‑déjeuner. Il a déclaré qu’il avait dû saisir les pointages manquants de Mme Stanger plusieurs fois par semaine.

[124]  M. Labine a décidé de porter la question à l’attention de l’échelon supérieur, ce qui lui a paru délicat, car cela signifiait qu’il devait s’adresser à son supérieur immédiat, le chef Stanger. Même s’il était mal à l’aise, M. Labine pensait que s’il présentait le problème à M. Stanger, l’affaire s’arrangerait d’elle‑même. Il ne lui a pas parlé des pauses prolongées, mais a simplement noté que la plaignante prenait ses pauses‑déjeuner de façon erratique. M. Labine a demandé au chef s’il pouvait prier la plaignante de respecter l’horaire de pause indiqué et de s’assurer de passer sa carte à chaque fois.

[125]  À l’audience, M. Labine a précisé qu’il se souvenait clairement de la réponse de M. Stanger à sa demande, car celui-ci a eu une réaction tout à fait inattendue. D’après M. Labine, le chef lui a répondu qu’il ne pensait pas que c’était une bonne idée de lui demander de parler avec Mme Stanger. M. Labine a déclaré avoir été très décontenancé par la réponse parce qu’il s’attendait à ce que M. Stanger réagisse plus amicalement.

[126]  M. Labine se souvient qu’un autre superviseur, M. Bob Tischert, a relevé le même problème concernant les pauses de Mme Stanger. Avant sa conversation avec M. Stanger, M. Tischert et lui sont allés voir Sherri Aiken, la directrice de l’ETCVic. M. Labine a indiqué qu’il a montré à Mme Aiken un affichage dynamique de la liste, soit une liste des pointages des cartes des employés générée par ordinateur, pour lui donner la mesure du problème.

[127]  Deux fichiers semblables d’affichage dynamique de la liste ont été admis en preuve à l’audience. Le premier indique que les pointages de Mme Stanger ont été modifiés par M. Stanger deux fois le 30 janvier 2006. M. Labine a qualifié les actes de ce dernier d’[traduction] « inappropriés » et d’[traduction] « anormaux », puisqu’il incombe aux superviseurs, et non aux chefs, de corriger les erreurs dans le fichier d’affichage dynamique de la liste. Le deuxième fichier montre que M. Stanger a modifié le pointage de Mme Stanger 45 fois entre 2005 et 2008.

[128]  Comme le problème persistait, M. Labine a décidé, ainsi qu’il l’a déclaré, d’avoir une conversation avec Mme Stanger au sujet de ses pauses, d’où la discussion à l’atelier en présence des deux déléguées syndicales, Mmes Robinet et Kristofferson. M. Labine a demandé à Mme Stanger de choisir la pause d’un groupe et de s’y tenir, et l’a prévenue que sa conduite en cette matière avait donné l’impression à certains de ses collègues qu’elle bénéficiait d’un traitement préférentiel en raison de sa relation avec le chef. M. Labine a précisé qu’il avait reçu une formation pour gérer les conflits dans l’atelier, et qu’il lui a donc parlé calmement et de manière professionnelle, en lui présentant les faits tels qu’ils avaient été portés à sa connaissance. M. Labine a indiqué que Mme Stanger a réagi de manière [traduction] « très agitée et agressive ». Il a donc tenté de désamorcer la situation à l’atelier, cette effusion soudaine d’émotions n’ayant rien pour lui plaire. M. Labine a déclaré qu’il a immédiatement pris la décision de ne plus s’occuper de ce problème, estimant que l’imposition d’une mesure disciplinaire ne relevait pas de sa compétence. Il a résolu de simplement signaler à nouveau le fait à Sherri Aiken, la directrice, et c’est ce qu’il a fait.

[129]  Après cette conversation dans l’atelier, Mme Stanger a déposé un grief syndical à l’encontre de M. Labine, au motif qu’elle [traduction] « […] avait été embarrassée en présence de collègues parce que le superviseur Guy Labine a mentionné plusieurs fois que la plaignante sortait avec le chef Pat Stanger et affirmé que certains avaient l’impression qu’elle bénéficiait d’un traitement préférentiel ».

[130]  M. Labine a déclaré qu’il avait été très choqué et contrarié d’apprendre qu’un grief avait été déposé contre lui, et que cela ne s’était jamais produit durant sa longue carrière dans le secteur privé et syndiqué des services de messagerie. Il était particulièrement contrarié parce qu’il n’était que superviseur intérimaire, et qu’il craignait que le grief compromette ses chances d’avancement. En fin de compte, le différend entre le syndicat et la direction a été résolu par le biais d’un mémoire d’entente, versé en pièce. Postes Canada a accepté de rappeler formellement aux superviseurs du local de Victoria que la vie personnelle d’un employé n’était pas un sujet de discussion approprié dans l’atelier, ce qui a permis de régler entièrement le grief.

[131]  J’estime que les déclarations de M. Labine durant la conversation qui s’est déroulée dans l’atelier ne constituent pas du harcèlement au titre de la LCDP. La plaignante a établi que l’événement s’est produit et que son état matrimonial (sa relation avec le chef avec qui elle cohabitait alors depuis plus d’un an) a été évoqué en présence d’autres employés. Cependant, j’estime que la conduite de M. Labine n’a pas violé la dignité de Mme Stanger de telle manière à contribuer à la création d’un environnement de travail hostile ou malsain. Il est possible que la plaignante ait trouvé les commentaires de M. Labine malvenus et embarrassants. Cependant, compte tenu de la preuve, ces actes relèvent d’un exercice justifié d’un pouvoir de supervision aux fins des activités et des objectifs opérationnels légitimes de l’employeur (voir Day, précité, paragraphe 184).

[132]  Quant à la question de savoir si l’incident constituait un traitement dégradant, humiliant ou insultant, je dois conclure que la conversation n’avait rien d’inapproprié dans les circonstances, comme l’établit la preuve de l’intimée. Le témoignage de M. Labine m’a convaincu qu’il s’est adressé à la plaignante de manière professionnelle, et qu’il n’a mentionné sa relation que dans le contexte des plaintes qu’il avait reçues des autres employés. Même si les déléguées syndicales étaient présentes, je ne crois pas qu’elles étaient là pour se [traduction] « liguer » avec M. Labine contre Mme Stanger. Ce sont elles qui ont initialement soumis la plainte à M. Labine et leur présence a probablement été perçue comme relevant de leurs responsabilités légitimes en matière de relations de travail. Rien n’indique que d’autres employés aient été présents.

B.  Incidents concernant Mme Susan Savoy

[133]  Mme Stanger a également allégué que Susan Savoy, une collègue, l’a harcelée en raison de son état matrimonial. Deux allégations distinctes visent Mme Savoy : cette dernière l’aurait harcelée en déclarant, d’une part, que Mme Stanger bénéficiait d’un traitement préférentiel en matière de pauses, et d’autres part, que la relation de Mme Stanger avec le chef n’était [traduction] « pas chrétienne ».

[134]  Mme Savoy, qui était une collègue de la plaignante en 2006, a également été appelée comme témoin par l’intimée. Mme Stanger, dont le témoignage concernant Mme Savoy n’était pas très clair, a insinué que les deux prétendus événements se sont produits en même temps. Elle n’a pas bien précisé à quelle date, mais a affirmé que Mme Savoy lui a révélé qu’elle avait écrit une lettre à la directrice de l’ETCVic, pour se plaindre de ses pauses irrégulières. Mme Stanger soutient que Mme Savoy était prétentieuse et qu’elle l’a blessée.

[135]  La lettre datée du 6 février 2006 que Mme Savoy a adressée à Mme Aiken, directrice de l’ETCVic, a été admise en pièce à l’audience. Comme son contenu n’a été révélé à Mme Stanger qu’au moment de la divulgation en prévision de cette audience, la lettre elle-même n’est pas visée par l’allégation de harcèlement. Cependant, je l’évoque comme élément de contexte de la situation. La lettre cite des occurrences spécifiques et détaillées de retour tardif des pauses, et explique en quoi cela a nui aux collègues affectés aux rotations dont les tâches exigeaient la présence d’un effectif complet. Mme Savoy déclarait dans sa lettre :

[traduction] À mon avis, changer son heure de pause à leur convenance (les Stanger), ou pour servir leurs intérêts personnels trahit un mépris manifeste pour la politique ou les règles et règlements de la SCP. Cela témoigne aussi d’un manque de respect et de considération totale pour la santé et le bien‑être de ses collègues, qui ont la charge supplémentaire de son travail (en plus du leur).

[136]  Mme Savoy affirme qu’elle a été amenée à travailler aux côtés de Mme Stanger quelque temps après avoir adressé sa lettre à Mme Aiken. Mme Savoy n’a jamais reçu de réponse de la part de Mme Aiken et ignorait que Mme Stanger avait déposé un grief contre M. Labine. Cependant, elle voulait être directe avec elle et lui a donc parlé de la lettre lorsqu’elles travaillaient côte à côte quelques semaines plus tard. Mme Savoy a indiqué que la conversation avait été normale et dénuée d’hostilité.

[137]  L’autre prétendu événement s’est produit plus tôt. Mme Savoy affirme avoir été informée de la relation de Mme Stanger avec le chef en 2005 par une collègue de l’atelier. Elle se souvient avoir eu alors une longue conversation avec cette collègue qui était contrariée que Mme Stanger ait commencé à fréquenter le chef parce qu’elle estimait que celle-ci se faisait utiliser et qu’elle finirait par souffrir.  Mme Savoy a défendu Mme Stanger, et noté qu’elle était assez âgée pour prendre ses propres décisions. Plus tard cette année‑là, Mme Stanger est venue voir Mme Savoy, après avoir discuté de sa relation avec l’autre employée. D’après Mme Savoy, Mme Stanger semblait contente qu’elle l’ait défendue devant l’autre employée. Mme Savoy lui a dit alors qu’elle pensait effectivement que Mme Stanger avait le droit de prendre ses propres décisions, mais qu’à certains égards, elle était d’accord avec l’autre employée quant au caractère inapproprié de la relation. Mme Savoy se souvient d’avoir dit soit : [traduction] « dans ma religion, c’est répréhensible [la relation] » ou alors : [traduction] « comme chrétienne, c’est peut-être répréhensible », car d’après ce qu’elle savait de la situation, M. Stanger était encore marié.

[138]  Au dire de Mme Savoy, Mme Stanger l’a alors regardée d’un drôle de manière. Elle ajoute que leur relation est peut-être devenue moins amicale par la suite, mais que, pour sa part, elle ne l’a pas évitée ni traitée différemment.

[139]  Mme Stanger a déclaré dans sa déposition que Mme Savoy avait qualifiée sa relation de [traduction] « pas chrétienne ». Même si Mme Savoy ne se souvenait pas d’avoir employé cette expression exacte, je suis convaincu, compte tenu de la preuve présentée par les deux parties, que Mme Savoy a fait part à la plaignante d’une sorte de jugement sur la conformité de sa relation personnelle avec le chef. Je suis également disposé à admettre que le motif fondé sur l’état matrimonial entre en jeu, étant donné que les Stanger cohabitaient alors depuis au moins quelques mois (même si l’impression générale était encore qu’ils ne faisaient [traduction] « que se fréquenter »). Cependant, je ne pense pas que le commentaire de Mme Savoy ait violé la dignité de Mme Stanger de telle manière à créer un environnement hostile ou malsain. Peu avant ce commentaire, Mme Savoy a affirmé que Mme Stanger avait le droit de prendre ses propres décisions. Je ne pense pas, compte tenu du contexte de cette conversation, que ce commentaire fût dégradant, humiliant ou insultant au sens de l’article 14. De plus, je ne suis pas convaincu qu’il était totalement spontané, car il semblerait que c’est Mme Stanger qui a amorcé la conversation.

[140]  Mme Stanger a déclaré qu’elle avait été blessée par la lettre et par le fait que Mme Savoy ait laissé entendre qu’elle jouissait d’un traitement de faveur concernant ses pauses. Cependant, je ne pense pas que la conduite de Mme Savoy liée à sa plainte ait pu constituer du harcèlement. Une lettre de plainte adressée à la direction concernant le non‑respect par une collègue de la politique de l’employeur en matière de pauses concorde avec les activités et les objectifs opérationnels légitimes de l’employeur. Rien n’indique que la lettre ait été envoyée de mauvaise foi ou à des fins illégitimes. En fait, Mme Savoy n’avait aucune raison de révéler l’existence de la lettre à Mme Stanger. À mon avis, elle ne l’a fait que par souci de transparence et pour manifester la bonne foi dans laquelle elle l’a rédigée. Dans ce contexte, j’estime que la conversation n’était ni dégradante ni insultante, et que l’embarras éventuel causé à Mme Stanger ne relevait pas de l’article 14.

C.  Patrick Gibbons – Incident du chariot‑élévateur

[141]  Mme Stanger allègue que le 10 mars 2005, M. Patrick Gibbons, son ex‑mari, l’a délibérément poursuivie dans l’atelier alors qu’il conduisait un chariot‑élévateur. Mme Stanger poussait une grosse boîte, qu’elle a décrite comme un [traduction] « coffre », lorsque M. Gibbons s’est approché par derrière avec le chariot‑élévateur. Selon elle, il l’a [traduction] « poursuivie » dans le chariot‑élévateur et était [traduction] « très agressif » envers elle. Mme Stanger prétend s’être retournée et lui avoir dit de [traduction] « reculer », mais M. Gibbons s’est contenté de lui sourire et a continué de s’approcher avec son véhicule. Après s’être écartée de son chemin, Mme Stanger est allée voir son superviseur immédiat de l’époque, Dean Iverson, pour signaler l’incident. Même si elle estimait que M. Gibbons avait franchi une ligne, elle a trouvé que M. Iverson était totalement indifférent à ce qui s’était produit. Elle s’est ensuite rendue au bureau du chef Stanger pour rapporter l’incident. Elle prétend qu’un autre chef de quart, M. Brad Harrison, était également présent dans le bureau et qu’elle leur a décrit les détails de l’incident du chariot‑élévateur, et ajoute que cet incident l’a effrayée, intimidée et remplie de colère.

[142]  Mme Stanger a déclaré qu’aucune mesure n’a été prise concernant l’incident du chariot‑élévateur. Personne n’en a parlé et elle n’a eu vent d’aucune tentative de résolution du problème. Elle ajoute s’être aussi entretenue avec ses déléguées syndicales, Mmes Kristofferson et Robinet, à ce sujet. Elles lui auraient dit toutes les deux qu’elles ne pouvaient pas lui parler en raison d’un conflit d’intérêts, vraisemblablement entre elle et M. Gibbons. (Il convient de noter en l’occurrence qu’aucun élément de preuve n’a été produit, indiquant que Mme Stanger ait exercé le moindre recours à l’encontre de son syndicat par rapport au prétendu refus des déléguées syndicales de lui parler).

[143]  L’intimée a appelé MM. Gibbons et Harrison à témoigner au sujet de cet événement allégué. M. Gibbons a été marié à Mme Stanger pendant environ 11 ans, et ils ont cessé de vivre ensemble en 2004. Il était aussi son collègue à l’ETCVic, et Patrick Stanger était également son chef. M. Gibbons a décrit durant son témoignage le choc qu’il avait ressenti en apprenant que son ex‑épouse fréquentait le chef, dont lui-même relevait. Peu après avoir appris la nouvelle, il a cherché conseil auprès de son médecin, puis a pris un congé professionnel de six semaines pour cause de stress. Il prétend avoir également consulté un avocat en droit du travail, parce qu’il craignait de retourner dans un milieu qui pouvait s’avérer hostile. M. Gibbons craignait que ses faits et gestes puissent être interprétés comme du harcèlement et l’exposer à des problèmes. Son avocat lui a conseillé de limiter ses interactions au travail avec son ex‑femme et le chef, et ses heures de travail ont été modifiées pendant une période de manière à éviter tout chevauchement avec leurs quarts.

[144]  M. Gibbons a livré un témoignage assez direct et a déclaré que l’incident du chariot‑élévateur n’est jamais survenu. D’après sa déposition, il ne se souvient de rien de tel, ajoutant qu’il n’aurait jamais conduit son chariot‑élévateur à proximité de quelqu’un sans s’en apercevoir, et qu’aucun superviseur ni personne d’autre ne lui a jamais parlé de l’incident allégué. Même s’il a été contre‑interrogé, aucune question du contre‑interrogatoire n’a évoqué ce prétendu incident, ce que je trouve révélateur. Par ailleurs, M. Gibbons a précisé durant son témoignage qu’il craignait pour son avenir à Postes Canada en raison de la relation de son ex‑femme avec le chef. Par conséquent, il paraît très improbable qu’il l’ait menacée ou intimidée dangereusement avec un chariot‑élévateur.

[145]  M. Harrison n’avait aucun souvenir de la plainte de Mme Stanger concernant l’incident du chariot‑élévateur. Il a convenu que s’il était survenu, il se serait agi d’un événement grave en milieu de travail. M. Harrison estimait également qu’il était improbable qu’il se soit trouvé dans le bureau du chef en même temps que M. Stanger, parce qu’il travaillait à l’époque durant le quart de nuit.

[146]  Durant le contre‑interrogatoire, M. Harrison a reconnu qu’il aurait pu se trouver dans le bureau du chef s’il était au travail durant les heures de jour pour une raison exceptionnelle, comme pour suivre une formation. Cependant, l’allégation relative au chariot‑élévateur n’a pas été mentionnée durant son contre‑interrogatoire, ce que je trouve révélateur.

[147]  La preuve soumise au Tribunal concernant la question de savoir si cet événement est survenu ou pas était nettement contradictoire. Je ne pense pas que la plaignante ait établi, selon la prépondérance des probabilités, que M. Gibbons l’a poursuivie avec un chariot‑élévateur, ou qu’il l’a suivie de trop près. En plus des deux témoins ayant nié avoir eu connaissance de cet événement allégué, la version de Mme Stanger ne concorde pas avec la prépondérance des probabilités qu’une personne informée et pragmatique reconnaîtrait d’emblée comme étant raisonnable en ce lieu et en ces conditions (Croteau précité, paragraphe 53). Le fait qu’un employé conduise imprudemment et agressivement un chariot‑élévateur en direction d’un collègue constituerait un grave danger dans le milieu de travail. Il me paraît difficile à croire qu’il ne reste nulle trace documentaire ponctuelle de cet incident.

[148]  L’allégation pose certainement la question de savoir pourquoi le chef lui‑même, M. Stanger, n’a pas pris de mesures, ou n’a à tout le moins pas signalé l’incident à la directrice de l’installation. En fait, M. Stanger a envoyé à Mme Aiken un courriel concernant un incident beaucoup moins grave, qui sera décrit en détail plus loin. Pourquoi ne signalerait‑il pas un événement comme celui‑là concernant supposément la perpétration d’un acte violent avec un véhicule de travail? Il semble que M. Stanger lui‑même aurait pu témoigner sur ce point. Cependant, il n’a pas déposé à l’audience. De même, M. Iverson, ainsi que Mmes Robinet et Kristofferson n’ont pas été appelés à témoigner quant à leur refus allégué d’aider la plaignante relativement à cette affaire. Mme Stanger n’a pas prouvé selon la prépondérance des probabilités que cet événement s’est produit comme elle l’a décrit. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’analyser la question du lien avec son état matrimonial.

D.  Pam Cromwell – Conversation et l’incident des fruits pourris

[149]  Mme Stanger a évoqué durant son témoignage des événements survenus à la fin de 2006 et concernant une collègue, une certaine Pam Cromwell. Durant un quart supplémentaire, Mme Stanger avait été priée d’étiqueter une boîte de tri. D’après elle, Mme Cromwell s’est approchée d’elle en colère, lui a demandé ce qu’elle faisait, et affirmé qu’il était stupide de travailler sur une boîte que personne n’utilisait. D’après Mme Stanger, Mme Cromwell a suggéré qu’elle obtenait des avantages parce qu’elle fréquentait le chef, s’exprimant à voix haute, de manière agressive et à portée de voix des autres dans l’atelier.

[150]  Mme Cromwell a déclaré qu’elle se souvenait de l’événement, mais sa version des faits différait de celle de la plaignante. Mme Cromwell a précisé qu’elle n’était pas proche de Mme Stanger, et qu’elle lui parlait rarement. Elle se souvient qu’elle et d’autres collègues avaient été surpris de voir Mme Stanger étiqueter une boîte de tri qui n’était pas utilisée. Il lui paraissait étrange d’ailleurs que Mme Stanger soit payée en heures supplémentaires, comme ils l’étaient eux-mêmes ce soir‑là, pour un tel travail. Mme Cromwell affirme qu’elle n’était ni en colère ni contrariée, simplement curieuse de savoir pourquoi Mme Stanger étiquetait cette boîte. Alors qu’elles étaient en chemin pour prendre leur pause, Mme Cromwell a déclaré avoir simplement demandé à Mme Stanger s’il était prévu d’utiliser cette boîte de tri à l’avenir. Mme Cromwell a nié avoir été en colère ou suggéré que Mme Stanger obtenait des avantages en raison de sa relation avec le chef. Elle a reconnu l’avoir peut‑être pensé, tout en ajoutant qu’il aurait été vraiment peu judicieux de sa part de dire quelque chose de ce genre à voix haute. Mme Cromwell a déclaré qu’elle était [traduction] « certaine à 99,9 % » des mots qu’elle avait dits à Mme Stanger ce jour‑là et qu’elle avait simplement demandé si la boîte de tri allait être de nouveau utilisée ou pas.

[151]  Selon Mme Cromwell, après qu’elle eut questionné la plaignante au sujet de la boîte, le chef Stanger s’est approché d’elle dans l’atelier immédiatement après la pause. Elle était encore en train de manger une pomme qu’elle n’avait pas finie durant sa pause. M. Stanger l’aurait verbalement réprimandée parce qu’elle mangeait dans l’atelier. Mme Cromwell a précisé qu’il n’était pas si inhabituel que des employés finissent parfois de manger ou de boire leur café dans l’atelier, et qu’elle l’avait fait plusieurs fois auparavant sans jamais être réprimandée. Mme Cromwell a déclaré qu’elle s’est sentie attaquée par le chef Stanger, et qu’elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi il était si contrarié. Elle s’est ensuite figuré que cela pouvait s’expliquer par le fait qu’elle avait posé une question à sa petite amie.

[152]  Mme Stanger a déclaré durant son témoignage que lorsqu’elle s’est rendue à son casier non verrouillé quelques jours plus tard, un sac en plastique de [traduction] « fruits pourris » était suspendu à l’un des crochets. D’après sa description, il y avait [traduction] « des fruits pourris et quelques pommes par‑dessus », mais les pommes n’avaient pas l’air pourries. Pour Mme Stanger, ce sac contenant des fruits pourris était une [traduction] « menace », parce qu’il avait été placé dans son casier. Cependant, elle n’a montré ce sac à personne et l’incident ne peut être confirmé par aucun autre témoin.

[153]  Mme Stanger a indiqué qu’elle s’est plainte à son superviseur, Mike Yaromy, lequel lui aurait dit d’aller voir le chef de service, Patrick Stanger.

[154]  Cependant, M. Yaromy a précisé durant son témoignage qu’il était absent de l’ETCVic au moment de cet incident, et qu’il n’en a été informé qu’à son retour. Il a déclaré : [traduction] « Mme Stanger ne m’a pas approché au sujet de cet incident ».

[155]  Mme Stanger a déclaré qu’elle a demandé au chef Stanger d’envoyer un courriel à Mme Aiken au sujet de l’incident des fruits pourris, courriel qui a été produit en pièce. Daté du 11 décembre 2006, le courriel en question demande d’abord de préciser si M. Stanger devait ou non placer une lettre de réprimande dans le dossier de Mme Cromwell (parce qu’elle avait mangé une pomme dans l’atelier) et indique ensuite :

[traduction] Cependant, un événement possiblement lié à cette affaire a été porté à mon attention. Dimanche soir, lorsqu’elle est entrée au travail pour effectuer des heures supplémentaires, Jessica a trouvé deux pommes et des fruits pourris dans son casier non verrouillé. Cela semble lié à la lettre de discipline que j’ai remise à Pam Cromwell parce qu’elle avait mangé une pomme dans l’atelier. Jessica m’a confié qu’elle se sent ciblée chaque fois que quelqu’un dans l’atelier n’est pas d’accord avec une de mes mesures.

[156]  Cependant, Mme Stanger a nié avoir dit au chef Stanger qu’elle soupçonnait que l’incident des fruits pourris était possiblement lié à la mesure disciplinaire qu’il avait prise à l’encontre de Mme Cromwell. Elle nie aussi catégoriquement avoir évoqué avec lui sa conversation avec Mme Cromwell concernant l’étiquetage de la boîte, même si cela faisait presque deux ans qu’elle vivait avec lui. À la question de savoir comment le chef Stanger aurait pu, en l’absence de renseignements communiqués par la plaignante, établir le lien avec Mme Cromwell au regard des fruits pourris, Mme Stanger a simplement répondu qu’il avait dû arriver à cette conclusion par lui‑même.

[157]  Mme Cromwell a déclaré que Mme Aiken lui a parlé du sac de fruits pourris : elle lui a répondu qu’elle ne savait rien à ce sujet.

[158]  Mme Stanger n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre le Tribunal que l’incident des fruits pourris est survenu ou, le cas échéant, qu’il constituait une forme de harcèlement au titre de la LCDP. Si la présence de fruits pourris représentait pour elle une sorte de menace, pourquoi Mme Stanger ne les a‑t‑elle montrés à personne? Par ailleurs, l’apparence des fruits n’est concluante à aucun égard. Comme l’a indiqué Mme Stanger, le sac en plastique ne contenait pas que des [traduction] « fruits pourris », mais aussi au moins deux pommes fraîches par‑dessus. Aucune note n’était jointe au sac. Aucune preuve ne permet au Tribunal de conclure que le sac visait Mme Stanger, ou qu’il a été délibérément placé dans son casier. Il peut avoir été mis là par accident ou pour une raison totalement innocente.

[159]  Par ailleurs, s’agissant de la question de Mme Cromwell au sujet de la boîte de tri, les deux témoins ont livré des versions radicalement différentes de leur échange. Mme Stanger a déclaré que Mme Cromwell a formulé ses remarques à voix haute et à portée de voix des autres employés présents dans l’atelier. Cependant, elle n’a appelé aucun témoin pour corroborer sa version. D’un autre côté, Mme Cromwell a témoigné très clairement et assuré le Tribunal que les souvenirs qu’elle conservait de cet épisode étaient exacts à 99,9 %. Pour cette raison, je préfère le témoignage de Mme Cromwell et conclus qu’elle n’a fait aucune remarque laissant entendre que Mme Stanger obtenait des avantages en raison de son état matrimonial.

E.  Représentante syndicale Zaria Andrews et surveillant Russell Odnokon

[160]  Mme Stanger a déclaré qu’elle a été harcelée et intimidée par une collègue en raison de sa relation avec le chef. À la fin de 2004, peu après qu’elle eut commencé à le fréquenter, Mme Stanger a été approchée par Mme Zaria Andrews qui était une collègue et sa représentante syndicale. Mme Andrews lui a demandé à quelques reprises de la rencontrer au bureau du syndicat, ce qui lui a semblé inhabituel, de telles rencontres étant généralement organisées après un incident ou pour discuter d’une affaire officielle. Estimant qu’elle avait besoin d’être représentée pour traiter avec son propre syndicat, Mme Stanger a demandé à son superviseur d’alors, Russell Odnokon, de l’accompagner au bureau du syndicat. Elle a reconnu que le syndicat envoie normalement un représentant pour accompagner l’employé membre si ce dernier est convoqué à une réunion avec l’employeur. Les choses se déroulaient à l’envers, et Mme Stanger a elle‑même qualifié la situation de [traduction] « très unique ».

[161]  D’après Mme Stanger, Mme Andrews lui aurait dit à l’occasion de cette rencontre que le chef ne faisait que se servir d’elle pour obtenir des renseignements sur le syndicat. Mme Andrews et les autres représentants syndicaux souhaitaient qu’elle rompe sa relation. Mme Stanger a répondu qu’elle n’avait pas l’impression de se faire utiliser. Elle a indiqué que Mme Andrews était en colère, qu’elle lui parlait en se tenant tout près d’elle, ce qui l’a intimidée. Mme Stanger a conclu de cette réunion que le syndicat ne lui offrirait aucune représentation ni protection à partir de ce moment‑là. Après environ cinq minutes, alors que la rencontre prenait fin, M. Odnokon a demandé à Mme Stanger : [traduction] « Je peux partir maintenant? » et a quitté la pièce.

[162]  Aucun témoin n’a été appelé pour corroborer ou réfuter cette version, puisque ni Mme Andrews ni M. Odnokon n’ont témoigné devant le Tribunal. Aucune preuve documentaire n’a été soumise pour étayer les allégations de Mme Stanger. Compte tenu des réserves que j’ai exprimées concernant sa crédibilité, j’estime que cet événement n’est pas survenu.

[163]  Même si j’étais convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les choses s’étaient passées exactement comme Mme Stanger les a décrites, j’estime que cela ne constitue pas du harcèlement aux termes de la LCDP. L’article 14 de cette loi n’empêche pas les représentants syndicaux de poursuivre des activités légitimes et des objectifs opérationnels, pour autant qu’ils agissent de bonne foi. Même s’il est possible que Mme Andrews n’ait pas employé le meilleur langage qui soit, les agents négociateurs ont un intérêt légitime à veiller à ce qu’aucun renseignement interne ne soit communiqué à la direction.

[164]  Selon la seconde partie de l’argument avancé par Mme Stanger relativement à cet incident, M. Odnokon avait une obligation positive de prendre des mesures étant donné qu’il avait été directement témoin de cette conversation. À plusieurs moments de son témoignage de même que dans son plaidoyer final, Mme Stanger a fait valoir que Postes Canada avait une obligation positive d’enquêter sur ses nombreuses plaintes de harcèlement et de discrimination, ce qu’elle n’a pas fait. J’examinerai cet argument dans une section distincte de la présente décision.

F.  Incidents concernant Tom McMenemy, commis postal

[165]  Mme Stanger allègue qu’un collègue, Tom McMenemy l’a harcelée en parlant de sa relation avec le chef Stanger de manière désobligeante. À la fin 2005, Mme Stanger est partie en vacances à Calgary avec le chef Stanger. Le premier jour de son retour au travail, alors qu’allait débuter, avant le quart, une réunion durant laquelle tous les collègues étaient rassemblés dans l’atelier, M. McMenemy a questionné Mme Stanger au sujet de son voyage. Il voulait savoir où ils étaient allés, ce qu’ils avaient vu, et s’ils avaient visité l’installation de Postes Canada à Calgary, qui semblait l’intéresser. Lorsque M. McMenemy a posé des questions spécifiques sur les activités du chef Stanger à Calgary, Mme Stanger lui a suggéré de l’interroger directement. D’après Mme Stanger, M. McMenemy n’était pas du genre à en démordre; l’invitation à s’adresser directement au chef Stanger n’a pas eu raison de sa curiosité, et il a fait un commentaire du genre : [traduction] « Tu vas me dire que tu couches avec lui et que tu ne sais pas? ».

[166]  Mme Stanger a déclaré qu’il a fait ce commentaire à voix haute et à portée de voix de nombreuses autres personnes rassemblées en vue de la réunion, y compris la déléguée syndicale Robinet et son superviseur à elle. Toujours selon Mme Stanger, ils n’ont pas du tout réagi au commentaire de M. McMenemy.

[167]  Lors du contre‑interrogatoire, Mme Stanger a reconnu qu’elle savait vaguement que M. McMenemy avait une fille à Calgary, et qu’il envisageait un transfert à l’installation de Postes Canada dans cette ville. M. McMenemy n’a pas été appelé comme témoin, et aucun autre élément de preuve n’a été produit à l’appui de cette allégation.

[168]  Une incohérence relative à cet événement doit être relevée dans les conclusions finales écrites de la plaignante. Cette dernière y déclare : [traduction] « La plaignante s’est adressée plus tard dans la journée au chef d’équipe Yaromy et lui a dit que les commentaires de M. McMenemy lui avaient paru blessants et inappropriés. M. Yaromy n’a rien fait ». Ces affirmations n’ont pas été reprises lors du témoignage oral de Mme Stanger lorsqu’elle se trouvait à la barre des témoins, et aucun élément de preuve documentaire n’a été produit à l’appui. Même s’il n’a pas témoigné au sujet de cet incident allégué, je note que M. Yaromy a déclaré ailleurs durant sa déposition qu’il n’a commencé à travailler à Postes Canada qu’en mai 2006.

[169]  Comme je l’ai déjà souligné, Mme Stanger a jeté le doute sur sa propre crédibilité comme témoin. Comme aucun élément de preuve corroborant n’a été produit, qu’aucun témoin n’a été appelé ou qu’aucun document à l’appui n’a été présenté, je conclus selon la prépondérance des probabilités, que cet événement ne s’est pas produit comme elle l’a prétendu.

[170]  Même si le commentaire allégué de McMenemy était déplacé et impoli, j’estime que ce seul événement n’est pas suffisamment significatif pour justifier à lui seul une conclusion de harcèlement. Quand bien même j’aurais été convaincu que l’incident s’était déroulé exactement comme Mme Stanger l’a décrit, j’estime que le préjudice qui en a découlé était fugace. D’après Mme Stanger, les autres employés qui se trouvaient à proximité n’ont pas réagi et à ce titre, je conclus que l’événement lui‑même n’a pas créé d’environnement de travail hostile ou malsain. À l’époque, Mme Stanger et le chef vivaient ensemble depuis environ un an et le fait qu’ils voyageaient ensemble était connu au travail. Si le commentaire de M. McMenemy avait été entendu par d’autres personnes, elles n’auraient pas été surprises qu’il présume que la relation conjugale se poursuivait. Même si j’estime qu’un tel commentaire était de mauvais goût, je ne pense pas qu’il constitue du harcèlement aux termes de l’article 14.

[171]  Dans ses conclusions finales écrites, la plaignante mentionne aussi un autre incident concernant M. McMenemy. Cependant, aucune preuve s’y rapportant n’a été présentée à l’audience; cet incident ne sera donc pas examiné.

G.  Incident concernant le commis postal Howard Siegrist

[172]  Mme Stanger allègue que M. Howard Siegrist, un collègue, l’a harcelée en raison de son état matrimonial par des remarques dénigrantes au sujet du chef Stanger, qui était alors son petit ami. M. Siegrist était un collègue de la plaignante pendant près de trois ans. Mme Stanger allègue qu’au début de 2007, elle travaillait à ses côtés sur la rotation O’Cull, durant laquelle un travailleur déchargeait le courrier des sacs tandis que l’autre le triait. Le jour en question, M. Siegrist revenait tout juste d’une réunion disciplinaire avec le chef Stanger, dont il avait reçu un [traduction] « préavis de 24 heures ». D’après Mme Stanger, il était en colère et jetait les sacs postaux à 4‑5 pieds d’elle. Les détails qu’elle a fournis de sa conversation avec M. Siegrist ce jour‑là étaient vagues, mais elle a déclaré qu’il a désigné le chef Stanger comme [traduction] « ton putain de petit ami » et aussi [traduction] « un connard ». Elle prétend que son comportement l’a effrayée, blessée et embarrassée.

[173]  M. Siegrist a été appelé comme témoin par l’intimée. Je l’ai trouvé direct et il n’a pas hésité à reconnaître les commentaires peu flatteurs qu’il pourrait avoir faits. À mon avis, cela faisait de lui un témoin crédible. M. Siegrist ne se souvenait pas spécifiquement de sa conversation avec Mme Stanger ce jour‑là. Il prétend avoir participé à plus de 10 réunions avec préavis de 24 heures, et que pour lui, c’était une plaisanterie. Ces réunions ne le préoccupaient pas du tout puisqu’elles étaient de toute façon effacées de son dossier tous les ans. Par ailleurs, cela ne le dérangeait pas de quitter l’atelier pendant une ou deux heures pour assister à ces réunions. M. Siegrist a déclaré qu’il ne se souvenait pas d’avoir désigné le chef Stanger comme [traduction] « ton putain de petit ami » et doutait d’avoir tenu ces propos. Il n’a pas exclu la possibilité qu’il puisse avoir utilisé ces mots à un moment donné, mais il prétendait ne pas s’en souvenir. Cependant, il était plutôt certain de n’avoir jamais traité M. Stanger de [traduction] « connard », puisque ce n’était pas là une expression qu’il utilisait.

[174]  M. Siegrist a également contesté l’allégation selon laquelle il avait jeté les sacs de courrier avec colère, pour effrayer Mme Stanger. Il a expliqué que ces sacs étaient déjà très lourds, et qu’il n’aurait pas pu avoir la force supplémentaire de les jeter d’une manière différente. J’accepte son témoignage sur ce point. Par ailleurs, M. Siegrist a également indiqué que Mme Stanger ne lui a jamais dit qu’elle avait peur de lui ou qu’il l’intimidait.

[175]  M. Siegrist a été contre‑interrogé à l’audience. Il s’est fait poser plusieurs questions sans lien avec le sujet, concernant les employés qui présentent une DPP et d’autres questions générales, mais sa crédibilité n’a pas été attaquée. Par ailleurs, aucune question posée lors du contre‑interrogatoire ne portait sur la conversation alléguée de début 2007.

[176]  La preuve présentée à l’appui de cette allégation n’était pas très étoffée. Cependant, M. Siegrist n’ayant pas exclu la possibilité qu’il ait pu faire l’un des commentaires qui lui ont été attribués, je suis disposé à accepter le témoignage de Mme Stanger à cet égard. Cependant, même si M. Siegrist avait effectivement désigné le chef Stanger comme [traduction] « ton putain de petit ami » lors de sa conversation avec la plaignante, je ne pense pas que cet épisode unique soit en lui-même assez grave pour justifier une conclusion de harcèlement sur le lieu de travail en vertu de la LCDP. Un événement unique doit être assez grave ou sévère pour créer un environnement de travail hostile (voir Franke, précité.) L’acte n’était à l’évidence pas suffisamment grave pour que Mme Stanger le rapporte à un échelon de la direction.

H.  Incident concernant Darlene Schultz, commis postal, au sujet d’une veste

[177]  Mme Stanger a avancé deux allégations concernant Mme Darlene Schultz, mais relativement à deux incidents distincts et deux motifs de discrimination différents. L’incident se rapportant au harcèlement fondé sur l’état matrimonial est mentionné dans l’ÉP de la plaignante et dans ses conclusions finales écrites, mais aucune preuve n’a été produite à l’égard de cet incident. L’autre incident se rapporte au harcèlement fondé sur la déficience, et sera abordé dans la section suivante des présents motifs.

[178]  Mme Schultz était une collègue de la plaignante pendant près de trois ans. Dans son énoncé de précisions, Mme Stanger allègue que Mme Schultz aurait fait un commentaire sur une nouvelle veste de Postes Canada qu’elle portait. D’après elle, Mme  Schultz voulait savoir si la veste était neuve et qui la lui avait donnée. Mme Stanger lui a dit que ce n’était pas un nouveau manteau, ce à quoi Mme Schultz lui aurait répondu : [traduction] « Oh, c’est qui tu sais », ce qui insinuait, d’après Mme Stanger, qu’elle avait reçu cette veste comme un avantage lié à son état matrimonial. L’énoncé de précisions de Mme Stanger précise que de nombreux autres employés étaient présents à ce moment‑là et qu’ils ont entendu ce commentaire.

[179]  À l’audience, aucun témoin n’a été appelé pour évoquer l’allégation, et Mme Stanger elle‑même n’en a pas parlé. Aucune preuve documentaire n’a été produite à l’appui. Par conséquent, je ne tirerai aucune conclusion à l’égard de cette allégation.

X.  Allégations de harcèlement liées à la déficience aux termes de l’article 14

A.  Incident concernant Mme Ruth Allen

[180]  L’énoncé de précisions de la plaignante évoque un incident concernant Mme Ruth Allen. Cependant, aucune preuve s’y rapportant n’a été présentée à l’audience, je ne l’examinerai donc pas.

B.  Incident concernant Mme Corinne Jacobson

[181]  L’énoncé de précisions de la plaignante évoque un incident concernant Mme Corinne Jacobson. Cependant, aucune preuve s’y rapportant n’a été présentée à l’audience, je ne l’examinerai donc pas.

C.  Incident concernant Mme Darlene Schultz

[182]  Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Stanger a décrit en détail durant son témoignage oral une conversation qu’elle a eue avec Mme Darlene Schultz lors de son dernier jour de travail à l’ETCVic, le 22 juin 2008. Mme Stanger avait soumis une demande de transfert à un nouveau poste ailleurs à Postes Canada. Alors qu’elle était affectée à la rotation O’Cull avec Mme Schultz, Mme Stanger a remarqué que cette dernière était agitée et fâchée contre elle. Mme Schultz s’est plainte à Mme Stanger que le chef Stanger ne gérait pas bien le quart Communications 3A. Pour changer de sujet, Mme Stanger a mentionné qu’elle avait appris que Mme Schultz s’était plainte au syndicat au sujet de sa demande de transfert. Mme Stanger a fait remarquer que les gens comme Mme Schultz la harcelaient depuis des années à cause de sa DPP et qu’ils n’étaient toujours pas contents maintenant qu’elle essayait de s’en aller.

[183]  D’après Mme Stanger, Mme Schultz aurait dit qu’elle trouvait épatant que des employés atteints de DPP soient tout à coup miraculeusement guéris de leur déficience lorsqu’ils présentaient une demande de transfert, et que les gens comme elle [traduction] « arnaquaient la SCP ».

[184]  Après ce commentaire, Mme Stanger a mis fin à la conversation en mettant ses écouteurs. Elle a terminé son quart et pris un congé maladie immédiatement après. Elle n’est jamais retournée à l’ETCVic.

[185]  Mme Schultz n’a pas été appelée comme témoin, et cet incident n’a pas été examiné durant le contre‑interrogatoire de Mme Stanger. Aucun témoin n’a été appelé pour corroborer ou réfuter cette preuve. En l’absence d’élément additionnel et compte tenu des problèmes de crédibilité soulevés plus tôt, je ne suis pas disposé à conclure que cet événement s’est produit tel qu’il a été décrit.

XI.  Effet cumulatif des incidents de harcèlement

[186]  Lorsqu’elle prend la forme de remarques sarcastiques, d’allusions désobligeantes au partenaire conjugal de l’intéressé et de commentaires de ce type, la conduite contestée doit être persistante et fréquente pour constituer du harcèlement au sens de la LCDP (voir Morin c. Canada (Procureur général), 2005 TCDP 41, au paragraphe 258). Cependant, dans l’analyse qui précède, j’ai conclu que seules trois des dix allégations de harcèlement étaient réellement survenues : la plainte concernant Labine; la plainte concernant Savoy; et la plainte concernant Siegrist. L’allégation visant Labine n’était pas fondée étant donné que je suis convaincu que M. Labine s’est conduit convenablement dans le cadre de son rôle. Pour les motifs soulignés plus haut, je ne pense pas que le commentaire de Mme Savoy ni que la divulgation de sa lettre constitue du harcèlement au sens de la LCDP. Le commentaire qu’aurait pu faire M. Siegrist concernant le petit ami de la plaignante était malvenu et pouvait être perçu comme dégradant. Cependant, comme il s’agissait d’un événement unique et à l’évidence pas suffisamment grave pour que Mme Stanger le signale, je ne pense pas que l’allégation de harcèlement est en soi fondée.

[187]  Si plusieurs incidents surviennent, dont aucun n’est en soi suffisant pour établir le harcèlement, mais dont le cumul peut créer un environnement de travail malsain, il est possible de parvenir à une conclusion de harcèlement aux termes de l’article 14. Cependant, il a été établi en l’espèce que seuls deux incidents pertinents concernant Mme Savoy et M. Siegrist sont survenus. Par conséquent, l’argument de l’effet cumulatif est significativement affaibli. Les deux remarques se rapportaient à l’état matrimonial de Mme Stanger. Ils étaient tous deux malvenus et pouvaient passer pour être quelque peu dégradants à son endroit. Cependant, je ne pense pas que ces deux commentaires, formulés par deux collègues différents, peut‑être à 18‑24 mois d’intervalle, ont un effet cumulatif suffisant pour conclure à l’existence d’un environnement de travail toxique ou malsain. Une série de petits événements insultants, avilissants ou dégradants peuvent avec le temps créer un environnement de travail hostile et malsain. Cependant, aucun de ces commentaires n’a été jugé suffisamment grave en soi pour constituer du harcèlement. De même, je ne pense pas, compte tenu des éléments de preuve soumis au Tribunal, que ces deux commentaires combinés aient créé un environnement de travail hostile ou malsain pour la plaignante.

XII.  Notification de la discrimination/du harcèlement à l’employeur

[188]  Même si j’avais estimé que les incidents pertinents étaient suffisamment graves, persistants ou répétés pour que l’environnement de travail de Mme Stanger en devienne malsain, une autre exigence légale doit être examinée avant de pouvoir conclure au harcèlement. Par souci d’équité envers les intimés qui établissent des politiques en matière de harcèlement prévoyant des mécanismes de plaintes, les employés sont tenus d’informer dûment l’employeur du harcèlement allégué. Cette question a été examinée en détail par la Cour fédérale dans Franke, précité, dans laquelle la Cour déclare ce qui suit à l’alinéa 2d) :

Dans l’arrêt Janzen, la Cour suprême n’a pas tenu compte de cet élément, mais je crois que l’équité exige que l’employé avise, si possible, l’employeur de la présumée conduite offensante.

Au cours des dernières années, les cours de justice et les tribunaux administratifs ont insisté pour qu’un certain degré de vigilance soit exercé dans le milieu de travail, les employeurs devant assurer un milieu de travail libre de harcèlement. Par contre, pour que les politiques sur le harcèlement sexuel soient efficaces, l’employé devrait à mon avis informer l’employeur des problèmes qui se posent, afin de donner à celui-ci la possibilité de remédier à la situation.

Cette exigence existe lorsqu’il y a chez l’employeur un service du personnel ainsi qu’une politique générale et efficace en matière de harcèlement sexuel, y compris des mécanismes de redressement appropriés.

La politique relative au harcèlement sexuel vise à assurer un milieu de travail sain; par conséquent, plus des mesures seront prises rapidement en vue d’éliminer les actes de harcèlement, moins il sera probable que pareils actes nuisent au milieu de travail.

[189]  Le Tribunal est convaincu que Postes Canada dispose d’un service du personnel, qu’elle a mis en place une politique générale et efficace en matière de harcèlement sexuel et qu’elle a élaboré une politique sur la discrimination. Entre autres mesures, Postes Canada offre depuis 2005 à tous les nouveaux employés une formation sur les droits de la personne. Un bulletin d’information instructif sur le harcèlement et la discrimination a été distribué à tous les employés et précise le nom et les coordonnées de l’agent interne de Postes Canada responsable des droits de la personne. Des séminaires périodiques étaient également proposés aux employés. La question est de savoir, compte tenu de cette politique, si Mme Stanger a dûment informé l’employeur de la conduite prétendument offensante pour lui permettre de mener enquête et de corriger la situation.

[190]  La première période à examiner est celle durant laquelle Mme Stanger travaillait à l’ETCVic et où elle aurait été harcelée. La période pertinente va du 1er novembre 2004 au 22 juin 2010. Mme Stanger a‑t‑elle informé son employeur qu’elle était victime de harcèlement en milieu de travail durant cette période? Pour soupeser cet argument, j’examinerai les cinq événements à l’issue desquels Mme Stanger prétend avoir signalé à son employeur le harcèlement dont elle aurait été victime entre novembre 2004 et juin 2008 :

  1. Grief de Guy Labine : Le 15 février 2006, Mme Stanger a déposé auprès de son syndicat un grief écrit dans lequel elle alléguait notamment que M. Labine [traduction] « l’avait harcelée et intimidée ». Le grief a été suivi d’effet et un règlement a été conclu entre le syndicat et l’employeur. J’ai conclu que la conduite de M. Labine attestait un exercice de bonne foi de ses fonctions de supervision et ne constituait pas du harcèlement.
  2. Incident du chariot‑élévateur : Mme Stanger allègue s’être plainte au surveillant Brad Harrison et au chef Stanger au sujet de cet incident immédiatement après sa survenue en mars 2005. J’ai conclu que la preuve établissant que cet événement s’était produit tel qu’il a été décrit était insuffisante. En particulier, je suis convaincu que si de telles allégations avaient été portées à l’attention de la direction, elles auraient été prises au sérieux. Par conséquent, je conclus qu’elles n’ont pas été signalées.
  3. Incident des fruits pourris : M. Yaromy nie la preuve de Mme Stanger selon laquelle elle lui a signalé cet incident. Cependant, nous pouvons déduire qu’elle l’a rapporté au chef Stanger, puisqu’il l’a mentionné à Mme Aiken et que cette dernière a pris des mesures pour mener une enquête. Mme Aiken a déclaré durant son témoignage qu’elle ne s’est pas entretenue avec Mme Cromwell, que le chef Stanger soupçonnait d’être la suspecte. L’enquête de Mme Aiken n’a pas permis d’élucider qui était responsable, ni même si l’événement s’était réellement produit. Mme Stanger a choisi de ne montrer le prétendu sac de fruits pourris à personne. Même en présumant qu’un tel sac a été placé dans son casier à la fin de 2006, Mme Stanger n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Cromwell était impliquée dans cet incident et qu’il constituait une forme de représailles. Par conséquent, il demeure possible que le sac de fruits ait été innocemment placé par erreur dans le casier de Mme Stanger.
  4. Incident impliquant Zaria Andrews : Mme Stanger est la seule à avoir déposé que le superviseur Odnokon a assisté à la réunion de fin 2004 avec Zaria Andrews, la représentante syndicale. Mme Stanger soutient qu’il était tenu d’agir relativement à l’incident impliquant cette dernière. Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, j’estime que même si l’événement s’est produit exactement comme Mme Stanger l’a décrit, il ne s’agissait pas de harcèlement aux termes de la LCDP. Le syndicat a un rôle légitime à jouer dans la conduite de ses activités, et il semblerait qu’en convoquant une réunion privée, il servait ses objectifs de bonne foi. À ce titre, je conclus que le surveillant Odnokon n’a pas été témoin de harcèlement et qu’il n’avait donc rien à signaler. De plus, rien n’indique que Mme Stanger ait alors expressément indiqué au superviseur Odnokon qu’elle considérait les propos et les actes de Mme Andrews comme du harcèlement. Il est compréhensible que le surveillant Odnokon ne prenne aucune action de sa propre initiative relativement à une conversation entre une employée syndiquée et sa déléguée syndicale.
  5. Incident concernant Tom McMenemy : Mme Stanger a allégué dans ses arguments écrits avoir signalé les remarques inappropriées de M. McMenemy à la fin 2005 au chef Yaromy. Cependant, elle n’a pas livré cette preuve durant son témoignage à l’audience et aucun autre élément de preuve au dossier n’appuie cette allégation. Par ailleurs, M. Yaromy a déclaré durant sa déposition qu’il n’a commencé à travailler à l’ETCVic que quelques mois après l’incident allégué. Par conséquent, je conclus que ce rapport ne lui a pas été transmis.

[191]  Lors du contre‑interrogatoire, Mme Stanger a reconnu qu’elle n’a signalé que les trois premiers incidents précités durant la période en question allant de 2004 à 2008. Elle a aussi admis n’avoir pas signalé le harcèlement lorsqu’elle a décidé de quitter l’ETCVic en juin 2008. De plus, M. Yaromy a précisé durant son témoignage que Mme Stanger ne s’était jamais plainte auprès de lui de ce que ses collègues la harcelaient en raison de son état matrimonial ou de sa DPP. Mme Aiken a également déclaré que Mme Stanger ne s’était jamais plainte à elle de harcèlement durant cette période.

[192]  Par conséquent, l’argument de la plaignante voulant que l’intimée ait été suffisamment informée du harcèlement constant dont elle était victime n’est nullement convaincant. Au mieux, la preuve indique que Postes Canada a reçu un grief concernant la conduite de M. Labine au début 2006, et qu’une allégation concernant la présence de fruits pourris dans son casier à la fin 2006 a été plus ou moins notifiée et a donné lieu à une enquête qui n’a pas abouti. Par conséquent, Mme Stanger ne remplit pas l’exigence en matière d’équité au titre du critère Franke étant donné qu’elle n’a pas adéquatement avisé l’employeur.

[193]  Une preuve importante a été fournie concernant la réaction de Postes Canada aux allégations de harcèlement de Mme Stanger après son départ de l’ETCVic. Nonobstant ses admissions durant le contre‑interrogatoire, Mme Stanger a affirmé avec insistance que Postes Canada savait très bien durant la période 2004‑2008 qu’elle avait été harcelée au travail. Priée de produire une preuve spécifique, elle s’est référée au procès‑verbal pris par Manulife Financial lors de la réunion sur son retour au travail, organisée le 5 août 2008, et spécifiquement cette observation qui y figure :

[traduction] L’employée a indiqué qu’elle se sent harcelée au travail à cause de sa DPP et parce qu’elle est mariée à son chef. Elle affirme que la gravité de ce harcèlement est telle qu’elle ne se sent plus en sécurité au travail.

[194]  Comme l’a fait remarquer l’avocat de l’intimée, l’observation précitée ne fait que retranscrire la déclaration intéressée de la plaignante. Ce n’était pas un aveu de Postes Canada, et la preuve indique d’ailleurs que le harcèlement n’a jamais été soulevé par la plaignante avant cette réunion : Mme Aiken a déclaré qu’avant la réunion sur le retour au travail du 5 août 2008, Mme Stanger ne s’était jamais plainte qu’elle était harcelée, ou que des mesures d’adaptation ne lui avaient pas été consenties à l’égard de sa DPP.

[195]  L’extrait précité du procès‑verbal de la réunion sur le retour au travail indique ensuite :

[traduction] L’employée a indiqué avoir déjà fait part de ces préoccupations, mais elle estime que cela a eu pour effet d’intensifier le harcèlement. L’employée a déclaré qu’elle ne tient pas à aborder ces questions avec un représentant du service des droits de la personne.

[196]  Après avoir quitté l’ETCVic sans crier gare en juin 2008, Mme Stanger est restée en congé jusqu’à ce qu’elle commence à travailler à son nouveau poste en décembre 2008. Son congé de maladie a pris fin début septembre 2008, elle a alors présenté une demande de « congé spécial », qui a toutefois été refusée. Le 18 septembre suivant, Mme Stanger a écrit à la présidente de Postes Canada, Mme Moya Greene, et allégué qu’elle avait été harcelée lorsqu’elle travaillait à l’ETCVic.

[197]  Le bureau de la présidente a promptement réagi. Mme Greene a chargé Lucie Manoni, directrice des affaires présidentielles et commerciales, d’examiner le dossier. Un courriel daté du 25 septembre 2008 a également été envoyé à Mme Roxanne Ayers en lui donnant pour instruction de [traduction] « traiter dans l’urgence » l’enquête sur les allégations de Mme Stanger.

[198]  L’intimée a appelé Mme Ayers comme témoin. Cette dernière a travaillé à Postes Canada de 1973 jusqu’à sa retraite en 2009. De 1995 à 2000, elle a notamment occupé le poste d’enquêtrice sur les droits de la personne; de 2000 à 2009, elle était spécialiste des droits de la personne, de l’équité en matière d’emploi et des langues officielles pour la région du Pacifique et du Yukon. Mme Ayers a fourni au Tribunal une déposition très utile durant son interrogatoire principal et son très long contre‑interrogatoire.

[199]  Mme Ayers a déclaré qu’elle a informé Mme Stanger qu’elle devait rédiger une plainte écrite contenant des détails spécifiques pertinents quant à ses allégations pour qu’une enquête ait lieu. Mme Stanger a insisté pour qu’elle lui fasse cette demande par écrit. Mme Ayers a trouvé cette demande [traduction] « anormale », étant donné que les enquêteurs sur les droits de la personne ne veulent pas donner l’impression qu’ils sollicitent des plaintes de la part des employés. À ce qu’elle affirme, la pratique courante consiste à n’intervenir qu’après avoir reçu la plainte d’un employé. Nonobstant la pratique usuelle, Mme Ayers a écrit à Mme Stanger, en lui précisant quels renseignements devaient figurer dans sa plainte pour qu’une enquête officielle soit ouverte. Bien qu’elle ait sollicité une telle lettre de Mme Ayers, Mme Stanger n’y a pas répondu et n’a fourni aucun autre renseignement détaillé sur les allégations de harcèlement.

[200]  Compte tenu du témoignage de Mme Ayers et de la correspondance soumise à l’audience, je suis convaincu que cette dernière s’est sincèrement souciée de la situation de Mme Stanger et de ses droits fondamentaux. Mme Ayers a déclaré qu’elle avait été très surprise d’être informée pour la première fois des allégations de Mme Stanger par l’entremise du bureau de la présidente, après que la plaignante eut mentionné le harcèlement dans la lettre adressée à Mme Greene. Mme Ayers était aussi assez surprise que Mme Stanger ait été en congé pendant près de quatre mois sans la contacter.

[201]  Mme Ayers a livré une déposition détaillée sur la formation de sensibilisation en matière de droits de la personne offerte à tous les employés de Postes Canada. Différents documents ont été soumis en preuve, y compris le Code de conduite de Postes Canada, le Rapport annuel de 2008 de Postes Canada sur les droits de la personne, des copies de sa politique anti-harcèlement ainsi que des échantillons d’affiches en milieu de travail qui expliquent aux employés quoi faire s’ils sont [traduction] « harcelés, intimidés ou victimes de discrimination ». Mme Ayers a souligné la section du rapport annuel confirmant la mise en œuvre d’un programme intitulé [traduction] « Droits de la personne et conflits en milieu de travail », à l’intention de tous les nouveaux employés embauchés au sein de l’unité de négociation du STTP. De plus, Mme Ayers a indiqué que les employés actuels avaient aussi assisté à un module d’une demi‑journée sur les droits de la personne, le harcèlement, la discrimination et la résolution de conflits en milieu de travail.

[202]  Dans une lettre datée du 25 septembre 2008, Mme Ayers a envoyé à Mme Stanger une copie de la politique anti-harcèlement» de Postes Canada. Cette politique précisait clairement que les enquêtes demeuraient confidentielles dans la mesure du possible, et que les plaignants seraient protégés contre les représailles. Elle indiquait également aux employés à qui s’adresser pour déposer une plainte pour harcèlement, y compris des coordonnateurs en matière de droits de la personne comme Mme Ayers. Lors du contre‑interrogatoire, Mme Stanger a confirmé qu’elle a reçu et lu ce document, qu’elle a en particulier compris les sections sur les représailles et saisi que les employés pourraient faire l’objet de mesures disciplinaires, voire même être congédiés, s’ils contrevenaient à la politique.

[203]  Bien qu’elle ait été clairement informée de la politique, Mme Stanger a continué de refuser de coopérer à l’enquête. Lorsque Mme Ayers a pris sa retraite en 2009, son dossier concernant Mme Stanger a été confié à une autre directrice des droits de la personne à Postes Canada, Mme Renu Srai.

[204]  Le 28 février 2009, Mme Srai a adressé une lettre à Mme Stanger concernant ses allégations en matière de droits de la personne. Notant la réticence de cette dernière à fournir des précisions quant à ses allégations, elle déclarait :

[traduction] Par conséquent, Postes Canada n’a pas enquêté sur votre plainte pour harcèlement et ne peut ni confirmer ni nier qu’il y a eu harcèlement jusqu’à ce que des renseignements additionnels soient fournis.

[205]  Dans une lettre datée du 19 mai 2009 et adressée à Mme Stanger, Mme Srai répétait : 

[traduction] […] votre plainte pour harcèlement par vos collègues, fondée sur votre déficience et votre état matrimonial, n’a pas fait l’objet d’une enquête parce que vous n’avez fourni aucune précision ni décrit d’incident pouvant donner matière à enquête.

[206]  Le 4 mars 2009, Mme Stanger a déposé un grief par l’entremise de son syndicat affirmant que [traduction] « la SCP a intentionnellement infligé des troubles émotionnels à l’employée susnommée (Mme Stanger), Postes Canada n’ayant pas enquêté adéquatement au sujet de la plainte écrite de harcèlement et de violence en milieu de travail […] ».

[207]  Encore une fois, Mme Stanger a refusé de fournir des précisions sur ses allégations. Le mémoire d’entente se rapportant au grief stipulait qu’elle devait remettre à Postes Canada [traduction] « […] une déclaration écrite décrivant les allégations spécifiques de sa plainte dans les 30 jours du présent mémoire d’entente, laquelle déclaration sera soumise à l’examen du service des droits de la personne ». Le défaut de fournir la déclaration dans les 30 jours allait entraîner la résolution du grief. Mme Stanger n’a pas fourni la déclaration écrite.

[208]  Cette plainte est audacieuse en ce que Mme Stanger a été invitée à plusieurs reprises à fournir de détails sur le harcèlement dont elle aurait été victime de manière à ce que son employeur puisse mener une enquête. Elle a fermement refusé de coopérer, déposant plutôt ensuite cette plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne.

[209]  Il convient de noter que Mme Stanger a continué de refuser de divulguer des détails sur le harcèlement dont elle aurait été victime alors que l’instruction de ce dossier devant le Tribunal était bien entamée. Tout au long de la phase de gestion de l’instance précédant l’audience, Mme Stanger s’est montrée réticente à fournir des détails spécifiques sur ses allégations de discrimination et de harcèlement. Son énoncé de précisions initial concernait principalement l’allégation de discrimination se rapportant à la séance d’évaluation du PPLAC. Les allégations de harcèlement au titre de l’article 14 étaient assez vagues dans l’énoncé de précisions initial de Mme Stanger. En dehors d’une mention du grief officiel contre M. Labine, les allégations visant les autres employés n’étaient pas spécifiques, et ne précisaient ni leurs noms, ni les dates pertinentes, ni les circonstances ayant entouré le prétendu harcèlement.

[210]  Avant la première semaine d’audience, le Tribunal a rendu une ordonnance enjoignant à Mme Stanger de fournir un énoncé de précisions modifié décrivant en détail les actes, mots et/ou gestes qui constituaient à son avis du « harcèlement » et/ou de la « discrimination. Mme Stanger s’est conformée à l’ordonnance et un énoncé de précisions de 58 pages a été soumis à nouveau. Cet énoncé de précisions modifié ajoutait 21 incidents distincts de harcèlement allégué, en plus des allégations contenues dans son énoncé de précisions initial. Ces 21 incidents additionnels étaient décrits en détail, les dates, lieux ainsi que les noms des autres personnes impliquées étant notamment fournis. À l’audience toutefois, Mme Stanger n’a fourni aucune preuve quant à neuf des incidents allégués dans son énoncé de précisions modifié.

[211]  Mme Stanger a soutenu qu’elle était auparavant peu disposée à fournir ces détails parce qu’elle estimait que l’intimée ne pouvait pas la « protéger » après qu’elle eut avancé de telles allégations. Cependant, Mme Stanger n’a jamais expliqué contre quoi elle devait être protégée, et n’a pas pu décrire non plus à quoi aurait pu ressembler une telle protection, même lorsque je lui ai posé la question à l’audience.

[212]  Pour les motifs énoncés dans la partie suivante, j’estime que l’omission antérieure de Mme Stanger de fournir des détails à l’intimée était déraisonnable.

XIII.  Affirmation de la plaignante concernant l’obligation positive de l’intimée d’agir

[213]  Tout au long de ses observations écrites et à divers moments de l’audience, la plaignante a allégué que Postes Canada était soumise à une obligation positive d’enquêter sur les atteintes aux droits de la personne dans le milieu de travail, ce qu’elle n’a pas fait. Cet argument est très faible dans les circonstances, parce qu’il présuppose qu’il y a bel et bien eu harcèlement au sens de l’article 14. En l’espèce, aucune conclusion de la sorte n’a été tirée.

[214]  L’obligation de l’employeur d’enquêter sur une allégation ou un épisode de discrimination en milieu de travail a été examinée par le Tribunal dans la décision Cassidy c. Société canadienne des postes et al. (2012 TCDP 29) aux paragraphes 158 et 159 :

[158] Une société intimée (y compris un intimé gouvernemental) peut être tenue responsable dactes discriminatoires ou de harcèlement (similaire à la responsabilité du fait dautrui en droit de la responsabilité délictuelle) commis par ses employés, ses mandataires, ses administrateurs ou ses dirigeants dans le cadre de leur emploi, conformément à larticle 65 de la LCDP. Il en est ainsi, à moins que lemployeur intimé puisse démontrer quil na pas consenti à lacte discriminatoire, et a exercé « toutes les mesures nécessaires » pour lempêcher et a tenté den atténuer ou den annuler leffet. Je dois ajouter que, à mon avis, le qualificatif « toutes » précédant « mesures nécessaires » ne nécessite pas lapplication dune norme de « perfection » dans lexercice des mesures nécessaires. Au contraire, le qualificatif exige que la société intimée ait toujours exercé les mesures nécessaires raisonnables. Dans la décision Hinds c. Canada (Commission de lEmploi et de lImmigration) (1988), 10 C.H.R.R. D/5683 (TCDP), au paragraphe 41611, le Tribunal a déclaré ce qui suit en appliquant le paragraphe 48(6) de la LCDP [le paragraphe 65(2) alors en vigueur] :

Bien que la LCDP nexige pas que lemployeur maintienne un milieu de travail irréprochable, elle demande toutefois quil prenne des mesures promptes et efficaces lorsquil sait, ou quil devrait savoir, que la conduite de certains employés dans le milieu de travail constitue du harcèlement raciste […] Pour se soustraire a la responsabilité, lemployeur doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer, autant quil le peut, le malaise qui règne dans le milieu de travail et pour donner aux personnes intéressées lassurance quil a la ferme volonté de maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement raciste. La réaction appropriée est donc à la fois prompte et efficace et sa force doit être fonction des circonstances du harcèlement, dans chaque cas. [Non souligné dans loriginal.

[159] Dans cette obligation datténuer figure un examen des mesures prises par la société intimée pour enquêter, tirer des conclusions et imposer un mécanisme de règlement. Dans la décision Sutton c. Jarvis Ryan Associates, et al., 2010 HRTO 2421 (CanLII), aux paragraphes 130 à 133, le Tribunal des droits de la personne de lOntario a statué sur lobligation de la société intimée denquêter sur une plainte de discrimination ou de harcèlement :

[traduction]

Il est bien établi dans la jurisprudence du Tribunal qu’un employeur peut être tenu responsable de la façon dont il répond à une plainte de discrimination.

La raison d’être du devoir d’enquêter sur une plainte de discrimination est de veiller à ce que les droits conférés par le Code aient un sens. Ainsi qu’il est précisé dans la décision Laskowska c. Marineland of Canada Inc.2005 HRTO 30 (CanLII) (Laskowska), au paragraphe 53 :

Ce serait faire de la protection en vertu du paragraphe 5(1) visant à permettre un milieu de travail exempt de discrimination vide de sens si un employeur pouvait rester les bras croisés quand une plainte de discrimination a été faite et ne pas avoir à mener une enquête. Si tel était le cas, comment pourrait-il déterminer si un acte discriminatoire a été commis ou déterminer lexistence dun milieu de travail empoisonné? Le devoir denquêter est un « moyen » qui permet à lemployeur de sassurer quil atteint les « objectifs » dictés par le Code visant à offrir un environnement exempt de discrimination et à fournir à ses employés un environnement de travail sécuritaire.

La jurisprudence du Tribunal a établi que lobligation de lemployeur denquêter sapprécie suivant la norme du caractère raisonnable, non pas celles de la décision correcte ou de la perfection. Dans la décision Laskowska, le Tribunal a énoncé ainsi le critère pertinent dont doit tenir compte lemployeur dans son devoir denquêter :

(1) Sensibilisation aux questions de discrimination/harcèlement, mécanisme de plainte prévu par la politique et formation : était-on sensibilisé au problème de  discrimination et de harcèlement dans le milieu de travail lors de lincident? Existait-il une politique anti‑discrimination/harcèlement appropriée? Existait-il un mécanisme de plainte proprement dit en place? La direction et les employés ont-ils bénéficié dune formation adéquate?

(2) Après la plainte : la gravité de lincident, la rapidité dintervention, la prise en charge de son employé, lenquête et la mesure prise : Après quune plainte interne a été formulée, lemployeur a-t-il traité le dossier sérieusement? A-t-il réglé la question rapidement et avec doigté? A-t-il mené une enquête et agi de manière raisonnable?

(3) Règlement de la plainte (y compris fournir au plaignant un environnement de travail sain) et communication : Lemployeur a‑t-il proposé une solution raisonnable dans les circonstances? Si le plaignant a choisi de retourner au travail, lemployeur pouvait-il lui assurer un environnement de travail sain, exempt de discrimination? A-t-il communiqué ses conclusions et interventions au plaignant?

Dans la décision Laskowska, le Tribunal a aussi déclaré ce qui suit au paragraphe 60 :

Bien que les trois éléments ci-dessus soient de nature générale, leur application doit conserver une certaine souplesse pour tenir compte des faits propres à chaque cas. La norme est celle du caractère raisonnable, non pas celles de la décision correcte ou de la perfection. Il y aurait eu plusieurs options – toutes des mesures raisonnables – auxquelles aurait pu recourir lemployeur. Ce dernier nest pas tenu de satisfaire à chacun des éléments dans tous les cas afin dêtre considéré comme ayant agi de façon raisonnable, bien que ce serait lexception plutôt que la norme. Il faut regarder chaque élément individuellement, puis dans lensemble avant de porter un jugement à savoir si lemployeur a agi de manière raisonnable.

[215]  S’agissant du critère en trois volets décrit dans Laskowska, précité, j’examinerai la preuve concernant la politique de Postes Canada en matière de harcèlement. Mme Ayers a livré une déposition détaillée sur la formation de sensibilisation en matière des droits de la personne offerte à tous les employés de Postes Canada. Je suis convaincu que Postes Canada remplit le premier volet du critère Laskowska parce qu’elle dispose d’une politique adéquate en matière de droits de la personne ayant permis une sensibilisation générale à ces questions dans le milieu de travail.

[216]  Concernant le deuxième volet du critère Laskowska, je suis tout aussi convaincu que Postes Canada avait mis en place les mécanismes et réponses appropriés pour faire face aux plaintes relatives aux droits de la personne. La preuve de Mme Ayers a confirmé que l’employeur prenait toutes les plaintes concernant les droits de la personne au sérieux et qu’elles étaient immédiatement suivies d’effet. Mme Stanger a décidé de ne pas soumettre de plainte écrite détaillant ses allégations, comme le lui avait demandé Mme Ayers. Par conséquent, il n’y avait pas de plainte à résoudre ou sur laquelle enquêter. Cependant, Mme Ayers a pris des mesures pour enquêter sur la plainte de Mme Stanger et le dossier documentaire montre que les mesures prises étaient promptes, sensibles et raisonnables. Je suis convaincu que le deuxième volet du critère Laskowska est rempli.

[217]  Le troisième volet du critère Laskowska, le règlement de la plainte et la communication s’y rapportant, ne sont pas directement applicables à la présente affaire puisque Mme Stanger n’a soumis aucune plainte recevable. En conclusion, je suis convaincu que Postes Canada s’est effectivement acquittée de sa responsabilité sociale de mettre en place une politique et des mécanismes appropriés pour enquêter sur les plaintes de discrimination et de harcèlement. Sa politique précisait clairement que le harcèlement ne serait pas toléré. Elle a fait preuve de la diligence voulue en prenant des mesures raisonnables pour former et informer ses employés quant à la politique de prévention du harcèlement. Postes Canada a engagé des experts en matière de droits de la personne, qui sont formés pour intervenir en cas de harcèlement ou de discrimination et en atténuer les effets. Je suis convaincu que Postes Canada aurait mené une enquête exhaustive sur ces plaintes si Mme Stanger avait coopéré. Dans les circonstances, et puisqu’elle a elle-même avoué qu’elle connaissait la politique anti-harcèlement en détail, j’estime qu’il était déraisonnable de sa part de ne pas coopérer.

[218]  Mme Stanger s’est entêtée à ne pas fournir de précisions détaillées au sujet de ses allégations jusqu’à que le Tribunal lui ordonne spécifiquement de le faire. Elle avait peut-être ses raisons, mais elles m’ont toujours été obscures. Si Mme Stanger craignait des représailles violentes ou redoutables, elle n’a rien dit de tel lorsqu’elle a été questionnée à l’audience sur cette éventualité. Aucune preuve convaincante n’a été produite comme quoi l’ETCVic est un lieu de travail peu sûr.

XIV.  Conclusion

[219]  Nonobstant les multiples allégations de la plaignante, j’estime qu’un seul aspect de la plainte est fondé : l’allégation concernant le déni de l’opportunité de participer au PPLAC. Comme je l’ai déjà mentionné, les parties et le Tribunal ont convenu de disjoindre l’audience de manière à n’examiner les mesures de redressement que si la plainte était jugée fondée. Comme cette partie de la plainte de Mme Stanger l’est, les parties doivent suivre les instructions relatives aux mesures de redressement énoncées aux paragraphes 89‑91.

Signée par

David L. Thomas

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 29 mars 2017

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1828/5812

Intitulé de la cause : Jessica Stanger c.   Société canadienne des postes

Date de la décision du tribunal : Le 29 mars 2017

Date et lieu de l’audience : 21 au 25 octobre 2013;

2 au 6 décembre 2013;

20 au 23 janvier 2014;

15 juillet 2015

Victoria, Colombie-Britannique

Comparutions :

Patrick Stanger, pour la plaignante

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Zygmunt Machelak, pour l'intimé

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